CHAPITRE II

Fred Compton alluma une cigarette et s’installa sur le tabouret, devant le récepteur de fac-similé. Il jeta un dernier coup d’œil à sa montre et mit en route l’appareil qui ressemblait à un bélinographe.

Lentement l’engin dégorgea la bande de papier. L’île de la Jamaïque apparut simultanément avec Haïti. La carte était vierge de renseignements météo.

Au bruit de l’appareil, Emily Morland abandonna son cagibi et le bruit de ses pas résonna dans la vieille baraque.

— Encore saoul, Compton ? L’émission ne commence que dans un quart d’heure, et vous allez encore nous bousiller du spécial pour rien.

Compton haussa ses épaules osseuses. C’était un grand gaillard très maigre, au nez proéminent d’un rouge violacé. Emily était aussi grande que lui et pesait deux fois plus. Il lui tapota doucement les fesses qu’elle avait énormes.

— Je le purge. La première carte est toujours plus ou moins salopée. Le découpeur fonctionne mal. Ce n’est plus du boulot que de travailler dans ces conditions.

Emily ne paraissait pas convaincue.

— Maintenant que Ford s’est fait descendre, ce ne sera guère facile de se procurer du papier. Songez-y.

L’autre se gratta longuement le nez :

— À ce sujet, finit-il par dire … La grosse femme le toisa :

— Quoi donc ?

— Vous êtes bien mystérieux, vous et Quinsey. Cette histoire de meurtre ne me plaît guère.

Emily Morland se pencha vers lui.

— La mort de Ford est en dehors de notre activité. Souvenez-vous-en, avant de vous mettre à trembler.

Compton se rebiffa :

— Je n’ai pas peur. Il y a vingt ans que je travaille dans la clandestinité. J’ai vu des coups encore plus durs. Vous avez l’air de dire que Ford s’est fait descendre par un jaloux ou une mauvaise rencontre. Moi, je veux bien. Mais dans la partie que nous menons, ce genre de trucs n’arrive pas souvent.

— Pour une fois c’est arrivé.

— Ford n’avait pas de documents compromettants chez lui ?

— Quinsey s’en occupe.

L’homme ralluma son mégot. Il ne paraissait guère satisfait par les explications d’Emily. Campée à côté de lui, la grosse femme l’observait de ses petits yeux cruels.

— Autre chose à dire, Compton ?

— Pourquoi ? Je fais mon boulot et c’est tout. L’immobilité de sa compagne lui fit tourner la tête. Emily avait une figure fraîche et encore jeune, mais présentement avec sa mâchoire affaissée et ses lèvres pendantes, elle paraissait bien ses cinquante ans largement sonnés.

— Dites donc, vous paraissez ennuyée vous aussi.

Seuls les yeux de la grosse restaient vifs, constamment en alerte. Ils s’emplirent de méfiance.

— Cherchez-vous à me tirer les vers du nez, Fred Compton ?

— Non. Je suppose que vous êtes suffisamment intelligente pour aboutir aux mêmes conclusions que moi. Il y a longtemps que nous militons l’un et l’autre, et nous sommes loin d’être des enfants de chœur.

— Que voulez-vous dire ?

Le maigre désigna le récepteur de fac-similés :

— Un drôle de truc. De l’espionnage météo. On aura tout vu. Alors que des dizaines de stations donnent toutes les indications voulues. Il n’y a qu’à se mettre à l’écoute. Quelle idée de transformer ici les renseignements reçus, de les transcrire sur une bande perforée pour les transmettre à destination de Cuba. Vous y croyez, vous, à ces fusées TS6 sur berceaux auto-guideurs ? Une base sans personnel, uniquement dépendante de cerveaux électroniques ?

La grosse femme resta silencieuse, mais son regard se fit moins dur.

