CHAPITRE XIV

Une demi-heure après son intrusion clandestine dans la villa, Kowask avait une certitude : le capitaine Charles vivait seul et n’utilisait que le bas de la maison, cuisine et living. Il devait coucher sur le divan et faire lui-même ses repas. Il avait visité la cave avec soin mais n’avait rien découvert. En apparence l’officier menait une vie tranquille et retirée. Quelques bouquins, policiers et livres de poche, empilés à la tête du divan achevaient de créer l’illusion.

Perplexe, le marin se demandait s’il n’était pas sur une fausse piste. Le capitaine avait démissionné de l’armée en même temps que le général Walker, mais était-il déjà à la tête d’un complot destiné à nuire au prestige du nouveau président ? Ne jouait-il pas plutôt le demi-solde de province pour impressionner favorablement les filles de bonne famille de la petite ville ?

La direction d’un réseau nécessitait des archives, un moyen de transmission, une planque inviolable. La villa était entourée de hauts murs, mais là se bornaient les précautions de Charles.

Kowask avait beau regarder autour de lui, il n’arrivait pas à imaginer l’homme recevant ses collaborateurs, préparant des plans d’action dans ce cadre-là. Ou alors existait un autre quartier général puissamment organisé.

Il se traita d’idiot. Ce quartier général existait bel et bien. Il ne pouvait se trouver qu’au terrain d’aviation qu’utilisait le club, ou même au siège urbain de l’association.

Dix minutes plus tard il reprenait le volant de la Pontiac et roulait vers le terrain d’atterrissage. Sa montre indiquait une heure dix.

Il atteignit l’endroit assez facilement, abandonna sa voiture pour parcourir le dernier demi-mile. Les installations du club étaient plus que modestes et il fit la grimace. Si le capitaine Charles était le chef d’un réseau d’activistes, il n’utilisait certainement pas ce vieil hangar rouillé et la maisonnette du gardien pour ses activités.

Cette dernière était basse et ne pouvait se composer que de deux-trois pièces. Sous le hangar il reconnut un Twin-Bonanza qui luisait dans la nuit, et, plus loin, il nota la présence d’un Cessna 195 et d’un Fairchlid. Ces appareils étaient neufs, ce qui rendait plus suspecte la vétusté du hangar.

Dans un recoin il y avait un bureau vitré. Trois classeurs, une table avec une machine à écrire et divers appareils de navigation l’encombraient au point qu’il dut avancer de côté jusqu’aux classeurs. Ceux-ci ne contenaient que les dossiers des membres du club, et des papiers concernant le fonctionnement du groupe. Il apprit cependant que le siège social était situé en ville, 453 Main street, et empocha une feuille à en-tête.

Il quitta le terrain sans que le gardien se soit manifesté. La meilleure preuve que ce qu’il cherchait ne se trouvait pas dans le coin.

Le siège du club se trouvait au deuxième étage d’un immeuble moderne de cinq étages. En consultant discrètement les plaques vissées sur le marbre de l’entrée, il apprit qu’au premier étage était installée une association pour le Réarmement Moral, au troisième le Comité local de Sauvegarde patriotique.

Il sourit. Il était curieux que ces deux associations, situées plus ou moins ouvertement de façon politique, soient installées en sandwich autour de l’Aéro-Club local. Les deux derniers étages devaient être organisés en appartement.

Le hall d’entrée, immense, luxueux, était en partie éclairé. Le bureau de réception se trouvait à droite. Il put apercevoir le gorille haut et large qui assumait la permanence. L’homme faisait face au hall et paraissait plongé dans la lecture d’un journal.

Kowask apercevait de lui un crâne plat et chauve, et les gros doigts boudinés qui tenaient le journal. Un dur à cuire certainement, chargé de vider les gens trop curieux ou qui n’avaient rien à faire dans l’immeuble.

Il traversa la rue. De la lumière brillait au deuxième et au troisième étage. Les membres de l’Aéro-club et de la Sauvegarde patriotique travaillaient tard.

Ayant rejoint sa voiture, il s’installa au volant ; et alluma une cigarette sans quitter l’entrée du 453 des yeux. Il se sentait brutalement freiné dans son enquête. Pas question de pénétrer dans l’immeuble. Le capitaine Charles avait bien su choisir son Q.G. Seule une perquisition officielle pouvait l’inquiéter et, dans l’état actuel des choses, il ne pouvait en être question.

