Boris AKOUNINE


LES AVENTURES

D'ERASTE PETROVITCH FANDORINE



Premier livre= :

AZAZEL






Le lundi 13 mai 1876, vers trois heures de l'après-midi, par une journée où la fraîcheur printanière se mêlait à une chaleur estivale, dans le jardin Alexandre, sous les yeux de nombreux témoins, eut lieu un événement aussi révoltant qu'insensé.

Le long des allées, au milieu des bosquets de lilas en fleur et des parterres de tulipes d'un rouge flamboyant, se promenait un public élégant - dames sous des ombrelles de dentelle (pour éviter les taches de rousseur), gouvernantes accompagnant des enfants en charmants costumes marins, jeunes gens à la mine lasse portant qui des redingotes de cheviotte à la dernière mode, qui des vestes courtes à la manière anglaise. Rien ne laissait présager quelque désagrément que ce fût, et dans l'air rempli des arômes du printemps dans sa maturité, se répandaient à la fois un bien-être indolent et un doux ennui. Le soleil chauffait pour de bon, et les bancs situés à l'ombre étaient tous occupés.

Sur l'un d'eux, non loin de la Grotte, face à la grille derrière laquelle commençait la rue Néglinnaïa et d'où l'on apercevait le mur jaune du Manège, deux dames étaient assises. La première, toute jeune (peut-être bien une demoiselle et non une dame),

lisait un livre relié en maroquin tout en jetant de temps à autre des regards autour d'elle avec une curiosité distraite. La seconde, beaucoup plus âgée, vêtue d'une solide robe de laine bleu marine et portant de confortables chaussures montantes à lacets, était concentrée sur son tricot, quelque chose d'un rosé criard, croisant ses aiguilles d'un mouvement rythmé. Cela, toutefois, ne l'empêchait pas de tourner la tête, parfois à droite, parfois à gauche, et son regard vif était à ce point pénétrant que rien d'un tant soit peu notable ne pouvait sans doute lui échapper. Le jeune homme en étroits pantalons à carreaux, redingote négligemment ouverte sur un gilet blanc et chapeau melon retint immédiatement l'attention de la dame - il est vrai que sa façon d'avancer dans l'allée était fort étrange : tantôt il s'arrêtait, observant quelqu'un parmi les promeneurs, tantôt il faisait quelques pas brusques pour de nouveau s'immobiliser sur place. Soudain, l'inconstant personnage posa son regard sur nos dames et, comme mû par une subite résolution, il se dirigea vers elles à grands pas. Il s'arrêta devant leur banc, puis, s'adressant à la jeune demoiselle, il s'écria d'une ridicule voix de fausset :

- Madame ! Quelqu'un vous a-t-il déjà dit que vous étiez d'une insoutenable beauté ?

La demoiselle, qui était en effet prodigieusement belle, fixa l'insolent du regard, tandis que ses lèvres couleur de fraise restaient légèrement entrouvertes en une expression d'effroi. Même son accompagnatrice, pourtant d'âge mûr, ne put que rester bouche bée devant une impertinence aussi inouïe.

- J'ai succombé au premier regard ! bouffonna l'inconnu, jeune homme au demeurant d'apparence

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tout à fait présentable (cheveux aux tempes taillés à la mode, front haut et pâle, yeux bruns brillant d'exaltation). Permettez-moi d'apposer sur votre front innocent un baiser fraternel, plus innocent encore. Reprenant ses esprits, la dame au tricot intervint :

- Monsieur, mais fous êtes soûl ! dit-elle, révélant un accent allemand caractéristique.

- Je suis exclusivement soûl d'amour, lui assura l'impudent jeune homme, avant d'implorer de la même voix anormalement stridente : Un baiser, un seul, ou je mets sur-le-champ fin à mes jours !

La demoiselle se pressa contre le dossier du banc, son ravissant minois tourné vers sa protectrice. Celle-ci, nonobstant tout ce que la situation avait d'alarmant, fit preuve d'une entière présence d'esprit :

- Partez d'ici immédiatement ! Fous êtes fou ! dit-elle en élevant la voix et en poussant en avant son tricot dont les aiguilles pointaient agressivement. Ch'appelle le serchent de fille !

C'est alors qu'eut lieu quelque chose de complètement incongru.

- Ah, c'est ainsi ! On me repousse ! hurla le jeune homme sur un ton de faux désespoir, se couvrant les yeux de la main dans un geste théâtral et tirant brusquement de sa poche intérieure un petit revolver à l'acier noir étincelant. A quoi bon vivre après cela ? Un seul mot de votre bouche, et je vis ! Un seul mot, et je tombe mort ! lança-t-il à la demoiselle, elle-même plus morte que vive. Vous vous taisez ? Alors adieu !

La vue de l'homme brandissant son arme ne pouvait manquer d'attirer l'attention des promeneurs. Parmi celles qui se trouvaient non loin, quelques per-

sonnes - une grosse dame tenant un éventail, un imposant monsieur arborant à son cou la croix de Sainte-Anne, deux collégiennes semblablement vêtues de méchantes robes à pèlerine marron - se figèrent sur place, et, de l'autre côté de la grille, sur le trottoir, un étudiant s'arrêta. En un mot, on pouvait espérer qu'un terme rapide allait être mis à cette scène indécente.

Mais la suite se déroula si vite que personne n'eut le temps d'intervenir.

- A la grâce de Dieu ! cria le jeune homme ivre (et peut-être fou).

Puis, sans que l'on sût pourquoi, il leva son revolver très haut au-dessus de sa tête, fit tourner le barillet et pressa le canon contre sa tempe.

- Clown ! Espèce de pitre ! maugréa la courageuse Allemande, montrant au passage une indéniable connaissance du russe parlé.

Déjà pâle, le visage du jeune homme vira au gris puis au vert. Il se mordit la lèvre inférieure et plissa les paupières. La demoiselle, à tout hasard, ferma les yeux à son tour.

Et elle fit bien. Cela lui épargna une vision de cauchemar : en une fraction de seconde, en même temps qu'éclatait le coup de feu, la tête du suicidé se projeta violemment de côté, transpercée de part en part, et, d'un orifice situé juste au-dessus de l'oreille gauche, jaillit un filet de liquide rougeâtre.

Commença alors une scène indescriptible. L'Allemande lança autour d'elle des regards indignés, comme pour prendre chacun à témoin d'un scandale aussi indicible, puis elle se mit à glapir, joignant sa voix aux hurlements des deux collégiennes et de la grosse dame qui, depuis quelques secondes déjà,

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émettaient des cris perçants. La demoiselle gisait sans connaissance - après avoir à peine entrouvert les yeux, elle s'était lentement affaissée. Des gens accouraient de partout. A l'inverse, l'étudiant posté derrière la grille - une nature sensible - s'élança à travers la chaussée pour filer en direction de la rue Mokhovaïa.

Ksavéri Féofilaktovitch Grouchine, commissaire principal à la Direction de la police judiciaire, près le grand maître de la police de Moscou, poussa un soupir de soulagement et posa à sa gauche, sur la pile " vu ", le condensé des délits importants relevés au cours de la journée précédente. Durant les dernières vingt-quatre heures, à savoir la journée du 13 mai, rien de notable n'était survenu dans aucun des vingt-quatre secteurs de police de la ville, laquelle comptait pas moins de six cent mille âmes. Rien du moins qui nécessitât l'intervention de la police judiciaire. Un homicide consécutif à une rixe entre ouvriers d'atelier pris de boisson (le meurtrier avait été appréhendé sur place), deux cochers détroussés (que les commissariats de quartier s'en débrouillent), la disparition de sept mille huit cent cinquante-trois roubles et quarante-sept kopecks des caisses de la banque Russo-Asiatique (cela était directement du ressort d'Anton Sémionovitch, du département des délits commerciaux). Grâce à Dieu, on avait cessé d'adresser à la Direction toutes sortes d'informations insignifiantes concernant les vols à la tire, les bonnes qui se pendaient ou les nouveau-nés abandonnés -pour cela, il existait maintenant le Bulletin policier

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des événements urbains, qui était diffusé dans l'après-midi aux différents départements.

Ksavéri Féofilaktovitch eut un bâillement d'aise et, par-dessus son pince-nez d'écaillé, il lança un coup d'oil au jeune secrétaire, fonctionnaire de quatorzième classe1, Eraste Pétrovitch Fandorine, qui, pour la troisième fois, recopiait le rapport hebdomadaire destiné à monsieur le grand maître de la police. Bah ! pensa Grouchine, qu'il en profite tant qu'il est jeune pour apprendre le travail soigné, plus tard, il sera le premier à m'en remercier. Voyez-vous ça, maintenant c'est la nouvelle mode, gribouiller avec une plume d'acier, même pour s'adresser à la haute direction. Non, mon petit, toi, continue sans te presser, comme au bon vieux temps, au moyen d'une belle plume d'oie, avec tous les pleins et les déliés. Son Excellence en personne a grandi sous l'empereur Nicolas Pavlovitch, elle sait ce que signifient l'ordre et le respect de la hiérarchie.

Ksavéri Féofilaktovitch souhaitait sincèrement du bien au garçon ; il avait pour lui une compassion toute paternelle. Il faut dire que le destin s'était montré cruel envers le secrétaire frais émoulu. A l'âge de dix-neuf ans, il s'était retrouvé orphelin - il n'avait pour ainsi dire pas connu sa mère, et son père, une tête brûlée, avait investi sa fortune dans des projets oiseux, avant de tirer sa révérence. Il s'était enrichi dans la fièvre des chemins de fer et s'était ruiné dans la fièvre bancaire. Quand, l'année passée, les banques étaient tombées en déconfiture les unes après les autres, beaucoup de gens respectables avaient été

1. Pour les rangs et les titres, se reporter à la table p. 319. (N.d.T.)

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réduits à la mendicité. Les titres les plus fiables s'étaient transformés en papier de chiffon, en rien. Et, presque aussitôt, monsieur Fandorine, lieutenant à la retraite, était décédé d'une embolie cérébrale, sans rien laisser d'autre à son fils que des reconnaissances de dettes. Le garçon aurait dû terminer le collège et entrer à l'université, au lieu de quoi il avait été prié de quitter le domicile familial et contraint de gagner son pain. Ksavéri Féofilaktovitch poussa un soupir désolé. L'orphelin avait aisément satisfait à l'examen de registrateur de collège, ce qui d'ailleurs n'était pas bien difficile pour ce jeune homme de bonne éducation, mais quel hasard avait bien pu l'amener dans la police ? Il aurait pu servir tranquillement dans la statistique ou bien même le secteur judiciaire. Nous avons tous la tête remplie d'idées romantiques, nous rêvons tous d'attraper de mystérieux Cadoudals. Mais chez nous, mon cher, des Cadoudals, il n'y en a pas (Ksavéri Féofilaktovitch eut un hochement de tête réprobateur), nous usons plutôt nos fonds de culotte à écrire des procès-verbaux sur la façon dont le bourgeois Golopousov, en état d'ivresse, a occis à coups de hache son épouse légitime et ses trois enfants en bas âge.

Cela ferait bientôt trois semaines que le jeune monsieur Fandorine avait pris ses fonctions à la police judiciaire, mais Ksavéri Féofilaktovitch, limier expérimenté et rusé matois, avait déjà acquis la ferme conviction qu'il n'y avait pas grand-chose à attendre du garçon. Bien trop sensible, bien trop raffiné. Une fois, au cours de sa première semaine, Grouchine l'avait emmené sur les lieux d'un crime (c'était lorsqu'on avait égorgé Kroupnova, une femme de marchand). Fandorine avait regardé la

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morte, puis il était devenu tout vert et avait dû sortir en se tenant aux murs. Il fallait reconnaître que la vue de la femme n'était guère appétissante - gorge tranchée d'une oreille à l'autre, langue pendante, yeux exorbités, tout cela, naturellement, au milieu d'une mare de sang. Résultat : Ksavéri Féofilakto-vitch avait dû lui-même mener l'enquête et dresser le procès-verbal. A vrai dire, l'affaire s'était révélée assez simple. Le portier Kousykine avait des petits yeux tellement fuyants que Ksavéri Féofilaktovitch avait immédiatement ordonné au sergent de ville d'attraper l'homme par le collet et de le flanquer au violon. Kousykine était sous les verrous depuis deux semaines. Il niait, mais peu importait, il finirait par reconnaître les faits ; nul autre que lui n'avait intérêt à assassiner la marchande - en trente ans de service, le commissaire s'était forgé un flair infaillible. Quant à Fandorine, il serait très utile dans un bureau. Il était consciencieux, écrivait sans fautes, connaissait les langues, était intelligent et d'un commerce agréable - pas comme ce fieffé ivrogne de Trofimov, passé le mois dernier de secrétaire à second assistant du commissaire de police de Khitrovka. Qu'il continue à se soûler là-bas et à répondre avec impertinence à ses chefs.