— Vous êtes comme moi, vous n’y connaissez rien. Tout ce que je peux vous dire c’est qu’une base ordinaire nécessite une grande étendue de terrain, et pourrait difficilement passer inaperçue sur le territoire cubain. Ce qui explique l’automation intégrale et la traduction en code des documents météo. Entièrement d’accord, mais alors pourquoi ne pas installer mon récepteur de fac-similé et votre compositeur-combinateur sur l’île même ? Les risques qui sont pris ici m’épouvantent.

— Oui, dit enfin Emily. Ils doivent être très sûrs de leurs cerveaux électroniques pour leur confier un travail aussi précis. La moindre erreur de ma part et la trajectoire est faussée. Je me suis posé les mêmes questions que vous, Fred Compton, mais nous ne pouvons pas douter de Quinsey.

L’autre hocha doucement la tête :

— Bien sûr.

Un crépitement l’alerta.

— Voilà l’émission. Nous reprendrons cette discussion un autre jour.

Silencieux ils regardèrent une nouvelle carte qui naissait, avec sa toile d’araignée compliquée des différentes lignes. La grosse femme commença de prendre immédiatement des notes sur un bloc, dès que la pointe extrême de la Floride commença d’apparaître. Quand l’émission fut terminée, vingt minutes plus tard, elle avait rempli deux pages de chiffres.

Le travail de Compton était terminé. Il arrêta l’appareil, découpa la carte avec le plus de soin possible, mais les dents usées du couteau endommagèrent la suivante et il jura.

Il rejoignit Emily, et, tandis qu’elle tapait sur sa compositrice, il vérifia les chiffres qu’elle recopiait, ne découvrit aucune erreur. Elle avait été une secrétaire de direction très appréciée quelque dix ans plus tôt, et elle n’avait rien perdu de son efficience. Il la regarda travailler. La petite bande large d’un pouce pouvait recevoir six trous au maximum. Elle n’en finissait pas de s’allonger, et ce jour-là elle aurait plus de trois mètres de long. Compton enfila sa gabardine, noua un cache-nez noir autour de son cou, et enfonça son chapeau sur son crâne :

— Je vais mettre la camionnette en route. Je vous attends dans la cour.

D’un signe de tête elle lui marqua qu’elle avait compris. En même temps elle jeta un coup d’œil à la pendule murale. Vingt heures et quart. Ils n’auraient nullement besoin de se précipiter puisque leur vacation était comprise entre vingt heures quarante-cinq et vingt et une heures.

Quand elle s’installa au côté de son compagnon, elle renifla une odeur d’alcool, plongea sa main dans le vide-poches pour y prendre la bouteille.

— Exceptionnellement ce soir je m’accorde une gorgée. Je crois que je couve la grippe.

La camionnette roulait dans le chemin de sable, en direction de la US 1. Compton aborda la nationale avec précaution, roula sagement pendant quelques kilomètres avant de prendre la 192. Un peu avant Holopaw il s’engagea dans un autre chemin de sable, s’immobilisa non loin d’un marécage, sous un pin énorme secoué par le vent.

Tous phares éteints ils sortirent de la camionnette et ouvrirent la bâche. Pendant que Compton étirait vers le ciel l’antenne télescopique immense, la grosse femme engageait la bande dans la fente de l’émetteur.

L’appareil était relié aux bornes d’une seconde batterie installée sur le plateau arrière. Compton poussa un rond de métal, vit l’œil rouge qui luisait. Il le dissimula à nouveau.

— Allez-y.

La bande fut absorbée en quelques minutes, trois exactement. Chaque fois ils trépignaient un peu. L’émission proprement dite ne durait, elle, que dix secondes au maximum, quand les renseignements étaient nombreux.

— Terminé ! dit Emily.

Il leva les yeux vers l’antenne qui se perdait dans l’ombre du pin, à cinq mètres du sol, appuya sur un bouton. L’œil rouge qu’il avait découvert se mit à clignoter neuf fois. En cet instant précis un cerveau électronique, à quelques centaines de miles, recevait de nouvelles impulsions, et simultanément agissait sur les berceaux des fusées soviétiques TS 6. Tenant compte ainsi des prévisions météo pour la nuit à venir, les museaux atomiques se pointaient sur la Floride, et Cap-Canaveral en particulier.

