Le lundi suivant, en retournant à mon travail, j'appris que ma société venait de vendre un progiciel au ministère de l'Agriculture, et que j'avais été choisi pour assurer la formation. Ceci me fut annoncé par Henry La Brette (il tient beaucoup au y, ainsi qu'à la séparation en deux mots). Âgé comme moi de trente ans, Henry La Brette est mon supérieur hiérarchique direct; nos relations en général sont empreintes d'une sourde hostilité. Ainsi il m'a d'emblée indiqué, comme s'il se faisait une joie personnelle de me contrarier, que ce contrat nécessiterait plusieurs déplacements: à Rouen, à La Roche-sur -Yon, je ne sais où encore. Ces déplacements ont toujours représenté pour moi un cauchemar; Henry La Brette le sait. J'aurais pu rétorquer: " Eh bien, je démissionne "; mais je ne l'ai pas fait.
Bien avant que le mot ne soit à la mode, ma société a développé une authentique culture d'entreprise (création d'un logo, distribution de sweat-shirts aux salariés, séminaires de motivation en Turquie). C'est une entreprise performante, jouissant d'une réputation enviable dans sa partie; à tous points de vue, une bonne boîte. Je ne peux pas démissionner sur un coup de tête, on le comprend.
Il est dix heures du matin. Je suis assis dans un bureau blanc et calme, en face d'un type légèrement plus jeune que moi, qui vient de rejoindre l'entreprise. Je crois qu'il s'appelle Bernard. Sa médiocrité est éprouvante. Il n'arrête pas de parler de fric et de placements: les SICAV, les obligations françaises, les plans d'épargne-logement… tout y passe. Il compte sur un taux d'augmentation légèrement supérieur à l'inflation. Il me fatigue un peu; je n'arrive pas vraiment à lui répondre. Sa moustache bouge.
Quand il sort du bureau, le silence retombe. Nous travaillons dans un quartier complètement dévasté, évoquant vaguement la surface lunaire. C'est quelque part dans le treizième arrondissement. Quand on arrive en bus, on se croirait vraiment au sortir d'une troisième guerre mondiale. Pas du tout, c'est juste un plan d'urbanisme.
Nos fenêtres donnent sur un terrain vague, pratiquement à perte de vue, boueux, hérissé de palissades. Quelques carcasses d'immeubles. Des grues immobiles. L'ambiance est calme et froide.
Bernard revient. Pour égayer l'atmosphère, je lui raconte que ça sent mauvais dans mon immeuble. En général les gens aiment bien ces histoires de puanteur, je l'ai remarqué; et c'est vrai ce matin en descendant l'escalier j'ai vraiment perçu une odeur pestilentielle. Que fait donc la femme de ménage, d'habitude si active?
Il dit: " Ça doit être un rat crevé, quelque part. " La perspective, on ne sait pourquoi, semble l'amuser. Sa moustache bouge légèrement.
Pauvre Bernard, dans un sens. Qu'est-ce qu'il peut bien faire de sa vie? Acheter des disques laser à la FNAC? Un type comme lui devrait avoir des enfants; s'il avait des enfants, on pourrait espérer qu'il finisse par sortir quelque chose de ce grouillement de petits Bernards. Mais non, il n'est même pas marié. Fruit sec.
Au fond il n'est pas tellement à plaindre, ce bon Bernard, ce cher Bernard. Je pense même qu'il est heureux dans la mesure qui lui est impartie, bien sûr; dans sa mesure de Bernard.