À l'issue de cette nuit je crus bon de reconsidérer la proposition du docteur Népote, concernant le séjour en maison de repos. Il m'en félicita avec chaleur. Selon lui, je prenais ainsi le droit chemin vers un plein rétablissement. Le fait que l'initiative vienne de moi était hautement favorable; je commençais à prendre en charge mon propre processus de guérison. C'était bien; c'était même très bien.
Je me présentai donc à Rueil-Malmaison, muni de sa lettre introductive. Il y avait un parc, et les repas étaient pris en commun. À vrai dire, dans un premier temps, toute ingestion d'aliments solides me fut impossible; je les vomissais aussitôt, avec des hoquets douloureux; j'avais l'impression que mes dents allaient partir avec. Il fallut recourir aux perfusions.
D'origine colombienne, le médecin-chef me fut d'un faible secours. J'exposais, avec l'imperturbable sérieux des névrosés, des arguments péremptoires contre ma survie; le moindre d'entre eux me paraissait susceptible d'entraîner un suicide immédiat. Il semblait écouter; du moins il se taisait; tout au plus étouffait-il parfois un léger bâillement. Ce n'est qu'au bout de plusieurs semaines que la vérité se fit jour à mes yeux: je parlais bas; il n'avait de la langue française qu'une connaissance très approximative; en réalité, il ne comprenait pas un mot à mes histoires.
Un peu plus âgée, d'origine sociale plus modeste, la psychologue qui l'assistait m'apporta au contraire une aide précieuse. Il est vrai qu'elle préparait une thèse sur l'angoisse, et bien entendu elle avait besoin d'éléments. Elle utilisait un magnétophone Radiola; elle me demandait l'autorisation de le mettre en route. Naturellement, j'acceptais. J'aimais bien ses mains crevassées, ses ongles rongés, quand elle appuyait sur la touche Record. Pourtant j'ai toujours détesté les étudiantes en psychologie: des petites salopes, voilà ce que j'en pense. Mais cette femme plus âgée, qu'on imaginait plongée dans une lessiveuse, le visage entouré d'un turban, m'inspirait presque confiance.
Nos relations, pourtant, ne furent pas d'emblée faciles. Elle me reprochait de parler en termes trop généraux, trop sociologiques. Selon elle, ce n'était pas intéressant: je devais au contraire m'impliquer, essayer de me " recentrer sur moi-même ".
" Mais j'en ai un peu assez, de moi-même… objectais-je.
– En tant que psychologue je ne peux accepter un tel discours, ni le favoriser en aucune manière. En dissertant sur la société vous établissez une barrière derrière laquelle vous vous protégez; c'est cette barrière qu'il m'appartient de détruire pour que nous puissions travailler sur vos problèmes personnels. "
Ce dialogue de sourds se poursuivit pendant un peu plus de deux mois. Je crois au fond qu'elle m'aimait bien. Je me souviens d'un matin, c'était déjà le début du printemps; par la fenêtre on voyait les oiseaux sautiller sur la pelouse. Elle avait l'air fraîche, détendue. Il y eut d'abord une brève conversation sur mes doses de médicaments; et puis d'une manière directe, spontanée, très inattendue, elle me demanda: " Au fond, pourquoi est-ce que vous êtes si malheureux? " Tout cela était assez inhabituel; cette franchise. Et je fis, moi aussi, quelque chose d'inhabituel: je lui tendis un petit texte que j'avais écrit la nuit précédente pour meubler mon insomnie.
" Je préférerais vous entendre… dit-elle.