Grouchine se mit à tambouriner avec irritation sur la table recouverte du triste drap de l'administration, sortit sa montre du gousset de son gilet (oh, il restait encore pas mal de temps avant le déjeuner) puis, d'un geste résolu, tira vers lui le numéro du jour de La Gazette de Moscou.

- Eh bien, voyons ce qu'ils ont trouvé pour nous étonner aujourd'hui, prononça-t-il à haute voix, tandis que le jeune secrétaire s'empressait de reposer son exé-

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crable plume d'oie, sachant que son supérieur allait se mettre à lire les titres et toutes sortes d'autres choses, agrémentant sa lecture de commentaires - telle était l'habitude de Ksavéri Féofilaktovitch. Regardez un peu, Eraste Pétrovitch, en première page, à l'endroit le plus visible !

Corset américain dernier cri " Lord Byron "

en baleine très solide,

pour les hommes désireux de paraître sveltes. Taille fine et belle carrure !

" Et voyez-moi ces caractères ! Hauts d'une archi-ne ! Et en dessous, en tout petit :

Le souverain part pour Ems

" Evidemment, le souverain n'est pas grand-chose comparé à " Lord Byron " !

Le grommellement du brave Ksavéri Féofilaktovitch produisit sur le secrétaire un effet étonnant. Pour une raison connue de lui seul, il se troubla, ses joues s'empourprèrent, et ses longs cils de jeune fille frémirent comme s'il était pris en faute. Et puisque nous en sommes aux cils, il paraît opportun de décrire plus en détail l'apparence d'Eraste Pétrovitch, car il est destiné à jouer un rôle clé dans les événements aussi saisissants qu'effroyables qui vont bientôt suivre. C'était un gracieux jeune homme aux cheveux noirs (dont il était secrètement fier) et aux yeux bleus (hélas, il eût été mieux qu'ils fussent également noirs), d'une taille respectable et à la peau très claire, si ce n'était cette mau-

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dite rougeur qui s'éternisait sur ses joues. Dévoilons au passage la raison du profond trouble qui avait saisi le registrateur de collège. Le fait est que, l'avant-veille, il avait dépensé le tiers de ses premiers émoluments mensuels à l'achat du corset dépeint de manière si alléchante. C'était le deuxième jour qu'il portait un " Lord Byron ", endurant d'atroces douleurs au nom de la beauté. Or, maintenant, il soupçonnait (sans aucun fondement) le perspicace Ksavéri Féofilaktovitch d'avoir deviné d'où venait le port de chevalier de son subordonné et d'avoir voulu se moquer de lui. Mais le commissaire était déjà passé à autre chose .

Atrocités commises par les bachi-bouzouks en Bulgarie

" Bon, cela n'est pas une lecture d'avant déjeuner... Explosion à Ligovka

Notre correspondant à Saint-Pétersbourg nous informe qu'hier à 6 h 30, rue Znamenskaïa, dans l'immeuble de rapport du conseiller de commerce Vartanov, s'est produite une explosion qui a fait voler en éclats l'appartement du troisième étage. Arrivée sur les lieux, la police a découvert les restes d'un jeune homme défiguré au point d'être méconnaissable. L'appartement était loué par un certain monsieur P., professeur agrégé, dont tout porte à croire que c'est le corps qui a été découvert. A en juger par l'agencement des lieux, le logement abritait une sorte de laboratoire clandestin. Le conseiller d'Etat Brilling, chargé de l'enquête, suppose que dans l'apparte-

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ment étaient fabriquées des machines infernales destinées à une organisation terroriste de nihilistes. L'enquête suit son cours.

" Mouais, Dieu soit loué, ici ce n'est pas Piter.

A en juger par l'éclat de ses yeux, le jeune Fando-rine était sur ce dernier point d'un avis différent. Tout dans son attitude disait avec éloquence : au moins, dans la capitale, les gens ont de quoi s'occu per, ils traquent les poseurs de bombes au lieu de recopier dix fois les mêmes paperasses, dans lesquelles, au demeurant, il n'y a absolument rien d'intéressant.

- Bien, reprit Ksavéri Féofilaktovitch dans un froissement de journal, voyons ce que nous réserve la page locale.

Un premier esthernat à Moscou

La célèbre bienfaitrice anglaise, la baronne Esther, grâce à qui, dans différents pays, ont été ouvertes des institutions nommées " esther-nats ", refuges modèles pour jeunes orphelins, a annoncé à notre correspondant que, dans notre ville aux coupoles dorées, un premier établissement de ce type venait enfin d'ouvrir ses portes. Lady Esther, dont l'activité en Russie date seulement d'un an et qui a déjà réussi à ouvrir un esthernat à Pétersbourg, a décidé de combler à leur tour de ses bienfaits les orphelins de Moscou...

" M-m-m...

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Sincère gratitude de tous les Moscovites... Où sont nos Owen et nos Esther ?

" ... Parfait, grand bien leur fasse, à ces orphelins. Et ici, qu'avons-nous de beau ?

Une cynique extravagance

'.> Hum, curieux.

Hier, au jardin Alexandre, a eu lieu un événement affligeant, tout à fait dans l'esprit des mours cyniques de la jeunesse d'aujourd'hui. Sous les yeux des promeneurs, un beau gaillard de vingt-trois ans, étudiant à l'université de Moscou, unique héritier d'une fortune considérable, a mis fin à ses jours d'un coup de revolver.

" Tiens donc '

Selon les témoins, avant d'accomplir ce geste insensé, N*** a fanfaronné devant le public en agitant son arme. Les témoins ont d'abord cru à une bravade d'homme ivre, mais, loin de plaisanter, N*** s'est tiré une balle dans la tête, dont il est mort sur le coup. Dans la poche du suicidé a été trouvé un billet au contenu d'un athéisme révoltant, d'où il ressort que le geste de N*** n'était pas le fait d'un accès de delirium tremens. Ainsi, l'épidémie actuelle de suicides gratuits, qui était jusque-là le fléau de la seule Pétropole, a gagné les murs de notre mère Moscou. O temps ! O mours ! Quel degré d'incroyance et de nihilisme a atteint notre jeunesse dorée pour

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aller jusqu'à faire de sa mort une bouffonnerie. Si telle est l'attitude de nos Brutus à l'égard de leur propre existence, faut-il s'étonner qu'ils fassent si peu de cas de la vie d'autres personnes ô combien plus estimables ? Comme viennent à propos ces paroles de notre très estimé Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, lorsqu'il dit dans son fascicule de mai du Journal d'un écrivain : " Vous qui êtes gentils, bons, honnêtes (il y a tout cela en vous !), où donc vous en allez-vous, pourquoi cette sombre, sourde tombe vous est-elle devenue si chère ? Regardez, dans le ciel brille l'éclatant soleil du printemps, les arbres s'épanouissent, alors que vous êtes las avant d'avoir vécu. "

Emu aux larmes, Ksavéri Féofilaktovitch renifla et jeta un regard en biais à son jeune assistant, se demandant si celui-ci avait remarqué son trouble, puis il reprit sa lecture sur un ton sensiblement plus sec.

- Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Mais les temps n'y sont pour rien, en vérité. Tout cela est vieux comme le monde ! Des riches qui ne savent pas quoi faire de leur peau, on en a toujours eu en Russie. " La graisse leur monte à la tête ", comme on dit. Une fortune considérable ? Qui cela peut-il bien être ? Et ces fripouilles de commissaires d'arrondissements qui rapportent toutes sortes de détails sans intérêt mais qui omettent le plus important. Et maintenant, il n'y a plus qu'à attendre le Bulletin des événements urbains ! Quoique l'affaire soit évidente ; il s'est tué sous les yeux de plusieurs témoins... Mais tout de même, c'est curieux. Le jardin Alexandre, cela

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va dépendre de l'arrondissement de Gorodskaïa, deuxième secteur. Tenez, Eraste Pétrovitch, comme ça, par amitié, faites donc un saut chez eux, rue Mokhovaïa. Dites que c'est à titre de contrôle ou autre chose de ce genre. Trouvez le moyen de savoir qui est ce N***. Et surtout, mon petit, recopiez sans faute le billet d'adieu. Dès ce soir, je le montrerai à mon Evdokia Andréievna, elle aime toutes ces choses qui vous chavirent l'âme. Et ne nous faites pas languir, revenez vite.

Les dernières paroles avaient été prononcées alors que le registrateur de collège avait déjà le dos tourné, tellement pressé de quitter sa sinistre table recouverte d'une toile cirée qu'il faillit en oublier sa casquette.

Au commissariat de quartier, on conduisit le jeune fonctionnaire de la police judiciaire auprès du commissaire en personne, mais celui-ci, voyant qu'on ne lui avait pas envoyé Dieu sait quel gros poisson, décida de ne pas perdre son temps en explications et appela son assistant.

- Voilà, je vous confie à Ivan Prokofiévitch, dit aimablement le commissaire (pour être du menu fretin, le garçon n'en venait pas moins de la Direction). Il va tout vous montrer et tout vous raconter. C'est justement lui qui hier est allé à l'appartement du défunt. Et mes humbles respects à Ksavéri Féofilak-tovitch.

On fit asseoir Fandorine derrière un haut pupitre, puis on lui apporta le maigre dossier d'enquête. Eraste Pétrovitch en lut l'intitulé :

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ENQUÊTE relative au suicide

du citoyen notable héréditaire Piotr Alexandrovitch KOKORINE, 23 ans, étudiant à la faculté de droit

de l'université impériale de Moscou.

Ouverte le 13 du mois de mai de l'année 1876

Fermée le... du mois de... de Vannée 18..

Et, les doigts tremblant d'une impatience fébrile, il dénoua les cordons de ficelle.

- Le père du suicidé, Alexandre Artamonovitch Kokorine, expliqua Ivan Prokofiévitch, un grand échalas à la figure chiffonnée comme si une vache l'avait ruminée, était un homme extrêmement riche. Un industriel. Voilà trois ans qu'il est décédé. Il a tout légué à son fils. On peut dire qu'il avait la belle vie, l'étudiant. On se demande ce qu'il faut de plus aux gens?

Eraste Pétrovitch acquiesça d'un signe de tête, faute de savoir que répondre, et se plongea dans la lecture des témoignages. Les procès-verbaux étaient nombreux, une dizaine, le plus détaillé étant celui établi d'après les dires de la fille d'un conseiller privé actuel, Elisabeth von Evert-Kolokoltseva, dix-sept ans, et ceux de sa gouvernante, la demoiselle Emma Pful, quarante-huit ans, avec lesquelles le suicidé avait discuté dans les instants précédant le coup de feu. Toutefois, Eraste Pétrovitch ne tira des procès-verbaux aucune information autre que celles déjà connues du lecteur - tous les témoins répétaient plus ou moins la même chose, ne se différenciant les uns des autres que par leur degré de perspicacité : les uns disaient que l'apparence du jeune homme avait

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immédiatement éveillé en eux un funeste pressentiment (" Sitôt que j'ai vu ses yeux déments, tout en moi s'est glacé d'effroi ", témoignait l'épouse d'un conseiller titulaire, madame Khokhriakova, avant de déclarer un peu plus loin qu'elle n'avait vu le jeune homme que de dos) ; d'autres, à l'inverse, évoquaient un coup de tonnerre dans un ciel serein.

Le dernier document du dossier était le billet froissé - quelques lignes sur un papier bleu ciel orné d'un monogramme. Eraste Pétrovitch se mit à dévorer des yeux les lignes irrégulières (sans doute le fruit d'une profonde émotion).

Messieurs, à vous qui me survivrez !

