CHAPITRE III

Ayant abandonné sa Jaguar à une centaine de mètres du bungalow des Ford, Kowask luttait contre les bourrasques, le souffle coupé, le visage criblé par le sable. Dans le ciel glissaient des nuages épais qui découvraient la lune de temps en temps.

Il s’immobilisa derrière une voiture en stationnement, et regarda autour de lui. Il n’y avait pas un chat dans les rues, et il n’avait pas l’impression d’être suivi. Ayant localisé le domicile des Ford il coupa entre les pavillons, arriva devant l’entrée des voisins directs du premier maître. La plupart des petites villas étaient jumelées.

La jeune femme répondit tout de suite à ses coups de sonnette, trois brefs, deux longs. Une lumière douce venait du living, celle d’un lampadaire qui laissait des coins de pénombre dans la pièce.

— Bonsoir. J’ai cru que vous ne viendriez pas. Carola avait un peu forcé sur le maquillage des yeux et de la bouche. Il eut la désagréable impression qu’elle avait eu une arrière-pensée en lui téléphonant. Il se montra à peine poli, resta debout à la regarder.

— J’ai la certitude que la maison est surveillée. Je vais éteindre et nous irons regarder par la fenêtre du bureau.

Volontairement ou non elle provoquait d’emblée une atmosphère trouble. Kowask détestait se laisser mener par le bout du nez.

Cependant il regarda par la fenêtre.

— Le pavillon de gauche est provisoirement inhabité. Je suis sûre qu’il y a quelqu’un sous la véranda.

Ils attendirent quelques minutes, et Serge localisa une ombre plus épaisse qui pouvait bien être celle d’un homme. Carola respirait un peu trop rapidement à ses côtés, et son parfum devenait entêtant.

— Vous avez vu ? souffla-t-elle d’une voix rauque.

Cette fois aucun doute, l’ombre avait bougé. Elle s’était déplacée vers la partie vitrée de la véranda. Kowask leva les yeux vers le ciel. D’ici quelques secondes la lune allait réapparaître.

— L’imbécile ! murmura-t-il.

Surpris par la clarté subite, l’inconnu s’accroupit mais ils avaient distingué son chapeau. Il était de taille moyenne et ce pouvait être en effet le faux démarcheur d’assurances.

— Vous dites que vous avez aperçu la vieille Chevrolet verte en fin d’après-midi ?

Le visage qu’elle tourna vers lui luisait faiblement, et ils étaient si près l’un de l’autre que son souffle frappa les lèvres de Kowask.

— Oui. Il est passé deux fois devant la maison, et s’est arrêté à quelques centaines de mètres. Tout au fond du lotissement il y a des bungalows qui ne sont pas encore habités. Ce n’était pas là-bas qu’il pouvait trouver des clients.

Lui seul savait que la South States Insurances n’existait pas. Avait-elle trouvé l’homme suspect, ou bien lui jouait-elle une comédie ?

— Pourquoi cet homme vous inquiéterait-il ?

— Une fois que vous êtes parti j’ai de nouveau pensé à lui, et il me semble que je l’ai souvent rencontré ces derniers jours.

— Depuis la mort de votre mari ou avant ? Carola n’hésita pas :

— Depuis la mort de Thomas.

— Pourquoi vous inquiéter ?

— Plus j’y pense et plus la mort de Thomas me paraît étrange. Et puis il a cet argent dont il disposait. Au prix que coûte un verre dans la région depuis l’installation de la base de fusées, il faut être très riche pour fréquenter assidûment les bars.

Or, il me donnait intégralement la solde qu’il touchait, et même les différentes primes et indemnités. Mais seulement depuis un an. Autrefois il se réservait une somme assez importante pour ses dépenses.

— Vous ne m’en avez rien dit cet après-midi.

— Ce sont quand même des choses assez personnelles. D’abord je vous ai considéré comme un policier ordinaire, mais le fait que vous apparteniez à L’O.N.I. m’a fait réfléchir. Vous croyez que Thomas faisait de l’espionnage ?

