CHAPITRE VII

Kowask s’était à tout hasard posté à côté de l’entrée. Si l’inconnu tentait de pénétrer dans l’appartement, il serait dissimulé par le battant. L’homme semblait avoir sonné selon une convention préétablie, mais quand il insista il se contenta d’appuyer sur le bouton par petits coups. Le marin fronça les sourcils. Était-ce un habitué ou un visiteur tout à fait ordinaire ?

Collant son oreille contre le bois de la porte, il entendit l’inconnu racler sa gorge, bouger ses pieds. Après un dernier coup de sonnette il se décida à partir. Ses pas traînaient dans le couloir, puis ils moururent dans l’escalier.

Sans plus attendre, Kowask ouvrit la fenêtre, agrippa un des cercles de protection de l’escalier de secours. Ne pouvant pénétrer dans l’étroit cylindre qu’ils formaient pour protéger la descente.

Il les utilisa pour rejoindre le sol qu’il atteignit après un saut de deux mètres. Ayant emprunté un étroit passage, il se retrouva sur le trottoir lorsque l’inconnu, du moins il supposa que c’était le même, sortit de l’immeuble. C’était un homme de taille médiocre, de type espagnol avec ses cheveux noirs et son teint sombre.

Le latin alluma une cigarette pour regarder autour de lui puis se dirigea sur sa droite. La filature ne fut pas très longue, elle entraîna Kowask jusqu’au bar voisin. L’inconnu commanda une bière et un jeton de téléphone, se dirigea vers la cabine au fond du couloir.

Son absence dura cinq minutes que le lieutenant de vaisseau mit à profit pour pénétrer dans le bistrot, commander une bière en s’installant dans un box, et la payer pour pouvoir sortir à sa guise. Protégé par un journal il vit revenir son client qui arborait une mine sombre. Arrivé au comptoir, il sortit de sa poche de la menue monnaie qu’il compta avec application, voire avec une certaine inquiétude. Le barman recompta après lui, le visage soupçonneux puis méprisant devant la médiocrité du pourboire.

— Connaissez pas un certain Quinsey qui habite le bloc au 147 ?

Le barman daigna à peine secouer sa tête.

— Un type qui a une Chevrolet verte. Il n’est pas plus grand que moi mais il est chauve.

L’homme du bar s’éloigna en secouant la tête pour servir d’autres clients, et le petit Espagnol soupira, avala sa bière et regarda autour de lui. Il effleura à peine le journal derrière lequel se dissimulait Kowask. Ses yeux reflétaient un désespoir réel. Il paraissait désemparé.

Quand son verre fut vide le barman se hâta de le lui rafler et de lui demander :

— Autre chose, Jack ?

L’homme se sépara du comptoir comme d’une planche de salut, et se dirigea sans entrain vers la porte. Kowask continua de lire. L’homme était trop embêté pour s’éloigner rapidement et il préférait lui laisser prendre une certaine distance. Il le retrouva en contemplation devant la vitrine d’un restaurant qui exposait des plats en carton-pâte, d’un réalisme quelque peu poussiéreux.

L’un derrière l’autre ils continuèrent ainsi, mais l’Espagnol fit un écart pour éviter le poste de police. Kowask jeta un coup d’œil à sa Jaguar qui attendait dans le parking officiel. Il espérait ne pas rencontrer le lieutenant Cramer. L’Espagnol s’immobilisa à un arrêt d’autobus et parut vouloir attendre. Il devait habiter en dehors de la ville. Kowask revint rapidement sur ses pas et s’approcha de sa Jaguar comme s’il voulait la voler. Il craignait d’attirer l’attention d’un flic qui l’aurait reconnu.

Il poussa un soupir de soulagement quand il revit son homme toujours en attente. Il alla stationner un peu plus loin et sortit pour glisser une dime dans la fente de l’appareil. Il pouvait surveiller l’arrivée de l’autobus.

L’Espagnol en laissa repartir un sans y monter, mais n’eut que cinq minutes à attendre pour prendre celui qui desservait la U.S. 1 jusqu’à Daytona.

La filature fut assez difficile car la nuit était totale et épaisse. Le premier arrêt s’effectua à deux miles environ de Cocoa. Il ralentit le plus possible, à cent mètres du bus, puis le dépassa en pleins phares. L’Espagnol n’était pas l’une des trois personnes qui venaient de descendre.