Si vous lisez cette lettre, cela signifie que je vous ai déjà quittés et que je connais le secret de la mort, qui vous est inaccessible. Je suis libre, tandis que vous devez continuer de vivre et d'endurer bien des tourments. Je fais cependant le pari que là où je suis et d'où, comme disait le prince de Danemark, aucun voyageur n'est encore jamais revenu, il n'y a rien, absolument rien. Que celui qui n'est pas d'accord avec moi vienne vérifier, il est le bienvenu. D'ailleurs, je me soucie de vous comme d'une guigne, j'écris ce message afin que ne germe pas dans votre esprit l'idée que j'aurais pu attenter à ma vie pour quelque lamentable niaiserie. Votre monde me dégoûte et, à vrai dire, cette raison est amplement suffisante. Quant au fait que je ne sois pas un gredin fini, le buvard de cuir l'atteste. Piotr Kokorine

Non, il n'y a guère d'émotion là-dedans, telle fut la première pensée qui vint à Eraste Pétrovitch.

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- Que veut-il dire à propos du buvard ? interrogea-t-il. L'assistant du commissaire haussa les épaules :

- Il n'avait aucun buvard sur lui. Que voulez-vous, l'homme n'était plus lui-même. Peut-être s'apprêtait-il à faire quelque chose mais aura-t-il oublié ou changé d'avis. A l'évidence, le monsieur était un écervelé. Vous avez lu la façon dont il a fait tourner le barillet ? A propos de barillet, des six alvéoles, une seule contenait une balle. Pour ma part, je suis d'avis qu'il n'avait pas du tout l'intention de se tuer, mais qu'il voulait se donner des frissons, aiguiser ses sensations, si l'on peut dire. Pour, après, apprécier encore mieux la bonne chère et faire la noce avec encore plus de piquant.

- Une seule balle sur six ? C'est vraiment ce qui s'appelle manquer de chance, compatit Eraste Pétrovitch, que le buvard de cuir continuait de tracasser. Où habite-t-il ? Ou, plutôt, habitait-il...

- Un appartement de huit pièces ultrachic dans un nouvel immeuble de la rue Ostojenka, se mit à expliquer Ivan Prokofiévitch, enchanté de partager ses impressions. Il avait hérité de son père une demeure familiale à Zamoskvoretchié, une propriété avec les dépendances, mais il n'a pas voulu y vivre et a préféré s'installer à l'écart de la corporation des marchands.

- Et alors, là-bas non plus on n'a pas trouvé de buvard ?

- Pourquoi, selon vous nous aurions dû procéder à une perquisition ? Mais comme je vous le disais, c'est un appartement tel qu'il est risqué de laisser des agents se promener d'une pièce à l'autre - mieux vaut ne pas tenter le diable. Et d'ailleurs à quoi bon ? Egor

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Nikiforitch, le juge d'instruction du parquet d'arrondissement, a laissé un quart d'heure au valet de chambre du défunt pour plier bagages - et encore, sous la surveillance d'un sergent de ville, pour qu'il n'aille surtout pas chiper quelque chose à son patron -et il m'a ordonné d'apposer un scellé sur la porte. Jusqu'à la notification de la liste des héritiers.

- Et qui sont les héritiers ? s'enquit Eraste Pétro-vitch.

- Là est le hic. Le valet de chambre dit que Koko-rine n'avait ni frères ni sours. Il a bien de lointains cousins, mais il ne les a jamais laissés franchir le seuil de sa porte. Alors, à qui va revenir la grosse galette ? demanda Ivan Prokofiévitch avec un soupir d'envie. C'est terrible rien que d'y penser... Mais cela ne nous regarde pas. L'avocat ou les exécuteurs testamentaires ne vont pas se manifester immédiatement. Il n'y a pas encore vingt-quatre heures que le drame a eu lieu. En attendant, le corps est chez nous, dans la glacière. Peut-être que demain Egor Nikiforitch déclarera l'affaire close. Alors tout se précipitera.

- Mais tout de même, c'est étrange, fit remarquer le jeune secrétaire en plissant le front. Si, dans la lettre qu'il écrit avant de mourir, un homme parle d'un buvard, il doit sûrement avoir une raison. Quant au " gredin fini ", je ne comprends pas bien. Et s'il y avait quelque chose d'important dans ce buvard ? Vous, je ne sais pas, mais moi j'aurais à tout prix fouillé l'appartement. J'ai l'impression que ce billet n'a été écrit que pour attirer l'attention sur ce buvard. Il y a un mystère dans tout cela, croyez-moi.

Eraste Pétrovitch rougit, craignant que sa façon de parler de mystère ait pu paraître enfantine, mais l'as-

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sistant du commissaire ne perçut rien d'étrange dans sa réflexion.

- Il est vrai qu'il aurait au moins fallu examiner les papiers du bureau, reconnut-il. Mais Egor Nikiforitch est éternellement pressé. Il a une famille nombreuse - huit personnes avec lui -, si bien qu'il a tendance à bâcler les enquêtes pour filer plus vite à la maison. Il est vieux, il ne lui reste plus qu'un an avant la retraite, que voulez-vous... Mais voilà ce que je vous propose, monsieur Fandorine. Que diriez-vous d'y faire un saut nous-mêmes ? Nous pourrons tout examiner ensemble. Quant au scellé, j'en reposerai un autre après, ce n'est pas une bien grande affaire. Egor Nikiforitch ne m'en voudra pas. Au contraire, il me remerciera qu'on ne l'ait pas dérangé une fois de trop. Je lui dirai qu'il y avait une demande de la Direction, d'accord ?

Eraste Pétrovitch eut l'impression que l'assistant du commissaire avait tout simplement envie de regarder d'un peu plus près l'appartement " ultrachic ", et pour ce qui était de poser un nouveau scellé, manifestement, il y avait aussi quelque chose qui clochait, mais la tentation était vraiment trop grande. Tout cela avait effectivement un parfum de mystère.

* * *

L'agencement de l'appartement de feu Piotr Koko-rine (l'étage d'honneur d'un riche immeuble de rapport, non loin des portes de Pretchistenki) n'impressionna guère Fandorine - à l'époque de la fulgurante fortune de son père, il ne vivait pas moins bien dans leur somptueuse demeure. Pour cette rai-

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son, le registrateur de collège ne s'attarda pas dans l'entrée de marbre avec son miroir vénitien de trois archines de haut et ses moulures dorées au plafond. Il passa directement dans le salon - vaste, pourvu de six fenêtres, meublé dans le style russe le plus moderne : coffres décorés de motifs peints, murs lambrissés de chêne sculpté, élégant poêle de faïence.

- C'est bien ce que je vous disais, on vivait dans le bon ton, lui murmura dans la nuque son accompagnateur, sans qu'on sût ce qui l'obligeait à parler si bas.

Pour l'heure, Eraste Pétrovitch ressemblait étonnamment à un jeune setter lâché pour la première fois dans la forêt et grisé par l'odeur ô combien alléchante du gibier tout proche. Tournant la tête à droite et à gauche, il demanda, certain de la réponse :

- Là, cette porte, c'est le cabinet de travail ?

- Très exactement.

- Allons-y !

Il ne fut pas nécessaire de chercher longtemps le buvard de cuir : il trônait au milieu d'un bureau massif, entre un nécessaire d'écriture en malachite et un coquillage de nacre faisant office de cendrier. Mais, avant que ses mains impatientes aient effleuré le cuir brun et crissant, le regard de Fandorine tomba sur une photographie ornée d'un cadre d'argent, posée en évidence sur le bureau. Elle représentait un visage à ce point remarquable qu'Eraste Pétrovitch en oublia le buvard : se tenant de profil, une Cléopâtre à la somptueuse chevelure et aux immenses yeux d'un noir mat le regardait. Elle avait un long cou à la courbure fière et une esquisse de cruauté dans la ligne de sa bouche capricieuse. Mais, plus que tout, le registrateur de collège fut ensorcelé par son

expression d'autorité calme et assurée, tellement inattendue sur le visage d'une jeune fille (pour quelque raison personnelle, Fandorine voulut absolument qu'il s'agît d'une demoiselle plutôt que d'une dame).

- Ravissante, dit en sifflant Ivan Prokofiévitch. Qui est-elle donc ? Permettez...

Et, sans la moindre hésitation, de sa main sacrilège, il retira le portrait enchanteur de son cadre et le retourna. Là, d'une écriture ample et penchée, était écrit :

A Pierre K.

Et Pierre sortit et pleura amèrement. Si vous

aimez,

ne vous reniez pas !

A.B.

- Si elle le compare à l'apôtre Pierre, c'est sans doute qu'elle se prend pour Jésus ? Quelle prétention ! s'exclama l'assistant du commissaire avec un reniflement méprisant. Ne serait-ce pas pour cette personne que notre étudiant a voulu en finir avec la vie, hein ? Tiens, voilà le buvard, nous ne serons pas venus pour rien.

Ouvrant le sous-main de cuir, Ivan Prokofiévitch en sortit une unique feuille du papier bleu qu'Eraste Pétrovitch reconnut aussitôt. Cette fois, cependant, en dessous du texte, figuraient le cachet d'un notaire et plusieurs signatures.

- Parfait, dit le policier avec un hochement de tête satisfait. Nous avons mis la main sur le testament. Tiens... curieux.

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Il parcourut le document en une minute, qui sembla une éternité à Eraste Pétrovitch. Mais ce dernier jugeait indigne de lui de lire par-dessus l'épaule de son compagnon.

- Ça, c'est la meilleure ! Il est joli, le cadeau aux cousins ! s'exclama Ivan Prokofiévitch avec une acrimonie hors de propos. Sacré Kokorine, il les a bien tous roulés. C'est bien d'un Russe ! Seulement, dans un sens, c'est antipatriotique. Maintenant, on comprend l'allusion au " gredin fini ".

L'impatience lui faisant perdre tout sens des convenances et de la hiérarchie, Eraste Pétrovitch arracha la feuille des mains de son supérieur en grade et lut ce qui suit :

Testament

Je soussigné, Piotr Alexandrovitch Kokorine, me trouvant en pleine possession de mes facultés mentales et en présence des témoins ci-dessous, fais connaître par le présent document mes dernières volontés quant aux biens qui m'appartiennent.

Je lègue la totalité de mes biens réalisés, dont la liste complète est déposée entre les mains de mon fondé de pouvoir Sémion Efimovitch Bérenzone, à la baronne Margaret Esther, citoyenne britannique, pour qu'elle use de l'intégralité de ces fonds à son entière convenance, pour les besoins de l'éducation et de l'instruction des orphelins. Je suis convaincu que madame Esther disposera de ces moyens financiers de manière plus judicieuse et plus honnête que les gros bonnets qui gèrent nos ouvres de charité.

Ce testament est le dernier en date, et il est définitif. H a force de loi et remplace mon précédent testament.

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Je nomme mes exécuteurs testamentaires : l'avocat Sémion Efimovitch Bérenzone et l'étudiant de l'université de Moscou Nikolaï Stépanovitch Akh-tyrtsev.

Le présent testament est établi en deux exemplaires, dont un demeure en ma possession, et le second est déposé à l'étude de maître Bérenzone.

Moscou, le 12 mai 1876 Piotr Kokorine

T

o/

- Comme vous voudrez, Ksavéri Féofilaktovitch, mais c'est tout ce qu'il y a de plus étrange ! répéta Fandorine avec véhémence. Il y a un mystère là-dedans, parole d'honneur ! Exactement, un mystère ! Jugez vous-même. D'abord, il se tire dessus d'une manière absurde, en criant " A la grâce de Dieu ! " alors qu'il n'a qu'une seule balle dans son revolver, comme s'il n'avait pas du tout l'intention de mettre fin à ses jours. Quelle funeste malchance ! Et le billet qu'il écrit avant de mourir, reconnaissez-le, est quelque peu bizarre. On le dirait écrit à la hâte, entre une chose et une autre, alors qu'il aborde un problème extrêmement grave. Un problème qui n'a rien d'une plaisanterie ! (La voix d'Eraste Pétrovitch en vibrait d'émotion.) Mais cela, j'y reviendrai plus tard. En attendant, parlons du testament. Franchement, n'est-il pas suspect ?

- En quoi vous paraît-il particulièrement suspect, mon jeune ami ? demanda Grouchine d'une voix douce, tout en feuilletant sans entrain le Bulletin policier des événements urbains relatif aux dernières vingt-quatre heures.

