CHAPITRE XV

Le colonel Burgeon, président de l’Aéro-Club de Tuscaloosa, président du Mouvement local pour le Réarmement Moral, président du comité inter-Comtés de Sauvegarde patriotique, président l’honneur des officiers et sous-officiers de réserve, diacre honoraire de l’église méthodiste, se levait très tôt le matin même si la veille il avait veillé jusqu’à une heure avancée.

Son valet de chambre français, Pierre, le savait bien, et le déjeuner était toujours prêt à la même heure. Ce matin-là, le colonel, l’œil fatigué et la barbe mal rasée, s’installa de mauvaise humeur à sa table. Il détestait veiller aussi tard, et il commençait à trouver que le capitaine Charles exagérait. Quand il n’avait pas ses huit heures de sommeil il ne pouvait pas se raser facilement.

Il but son verre de bourbon avant son café et attaqua de bon appétit le copieux repas du matin.

Sandwiches au poulet, œufs à la tomate et marmelade d’orange.

À huit heures il alluma le premier cigare de la journée, et commença la lecture des journaux. Un titre de dernière heure le fit sursauter :

ARRESTATION PAR LA POLICE D’ÉTAT D’UN RICHE PROPRIÉTAIRE DE BESSEMER.

— Robbins … Pas possible ! Il lut et relut l’article.

— Complicité dans l’assassinat d’un certain. Quinsey. Mais comment ?

Puis son souffle s’oppressa. C’était lui qui avait demandé ce léger service à Robbins. À la suite d’une intervention de Charles.

— Mais comment se sont-ils fait pincer ?

Il n’y avait pas quarante-huit heures qu’il avait téléphoné à Robbins. D’un bond il quitta son fauteuil, alla jusqu’au téléphone et forma le numéro du capitaine Charles. En vain.

— Que signifie ? Pierre ?

Le valet français arriva à la seconde.

— Appelez un taxi et apportez-moi mes souliers, mon veston !

Dix minutes plus tard il carillonnait au 417 Fort Mins avenue. Charles ne répondait pas et tout paraissait fermé. Il revint au club, n’y trouva que la femme de ménage. Le bar n’était pas encore ouvert. Par acquit de conscience il téléphona au terrain d’aviation. Le gardien n’avait pas vu le capitaine Charles jusqu’à maintenant.

Complètement abasourdi, le colonel revint chez lui où Pierre lui signala qu’un visiteur attendait dans le salon.

— Qui est-ce ?

— Ce monsieur ne m’a pas donné sa carte, dit le valet français avec une expression choquée.

Ouvrant la porte, le colonel Burgeon se trouva devant un homme de trente-cinq ans environ, grand et robuste, les cheveux très clairs, les yeux si bleus qu’ils semblaient blancs.

— Mon colonel ? Capitaine Serge Kowask. Sortant son portefeuille il y prit une carte que le colonel reconnut sur le champ. Il devint pâle, mais garda son sang-froid.

— C.I.A … ? Je ne comprends pas ce que vous me voulez.

Kowask sourit :

— Ne vous méprenez pas, colonel … Je suis un ami du capitaine Charles.

Dans le silence qui suivit, Kowask détailla le visage couperosé et allongé du colonel, les yeux aux poches prononcées, la bouche sensuelle et ornée d’une moustache rêche.

— Mais le capitaine n’habite pas ici, répondit Burgeon.

— Je sais où il habite, dit doucement Kowask, mais je sais également que je ne le rencontrerai nulle part.

Burgeon le regarda avec des yeux soupçonneux.

— Que voulez-vous dire ?

— J’ai appris cette irait que Charles avait été enlevé.

Cette fois Burgeon perdit son calme :

— Enlevé et par qui ?

— Un agent de l’O.N.I. Il est en ce moment séquestré par ces gens-là qui essayent de lui faire avouer toute la vérité sur l’affaire que vous savez.

Burgeon se ressaisissait :

— Je ne sais rien.

— Ne me prenez pas pour un agent provocateur, colonel. Je sais que Quinsey a été tué, et que Robbins votre ami vient d’être arrêté. J’étais au courant de l’opération Cayo Bajo.

Il lui donna encore quelques précisions, mais le colonel ne paraissait pas vouloir se laisser faire.

— Admettons que je sois au courant de tous ces faits assez étranges, qu’attendez-vous de moi ?