Il eut l’intuition que son homme serait arrivé à destination quand il aperçut la pancarte du « Bridge trailer’s ». Un camp pour caravanes. Il était possible que …

Ralentissant à l’extrême il se laissa doubler par le car, en souhaitant que l’Espagnol ne remarque pas son manège. Comme prévu il quitta le véhicule à l’arrêt du camp en compagnie d’une demi-douzaine de personnes. Kowask continua de rouler un bon moment avant de faire demi-tour. Il croisa le car qui continuait vers Daytona, se gara sur l’accotement.

Comme il s’approchait de l’entrée, une voix coléreuse lui parvint.

— Non, mon vieux, ça ne marche pas. Vous me devez dix dollars et le règlement est formel. Je ne peux vous laisser entrer que si vous payez votre dette et me donnez un acompte pour une semaine.

S’approchant un peu plus, Kowask vit le gardien qui discutait avec son Espagnol. Ce dernier lui tournait le dos et avait les épaules affaissées.

— Laissez-moi aller chercher quelques affaires que je pourrais vendre en ville pour vous payer.

— Maintenant ? fit l’autre sceptique. Tout est fermé à cette heure et vous ferez chou blanc. C’est inutile d’insister. Dix dollars plus trois dollars vingt-cinq cents, faites le compte.

Le petit homme voulut se rebiffer.

— Vous n’avez pas le droit de m’empêcher d’entrer. Je vais appeler la police.

L’autre se montra goguenard :

— Allez-y ! Je suis aussi shérif adjoint, comme tous les gardiens de camp. Qu’avez-vous à me dire ?

Un silence suivit. Le petit homme se balança sur une jambe, puis sur l’autre avant de proposer :

— Écoutez, j’ai un transistor qui vaut trente dollars, neuf. Il n’y a que deux mois que je l’ai. Je vous le laisse en dépôt jusqu’à demain. Vous le garderez si je ne peux encore vous payer.

Le gardien flaira une bonne affaire, mais fit le dégoûté :

— Qui me dit que ce n’est pas un truc volé ? Je serais encore dans une sale histoire ensuite.

— Je peux vous montrer la facture. Je l’ai acheté à Cocoa.

Le gardien regarda autour de lui. Kowask était invisible de l’autre côté de la barrière.

— C’est bon, allez chercher le truc, mais revenez tout de suite, hein ! Ne vous barricadez pas dans votre roulotte sinon il pourrait vous en cuire.

L’Espagnol murmura quelque chose et fila vers l’intérieur du camp. Le gardien le rappela :

— Hé, Rabazin ? L’homme revint lentement :

— Quoi donc ?

— Ceci.

Il lui jeta quelque chose.

— La clé du cadenas que j’ai posé cette après-midi. J’ai passé une chaîne entre la poignée de la porte et la grille de la fenêtre. Vous n’auriez pas pu ouvrir.

Kowask patienta une bonne minute avant de se montrer. Le gardien installé devant un magazine et un verre de bière sursauta.

— Bonsoir, monsieur, vous m’avez surpris.

— Je veux voir le señor Rabazin.

À ce nom l’autre fronça le sourcil, et son visage devint méfiant. Il ne devait pas aimer ce genre de coïncidence.

— Il vient de rentrer. Il vous attend ?

— Certainement.

Le ton ferme ne supportait aucune réplique.

— Allée E, vous verrez la vieille Pacific à la peinture grise écaillée.

Il suivit l’allée principale jusqu’à l’embranchement où la E débutait, tout au fond du camp, loin de l’ombre des pins, et très près de l’arroyo marécageux qui cernait le nord-est de remplacement.

La roulotte de Rabazin était la dernière, et elle ne paraissait pas en bon état. Aucune voiture ne stationnait auprès. L’homme avait dû la vendre depuis longtemps. Une faible lumière venait de la porte ouverte.

Le marin escalada le petit escalier aux marches branlantes, vit son homme en train de glisser un transistor dans son étui en imitation crocodile.

— Bonsoir, Rabazin.

L’Espagnol se retourna vivement, le visage apeuré, les bras écartés du corps, doigts ouverts, en homme habitué à ce genre de situation.

— Je crois que nous avons plusieurs choses à nous dire.

Rabazin avala sa salive et reprit un peu de sang-froid.

— Vous devez confondre, señor. Je ne vous connais pas.

