CHAPITRE XIII

Perkson n’avait pas menti, et un quart d’heure plus tard ils s’engageaient dans une large allée bordée de pins qui conduisait à la grande demeure de Robbins.

Kowask consulta sa montre. Il n’était pas loin de onze heures mais trois fenêtres étaient encore éclairées.

— Votre patron sera encore debout ?

— Certainement, dit Perkson. Il se couche tard et se lève tôt. Ce n’est pas un type ordinaire.

Il désigna le pistolet.

— Vous pouvez planquer ça, vous n’êtes pas en danger.

Le marin laissa glisser son trente-huit dans sa poche tout en se promettant d’avoir l’œil ouvert.

Ils descendirent de voiture et Perkson se dirigea vers le grand perron.

— De toute façon nous devions rendre compte. Le patron est dans son bureau à nous attendre. Il frappa à une porte, et une voix sonore lui répondit. Installé derrière un bureau en acajou, une sorte de colosse renversé dans son fauteuil fumait un gros cigare, les yeux fixés sur eux. Kowask nota les épaules musclées, le cou de taureau, le visage taillé à coups de hache et les yeux noirs et intelligents.

Robbina ne parut pas surpris.

— Bonsoir, Perkson. Qui est-ce ? Où est Culross ?

D’une voix malgré tout peu rassurée, le compagnon de Kowask fit un résumé des événements précédents. Robbins l’écouta en tirant sur son cigare et sans un regard pour Kowask.

Quand son contremaître eut terminé, il ôta le cigare de sa bouche et ses lèvres épaisses laissèrent tomber :

— Vos papiers. La carte fédérale.

Kowask resta de marbre. Perkson se tourna vers loi, conciliant.

— Vous avez une preuve de votre qualité de flic ?

Non. La main dans sa poche, Kowask se tourna vers la porte.

— Bonsoir. Vous serez certainement convoqué à Washington pour l’affaire Culross-Perkson.

Il enfonça le canon de son arme dans les côtes de Perkson.

— Allez en route, toi ! J’ai bien assez perdu de temps comme ça.

Le visage de Robbins s’était subitement coloré tandis que son nez se dilatait au niveau des narines.

— De quoi ? Vous essayez l’intimidation ?

— Non, dit Kowask, je venais ici pour discuter et essayer d’arranger les choses, mais je vois à qui j’ai affaire. Tant que vous êtes dans cet État, vous ne risquez rien. C’est ce que vous pensez, mais l’importance de vos affaires doit vous obliger à en sortir quelquefois. C’est alors que nous vous guetterons.

Un silence suivit. Robbins fumait toujours mais avec moins de flegme. Les paroles du lieutenant de vaisseau avaient dû l’impressionner.

— Il faut quand même, fit-il au bout de quelques secondes et sur un ton radouci, que je sache à quoi m’en tenir. Êtes-vous du F.B.I. ?

— Non, mais je représente le gouvernement fédéral.

Le visage de l’homme exprima soudain une sorte de joie :

— C.I.A … ? J’aime bien les gars de ce service. Eux ils n’ont pas froid aux yeux au moins.

Ce n’était pas la première preuve que Kowask découvrait de la collusion du service secret et de l’extrême-droite. En un éclair il se demanda comment la troisième guerre mondiale n’avait pas éclaté depuis longtemps. Ce n’était pas faute de l’œuvre démente d’hommes tels que Robbins.

— Admettons, dit-il. Je n’ai aucune preuve à vous donner de mon identité. Vous me croyez ou non. N’oubliez pas que vous êtes sous une menace directe d’inculpation.

— Pour avoir liquidé un coco ? J’aimerais voir ça.

Kowask eut un sourire cruel. Robbins parut désagréablement impressionné par les yeux très clairs du marin.

— Qui vous dit que c’était un communiste ? Perkson sursauta tandis que son patron fronçait les sourcils.

— Oui, qui vous a dit ça ? Imaginez qu’il s’agisse d’un agent fédéral. Vous n’échapperiez pas à la justice, Robbins.

L’autre encaissait bien les coups. Il recouvra tout son calme :

— Vous bluffez, n’est-ce pas ?

— Non.

Ils s’affrontèrent du regard.

