CHAPITRE VIII

Après plusieurs coups de téléphone, Kowask rejoignit Sunn et Hammond dans leur bureau de Patrick Base. Les deux hommes avaient étalé une immense carte de la région sur le sol, et, à quatre pattes, le crayon à la main, paraissaient s’affairer sérieusement. Un troisième loustic parlait au téléphone, et, sur le bureau, des canettes de bière toutes à moitié vides achevaient de se réchauffer. Quelques sandwiches mordus à la hâte traînaient un peu partout.

Sunn tendit vers l’arrivant une sorte de mufle contracté.

— Vous avez abandonné la planque ? Et si un gars se présente ?

— Personne ne viendra, dit tranquillement Kowask. Je suis venu à toute vitesse car j’ai eu une idée formidable.

Sans reprendre souffle et avec une naïveté vraiment bien imitée il déballa la suite :

— Ford était spécialiste météo et pouvait donner des renseignements sur les transmetteurs de cartes. J’ai pensé que cette longueur impressionnante de fil avait servi à poser une liaison clandestine entre…

Sunn se redressa sur ses genoux, un sourire goguenard sur ses lèvres minces. Hammond moins discret commençait de se taper sur les cuisses.

— Et que croyez-vous que nous ayons dans le crâne ? De la farine de cacahuètes ?

Kowask regarda la carte puis Sunn, d’un air terriblement vexé :

— Je comprends. Vous étiez en train de me doubler comme deux salauds que vous êtes.

En fait tout ce qu’il désirait, c’était que Sunn ne s’interroge pas trop sur les vrais motifs qui lui avaient fait quitter le 147 de la 4° Rue.

— Bon sang, Kowask, c’est vous-même qui avez proposé de rester là-bas. Nous étions tellement excités par cette découverte que nous vous avons complètement oublié.

Décidément ils allaient le prendre pour un parfait idiot, mais il finit par sourire gentiment.

— Bon. Vous permettez que je jette un coup d’oui ?

Il s’agenouilla à son tour et prit un relevé des installations souterraines et volantes. D’un regard, il vit que Sunn avait reporté le tracé au crayon bleu sur l’immense carte d’état-major. Il fit semblant de s’absorber dans la contemplation de celle-ci, les laissant mijoter.

— Trois équipes pataugent dans les marais avec des projecteurs et les appareils de détection. Jusqu’à présent ça n’a rien donné.

— Mais si la connexion s’est faite sous terre, comment espérez-vous y arriver ?

Sunn soupira, légèrement excédé. Kowask comprit qu’il allait parfois trop loin dans la naïveté et que les autres finiraient par se méfier.

— J’y suis, dit-il, grâce à une bobine d’induction. Mais dans ce cas il faut une émission permanente ?

— Nous nous contentons d’envoyer des impulsions électriques dans les réseaux. Insuffisantes pour mettre les réceptrices de fac-similé en route, mais permettant à nos hommes de trouver une source différente de courant. Ces salauds doivent utiliser un courant de compensation, soit par pile soit par éléments de batterie.

Kowask approuva de la tête :

— Et une fois que vous aurez trouvé la boîte de connexion il vous suffira d’envoyer du courant dans le fil clandestin pour pouvoir le suivre.

— En souhaitant que l’enregistreuse de ces salauds ne soit pas sous tension, sinon ils seront alertés par le léger bourdonnement des condensateurs.

Même si le courant est très faible. Je ne pense pas que ce fil soit enterré très profondément. Ils ont dû installer ça en une seule nuit. Ils n’avaient pas de temps à perdre. Imaginez que ce soit un téléphone qu’il y avait au bout du réseau clandestin. En envoyant du courant nous le ferions tinter imperceptiblement.

Kowask alluma une cigarette et pointa son doigt à un endroit précis, celui où le réseau officiel suivait un canal de drainage sur un bon mile, en direction d’Orlando.

— Regardez un peu ici mon vieux, dit-il à Sunn.

Celui-ci, d’abord sceptique, sauta finalement sur ses talons.

— J’ai l’impression que vous avez mis le doigt dans le mille et ce n’est pas une figure.

Il se tourna vers le gars du téléphone :

— Alertez l’équipe de Stommer. Qu’ils se dirigent immédiatement vers le canal de drainage qui se trouve devant eux à l’ouest, à deux miles environ. Qu’ils fouillent consciencieusement le coin.

