CHAPITRE IV

Kowask reçut le coup de téléphone d’Harry Sunn alors qu’il achevait de s’habiller.

— Besoin de vous, mon vieux. Je pourrais m’adresser à la môme Ford, mais j’aime autant conserver le secret.

— De quoi s’agit-il ?

— On a retrouvé la voiture du pseudo-agent d’assurances. À moitié enfoncée dans un marécage. Le lieutenant Cramer vient de me faire aviser.

— Où se trouve ce marais ?

— Allez jusqu’à New-Smyrna-beach et prenez le chemin à votre droite.

Quand il arriva sur les lieux, après avoir suivi pendant un mille un chemin spongieux et difficile, il trouva une voiture de police et la Buick des agents de la C.I.A. Une dépanneuse était en action.

Sunn vint au-devant de lui.

— Bien dormi ? Je crois qu’on va vers des surprises intéressantes.

Kowask répondit à peine, se dirigea vers le marécage. Le capot seul de la bagnole émergeait. La plaque minéralogique recouverte d’herbes gluantes n’était pas lisible.

Cramer vint le saluer.

— C’est un gars du pays qui nous a prévenus. Votre collègue m’avait demandé hier au soir de surveiller les vieilles Chevrolet de couleur verte. Je ne croyais pas mettre la main dessus aussi vite.

Le marécage ne paraissait pas très profond et Kowask restait assez perplexe.

— Le toit ne devait être qu’à quelques pouces de la surface ?

— Exact, dit Cramer. Le type l’a tout de suite repérée. Il faut croire que les gars étaient pressés de s’en débarrasser.

— Pourquoi ?

— Il y a des coins autrement profonds non loin d’ici. On n’aurait jamais retrouvé la bagnole.

Sunn s’approcha et assena une grande claque dans le dos de Kowask.

— Vous la reconnaissez, hein ?

— Je crois qu’il s’agit bien de la même voiture mais comment en être certain ?

— Le numéro ?

— Je ne l’ai jamais vu. C’est Mrs Ford qui vous a parlé de cette voiture verte ?

— Bien sûr. Nous sommes arrivés alors que vous veniez de passer par le vasistas. Depuis une heure nous surveillions son pavillon. Nous avons été intrigués par le fait que vous aviez éteint et allumé la lampe du living.

— Et vous n’aviez pas vu ce type planqué ?

— Non. Comme nous n’avons pas cru cette femme, quand elle nous a dit que vous étiez parti le coincer et que vous faisiez partie de l’O.N.I.

Kowask resta impassible, mais il estimait que Sunn n’était pas à la hauteur de sa réputation ou qu’il mentait. Cramer, armé d’une longue perche, nettoyait la plaque minéralogique. La dépanneuse commençait de rouler pour remonter la Chevrolet.

— Kansas SN 01453, énonça le lieutenant de police. Certainement une voiture volée.

Immédiatement il se dirigea vers sa voiture et le sergent lança un message sur les ondes. Pendant ce temps Sunn tendait son paquet de cigarettes à Kowask. Ce dernier tira quelques bouffées avant d’attaquer :

— Le plus surprenant c’est votre obligeance. Voua n’aviez nullement besoin de m’avertir de cette découverte.

— Toujours méfiant, Kowask ?

— Plus que jamais. L’autre soupira :

— Vous auriez fini par savoir. Cramer semble vous trouver sympathique et rien ne l’obligeait à garder le secret. Mais vous avez raison. J’ai une idée derrière la tête. Brusquement j’ai eu un pressentiment. Je me demande si nous ne sommes pas sur une affaire très importante. Pour l’instant elle est localisée. Elle pourrait intéresser le F.B.I. Kowask se mit à rire :

— Avez-vous besoin de moi pour vous dédouaner ?

— Peut-être, murmura Sunn. Nous ne sommes pas bien en cour en ce moment. On nous accuse de voir des saboteurs partout et d’être le refuge des derniers maccarthystes. Il y a du vrai là-dedans, mais ce n’est pas drôle tous les jours pour nous. L’aviation nous traite plus bas que terre.