— Vous avez privé le pays de renseignements précieux. Cet homme était un témoin important et vous l’avez tué sans vous renseigner plus avant.

Robbins essaya de feinter :

— Il faudra le prouver, retrouver le corps d’abord.

— Dans mon service, de telles subtilités sont inutiles. Vous serez définitivement fiché.

Robbins s’emporta soudain :

— Ce n’est pas le langage habituel de la C.I.A. Qui êtes-vous réellement ?

— Je ne suis venu que pour une seule chose, Robbins. Qui vous a demandé de liquider Quinsey ?

Le gros propriétaire terrien tressaillit imperceptiblement.

— Vous n’êtes ici que pour cela, n’est-ce pas ? Pour ce nom ?

Kowask inclina la tête. Il s’était découvert trop vite.

— Me prenez-vous pour un mouchard ? J’ai peut-être commis une erreur en liquidant Quinsey un peu trop vite, mais ne comptez pas que je vous donne l’ami qui m’a ainsi mis dans le pétrin.

— Vous vous foutez de servir de bouc émissaire ?

Perkson lui-même parut horrifié de cette façon de traiter son patron. Robbins, lui, fit visiblement un effort pour se contenir :

— Moi un bouc émissaire ? Je sais que vous essayez de me faire sortir de mes gonds, mais sachez que je ne dépends de personne. Ici, dans ce coin, je suis le maître incontesté. Maintenant, débarrassez le plancher. Essayez de me traîner en justice, de me faire condamner.

S’il ne reprenait pas l’avantage, Kowask savait qu’il était coulé. Non seulement Robbins avertirait son mystérieux informateur mais protégerait encore sa fuite. Lui n’était qu’un rouage dans cette conspiration activiste, essayant de lancer le pays dans une nouvelle aventure cubaine.

Ce fut si rapide que Robbins n’eut pas à bouger. D’un coup de crosse, Kowask étendit Perkson sur le parquet ciré.

— Debout, Robbins. Maintenant c’est à vous de payer. Je retrouverai l’homme qui vous a demandé de tuer Quinsey. Je suis assez costaud pour y parvenir seul. Mais vous, vous devenez gênant pour tout le monde.

Son ton était si menaçant que le colosse se leva.

— Où voulez-vous en venir ?

— Marchez devant moi jusqu’à la camionnette. Je vous emmène jusqu’à l’un de mes chefs.

Il souhaitait simplement que le gros tas de muscles passât devant lui. Alors il le frappa sèchement de la crosse toute l’oreille droite. Le géant grogna et tenta de se défendre, mais un deuxième coup encore plus fort l’assomma. Il tomba sur les genoux comme un taureau frappé, puis glissa sur les côtés. Kowask trouva facilement de quoi ligoter ses deux victimes. Ensuite il verrouilla la porte pour éviter toute surprise. Il mit un certain temps pour réveiller Perkson qui le regarda avec effarement, quand il eut découvert le corps inanimé de son patron non loin de lui.

— Où se trouve le cadavre de Quinsey ?

Lui pinçant le nez il l’obligea à ouvrir la bouche et lui fourra le canon de son arme entre les dents pendant quelques secondes. L’effet fut instantané.

— Dans la dernière écurie. Elle est désaffectée. Il est caché derrière les meules de paille.

— Qui habite cette maison ?

— Mr Robbins, le maître d’hôtel, un valet et trois femmes, des domestiques.

— Robbins n’a pas d’enfants ?

— Une fille mariée et un fils en vacances en Floride.

Perkson ne paraissait pas enclin à mentir. Kowask le traîna jusqu’à un placard construit dans l’épaisseur du mur principal et l’y enferma. Il vérifia les liens de Robbins et sortit.

Les écuries étaient tout au fond de l’immense cour, mais il parcourut la distance rapidement. Il découvrit facilement le corps de Quinsey. Sa vue le fit grimacer. Le pauvre diable avait dû parcourir un lent calvaire avant de mourir. Robbins, Perkson et Culross n’étaient que des sadiques. Quand ils n’avaient pas un nègre à torturer ils étaient capables de s’emparer de n’importe qui d’autre.