Tandis qu’ils enfermaient à nouveau l’appareil, il laissa échapper un rire sec.

— Bien joyeux ! dit Emily avec rancune.

— Ouais. Je pense que nous pointons l’arme sur nous-mêmes, et ça me fait énormément plaisir.

Elle ne lui répondit qu’une fois sur la 192 :

— J’ai l’impression que vous faites du défaitisme, Fred Compton.

— Vous appelez ça ainsi ? Mettons que je sois dépassé par les événements et la technique ultramoderne. Quinsey vient nous voir ce soir ?

— Il l’a dit.

La camionnette dans le garage, ils ne prirent même pas la peine de décharger l’émetteur. Pour le voisinage ils étaient un couple de retraités ayant acheté cette petite ferme pour y finir leurs jours. On les croyait mariés. En fait ils faisaient chambre à part, à quelques exceptions près. Compton avait décidé que les précautions extérieures devaient suffire, et qu’une fois chez eux ils pouvaient relâcher leur prudence. Leur vie dangereuse n’était possible que dans ces conditions-là.

Dans la cuisine, Emily faisait tiédir un peu de lait. Compton se versa un verre de bourbon et le réchauffa entre ses mains. Installés face à face, de chaque côté de la table, ils restèrent silencieux remuant les mêmes pensées.

— Drôle de temps !

Il pensait que ce n’était pas une nuit favorable pour les fusées. La vitesse du vent allait certainement augmenter dans les heures à venir, et les prévisions seraient complètement faussées.

— Imaginez, dit-il…

Puis il se tut, écoutant le vent siffler tout autour de la vieille ferme.

— Quoi donc ? demanda Emily avec énervement.

— Imaginez que tout se déclenche par une nuit pareille. Les fusées tomberaient toutes dans le golfe du Mexique. Croyez-vous que les camarades russes aient ainsi dépensé des millions de dollars pour un pareil résultat ?

— Vous ne croyez pas à cette base secrète ?

— Non. Pour des raisons de politique d’abord, et puis à la suite de mes réflexions.

Emily frissonna.

— À qui seraient donc destinés tous ces renseignements ?

— Je ne sais pas.

Ils se regardèrent avec de l’angoisse dans les yeux. Ils avaient maintenant l’impression qu’après des années de sacrifices et de dangers, ils étaient pris dans quelque mystérieux engrenage.

— Pourtant, dit-elle, toute cette installation. Il a fallu raccorder notre récepteur de fac-similé sur le réseau entre Orlando et Patrick base. Et puis ce matériel, cet argent que Quinsey nous donne pour notre travail.

— Oui, bien sûr.

À nouveau il n’y eut plus que le déchaînement du vent sur la maison basse. La porte du couloir fut même secouée comme par une poigne gigantesque.

— Ne buvez pas tant, Fred. Cela n’arrangera rien.

Il reposa la bouteille. Il n’avait versé qu’un doigt d’alcool dans son verre.

— Cherchez-vous là-dedans le courage de parler à Quinsey ?

— Je ne lui demanderai rien. Depuis toujours j’ai l’habitude d’obéir aux consignes sans trop m’interroger. Il vaut mieux continuer ainsi.

— Et si Quinsey ? …

— Pourquoi maintenant ? Il y a des années que je le connais. Il a donné des preuves de sa fidélité.

Il tapa longuement une cigarette sur la toile cirée :

— Évidemment, si je pouvais aller à San Francisco … Il y a là-bas un homme qui est parfaitement au courant de tout ce qui s’est passé ces dernières années. Il doit connaître Quinsey.

Emily acheva son verre de lait, passa une main lasse dans ses cheveux blonds. Elle ne se teignait pas et les fils gris étaient très rares.

— C’est impossible. Nous sommes liés ici, nuit et jour.