En attendant, le temps s’écoulait vite et Robbins délivré pouvait alerter le président du club, le colonel Burgeon lequel préviendrait Charles.

Sur le papier à lettres qu’il avait trouvé à l’aérodrome, deux numéros de téléphone figuraient, celui du terrain et celui du siège. Il partit à la recherche d’une cabine téléphonique, la découvrit à cent mètres de là. Il glissa une pièce de dix cents dans la fente, forma le numéro du club.

Quand quelqu’un se manifesta au bout du fil il parla très vite.

— Allô, c’est toi Margie ? Dis donc je ne peux pas rentrer cette nuit figure-toi …

Une voix s’égosilla :

— Dites donc, refaites votre numéro ! Il n’y a pas de Margie ici !

Kowask jura, bredouilla de vagues excuses, et au lieu de raccrocher, déposa l’appareil sur la tablette. Désormais personne ne pourrait appeler le club et aucune communication ne serait possible au départ de ce dernier. Ce sursis durerait jusqu’à ce qu’une opératrice donne l’alarme. Il espérait que le capitaine Charles quitterait le club d’ici là.

La chance tourna en sa faveur. Un quart d’heure plus tard, quatre personnes sortirent de l’immeuble, discutèrent un moment sur le trottoir comme de paisibles bourgeois de petite ville. Ne sachant laquelle était le capitaine Charles, Kowask démarra et se dirigea vers la Fort Mims Avenue.

Emportant une couverture trouvée dans la Pontiac, il reprit le même chemin, escalada le mur aux tessons de bouteille sans encombre, repéra le garage à côté de la maison et attendit patiemment. Cinq minutes passèrent ainsi avant qu’une voiture ne s’arrête devant la propriété. Un homme de haute taille vint ouvrir le portail, passa dans la lumière des phares. Nu-tête ses cheveux paraissaient coupés court et de couleur claire. Ses épaules étaient larges.

Au lieu de remonter dans sa voiture il vint jusqu’au garage, fit basculer la porte. Ensuite il fit avancer sa voiture, une Buick toute récente l’arrêta dans le garage. Il ne pouvait pénétrer dans la villa par une porte intérieure, le garage étant nettement séparé du corps principal.

Kowask l’entendit siffloter après qu’il eût coupé le contact. Il s’approcha de lui alors qu’il se hissait sur la pointe des pieds pour attraper le haut de la porte basculante, et frappa sèchement de la crosse de son arme. Le ronronnement du mécanisme avait couvert les bruits de son approche. Le capitaine Charles tomba d’un seul bloc. Il trouva dans le garage même des fils électriques pour lui lier les pieds et les mains. Il n’eut plus qu’à aller chercher la Pontiac pour embarquer commodément sa victime. Il referma ensuite soigneusement toutes les portes et mit le cap vers l’est.

Empruntant une route secondaire à la sortie de la ville, il s’immobilisa dans l’ombre de grands arbres sur le côté droit. Même d’un véhicule passant tout proche on ne pouvait le voir.

Le capitaine Charles était toujours sans connaissance et il le fouilla. Son portefeuille contenait tes papiers militaires, sa carte de secrétaire général de l’aéro-club de Tuscaloosa. Il trouva également un important trousseau de clés, et un petit automatique. Il y avait un permis de port d’arme dans une des poches du portefeuille. La police de la ville devait être dévouée corps et âme à toute la clique dont le capitaine faisait partie. Il avait eu du flair de ne pas s’attaquer directement au club lui-même.

Il vérifia les liens du capitaine, le plaça entre la banquette et le dos du siège avant. Il reprit la route vers l’est en direction de la frontière d’État. En traversant Montgomery, au bout de quatre-vingts minutes, il s’arrêta devant une cabine téléphonique demandant Washington à l’opératrice.

Le commodore Gary Rice était toujours dans son bureau et il paraissait très énervé.

