Je retrouvai mon appartement sans réel enthousiasme; le courrier se limitait à un rappel de règlement pour une conversation téléphonique érotique (Natacha, le râle en direct) et à une longue lettre des Trois Suisses m'informant de la mise en place d'un service télématique de commandes simplifiées, le Chouchoutel. En ma qualité de client privilégié, je pouvais d'ores et déjà en bénéficier; toute l'équipe informatique (photos en médaillon) avait travaillé d'arrache-pied pour que le service soit opérationnel pour Noël; dès maintenant, la directrice commerciale des Trois Suisses était donc heureuse de pouvoir m'attribuer personnellement un code Chouchou.
Le compteur d'appels de mon répondeur indiquait le chiffre 1, ce qui me surprit quelque peu; mais il devait s'agir d'une erreur. En réponse à mon message, une voix féminine lasse et méprisante avait lâché: " Pauvre imbécile… " avant de raccrocher. Bref, rien ne me retenait à Paris.
De toute façon, j'avais assez envie d'aller en Vendée. La Vendée me rappelait de nombreux souvenirs de vacances (plutôt mauvais du reste, mais c'est toujours ça). J'en avais retracé quelques-uns sous le couvert d'une fiction animalière intitulée Dialogues d'un teckel et d'un caniche, qu'on pourrait qualifier d'autoportrait adolescent. Dans le dernier chapitre de l'ouvrage, l'un des chiens faisait lecture à son compagnon d'un manuscrit découvert dans le bureau à cylindre de son jeune maître:
" L'an dernier, aux alentours du 23 août, je me promenais sur la plage des Sables-d'Olonne, accompagné de mon caniche. Alors que mon compagnon quadrupède semblait jouir sans contrainte des mouvements de l'air marin et de l'éclat du soleil (particulièrement vif et délicieux en cette fin de matinée), je ne pouvais empêcher l'étau de la réflexion d'enserrer mon front translucide, et, accablée par le poids d'un fardeau trop pesant, ma tête retombait tristement sur ma poitrine.
En cette occurrence, je m'arrêtai devant une jeune fille qui pouvait avoir environ quatorze ans. Elle jouait au badminton avec son père, ou à quelque autre jeu qui se joue avec des raquettes et un volant. Son habillement portait les marques de la simplicité la plus franche, puisqu'elle était en maillot de bain, et de surcroît les seins nus. Pourtant, et à ce stade on ne peut que s'incliner devant tant de persévérance, toute son attitude manifestait le déploiement d'une tentative de séduction ininterrompue. Le mouvement ascendant de ses bras au moment où elle ratait la balle, s'il avait l'avantage accessoire de porter en avant les deux globes ocracés constituant une poitrine déjà plus que naissante, s'accompagnait surtout d'un sourire à la fois amusé et désolé, finalement plein d'une intense joie de vivre, qu'elle dédiait manifestement à tous les adolescents mâles croisant dans un rayon de cinquante mètres. Et ceci, notons-le bien, en plein cœur d'une activité à caractère éminemment sportif et familial.
Son petit manège n'allait d'ailleurs pas sans produire ses effets, je ne fus pas long à m'en rendre compte; arrivés près d'elle les garçons balançaient horizontalement le thorax, et le cisaillement cadencé de leur démarche se ralentissait dans des proportions notables. Tournant la tête vers eux d'un mouvement vif qui provoquait dans sa chevelure comme un ébouriffement temporaire non dénué d'une grâce mutine, elle gratifiait alors ses proies les plus intéressantes d'un bref sourire aussitôt contredit par un mouvement non moins charmant visant cette fois à frapper le volant en plein centre.
Ainsi, je me voyais une fois de plus ramené à un sujet de méditation qui n'a cessé depuis des années de hanter mes pensées: pourquoi les garçons et les filles, un certain âge une fois atteint, passent-ils réciproquement leur temps à se draguer et à se séduire?
