CHAPITRE XI

Le téléphone réveilla Kowask à huit heures du matin. Il s’était couché à quatre. Il eut du mal à rassembler ses idées. La voix du commodore Rice lui parut un acide coulant goutte à goutte dans l’oreille.

— Du nouveau d’abord, annonça son chef. On a retrouvé une Pontiac rose et noire immatriculée FD 19 537, du côté de Selma, dans l’Alabama. Dans un chemin creux, abandonnée. Pas de trace de Quinsey. Il sème ses voitures un peu au hasard, ce type-là.

Complètement réveillé, Kowask alluma une cigarette tout en écoutant le commodore.

— Vous avez du nouveau ? lui demanda enfin ce dernier.

Il lui raconta les derniers événements. Quand il eut terminé, Gary Rice contenait difficilement sa jubilation.

— C’est ahurissant. Je pense que ce rapport va passer dans toutes les mains officielles. Là-dessus on sortira notre Mexicain et …

— Non. Il vaut mieux attendre. C’est Quinsey qu’il nous faut. Il faut qu’on ait tous les détails.

— Ça va demander du temps.

— J’ai relevé le numéro de cette reproductrice de fac-similés. Elle a certainement été volée quelque part. C’est peut-être un indice sérieux.

Il communiqua au commodore la marque et le numéro.

— Je l’ai noté à l’insu de Sunn. Est-ce que je vais à Selma ?

— Un Skyshark vous attend à l’aérodrome d’Orlando. Il vous laissera à Montgomery. Vous trouverez une voiture là-bas et il ne vous restera plus qu’à rejoindre Selma par l’U.S. 80. À peine cinquante miles. Une jolie balade. La voiture a été repérée par la police locale et par chance le capitaine de police est un ancien de la Navy. Il nous a donné la priorité de l’information. Vous avez une solide avance sur Sunn et sa bande de loups.

— Attendez, dit Kowask. Et pour mon Mexicain ?

— Je viens de lui faire envoyer un mandat télégraphique de cinq cents dollars et aussi une adresse à Miami.

J’espère que le gars sera sérieux.

— Je vais lui passer un coup de fil. Je vous rappellerai également dans la journée depuis Selma.

Cinq minutes plus tard, Rabazin, alerté par le gardien du camp, venait à l’appareil. Kowask lui annonça l’envoi d’argent et d’une adresse à Miami.

— Rendez-vous-y sans attendre. N’essayez pas de jouer au plus fin avec nous.

— Ne craignez rien, répondit le Mexicain. Sitôt l’argent empoché je prends le bus.

À dix heures le Skyshark se posait sur l’aérodrome de Montgomery. Un homme portant une casquette de chauffeur s’avança au-devant de lui.

— Mr Kowask ? Je suis employé de Finey and Finey. La voiture est là-bas. Voici les clés. Le plein est fait.

— Dois-je vous ramener ?

— Inutile, monsieur.

Il porta un doigt à sa casquette et tourna les talons. La voiture était une Mercury métallisée. Elle paraissait neuve et n’avait que dix mille miles inscrits au compteur. En une heure il joignit Selma et se rendit directement au siège de la police. Le capitaine Carsen le reçut sur-le-champ. C’était un type trapu au visage lourd éclairé par des yeux bleus.

— J’étais second maître pendant la guerre … C’était quand même le bon temps …

Kowask accepta de discuter pendant quelques minutes avant d’en venir à la Pontiac rose et noire.

— J’avais reçu l’avis du F.B.I. hier au soir, dans la nuit même. C’est un coup de chance. Dans l’après-midi un de mes patrouilleurs l’avait repérée dans un chemin creux qui ne mène nulle part. Il s’était contenté à tout hasard de relever le numéro. C’est ainsi que j’ai pu alerter directement Washington et le département de la Navy.

Il fit pivoter son fauteuil pour faire face à la carte du comté :

— Vous la trouverez ici. Ce matin encore elle y était. Un de mes gars l’a surveillée discrètement depuis une hauteur voisine. Elle paraît bien abandonnée.

Il regarda le lieutenant de vaisseau.

— Besoin de mes hommes ?

— Merci, pas pour le moment.