Le sourire de Kowask l’inquiéta à nouveau. Le lieutenant de vaisseau désigna le transistor.

— Le gardien doit l’attendre. J’ai cru comprendre qu’il vous manquait la somme de treize dollars 25 pour être d’accord avec lui.

Il sortit deux billets de dix dollars de son portefeuille.

— Vous feriez mieux d’aller régler cette dette sur-le-champ. Mais évitez de dépasser sa loge pour votre sécurité.

Rabazin prit les billets.

— Revenez tout de suite, dit Kowask grand seigneur en allant s’asseoir sur la couchette de la caravane.

Cinq minutes plus tard l’homme était de retour avec une bouteille de bourbon. Le geste plut à Kowask. Il restait dans cette épave une certaine générosité, un goût bien latin du faste. Il plaça deux verres sur la table rabattante et les remplit.

— À votre santé, señor !

Kowask but une gorgée, regarda l’homme.

— Mexicain n’est-ce pas ? Depuis quand connaissez-vous Peter Quinsey ?

Le Mexicain reposa son verre :

— Six mois environ.

— Vous travailliez pour lui ? L’homme baissa les paupières.

— Jusqu’alors je travaillais pour moi.

Kowask comprit en regardant ses doigts agiles.

— Flambeur, hein ?

— Professionnel, mais ça devient de plus en plus difficile. J’ai eu l’occasion de gagner quelques dollars avec le señor Quinsey.

— Et pour le meurtre de Thomas Ford, combien vous a-t-il donné ?

Le Mexicain pâlit encore et son front se couvrit de gouttelettes de transpiration. Pourtant il continua de regarder le lieutenant dans les yeux :

— Je ne comprends pas.

Le visage du marin se durcit :

— Vous aviez l’habitude de le rencontrer dans un bistrot du côté de Melbourne. Le patron et la serveuse vous connaissent bien.

Une idée folle qui lui était soudain venue. Si elle s’avérait juste, il y aurait de quoi rire longtemps de Sunn et Hammond à l’O.N.I.

Le regard de Rabazin se troubla :

— Je le rencontrais en effet, mais je ne l’ai pas tué.

— Que veniez-vous faire ce soir chez Quinsey ? L’homme réfléchit quelques secondes :

— Qu’attendez-vous de moi au juste ?

— Tout ce que vous savez, ou bien je vous livre au lieutenant de la police locale.

— Sans aucune compensation pécuniaire ?

— Dix dollars au maximum. C’est tout ce que je peux faire pour vous.

— Vous êtes un flic ?

— Non. Mais je représente le gouvernement fédéral.

Le Mexicain but un peu d’alcool et essuya ses lèvres avec sa pochette. Son costume était élimé, mais le pantalon conservait le pli et l’ensemble avait dû sortir des mains d’un bon faiseur quelques années plus tôt.

— Je comprends et c’est plus grave que je ne le pensais.

— Vous êtes intelligent. Êtes-vous vraiment Mexicain ?

— Oui.

— En relation avec les milieux cubains ?

L’homme secoua la tête :

— Non.

— Que vouliez-vous à Quinsey ?

— Lui demander de l’argent. Kowask s’en doutait :

— Un chantage au sujet de Ford ?

— Oui. J’ai réfléchi depuis la découverte du cadavre. Ce ne peut être que Quinsey.

— Pourquoi ?

— Je l’ignore.

Tranquillement Kowask sortit son spécial police 38. Le Mexicain tressaillit mais resta silencieux.

— Vous aviez une raison de le soupçonner de ce crime.

— Il m’envoyait le rencontrer pour qu’il me remette un paquet assez important.

— Qui contenait ?

— Des rouleaux de papier blanc assez curieux. Une fois j’ai regardé, car les paquets n’étaient jamais faits avec un grand soin. Moi je lui donnais une enveloppe qui devait contenir de l’argent.

Kowask alluma une cigarette sans lâcher son arme.

— Cela ne nécessitait pas de grandes conversations.

Rabazin sourit :

— Bien sûr, mais l’un et l’autre nous étions curieux de savoir ce que manigançait Quinsey, et nous avons fini par devenir sinon amis, du moins copains.

— Et Quinsey ne se doutait pas de vos conciliabules ?

— Si, mais il me payait pour que j’essaye de savoir ce que pensait le marin.