Certains diront, d'une voix gracieuse: "C'est l'éveil du désir sexuel, ni plus ni moins, voilà tout." Je comprends ce point de vue; je l'ai moi-même longtemps partagé. Il peut se targuer de mobiliser à ses côtés les multiples linéaments de pensée qui s'entrecroisent, gelée translucide, à notre horizon idéologique aussi bien que la robuste force centripète du bon sens. Il pourra donc sembler audacieux, voire suicidaire, de se heurter de plein fouet à ses bases incontournables. C'est ce que je ne ferai pas. Bien loin suis-je en effet de vouloir nier l'existence et la force du désir sexuel chez les adolescents humains. Les tortues ellesmêmes le sentent et ne se hasardent pas, en ces jours pleins de trouble, à importuner leur jeune maître. Il n'en reste pas moins que certains indices sérieux et concordants, comme un chapelet de faits étranges, m'ont progressivement amené à supposer l'existence d'une force plus profonde et plus cachée, véritable nodosité existentielle d'où transpirerait le désir. Je n'en ai jusqu'à présent fait état à personne, afin de ne point dissiper par d'inconséquents bavardages le crédit de santé mentale que les hommes m'ont généralement accordé le temps de nos relations. Mais ma conviction s'est maintenant formée, et il est temps de tout dire.
Exemple numéro 1. Considérons un groupe de jeunes gens qui sont ensemble le temps d'une soirée, ou bien de vacances en Bulgarie. Parmi ces jeunes gens existe un couple préalablement formé; appelons le garçon François et la fille Françoise. Nous obtiendrons un exemple concret, banal, facilement observable.
Abandonnons ces jeunes gens à leurs divertissantes activités, mais découpons auparavant dans leur vécu un échantillonnage de segments temporels aléatoires que nous filmerons à l'aide d'une caméra à grande vitesse dissimulée dans le décor. Il ressort d'une série de mesures que Françoise et François passeront environ 37 % de leur temps à s'embrasser, à se toucher de manière caressante, bref à se prodiguer les marques de la plus grande tendresse réciproque.
Répétons maintenant l'expérience en annulant l'environnement social précité, c'est-à-dire que Françoise et François seront seuls. Le pourcentage tombe aussitôt à 17 %.
Exemple numéro 2. Je veux maintenant vous parler d'une pauvre fille qui s'appelait Brigitte Bardot. Eh oui. Il y avait réellement, dans ma classe en terminale, une fille qui s'appelait Bardot, parce que son père s'appelait ainsi. J'ai pris quelques renseignements sur lui: il était ferrailleur près de Trilport. Sa femme ne travaillait pas; elle restait à la maison. Ces gens n'allaient guère au cinéma, je suis persuadé qu'ils ne l'ont pas fait exprès; peut-être même, les premières années, ont-ils été amusés par la coïncidence… C'est pénible à dire.
Au moment où je l'ai connue, dans l'épanouissement de ses dix-sept ans, Brigitte Bardot était vraiment immonde. D'abord elle était très grosse, un boudin et même un surboudin, avec divers bourrelets disgracieusement disposés aux intersections de son corps obèse. Mais eût-elle même suivi pendant vingtcinq ans un régime amaigrissant de la plus terrifiante sévérité que son sort n'en eût pas été notablement adouci. Car sa peau était rougeâtre, grumeleuse et boutonneuse. Et sa face était large, plate et ronde, avec de petits yeux enfoncés, des cheveux rares et ternes. Vraiment la comparaison avec une truie s'imposait à tous, de manière inévitable et naturelle.
Elle n'avait pas d'amies, ni évidemment d'amis; elle était donc parfaitement seule. Personne ne lui adressait la parole, même pour un exercice de physique; on préférait toujours s'adresser à quelqu'un d'autre. Elle venait en cours, puis elle rentrait chez elle; jamais je n'ai entendu dire que quelqu'un l'ait vue autrement qu'au lycée.
En cours, certains s'asseyaient à côté d'elle; ils s'étaient habitués à sa présence massive. Ils ne la voyaient pas et ne se moquaient pas d'elle, non plus. Elle ne participait pas aux discussions en cours de philosophie; elle ne participait à rien du tout. Sur la planète Mars elle n'aurait pas été plus tranquille.
Je suppose que ses parents devaient l'aimer. Que pouvait-elle bien faire, le soir, en rentrant chez elle? Car elle devait sûrement avoir une chambre, avec un lit, et des nounours datant de son enfance. Elle devait regarder la télé avec ses parents. Une pièce obscure, et trois êtres soudés par le flux photonique; je ne vois rien d'autre.