— Charles m’avait demandé de venir à la rescousse en cas de coup dur. J’étais cette nuit de permanence au Pentagone. L’affaire y fait grand bruit.

Il serra les dents :

— Il faut que cette affaire réussisse. Sinon nous ne retrouverons jamais l’occasion. Il y va de l’avenir de notre pays, colonel.

En même temps il fixait le militaire droit dans les yeux.

— J’espère que vous n’avez pas peur, mon colonel ?

Burgeon rougit de colère.

— Vous m’insultez, capitaine.

— Je vous vois hésitant, et c’est compréhensible. Mais sachez une chose, ou vous me faites confiance et l’affaire ira aussi loin que nous l’avons voulu, ou vous refusez de me croire et tout sera perdu pour tout le monde.

Le colonel fit quelques pas vers la fenêtre puis revint se planter devant lui :

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Il faut que je retrouve Charles. Il ne parlera pas, mais sait-on ce que les autres lui feront ?

Burgeon détourna le regard.

— Robbins ? Vous êtes sûr de lui ?

— Qui vous a dit que je le connaissais ?

— Est-ce faux ?

Le colonel fronçait ses sourcils :

— Charles ?

— Non. Mais j’ai fait facilement la liaison. Vous êtes originaire de ce pays alors que Charles ne s’y est installé que depuis sa démission de l’armée.

Son hôte se détendit :

— Si vous m’aviez répondu que c’était Charles, je vous aurais chassé sur-le-champ. Il ne connaît mes relations avec Robbins que depuis deux jours seulement. Quand il a fallu se débarrasser de ce Quinsey, c’est moi qui ait proposé la solution. Qui a découvert Robbins ?

— Un agent de l’O.N.I.

— Mais alors je suis suspecté moi aussi ?

Kowask eut un sourire froid :

— Certainement, mais pas autant que Charles. Depuis sa démission il est fiché à Washington. Je suppose que cet agent de la marine a dû le découvrir par hasard. Soit qu’il ait demandé une liste des suspects de l’État, soit que Robbins ait entendu parler de Charles.

Burgeon hocha la tête.

— Possible. Charles a écrit certains articles explosifs dans les journaux de l’État.

Kowask réprima un soupir de soulagement. Cette affaire paraissait réglée. Il fallait rassurer complètement la vieille ganache. Il s’y employa :

— Pour moi la réussite de l’affaire importe beaucoup, mais la délivrance de mon ami presque autant. Il faut que vous m’aidiez.

Le vieux grogna.

— Comment ? Charles doit être loin à cette heure ?

— Non. Je sais qu’il est prisonnier du côté de Montgomery. Je dois avoir des précisions dans la journée !

À nouveau le colonel se fit soupçonneux :

— Comment êtes-vous arrivé si vite ?

— Un avion militaire m’a déposé à Montgomery. J’ai loué une voiture avant de venir ici.

— Comment l’arrestation, ou plutôt l’enlèvement de Charles, a-t-il pu vous être signalé ?

— J’ai des amis à l’O.N.I. il y a beaucoup plus de gens favorables à la réussite de cette affaire que vous ne le pensez.

Burgeon paraissait en effet dépassé par les événements. Il avait dû militer au sein de la petite ville, mais l’ampleur de la conspiration devait l’effrayer un peu.

— Maintenant, dit Kowask, il faut prévoir le pire. Je suppose que vous avez des documents importants sur cette affaire ? Un rapport a dû être rédigé au fur et à mesure de son développement ?

Là, Kowask sentait quelques gouttes de sueur couler dans son dos. Il était peut-être allé trop loin et trop vite. Le colonel, le regarda, le visage fermé :

— Et alors ?

— Il faudra prévoir une destruction rapide.

— Nous l’avons prévue.

— Ou une évacuation ?

Nouveau silence angoissant. Burgeon le rompit d’une voix sèche :

— Le capitaine Charles n’avait jamais parlé d’une évacuation mais d’une destruction.

— C’est préférable en effet, dit Kowask sur les charbons ardents.

Le colonel parut se détendre :

— Mais tout ce qui concerne notre activité, celle du réseau Rénovation, devra être sauvé car tout reprendra un jour. Notre activité est légale, mais une perquisition nous serait préjudiciable. Nous n’avons pas envie que la liste de nos adhérents et divers documents soient lus par le F.B.I. ou l’O.N.I.

