Le lundi suivant je suis retourné à mon travail, un peu à tout hasard. Je savais que mon chef de service avait pris entre Noël et le Jour de l'an; probablement pour faire du ski alpin. J'avais l'impression qu'il n'y aurait personne, que personne ne se sentirait le moindre rapport avec moi, et que ma journée se passerait à pianoter arbitrairement sur un clavier quelconque. Malheureusement, vers onze heures trente, un type m'identifie de justesse. Il se présente à moi comme un supérieur hiérarchique nouveau; je n'ai aucune envie de mettre sa parole en doute. Il a l'air plus ou moins au courant de mes activités, quoique de manière assez floue. Aussi essaie-t-il d'engager le contact, de sympathiser; je ne me prête nullement à ses avances.
À midi, un peu par désespoir, je suis allé manger avec un cadre commercial et une secrétaire de direction. J'envisageais de converser avec eux, mais l'occasion ne m'en fut pas donnée; ils semblaient poursuivre un entretien très ancien:
" Pour mon autoradio, attaqua le cadre commercial, finalement, j'ai pris les enceintes à vingt watts. Dix watts ça me paraissait léger, et trente watts c'était vraiment plus cher. Au niveau de la voiture je trouve que c'est pas la peine.
– Personnellement, repartit la secrétaire, j'ai fait monter quatre enceintes, deux à l'avant et deux à l'arrière. "
Le cadre commercial composa un sourire égrillard. Enfin c'était ça, tout continuait.
J'ai passé l'après-midi dans mon bureau, à faire différentes choses; en fait, plus ou moins rien. De temps en temps je consultais mon agenda: nous étions le 29 décembre. Il fallait que je fasse quelque chose pour le 31. Les gens font quelque chose, pour le 31.
Dans la soirée je téléphone à SOS Amitié, mais c'est occupé, comme toujours en période de fêtes. Vers une heure du matin, je prends une boîte de petits pois et je la balance dans la glace de la salle de bains. Ça fait de jolis éclats. Je me coupe en les ramassant, et je commence à saigner. Ça me fait bien plaisir. C'est exactement ce que je voulais.
Le lendemain, dès huit heures, je suis à mon bureau. Mon nouveau supérieur hiérarchique est déjà là; l'imbécile a-t-il dormi sur place? Un brouillard sale, d'aspect déplaisant, flotte sur l'esplanade entre les tours. Les néons des bureaux dans lesquels les employés de la COMATEC passent pour faire le ménage s'allument et s'éteignent tour à tour, créant une impression de vie un peu ralentie. Le supérieur hiérarchique m'offre un café; il n'a, semble-t-il, pas renoncé à faire ma conquête. Stupidement j'accepte, ce qui me vaut dans les minutes qui suivent de me voir confier une tâche plutôt délicate: la détection d'erreurs dans un package qui vient d'être vendu au ministère de l'Industrie. Il y a, paraît-il, des erreurs. J'y passe deux heures, et pour ce qui me concerne je n'en vois aucune; il est vrai que je n'ai pas exactement la tête à ça.
Vers dix heures, nous apprenons la mort de Tisserand. Un appel de la famille, qu'une secrétaire répercute à l'ensemble du personnel. Nous recevrons, dit-elle, un faire-part ultérieurement. Je n'arrive pas tout à fait à y croire; ça ressemble un peu trop à l'élément supplémentaire d'un cauchemar. Mais non: tout est vrai.
Un peu plus tard dans la matinée, je reçois un coup de téléphone de Catherine Lechardoy. Elle n'a rien de précis à me dire. " On se reverra peut-être… " émet-elle; moi, ça m'étonnerait un peu.
Vers midi, je suis ressorti. Dans la librairie du parvis j'ai acheté la carte Michelin numéro 80 (Rodez-Albi-Nîmes). Rentré dans mon bureau, je l'ai examinée avec soin. Vers dix-sept heures, une conclusion m'est apparue: je devais me rendre à Saint-Cirgues-en-Montagne. Le nom s'étalait, dans un isolement splendide, au milieu des forêts et des petits triangles figurant les sommets; il n'y avait pas la moindre agglomération à trente kilomètres à la ronde. Je sentais que j'étais sur le point de faire une découverte essentielle; qu'une révélation d'un ordre ultime m'attendait là-bas, entre le 31 décembre et le 1er janvier, à ce moment précis où l'année bascule. J'ai laissé un papier sur mon bureau: " Parti plus tôt en raison des grèves SNCF. " Après réflexion j'ai laissé un second papier indiquant, en caractères d'imprimerie: " JE SUIS MALADE. " Et je suis rentré chez moi, non sans difficultés: la grève RATP amorcée le matin s'était largement répandue; il n'y avait plus de métros, juste quelques bus, un peu au hasard des lignes.
La gare de Lyon était pratiquement en état de siège; des patrouilles de CRS découpaient des zones dans le hall d'entrée et circulaient le long des voies; on disait que des commandos de grévistes " durs " avaient décidé d'empêcher tous les départs. Cependant le train s'est avéré presque vide, et le voyage tout à fait paisible.