Revenu dans le bureau il trouva le propriétaire toujours évanoui. De légers bruits lui parvenaient du placard. Il décrocha le téléphone et appela Washington.

Il ne fut pas peu surpris d’obtenir le Commodore Rice au bout du fil. Il avait pensé ne pouvoir communiquer qu’avec son adjoint. Son chef parut terriblement content.

— Kowask ? Enfin. Il y a des heures que j’attende votre coup de fil, et comme vous ne m’aviez donné aucune adresse …

— Qu’y a-t-il ?

— Tout va mal. Sunn a fait un rapport inimaginable. Il a drôlement forcé sur les révélations de Fred Compton et je vous assure qu’en ce moment il n’y a guère de gens au lit par ici. Un exemplaire a été transmis ici et on nous demande de donner une réponse rapide, c’est-à-dire une appréciation. Pour le moment nous sommes coincés et le peu que nous savons nous empêche de contredire la C.I.A. Où en êtes-vous ?

Kowask lui expliqua ce qu’il avait fait, l’endroit où il se trouvait et quel homme était Robina.

— Vous ne pouvez rien en tirer ?

— Non. Je connais ce genre d’homme. Inutile de l’influencer. Il faudrait trois jours d’interrogatoire pour l’amener à composition.

— Trop long. D’autant plus que j’ai une nouvelle piste à vous donner.

— Laquelle ?

— À partir de la réceptrice de fac-similés. Écoutez-moi bien. Elle a été livrée en 1960 à un petit aérodrome de l’Alabama, situé non loin de la ville de Tuscaloosa.

Kowask n’en croyait pas ses oreilles.

— Non, pas possible.

— Si. C’est un club privé. Très chic et très mondain, dirigé par un certain colonel Burgeon. L’appareil aurait été volé un peu plus tard dans des conditions mal établies, mais la police d’État avait envoyé une description au F.B.I. Je crois qu’il faudra fouiller dans cette zone-là.

Kowask n’écoutait plus. Il voyait la poignée de la porte tourner doucement.

— Un instant, chuchota-t-il.

En trois bonds il fut contre la porte au double battant dont un s’ouvrait peu à peu. La grande dame blonde et charnue qui se présenta n’eut même pas le temps de pousser un cri. La main de Kowask lui obtura la bouche. Elle se débattit cependant avec vigueur. Comme elle ne portait qu’un déshabillé très léger, il eut bientôt sous sa main libre des seins nus et fermes, et une taille lisse bien qu’encore épaisse.

Sans vergogne il utilisa de grands lambeaux du vêtement de nuit pour lui lier les bras et la bâillonner. Revenant au téléphone il sourit du spectacle. Mrs Robbins était totalement nue et point désagréable à regarder. Seules ses cuisses trop fortes et ses hanches rendues grenues par la cellulite trahissaient son âge.

— Allô, commodore ?

— Qu’est-il arrivé ? J’étais inquiet. Kowask lui donna des précisions.

— Donnez-moi d’autres noms de ce club.

— Eh bien, votre Robbins y figure, mais aussi un certain capitaine Charles. Ce type a démissionné de l’armée en même temps que le trop fameux général Walker, commandant la 24e division d’infanterie en Allemagne[2]. De tous c’est certainement le plus dangereux. À vous de faire.

— Que fait ce capitaine ?

— Rien. Et il n’a pas de ressources personnelles. Curieux, n’est-ce pas ?

— En effet, reconnut Kowask. Donnez-moi son adresse.

— 417, Fort Mims Avenue. Tâchez de me rappeler dès que vous aurez du nouveau. Hum, autre chose au sujet de vos … prisonniers.

Depuis un moment Mrs Robbins qui ne paraissait plus du tout épouvantée se livrait à une curieuse démonstration pour une dame de son rang. Elle semblait oublier la situation actuelle pour songer à des choses moins déplaisantes. Poitrine tendue et reins creusés elle regardait Kowask de façon provocante. Non loin de là, son mari ne paraissait pas en état de manifester sa jalousie.