Dans son portefeuille il prit une photographie de Quinsey chipée à Sunn.

— Ce que j’aimerais savoir, c’est si ce type n’a pas été vu dans la ville dans la journée d’hier.

— Vous me la laissez ? On tâchera de trouver quelque chose.

Il roula vers le nord du comté et trouva facilement le chemin en question. Ce n’était qu’un passage faisant communiquer la route avec des champs de coton abandonnés. La Pontiac était garée sous un groupe de pins et il fallait glisser sur les aiguilles abondantes du sol.

La voiture était fermée à clé. Il examina l’intérieur, aperçut une serviette en cuir noir sur le siège avant. Il hésita une minute, ramassa une pierre et cassa la vitre. Il put ensuite ouvrir la portière, baissa la vitre, du moins ce qu’il en restait pour que son effraction n’apparaisse pas immédiatement, dispersa les débris avant de prendre la serviette. Il éclata de rire. Elle ne contenait qu’un pyjama et une paire de pantoufles. Le vêtement de nuit était d’ailleurs très chic, ce qui confirmait les goûts dispendieux de Quinsey.

La fouille complète de la voiture ne donna rien. Elle ne devait pas servir souvent et Quinsey avait dû la réserver pour les grandes occasions.

Kowask fit quelques pas jusqu’aux champs de coton. La terre était molle mais il n’apercevait aucune trace. À croire que le petit homme n’était pas venu par là.

Il revint jusqu’à la route d’où la Pontiac restait invisible. La seule explication était que Quinsey avait fait de l’auto-stop pour se rendre à un endroit mystérieux, et en espérant retrouver plus tard son auto. Pourquoi toutes ces précautions ? Il avait passé la nuit ailleurs.

Kowask fronça les sourcils. Pourquoi n’avait-il pas emporté son pyjama et ses pantoufles ? Un homme qui prend le temps de se sauver avec ces deux objets est un type aimant son confort. Quinsey devait espérer revenir plus vite, mais une raison inconnue l’en avait empêché.

Il remonta dans la Mercury, suivit la route encore un peu jusqu’à ce qu’il découvre le panneau de Bustop. Il s’arrêta et alla le consulter. Trois voitures par jour allaient vers Selma et trois autres vers Tuscaloosa. Quinsey pouvait très bien avoir emprunté ce moyen de locomotion. Il avait quitté la Floride dans la nuit, avait dû arriver dans le coin au matin.

Mais alors pourquoi dépasser Selma si c’était pour y revenir ensuite ? Quinsey avait dû continuer vers le nord avec l’intention de revenir par le même moyen dans la journée.

La tête de ligne paraissait se trouver à Selma. La première voiture quittait cette ville à six heures du matin, arrivait à Tuscaloosa à neuf heures. La même voiture repartait à onze heures pour rejoindre Selma à quatorze heures, et faire encore un voyage entre quinze et dix-huit heures. La compagnie employait donc deux autobus et il serait certainement aisé de rencontrer les chauffeurs.

Le capitaine Carsen buvait une bière au bar voisin.

— La photographie ? La voilà. Je l’avais fait retirer en dix exemplaires par notre photographe officiel. Jusqu’ici ça n’a rien donné bien que j’aie mis trois hommes sur l’affaire.

— Je vous remercie. Où se trouvent les bureaux des autobus Whitney ?

Il lui fit part de sa théorie en quelques mots.

— Ça colle, dit le capitaine. Venez, nous allons les voir. Je connais bien le vieux Whitney.

En roulant vers la gare routière il lui demanda à quelle heure il pensait que Quinsey avait pris l’autobus.

— Certainement à douze heures trente ou à quinze heures trente.

— Aïe, ça fait deux chauffeurs différents. Si nous avons la chance d’en trouver un, l’autre sera en route.

Le vieux Whitney, cheveux gris et visage de buveur de bourbon, se mit tout de suite à leur disposition.

— Sam est ici. Peut-être pourra-t-il vous renseigner ; sinon il faudra attendre le retour de Lewis à 14 h.

Le chauffeur était en train de casser la croûte au snack de la gare. Il prit la photo, l’examina avec soin puis secoua la tête.