– Lisez quand même. "
Elle était décidément de bonne humeur; elle prit la feuille que je lui tendais, et lut les phrases suivantes:
" Certains êtres éprouvent très tôt une effrayante impossibilité à vivre par eux-mêmes; au fond ils ne supportent pas de voir leur propre vie en face, et de la voir en entier, sans zones d'ombre, sans arrière-plans. Leur existence est j'en conviens une exception aux lois de la nature, non seulement parce que cette fracture d'inadaptation fondamentale se produit en dehors de toute finalité génétique mais aussi en raison de l'excessive lucidité qu'elle présuppose, lucidité évidemment transcendante aux schémas perceptifs de l'existence ordinaire. Il suffit parfois de placer un autre être en face d'eux, à condition de le supposer aussi pur, aussi transparent qu'eux-mêmes, pour que cette insoutenable fracture se résolve en une aspiration lumineuse, tendue et permanente vers l'absolument inaccessible. Ainsi, alors qu'un miroir ne renvoie jour après jour que la même désespérante image, deux miroirs parallèles élaborent et construisent un réseau net et dense qui entraîne l'œil humain dans une trajectoire infinie, sans limites, infinie dans sa pureté géométrale, au-delà des souffrances et du monde. "
J'ai relevé les yeux, je l'ai regardée. Elle avait l'air un peu étonnée. Finalement, elle hasarda: " C'est intéressant, le miroir… " Elle devait avoir lu quelque chose dans Freud, ou dans Mickey-Parade. Enfin elle faisait ce qu'elle pouvait, elle était gentille. S'enhardissant, elle ajouta:
" Mais je préférerais que vous me parliez directement de vos problèmes. Encore une fois, vous êtes trop dans l'abstrait.
– Peut-être. Mais je ne comprends pas, concrètement, comment les gens arrivent à vivre. J'ai l'impression que tout le monde devrait être malheureux; vous comprenez, nous vivons dans un monde tellement simple. Il y a un système basé sur la domination, l'argent et la peur – un système plutôt masculin, appelons-le Mars; il y a un système féminin basé sur la séduction et le sexe, appelons-le Vénus. Et c'est tout. Est-il vraiment possible de vivre et de croire qu'il n'y a rien d'autre? Avec les réalistes de la fin du XIXe siècle, Maupassant a cru qu'il n'y avait rien d'autre; et ceci l'a conduit jusqu'à la folie furieuse.
– Vous confondez tout. La folie de Maupassant n'est qu'un stade classique du développement de la syphilis. Tout être humain normal accepte les deux systèmes dont vous parlez.
– Non. Si Maupassant est devenu fou c'est qu'il avait une conscience aiguë de la matière, du néant et de la mort – et qu'il n'avait conscience de rien d'autre. Semblable en cela à nos contemporains, il établissait une séparation absolue entre son existence individuelle et le reste du monde. C'est la seule manière dont nous puissions penser le monde aujourd'hui. Par exemple, une balle de Magnum 45 peut frôler mon visage et venir s'écraser sur le mur derrière moi; je serai indemne. Dans le cas contraire, la balle fera exploser mes chairs, mes souffrances physiques seront considérables; au bout du compte mon visage sera mutilé; peut-être l'œil explosera-t-il lui aussi, auquel cas je serai mutilé et borgne; dorénavant, j'inspirerai de la répugnance aux autres hommes. Plus généralement, nous sommes tous soumis au vieillissement et à la mort. Cette notion de vieillissement et de mort est insupportable à l'individu humain; dans nos civilisations, souveraine et inconditionnée elle se développe, elle emplit progressivement le champ de la conscience, elle ne laisse rien subsister d'autre. Ainsi, peu à peu, s'établit la certitude de la limitation du monde. Le désir lui-même disparaît; il ne reste que l'amertume, la jalousie et la peur. Surtout, il reste l'amertume; une immense, une inconcevable amertume. Aucune civilisation, aucune époque n'ont été capables de développer chez leurs sujets une telle quantité d'amertume. De ce point de vue-là, nous vivons des moments sans précédent. S'il fallait résumer l'état mental contemporain par un mot, c'est sans aucun doute celui que je choisirais: l'amertume. "
Elle ne répondit d'abord rien, réfléchit quelques secondes, puis me demanda:
" À quand remontent vos derniers rapports sexuels?
– Un peu plus de deux ans.