— Vous le connaissez mieux que moi, dit doucement Compton. En fait vous avez vécu avec lui un an avant que je vienne ici ?

— On ne se voyait que de temps en temps. Je travaillais alors chez le sénateur de l’État, Manson. Toutes les semaines je lui communiquais ce que j’avais pu apprendre. Et puis le sénateur a perdu son siège, et Quinsey m’a hébergée pendant un temps.

Malgré lui, il regarda son corps. Elle avait des seins très gros, encore fermes, des bras musclés.

— Bien sûr, dit-elle comme répondant à son examen. Je couchais avec lui pour plus de commodité.

Elle détourna le regard.

— Je ne devrais pas continuer, mais je n’aimais guère le faire. Je mêle des considérations personnelles à notre discussion, mais Quinsey est assez étrange.

Compton aurait voulu l’interrompre. Ils s’engageaient l’un et l’autre sur une mauvaise pente. Demain ils en seraient gênés et leur action risquait de s’en ressentir. Mais d’un autre côté il avait l’impression d’être dupé.

— Il est méchant. Il aime faire mal.

Le regard d’Emily brillait. Il trouvait qu’elle avait les yeux cruels. Elle était certainement capable de donner la mort sans hésiter, mais elle ne devait pas être sadique.

— J’ai dû me défendre, car il aimait me frapper avec une cravache. J’ai encore des cicatrices. Curieux n’est-ce pas ?

Compton se contenta de hocher la tête :

— Je me suis même demandé s’il ne se droguait pas. Il lui arrivait d’être impuissant et de calmer son désir en me frappant. Un jour je lui ai arraché la cravache des mains, et je l’ai cassée en deux. Il le fallait. Quand on a de telles responsabilités on est en partie excusable de posséder certains travers, mais cependant …

Il se taisait toujours, et la grosse femme se raidit pour prendre une attitude plus méfiante. Le vent projeta des poignées de sable contre les vitres sans volets. Elle se leva pour écarter les épais rideaux.

— C’est lui ?

— Non. La nuit est sombre.

Compton écrasa soigneusement son mégot dans le cendrier, en prit une autre. Cette nuit il irait rejoindre Emily dans sa chambre, userait de ce gros corps musclé. Mais ce projet ne lui faisait rien oublier.

— C’est lui qui a trouvé Ford ?

La grosse femme revint vers lui. Ses hanches faisaient balancer la robe légère.

— Oui. Le père de Ford a été inscrit autrefois. Le garçon en avait gardé quelques regrets. Mais je crois que Quinsey lui a donné pas mal d’argent.

Compton grogna et elle se retourna vers lui.

— Beaucoup d’argent là-dedans, dit-il. Nous n’y sommes pas tellement habitués, nous qui nous sommes toujours débrouillés avec les moyens du bord. S’il a été obligé d’abattre ce premier maître, pourquoi nous le cache-t-il ?

La chaise craqua sous le poids d’Emily.

— Pourquoi l’aurait-il supprimé ?

— Les services de contre-espionnage vont s’agiter. Ils vont fureter dans tous les coins.

— Vous êtes de plus en plus nerveux. Il vaut mieux discuter d’autre chose.

Compton cassa son bras pour regarder l’heure.

— Si d’ici une demi-heure il n’est pas là, je vais me coucher.

— Il sera là, dit la grosse femme, ou alors il s’est passé quelque chose.

Depuis qu’ils avaient parlé, l’ambiance n’était ; plus la même. Ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre et avaient perdu de leur méfiance, mais ils se sentaient liés contre un danger imminent.

— Je crois, dit Compton, qu’il nous faudra faire un grand effort pour le recevoir normalement.

Emily chercha ses yeux :

— Ne vous en sentez-vous pas capable ?

— Si, dit Fred, mais j’espère que nous nous tiendrons moralement la main ?

— Vous pouvez y compter …

Dans une sorte d’accalmie de la tempête, un moteur de voiture ronflait à moins de cent mètres.

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