Kowask approuva de la tête. Rasséréné le colonel alla chercher une boîte de cigares et une bouteille.

— Vous espérez libérer Charles ?

— Oui. J’aurai certainement des précisions sur son lieu de détention dans la journée. Il me faudra alors une équipe de gars solides pour le délivrer.

Burgeon se mit à rire :

— Vous l’aurez. Nous avons organisé une section spéciale. Nous disposons de douze hommes bien armés et rompus au combat. Tous anciens Marines.

— Pourtant il est possible que nous échouions. Le capitaine Charles peut avoir été transféré ailleurs. Il se peut que le gouvernement décide d’agir sans plus attendre.

Les lèvres arrondies autour d’un gros cigare, Burgeon paraissait réfléchir.

— Dans ce cas, poursuivit Kowask en le surveillant du coin de l’œil, mieux vaudrait prendre toutes vos précautions.

Le colonel remplissait les verres, toujours silencieux. Ils burent ensuite.

— La réunion des membres du Club serait peut-être nécessaire mais demanderait trop de temps.

— Vous ne pouvez pas agir de votre propre chef, dit Kowask avec une mimique surprise.

L’orgueilleux colonel se rebiffa :

— Si. Nous pouvons facilement déménager les archives et les papiers importants. Grâce à Dieu nous nous sommes toujours efforcés d’avoir de l’ordre et d’être prêts à faire face à une éventualité de ce genre. Que proposez-vous ?

Prenant le temps de boire une partie de son verre et d’allumer une cigarette, Kowask fit semblant de réfléchir.

— Vous disposez d’un appareil rapide dans votre Club ? Un engin capable de voler assez loin également sans se ravitailler ?

Le visage du colonel s’éclaira :

— Bien sûr. Nous avions tout prévu, même une fuite par air en cas d’urgence. Il y a le Twin-Bonanza qui vole à plus de cent quatre-vingts miles à l’heure. Nous avons fait installer deux réservoirs supplémentaires qui lui permettent de parcourir quinze milles d’un seul coup d’aile.

— Parfait ! s’exclama Kowask. C’est exactement l’engin dont nous aurons besoin. Avez-vous un homme sûr pour le piloter ?

— Oui. Un lieutenant d’aviation de réserve. Il acceptera n’importe quelle mission. Mais où comptez-vous l’envoyer ?

C’est alors que Kowask joua au plus fin.

— N’avez-vous pas une base de repli ? Le capitaine Charles m’en avait vaguement parlé.

— Oui, dit lentement le colonel. Elle se trouve au Texas. Vous m’excuserez de ne pas vous en dire davantage ?

— Bien sûr. Pouvez-vous vous occuper de tout cela ? Je crains d’être trop occupé pour pouvoir vous aider. Il faut que je retrouve la piste de Charles.

Cette fois Burgeon parut complètement convaincu :

— Je vous remercie. Vous avez agi avec rapidité et efficience. Si notre plan réussit le pays au-ira certainement besoin d’hommes tels que vous pour remporter la victoire.

— Vous pensez en terminer ce matin ?

À nouveau le colonel, le regarda avec confiance :

— Il se peut que nous ayons besoin de l’appareil pour éloigner le capitaine Charles. Peut-être serais-je même du voyage. Je vous conseille de ne pas détruire le rapport sur l’opération Cayo Bajo avant mon retour. Si je reviens sans le capitaine Charles, il serait toujours temps de le faire.

— Mais de quelle utilité sera pour nous ce rapport, alors que s’il tombe dans les mains de l’administration il peut nous attirer les pires ennuis.

Kowask manifesta son impatience :

— N’oubliez pas l’avenir, mon colonel. En l’étudiant avec le capitaine Charles nous vérifierons chaque point. Mon ami ne veut pas vivre en homme traqué éternellement. Aucune accusation sérieuse ne pèse sur lui.

— Sauf ce rapport, fit le colonel têtu.

— Mais bon sang, êtes-vous capable de vous souvenir de toutes les phases de l’opération ?

Le vieux militaire se troubla :

— Évidemment non.

— Il existe forcément des points faibles. Il y a à l’O.N.I. des types obstinés qui chercheront sans relâche. Imaginez que le capitaine Charles meure. Vous éprouverez alors l’impression qu’on ne peut rien contre vous et votre réseau ? Mais en serez-vous tellement certain ? Je suis sûr que, si John Charles était ici, il vous tiendrait le même langage. Si Quinsey avait été liquidé en Floride, nous n’en serions pas là.

