CHAPITRE XII

Kowask, accroupi derrière les buissons, vit un homme près de la Pontiac. Il ouvrit la portière côté chauffeur et le plafonnier s’alluma. L’homme jura et éteignit presque aussitôt. Le marin avait eu le temps de distinguer un long visage au menton épais, au nez épaté et aux cheveux clairs.

Un antre individu s’approchait également, mais de l’autre côté.

— M …, il n’y a plus de vitre de ce côté ! Les deux hommes parurent s’interroger pendant quelques secondes sur ce phénomène.

— Bon, ta as les clés, file devant, je te suis avec la camionnette. Ne roule pas vite. Ne t’inquiète pas de ne pas me voir derrière, je surveillerai un peu. Il n’est pas possible que cette bagnole soit restée là vingt-quatre heures sans attirer l’attention.

— Toujours, le gars ne nous avait pas menti, dit le blond au menton lourd qui s’installait au volant.

— Vérifie tout, qu’on ne soit pas obligé de s’arrêter en route.

— Y’a de l’essence et de l’huile. Ça va marcher comme sur des roulettes.

— Bon, je te laisse. File !

La Pontiac recula dans le petit chemin puis s’éloigna vers le nord. Kowask se rongeait les poings. Il ignorait quelle voiture utilisait le deuxième individu. Il aurait pu se lancer sur les traces de la Pontiac avec des chances de la retrouver. Une camionnette, avait dit celui qui restait. C’était vague.

Il décida de passer à l’action. Sans plus attendre, il quitta son abri, et, tournant le dos au chemin creux, partit dans la campagne, faisant un crochet pour rejoindre la route. Il parvint à la camionnette quelques secondes après l’inconnu. Ce dernier s’apprêtait à monter au volant quand un bruit l’alerta. Il n’eut pas le temps de dégager sa jambe qu’un poing solide frappait son menton. C’était un coup très rude, mais l’homme savait encaisser. Il pivota, s’assit jambes en dehors et rua.

Kowask ne put complètement éviter le choc des deux grands pieds et sa cuisse droite reçut un coup terrible. Il fut déséquilibré et l’homme crut pouvoir en profiter. Le marin feinta encore et l’autre suivit son élan. Kowask lui enfonça son coude entre les côtes, le temps de lui couper le souffle et de se mettre dans une position plus favorable pour le cogner à la nuque. L’homme partit en avant et s’étala de tout son long. Il bougeait encore et il dut le finir d’un coup de pied à la tempe.

En vitesse, il lui attacha les mains dans le dos avec sa ceinture d’imperméable et rabattit le haut de son blouson en cuir sur ses biceps. Il lia ses jambes avec la ceinture de son pantalon. Il le fouilla, trouva sur lui un automatique et des papiers au nom d’Alan Culross, mécanicien, domicilié à Bessemer dans l’État.

Kowask l’installa à côté de lui, mit en route avec les clés qu’il retrouva dans l’herbe de l’accotement. Elles y étaient tombées au cours de la bagarre.

Il lui fallut une demi-heure pour rejoindre la Pontiac. Il la reconnut facilement. Son chauffeur roulait sagement à quarante miles maximum. Il le laissa filer et garda deux cents mètres environ entre les deux véhicules.

À côté de loi Culross grogna et commença de citer. Kowask le surveillait du coin de l’œil. Ils n’étaient plus très loin de l’embranchement avec l’231.

La station-service tenue par le Noir était fermée. La Pontiac s’engagea sur la gauche et Kowask suivit. C’était à partir de là qu’il avait perdu la trace de Quinsey, embarqué dans une Cadillac blanche. Ralentissant le plus possible il éteignit complètement ses phares. Le chauffeur de la Pontiac pouvait s’étonner de voir la camionnette derrière lui, alors que Culross devait surveiller leurs arrières.

Quand les feux rouges ne furent plus qu’un point imperceptible il accéléra à nouveau. Son prisonnier, après avoir manifesté sa présence, observait un calme plutôt surprenant.