Cette lecture non dénuée d'un certain intérêt infor-matif avait habituellement lieu l'après-midi, car les

affaires vraiment importantes n'y figuraient pas, le Bulletin se limitant pour l'essentiel à un ramassis de faits insignifiants et de sottises absolues. Toutefois, s'y glissait de temps à autre quelque événement surprenant. Dans le cas précis, on pouvait y lire une information concernant le suicide qui avait eu lieu la veille, au jardin Alexandre, mais, ainsi que l'avait prévu ce vieux briscard de Ksavéri Féofilaktovitch, sans le moindre détail et, bien entendu, sans le texte du billet trouvé sur le mort.

- En quoi ? Je vais vous le dire ! Kokorine a tiré cette balle comme si cela n'était pas sérieux, et pourtant son testament, en dépit de son ton provocant, a été établi parfaitement dans les formes, avec cachet du notaire, signatures des témoins, indication des exécuteurs testamentaires, expliqua Fandorine en comptant sur ses doigts. Et, effectivement, sa fortune est colossale. Je me suis renseigné : deux fabriques, trois usines, des immeubles dans différentes villes, des chantiers navals à Libau, des titres à la banque d'Etat, pour une valeur d'un demi-million à eux seuls !

- Un demi-million ? s'exclama Ksavéri Féofilaktovitch en s'arrachant à ses papiers. Elle a de la chance, l'Anglaise. Beaucoup de chance.

- Et à propos, expliquez-moi ce que vient faire ici lady Esther ? Pourquoi ce legs lui revient-il, à elle et pas à quelqu'un d'autre ? Quel lien y a-t-il entre elle et Kokorine ? Voilà ce qu'il faudrait élucider !

- Il a lui-même écrit qu'il ne faisait pas confiance à nos dilapidateurs de deniers publics, alors que, depuis des mois, l'Anglaise est portée aux nues par toute la presse. Non, mon cher, dites-moi plutôt une chose. Comment se fait-il que votre génération

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accorde si peu de prix à la vie ? A la moindre peccadille : pif ! paf !, et avec suffisance encore, avec emphase et mépris pour le monde entier. De quel droit un tel mépris, de quel droit ? s'emporta Grou-chine, se souvenant de l'impertinence et de l'irrespect avec lesquels, la veille au soir, lui avait parlé Sachenka, sa fille chérie, une collégienne de seize ans.

Toutefois, la question était avant tout rhétorique. Sur ce point, l'opinion de son jeune secrétaire intéressait peu l'honorable commissaire, raison pour laquelle il se replongea dans la lecture du Bulletin.

En revanche, Eraste Pétrovitch s'anima de plus belle :

- C'était justement de ce problème que je voulais parler plus particulièrement. Regardez un homme tel que Kokorine. La vie lui donne tout : la richesse, la liberté, l'éducation, la beauté (pour ce qui était du dernier point, Fandorine l'avait ajouté pour faire bon poids, car il n'avait pas la moindre idée de ce à quoi pût ressembler le défunt). Or il joue avec la mort et finit par se tuer. Vous voulez savoir pourquoi ? Pour nous, les jeunes, votre monde est écourant. C'est exactement ce dont parle Kokorine, sinon qu'il n'a pas développé son idée. Vos idéaux - la carrière, l'argent, les honneurs - pour beaucoup d'entre nous n'ont aucune valeur. Ce n'est plus ce à quoi nous rêvons, désormais. Croyez-vous donc que ce soit sans raison que l'on parle d'une épidémie de suicides ? Parmi la jeunesse cultivée, ce sont les meilleurs qui s'en vont, asphyxiés par le manque d'oxygène spirituel, et vous, les pères de la société, n'en tirez aucune leçon pour vous-mêmes !

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De fait, cette déclamation accusatrice s'adressait directement à Ksavéri Féofilaktovitch, étant donné qu'aucun autre " père de la société " ne pouvait être observé à proximité immédiate. Cependant Grou-chine ne s'en offusqua nullement et hocha même la tête à plusieurs reprises avec une évidente satisfaction.

- Tiens, fit-il malicieusement en regardant le Bulletin, il est justement question du manque d'oxygène spirituel : Passage Tchikhatchevski, dans le troisième secteur de l'arrondissement de Mechtchanskaïa, à dix heures du matin, a été trouvé le corps sans vie du cordonnier Ivan Eréméev Boudylguine, vingt-sept ans, mon par strangulation volontaire. Selon la déposition du portier Piotr Siline, l'homme s'est suicidé faute de pouvoir se payer un coup pour faire passer sa gueule de bois. Ainsi, ce sont toujours les meilleurs qui s'en vont. Les seuls à rester sont les vieux imbéciles que nous sommes.

- Vous vous moquez, dit amèrement Eraste Fandorine. Mais à Pétersbourg et à Varsovie, il ne se passe pas un jour que des étudiants, des étudiantes et même des collégiens ne s'empoisonnent, ne se tirent une balle dans la tête, ne se noient. Et vous trouvez cela drôle...

Vous vous en repentirez, Ksavéri Féofilaktovitch, mais il sera trop tard, pensa-t-il avec rancour, bien que, jusqu'à cet instant, la pensée du suicide ne lui fût encore jamais venue à l'esprit - le jeune homme était d'une nature bien trop vigoureuse pour cela. Le silence s'instaura : Fandorine imaginait une modeste tombe sans croix derrière l'enclos d'une église, tandis que Grouchine tantôt laissait glisser son doigt le long

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des lignes, tantôt faisait entendre le froissement des pages qu'il tournait.

- Cela étant, voilà effectivement une de ces absurdités dont vous parlez, grommela-t-il. Qu'est-ce qu'ils ont tous, ils sont devenus fous ? Voici deux rapports : l'un qui émane du troisième secteur de l'arrondissement de Miasnitskaïa, page huit ; l'autre du premier secteur de l'arrondissement de Rogojskaïa, page neuf. Ecoutez ça : A 12 h 35, rue Podkolokolni, près de l'immeuble de la Compagnie moscovite d'assurance contre l'incendie, l'inspecteur de police du quartier a été appelé à la demande d'une propriétaire terrienne de la région de Kalouga, Avdotia Filippovna Spitsina (elle réside temporairement à /ïîôtel du Boyard). Madame Spitsina a déclaré que, près de l'entrée d'une librairie, sous ses yeux, un homme bien habillé d'environ vingt-cinq ans avait tenté de mettre fin à ses jours - il a porté un pistolet à sa tempe, mais le coup n'est pas parti et le suicidé manqué s'est éclipsé. Madame Spitsina a demandé à la police de retrouver le jeune homme et de le remette aux, autorités ecclésiastiques, afin que l'Eglise lui inflige une pénitence pour le pardon de son âme. Aucune recherche n'a été entreprise faute de délit consommé.

- Vous voyez, qu'est-ce que je vous disais ! triompha Eraste Pétrovitch avec le sentiment de la vengeance satisfaite.

- Un instant, jeune homme, ce n'est pas tout, l'arrêta le commissaire. Ecoutez la suite. Page neuf. Le, sergent de ville Sémionov (de Rogojskaïa) rapporte que, vers onze heures, il a été appelé par le bourgeois Nikolaï Koukine, commis de l'épicerie " Brykine et fils ", située face au pont Maly laouzski. Koukine a déclaré que, quelques minutes avant, un étudiant était

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monté sur une des bornes en pierre du pont, avec l'intention manifeste de se tirer une balle dans la tête. Koukine a entendu un petit bruit métallique, mais il n'y a pas eu de coup de feu. Après le déclic, l'étudiant a sauté sur la chaussée et a filé en direction de la rue laouzs-kaïa. Aucun autre témoin n'a été découvert. Koukine réclame l'installation d'un poste de police sur le pont, car l'année passée une jeune fille de mours légères s'est noyée au même endroit, ce qui s'est révélé préjudiciable à son commerce.

- Je ne comprends rien, dit Fandorine, qui en restait pantois. Qu'est-ce que c'est que ce rituel ? Ne serait-ce pas une société secrète de suicidés ?

- Quelle société voulez-vous que ce soit ? prononça lentement Ksavéri Féofilaktovitch, puis, s'animant progressivement, il se mit à parler de plus en plus vite : II ne s'agit pas de société, mon cher monsieur, tout cela est infiniment plus simple. Si initialement cela ne m'était pas venu à l'esprit, maintenant je comprends ces histoires de revolver. Dans les différents cas, c'est notre Kokorine qui fait des siennes. Venez un peu voir ici.

Il se leva et s'approcha promptement de la carte de Moscou qui pendait au mur, à côté de la porte.

- Voici le pont Maly laouzski. De là, il a emprunté la rue laouzskaïa, il a baguenaudé environ une heure pour se retrouver à Podkolokolni, à proximité de la compagnie d'assurances. Après avoir flanqué la frousse à madame Spitsina, il s'est éloigné en direction du Kremlin. A trois heures et quelques il est arrivé au jardin Alexandre, où son voyage s'arrête de la manière que nous savons.

- Mais pour quelle raison ? Et qu'est-ce que tout cela signifie ? demanda Eraste Pétrovitch tout en scrutant la carte.

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- Ce que cela signifie, ce n'est pas à moi d'en juger. Mais comment les choses se sont passées, je le devine. Notre étudiant huppé, digne représentant de la jeunesse dorée, décide de faire ses adieux à tous. Mais, avant de mourir, il veut se donner des frissons. J'ai lu quelque part qu'on appelait cela la " roulette américaine ". On a inventé ce jeu en Amérique, dans les mines d'or. On met une balle dans son revolver, on tourne et pan ! Si on a de la chance, on fait sauter la banque, si on n'en a pas, adieu la compagnie ! Et notre étudiant part tenter le sort dans un périple à travers Moscou. Il est tout à fait possible qu'il n'ait pas tiré trois fois mais plus. Seulement, les témoins n'appellent pas tous la police. Cette riche propriétaire soucieuse de sauver les âmes, de même que Koukine, mû par ses intérêts privés, ont fait preuve de vigilance, mais combien Kokorine a-t-il réellement fait de tentatives, Dieu seul le sait. Il est aussi possible qu'il se soit lancé un défi : je joue tant de fois avec la mort, et basta. Si j'en réchappe, c'est que mon jour n'était pas arrivé. Mais j'entre là dans le domaine des élucubrations. Quoi qu'il en soit, il n'y a eu aucune malchance fatale au jardin Alexandre, seulement un étudiant qui, aux environs de trois heures, avait épuisé toutes ses chances.

- Ksavéri Féofilaktovitch, vous possédez un réel talent d'analyste, s'extasia sincèrement Fandorine. Maintenant je vois l'enchaînement des événements comme si j'y étais.

Même venant d'un freluquet, le compliment, mérité, fit plaisir à Grouchine.

- Eh oui, eh oui. Même auprès des vieux imbéciles on peut apprendre des choses, prononça-t-il d'un ton docte. Si seulement vous aviez appris le travail

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d'enquêteur comme je l'ai fait moi-même, non pas à notre époque sophistiquée mais sous l'empereur Nicolas Pavlovitch... En ce temps-là, on ne se demandait pas si telle affaire était ou non du ressort de la police judiciaire, et d'ailleurs notre direction n'existait pas encore à Moscou. Un jour on recherchait des assassins, le lendemain on se postait dans un marché à houspiller les gens et le jour suivant on faisait la tournée des tavernes pour débusquer les sans-passeport. Mais avec ça on acquérait le sens de l'observation, la connaissance des gens, et en plus on se constituait une solide carapace, sans laquelle le travail de policier est impossible, ajouta-t-il allusivement.

Alors qu'il terminait sa phrase, le commissaire remarqua soudain que le secrétaire ne l'écoutait que d'une oreille. Il s'était rembruni, tourmenté par une pensée de toute évidence délicate.

- Bon, qu'est-ce qui vous chagrine encore ? Allez, dites-moi.

- Eh bien voilà, il y a quelque chose qui m'échappe... commença Fandorine en remuant nerveusement ses beaux sourcils en forme de demi-lune. Ce Koukine dit que l'homme qui se trouvait sur le pont était un étudiant...

- Un étudiant, en effet, et alors ?

- Mais comment Koukine pouvait-il savoir que Kokorine était étudiant ? Il était en redingote et chapeau, et au jardin Alexandre aucun des témoins ne l'a pris pour un étudiant... Dans les procès-verbaux, c'est soit " le jeune homme " soit " ce monsieur ". C'est une énigme, non ?