— Pas vu cette tête-là. À l’arrêt № 2 dont vous parlez y avait qu’une bonne femme que je connais depuis longtemps. S’il a emprunté un de nos tacots, l’a pu le faire qu’avec Lewis.

Kowask, affamé, décida de manger sur place et le capitaine s’installa en face de lui devant un verre de bière. Ils discutèrent de choses et d’autres, puis, en attendant quatorze heures, Kowask alla chercher sa Mercury de location devant le siège de la police. Le temps lui parut long, mais l’autobus arriva sans retard.

Lewis fut formel.

— Bien sûr que je l’ai embarqué. J’ai même été surpris car je connais mes clients du numéro 2. Il y a une grande exploitation agricole dans le coin. Ce type est allé s’asseoir dans le fond et est descendu à l’arrêt six, un peu après le carrefour avec la 231.

— Qu’y a-t-il dans le coin ?

— Pas grand-chose. Des fermes et pas mal de terres incultes. Y’a aussi un patelin de négros à un mille de la route. Peut-être que votre gars y est allé.

Kowask voulut lui donner cinq dollars, mais l’autre refusa et ils allèrent boire un verre ensemble. Lewis le trouvant sympathique fouilla dans ses souvenirs.

— Au carrefour il y a une station-service. Peut-être qu’ils pourront vous renseigner sur lui. L’arrêt numéro 6 est à deux cents mètres pour des raisons de sécurité.

Kowask prit donc la route de Tuscaloosa et s’arrêta pour vérifier la présence de la Pontiac rose et noire. Elle n’avait pas bougé d’un centimètre. Une heure plus tard il s’arrêtait à la station-service, faisait faire le plein. C’était un noir indolent qui distribuait l’essence et paraissait le gérant. Il hocha la tête devant la photographie de Quinsey.

Peut-être le gars qui a attendu une bonne heure sur la route. Je croyais qu’il faisait du stop et j’avais peur qu’il ne vienne jusqu’ici pour empoisonner mes clients. J’aime pas ces types. Ils ont un culot monstre. Mais non. Il est resté bien sagement là-bas et puis une voiture est arrivée.

— Vous avez pu voir la marque ?

— Sûr. Une Cady blanche. Une sacrée bagnole ! Elle s’est arrêtée et le type a embarqué. Direction Tuscaloosa.

Kowask lui donna un bon pourboire et suivit la route. Il freina soudain et passa la marche-arrière pour remonter vers deux agents, motocyclistes embusqués dans un chemin de traverse. Les deux flics le regardèrent avec méfiance.

— Quelque chose de cassé, monsieur ? Kowask sourit et leur montra ses papiers.

— Vous étiez peut-être là hier après-midi ? Je cherche une Cadillac blanche qui a dû passer devant vous.

— Nous étions de faction un peu plus loin en effet, mais je ne me souviens pas d’avoir vu une Cady. On remarque ce genre de bagnole, surtout les blanches.

Son collègue paraissait aussi de cet avis. Il était moins rogue, plus jeune.

— Il passe quand même pas mal de voitures et nous connaissons trois sur cinq de leurs propriétaires. Nous avons galopé après un fondu complètement rond pendant une bonne demi-heure, presque jusqu’aux portes de Tuscaloosa. Le gars a pu passer pendant ce temps.

C’était même probable. Kowask les remercia et continua vers Tuscaloosa. Il se mit en quête d’un téléphone mais dut attendre avant d’avoir le commodore Rice au bout du fil. Il le mit au courant de la progression de son enquête.

— Quinsey est drôlement méfiant, mais j’ai l’impression que c’est plus envers les gens qu’il avait à rencontrer que contre une éventuelle filature.

— Pourquoi ?

— Il a laissé sa voiture à quarante miles de l’endroit de son rendez-vous, en espérant la récupérer quelques heures plus tard. Il avait dû se documenter avec soin sur les transports de la région. J’ai peur qu’il ne lui soit arrivé quelque chose de fâcheux.

— Votre hypothèse ?

— Peut-être venait-il rendre compte et empocher du pognon et ses employeurs ont préféré se débarrasser de lui.

Rice observa un silence de quelques secondes.

— Oui, ça se tient. Je me demande s’ils ne le cuisineront pas avant pour savoir comment il est arrivé jusque-là. Ne faudrait-il pas surveiller la voiture ?

