Les semaines suivantes m'ont laissé le souvenir d'un effondrement lent, entrecoupé de phases cruelles. À part le psychiatre, je ne voyais personne; la nuit tombée, je sortais racheter des cigarettes et du pain de mie. Un samedi soir, cependant, je reçus un coup de téléphone de Jean-Pierre Buvet; il semblait tendu.
" Alors? Toujours curé? dis-je pour dégeler l'atmosphère.
– Il faudrait que je te voie.
– Oui, on pourrait se voir…
– Maintenant, si tu peux. "
Je n'avais jamais mis les pieds chez lui; je savais juste qu'il habitait Vitry. L'HLM, du reste, était bien tenue. Deux jeunes Arabes m'ont suivi du regard, l'un d'eux a craché par terre à mon passage. Au moins il ne m'avait pas craché à la gueule.
L'appartement était payé sur les fonds du diocèse, quelque chose de ce genre. Effondré devant son téléviseur, Buvet suivait Sacrée soirée d'un œil morne. Apparemment, il avait descendu pas mal de bières en m'attendant.
" Eh bien? eh bien? fis-je avec bonhomie.
– Je t'avais dit que Vitry n'est pas une paroisse facile; c'est encore pire que ce que tu peux imaginer. Depuis mon arrivée j'ai essayé de monter des groupes de jeunes; aucun jeune n'est venu, jamais. Cela fait trois mois que je n'ai pas célébré un baptême. À la messe, je n'ai jamais réussi à dépasser cinq personnes: quatre Africaines et une vieille Bretonne; je crois qu'elle avait quatre-vingt-deux ans; c'était une ancienne employée des chemins de fer. Elle était veuve depuis déjà longtemps; ses enfants ne venaient plus la voir, elle n'avait plus leur adresse. Un dimanche, je ne l'ai pas vue à la messe. Je suis passé chez elle, elle habite une ZUP, par là… (il fit un geste vague, sa canette de bière à la main, aspergeant la moquette de quelques gouttes). Ses voisins m'ont appris qu'elle venait de se faire agresser; on l'avait transportée à l'hôpital, mais elle n'avait que des fractures légères. Je lui ai rendu visite: ses fractures mettraient du temps à se ressouder, bien sûr, mais il n'y avait aucun danger. Une semaine plus tard, quand je suis revenu, elle était morte. J'ai demandé des explications, les médecins ont refusé de m'en donner. Ils l'avaient déjà incinérée; personne de la famille ne s'était déplacé. Je suis sûr qu'elle aurait souhaité un enterrement religieux; elle ne me l'avait pas dit, elle ne parlait jamais de la mort; mais je suis sûr que c'est ce qu'elle aurait souhaité. "
Il but une gorgée, puis continua:
" Trois jours plus tard, j'ai reçu la visite de Patricia. "
Il marqua une pause significative. Je jetai un regard sur l'écran télé, dont le son était coupé; une chanteuse en string lamé noir semblait entourée de pythons, voire d'anacondas. Puis je reportai mon regard sur Buvet en essayant d'émettre une grimace de sympathie. Il reprit:
" Elle souhaitait se confesser, mais elle ne savait pas comment faire, elle ne connaissait pas la procédure. Patricia était infirmière dans le service où l'on avait transporté la vieille; elle avait entendu les médecins parler entre eux. Ils n'avaient pas envie de la laisser occuper un lit pendant les mois nécessaires à son rétablissement; ils disaient que c'était une charge inutile. Alors ils ont décidé de lui administrer un cocktail lytique; c'est un mélange de tranquillisants fortement dosés qui procure une mort rapide et douce. Ils en ont discuté deux minutes, pas plus; puis le chef de service est venu demander à Patricia d'effectuer l'injection. Elle l'a fait, la nuit même. C'est la première fois qu'elle pratiquait une euthanasie; mais cela arrive fréquemment à ses collègues. Elle est morte très vite, dans son sommeil. Depuis, Patricia n'arrivait plus à dormir; elle rêvait de la vieille.
– Qu'est-ce que tu as fait?
– Je suis allé à l'archevêché; ils étaient au courant. Dans cet hôpital, apparemment, on pratique beaucoup d'euthanasies. Il n'y a jamais eu de plaintes; de toute façon, jusqu'à présent, tous les procès se sont terminés par des acquittements. "
Il se tut, finit sa bière d'un trait, décapsula une nouvelle bouteille; puis, assez courageusement, il se lança:
" Pendant un mois, j'ai revu Patricia pratiquement toutes les nuits. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Depuis le séminaire, je n'avais pas eu de tentations. Elle était tellement gentille, tellement naïve. Elle ne connaissait rien aux choses de la religion, elle était très curieuse de tout ça. Elle ne comprenait pas pourquoi les prêtres n'avaient pas le droit de faire l'amour; elle se demandait s'ils avaient une vie sexuelle, s'ils se masturbaient. Je répondais à toutes ses questions, je n'éprouvais aucune gêne. Je priais beaucoup pendant cette période, je relisais constamment les Évangiles; je n'avais pas l'impression de faire quoi que ce soit de mal; je sentais que le Christ me comprenait, qu'il était avec moi. "
Il se tut à nouveau. Sur l'écran télé, il y avait maintenant une publicité pour la Renault Clio; la voiture semblait très logeable.