— Il y en a trop, dit Kowask avec un sourire goguenard. Je ne peux les liquider tous. Je vais tâcher de les neutraliser pour la nuit au moins. Rice lui fit ses dernières recommandations, insista pour être rappelé le plus vite possible. Il raccrocha et se dirigea vers Mrs Robbins. Elle continua de le fixer droit dans les yeux, avec la même intensité sensuelle. Il la souleva et la traîna jusqu’au placard où se trouvait Perkson. Il imaginait ce que pourrait être la promiscuité entre ces deux êtres. Ensuite il déplaça le lourd bureau et le poussa devant le dit placard.

Robbins respirait difficilement et son pouls était très bas. Kowask s’en souciait peu. Ce qui lui importait c’était que l’homme ne puisse pas donner l’alerte. Il l’enferma également dans l’autre placard, éteignit la lumière et ferma le bureau à clé.

Quelques secondes plus tard il roulait en direction de la carrière abandonnée. Il préférait récupérer la Pontiac pour ce qu’il avait à faire.

Comme il arrivait près du véhicule, il vit Culross qui sautillait en tentant de s’enfuir. L’homme avait délié ses mains et devait être en train de libérer ses pieds lorsqu’il l’avait surpris. Sous la menace de son arme il l’obligea à s’allonger sur le ventre et le lia une nouvelle fois. Il l’installa ensuite sur le plateau de la camionnette, creva les pneus et jeta la tête de delco dans la carrière.

Quand il pénétra dans la ville de Tuscaloosa, la plupart des bars étaient fermés. La petite ville dormait paisiblement et il ne rencontra qu’une voiture de police faisant sa ronde.

L’avenue où habitait le capitaine Charles était bordée de vieilles maisons coloniales, qui en faisaient un quartier tranquille et plein de charme. Le capitaine habitait une villa cossue entourée par un grand jardin. Kowask alla garer sa voiture à cent mètres et revint à pied. Il resta de longues minutes à examiner les lieux.

Une grande grille aux flèches pointues protégeait la propriété. Difficile de l’escalader pour sauter de l’autre côté. On pouvait le voir de la maison, et, d’autre part, la patrouilleuse de la police devait faire des rondes dans le coin.

Il dut remonter trois numéros pour découvrir un mur très bas. Il l’enjamba facilement, se trouva dans un jardin quasi abandonné. Il dépassa la maison et comme il l’avait prévu découvrit avec soulagement que toutes les propriétés donnaient sur un petit chemin tranquille en bordure d’un ruisseau. L’eau clapotait doucement dans les herbes et les cailloux. Le temps était légèrement couvert et très doux. Il eut une pensée pour Mrs Robbins. Une agréable cinquantaine et des dispositions intéressantes. Une impudeur si totale qu’on pouvait oublier les défauts de son corps.

Le capitaine Charles s’était également protégé de ce côté-là par un haut mur au faîte duquel luisaient des tessons de bouteilles.

Kowask enleva ses chaussettes, les bourra d’herbes et les enfila au bout de ses mains. Il sauta et, à l’aide d’un des fameux tessons, réussit à se hisser sur le mur. Il se laissa tomber dans le noir, atterrit sans mal dans la terre meuble. Il remit ses chaussettes tout en tendant l’oreille. La nuit était parfaitement silencieuse à l’exception d’un insecte dont le cri, avec une régularité mécanique, ressemblait au bruit d’une goutte d’eau sur un plateau de cuivre.

S’approchant de la maison il repéra le balcon, la porte-fenêtre aux volets ouverts. Cela sentait le piège, mais qui pouvait avoir alerté le capitaine Charles ? Robbins seul était en rapport avec lui et pas en état de le prévenir.

Après deux essais infructueux il attrapa le bas d’une des volutes en fer forgé. Toute la balustrade frémit sourdement tandis qu’il opérait son rétablissement. Quand il posa les pieds sur le balcon, son cœur battait un peu plus vite et il avait l’impression que toute la maisonnée éveillée l’attendait à l’intérieur. En fait il ignorait si le capitaine vivait seul ou non.

La vitre ne lui donna aucun mal. Il fit sauter le mastic, les pointes sans tête, déposa le carreau sur le balcon et tourna l’espagnolette.

Il avait trop l’habitude de ce genre d’expéditions pour ne pas deviner tout de suite que la maison était vide. Pourtant il continua avec prudence.

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