– Ah! s'exclama-t-elle presque avec triomphe, vous voyez bien! Dans ces conditions, comment est-ce que vous voulez aimer la vie?…
– Est-ce que vous accepteriez de faire l'amour avec moi? "
Elle se troubla, je crois même qu'elle rougit un peu. Elle avait quarante ans, elle était maigre et assez usée; mais ce matin-là elle m'apparaissait vraiment charmante. J'ai un souvenir très tendre de ce moment. Un peu malgré elle, elle souriait; j'ai bien cru qu'elle allait dire oui. Mais finalement elle se reprit:
" Ce n'est pas mon rôle. En tant que psychologue, mon rôle est de vous remettre en état d'entamer des procédures de séduction afin que vous puissiez, de nouveau, avoir des relations normales avec des jeunes femmes. "
Pour les séances suivantes, elle se fit remplacer par un collègue masculin.
À peu près à la même époque, je commençai à m'intéresser à mes compagnons de misère. Il y avait peu de délirants, surtout des dépressifs et des angoissés; je suppose que c'était fait exprès. Les gens qui connaissent ce genre d'états renoncent très vite à faire les malins. Dans l'ensemble ils restent couchés toute la journée avec leurs tranquillisants; de temps en temps ils tournent dans le couloir, fument quatre ou cinq cigarettes à la file et retournent au lit. Les repas, cependant, constituaient un moment collectif; l'infirmière de garde disait: " Servez-vous. " Aucune autre parole n'était prononcée; chacun mastiquait sa nourriture. Parfois l'un des convives était pris d'une crise de tremblements, ou se mettait à pousser des gémissements; il retournait alors dans sa chambre, et c'était tout. L'idée me vint peu à peu que tous ces gens – hommes ou femmes – n'étaient pas le moins du monde dérangés; ils manquaient simplement d'amour. Leurs gestes, leurs attitudes, leurs mimiques trahissaient une soif déchirante de contacts physiques et de caresses; mais, naturellement, cela n'était pas possible. Alors ils gémissaient, ils poussaient des cris, ils se déchiraient avec leurs ongles; pendant mon séjour, nous avons eu une tentative réussie de castration.
Au fil des semaines grandissait en moi la conviction que j'étais là pour accomplir un plan préétabli – un peu comme, dans les Évangiles, le Christ accomplit ce qu'avaient annoncé les prophètes. En même temps se développait l'intuition que ce séjour n'était que le premier en date d'une succession d'internements de plus en plus longs, dans des établissements psychiatriques de plus en plus fermés et durs. Cette perspective m'attristait profondément.
Je revis la psychologue de temps à autre dans les couloirs, mais aucune véritable conversation ne se produisit; nos relations avaient pris un tour assez formel. Son travail sur l'angoisse avançait, me dit-elle; elle devait passer des examens en juin.
Sans doute est-ce qu'aujourd'hui je poursuis une vague existence dans une thèse de troisième cycle, au milieu d'autres cas concrets. Cette impression d'être devenu l'élément d'un dossier m'apaise. J'imagine le volume, sa reliure collée, sa couverture un peu triste; doucement, je m'aplatis entre les pages; je m'écrase.
Je sortis de la clinique un 26 mai; je me souviens du soleil, de la chaleur, de l'ambiance de liberté dans les rues. C'était insupportable.
C'est également un 26 mai que j'avais été conçu, tard dans l'après-midi. Le coït avait pris place dans le salon, sur un tapis pseudo-pakistanais. Au moment où mon père prenait ma mère par-derrière elle avait eu l'idée malencontreuse de tendre la main pour lui caresser les testicules, si bien que l'éjaculation s'était produite. Elle avait éprouvé du plaisir, mais pas de véritable orgasme. Peu après, ils avaient mangé du poulet froid. Il y avait de cela trente-deux ans, maintenant; à l'époque, on trouvait encore de vrais poulets.
Sur le sujet de ma vie après la sortie de clinique, je n'avais pas de consignes précises; je devais juste me représenter, une fois par semaine. Pour le reste c'était, désormais, à moi de me prendre en charge.