Il s’écarta de la fenêtre.

— Nous n’en sommes pas encore là. Comment sortir de chez vous sans que cet inconnu m’aperçoive ?

— Vous partez déjà ? fit-elle surprise.

— Je vais revenir. Il faut que j’aille voir ce que fabrique cet individu là-bas.

Ils passèrent dans le living et elle alluma le lampadaire.

— Le vasistas de la salle de bains est très grand. Je crois que vous pourrez l’utiliser.

Le vent s’engouffra dans la petite pièce quand il le souleva. Montant sur une chaise il put s’y engager et rejoindre facilement le sol.

La tempête paraissait se libérer totalement sur l’immense lotissement. Il arrivait toujours du sable de la côte et, le long des murs, il formait d’épais bourrelets.

Le marin tourna délibérément le dos au pavillon vide où se cachait l’inconnu, enjamba une murette et s’éloigna vers le nord pour amorcer un mouvement circulaire. Se tournant à un moment donné, il crut apercevoir la tête de Carola dans l’encadrement du vasistas.

Aux carrefours des allées, la poussière et des débris de toutes sortes tourbillonnaient en formes étranges. La lumière des projecteurs publics était filtrée, tamisée par ces masses de grains infimes en mouvement.

Maintenant le pavillon en question se trouvait devant lui à une cinquantaine de mètres. Il pouvait progresser rapidement, sans crainte de faire du bruit. Celui du vent rendait absolument imperméable aux autres.

Les bungalows étaient tous construits, du moins dans cette partie du lotissement, sur le même modèle : véranda orientée vers le nord avec une cloison vitrée protégeant du vent de mer, une murette la séparant du jardin. S’il voulait coincer son homme il lui fallait faire vite.

Longeant le mur ouest il se rua dans la place. Une silhouette de taille moyenne se dressa vivement. Kowask ne freina pas son élan et coinça le type alors qu’il tentait d’enjamber la murette. Projeté par les deux cents livres du marin, il défonça la cloison vitrée. Cela fit un bruit terrible mais localisé par la fureur de la tempête.

L’homme se retrouva de l’autre côté, et visiblement sans de graves contusions. Il se dressa d’un bond et fila vers le fond du lotissement.

Kowask perdit quelques secondes à franchir la murette. Il aperçut vaguement la silhouette de son homme qui disparaissait en direction des pavillons non habités. Il n’y avait plus d’éclairage public à cet endroit-là, et une longue cohorte de nuages lourds cachaient la lune. Il continua cependant jusqu’à ce qu’il arrive dans une zone déserte. À ce moment-là le ciel se dégagea. Il aperçut deux bétonneuses et une petite grue ainsi qu’une cabane de chantier en tôle. Une dizaine de fondations étaient déjà faites.

Il se décida pour la gauche et fut bien inspiré. L’homme sortit de derrière un gros tas de sable et courut maladroitement en terrain découvert. Kowask le jugea essoufflé et accentua ses efforts. Voyant que l’écart se réduisait rapidement, l’inconnu s’arrêta pile et une balle fit sauter un flocon de poussière devant les pieds du lieutenant de vaisseau. La détonation avait été à peine perceptible. Kowask n’avait pas d’arme. L’autre mit ce sursis à profit pour disparaître derrière une murette. Le marin se jeta à plat ventre. Depuis son abri il continuait de tirer sans aucun affolement. Un type certainement habitué aux situations difficiles. Après chaque détonation il laissait s’écouler une demi-minute, avec l’intention d’utiliser ce délai pour disparaître à un moment imprévisible. Kowask crut pouvoir se relever, mais le projectile siffla si près de lui qu’il y renonça, la rage au cœur. L’autre allait lui échapper sans l’ombre d’un doute.

