CHAPITRE X

Comme l’avait prévu Kowask, le fil clandestin suivait le fond du canal de drainage. Ils avaient découvert la boîte de dérivation étanche fixée à un gros bloc de ciment immergé. Le câble parasitaire passait dans une saignée pratiquée sur le rebord du canal et soigneusement rebouchée, continuait dans la vase vers l’ouest.

Sunn avait tout prévu, et, cinq minutes après cette découverte, un homme-grenouille aux chaussures lestées remontait le canal. Ils pouvaient suivre sa progression, le plongeur utilisant une lampe étanche dont la clarté formait une tache claire à la surface huileuse de l’eau.

Un quart d’heure plus tard l’homme remontait de l’autre côté. Kowask, Sunn et les autres traversèrent au moyen d’un radeau pneumatique.

L’homme-grenouille enlevait son masque.

— Le câble doit ressortir ici.

Sunn, dans le marécage jusqu’aux genoux, l’extirpait de la vase avec un crochet. Il exultait.

— Sectionnez-moi ça les gars, et branchez-le sur la batterie. Un contact de deux minutes, puis un arrêt de même longueur. S’agit pas de semer la panique. Hammond, envoyez un message aux patrouilleurs. Qu’ils surveillent toutes les fermes situées dans un rayon de deux à quatre miles à partir d’ici.

Clignant de l’œil en direction de Kowask.

— On ne sait pas si ces salauds n’ont pas ajouté une rallonge à leur fil.

Trop confiant il voulut poursuivre vers le nord-est, même quand le courant conformément à ses ordres, cessa d’affoler l’aiguille aimantée de son repéreur. Au cours des deux minutes suivantes, il comprit son erreur.

— Les salopards ! fulminait-il. Ils ont fait un coude à angle droit.

Le câble filait en effet vers le nord-ouest. Plus sagement ils attendirent les minutes d’irrigation. Hammond, chargé de la liaison-radio, les suivait, pas à pas.

Tout le dispositif est en place. Pas un chat ne risque de passer au travers … Trois fermes suspectes.

Perdant patience, Sunn voulait déterrer le câble mais cela demandait trop de temps. Mieux valait se fier à l’aiguille du repéreur. Les tiges en forme de canne étaient trop profondément enfoncées dans la couche de vase solidifiée.

Sur la terre ferme de la lande tout alla plus vite. Les installateurs clandestins n’avaient pas perdu leur temps à finauder. Le câble filait droit vers le nord.

— Regardez là-bas, dit Kowask qui avait une vue perçante. Je vois un cyprès et une maison.

— Fonçons ! dit Sunn.

Au même moment ils entendirent un ronronnement de moteur.

— Ils nous filent entre les doigts ! rugit l’agent de la C.I.A.

Une douzaine d’hommes se mirent à courir dans la direction de la ferme. La barrière fut aisément franchie. D’un geste Sunn les immobilisa en désignant les fenêtres éclairées.

— On les tient.

Mais un moteur s’éloignait vers l’U.S. 1.

— Ils seront coincés là-bas si ce sont eux, certifia Hammond qui venait de recevoir un message. Deux camions ont barré l’entrée du chemin creux.

Kowask suivit Sunn qui se dirigeait vers la maison. Ils risquèrent un regard dans la cuisine.

— Vide !

— Allons-y ! dit Kowask.

La porte n’était pas fermée. Son arme à la main il pénétra dans la pièce. Sunn et deux hommes le suivaient. En même temps au loin éclataient quelques coups de feu.

— Pourvu qu’ils ne passent pas, dit Sunn.

En quelques secondes ils découvrirent le récepteur de fac-similés et la compositrice, de même qu’un stock de papier spécial pour les cartes météo et les bandes de papier à perforer. Sunn s’interrogeait visiblement devant le dernier appareil.

Soudain les détonations éclatèrent tout près, et Kowask fila aux nouvelles.