" Lundi dernier, Patricia m'a annoncé qu'elle avait rencontré un autre garçon. Dans une discothèque, le Métropolis. Elle m'a dit qu'on ne se reverrait plus, mais qu'elle était contente de m'avoir connu; elle aimait bien changer de garçon; elle n'avait que vingt ans. Au fond elle m'aimait bien, sans plus; c'était surtout l'idée de coucher avec un curé qui l'excitait, qu'elle trouvait marrante; mais elle ne dirait rien à personne, c'était promis. "
Cette fois, le silence dura deux bonnes minutes. Je me demandais ce qu'un psychologue aurait dit à ma place; probablement rien. Finalement, une idée saugrenue me vint:
" Tu devrais te confesser.
– Demain, il va falloir que je dise la messe. Je ne vais pas y arriver. Je ne pense pas pouvoir y arriver. Je ne sens plus la présence.
– Quelle présence? "
Ensuite, nous n'avons pas dit grand-chose. De temps en temps je prononçais des phrases du genre: " Allons, allons… "; il continuait, assez régulièrement, à descendre des bières. À l'évidence, je ne pouvais rien pour lui. Finalement, j'ai appelé un taxi.
Au moment où je franchis le seuil, il me dit: " Au revoir… " Je n'y crois pas du tout; j'ai nettement l'impression qu'on ne se reverra jamais.
Chez moi, il fait froid. Je me souviens que plus tôt dans la soirée, juste avant de partir, j'ai cassé une vitre d'un coup de poing. Pourtant, bizarrement, ma main est intacte; aucune coupure.
Je me couche quand même, et je dors. Les cauchemars n'arriveront que plus tard dans la nuit. D'abord pas reconnaissables en tant que cauchemars; même plutôt agréables.
Je plane au-dessus de la cathédrale de Chartres. J'ai une vision mystique au sujet de la cathédrale de Chartres. Elle semble contenir et représenter un secret – un secret ultime. Pendant ce temps des groupes de religieuses se forment dans les jardins, près des entrées latérales. Elles accueillent des vieillards et même des agonisants, leur expliquant que je vais dévoiler un secret.
Cependant, je marche dans les couloirs d'un hôpital. Un homme m'a donné rendez-vous, mais il n'est pas là. Je dois attendre un moment dans un hangar frigorifique, puis j'accède à un nouveau couloir. Il n'est toujours pas là, celui qui pourrait me faire sortir de l'hôpital. Alors, j'assiste à une exposition. C'est Patrick Leroy, du ministère de l'Agriculture, qui a tout organisé. Il a découpé des têtes de personnages dans des journaux illustrés, il les a recollées sur des peintures quelconques (représentant, par exemple, la flore du Trias), et il vend ses petites figurines très cher. J'ai l'impression qu'il veut que je lui en achète une; il a l'air content de lui et presque menaçant.
Puis, à nouveau, je survole la cathédrale de Chartres. Le froid est extrême. Je suis absolument seul. Mes ailes me portent bien.
Je m'approche des tours, mais je ne reconnais plus rien. Ces tours sont immenses, noires, maléfiques, elles sont faites de marbre noir qui renvoie des éclats durs, le marbre est incrusté de figurines violemment coloriées où éclatent les horreurs de la vie organique.
Je tombe, je tombe entre les tours. Mon visage qui va se fracasser se recouvre de lignes de sang qui marquent précisément les endroits de la rupture. Mon nez est un trou béant par lequel suppure la matière organique.
Et maintenant je suis dans la plaine champenoise, déserte. Il y a de petits flocons de neige qui volent de part et d'autre, avec des feuilles d'un journal illustré, imprimé en gros caractères agressifs. Le journal doit dater de 1900.
Suis-je reporter ou journaliste? Il semblerait, car le style des articles m'est familier. Ils sont écrits sur ce ton de complainte cruelle cher aux anarchistes et aux surréalistes.
Octavie Léoncet, quatre-vingt-douze ans, a été retrouvée assassinée dans sa grange. Une petite ferme dans les Vosges. Sa sœur, Léontine Léoncet, quatre-vingt-sept ans, se fait un plaisir de montrer le cadavre aux journalistes. Les armes du crime sont là, bien visibles: une scie à bois et un vilebrequin. Tout cela taché de sang, bien sûr.
Et les crimes se multiplient. Toujours de vieilles femmes isolées dans leurs fermes. À chaque fois l'assassin, jeune et insaisissable, laisse ses outils de travail en évidence: parfois un burin, parfois une paire de sécateurs, parfois simplement une scie égoïne.
Et tout cela est magique, aventureux, libertaire.
Je me réveille. Il fait froid. Je replonge.
À chaque fois, devant ces outils tachés de sang, je ressens au détail près les souffrances de la victime. Bientôt, je suis en érection. Il y a des ciseaux sur la table près de mon lit. L'idée s'impose: trancher mon sexe. Je m'imagine la paire de ciseaux à la main, la brève résistance des chairs, et soudain le moignon sanguinolent, l'évanouissement probable.
Le moignon, sur la moquette. Collé de sang.
Vers onze heures, je me réveille à nouveau. J'ai deux paires de ciseaux, une dans chaque pièce. Je les regroupe et je les place sous quelques livres. C'est un effort de la volonté, probablement insuffisant. L'envie persiste, grandit et se transforme. Cette fois mon projet est de prendre une paire de ciseaux, de les planter dans mes yeux et d'arracher. Plus précisément dans l'œil gauche, à un endroit que je connais bien, là où il apparaît si creux dans l'orbite.
Et puis je prends des calmants, et tout s'arrange. Tout s'arrange.