À Lyon-Perrache, un impressionnant déploiement d'autocars s'organisait en direction de Morzine, La Clusaz, Courchevel, Val-d'Isère… Pour l'Ardèche, rien de semblable. J'ai pris un taxi pour la Part-Dieu, où j'ai passé un quart d'heure fastidieux à feuilleter un affichage électronique déréglé pour finalement découvrir qu'un car partait le lendemain à six heures quarantecinq pour Aubenas; il était minuit et demi. J'ai décidé de passer ces quelques heures dans la gare routière de Lyon Part-Dieu; j'ai probablement eu tort. Au-dessus de la gare routière proprement dite s'étage une structure hypermoderne de verre et d'acier, à quatre ou cinq niveaux, reliés par des escalators nickelés qui se déclenchent à la moindre approche; rien que des magasins de luxe (parfumerie, haute couture, gadgets…) aux vitrines absurdement agressives; rien qui vende quoi que ce soit d'utile. Un peu partout des moniteurs vidéo qui diffusent des clips et de la pub; et, bien entendu, un fond sonore permanent composé des derniers tubes du Top 50. Le bâtiment, la nuit, est envahi par une bande de zonards et de semi-clochards. Des créatures crasseuses et méchantes, brutales, parfaitement stupides, qui vivent dans le sang, la haine et leurs propres excréments. Ils s'agglutinent là, dans la nuit, comme de grosses mouches à merde, autour des vitrines de luxe désertes. Ils vont par bandes, la solitude dans ce milieu étant quasiment fatale. Ils restent devant les moniteurs vidéo, absorbant sans réaction les images de pub. Parfois ils se querellent, sortent leurs couteaux. De temps en temps on en retrouve un mort le matin, égorgé par ses congénères.
Toute la nuit, j'ai erré entre les créatures. Je n'avais absolument pas peur. Un peu par provocation j'ai même ostensiblement retiré, dans un distributeur de billets, tout ce qui restait d'argent sur ma carte bleue. Mille quatre cents francs en liquide. Une jolie proie. Ils m'ont regardé, ils m'ont longuement regardé, mais aucun n'a tenté de me parler, ni même de m'approcher à moins de trois mètres.
Vers six heures du matin, j'ai renoncé à mon projet; j'ai repris un TGV dans l'après-midi.
La nuit du 31 décembre sera difficile. Je sens des choses qui se brisent en moi, comme des parois de verre qui éclatent. Je marche de part et d'autre en proie à la fureur, au besoin d'agir, mais je ne peux rien faire car toutes les tentatives me paraissent ratées d'avance. Échec, partout l'échec. Seul le suicide miroite au-dessus, inaccessible.
Vers minuit, je ressens comme une bifurcation sourde; quelque chose de douloureux et d'interne se produit. Je n'y comprends plus rien.
Nette amélioration le 1er janvier. Mon état se rapproche de l'hébétude; ce n'est pas si mal.
Dans l'après-midi, je prends rendez-vous avec un psychiatre. Il y a un système de rendez-vous psychiatriques urgents par Minitel: vous tapez votre créneau horaire, ils vous fournissent le praticien. Très pratique.
Le mien s'appelle le docteur Népote. Il habite dans le sixième arrondissement; comme beaucoup de psychiatres, j'ai l'impression. J'arrive chez lui à 19 h 30. L 'individu a une tête de psychiatre à un point hallucinant. Sa bibliothèque est impeccablement rangée, il n'y a ni masque africain ni édition originale de Sexus; ce n'est donc pas un psychanalyste. Par contre, il semble abonné à Synapse. Tout cela me paraît d'excellent augure.
L'épisode du voyage manqué dans l'Ardèche semble l'intéresser. En creusant un peu, il réussit à me faire avouer que mes parents étaient d'origine ardéchoise. Le voilà lancé sur une piste: d'après lui, je suis en quête de " repères d'identité ". Tous mes déplacements, généralise-t-il avec audace, sont autant de " quêtes d'identité ". C'est possible; j'en doute un peu, cependant. Mes déplacements professionnels, par exemple, me sont à l'évidence imposés. Mais je ne veux pas discuter. Il a une théorie, c'est bien. C'est toujours mieux d'avoir une théorie, au bout du compte.
Bizarrement, ensuite, il m'interroge sur mon travail. Je ne comprends pas; je n'arrive pas à accorder une réelle importance à sa question. L'enjeu, très évidemment, n'est pas là.
Il précise sa pensée en me parlant des " possibilités de rapports sociaux " offertes par le travail. J'éclate de rire, à sa légère surprise. Il me redonne rendez-vous pour lundi.
Le lendemain, je téléphone à mon entreprise pour annoncer que j'ai une " petite rechute ". Ils ont l'air de s'en foutre pas mal.
Week-end sans histoires; je dors beaucoup. Ça m'étonne d'avoir seulement trente ans; je me sens beaucoup plus vieux.