— Ils essayaient de revenir ici, lui cria un des hommes de Sunn. Ils ont enfoncé la barrière. Maintenant ils sont planqués derrière le véhicule.

* * *

Fred Compton ouvrit son portefeuille en sortit les papiers qu’il contenait.

— Que faites-vous ? demanda Emily allongée non loin de lui dans le lichen poisseux de la lande.

— Je vais mettre le feu à la camionnette, et pendant qu’elle brûlera nous pourrons peut-être filer.

Une balle vint percuter la portière gauche.

Mais plusieurs autres s’enfoncèrent dans la terre sous le véhicule.

— Ils nous savent là.

— L’incendie couvrira notre fuite. Ils ne pourront pas nous voir.

Il poussa le tas de papiers froissés sous le moteur et y mit le feu. D’un coup de couteau il creva le réservoir latéral et recula rapidement. Le véhicule s’embrasa presqu’aussitôt. Lui et Emily couraient loin de là déjà.

Alors qu’ils atteignaient la barrière la grosse femme tomba lourdement. Il crut qu’elle avait trébuché, mais quand il voulut l’aider il constata qu’elle était morte. Une balle l’avait frappée entre les deux épaules.

Sa vie s’arrêta là. Il se sentit incapable d’aller plus loin, de s’enfuir seul. Il le pouvait et il était suffisamment habitué à de telles situations pour s’en sortir. Il laissa aller le cadavre de sa compagne et se dressa, les mains plaquées au corps.

Il n’opposa aucune résistance quand trois hommes lui ordonnèrent de lever les bras en l’air.

Kowask apprit la mort de la grosse femme et l’arrestation d’un homme alors qu’il rejoignait la ferme. La camionnette achevait de brûler. On essayait d’éteindre les flammes avec un tuyau d’arrosage, et les extincteurs des camions.

Sunn regarda Fred Compton avec un sourire de triomphe.

— Foutez-lui les menottes ! Qu’on le photographie le plus rapidement possible.

Deux hommes entrèrent avec l’émetteur-radio :

— On vient de trouver ça. C’est un appareil à ondes courtes mais avec un drôle de bidule greffé dessus.

Sunn parut bondir sur l’appareil.

— Où l’avez-vous déniché ?

— Pas très loin du chemin reliant la ferme à la route. Ils avaient dû s’en débarrasser avant qu’on ne les coince.

Kowask s’approcha à son tour.

— C’est un modulateur qui traduit les trous des bandes en impulsions radio acheminées par U.H.F.[1].

Sunn paraissait sceptique.

— Est-ce un moyen de communiquer secrètement sans être repéré ?

— Je ne crois pas, dit Kowask. Il se tourna vers Fred Compton.

— Je suppose que tous les renseignements météo était traduits par votre compagne en un code spécial sur bande perforée ?

L’homme parut s’éveiller. Il haussa les épaules.

— Autant vous dire que je ne sais presque rien.

— Répondez-moi sur ce que je viens de vous demander, insista sèchement le lieutenant de vaisseau.

— Si ça peut vous faire plaisir. Emily traduisait en effet toutes les indications de la carte, selon un ordre préétabli. Vous trouverez le code dans un tiroir du bureau.

Sunn se planta devant lui :

— Bien bavard, mon vieux. Tu essayes de nous envoyer sur une mauvaise piste hein ?

Compton le regarda tranquillement. Kowask alla jusqu’à la table qui soutenait la compositrice et trouva le code en question dans le tiroir. Y étaient joints un ensemble d’instructions générales et une feuille qui indiquait l’ordre de traduction. Ces différents documents étaient écrits en clair, simplement tapés à la machine.

Sunn les lui arracha des mains.

— Formidable ! dit-il. Ils étaient tellement sûrs d’eux qu’ils n’avaient pris aucune précaution. Une bonne prise !

Incrédule Kowask le regarda. Comment Sunn n’était-il pas alerté par toutes ces facilités ? En moins de vingt-quatre heures tout marchait pour eux comme sur des roulettes. Il se dit que la vérité, c’était du côté de Rabazin le Mexicain qu’il la trouverait. Non que le pauvre type lui ait dissimulé quoi que ce soit, mais bien pour le rôle qu’il avait joué dans la conspiration de Peter Quinsey.