La lune se cacha une nouvelle fois, et le marin fonça vers la murette. L’autre avait filé. Alors qu’il cherchait des traces autour de lui, il entendit le bruit d’un moteur sur sa droite. Il se mit à courir, aperçut dans la lumière d’un réverbère la vieille Chevrolet verte qui roulait à toute allure, pourchassée par des nuages de poussière.

Furieux il brossa ses vêtements de la main, se dirigea vers le pavillon de Carola Ford. La poursuite était inutile. Sa Jaguar était à deux cents mètres de là, et il n’avait qu’une connaissance limitée de la région.

Il sonna selon le code convenu, et elle vint lui ouvrir.

— Il m’a échappé, dit-il. Carola avait le visage d’une femme bouleversée. Il allait lui demander des explications, quand le canon d’un pistolet s’enfonça dans ses côtes. L’homme s’était caché derrière la porte. Il jura entre ses dents de son imprudence.

— Attention, mon vieux ! N’essayez pas de vous en tirer.

Un autre type sortait du living, et le lieutenant de vaisseau ne comprenait plus. Il avait eu la certitude que le guetteur était seul. Comment avait-il pu venir ici aussi rapidement, même si un complice s’était installé au volant de la vieille Chevrolet ?

— Entrez là-dedans.

Du coin de l’œil il vit celui qui tenait l’arme. Aussi grand que lui, mais encore plus large. Une véritable masse de muscles.

— Jetez votre portefeuille sur la table.

Avec une agilité surprenante, l’armoire à glace passa devant lui sans cesser de le menacer de son 38 spécial police. Il examina le visage dur, les yeux triangulaires et inquiétants, la bouche mince, tordue au coin par un méchant rictus. D’un doigt, rapide il ouvrit le porte-cartes, ricana devant celle de l’O.N.I.

— Alors, ce n’était pas une blague ?

Avec une mauvaise volonté évidente il laissa glisser son pistolet dans sa poche. Kowask devina en une seconde.

— C.I.A. n’est-ce pas ? Vous êtes Harry Sunn. Le gorille ne se dérida pas pour autant.

— Ouais. Que faites-vous dans cette histoire ?

— Rien, dit placidement Kowask. Et vous ? Les secondes qui suivirent furent marquées par un silence menaçant tandis que les deux hommes se regardaient dans les yeux. Sunn finit par rompre la tension.

— Tout ce qui touche à Cap nous regarde exclusivement.

— Quand un gars de chez nous se fait descendre, ça nous regarde aussi, répondit Kowask.

Sunn parut respirer avec difficulté, comme un boxeur au nez cassé.

— Vous pouvez rentrer à votre motel, passer une bonne nuit et, demain, reprenez la route de Washington. Je vais prévenir moi-même le Commodore Rice. J’ai l’impression qu’il s’est quelque peu fourvoyé. Ou bien il a voulu jouer au plus fin, parce que vous avez été détaché chez nous pendant un temps.

L’autre type ricana :

— Pour moi la Navy ne peut pas se consoler de ne plus participer à part entière aux travaux de la N.A.S.A. Ils s’arrangent pour s’y faufiler quand même.

— Et d’où venez-vous avec votre costume taché ? demanda Sunn.

Kowask rafla ses affaires, les remit dans sa poche et se dirigea vers la porte.

— Dites donc …

— Bonsoir. Je vais attendre tranquillement les nouvelles instructions. Désolé de vous avoir fait peur. Chez nous un seul type suffit dans la plupart des affaires. Il est vrai que nous évitons d’enfiler de gros sabots.

Il avait la main sur le bouton quand Sunn se mit à hurler :

— Un pas de plus et je vous descends, Kowask. Et j’arriverai à m’en tirer.

— Ça, je n’en doute pas, dit le marin en s’adossant contre la porte. Il y a quelque chose de pourri chez vous depuis quelques années.

La main de Sunn était encore dans sa poche.

— Vous devriez porter un holster.

— Votre gueule, Kowask ! Si on vous a envoyé ici, vous le crack de l’O.N.I, c’est que ça sent mauvais. Maintenant nous sommes prêts à reprendre le relais. Merci de tout ce que vous avez fait.

