G.-J. ARNAUD Fac-similés

CHAPITRE PREMIER

La petite femme blonde ne savait que faire de ses mains. Pendant qu’elle répondait aux questions de Serge Kowask, elle avait lissé le tissu de sa robe sur ses cuisses, puis avait soudain rougi d’attirer ainsi le regard de cet inconnu sur ses formes. Maintenant elle triturait un petit mouchoir violet.

Carola Ford avait une trentaine d’années, le visage assez banal, mais un corps excessivement potelé qui semblait vouloir faire craquer la robe noire qui le dissimulait. Elle avait certainement emprunté ou acheté à la hâte ce vêtement trop étroit, qui moulait ses seins et ses hanches de façon outrageusement provocante pour une veuve.

Son mari, le premier maître Thomas Ford, spécialiste météo, avait été trouvé mort dans un marais, non loin de Cocoa-Beach alias Missile Town, où habitaient les quelque dix-huit mille membres civils et militaires du personnel de Cap-Canaveral. Le marin avait reçu deux balles de 22 dans la nuque.

— J’ai déjà dit tout cela à la police locale, fit-elle avec lassitude.

Le lieutenant de vaisseau ne l’agaçait pas, il était très aimable, mais elle avait l’impression de ne savoir que des choses peu intéressantes.

— Le lieutenant de police Cramer m’a communiqué ses rapports de police, répondit l’officier de la Navy. Ils remontent à quatre jours, et j’avais espéré que d’autres détails vous seraient revenus.

Par chance le lieutenant Cramer, de la police locale, avait effectué un stage à la National Policy Academy. Son enquête était un modèle du genre, et il n’avait négligé aucun détail.

— Pourquoi L’O.N.I. s’intéresse-t-elle donc à la mort de mon mari ? soupira la jeune veuve.

— Parce qu’il était détaché à Cap-Canaveral. Et puis nous ne laissons pas impunément assassiner nos collègues, dit Kowask sans grande conviction.

En fait personne n’attendait grand-chose de cette affaire. Ford n’était qu’un spécialiste météo sans grande envergure, prêté à l’armée de l’air par la Navy. Dans cette spécialité les secrets n’existaient pratiquement pas. L’O.N.I. était plutôt ennuyée de cette histoire. C’était la première affaire de Kowask après un détachement à la C.I.A. …

— Aviez-vous l’impression qu’il vous trompait ?

— Je ne sais pas. C’est possible … Il aimait boire un verre dans les bars de la région. Son horaire n’était pas très régulier.

— Un endroit particulier ?

— Plusieurs … Le Cocktail Lounge du Starlite Motel, peut-être. On dit que les barmaids y sont jolies.

Elle prit un paquet de cigarettes, le lui tendit. Ils fumèrent en silence pendant quelques secondes. À la fin elle parut gênée.

— Voulez-vous un verre ?

— Merci. Quels sont vos projets dans l’immédiat ?

— On me conseille d’aller à Charleston. Mon mari a été détaché de là-bas. Il paraît que je pourrais faire activer la liquidation de ma pension de réversion. Mais j’ai le droit d’habiter ce pavillon pendant six mois encore.

— Et puis ? insista Kowask.

Surprise elle l’examina. Lui ne put rien lire dans ses yeux au bleu assez flou.

— Que comptez-vous faire plus tard ? Vous remarier ?

Choquée ou faisant semblant de l’être, elle pinça sa bouche charnue mais comiquement petite. Cela lui donnait l’air sournois et elle devait être calculatrice.

— Mon mari vient à peine d’être enterré, murmura-t-elle.

— Oui, mais vous êtes jeune et jolie.

Elle se détendit, pencha la tête et lui adressa un regard en coin.

— La Navy s’intéresse-t-elle à la vie sentimentale des épouses de ses marins ?

Le sourire de Kowask la dérouta. Quant à lui, cette affaire le laissait froid. Il espérait que le lieutenant de police Cramer, breveté N.P.A., arriverait rapidement à un résultat rassurant pour tous.

— Vous êtes originaire du Nord ?

— Du Maine. Mon mari également.

— De la famille encore ?