- Vous n'avez que cela dans la tête, des énigmes, répliqua Grouchine en balayant la remarque d'un

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geste de la main. Votre Koukine est un idiot, ne cherchez pas plus loin. Il voit un jeune monsieur en costume de ville, et il se figure que c'est un étudiant. Mais il se peut aussi que l'épicier ait l'oil exercé - il est vrai que du matin au soir il a affaire à la clientèle.

- Des clients comme Kokorine, Koukine n'en a jamais vu dans son échoppe, objecta Eraste Pétro-vitch avec raison.

- Et qu'en déduisez-vous ?

- Qu'il ne serait pas mal d'interroger un peu mieux la propriétaire Spitsina et l'épicier Koukine. Bien sûr, ce n'est pas à quelqu'un comme vous, Ksa-véri Féofilaktovitch, de se charger de tâches aussi insignifiantes, mais, si vous y consentiez, je pourrais...

Eraste esquissa même le geste de se lever de sa chaise tant il avait envie que Grouchine lui donne son accord.

Ksavéri Féofilaktovitch s'apprêtait à faire montre de sévérité, mais il se ravisa. Que le garçon aille flairer le travail de terrain, qu'il apprenne à discuter avec les témoins. Après tout, on pourrait peut-être tirer quelque chose de lui.

- Je ne vous l'interdis pas, dit-il gravement, puis, prévenant l'exclamation de joie prête à exploser sur les lèvres du registrateur de collège, il ajouta : Mais, tout d'abord, veuillez terminer le rapport pour Son Excellence. Et, vous savez quoi, mon cher ? Il est déjà trois heures passées. Je ne vais pas tarder à regagner mes pénates. Et vous me raconterez demain d'où l'épicier a sorti son histoire d'étudiant.

De la rue Miasnitskaïa, où se situait la Direction de la police judiciaire, jusqu'à l'Hôtel du Boyard, où, d'après le Bulletin, résidait " temporairement " la propriétaire Spitsina, il y avait environ vingt minutes de marche, et Fandorine, malgré l'impatience qui le dévorait, décida de s'y rendre à pied. Implacable tourmenteur, le " Lord Byron " qui comprimait sans merci les côtes du secrétaire avait creusé un trou si substantiel dans son budget que, selon le principe élémentaire des vases communicants, le coût d'un cocher se serait immanquablement répercuté sur sa ration alimentaire. Tout en mâchant un pâté farci au dos d'esturgeon séché acheté à l'angle de la rue Gous-siatnikov (n'oublions pas que, dans la fièvre de l'enquête, Eraste Pétrovitch n'avait pas déjeuné), il longeait d'un pas alerte le boulevard Tchistoproudni, où des vieilles dames d'un autre âge, en longs manteaux à pèlerine et bonnets surannés, distribuaient des miettes de pain à des pigeons aussi gras qu'effrontés. Sur la chaussée pavée filaient à belle allure des fiacres et des phaétons avec lesquels Fandorine ne pouvait en aucun cas rivaliser, et ses pensées prirent un tour acerbe. En réalité, sans une calèche pourvue de bons trotteurs, le travail du limier était

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impossible. Certes, se trouvant rue Pokrovka, il n'était pas très loin de l'Hôtel du Boyard, mais de là il faudrait encore se traîner jusqu'à la laouza pour voir l'épicier, ce qui faisait une bonne demi-heure de plus. Un délai qui pourrait se révéler fatal, se désola Eraste Pétrovitch (avec quelque exagération, disons-le franchement), et en attendant monsieur le commissaire aura fait économiser quelques kopecks à l'Etat. Mais pour son attelage personnel, voyez-vous, la Direction dépense quatre-vingts roubles par mois. Voilà bien les privilèges des chefs : pendant que l'un rentre chez lui dans sa propre voiture, l'autre n'a que ses deux jambes pour les besoins du service.

Mais sur la gauche, au-dessus du toit du café Sou-chet, se profilait déjà le clocher de l'église de la Sainte-Trinité, près de laquelle se trouvait l'Hôtel du Boyard, et Fandorine accéléra le pas, savourant par avance ses importantes découvertes.

Une demi-heure plus tard, les jambes rompues et la tête basse, il descendait d'un pas traînant le boulevard Pokrovski, où des femmes de marchands, et non plus des dames de la noblesse, nourrissaient des pigeons tout aussi gras et insolents que ceux du boulevard Tchistoproudni.

La discussion avec le témoin se révéla peu réconfortante. Eraste Pétrovitch attrapa de justesse la propriétaire alors qu'elle était sur le point de monter dans un droschki encombré de malles et de paquets, prête à quitter l'ancienne capitale pour rejoindre ses terres de la région de Kalouga. Par souci d'économie, madame Spitsina voyageait comme au bon vieux temps, dans son attelage personnel plutôt qu'en chemin de fer.

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Une chance incontestable pour Fandorine, car si la dame s'était hâtée de partir pour la gare, il n'y aurait pas eu de discussion du tout. Ce qui, sur le fond, n'aurait d'ailleurs rien changé au témoignage de la loquace propriétaire, lequel aboutissait à cette conclusion : Ksavéri Féofilaktovitch avait raison, c'était bien Kokorine que madame Spitsina avait vu. Elle mentionna la redingote, le chapeau melon et même des chaussures vernies à boutons, que les témoins du jardin Alexandre n'avaient pas signalées.

Tous les espoirs reposaient maintenant sur Kou-kine, à propos duquel il était hautement probable que Grouchine eût aussi raison. L'épicier s'était avancé sans réfléchir, et il ne restait maintenant plus qu'à se trimballer à l'autre bout de Moscou à cause de lui, pour finalement se retrouver la risée du commissaire.

La porte vitrée, décorée d'un pain de sucre, de l'épicerie Brykine et fils donnait directement sur le quai, et, de là, on voyait parfaitement le pont - Fandorine le nota immédiatement. Il remarqua également que les fenêtres de la boutique étaient grandes ouvertes (sans doute à cause de la chaleur étouffante) et que, par conséquent, Koukine avait fort bien pu entendre le " petit bruit métallique " étant donné que la première borne du pont n'était pas éloignée de plus de quinze pas. Un homme d'une quarantaine d'années, en chemise rouge, gilet de drap noir, pantalons plissés et bottes en forme de bouteilles lança un regard intrigué depuis la porte.

- Quelque chose pour votre service, Votre Noblesse ? demanda-t-il. Vous seriez-vous égaré ?

- Koukine ? demanda sèchement Eraste Pétrovitch, n'attendant rien de bon des explications à venir.

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- Pour vous servir, répondit l'épicier, sur ses gardes, en fronçant ses épais sourcils, puis, aussitôt, devinant à qui il avait affaire, il ajouta : Votre Noblesse est sans doute de la police ? Je vous suis très humblement reconnaissant. Je ne m'attendais pas à une aussi rapide marque d'attention. Le monsieur du commissariat de quartier m'avait dit que ses supérieurs allaient examiner l'affaire, mais je ne m'y attendais pas si vite, vraiment pas. Mais qu'est-ce que nous avons à rester là, sur le seuil de la porte ! Entrez donc. Et encore merci, merci mille fois !

Il s'inclina bien bas et entrouvrit la porte en ajoutant un geste d'invite de la main, mais Fandorine resta sur place et dit d'un ton grave :

- Je ne suis pas du commissariat de quartier, Koukine, mais de la police judiciaire. J'ai pour mission de rechercher cet étu... ce monsieur dont vous avez parlé à l'inspecteur.

- Cette espèce d'étudiant ? s'empressa de préciser l'épicier. Bien sûr, je m'en souviens parfaitement. Que Dieu me pardonne, mais quelle frayeur ! Quand je l'ai vu grimper sur la borne et appuyer son arme sur sa tête, mon sang n'a fait qu'un tour. Ça y est, je me suis dit, ça va être comme l'année dernière, tu pourras toujours courir pour attraper un client ! Est-ce que c'est notre faute à nous ? Quelle mouche les a tous piqués de vouloir se suicider justement ici ? Ils n'ont qu'à aller là-bas, sur la Moscova ; c'est plus profond, le pont est plus haut et en plus de ça...

- Taisez-vous, Koukine, l'interrompit Eraste Pétrovitch. Décrivez-moi plutôt l'étudiant. Comment il était habillé, à quoi il ressemblait et, plus généralement, ce qui vous a fait dire que c'était un étudiant.

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- On ne pouvait pas faire plus étudiant que lui, Votre Noblesse, répondit l'épicier, visiblement étonné. Avec l'uniforme, les boutons, les verres sur le nez.

Fandorine eut un sursaut.

- Comment cela, l'uniforme ? Il était en uniforme ?

- Et comment vouliez-vous qu'il soit ? demanda Koukine en regardant avec commisération ce fonctionnaire qui ne voulait rien comprendre. Sinon, comment j'aurais pu savoir s'il était ou non étudiant ? Comme si je n'étais pas capable de faire la différence entre l'uniforme d'un étudiant et celui d'un petit fonctionnaire...

Ne trouvant rien à répondre à cette judicieuse remarque, Eraste Pétrovitch tira de sa poche un petit bloc-notes avec un crayon afin d'y noter la déposition du témoin. Fandorine avait acheté ce bloc-notes juste avant de prendre ses fonctions à la police judiciaire, et il le promenait inutilement avec lui depuis trois semaines. C'était seulement aujourd'hui qu'il l'avait ouvert. Depuis le matin, le registrateur de collège avait déjà noirci plusieurs feuillets de sa minuscule écriture.

- Racontez-moi à quoi ressemblait cet homme.

- Un homme comme un autre. Insignifiant, avec quelques boutons sur le visage. Et puis les petits verres dont je vous parlais...

- Quel genre de petits verres ? Des lunettes ou un pince-nez ?

- Vous savez... avec un cordon.

- Un pince-nez, donc, dit Fandorine en faisant courir son crayon. D'autres signes particuliers ?

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- Il était très voûté. C'est à peine si le sommet de sa tête dépassait ses épaules... Bref, un étudiant comme tous les étudiants, je vous dis...

Koukine regardait le " petit fonctionnaire " d'un air perplexe, tandis que ce dernier observait une longue pause, clignant des yeux, remuant les lèvres, feuilletant son calepin. De toute évidence, l'homme avait quelque chose en tête.

Uniforme, boutonneux, pince-nez, fortement voûté, inscrivit-il dans son bloc-notes. Bon, légèrement boutonneux, c'est un détail insignifiant. Quant au pince-nez, il n'en est fait aucune mention dans la description des effets personnels de Kokorine. L'aurait-il laissé tomber quelque part ? Possible. Les témoins du jardin Alexandre ne signalent aucun pince-nez, mais on ne les a pas particulièrement interrogés sur l'apparence extérieure du suicidé - pour quelle raison ? Voûté ? Hum. Dans La Gazette de Moscou, si je me souviens bien, il est décrit comme un " beau gaillard ", mais le reporter n'assistait pas aux événements, il n'a pas vu Kokorine, et a très bien pu inventer le " beau gaillard " pour améliorer son effet. Reste l'uniforme d'étudiant -ce point est en revanche irréfutable. Si c'est bien Kokorine qui se trouvait sur le pont, il en découle qu'entre onze heures et midi et demi il a changé de vêtements pour une raison quelconque. Mais où ? Voilà ce qu'il serait intéressant de savoir. De la laouza à la rue Osto-jenka, puis, de là, jusqu'à la Compagnie moscovite d'assurance contre l'incendie, cela fait une jolie trotte ; impossible de s'en sortir en une heure et demie.

A ce point de sa réflexion, Fandorine dut admettre, au prix d'une violente crampe d'estomac, qu'il n'avait qu'une solution : attraper l'épicier au collet, le conduire au commissariat de la rue Mokhovaïa, où le

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corps du suicidé se trouvait à la morgue, enveloppé dans la glace, et procéder à l'identification. Eraste Pétrovitch se figura le crâne défoncé avec une croûte de sang et de cervelle séchée, et, par une association d'idées bien naturelle, il se remémora Kroupnova, la femme de marchand qui avait été égorgée et qui continuait de hanter ses cauchemars. Non, il n'avait vraiment aucune envie d'aller à la " glacière ". Cela étant, entre l'étudiant du pont Maly laouzki et le suicidé du jardin Alexandre, il existait un lien qu'il fallait absolument découvrir. Qui était en mesure de dire si Kokorine avait des boutons sur le visage, s'il était voûté et portait un pince-nez ?