L’autre transmit les ordres. La liaison devait s’effectuer par radio. Sunn se tourna vers Kowask.

— On va aller là-bas. Mais il faut changer de tenue. Battle-dress et bottes pour aller patauger dans les marais. Voua en êtes, ajouta-t-il avec regret.

— Bien sûr mais je ne possède pas un tel équipement.

— On va vous le fournir ici-même.

Une demi-heure plus tard ils filaient dans une jeep de l’Air-Force. Tout de suite après l’U.S. 1 le chauffeur emprunta un chemin bordé de marécages et de plantes aquatiques. Bientôt les roues soulevèrent des geysers d’eau fétide, et le brigadier qui les conduisait dut passer le crabotage. Ils roulèrent à dix miles à l’heure dans un demi-mètre d’eau.

— Espérons qu’on ne va pas basculer dans un trou, dit Sunn sur un ton rogue. Ne mettez jamais en pleins phares quoi qu’il arrive. Ces types-là sont au maximum à cinq miles d’ici, mais rien ne prouve qu’ils ont utilisé la totalité du fil. Si leur planque se trouve à deux miles, ils peuvent s’inquiéter de ces différentes lumières et de ces allées et venues.

Mais, quand ils rejoignirent les deux véhicules de l’équipe au travail, il faillit attraper une apoplexie. Les deux Dodges 4X4 illuminaient toute la région et les hommes s’interpellaient à voix haute.

Sunn commença par passer un savon à Stommer, un lieutenant d’aviation au visage sympathique qui serrait les poings sous la tempête.

Pendant ce temps, avec de l’eau jusqu’aux genoux, Kowask se dirigeait vers le canal d’irrigation. Il atteignit le rebord cimenté, qui surplombait les eaux de quinze centimètres seulement, et rejoignit deux hommes qui pas à pas, avec des crochets, soulevaient le câble sous-marin du télétype. Dans ses explications, le commodore Gary Rice n’avait pas fait de différence entre les parties souterraines et sous-marines. Tout serait encore plus facile que prévu.

Et tout au bout il y avait le piège dans lequel Quinsey, obéissant à des ordres mystérieux, avait voulu entraîner la C.I.A. Kowask ne savait s’il devait s’en réjouir ou s’en inquiéter.

Sunn le rejoignit en pestant. Il avait mis le pied dans un trou et l’eau avait passé par-dessus sa botte.

— Rien de neuf ?

L’équipe agissait avec précaution, car le raccordement pouvait avoir été fabriqué à la hâte et être de ce fait assez fragile.

— J’ai quelques renseignements sur le câble, dit Sunn. Section de deux pouces, revêtement en caoutchouc et les fils eux-mêmes sont sous gaine de même matière. Il a fallu quand même un spécialiste pour faire le raccordement.

— Ford ? proposa Kowask.

— Peut-être. Non content d’être météo il était un excellent réparateur radio.

Le câble avait été simplement déposé sur une sorte de corniche noyée sous les eaux.

Il y a un autre projet consistant à protéger la cible avec une installation en ciment, mais depuis quatre ans que ce système fonctionne il n’y a jamais eu de pépin.

Ils examinèrent le câble.

— Toujours en bon état. Il y a des chances pour que ça reste ainsi encore longtemps. Qui aurait imaginé qu’un fondu y relierait un fil clandestin ?

Kowask regarda l’heure à son boîtier lumineux.

— Il n’y a pas d’émission en ce moment ?

— Non, elle est terminée depuis une demi-heure.

Les phares des Dodge étaient maintenant en veilleuse. Sunn, les mains enfoncées dans les poches de son imperméable, grommelait entre ses dents.

— J’espère que ces imbéciles n’ont pas jeté la panique chez les types que nous cherchons. Ce serait jouer de malchance.

Puis soudain sa méfiance se manifesta à nouveau. Il lorgna du côté de Kowask, l’observant en silence.

— Je me demande, dit-il enfin, comment vous avez fait pour trouver si vite ce canal d’irrigation.

— J’avais potassé la question au domicile de Quinsey. J’ai eu le temps de réfléchir dans cette solitude forcée. J’avais un téléphone à ma disposition, et j’en ai profité pour appeler le département de la Navy à Washington.