— De son côté oui. Moi, une sœur sur la côte Ouest. Il y a des années que je ne l’ai pas vue.

Comme il cherchait un cendrier des yeux, elle se leva pour en prendre un sur un meuble en faux style colonial. Sans aucune hypocrisie il regarda ses fesses rebondies et ses jambes que la robe courte découvrait haut. Elle rougit un peu et revint s’asseoir, le souffle plus rapide. Alors, elle sembla angoissée à l’idée que la jupe remontait largement sur ses genoux. Kowask ne fit rien pour la mettre à son aise. Il espérait vaguement provoquer une crise.

— À quoi s’intéressait votre mari ? Je veux dire, quand il était ici ?

Elle eut un mouvement du menton pour le poste de télévision.

— Il aimait bien les programmes sportifs et les jeux. Il lisait aussi beaucoup.

Kowask se leva pour regarder de près les titres sur deux étagères. Il fut surpris d’y trouver des ouvrages sur la météorologie. Et ils n’étaient pas là pour la parade. Chacun d’eux avait souvent été consulté.

— Son travail le passionnait, souffla la jeune femme dans son dos.

Le lieutenant de vaisseau avait eu en main le dossier du mort. Les notes du premier maître avaient toujours été moyennes, et si l’homme donnait satisfaction dans son travail il ne se signalait nullement comme un des futurs promoteurs de cette science. Il constata que tous ces ouvrages étaient récents et traitaient des satellites météo genre Tiros, des moyens modernes de transmission concernant les renseignements et les documents météo et découvrit une brochure sur les émetteurs-récepteurs de fac-similés. Une autre sur les différentes possibilités de traduction en impulsion électrique et les codes électroniques. Il resta quelque peu perplexe devant la complexité de ce dernier ouvrage.

— Voulez-vous voir son bureau ?

C’était une toute petite pièce, et ils eurent beaucoup de mal à s’y faufiler. À plusieurs reprises leurs corps se frôlèrent mais Kowask y fit d’autant moins attention que l’abondance des cartes météo de la Floride et du golfe du Mexique était extraordinaire. Il y en avait partout. Il en prit une qui traînait sur le petit bureau. Le papier était spécial, semblable à celui des bélinographes. Les cartes avaient la dimension réglementaire. Certaines étaient vierges de tout renseignement, mais la plupart étaient surchargées de lignes d’isobares, d’isallobares, d’isothermes, de dépressions, d’isanémones.

Tous ces renseignements provenaient du Cap Canaveral. Ils n’avaient aucun caractère confidentiel, la station diffusant largement ses informations en code international, pour tout le sud-est atlantique.

Pourtant il éprouva une certaine stupeur.

Chaque carte portait en en-tête l’indication : National Aeronautics and Spacial Administration, au-dessous Patrick Air Force Base et, enfin, Meteorology Board. Toutes sauf une demi-douzaine qu’il découvrit dans le tas. Pourtant elles étaient dressées sur le même papier et comportaient le tracé très fin de la Floride, des îles Bahamas et d’une partie des Antilles.

— Il revenait toujours avec un tas de cartes, expliqua Carola. Je me demande quel plaisir il y trouvait, car ce sont toujours les mêmes signes.

Kowask choisit une carte à en-tête et une autre sans. Sous le regard indifférent de la jeune femme il ouvrit les tiroirs mais ne trouva rien d’intéressant.

— Votre mari a certainement été tué au retour de son travail, entre minuit et deux heures du matin.

— Le flic dit la même chose, répondit-elle. Je dormais. Ce n’est que le matin que je me suis rendu compte qu’il n’était pas dans son lit.

— Il ne vous réveillait jamais ?

— En principe non. Sauf quand il était tellement noir qu’il cognait partout.

Une autre question monta aux lèvres de Kowask.

— Vous disposiez de beaucoup d’argent ?

— Il me donnait toute sa solde.

— Et lui ?

— Il se contentait du revenu de quelques bons du Trésor.

— Vous les avez retrouvés ?

Cette question parut la prendre au dépourvu :

— Je n’ai pas encore cherché. Peut-être sont-ils dans le compartiment de sa banque.