Pendant qu’il réfléchissait Sunn se frottait les mains.

— Il faudra bien qu’il nous en dise un peu plus, notre prisonnier.

Revenant dans la cuisine il se posta devant lui.

— À quelle heure là vacation-radio ? Compton sourit avec ironie :

— Un peu vite. Vous avez déjà digéré les documents du tiroir ?

Sunn le gifla.

— Attention Compton : maintenant tu es entre nos mains. Ne compte pas t’en tirer par des feintes. Ce soir tu as envoyé un message ?

Compton gardait tout son sang-froid. Il pensait à Emily, à tous les projets qu’ils avaient fait dans la journée. Ils se connaissaient depuis longtemps et ils avaient attendu ces dernières vingt-quatre heures pour oser se faire des confidences. Ils auraient pu réussir. Il s’en était fallu de quelques secondes.

— À quelle heure ?

Compton pensa soudain à Quinsey et une rage folle monta en lui. Il les avait abandonnés. Il les avait trahis.

— Tu réponds ?

Il leva les yeux vers Sunn.

— La vacation était entre huit heures quarante-cinq et neuf heures. Tous les soirs.

— Quelle destination ?

— Cuba.

Kowask regardait Sunn et le vit tiquer. Le nom de l’île les effrayait tous. Depuis la dernière purge de leur service ils appréhendaient les nouvelles boulettes, avec cependant l’espoir de découvrir un jour une information sensationnelle capable d’en boucher un coin au jeune président.

— Tu me prends pour un imbécile ? À quoi sert d’envoyer sous le plus grand secret des renseignements météo que n’importe qui peut capter avec un Braun à dix dollars.

Compton avait toujours été de cet avis. Il ne pouvait fournir d’autres explications.

— Votre combine cache un truc plus monumental. Tout ça, c’est de la frime hein ?

— Je l’avais cru, dit l’homme. Mais c’est tout ce que nous faisions.

— Et d’après toi à quoi servait cette transmission de chiffres codés ?

L’homme soupira.

— Vous allez encore dire que je me fous de vous.

— Vas-y quand même, fit Sunn menaçant. On tâchera d’être patients, jusqu’à un certain point.

Alors Compton répéta ce que lui avait dit Quinsey au sujet des fusées de T.S. 6 sur berceaux radioguidés. Les renseignements météo prévoyaient le temps douze heures à l’avance, et l’angle de tir se modifiait chaque soir au cours de l’émission clandestine. Les Cubains ignoraient soi-disant l’installation de cette base, et c’était pour éviter des allées et venues suspectes que le dispositif était commandé depuis la Floride.

— Pourquoi ne pas vous installer sur l’île ? Dit Sunn.

— Toujours pour éviter une friction avec Castro.

Kowask n’ajoutait aucun crédit à cette histoire. D’ailleurs Compton lui-même n’y croyait pas. Quinsey avait mis sur pied une curieuse machination. Cela ressemblait à de la provocation. Dernièrement les relations de Cuba avec les Soviétiques s’étaient quelque peu rafraîchies, Castro flirtant ouvertement avec les Chinois. Y avait-il là une explication ? Les Russes désiraient-ils provoquer une intervention qui leur permettrait de prouver aux Cubains qu’ils étaient toujours leurs alliés les plus fidèles et les plus puissants ? Sunn paraissait passionné.

— Et où serait installée cette base ?

— Dans un îlot rocheux pas très loin de l’île des Pins. Castro l’a cédé sous bail à une compagnie pétrolière russe. Une société d’état évidemment, pour y construire un dépôt de carburant.

Avec ces nouvelles explications l’hypothèse d’une base de T.S. 6 à proximité de la Floride paraissait moins extravagante. Kowask avait entendu parler de cet îlot, El Cayo Bajo. Un rocher inhabité. Les Russes avaient certainement des intentions cachées à son sujet.

