III Le jeu de la place du Vieux-Marché

Un peu absurdement, j'ai décidé de rester à Rouen ce weekend. Tisserand s'en est étonné; je lui ai expliqué que j'avais envie de visiter la ville, et que je n'avais rien à faire à Paris. Je n'ai pas vraiment envie de visiter la ville.

Pourtant il y a de très beaux vestiges moyenâgeux, des maisons anciennes d'un charme réel. Il y a cinq ou six siècles, Rouen a dû être une des plus belles villes de France; mais maintenant tout est foutu. Tout est sale, crasseux, mal entretenu, gâché par la présence permanente des voitures, le bruit, la pollution. Je ne sais pas qui est le maire, mais il suffit de dix minutes de marche dans les rues de la vieille ville pour s'apercevoir qu'il est complètement incompétent, ou corrompu.

Pour ne rien arranger il y a des dizaines de loubards qui sillonnent les rues en moto ou en mobylette, échappement libre. Ils descendent de la banlieue rouennaise, qui est en voie d'effondrement industriel complet. Leur objectif est d'émettre un bruit strident, le plus désagréable possible, un bruit qui soit vraiment difficile à supporter pour les riverains. Ils y réussissent parfaitement.

Vers quatorze heures, je sors de mon hôtel. Sans hésiter, je me dirige vers la place du Vieux Marché. C'est une place assez vaste, entièrement entourée de cafés, de restaurants et de magasins de luxe. C'est là qu'on a brûlé Jeanne d'Arc, il y a maintenant plus de cinq cents ans. Pour commémorer l'événement on a construit une espèce d'entassement de dalles de béton bizarrement incurvées, à moitié enfoncées dans le sol, qui s'avère à plus ample examen être une église. Il y a également des embryons de pelouse, des massifs floraux, et des plans inclinés qui semblent destinés aux amateurs de skateboard – à moins que ce ne soit aux voitures de mutilés, c'est difficile à dire. Mais la complexité de l'endroit ne s'arrête pas là: il y a aussi des magasins au centre de la place, sous une sorte de rotonde en béton, ainsi qu'un bâtiment qui ressemble à un arrêt de cars.

Je m'installe sur une des dalles de béton, bien décidé à tirer les choses au clair. Il apparaît sans doute possible que cette place est le cœur, le noyau central de la ville. Quel jeu se joue ici exactement?

J'observe d'abord que les gens se déplacent généralement par bandes, ou par petits groupes de deux à six individus. Pas un groupe ne m'apparaît exactement semblable à l'autre. Évidemment ils se ressemblent, ils se ressemblent énormément, mais cette ressemblance ne saurait s'appeler identité. Comme s'ils avaient choisi de concrétiser l'antagonisme qui accompagne nécessairement toute espèce d'individuation en adoptant des tenues, des modes de déplacement, des formules de regroupement légèrement différentes.

J'observe ensuite que tous ces gens semblent satisfaits d'euxmêmes et de l'univers; c'est étonnant, voire un peu effrayant. Ils déambulent sobrement, arborant qui un sourire narquois, qui un air abruti. Certains parmi les plus jeunes sont vêtus de blousons aux motifs empruntés au hard-rock le plus sauvage; on peut y lire des phrases telles que: " Kill them all! ", ou " Fuck and destroy! "; mais tous communient dans la certitude de passer un agréable après-midi, essentiellement dévolu à la consommation, et par là même de contribuer au raffermissement de leur être.

J'observe enfin que je me sens différent d'eux, sans pour autant pouvoir préciser la nature de cette différence.

Je finis par me lasser de cette observation sans issue, et je me réfugie dans un café. Nouvelle erreur. Entre les tables circule un dogue allemand énorme, encore plus monstrueux que la plupart de ceux de sa race. Devant chaque client il s'arrête, comme pour se demander s'il peut ou non se permettre de le mordre.

À deux mètres de moi une jeune fille est attablée devant une grande tasse de chocolat mousseux. L'animal s'arrête longuement devant elle, il flaire la tasse de son museau, comme s'il allait soudain laper le contenu d'un grand coup de langue. Je sens qu'elle commence à avoir peur. Je me lève, j'ai envie d'intervenir, je hais ce genre de bêtes. Mais finalement le chien repart.

Ensuite, j'ai flâné dans de petites rues. Tout à fait par hasard, je suis entré dans l'aître Saint-Maclou: une grande cour carrée, magnifique, entièrement entourée de sculptures gothiques en bois sombre.

Un peu plus loin j'ai vu un mariage, la sortie de l'église. Un mariage très ancien style: costume gris-bleu, robe blanche et fleurs d'oranger, petites demoiselles d'honneur… J'étais assis sur un banc, pas très loin des marches de l'église.

Les mariés étaient assez âgés. Un gros type un peu rougeaud, qui avait l'air d'un paysan riche; une femme un peu plus grande que lui, au visage anguleux, avec des lunettes. Tout cela donnait, je dois malheureusement le signaler, une légère impression de ridicule. Quelques jeunes, en passant, se foutaient de la gueule des mariés. Évidemment.

Pendant quelques minutes j'ai pu observer tout cela de manière strictement objective. Et puis une sensation déplaisante a commencé de m'envahir. Je me suis levé et je suis parti rapidement.

Deux heures plus tard, la nuit tombée, je suis ressorti de mon hôtel. J'ai mangé une pizza, debout, seul, dans un établissement désert – et qui méritait de le rester. La pâte de la pizza était infecte. Le décor était constitué de carreaux de mosaïque blanche et de lampadaires en acier gris on se serait cru dans un bloc opératoire.

Puis je suis allé voir un film porno, dans le cinéma rouennais spécialisé dans ce genre de choses. La salle était à moitié pleine, ce qui n'est déjà pas si mal. Surtout des retraités et des immigrés, bien sûr; cependant, il y avait quelques couples.

Au bout d'un certain temps j'ai constaté avec surprise que les gens changeaient souvent de place, sans raison apparente. Voulant comprendre les raisons de ce manège je me suis déplacé aussi, en même temps qu'un autre type. En fait c'est très simple: chaque fois qu'un couple arrive il se voit entouré par deux ou trois hommes, qui s'installent à quelques sièges de distance et commencent aussitôt à se masturber. Leur espoir, je pense, est que la femme du couple jette un regard sur leur sexe.

Je suis resté à peu près une heure dans ce cinéma, puis j'ai retraversé Rouen pour aller à la gare. Quelques mendiants traînaient, vaguement menaçants, dans le hall; je n'en ai tenu aucun compte, et j'ai pris note des horaires pour Paris.

Le lendemain je me suis levé tôt, je suis arrivé à l'heure pour le premier train; j'ai acheté un billet, j'ai attendu, et je ne suis pas parti; et je n'arrive pas à comprendre pourquoi. Tout cela est extrêmement déplaisant.

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