Kowask dressa l’oreille :

— Quel établissement ?

— La Florida Investment à Orlando. J’ai une procuration me donnant accès à sa case.

Une sonnerie l’interrompit.

— Un instant je vous prie.

Kowask sortit du bureau sur ses talons. Il désirait voir le genre de visite que la jeune femme pouvait recevoir. Depuis le living il embrassait le vestibule et la porte d’entrée. Un homme de petite taille, aux cheveux sombres, s’encadra dans la porte ouverte.

— Mrs Ford ? Je représente la South States Insurances et …

À ce moment-là, il aperçut Serge Kowask et son visage chafouin exprima un certain désarroi.

— Je vois que vous êtes occupée et …

— Nous sommes déjà pourvus pour un certain nombre de dommages. Il est inutile de revenir.

L’autre recula dans l’entrée, disparut à la vue du lieutenant de vaisseau mais continua de parler à voix basse. Carola referma lentement la porte, s’efforçant de faire comprendre à l’importun qu’il perdait son temps.

Quand il se décida à partir elle claqua la porte et soupira.

— Vous pensez ! Il me dit qu’il avait rencontré mon mari et que Thomas avait été intéressé par ses propositions.

— Il vous a donné son nom ? demanda Kowask en allant jeter un coup d’œil au travers des persiennes. L’agent d’assurance s’installait à bord d’une Chevrolet datant de quelques années, couleur vert acide. Il parut démarrer avec une certaine précipitation.

— Première fois que vous voyez ce type ?

— Il en vient tellement … Je crois qu’il n’avait jamais mis les pieds ici. Mon mari a dû le rencontrer dans un bar. Il a quand même du culot. Il avait compté m’embobiner en me parlant de mon mari.

Kowask fit quelques pas vers la porte.

— Je vais m’en aller. Mais je ne quitte pas la région. J’ai retenu un bungalow au Starlite Motel, précisément. Si jamais vous aviez un détail qui vous ait échappé …

Il eut l’impression qu’elle prolongeait plus qu’il n’aurait fallu le contact de leurs mains. Au-dehors un vent aigrelet soufflait de l’océan. Il soulevait le sable et la poussière des larges avenues de l’immense lotissement. Les bungalows à toit plat et à un seul étage s’étendaient à perte de vue.

Au volant de sa Jaguar personnelle il se dirigea vers le shopping-center de Cocoa-Beach, abandonna sa voiture dans un parking et continua à pied. Il finit par découvrir les bureaux d’une compagnie d’assurance, la Universal C.I. Une blonde sophistiquée l’accueillit au comptoir des renseignements.

— Simplement une indication. Un type est venu me proposer une assurance sur la vie à des conditions si avantageuses qu’elles me paraissent suspectes. Il se dit agent de la South States Insurances. Connaissez un truc comme ça ?

La blonde appuya sur le bouton de son interphone, répéta ce que Kowask avait dit. Son visage changea d’expression quand une voix nasilla avec une certaine véhémence.

Elle leva ensuite vers lui un visage apitoyé.

— Vous aviez raison, monsieur. Cette compagnie n’existe pas et cet individu est un escroc. Mais avez-vous consulté nos conditions ? Nous ne sommes pas des escrocs, mais elles sont les plus avantageuses du moment …

Le siège de la police locale n’était pas très éloigné et il continua à pied. Le lieutenant Cramer était provisoirement absent, mais devait revenir d’un moment à l’autre. Le marin le rencontra dans le hall d’entrée. Cramer était une sorte de colosse aux petits yeux faussement endormis.

— Rien de bien nouveau. Mes hommes font toujours la tournée des bistrots et dès motels du coin, mais ne trouvent rien de particulier sur lui. On le connaît dans pas mal d’endroits, mais c’était un type sans histoires. Il buvait un coup, discutait avec les clients, baratinait les serveuses. Plusieurs sont sorties avec lui. Il se contentait de les entraîner vers un autre motel pour quelques heures. Un chaud lapin, quoi ! Il est possible que le régulier d’une de ces filles ait pris la mouche. On vérifie un peu tout ça.

— Des amis masculins ?