— Parfait, dit-il. Seulement on ne peut encore rien prouver. Les types de la C.I.A. font des pieds et des mains pour arriver à leur but. Comme la discrétion n’a pas été volontairement respectée, il y aura des fuites dans la presse de demain. L’opinion va réagir et le président risque d’être obligé de laisser la main. Voici ce que vous allez faire. Dans une demi-heure vous pouvez être à Shorter. Il y a là-bas un de mes anciens amis qui vous donnera un coup de main. Le commodore Mc Gregor. Je vais lui téléphoner, il vous attendra chez lui, route de Colombus au numéro 98. Nous aviserons dès que vous serez en sûreté là-bas. Je vais prévenir le F.B.I. de l’État, dans la mesure du possible. Il faut trouver un prétexte grave pour perquisitionner au club. Jusqu’à présent vous avez bien joué. Nous arriverons peut-être à stopper cette bande d’excités.

Quand il arriva en face de la villa du Commodore Mc Gregor une demi-heure plus tard, il aperçut de la lumière au-travers de la barrière blanche bordée d’arbustes verts.

Au premier coup de sonnette un pas rapide d’homme lourd fit crisser le gravier de l’allée. Vêtu d’une robe de chambre et tête nue le Commodore Mc Gregor, gros et l’air pas commode, le dévisagea en silence sous la lumière d’une lanterne en fer forgé.

— Lieutenant Serge Kowask.

Le bonhomme grogna et eut un sourire en coin.

— Content de connaître un lascar de Rice. Je vais vous ouvrir et vous ferez le tour de la maison. Nous débarquerons le colis de l’autre côté. Ni vu ni connu de cette façon.

— Vous habitez seul ici ? demanda négligemment Kowask. L’autre ricana :

— Non, avec ma femme, ma belle-mère et une sœur. Mais n’ayez crainte. Aucune de ces trois femelles n’osera mettre le nez à la fenêtre pour nous demander des explications. Je les supporte toute la journée. Normal que mes nuits m’appartiennent.

Dissimulant un sourire, Kowask reprit le volant. Ç avait jugé son homme et était assez satisfait. Une vieille ganache lui serait plus utile qu’un autre officier.

Mc Gregor vint l’aider à transporter le capitaine Charles qui simulait certainement un évanouissement prolongé. Ils pénétrèrent dans le bureau du commodore, tout encombré de souvenirs de sa carrière de marin.

— Qui est-ce ? Un officier de l’infanterie, paraît-il ? demanda le vieux avec mépris.

Kowask le mit rapidement au courant. Le commodore bourrait une pipe énorme, plaçait deux verres sur son bureau.

— Que comptez-vous en faire ?

— C’est selon son humeur. S’il parle, dit Kowask qui n’ignorait pas que le capitaine Charles les écoutait, je le livre au F.B.I. S’il se montre trop obstiné je le descends.

Mc Gregor parut prendre cette affirmation au sérieux.

— Bien sûr, dit-il. Inutile de prendre des risques.

Le vieux comprenait vite et rentrait dans le jeu avec une facilité inattendue chez un type de cet âge. Kowask prit son verre, comme pour donner à boire à son prisonnier, mais ce dernier ouvrit les yeux et eut un sourire froid.

— Inutile. Je suis réveillé. À qui ai-je l’honneur ?

— Ça n’a aucune importance, dit Kowask. Je vous demande simplement de m’écouter pendant cinq minutes.

Il reprit alors toute l’histoire, depuis la mort du premier maître Thomas Ford, jusqu’à la poursuite de Quinsey et la découverte de son cadavre dans la propriété de Robbins. Le commodore Mc Gregor écoutait aussi avec un intérêt très vif.

— Pour me résumer, vous êtes le chef d’un réseau profasciste, cherchant à provoquer l’inévitable entre notre pays et Cuba, sachant très bien que cette affaire peut dégénérer en guerre mondiale.

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Que vous reconnaissiez les faits, dit tranquillement Kowask en allumant une cigarette.

Le capitaine Charles se mit à rire :

— Il y a urgence, n’est-ce pas ? N’essayez pas de me tromper, je suis tenu régulièrement au courant par les amis que j’ai au Pentagone. Je sais que notre bluff a réussi. Et c’est normal, car il y a bien assez de temps que nous l’avons monté avec le plus grand soin. Mais ne comptez pas sur moi pour reconnaître les faits. Vous pouvez user de tous les moyens, vous ne m’arracherez rien. Je connais trop bien la nouvelle administration pour avoir la certitude formelle que, dans ces conditions, elle n’ajoutera aucun crédit aux affirmations d’un agent isolé de l’O.N.I.