Quant aux dimanches, j'imagine trop bien la proche famille l'accueillant avec une cordialité feinte. Et ses cousines, probablement jolies. Écœurant.
Avait-elle des fantasmes et si oui lesquels? Romantiques, à la Delly? J'hésite à penser qu'elle ait pu imaginer d'une manière ou d'une autre et ne serait-ce même qu'en rêve qu'un jeune homme de bonne famille poursuivant ses études de médecine nourrisse un jour le projet de l'emmener dans sa voiture décapotable visiter les abbayes de la côte normande. À moins peutêtre qu'elle ne se soit préalablement revêtue d'une cagoule, donnant ainsi un tour mystérieux à l'aventure.
Ses mécanismes hormonaux devaient fonctionner normalement, il n'y a aucune raison de soupçonner le contraire. Et alors? Est-ce que ça suffit pour avoir des fantasmes érotiques? Imaginait-elle des mains masculines s'attardant entre les replis de son ventre obèse? descendant jusqu'à son sexe? J'interroge la médecine, et la médecine ne répond rien. Il y a beaucoup de choses concernant Bardot que je n'ai pas réussi à élucider; j'ai essayé.
Je ne suis pas allé jusqu'à coucher avec elle; j'ai simplement accompli les premiers pas dans la démarche qui devait normalement y conduire. Plus précisément j'ai commencé début novembre à lui parler, quelques mots à la fin des cours, rien de plus pendant une quinzaine. Et puis, à deux ou trois reprises, je lui ai demandé des explications sur tel ou tel point de mathématiques; tout cela très prudemment, en évitant de me faire remarquer. Vers la mi-décembre j'ai commencé à lui toucher la main, de manière apparemment accidentelle. À chaque fois elle réagissait comme à une secousse électrique. C'était plutôt impressionnant.
Le point culminant de nos relations fut atteint juste avant Noël, lorsque je l'ai raccompagnée jusqu'à son train (en réalité un autorail). Comme la gare était à plus de huit cents mètres, ce n'était pas une initiative insignifiante; j'ai même été aperçu en cette circonstance. Dans la classe j'étais généralement plus ou moins considéré comme un malade, ça n'a donc en fait porté qu'un préjudice limité à mon image sociale.
Au milieu du quai, ce soir-là, je l'ai embrassée sur la joue. Je ne l'ai pas embrassée sur la bouche. Je pense d'ailleurs que paradoxalement elle ne l'aurait pas permis, car même si jamais au grand jamais ses lèvres et sa langue n'avaient connu l'expérience du contact d'une langue masculine elle n'en avait pas moins une notion très précise du moment et du lieu où cette opération doit prendre place dans le parcours archétype du flirt adolescent, je dirais même une notion d'autant plus précise que celle-ci n'avait jamais eu l'occasion d'être rectifiée et adoucie par la fluide vapeur de l'instant vécu.
Immédiatement après les vacances de Noël j'ai cessé de lui parler. Le type qui m'avait aperçu près de la gare semblait avoir oublié l'incident, mais j'avais quand même eu très peur. De toute façon, sortir Bardot aurait demandé une force morale bien supérieure à celle dont je pouvais, même à l'époque, me targuer. Car non seulement elle était laide mais elle était nettement méchante. Touchée de plein fouet par la libération sexuelle (c'était le tout début des années 80, le SIDA n'existait pas encore), elle ne pouvait évidemment se prévaloir d'une quelconque éthique de la virginité. Elle était en outre beaucoup trop intelligente et trop lucide pour expliquer son état par une "influence judéo-chrétienne" – ses parents, en toute hypothèse, étaient agnostiques. Toute échappatoire lui était donc interdite. Elle ne pouvait qu'assister, avec une haine silencieuse, à la libération des autres; voir les garçons se presser, comme des crabes, autour du corps des autres; sentir les relations qui se nouent, les expériences qui se décident, les orgasmes qui se déploient; vivre en tous points une autodestruction silencieuse auprès du plaisir affiché des autres. Ainsi devait se dérouler son adolescence, ainsi elle se déroula: la jalousie et la frustration fermentèrent lentement, se transformant en une boursouflure de haine paroxystique.