— Ce n’est pas, un marin qui peut vous épauler dans ce cas-là.

— J’ai réfléchi cette nuit. Il serait peut-être bon de faire front ensemble.

Kowask regardait la voiture dont les roues avant mordaient désespérément l’herbe du bord.

— Videz votre sac, Sunn, ce sera beaucoup mieux. Vous avez depuis hier d’autres renseignements ? Qui expliquent votre intervention tardive mais subite ?

Sunn jeta son mégot et l’écrasa avec application. Il paraissait peser le pour et le contre.

— Eh bien, soit ! Vous allez tout savoir. D’abord vous comprendrez pourquoi j’étais aussi hargneux hier au soir. J’avais l’impression qu’une tuile aussi catastrophique ne pouvait tomber ailleurs que sur moi. J’ai cru que vous étiez dans le coin pour assister encore une fois à la déconfiture de la C.I.A.

— Si vous en veniez au fait, dit Kowask agacé par ce long préambule.

— Bon. Nous avons reçu une lettre anonyme. Ford rencontrait souvent des Cubains. On nous citait un nom et le gars est soupçonné d’être un agent de Castro.

Kowask ne put s’empêcher de rire.

— Bien sûr.

— Ça vous fait marrer. Vous savez que le rapprochement des deux mots, C.I.A. et Cuba, c’est comme le contact de deux bornes à haute tension. Nous ne pouvons nous engager à la légère. Je risque ma carrière dans un coup pareil.

— Êtes-vous d’abord certain de ce que dit la lettre anonyme ?

Sunn pinça son nez qu’il avait court et un peu épaté.

— Mon collègue Hammond est en train de vérifier. Je dois le rencontrer avant midi. Vous viendrez avec moi.

— Et ce Cubain, qui était-il ?

— Un certain Farnia. Suspecté de faire de l’espionnage pour Castro, il allait être arrêté quand il réussit à passer dans l’île. Des renseignements venus de là-bas sont formels à ce sujet. Reste à savoir si Ford l’a rencontré réellement. Hammond fait le tour des bars et motels, une photographie de Farnia à la main.

La voiture était complètement sortie de l’eau et ils s’en approchèrent.

— Vide, constata le lieutenant Cramer. On se demande ce que le type a voulu faire avec. Autant la laisser dans un parking. Il aurait fallu des jours pour la retrouver.

Sunn fronça les sourcils.

— Il a raison. On se demande si le gars n’a pas voulu attirer l’attention sur lui. Vous allez voir que nous allons facilement découvrir le propriétaire de cette Chevy.

Le coffre était vide et, dans la boîte à gants, il n’y avait que des objets sans importance. Une lampe-torche, de vieilles ampoules et une boîte de Kleenex dégouttante d’eau. Par acquit de conscience, Cramer l’examina avant de la jeter.

— Un moment j’ai cru que le type se trouvait dedans, dit Sunn en allumant une autre cigarette. Ça aurait été beaucoup plus compréhensible.

Revenus à Missile Town, ils attendirent au poste de police les renseignements demandés par Cramer. Ils arrivèrent une heure plus tard. La voiture avait été volée dans un parc de voitures d’occasion d’Hutchinson, dans le Kansas, trois années plus tôt.

— La plaque est donc fausse. Seuls les numéros du moteur et du châssis n’ont pas été modifiés. Pourquoi avoir conservé une immatriculation du Kansas dans ce cas ?


Cramer se fit apporter la plaque et l’examina avec attention.

— Je me trompe peut-être, mais il me semble qu’elle n’a pas été contrefaite.

Cette fois Sunn utilisa ses propres services pour obtenir d’autres précisions. Ensuite il téléphona au bar ou Hammond l’attendait. Son adjoint les rejoignit au poste de police. Il serra la main de Kowask avec un sourire réticent.