Il eut un sourire sans joie :

— Le fameux agent d’assurances vous a échappé ? Nous le retrouverons vite.

— Vous savez donc pourquoi mon costume est taché. Je m’en vais, mais si jamais le commodore Rice persistait dans ses mauvaises intentions, vous aurez du souci à vous faire avec moi.

Sunn sortit sa main de la poche et écarta significativement les bras.

— Attendez Kowask. J’étais furieux contre vous, car vous vous êtes lancé dans cette affaire sans venir me voir. On peut quand même discuter un peu.

— Je n’ai appris qu’en fin de soirée votre existence. D’autre part je ne savais où vous trouver, et je n’en avais pas du tout envie.

Les deux hommes avaient d’abord cru que tout s’arrangerait mais cette dernière remarque les fit grimacer.

— Ne comptez pas rester dans le coin, Kowask. On vous fera dire tout ce que vous savez sur cet assassinat.

Le lieutenant de vaisseau l’examina en silence durant quelques secondes.

— J’ai l’impression que, sans ma venue, vous vous seriez moins agités.

Il se tourna vers Carola. La jeune femme avait repris des couleurs mais paraissait surprise par l’agressivité des trois hommes.

— Je suppose que vous n’avez jamais vu ces messieurs avant ce soir ?

Elle secoua la tête :

— Je n’ai jamais eu affaire qu’au lieutenant Cramer de la police locale.

Sunn jeta un coup d’œil gêné à son collègue.

— Où voulez-vous en venir, Kowask ?

— À ceci : vous êtes plein de suffisance chez vous, et je parle du service en général. Tellement persuadés que votre seule présence garantit le Cap contre toute tentative d’espionnage que la mort de Thomas Ford vous a laissés indifférents. Les rapports de Cramer ont dû vous suffire jusqu’à ce que vous appreniez que l’O.N.I. n’avait pas la même attitude.

— J’ai l’impression, souffla Vautre avec hargne, que vous êtes venu faire la démonstration de notre insuffisance, au contraire. C’est à la mode depuis que le Jeunot est à la Maison-Blanche.

Le lieutenant de vaisseau retint un sourire. Le commodore Gary Rice détestait la C.I.A. Sunn avait peut-être vu juste. Ford était mon depuis quatre jours, et le commodore avait dû être immédiatement au courant. Avait-il décidé d’intervenir lorsque l’immobilisme de la C.I.A. lui avait été signalé ? Soit, malgré tout, avec au moins deux jours de retard.

— Ne croyez pas, dit-il, que mon patron va se laisser facilement influencer. Il va gagner du temps et vous risquez de me trouver dans vos pattes pendant un certain nombre de jours.

— Tentative de collaboration, persifla le compagnon de Sunn.

Ce dernier le fit taire d’un geste.

— Doucement, Hammond. Il a certainement raison.

Cette fois il parut se détendre complètement et s’efforça de perdre son air de dogue hargneux.

— Laissons tomber, Kowask. Après tout, nous aurons certainement besoin les uns des autres.

— À la condition que je reste ici.

— Bon sang, désarmez un peu ! Vous m’avez l’air coriace.

Le marin alluma une cigarette sans se presser.

— Je le suis et ne le cache pas.

— Que voulez-vous dire ?

— Les cours de comédie sont drôlement au point chez vous, continua Kowask. Vous me tendez le miel de la paix, mais vous n’en pensez pas moins.

Il entrouvrit la porte tandis que Sunn, d’abord surpris, éclatait d’un rire franc et sympathique.

— Vous êtes un sacré gaillard. Je ne peux vous empêcher d’être sur vos gardes. J’espère que demain tout ira mieux entre nous.

La main de Kowask esquissa un geste d’incertitude et il sortit dans la tempête. Un sourire aux lèvres, il se dirigea vers sa voiture. C’était peut-être ça, sa mission, contrer les types de la C.I.A. Garv Rice s’en frotterait longuement les mains.

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