Au fond, je ne suis pas tellement fier de cette histoire; tout cela était trop nettement burlesque pour être exempt de cruauté. Je me revois par exemple un matin l'accueillant par ces mots: "Oh oh, tu as une nouvelle robe, Brigitte…" C'était assez dégueulasse, même si c'était vrai; car le fait est hallucinant mais pourtant réel: elle changeait de robe, je me souviens même d'une fois où elle avait mis un ruban dans ses cheveux: Ô mon Dieu! on aurait dit une tête de veau persillée. J'implore son pardon au nom de l'humanité entière.
Le désir d'amour est profond chez l'homme, il plonge ses racines jusqu'à des profondeurs étonnantes, et la multiplicité de ses radicelles s'intercale dans la matière même du cœur. Malgré l'avalanche d'humiliations qui constituait l'ordinaire de sa vie, Brigitte Bardot espérait et attendait. À l'heure qu'il est elle continue probablement à espérer et à attendre. Une vipère se serait déjà suicidée, à sa place. Les hommes ne doutent de rien.
Après avoir parcouru d'un regard lent et froid l'échelonnement des divers appendices de la fonction sexuelle, le moment me semble venu d'exposer le théorème central de mon apocritique. À moins que vous ne stoppiez l'implacable démarche de mon raisonnement par cette objection que, bon prince, je vous laisserai formuler: "Vous choisissez tous vos exemples dans l'adolescence, qui est certes une période importante de la vie, mais n'en occupe malgré tout qu'une fraction assez brève. Ne craignez-vous donc pas que vos conclusions, dont nous admirons la finesse et la rigueur, ne s'avèrent finalement partielles et limitées?" À cet aimable contradicteur je répondrai que l'adolescence n'est pas seulement une période importante de la vie, mais que c'est la seule période où l'on puisse parler de vie au plein sens du terme. Les attracteurs pulsionnels se déchaînent vers l'âge de treize ans, ensuite ils diminuent peu à peu ou plutôt ils se résolvent en modèles de comportement, qui ne sont après tout que des forces figées. La violence de l'éclatement initial fait que l'issue du conflit peut demeurer incertaine pendant plusieurs années; c'est ce qu'on appelle en électrodynamique un régime transitoire. Mais peu à peu les oscillations se font plus lentes, jusqu'à se résoudre en longues vagues mélancoliques et douces; à partir de ce moment tout est dit, et la vie n'est plus qu'une préparation à la mort. Ce qu'on peut exprimer de manière plus brutale et moins exacte en disant que l'homme est un adolescent diminué.
Après avoir parcouru d'un regard lent et froid l'échelonnement des divers appendices de la fonction sexuelle, le moment me semble donc venu d'exposer le théorème central de mon apocritique. J'utiliserai pour cela le levier d'une formulation condensée, mais suffisante, que voici:
"La sexualité est un système de hiérarchie sociale."
À ce stade, il me faudra plus que jamais envelopper ma formulation des austères dépouilles de la rigueur. L'ennemi idéologique se tapit souvent près du but, et avec un long cri de haine il se jette à l'entrée du dernier virage sur le penseur imprudent qui, ivre de sentir déjà les premiers rayons de la vérité se poser sur son front exsangue, avait sottement négligé d'assurer ses arrières. Je n'imiterai pas cette erreur, et, laissant s'allumer d'eux-mêmes dans vos cerveaux les candélabres de la stupéfaction, je continuerai à dérouler les anneaux de mon raisonnement avec la silencieuse modération du crotale. Ainsi, j'aurai garde d'ignorer l'objection que ne manquerait pas de me formuler tout lecteur attentif: dans le second exemple j'ai subrepticement introduit le concept d'amour, alors que mon argumentation se fondait jusqu'à présent sur la sexualité pure. Contradiction? Incohérence? Ha ha ha!
Marthe et Martin ont quarante-trois ans de mariage. Comme ils se sont mariés à vingt et un ans ça leur en fait soixante-quatre. Ils sont déjà en retraite ou tout près de l'être, suivant le régime social qui s'applique dans leur cas. Comme on dit, ils vont finir leur vie ensemble. Dans ces conditions il est bien certain que se forme une entité "couple", pertinente en dehors de tout contact social, et qui parvient même sur certains plans mineurs à égaler ou dépasser en importance le vieux gorille individuel. C'est à mon avis dans ce cadre que l'on peut reconsidérer l'éventualité de donner un sens au mot "amour".