En premier lieu, la propriétaire Spitsina, mais à l'heure qu'il était, elle devait être aux abords de la région de Kalouga. En second lieu, le valet de chambre du défunt, comment diable s'appelait-il ? Peu importait, de toute façon le juge d'instruction l'avait chassé de l'appartement et l'on pouvait toujours courir pour remettre la main dessus. Demeuraient les témoins du jardin Alexandre et avant tout les deux dames avec qui Kokorine avait discuté dans les instants qui avaient précédé sa mort. Sans doute l'avaient-elles examiné sous toutes les coutures. Dans le bloc-notes était inscrit : " Fille de conseil, priv. act. Elis. Alexandr-na von Evert-Kolokoltseva, 17 ans - demoiselle Emma Gottli-bovna Pful, 48 ans - Malaïa Nikitskaïa, hôt. part. "

Impossible pour le coup de faire l'économie d'une voiture.

La journée paraissait ne pas vouloir finir. Ne se lassant pas d'illuminer la ville aux coupoles dorées,

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le vigoureux soleil de mai descendait comme à contrecour au-dessus des toits quand, moins riche de deux pièces de vingt kopecks, Fandorine descendit du fiacre, devant un élégant hôtel particulier à colonnes doriques, façade sculptée et perron de marbre. Remarquant l'hésitation de son client, le cocher lança :

- C'est bien la maison du général, n'ayez aucun doute. Ce n'est pas la première année que je fais le cocher à Moscou.

Et si on ne me laissait pas entrer ? se dit Fandorine avec un pincement au cour à l'idée d'un possible affront. Il saisit le marteau de cuivre étincelant et frappa deux fois. La porte massive, ornée de deux têtes de lion en bronze, s'ouvrit immédiatement sur un suisse en riche livrée à galons dorés.

- C'est pour monsieur le baron ? Vous venez de son bureau ? demanda-t-il en employé zélé. Dois-je vous annoncer ou seulement transmettre un billet ? Mais entrez donc.

Le spacieux vestibule généreusement éclairé à la fois par un lustre et par des lampes à gaz acheva d'intimider le visiteur.

- En fait, je désirais voir Elisabeth Alexandrovna, expliqua-t-il. Eraste Pétrovitch Fandorine, de la police judiciaire. Pour affaire urgente.

- De la police judiciaire ? répéta le suisse avec une grimace méprisante. Ne serait-ce pas à propos des événements d'hier ? Dans ce cas, n'y songez pas. Mademoiselle a sangloté durant presque tout l'après-midi et a fort mal dormi cette nuit. Non seulement je ne vous laisserai pas la voir, mais je refuse même de lui faire part de votre présence. Hier, Son Excellence a déjà menacé vos collègues du poste de police de

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leur arracher la tête pour avoir tourmenté Elisabeth Alexandrovna avec leurs interrogatoires. Dehors, je vous prie, dehors.

Et, de sa bedaine proéminente, le gredin se mit à pousser le visiteur vers la sortie.

- Et la demoiselle Pful ? s'écria Eraste Pétrovitch en désespoir de cause. Emma Gottlibovna, quarante-huit ans ? J'aimerais au moins m'entretenir avec elle. C'est une affaire d'Etat !

Le suisse fit claquer ses lèvres d'un air suffisant.

- Soit, dans ce cas je vous laisse entrer. Ici, sous l'escalier. Longez le corridor, troisième porte à droite. C'est là qu'habité madame la gouvernante.

A peine eut-il frappé à la porte qu'une grande femme osseuse lui ouvrit et, sans un mot, le fixa de ses yeux ronds, marron clair.

- Fandorine, de la police. Vous êtes bien madame Pful ? prononça Eraste Pétrovitch d'un ton hésitant, et, à tout hasard, il réitéra sa question en allemand : Polizeiamt. Sind sie Frdulein Pful ? Guten Abend.l

- Bonsoir, répondit sèchement la grande femme. Che suis Emma Pful, en effet. Entrez. Asseyez-fous là, sur cette chaise.

Fandorine prit place à l'endroit indiqué - une chaise viennoise au dossier incurvé, posée devant une table de travail sur laquelle étaient soigneusement disposés divers manuels et des piles de papier à écrire. La pièce était belle, claire, mais triste et comme dénuée de vie. Posés sur le rebord de la fenê-

1. Direction de la police. Vous êtes mademoiselle Pful? Bonsoir.

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le vigoureux soleil de mai descendait comme à contrecour au-dessus des toits quand, moins riche de deux pièces de vingt kopecks, Fandorine descendit du fiacre, devant un élégant hôtel particulier à colonnes doriques, façade sculptée et perron de marbre. Remarquant l'hésitation de son client, le cocher lança :

- C'est bien la maison du général, n'ayez aucun doute. Ce n'est pas la première année que je fais le cocher à Moscou.

Et si on ne me laissait pas entrer ? se dit Fandorine avec un pincement au cour à l'idée d'un possible affront. Il saisit le marteau de cuivre étincelant et frappa deux fois. La porte massive, ornée de deux têtes de lion en bronze, s'ouvrit immédiatement sur un suisse en riche livrée à galons dorés.

- C'est pour monsieur le baron ? Vous venez de son bureau ? demanda-t-il en employé zélé. Dois-je vous annoncer ou seulement transmettre un billet ? Mais entrez donc.

Le spacieux vestibule généreusement éclairé à la fois par un lustre et par des lampes à gaz acheva d'intimider le visiteur.

- En fait, je désirais voir Elisabeth Alexandrovna, expliqua-t-il. Eraste Pétrovitch Fandorine, de la police judiciaire. Pour affaire urgente.

- De la police judiciaire ? répéta le suisse avec une grimace méprisante. Ne serait-ce pas à propos des événements d'hier ? Dans ce cas, n'y songez pas. Mademoiselle a sangloté durant presque tout l'après-midi et a fort mal dormi cette nuit. Non seulement je ne vous laisserai pas la voir, mais je refuse même de lui faire part de votre présence. Hier, Son Excellence a déjà menacé vos collègues du poste de police de

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leur arracher la tête pour avoir tourmenté Elisabeth Alexandrovna avec leurs interrogatoires. Dehors, je vous prie, dehors.

Et, de sa bedaine proéminente, le gredin se mit à pousser le visiteur vers la sortie.

- Et la demoiselle Pful ? s'écria Eraste Pétrovitch en désespoir de cause. Emma Gottlibovna, quarante-huit ans ? J'aimerais au moins m'entretenir avec elle. C'est une affaire d'Etat !

Le suisse fit claquer ses lèvres d'un air suffisant.

- Soit, dans ce cas je vous laisse entrer. Ici, sous l'escalier. Longez le corridor, troisième porte à droite. C'est là qu'habité madame la gouvernante.

A peine eut-il frappé à la porte qu'une grande femme osseuse lui ouvrit et, sans un mot, le fixa de ses yeux ronds, marron clair.

- Fandorine, de la police. Vous êtes bien madame Pful ? prononça Eraste Pétrovitch d'un ton hésitant, et, à tout hasard, il réitéra sa question en allemand : Polizeiamt. Sind sic Fràulein Pful ? Guten Abend. '

- Bonsoir, répondit sèchement la grande femme. Che suis Emma Pful, en effet. Entrez. Asseyez-fous là, sur cette chaise.

Fandorine prit place à l'endroit indiqué - une chaise viennoise au dossier incurvé, posée devant une table de travail sur laquelle étaient soigneusement disposés divers manuels et des piles de papier à écrire. La pièce était belle, claire, mais triste et comme dénuée de vie. Posés sur le rebord de la fenê-

1. Direction de la police. Vous êtes mademoiselle Pful ? Bonsoir.

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tre, trois pots de somptueux géraniums en constituaient l'unique tache de couleur.

- Fous fénez à cause de ce stupide cheune homme, qui s'est suicidé ? demanda la demoiselle Pful. Ch'ai déchà répondu hier à toutes les questions du monsieur de la polize, mais si fous désirez m'in-terrocher de nouveau, che fous en prie. Che comprends très bien que le travail de la polize est une chose très importante. Mon oncle Gunter était lui-même Oberwachtmeister dans la polize de Zaxe.

- Je suis registrateur de collège, précisa Eraste Pétrovitch, ne voulant pas qu'on sous-estime son grade. Fonctionnaire de quatorzième classe.

- Mais che sais reconnaître les rangs, acquiesça l'Allemande en montrant du doigt la boutonnière de son uniforme. Alors, monsieur le réchistrateur de collèche, che fous écoute.

Au même moment, sans que l'on eût frappé, la porte s'ouvrit et une demoiselle aux cheveux blonds et au charmant visage enflammé entra en coup de vent.

- Fràulein Pful ! Morgen fahren wir nach Kuntse-vo ' ! Parole d'honneur ! Papa a donné sa permission ! lança-t-elle depuis le seuil de la porte.

Mais, voyant un étranger, elle se figea et se tut, ce qui n'empêcha pas ses yeux gris de fixer le jeune fonctionnaire avec la plus vive curiosité.

- Les baronnes bien élefées ne courent pas mais marchent, lui dit sa gouvernante avec une sévérité feinte. Surtout à dix-sept ans passés. Si fous marchiez au lieu de courir, fous auriez le temps de noter

1. Mademoiselle Pful ! Demain nous partons à Kuntsevo !

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la présence d'un inconnu et de le saluer comme il confient.

- Bonjour, monsieur, murmura la merveilleuse apparition.

Fandorine bondit sur ses jambes et s'inclina, en proie à un sentiment de profond malaise. La jeune fille lui plaisait terriblement, et le pauvre petit secrétaire était effrayé à l'idée de tomber amoureux d'elle au premier regard, chose qu'il convenait surtout de ne pas faire. Même autrefois, au temps de la prospérité paternelle, une semblable princesse lui eût été inaccessible. A plus forte raison maintenant.

- Bonjour, dit-il très sèchement, puis, fronçant les sourcils d'un air sévère, il ajouta mentalement : " Auriez-vous l'idée de me faire jouer un pitoyable rôle, du genre : II était conseiller titulaire, elle, fille de haut fonctionnaire... ? Non, madame, n'y comptez pas. J'en ai pour des années et des années à servir avant d'atteindre ne serait-ce que ce rang-là. " Registrateur de collège Eraste Pétrovitch Fandorine, Direction de la police judiciaire, se présenta-t-il sur un ton officiel. Je procède à un supplément d'enquête concernant le triste événement qui a eu lieu hier au jardin Alexandre. Il s'est révélé nécessaire de vous poser encore quelques questions. Mais si cela vous est désagréable - j'imagine parfaitement combien vous avez été affectée - je me contenterai de discuter avec la seule madame Pful.

- Oui, cela a été affreux. (Déjà immenses, les yeux de la jeune fille s'agrandirent encore.) Il est vrai, j'ai fermé les yeux et je n'ai presque rien vu, et ensuite j'ai perdu connaissance... Mais cela m'intéresse tant ! Fràulein Pful, est-ce que je peux rester ? Oh, s'il vous

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plaît ! D'ailleurs, après tout, je suis un témoin tout autant que vous !

- Pour ma part, dans l'intérêt de l'enquête, je préférerais aussi que madame la baronne soit présente, dit hypocritement Fandorine.

- L'ordre, c'est l'ordre, acquiesça Emma Gottli-bovna. Lizchen, che fous le répète sans cesse : Ordnung muss sein '. Il faut obéir à la loi. Vous pouvez rester.

Lisanka (car c'était ainsi que, sur le point de succomber définitivement, Fandorine appelait déjà secrètement Elisabeth Alexandrovna) se laissa tomber sur le divan de cuir, regardant notre héros avec la plus grande attention.

Celui-ci se ressaisit et, se tournant vers Fràulein Pful, il demanda :

- Veuillez, s'il vous plaît, me décrire ce monsieur.

- Le monsieur qui s'est tiré dessus ? précisa-t-elle. Na ja2. Yeux marron, cheveux marron, assez grand, ni moustache ni barbe, pas de faforis non plus, visage très cheune, mais pas très beau. Maintenant, les fête-ments...

- Les vêtements après, l'interrompit Eraste Pétro-vitch. Vous dites que son visage n'était pas beau. Pourquoi ? A cause de boutons ?

- Pickeln, traduisit Lisanka en rougissant.