Il appréciait d’avoir parcouru la route en plein jour et d’en avoir noté les grandes particularités. Elle comportait peu de virages et, par contre, les grandes lignes droites étaient fréquentes. Aussi, lorsqu’il ne vit plus les feux rouges devant lui, il en conclut que la Pontiac avait tourné dans une route secondaire. Il ralentit encore et découvrit l’embranchement d’une petite voie étroite qui s’enfonçait dans la campagne.

La Pontiac roulait plus lentement, et maintenant les deux voitures n’étaient qu’à une centaine de mètres l’une de l’autre. Ils traversèrent un groupe d’habitations, un petit village endormi, puis la camionnette se mit à sauter sur un mauvais chemin. La route cessait d’être macadamisée. Quand la Pontiac tourna sur sa gauche, dans un chemin encore plus mauvais, Kowask commença de s’inquiéter. Une voie pareille ne pouvait conduire nulle part.

Il freina brusquement et son prisonnier alla percuter le pare-brise. Son compagnon venait de s’arrêter également. Kowask le vit descendre de voiture et s’approcher de lui. Il descendit doucement sa vitre et prit son arme. L’inconnu parlait à voix basse.

— Dis donc, Alan, c’est bien ici, hein ? J’ai bien failli me foutre dedans mais la carrière abandonnée n’est plus très loin.

Il continuait d’approcher sans méfiance.

— Qu’attends-tu pour descendre, hein ? Kowask grommela quelque chose en faisant mine de fouiller dans la boîte à gants. Il était furieux. Tout au long du chemin il avait cru que les deux hommes allaient le conduire directement à l’homme qui commandait Quinsey. En fait, les deux lascars n’avaient été envoyés que pour faire disparaître la Pontiac. Il allait devoir les mettre hors de course tous les deux.

— Hein ? Que dis-tu ?

Comme il allait s’accouder à la portière, Kowask le frappa à la base du nez avec son arme. L’autre hurla et partit en arrière. Il n’eut pas le temps de récupérer. Kowask surgissait de la camionnette et le frappait une seconde fois. Le type s’écroula. Il était d’ailleurs moins costaud que son copain Culross.

Ce dernier était réveillé, et quand Kowask alluma le plafonnier de la camionnette il lui lança un regard mauvais.

— Salut ! dit gaiement le marin. Tu as certainement vu que ton copain est dans le même état. On va discuter un moment tous les trois. Culross renifla d’un air dégoûté.

— On n’a rien à se dire.

— C’est ce qu’on verra. Je vais vous proposer une chose. Où je vous balance dans la carrière avec la camionnette et je descends ensuite pour y mettre le feu, ou bien je vous ramène à Selma. Le capitaine de police vous inculpera seulement pour vol de véhicule. Vous vous en tirerez à bon compte.

Le visage de l’autre se renfrogna :

— Voua êtes un flic ?

— Si tu veux. Culross secoua la tête :

— Perkson et moi on n’a rien à vous dire. Vous pouvez nous balancer en bas si ça vous chante.

— Bien. Mais Perkson a le droit de participer à la consultation. Sors de là.

— Comment voulez-vous que je fasse ? Je suis attaché.

— Débrouille-toi ou je cogne.

Il finit par sautiller dans le chemin.

— Couche-toi à côté de lui.

Kowask avait ficelé Perkson avec de la corde trouvée dans la camionnette. Le gars commençait à reprendre ses esprits. Les phares de la camionnette les éblouissaient tous les deux, et ils ne pouvaient distinguer le visage de Kowask.

— Bien, dit le marin. Culross accepte de faire le saut avec la camionnette et de brûler vif en bas. T’es d’accord ?

L’autre bafouilla :

— Que nous voulez-vous ?

— Ta gueule ! dit Culross. Si on en réchappe ici on sera coincés ailleurs. Mieux vaut la boucler.

Kowask alluma une cigarette.

— Quand vous serez disposés on pourra discuter. Culross, vous acceptez de mourir ? Bien. Votre copain parlera.

Il sortit tranquillement son arme et s’approcha de lui.

— Allons-y ! Il n’y aura certainement personne pour vous regretter et pour me reprocher cette justice expéditive.

Mais le courage de l’autre fondit sur-le-champ.