Après avoir hérissé ma pensée des pieux de la restriction je puis maintenant ajouter que le concept d'amour, malgré sa fragilité ontologique, détient ou détenait jusqu'à une date récente tous les attributs d'une prodigieuse puissance opératoire. Forgé à la hâte il a immédiatement connu une large audience, et encore de nos jours rares sont ceux qui renoncent nettement et délibérément à aimer. Ce franc succès tendrait à démontrer une mystérieuse correspondance avec on ne sait quel besoin constitutif de la nature humaine. Toutefois, et c'est exactement en ce point que l'analyste vigilant se sépare du dévideur de fariboles, je me garderai bien de formuler la plus succincte hypothèse sur la nature dudit besoin. Quoi qu'il en soit l'amour existe, puisqu'on peut en observer les effets. Voilà une phrase digne de Claude Bernard, et je tiens à la lui dédier. Ô savant inattaquable! ce n'est pas un hasard si les observations les plus éloignées en apparence de l'objet qu'initialement tu te proposais viennent l'une après l'autre se ranger, comme autant de cailles dodues, sous la rayonnante majesté de ton auréole protectrice. Certes il doit détenir une bien grande puissance, le protocole expérimental qu'avec une rare pénétration en 1865 tu définissais, pour que les faits les plus extravagants ne puissent franchir la ténébreuse barrière de la scientificité qu'après s'être placés sous la rigidité de tes lois inflexibles. Physiologiste inoubliable je te salue, et je déclare bien haut que je ne ferai rien qui puisse si peu que ce soit abréger la durée de ton règne.
Posant avec mesure les colonnes d'une axiomatique indubitable, je ferai en troisième lieu observer que le vagin, contrairement à ce que son apparence pourrait laisser croire, est beaucoup plus qu'un trou dans un bloc de viande (je sais bien que les garçons bouchers se masturbent avec des escalopes… qu'ils continuent! ça n'est pas cela qui pourra freiner le développement de ma pensée!). En réalité, le vagin sert ou servait jusqu'à une date récente à la reproduction des espèces. Oui, des espèces.
Certains littérateurs du passé ont cru bon, pour évoquer le vagin et ses dépendances, d'arborer l'expression sottement ahurie et l'écarquillement facial d'une borne kilométrique. D'autres au contraire, semblables aux saprophytes, se sont vautrés dans la bassesse et le cynisme. Tel le pilote expérimenté je naviguerai à égale distance de ces écueils symétriques, mieux encore je m'appuierai sur la trajectoire de leur médiatrice pour ouvrir ma voie, ample et intransigeante, vers les contrées idylliques du raisonnement exact. Les trois nobles vérités qui viennent d'illuminer vos regards doivent donc être considérées comme le trièdre générateur d'une pyramide de sagesse qui, inédite merveille, survolera d'une aile légère les océans désagrégés du doute. C'est assez souligner leur importance. Il n'en reste pas moins qu'à l'heure présente elles rappellent plutôt, par leurs dimensions et leur caractère abrupt, trois colonnes de granit érigées en plein désert (telles qu'on peut par exemple en observer dans la plaine de Thèbes). Il serait à tout prendre inamical, et peu conforme à l'esprit de ce traité, que j'abandonne mon lecteur face à leur rebutante verticalité. C'est pourquoi autour de ces premiers axiomes viendront s'entrelacer les joyeuses spirales de diverses propositions adventices, que je vais maintenant détailler… "
Naturellement, l'ouvrage était inachevé. D'ailleurs, le teckel s'endormait avant la fin du discours du caniche; mais certains indices devaient permettre de supposer qu'il détenait la vérité, et que celle-ci pouvait s'exprimer en quelques phrases sobres. Enfin j'étais jeune, je m'amusais. C'était avant Véronique, tout cela; c'était le bon temps. Je me souviens qu'à l'âge de dix-sept ans, alors que j'exprimais des opinions contradictoires et perturbées sur le monde, une femme d'une cinquantaine d'années rencontrée dans un bar Corail m'avait dit: " Vous verrez, en vieillissant, les choses deviennent très simples. " Comme elle avait raison!