- A ja, des boutons, se plut à répéter la gouvernante avant de comprendre le sens réel du mot. Non, ce monsieur n'avait pas de boutons. Il avait une belle peau saine. Mais son visage n'était pas très bien.

- Dans quel sens, pas très bien ?

1. L'ordre doit être respecté.

2. Eh bien, voilà.

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- Méchant. Il regardait comme si ce n'était pas lui qu'il foulait tuer mais quelqu'un d'autre. Oh, quel cauchemar ! s'emporta Emma Gottlibovna au souvenir de la scène. Le printemps, un temps ensoleillé, des dames et des messieurs qui se promènent, un merveilleux derrière ' tout en fleurs !

A ces derniers mots, le rouge monta aux joues d'Eraste Pétrovitch. Il regarda Lisanka à la dérobée, mais celle-ci, visiblement habituée depuis longtemps à la façon très particulière de s'exprimer de sa duègne, ne s'était pas départie de son regard confiant et lumineux.

- Et avait-il un pince-nez ? Peut-être pas sur le nez, mais pointant de sa poche ? Fixé à un ruban de soie ? demanda Fandorine, enchaînant les questions. Et n'avez-vous pas eu l'impression qu'il se tenait voûté ? Et encore une chose. Je sais qu'il portait une redingote, mais n'y avait-il pas dans son aspect quelque chose qui aurait pu suggérer un étudiant - des pantalons d'uniforme par exemple ? Vous n'avez pas remarqué ?

- Che remarque touchours tout, répliqua fièrement l'Allemande. Il portait des pantalons à carreaux, confectionnés dans un coûteux tissu de laine. Il n'avait pas du tout de pince-nez. Et il n'était pas foûté non plus. Ce monsieur avait un beau maintien. (Elle réfléchit et demanda brusquement :) Foûté, pince-nez, étudiant ? Pour quelle raison avez-fous dit cela?

- Et pourquoi cette question ? demanda Eraste Pétrovitch, sur le qui-vive.

1. La gouvernante allemande prononce ici zad, " derrière ", à la place de sad, " jardin ". (N.d.T.)

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- Etranche. Là-bas il y avait un monsieur. Un étudiant foûté avec un pince-nez.

- Comment cela ! ? Où ! ? s'exclama Fandorine.

- Ch'ai fu ce monsieur... jenseits... de l'autre côté de la grille. Il se tenait sur le trottoir et nous regardait. Ch'ai même pensé que ce monsieur étudiant allait nous aider à chasser cet horrible garçon. Et il était très foûté. Che l'ai fu après, quand l'autre monsieur s'était déchà tué. L'étudiant s'est retourné et est parti à toute vitesse. Et ch'ai fu comme il avait le dos rond. Cela arrife quand on n'apprend pas aux enfants à se tenir correctement assis. Il est très important de s'asseoir correctement. Mes élèves s'assoient tou-chours correctement. Regardez Frâulein baronne. Fous foyez comme elle tient son dos ? C'est très choli !

Pour le coup, Elisabeth Alexandrovna rougit, et de façon si charmante que Fandorine en perdit un instant le fil, alors même que l'information que venait de donner la demoiselle Pful était sans conteste d'une importance exceptionnelle.

où/ 6'ow fa/de/ de/ la/fawe/ dévaûfalûce/

Le lendemain à onze heures du matin, Eraste Pétrovitch, avec la bénédiction de son chef et même doté de trois roubles pour ses dépenses extraordinaires, arriva devant le bâtiment jaune de l'université, rue Mokhovaïa. Pour peu compliquée qu'elle fût, sa tâche n'en exigeait pas moins une certaine part de chance : repérer un étudiant au dos rond, au visage insignifiant, partiellement couvert de boutons et portant un pince-nez. Il se pouvait fort bien que le suspect ne fît pas du tout ses études rue Mokhovaïa mais dans un établissement technique supérieur, à l'Académie des eaux et forêts ou autre Institut des géomètres. Toutefois, Ksavéri Féofilaktovitch (après avoir considéré son jeune assistant avec un certain étonne-ment non dépourvu de joie) s'était montré entièrement d'accord avec la supposition de Fandorine - le plus vraisemblable était qu'à l'instar de feu Kokorine le jeune homme " foûté " étudiât à l'université, et très probablement lui aussi à la faculté de droit.

Habillé en civil, Eraste Pétrovitch grimpa quatre à quatre les marches de fonte usées du perron d'honneur, évita un gardien barbu en livrée verte et prit commodément position dans l'embrasure d'une fenê-

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tre en demi-cercle, d'où l'on voyait parfaitement à la fois le vestibule et le vestiaire, la cour et même les entrées des deux ailes du bâtiment. Pour la première fois depuis que son père était mort et que sa vie de jeune homme avait dévié d'une route jusqu'alors toute tracée, Eraste Pétrovitch regardait les murs sacrés de l'université sans un pincement au cour à la pensée de ce qui aurait pu être et n'avait pas été. Difficile encore pour lui de savoir quelle existence était la plus passionnante et la plus utile à la société - la vie de l'étudiant soumis à une suite interminable d'apprentissages par cour ou celle de l'enquêteur aux prises avec une enquête importante et dangereuse. (Sinon dangereuse - soyons raisonnable - du moins secrète et extrêmement lourde de responsabilités.)

Parmi les étudiants tombant dans le champ de vision de notre observateur attentif, environ un quart portaient un pince-nez, dont un grand nombre fixé à un ruban de soie. Un cinquième étaient plus ou moins affligés de boutons. Et bon nombre avaient le dos rond. Cependant, aucun d'entre eux ne semblait vouloir réunir à lui seul ces trois caractéristiques.

A une heure passée, tenaillé par la faim, Fandorine sortit de sa poche un sandwich au saucisson et entreprit de se restaurer, sans toutefois quitter son poste d'observation. Dans l'intervalle, Eraste Pétrovitch avait fait en sorte d'établir les relations les plus cordiales avec le portier barbu, lequel se faisait appeler Mitritch et avait déjà eu le temps de donner au jeune homme quelques judicieux conseils sur la façon de procéder pour entrer à la " niversité ". Fandorine, qui s'était présenté au volubile vieillard comme un provincial rêvant des précieux boutons à l'emblème de l'université, commençait à se demander s'il n'allait

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pas modifier sa version et interroger directement Mitritch sur l'étudiant au dos rond, lorsque, pour la énième fois, étant sa casquette, le portier se précipita pour ouvrir la porte. Mitritch répétait ce rituel dès que passait un professeur ou un riche étudiant, ce qui lui valait de temps à autre une pièce d'un kopeck, parfois même une de cinq. Eraste Pétrovitch tourna la tête et vit, se dirigeant vers la sortie, un étudiant qui venait de retirer au vestiaire un splendide manteau de velours fermé par des agrafes en forme de pattes de lion. Sur le nez du gommeux miroitait un pince-nez et une efflorescence de boutons émaillait son front de taches rosés. Fandorine se raidit, essayant de distinguer ce qu'il en était du dos de l'étudiant, mais la maudite pèlerine de son manteau et son col relevé ne permettaient pas de poser un diagnostic.

- Bonsoir, Nikolaï Stépanitch. Doit-on vous appeler un cocher ? demanda le portier en faisant une courbette.

- Eh bien, Mitritch, cette petite pluie a-t-elle cessé ? demanda le boutonneux d'une voix haut perchée. Dans ce cas j'irai à pied, je ne suis que trop resté assis.

Et, de deux doigts gantés de blanc, il laissa tomber une pièce dans la main qu'on lui tendait.

- Qui est-ce ? demanda tout bas Eraste Pétrovitch, scrutant le dos du dandy (n'aurait-on pas dit qu'il était voûté ?).

- Akhtyrtsev Nikolaï Stépanovitch. Un homme extrêmement riche, de sang princier, déclara Mitritch avec dévotion. Il ne me laisse jamais moins de quinze kopecks.

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Fandorine fut saisi d'une brusque bouffée de chaleur. Akhtyrtsev ! Un des hommes que Kokorine avait désignés comme exécuteur testamentaire ! Etait-ce possible ?

Mitritch s'inclina une fois de plus devant un enseignant, un professeur de physique au long nez. Mais quand il se retourna une surprise l'attendait : le respectueux provincial avait disparu comme par enchantement.

Le manteau de velours noir se voyait de loin, et Fandorine rattrapa le suspect en moins de deux, sans toutefois se décider à l'interpeller : quelle raison aurait-il pu faire valoir à cet Akhtyrtsev ? Bon, supposons qu'il soit identifié par l'épicier Koukine et la demoiselle Pful (à ce point de sa réflexion, Eraste Pétrovitch poussa un profond soupir comme à chaque fois qu'il songeait à Lisanka). Et alors ? N'était-il pas préférable, conformément à la science du grand Fouché, insurpassable coryphée de l'investigation, de prendre " l'objet " en filature ?

Sitôt dit, sitôt fait. D'autant que l'exercice se révélait des plus simples : loin de se presser, Akhtyrtsev marchait d'un pas de promeneur en direction de la rue Tverskaïa. Il ne se retournait pas, se contentant, de temps à autre, de suivre du regard quelque jolie modiste. Plusieurs fois, s'enhardissant, Eraste Pétrovitch s'approcha tout près, au point qu'il entendit l'étudiant siffler avec insouciance l'air de Smith de La Jolie Fille de Penh. De toute évidence, le suicidé manqué (si c'était lui) était d'humeur guillerette. Passant devant le magasin de tabac Korf, le jeune homme s'arrêta et étudia longuement les boîtes de cigares présentées en vitrine, sans toutefois entrer.

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Dans l'esprit de Fandorine commença alors à se forger la conviction que " l'objet " était en train de tuer le temps dans l'attente d'une heure donnée. Cette conviction se renforça quand Akhtyrtsev sortit sa montre en or, l'ouvrit d'une chiquenaude puis, accélérant sensiblement le pas, remonta le trottoir en passant à l'interprétation du Chour des gamins, une marche entraînante tirée de Carmen, le nouvel opéra à la mode.

Après avoir tourné dans la rue Kamerguerski, l'étudiant cessa de siffler et se mit à marcher si vite qu'Eraste Pétrovitch dut ralentir, sans quoi il risquait fort d'éveiller les soupçons. Heureusement, avant d'arriver à hauteur de D'Arzance, une maison de mode pour dames, " l'objet " marqua le pas, pour bientôt s'arrêter complètement. Fandorine traversa la rue et se posta sur le trottoir d'en face, près d'une boulangerie d'où provenaient de délicieuses odeurs de brioche fraîche.

Pendant une dizaine ou peut-être une vingtaine de minutes, Akhtyrtsev, manifestant une nervosité de plus en plus évidente, fit les cent pas devant les portes de chêne sculptées, par lesquelles entraient des dames affairées et sortaient des commissionnaires chargés de jolies boîtes et d'élégants paquets. Le long du trottoir, plusieurs voitures attendaient, dont certaines arboraient même un blason sur leurs portières laquées. A deux heures et dix-sept minutes (Eraste Pétrovitch le nota à l'horloge de la vitrine), l'étudiant tressaillit et s'élança au-devant d'une dame qui sortait du magasin. Grande et svelte, son visage était dissimulé par une voilette. Akhtyrtsev retira sa casquette et se mit à parler en faisant de grands gestes. Affichant un air las, Fandorine traversa la chaus-

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sée ; après tout lui aussi pouvait avoir envie de jeter un coup d'oil à D'Arzance.

- Je n'ai pas de temps à vous accorder pour le moment, entendit-il prononcer d'une voix cristalline par la dame, vêtue, à la dernière mode de Paris, d'une robe à traîne de moire lilas. Plus tard. Venez vers huit heures comme d'habitude, nous réglerons tout cela là-bas.

Sans un regard de plus au fiévreux jeune homme, elle se dirigea vers un phaéton à deux places.

- Mais Amalia ! Amalia Kazimirovna, permettez ! cria à sa suite l'étudiant. Dans un sens, je comptais sur une explication en tête à tête !

- Plus tard, plus tard ! lança la dame. Pour l'instant je suis pressée !

Une légère brise souleva sa voilette arachnéenne, découvrant son visage, et Eraste Pétrovitch en resta médusé. Il avait déjà vu ces yeux langoureux couleur de jais, cet ovale égyptien, cette courbe capricieuse des lèvres, or un seul regard suffisait pour que jamais l'on n'oublie un tel visage. C'était donc elle, la mystérieuse A. B. qui demandait au malheureux Kokorine de ne pas renier son amour ! Apparemment, l'affaire prenait une tonalité et un sens entièrement nouveaux.