Kowask fronça tes sourcils.

— Qui vous dit que je suis de l’O.N.I. ?

— Votre physique d’abord. Un ancien marin se reconnaît vite et j’ai l’habitude. Et puis …

Il hocha la tête, la bouche ironique :

— Qui est plus fidèle au président actuel que la Navy ? Qui cherche à déprécier la C.I.A.. ? Il faut toujours que vous cherchiez la petite bête pour contrer vos collègues de l’autre service.

Puis il haussa les épaules :

— Cela n’est rien. Vous êtes incapable de voir que nous sommes dans le vrai, et que tôt ou tard, il faudra en venir là. Vous faites partie de ces indécis nouvelle vague. Quand Cuba sera réellement armée jusqu’aux dents, quand les fusées soviétiques y seront pour de bon, alors vous vous affolerez.

Kowask regarda le commodore. Ce dernier pinçait les lèvres et paraissait sur le point d’éclater. Il intervint, ne voulant pas polémiquer à l’infini.

— Vous avez un endroit où je puis le conserver quelque temps ?

Le commodore se tourna vers lui :

— Oui. La cave. Je l’ai réservée à mon usage personnel. Il y a ma réserve de bourbon et de vins français …

Il rougit :

— Et mon atelier de modèles réduits. Je suis le seul à y pénétrer, et il sera très bien dans une pièce du fond sans soupirail et à la porte épaisse.

Kowask délia les jambes de son prisonnier :

— Je vous conseille d’être compréhensif, dit-il. Je n’ai absolument plus besoin de vous en cet instant. Au moindre geste je n’aurai aucun remords à vous tirer dessus.

Ils s’affrontèrent du regard pendant quelques secondes. Le capitaine avait perdu son air ironique.

— Voulez-vous dire que vous pouvez passer outre mes aveux ?

— Je crois entrevoir une solution en effet. Vous n’êtes plus d’aucune utilité.

— Vous bluffez ?

— Absolument pas.

Le ton ferme, le visage grave de Kowask parurent impressionner Charles. Il se raidit et passa devant lui. Le caveau que lui destinait Mc Gregor était l’endroit idéal pour garder un prisonnier.

— On dirait que vous aviez prévu cette éventualité ?

Nouvel embarras du Commodore.

— À vrai dire … Je suis en compagnie de trois femmes un peu folles et …

Kowask avait envie de rire.

— Non, ce n’est pas ce que voua croyez. Toutes les maisons voisines ont leur abri atomique, alors il a fallu que j’en construise un moi aussi.

Dans le bureau du commodore, Kowask rappela Washington. La voix de son chef lui parvint, elle était mécanique, fatiguée. Cette affaire devait lui donner un souci terrible.

— Il refuse de parler, dit Rice quand Kowask se tut. Bon sang je vais vous envoyer une section spéciale qui se chargera bien …

Kowask l’interrompit :

— Une seconde. J’ai trouvé une autre solution. Elle vaut ce qu’elle vaut, mais je crois qu’il n’y a pas moyen d’agir autrement.

— De quoi s’agit-il ?

Kowask parla pendant plusieurs minutes, et le commodore ne l’interrompit pas une seule fois. Par contre Mc Gregor, les yeux dilatés, l’écoutait avec stupéfaction.

— Bigrement dangereux ! dit Gary Rice quand il eut terminé.

— Oui, mais ça peut être efficace. Une seule condition. Que ce que je vous ai demandé me parvienne rapidement, que la police d’état s’occupe de Robbins et de sa bande …

Il n’osait pas ajouter « et que le capitaine Charles n’échappe pas au commodore Mc Gregor ». Ce dernier comprit et s’avança :

— Dites à Gary que ce type devra me passer sur le corps pour sortir de chez moi. Vous n’aurez aucun souci à avoir.

— J’ai entendu, dit le chef de Kowask. Vous pouvez lui faire confiance. Eh bien, c’est entendu. Tout ce que vous m’avez demandé sera à l’aube chez mon vieil ami. Tous les moyens me seront bons pour vous donner rapidement satisfaction. N’oubliez pas de rester en contact avec moi.

Ayant raccroché, Kowask se souvint en soupirant qu’il lui fallait récupérer sa voiture quelque part du côté de Selma. Il laisserait la Pontiac là où Quinsey l’avait abandonnée.

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