— Un peu dans chaque bar. Il arrivait toujours seul et ne repartait qu’en compagnie d’une fille, mais jamais avec un copain.

Cramer s’arrêta devant la bonbonne d’eau glacée et se servit un verre.

— Cette poussière nous aura jusqu’au dernier. Vous êtes allé voir Mrs Ford ?

— J’en sors. Rien de son côté ?

— Difficile à dire. On se demande si l’occasion aidant elle ne donnait pas quelques coups de canif dans le contrat de mariage. Pas d’affirmations, mais, d’après les voisines, c’est un livreur qui se serait attardé plus que de raison, un représentant qu’on aurait vu revenir trois ou quatre fois. Ford était souvent absent.

Si Thomas Ford s’était livré à quelque activité répréhensible, il avait agi avec beaucoup d’habileté en prenant l’habitude de fréquenter une foule d’endroits. Impossible de recouper de façon précise son emploi du temps.

Il prit congé du policier et regagna sa voiture. Il avait hâte de se retrouver au motel pour téléphoner à Washington. Il ne s’arrêta au bureau que pour prendre sa valise et la clé du № 17. Une demi-heure plus tard il obtenait le Department of the Navy, et la voix tranquille du commodore Gary Rice commença de couler dans l’écouteur.

— Écoutez bien. Thomas Ford est originaire de Jonesport dans le Maine. Famille modeste. Son père, ancien docker, fut secrétaire du syndicat local. En 1924, grâce à son action personnelle, cette section adhéra à la Trade Union Unity League. Déjà entendu parler ? Vous étiez jeune à l’époque.

— Cette fédération était nettement politisée, je crois ?

— Et comment ! Tous les communistes chassés de l’A.F.L. s’étaient regroupés là-dedans. Maintenant le vieux William Ford est rangé des voitures, mais il passe pour avoir des idées très avancées. Le fils n’a jamais été suspecté de faire de la politique, mais enfin le renseignement est intéressant. Quoi de nouveau à Missile Town ?

Kowask fit un résumé de sa visite à la jeune femme.

— Personnellement je ne crois pas à une histoire trouble. Quels secrets pouvait détenir Ford ? À moins que ce soit le fait qu’il travaille à Cap. Cependant il n’approchait jamais des fusées et de la zone top secret. Il faudra quand même que j’aille faire un tour là-bas. Faites-moi parvenir un laissez-passer en règle pour pénétrer chez les hommes volants. Ils ont décroché la médaille de la N.A.S.A., mais la Navy reste suspecte à leurs yeux.

Le commodore Rice émit un ricanement entendu.

— Autre chose, Kowask. On vient de m’annoncer que la C.I.A. est sur l’affaire, et non le service de l’Air Force. Ils ont priorité à Cap-Canaveral. Vous aurez certainement affaire à un certain Harry Sunn. Un coriace. Il doit être au courant en ce qui concerne le père de Ford. Il va à coup sûr s’emballer sur cette piste-là. Ne le suivez pas. Leur anticommunisme frise souvent l’idée fixe.

Kowask raccrocha. Il était cinq heures et le vent soufflait de plus en plus fort au-dehors. Une poussière rosâtre recouvrait la carrosserie de la Jaguar. Le lieutenant de vaisseau alluma une cigarette tout en continuant de regarder par la fenêtre. Il pensait à Carola Ford et à la visite de ce faux démarcheur d’assurance. D’ores et déjà il y avait un certain nombre de coïncidences étranges dans cette affaire.

Le téléphone le surprit dans ses réflexions. Cramer et Mrs Ford seuls connaissaient son numéro, exception faite du commodore Rice.

C’était Carola Ford.

— Je vous dérange ? Je suis un peu inquiète. Ce type de l’assurance tourne dans le quartier avec sa vieille Chevrolet. J’ai l’impression qu’il surveille la maison.

— Ne vous en faites pas. N’ouvrez à personne. Je viendrai dès qu’il commencera à faire nuit. Je sonnerai trois petits coups, puis deux plus longs.

Il raccrocha, se demandant si elle ne bluffait pas pour des raisons quelque peu inavouables.

Загрузка...