— Puis-je le demander an capitaine Carsen ?

— Bien sûr. Au nom de la Navy. Autre chose j’espère avoir d’ici ce soir des renseignements sur la réceptrice de fac-similés météo. La machine est construite à Détroit et les distances n’arrangent rien. Peut-être pourrons-nous en tirer quelque chose.

Kowask appela ensuite le capitaine Carsen et lui demanda s’il pouvait poster un homme jusqu’à son retour. L’ancien second maître hennit de plaisir.

— J’ai toujours un homme là-bas et il vous a vu casser une vitre. Il a failli intervenir, mais votre apparence lui a dicté une certaine prudence. Je vais continuer de la faire surveiller, soyez tranquille. Que ne ferait-on pas pour cette vieille Navy ?

— Dites à votre gars que je viendrai le relayer avant la nuit. Et qu’il évite de se montrer … Qu’il reste plutôt dans les parages. Vous voyez ?

Carsen voyait exactement ce qu’il fallait faire, et Kowask raccrocha, un sourire aux lèvres. Il n’avait plus rien à faire dans la région.

L’après-midi était largement entamé quand il arriva en vue du chemin creux. Il laissa sa voiture sur l’accotement et se dirigea vers la Pontiac. S’arrêtant à côté de la voiture il alluma une cigarette et parla à voix haute :

— Je suis l’ami du capitaine Carsen.

Un bruit léger le fit retourner et il aperçut un policier en uniforme qui sortait des buissons voisins. Il souriait tout en le regardant.

— Je vous attendais, monsieur.

— Rien à signaler ?

— Non, même pas un rôdeur. L’endroit est totalement désertique et on n’entend même pas les oiseaux. Je vais rentrer à Selma.

— Vous avez un véhicule ?

— Une moto que j’ai cachée un peu plus loin. Kowask l’accompagna :

— Je vais planquer ma voiture. Vous direz au capitaine qu’il ne se fasse pas de souci à mon sujet.

L’agent désigna sa cachette de buisson.

— On n’y est pas trop mal et on peut fumer. Le vent arrive de l’ouest. Le seul ennui c’est qu’il peut se mettre à pleuvoir.

Le lieutenant de vaisseau prit son imperméable et revint prendre son poste. Il trouva la place du policier, un siège de pierres plates qui lui permettaient de voir la Pontiac sans qu’on puisse soupçonner sa présence. Il la surplombait même et l’endroit était vraiment bien choisi.

Les véhicules invisibles filaient sur la route proche, et pendant la première heure, si l’un d’eux ralentissait tant soit peu il se figeait instantanément. Il fuma plusieurs cigarettes, tandis que le vent devenait plus violent et que de gros nuages noirs défilaient au-dessus de lui, donnant à la campagne une apparence sinistre.

Enfin la pluie tomba et il plaça son imperméable sur son crâne, se demandant s’il lui faudrait passer toute la nuit à espérer une visite.

La nuit vint sans transition tant le ciel était couvert. La pluie tombait sans relâche. Il avait soif et ne réussissait à recueillir qu’un peu d’eau dans ses mains. Avec l’obscurité il n’osait plus fumer et était prêt à abandonner.

Sur la route les pneus des autos chuintaient doucement, mais la circulation se ralentissait de plus en plus. Bientôt les phares trouèrent la nuit épaisse et il regardait naître et mourir leur lueur.

À plusieurs reprises il se releva pour combattre l’ankylose qui le gagnait. Un moment, alors qu’il était debout, il eut envie de s’en aller et de rentrer à Selma. Personne ne viendrait prendre la Pontiac.

Pourtant il patienta encore une heure, jusqu’à ce que sa montre indiquât neuf heures. Il quitta sa cachette, passa à côté de la Pontiac. La route étant proche il vit passer un véhicule au ralenti. Il eut soudain une intuition et rebroussa chemin à toute vitesse. Bien lui en prit. Le moteur de la voiture inconnue mourut soudain, et, une minute plus tard, un bruit de pas lui parvint du chemin creux. À moins d’un hasard, les arrivants ne pouvaient s’intéresser qu’à la Pontiac.

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