— Il paraît que le service de dépistage radio est très efficace chez Castro et que nous étions en plus grande sécurité ici.

Lorsque Sunn se tourna vers lui, Kowask lut sur son visage qu’il était convaincu. Malgré ses efforts il le cachait mal.

— Drôle de truc, hein ? Ça va faire du bruit chez nous.

Kowask abonda poliment dans son sens. Le commodore Rice en ferait longtemps des gorges chaudes.

— Évidemment il va nous falloir contrôler ces affirmations. C’est le plus embêtant.

Le marin le voyait venir avec ses gros sabots.

— Présenté par nous, le rapport va faire le tour de tous les services. Il sera bien sûr soumis au président en priorité, mais l’étude risque de s’en prolonger. Si l’origine était différente tout irait certainement plus vite.

Son interlocuteur faisait la sourde oreille.

— Dans le fond, dit Sunn avec une jovialité factice, c’est grâce à vous que nous avons fait de tels progrès dans cette enquête. Sans votre intervention …

— Vous exagérez, mon vieux. Je n’ai pratiquement rien fait.

— Mais si. J’ai le défaut de me servir des autres, mais je sais reconnaître mes torts. Nous allons donc rédiger un double rapport similaire sur cette affaire.

Kowask alluma une cigarette sans le regarder. Il s’approcha de Fred Compton.

— Qui a tué Ford ?

— Je l’ignore.

— Quinsey ?

L’homme battit des paupières.

— Peut-être.

— Où se trouve-t-il maintenant ?

Cette fois Compton ne fut plus maître de lui :

— Il a fui comme un lâche. Depuis hier au soir.

Sunn entraîna Kowask à l’écart.

— Pourquoi ces questions ?

— Je suis chargé d’éclaircir le meurtre d’un marin, non de protéger les installations de Cap-Canaveral et de veiller à la sécurité du pays. Je ne peux faire qu’un rapport strict sur les événements de cette nuit.

Le visage de Sunn se ferma, redevint celui de l’homme qui avait accueilli Kowask au domicile de Ford la veille.

— Vous êtes rancunier, Kowask ?

— Non, mon vieux. Je fais mon métier tel qu’il doit être fait. Les aveux de Compton ne m’intéressent que médiocrement.

— Vous ne les mentionnerez pas dans votre rapport ?

— Non. D’abord ce fameux rapport sera, pour ma part, oral. Le commodore Rice se contentera d’un coup de fil. Ce n’est que lorsque tout sera terminé que je coucherai les détails sur le papier.

— Autrement dit, vous me laissez tomber ? Vous vous foutez bien du destin de votre pays, de ces têtes nucléaires pointées sur nous.

Kowask eut un rire silencieux :

— Doucement, mon vieux ! Je sais simplement que la C.I.A. est mieux équipée pour aller voir de près ce qu’il y a de vrai dans tout ce fatras.

Le regard de Sunn était proprement menaçant.

— Ne croyez pas vous en sortir ainsi. Je vous mentionnerai et on risque de vous convoquer à Washington pour supplément d’information.

— Bon sang, que cherchez-vous donc ? explosa Kowask. On dirait que vous êtes à l’affût d’un incident qui vous permettrait de recommencer le débarquement de l’île de Pinos. Il est vrai que le Cayo Bajo n’en est pas très éloigné.

— Vous avez peur de prendre vos responsabilités ?

— Surtout quand la situation est aussi peu claire. Tout repose sur les affirmations de Compton. Je suis certain qu’il dit vrai, mais Quinsey a dû l’intoxiquer.

Puis, craignant de trop dévoiler le fond de sa pensée, il ajouta d’un ton plus conciliant :

— Restons-en là, Sunn. Ne vous faites pas de souci pour votre rapport. Il trouvera certainement un bon accueil dans les hautes sphères du gouvernement.

Sunn lui tourna le dos, furieux et déçu.

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