— Attendez … Que voulez-vous savoir ?

— Qui vous a embauchés, et où se trouve Quinsey, pour commencer.

Les deux types se regardèrent.

— Quinsey ? C’est le petit gars brun au visage de rat ? demanda Perkson d’une voix mal assurée.

Kowask inclina la tête :

— Exactement.

— Inutile d’aller plus loin, dit alors Perkson avec difficulté. Si c’était votre copain vous pouvez prier pour lui. À cette heure il doit être mort.

— Oui, ajouta Culross. Il ne voulait pas dire comment il était arrivé dans le coin. Le patron nous avait chargés de le lui faire avouer. Il se doutait bien que l’autre mentait et qu’il avait planqué sa voiture quelque part.

Kowask fumait silencieusement. Les deux gars se déboutonnaient assez facilement. Pourtant Culross avait commencé par faire des difficultés.

— Et votre patron, qui est-ce ?

— Vous êtes du F.B.I., hein ? Culross posait la question. Il continuait.

— Feriez mieux de ne pas vous occuper des histoires de ce comté et même de l’État. Quinsey était un agitateur communiste. Nous, on les aime pas dans le coin. C’est comme les Négros, et on se méfie.

Kowask croyait comprendre et un grand découragement naissait en lui.

— Personne viendra nous chercher des histoires pour avoir liquidé un salaud pareil. Vous ne trouverez pas un juge pour nous condamner. Notre patron c’est Mr Robbins, le président du Comité de défense civique. On a coincé Quinsey alors qu’il faisait de la propagande auprès des Négros. On l’a un peu malmené et faut croire qu’il était cardiaque car il a crevé.

Même le capitaine Carsen refuserait d’intervenir dans cette histoire, et le commodore Rice lui recommanderait d’agir avec prudence. Kowask s’était vaguement douté du piège que dissimulait toute l’affaire. En fait il avait découvert l’employeur de Quinsey : un groupe puissant d’extrême-droite, un ramassis bien organisé d’anciens maccarthystes, allié certainement à la John Birch Society. Il se trouvait donc en face d’une provocation.

Et Sunn et la C.I.A., aveugles et plus ou moins complices, devaient forcer sur les rapports. Kowask n’ignorait pas que la plupart des agents secrets émargeaient à la J.B.S.

Culross le fixait avec un sourire goguenard :

— Compris, mon petit vieux ? Il faudrait cinquante agents comme vous pour nous avoir. Votre Quinsey a été liquidé et vous feriez mieux de filer. Vous n’allez pas vous casser la tête pour un sale coco, hein ? Même s’il a été liquidé un peu illégalement.

Dans le sud les anciens membres de Ku-Klux-Clan s’étaient tous retrouvés dans la chasse aux communistes. L’entreprise s’était révélée plus facile car ces derniers étaient souvent isolés, alors que les Noirs savaient se défendre. N’importe qui plus ou moins suspecté d’opinions libérales faisait l’affaire de ces ultras.

Kowask resta silencieux quelques secondes puis sourit. Il connaissait désormais la marche à suivre.

— J’étais sur ses traces, expliqua-t-il, et j’étais sur le point de l’arrêter. Culross ricana :

— Ça évitent des frais aux contribuables.

— On vous l’avait donc signalé ? Nous savions seulement qu’il comptait opérer dans le coin, mais sans grandes preuves.

— Et comment qu’on nous l’a signalé ! Jack Robbins est drôlement au courant. C’est ce matin qu’on a appris qu’un saboteur communiste se cachait non loin de chez nous. On a eu vite fait de lui mettre la main dessus.

Il commençait à comprendre. Robbins n’était pas l’homme qui utilisait Quinsey. Le véritable patron se cachait ailleurs et avait dénoncé Quinsey à ce comité de défense civique dirigé par Robbins. Surpris, Quinsey avait dû vouloir se défendre. Ne restait plus qu’à chercher le mystérieux informateur.

— Où l’avez-vous trouvé ?

— Pas loin de chez nous, on vous dit.

— Chez vous ? Où ça ?