En fait Quinsey encourageait ces longs contacts. Maintenant Kowask était certain que Rabazin ressemblait à Farnia, l’agent cubain dont avait parlé Sunn. Sans être son sosie il pouvait passer facilement pour lui, au regard de gens qui ne le voyaient pas souvent.

Pour plus de certitude il demanda brutalement :

— Connaissez-vous un certain Farnia ?

— C’est la première fois que j’entends ce nom, dit le Mexicain. Qui est-ce ?

D’un geste il éluda la réponse.

— Pourquoi Quinsey aurait-il tué Ford ?

— Quelques jours avant sa mort il m’a dit qu’il n’aurait plus besoin de moi. Il m’a donné dix dollars et m’a conseillé de ne plus m’occuper de cette histoire.

— Mais vous connaissiez son adresse ?

— Je l’ai suivi ce soir-là, et il m’a été facile de le faire sans me faire remarquer.

En supposant que Quinsey ait voulu faire passer Rabazin pour un agent castriste, pourquoi l’avait-il laissé en vie ?

— Il ne vous à pas donné d’autres conseils ?

— Si, celui de filer ailleurs si je ne voulais pas me trouver dans une position difficile. Je lui ai promis de m’en aller le lendemain. Il a pu le croire, car c’est ce jour-là que j’ai amené ma voiture à un garage d’Orlando, pour la vendre. Je suis resté deux jours dans cette ville. S’il est venu se renseigner au camp il a dû apprendre mon absence.

— Et vous êtes revenu pourtant ? Le Mexicain sourit :

— J’ai flambé les deux cents dollars que m’avait rapportés la vente de ma voiture. Je suis donc rentré avec juste de quoi manger, et puis j’ai réfléchi.

— Il était dangereux d’aller sonner chez Quinsey.

— Je lui aurais fait croire que j’avais pris certaines précautions. En fait je voulais deux cents dollars pour m’en aller vraiment. Je ne peux plus vivre dans le coin. Je suis repéré et je n’arrive pas à trouver de pigeons.

Kowask le contempla en silence. Sans s’en douter, Rabazin prenait une importance considérable.

Il achevait de donner ce coup de pouce qui orientait différemment toute l’enquête. Pendant ce temps, Sunn et Hammond devaient chercher la fameuse boîte de jonction entre le réseau officiel et le clandestin. Ils finiraient par trouver un groupe de pauvres types ne comprenant rien à rien, alors que c’était ailleurs que se cachait la vérité. Combien de temps mettrait la C.I.A. avant de comprendre qu’on les avait guidés justement sur une fausse piste ? Le canular devait être de taille.

Le Mexicain finit le fond de son verre, tendit la bouteille vers Kowask qui refusa.

— J’ai changé d’avis. Je vais vous donner davantage, mais vous allez suivre scrupuleusement mes instructions. N’essayez pas de vous défiler car vous n’iriez pas loin.

— Vous êtes du F.B.I. ?

— Non. Peu importe. Une dernière question. Est-ce que Quinsey et Ford se rencontraient souvent ?

— Pas depuis que j’étais entré dans le coup. Je crois que Ford avait fait un travail assez important et dangereux pour Quinsey, au début. Il avait dû recevoir beaucoup d’argent mais paraissait regretter d’être entré dans cette combine.

Kowask se leva :

— Vous savez que Quinsey a disparu ? On a repêché sa voiture dans un marais du côté de New-Smyrna.

— Quelle voiture ? La vieille Chevy verte ou la Pontiac rose et noire datant de l’année dernière.

Le lieutenant dissimula sa surprise :

— La Chevy. Comment savez-vous qu’il en possédait deux ?

— Je n’aime pas me laisser rouler. Il me rencontrait toujours au volant de la vieille, mais une fois je l’ai vu dans la Pontiac. Malin, il ajouta doucement.

— Je crois bien avoir noté le numéro. Kowask le considéra d’un œil froid :

— Ne jouez pas ce jeu-là avec moi mon vieux. Je vais essayer de vous obtenir une prime de mes services. Peut-être plus forte que les deux cents dollars que vous vouliez soutirer à Quinsey.

Il avait rengainé son arme, mais il enfonça son index dans le plexus de l’homme :

— Ce numéro ?

— FD 19537. Plaque de l’état de Floride.

— Merci. Je vous téléphonerai demain. Le matin, et vous indiquerai où vous devez aller. Sans un regard il quitta la roulotte.

Загрузка...