— Vas-y, mon vieux. Hammond tiqua :

— Devant lui ? Bon. Thomas Ford rencontrait Farnia toujours au même endroit. Une sorte de bistrot-restaurant du côté de Melbourne, à vingt miles d’ici. J’avais heureusement la liste de tous ceux que fréquentait le premier maître. La serveuse et le patron sont tombés d’accord, ce qui ne doit pas leur arriver souvent, sur la photographie du Cubain. Les deux hommes s’installaient à une table isolée et discutaient pendant un bon bout de temps.

Les trois hommes se regardèrent après cette information. Sunn affichait un visage renfrogné. À la fin il frappa du poing sur le dossier d’une chaise, grimaça de couleur :

— Je vais me faire envoyer f … si j’annonce une chose pareille. Nos chefs vont pousser les hauts cris et nous conseiller d’y aller sur la pointe des pieds, autrement dit d’écraser. Ils mettront nos agents de l’île sur la piste, et tout sera dit pour ce qui est de notre action personnelle. Tout ce qui touche à Cuba doit être communiqué sans retard à la Présidence.

Kowask, le plus détaché des trois, alluma une cigarette et regarda Sunn :

— Et si vous laissiez tomber Farnia pour le moment ? Poursuivons simplement l’enquête sur la mort de Ford en l’orientant de façon différente. Le départ de Farnia a eu lieu avant son assassinat ?

— Oui … Heureusement encore, fit Sunn l’air songeur. Après tout vous avez peut-être raison.

Un policier frappa à la porte et passa sa tête dans l’ouverture.

— Mr Sunn, téléphone.

La communication dura un certain temps et l’agent secret revint avec un sourire de jubilation.

— Épatant ! Les machines électroniques de Washington en ont mis un rayon et le résultat est croustillant. Jugez plutôt. Cette voiture a appartenu à un certain Peter Quinsey domicilié un temps à Wichita. La plaque également.

Il se frottait les mains.

— Le plus beau c’est que ce type-là était fiché comme communiste. Oh ! pas à la suite d’une dénonciation, mais d’après des preuves certaines. Je crois que la piste n’est pas mauvaise. Malheureusement il n’habite pas le Kansas depuis trois ans. On suppose qu’il a revendu sa voiture et l’a ensuite re-volée facilement. Il avait dû garder un double des clés. Un malin qui avait trouvé les moyens de se faire un peu d’argent sans perdre son moyen de transport. Si Cramer n’avait pas dit que la plaque lui paraissait authentique, nous en serions encore à chercher.

— Il faudra trouver ce type, dit Kowask.

— La copie du dossier arrive par téléscripteur à Patrick Base. De même que la photographie par bélino certainement.

Il remarqua le sourire de Kowask.

— Vous vous dites que nous allons tenter de vous laisser en dehors du circuit ?

— Exactement. Du moment que l’affaire s’oriente différemment que vous ne le craigniez.

— Seulement vous n’ignorez pas que ce Thomas Ford a été en relation avec Farnia ? Vous seriez fichu de me faire chanter si j’essayais de vous éliminer.

Ils se mirent à rire tous les trois, mais en sachant que la remarque de Sunn était fondée.

— Il ne nous reste plus qu’à aller casser la croûte avant de rejoindre la base.

Deux heures plus tard ils avaient la photographie de Peter Quinsey en main. Non seulement le document du bélinographe, mais aussi des réductions exécutées à Patrick Base même.

— C’est le faux assureur, dit Kowask. Pour l’identifier vous aviez besoin de moi.

Sunn lut la copie de son dossier. L’homme était suspecté d’avoir participé à des sabotages sans preuves flagrantes, et de s’être livré à de la propagande communiste. Un tribunal de Topeka au Kansas l’avait condamné à deux années de prison, et mille trois cents dollars d’amende, pour distribution de tracts.

— Libéré au bout de dix-huit mois. Mais écoutez ça : Quinsey semble toujours disposer de grosses sommes qu’il utilise autant pour ses besoins personnels que pour ses activités subversives. Certains informateurs se demandent jusqu’à quel point il est sincère dans ses convictions.