Le visage de Sunn parut s’allonger encore, et ses yeux triangulaires se plissèrent encore ne laissant plus filtrer qu’une lame dure.

— J’ai reçu quelques indications sur les réseaux de fac-similés, et quand je suis arrivé j’ai vu que vous en aviez fait autant.

Un silence tomba. Seuls les crocs des deux hommes râpant sur le ciment du canal le troublaient, et aussi les bruits mous des bottes dans le marais.

— Vous n’étiez pas obligé de revenir vers nous.

Kowask éclata de rire.

— Je croyais que nous marchions la main dans la main. Mais en réalité je ne disposais pas de vos moyens.

Le visage de Sunn se dérida. Il préférait ce genre de réponse à une naïveté de boy-scout prolongé.

— Bien obligé d’en passer par nous, Kowask. J’ai l’impression que nous allons mettre le nez dans une sacrée histoire. Ce qui m’ennuie le plus, c’est que ce Cubain, Farnia, y semble mêlé. J’ai eu d’autres renseignements sur lui. C’est un crack des services secrets de Castro. Pour qu’il se soit amusé à rencontrer Ford, il faut que la chose en ait valu la peine.

Kowask hocha la tête d’un air compréhensif. !

— Avez-vous une photographie de ce Farnia ? J’aimerais connaître la tête de ce Cubain.

— Demandes à Hammond, il a sur lui des épreuves de ce type.

Hammond ne fit aucune difficulté pour lui en donner une. Kowask les regarda pendant une bonne minute, avec une satisfaction qu’il garda pour lui. Il n’avait plus aucun doute. Rabazin pouvait passer pour le Cubain. La ressemblance n’était pas totale, mais il y avait quelque chose d’identique chez les deux hommes, qui avait abusé le patron et la serveuse du bistrot de Melbourne.

Il sourit à Hammond.

— Inconnu.

Il rejoignit Sunn qui suivait pas à pas l’équipe en train de vérifier le câble.

— Je me demande à quoi pouvaient servir les attaches et les pointes en acier spécial.

— Nous n’allons pas tarder à l’apprendre, dit Kowask.

Sunn eut un sourire un brin méprisant.

— Encore une hypothèse, lieutenant ?

— Oui. Vous êtes en train de vous imaginer que le repaire de nos gars se trouve vers le sud. Moi je crois qu’ils ont fait passer leur câble dans le canal en le fixant au fond. Sunn secoua la tête.

— Ça fait au moins deux mètres de profondeur et il y a toujours un peu de vase.

— Un canal, ça se récure de temps en temps. Ils peuvent avoir profité d’un nettoyage.

D’un regard dégoûté l’agent de la C.I.A. apprécia la couleur sinistre du canal.

— Ils peuvent dans ce cas s’être amusés à ne pas le traverser perpendiculairement. Nous serions obligés de nous ficher à l’eau pour suivre la piste.

— Espérons qu’ils ne disposent pas d’un système d’alerte. Il vaudra mieux éviter de dégager leur câble. Imaginez qu’ils aient bricolé une alarme sur la tension du fil ? Nous ne trouverions qu’une planque vide.

D’un sourire suffisant, Sunn le rassura :

— J’ai tout prévu. Une cinquantaine d’hommes sont en train de patrouiller dans la région et surveillent toutes les fermes isolées. Ils ne pourront pas passer au travers du filet.

Kowask avait envie de lui dire qu’une telle chose n’était pas possible. Quinsey avait certainement souhaité que le réseau clandestin soit découvert facilement. Tout le prouvait, la mort de Ford, les cartes météo trouvées chez lui, l’imprudence de Quinsey avec sa Chevrolet, cette même Chevy découverte maladroitement immergée, la rapidité avec laquelle ils avaient trouvé son domicile, la facture de fil électrique. Il avait seulement oublié de se débarrasser définitivement du Mexicain Rabazin, sosie de Farnia, l’agent cubain.

Vous avez l’air de songer à quelque chose de précis, dit Sunn qui l’observait.

— Je me demande si ces types sur lesquels nous alloua tomber seront aussi des Cubains. Sunn grimaça horriblement.

— Bon sang, parlez pas de malheur ! Ce serait la pire des poisses. Vous ne savez pas quel complexe nous avons chez nous depuis cette malheureuse histoire de débarquement raté.

Kowask le savait fort bien, et le commodore Gary Rice encore mieux.

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