Burgeon se rebiffa assez plaintivement :

— C’est Charles qui a la haute main sur le réseau. J’ignorais les détails, les ramifications. J’étais chargé d’assurer une base solide ici même, de recruter des hommes décidés à tout, de pourvoir à l’organisation matérielle grâce à mes relations et à l’honorabilité dont je jouis dans la région.

On avait presque l’impression qu’il se défendait devant un tribunal.

— Vous n’avez pas le droit de faire disparaître toute trace de cette affaire. Charles n’est pas un homme indépendant. Il doit certainement des comptes à des supérieurs occultes. Si tout foire, ceux-ci voudront savoir pourquoi. Que ferez-vous si John y laisse sa peau ? Je vais même aller plus loin, colonel, vous serez le premier suspect aux yeux de vos amis.

Burgeon sursauta et la cendre de son cigare tomba sur son veston sans qu’il songe à l’essuyer :

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que j’ai sur le cœur finalement, dit Kowask en serrant les dents et en montrant un visage menaçant. John est arrêté, il y a eu des fuites et vous, vous n’êtes même pas inquiété. Il y a quand même des points obscurs dans toute cette affaire.

— Vous m’accusez d’avoir trahi, bredouilla le colonel rouge et tremblant.

— Non. Je constate simplement. Si vous faites disparaître le rapport secret vous agirez comme un homme qui veut éviter de rendre des comptes. Vous ne risquez rien à le conserver et à l’expédier au loin par avion.

Il appuya encore un peu :

— Que croyez-vous, mon colonel ? Qu’il s’agit d’une petite conspiration à l’échelon d’un village ? Il y a dans le pays tout entier des hommes qui attendent beaucoup de cette affaire. Vous avez peut-être été dépassé par les événements, mais il est trop tard pour revenir en arrière.

Le colonel se taisait. Peut-être maudissait-il le jour où il avait accepté d’épauler le capitaine Charles ? Il y avait loin entre le fait d’être le président du comité local pour le Réarmement Moral, et celui d’être complice d’un complot à l’échelon fédéral.

— Quel est le nom de ce pilote ? Êtes-vous certain de lui ? Il se peut qu’il y ait des mouchards dans votre organisation.

— Patrick Gates. C’est un entrepreneur de maçonnerie. Il est hors de tout soupçon.

Sous le coup de l’émotion, il avait répondu mécaniquement à la question posée.

— Je vais m’en aller aux renseignements et faire une enquête dans la région. Que l’appareil ne prenne pas l’air avant mon retour ou un coup de téléphone de ma part. Mais que ce Gates se tienne prêt à s’envoler.

Encore frappé de stupeur le colonel approuva.

— Je vous téléphone ici ou à votre club ?

— Au club. Je m’y tiendrai en permanence.

— Qui convoiera les archives jusqu’au terrain ?

— Le secrétaire du club, Joyce. Il est très capable.

— Vous n’oublierez pas le rapport sur l’affaire en question ?

Burgeon avala difficilement sa salive :

— Non.

— Très bien. Souhaitons que John Charles soit libéré d’ici ce soir. Je vais vous laisser, mon colonel.

Ils se séparèrent plutôt froidement. Kowask espérait que son coup de bluff avait réussi. Tout de suite il avait eu la certitude que le colonel n’était pas taillé pour la lutte subversive, et il devait même se mordre les doigts de s’être laissé entraîner. Il souhaitait lui avoir suffisamment embrouillé les idées pour l’obliger à exécuter ses conseils comme des ordres. Burgeon se demandait certainement s’il était simplement un ami de John Charles, ou bien un envoyé des puissants chefs occultes dont il avait habilement parlé.

Au moment où il montait en voiture il vit un éclair derrière les rideaux. Le colonel surveillait son départ à la jumelle. Peut-être essayait-il de lire son numéro minéralogique.

De ce côté-là Kowask était paré. Il avait rendu le Chevrolet pour louer dans un autre garage une Buick. Si le colon se renseignait à Montgomery, il apprendrait qu’un avion militaire avait effectivement fait escale à l’aéroport. C’était celui qui amenait à Kowask le matériel demandé, dont la fausse carte de la C.I.A.

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