— Bessemer. Pas très loin d’ici. Ce Quinsey se planquait dans une maison appartenant à un Négro. Ces salauds nous en font voir ! Faudra qu’on les remette au pas un de ces jours.

Allumant une autre cigarette Kowask prit un air méfiant :

— Je ne vous crois pas. Rien ne me prouve que vous n’êtes pas complices de ce Quinsey. Peut-être se cache-t-il, sachant que je le poursuis et vous a-t-il demandé de faire disparaître sa voiture. Qu’est-ce qui me prouve qu’il est mort ? Après tout il me faut rendre des comptes, moi.

Les têtes des deux hommes exprimaient l’ahurissement le plus complet. Culross en bégaya ensuite de vexation et de surprise :

— Nous ? … Complices d’un sale Soviet ? … Nous qui … Ben m… alors, vous y allez fort !

Puis il reprit son sang-froid :

— Ou alors vous êtes un sacré malin qui essayez de nous avoir.

— J’ai des comptes à rendre. Puisque Quinsey a disparu, c’est vous que je vais ramener devant mon patron.

Nouvelle consternation des visages.

— Vous voulez dire à Washington ?

— Bien sûr. Comprenez-moi bien, il faut que je prouve que Quinsey est réellement mort. Sinon, c’est une demi-douzaine d’agents qui reprendront la filière.

Culross se tourna vers Perkson.

— Que dis-tu ?

Le petit avait chuchoté quelque chose.

— Il faudrait peut-être l’amener jusque chez Robbins. C’est un grand caïd. Ils se débrouilleront ensemble. Après tout, que risquons-nous pour avoir fait notre devoir de citoyen ?

Un dégoût secret remuait Kowask. Jusque-là il n’avait jamais prêté grande attention à la politique, opérant toujours dans des pays étrangers. Il lui répugnait de voir de simples citoyens se mêler de justice. Cela loi rappelait trop les vieilles histoires de lynchage.

— Et puis il peut rien prouver. Il n’y avait pas de témoins.

Culross paraissait perplexe. Cette proposition ne l’enchantait guère mais il n’en voyait pas d’autres.

— T’as peut-être raison. Écoutez, flic, faudrait voir Robbins.

— Et où puis-je le rencontrer ?

— Chez lui à Ressemer.

Kowask les regarda l’un et l’autre avec un sourire en coin.

— Me prenez-vous pour un enfant de chœur ? Je crois que je préfère vous emmener directement jusqu’à Washington.

Perkson se gratta la gorge :

— Écoutez. Il y a un moyen. Vous laissez un de nous ici et vous partez avec l’autre. Robbins n’est pas idiot. Tout ce que vous voulez c’est être certain de la mort de Quinsey ?

— Oui, on peut même arranger quelque chose avec Robbins. Un suicide ou un accident.

Culross ricana :

— Vu l’état du monsieur, vaudrait mieux un accident de voiture et même faudrait y foutre le feu pour plus de sécurité.

— Alors vous acceptez ? demanda Perkson. Kowask acquiesça.

— D’accord, mais Culross va rester ici. Je vais l’attacher encore plus solidement. Si je ne reviens pas, vous risquerez d’y passer un bon moment.

L’autre commença à protester puis finit par accepter. Kowask trancha les liens de Perkson, son « 38 » à la main.

— Au moindre coup dur je tire. Tâchez de tous en souvenir.

Perkson s’installa au volant de la camionnette. Il manœuvra habilement et rejoignit le chemin principal.

— Que faites-vous dans la vie ?

— Je suis le contremaître de Robbins. Une grande exploitation agricole, coton, tabac et arbres fruitiers.

— Culross est aussi chez lui ?

— Il s’occupe du matériel mécanique.

Ils traversèrent le hameau puis rejoignirent la route principale.

— Il y a quand même vingt miles jusqu’à Bessemer. C’est ce que vous appelez tout près ?

— À peine douze jusque chez le patron. Nous y serons dans un quart d’heure.

Kowask se demandait ce qu’allait donner cette entrevue. Robbins ne serait certainement pas disposé à indiquer facilement le nom de celui qui avait dénoncé Quinsey.

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