Sunn glissa ensuite une douzaine de clichés dans une enveloppe et les fit porter au lieutenant Cramer.

— Je pense que, d’ici la fin de la journée, nous saurons où se niche l’oiseau.

— Et nous trouverons le nid vide, dit tranquillement Kowask. J’ai l’impression que le gars doit être loin à cette heure et que toute cette mise en scène est destinée à nous faire perdre du temps. À moins que ça ne cache autre chose.

Il désigna les documents transmis par téléscripteur :

— Notez les contradictions. Voilà un type qui a toujours de l’argent et qui s’amuse à voler la voiture qu’il vient de vendre d’occasion. Pour finir il la fourre dans un marais, mais de façon à ce que nous puissions la retrouver et l’identifier rapidement. Il souhaiterait laisser des traces qu’il n’agirait pas autrement.

— Je pense aussi à la façon dont vous l’avez rencontré, dit Sunn qui l’écoutait avec attention. Il avait certainement vu que Carola Ford avait de la visite et pourtant, selon vous, il a paru surpris, voire désappointé. Un type intelligent voulant parler à cette jeune femme aurait pris plus de précautions. Ne voulait-il déjà pas se faire repérer ? Ensuite, la nuit, il vous a tiré dessus sans vous atteindre. Ça ne vous a pas surpris ?

— Si. Pour un tireur moyen je formais une bonne cible. Mais vos conclusions vont peut-être trop loin. Il s’est ensuite défilé sans qu’il me soit possible de le poursuivre.

Ils discutèrent sur le sujet pendant encore une heure. Sunn demanda si Carola lui paraissait sincère.

— Je crois. Maintenant que j’y pense, son mari avait loué une case dans une banque d’Orlando. La Florida Investment Bank. Sunn sauta sur ses pieds.

— Allons voir là-bas. Le temps que Cramer nous retrouve l’adresse de Quinsey.

Le voyage ne leur rapporta rien d’intéressant. Ford avait simplement déposé quatre mille dollars dans la case en question. Il n’y avait ni lettres ni papiers confidentiels.

— Chou blanc, fit Sunn en s’installant au volant de sa Buick. Il ne fallait pas espérer autre chose. À moins qu’il n’ait disposé d’une autre cachette.

Kowask avait une autre opinion :

— Pour moi Ford n’était qu’un simple pion sans grande importance. Je me demande même s’ils n’ont pas eu besoin de lui simplement pour en faire un mort. Et aussi parce qu’il était à Cap.

Hammond, assis sur la banquette arrière, s’accouda entre eux :

— Vous pensez à un coup monté ?

— En quelque sorte oui. Mais dans quel but ? À moins que nous n’arrivions à prouver que les renseignements météo peuvent, je me demande comment, être considérés dans certains cas comme top secrets. J’ai beau me creuser je ne vois rien de tel.

— Et s’ils avaient voulu utiliser ses compétences un certain temps pour le faire taire définitivement ensuite, avança sans paraître y croire Harry Sunn.

Une demi-heure plus tard ils s’arrêtaient devant le poste de police et Cramer les accueillit dans son bureau avec un large sourire.

— Victoire ! Nous avons localisé le gars. Il habite dans la quatrième rue de la vieille ville. Au numéro cent quarante-sept. J’ai envoyé des hommes en civil chargés de surveiller le coin. Il loue un appartement de trois pièces. Ce n’est pas très loin et mieux vaut y aller à pied.

Le soleil se couchait dans un ciel très pur. La tempête paraissait avoir nettoyé toute la région et la journée avait été tiède.

Le 147 était une grande bâtisse d’avant-guerre construite en briques et haute de cinq étages.

— Il y a une vingtaine d’appartements, expliqua Cramer. Quinsey habite sur la cour et une de ses fenêtres n’est pas très loin de l’escalier de secours. Pratique s’il veut quitter la maison sans être vu et sans ouvrir la porte palière.

Un sergent vint lui annoncer que l’immeuble était cerné de tous côtés.

— Allons-y, dit Sunn sans grande conviction.

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