Désemparé, Akhtyrtsev resta figé sur le trottoir, la tête vilainement enfoncée dans les épaules (voûté, résolument voûté, se convainquit Eraste Pétrovitch), tandis que le phaéton prenait sans hâte la direction de Pétrovka, avec à son bord la princesse égyptienne. Il fallait prendre une décision. Jugeant que, de toute façon, il n'irait pas bien loin, Fandorine laissa tomber l'étudiant et courut jusqu'à l'angle de la rue Bol-chaïa Dmitrovka, où s'alignait une file de voitures.

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- Police, murmura-t-il à un cocher somnolent, en casquette et cafetan ouatiné. Vite, suis cet équipage ! Allez, remue-toi ! Et n'aie pas peur, tu seras grassement payé.

Le cocher se redressa et, avec un empressement excessif, retroussa ses manches, tirailla les rênes puis poussa un braillement. Alors, les sabots du cheval truite se mirent à marteler bruyamment le pavé de la chaussée.

A l'angle de la rue Rojdetsvenska, une charrette chargée de planches se mit en travers de la rue, bouchant entièrement le passage. Au comble de l'énerve-ment, Eraste Pétrovitch bondit sur ses jambes et se dressa sur la pointe des pieds pour suivre des yeux le phaéton, qui, lui, avait réussi à passer. Ce qui lui permit de voir ce dernier tourner dans la rue Bolchaïa Loubianka.

Dieu merci, l'incident fut sans conséquence. Ils rattrapèrent le phaéton à la hauteur de la rue Srétenka - juste à temps, alors qu'il s'engouffrait dans une petite rue étroite et courbe. Les ornières se mirent à cahoter les roues. Fandorine vit le phaéton s'arrêter et donna une tape dans le dos à son cocher.

- Continue, lui dit-il, fais comme si de rien n'était.

Lui-même se détourna à dessein, ce qui ne l'empêcha pas de voir, du coin de l'oil, un homme en livrée, de taille respectable, saluer bien bas la dame en tenue lilas, devant l'entrée d'un coquet petit hôtel particulier en pierre. Après le premier tournant, Eraste Pétrovitch libéra son cocher et, lentement, comme quelqu'un qui flâne, il refit le chemin inverse. Le petit hôtel particulier était juste devant lui. Maintenant, il pouvait l'examiner en détail : mezzanine à

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toit vert, rideaux aux fenêtres, perron surmonté d'une marquise. Mais apparemment aucune plaque de cuivre sur la porte.

En revanche, assis sur un banc près du mur, un portier en tablier et casquette froissée avait l'air de s'ennuyer ferme. Eraste Pétrovitch se dirigea vers lui.

- Dis-moi, mon brave, commença-t-il, l'air de rien, tout en extrayant de sa poche une pièce de vingt kopecks, prise sur l'argent alloué par son chef. A qui appartient cette maison ?

- On sait bien à qui, répondit laconiquement le portier, fixant avec intérêt les doigts de Fandorine.

- Tiens, c'est pour toi. Qui est la dame qui est arrivée tout à l'heure ?

Saisissant la pièce, le portier répondit gravement :

- La maison appartient à la générale Masslovaïa, mais elle n'y habite pas, elle la loue. C'est la locataire qui vient de rentrer, madame Béjetskaïa, Amalia Kazimirovna.

- Qui est-elle ? insista Eraste Pétrovitch. Elle habite ici depuis longtemps ? Elle reçoit beaucoup de monde ?

Le portier le regarda sans rien dire en se triturant les lèvres. Sa cervelle semblait en proie à une obscure effervescence.

- Tu es bien curieux, dit-il en se levant et en attrapant fermement Fandorine par la manche. Attends voir un peu.

Eraste Pétrovitch essaya de résister, mais le portier le tira de force vers le perron et agita le battant de la clochette de bronze.

- Qu'est-ce que tu fais ? ! s'affola le jeune limier, essayant vainement de se libérer. Gare à toi... Sais-tu bien à qui tu... ?!

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La porte s'ouvrit, et sur le seuil surgit un grand escogriffe en livrée, aux énormes favoris blondasses et au menton rasé - on voyait tout de suite qu'il n'était pas de sang russe.

- Ce type me tourne autour et pose des questions sur Amalia Kazimirovna, rapporta l'infâme portier d'une voix mielleuse. Il m'a même proposé de l'argent. Mais je ne l'ai pas pris. Voilà, John Karlytch, j'ai donc pensé que...

Le majordome (vu qu'il était anglais, ce ne pouvait être que le majordome) toisa l'homme qu'on lui amenait d'un regard impassible de ses petits yeux perçants. Sans un mot, il gratifia le Judas d'un demi-rouble en argent et s'écarta légèrement.

- Mais c'est une grossière méprise ! s'écria Fandorine, qui n'en revenait toujours pas. It's ridiculous ! A complète misunderstanding ' ! ajouta-t-il.

- Allez, entrez, entrez, vociférait derrière lui le portier.

Puis, joignant le geste à la parole, il attrapa Fandorine par son autre manche et le propulsa à l'intérieur.

Eraste Pétrovitch se retrouva dans une entrée assez spacieuse, nez à nez avec un ours empaillé tenant un plateau d'argent destiné à accueillir les cartes de visite. Les petits yeux de verre de la grosse bête velue regardaient le piteux registrateur de collège sans une once de compassion.

- Qui êtes-vous ? Pourquoi ? se limita à demander le majordome avec un fort accent, sans tenir compte le moins du monde de l'anglais parfaitement correct de Fandorine.

1. C'est ridicule ! C'est un malentendu absolu !

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Eraste Pétrovitch se taisait, décidé à garder à tout prix l'incognito.

- What's thé matter, Johnl ? retentit une voix sonore de femme, que Fandorine reconnut aussitôt.

Dans l'escalier revêtu d'un tapis, et qui sans doute menait à la mezzanine, se tenait la maîtresse des lieux, débarrassée de son chapeau et de sa voilette.

- Ah, ah, mais c'est le petit brun, prononça-t-elle d'un ton railleur en s'adressant à Fandorine qui la dévorait des yeux. Je vous ai déjà remarqué rue Kamerguerski. Comment peut-on fixer de cette façon des dames que l'on ne connaît pas ? Il ne répond pas, le coquin. Il m'a traquée jusqu'ici ! Etudiant ou bien simplement désouvré ?

- Fandorine, Eraste Pétrovitch, se présenta-t-il sans savoir ce qu'il pourrait ajouter d'autre.

Mais Cléopâtre avait, semblait-il, déjà interprété sa conduite à sa manière.

- J'aime les audacieux, dit-elle en riant. Surtout lorsqu'ils sont aussi mignons. Toutefois, c'est vilain d'espionner les gens. Si ma personne vous intéresse à ce point, venez ce soir - un de plus, un de moins... Vous pourrez alors satisfaire entièrement votre curiosité. Mais mettez un frac. Chez moi les manières sont très libres, mais les messieurs, hormis les militaires, sont tenus de porter l'habit - telle est la règle.

* * *

Le soir venu, Eraste Pétrovitch était armé de pied en cap. Certes, le frac paternel s'était révélé un peu

1. De quoi s'agit-il, John ?

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large aux épaules, mais la merveilleuse Agraféna Kondratievna, la femme d'un secrétaire de gouvernement à qui Fandorine louait une chambre, le lui avait rétréci à l'aide d'épingles de nourrice piquées le long de la couture. Le résultat était tout à fait présentable, surtout s'il ne le boutonnait pas. Sa vaste garde-robe, qui comptait pas moins de cinq paires de gants blancs, pour ne prendre que ce seul exemple, était l'unique héritage que l'investisseur malchanceux avait laissé à son fils. Plus que tout le reste, le gilet en soie de chez Burgès et les chaussures vernies de chez Pirone étaient du meilleur effet. Le haut-de-forme de chez Blanc, pratiquement neuf, n'était pas mal non plus, à cela près qu'il avait tendance à glisser sur les yeux du jeune homme. Qu'importé ! Il lui suffirait en entrant de le remettre au laquais, et le problème serait résolu. Eraste Pétrovitch décida de ne pas prendre de canne - cela risquait d'être de mauvais goût. Dans l'entrée sombre, il se tourna d'un côté puis de l'autre devant le vieux miroir tout piqué, et fut satisfait de lui-même, notamment de sa taille, idéalement maintenue par l'implacable " Lord Byron ". Dans la poche de son gilet se trouvait un rouble d'argent, reçu de Ksavéri Féofilaktovitch pour l'achat d'un bouquet (" convenable mais sans chiqué "). Quel chiqué pourrait-on bien faire avec un rouble ? se dit Fandorine en soupirant, et il décida d'ajouter un demi-rouble de sa poche - ainsi aurait-il assez pour des violettes de Parme.

Ayant dû sacrifier le cocher à l'achat du bouquet, Eraste Pétrovitch n'arriva qu'à huit heures un quart au palais de Cléopâtre (décidément, ce surnom convenait parfaitement à Amalia Kazimirovna Béjet-skaïa).

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Les invités étaient déjà réunis. Introduit par une femme de chambre, le secrétaire entendit depuis l'entrée un brouhaha de voix masculines, entrecoupé de temps à autre par les sons de cristal et d'argent de sa voix enchanteresse. Ralentissant légèrement le pas à l'approche du seuil de la porte, Eraste Pétrovitch prit son courage à deux mains puis entra avec une certaine désinvolture, espérant donner l'impression d'un homme du monde parfaitement à son aise. Effort inutile : personne ne se retourna sur le nouvel arrivant.

Fandorine découvrit un vaste salon meublé de confortables divans de maroquin, de chaises tapissées de velours et d'élégantes petites tables - le tout mariant le meilleur style et le goût du jour. Au centre, foulant aux pieds une peau de tigre, se tenait la maîtresse de maison, parée en Espagnole d'une robe pourpre à corsage et portant un camélia ponceau piqué dans ses cheveux. Elle était si belle qu'Eraste Pétrovitch en eut le souffle coupé. Il n'examina pas immédiatement tous les invités, remarquant seulement qu'il n'y avait que des hommes et qu'Akhtyrtsev se trouvait bien là, assis un peu en retrait, le visage extrêmement pâle.

- Mais voilà mon nouveau soupirant, annonça Béjetskaïa avec un regard moqueur à l'adresse de Fandorine. Maintenant nous sommes juste treize, mais ne soyons pas superstitieux. Je ne vous présenterai pas tout le monde, cela prendrait trop de temps, mais vous, dites-nous comment on doit vous appeler. Je me souviens que vous êtes étudiant, mais j'ai oublié votre nom.

- Fandorine, piaula Eraste Pétrovitch d'une voix chevrotante qui trahissait son trouble, avant de répéter plus fermement : Fandorine.

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Tous se tournèrent vers lui mais ne lui accordèrent qu'un rapide regard : visiblement, le nouveau venu ne méritait pas leur attention. Il devint d'ailleurs assez vite évident que cette assemblée n'avait qu'un unique centre d'intérêt. Les invités ne conversaient pratiquement pas entre eux, s'adressant principalement à la maîtresse de maison, et chacun, même le vieux monsieur à l'air important qui arborait une étoile en brillants, n'aspirait qu'à une seule chose : attirer son attention et, ne serait-ce qu'un court instant, éclipser les autres. Seuls deux hommes se comportaient différemment : le taciturne Akhtyrtsev qui, une coupe à la main, sirotait du Champagne sans discontinuer, et un officier des hussards, un jeune homme dans la fleur de l'âge, aux yeux fous, légèrement saillants, aux dents blanches et à la moustache noire. Semblant passablement s'ennuyer, il ne regardait quasiment pas Amalia Kazimirovna et observait les autres invités avec un petit sourire méprisant. Cléopâtre différenciait nettement cet arrogant de tous les autres. Elle l'appelait simplement Hippolyte et, à deux ou trois reprises, elle lança dans sa direction un regard tel qu'Eraste Pétrovitch en eut un serrement de cour nostalgique.

Brusquement, Fandorine tressaillit. Un monsieur glabre portant une croix blanche autour du cou venait juste de déclarer à la faveur d'une pause :

- Amalia Kazimirovna, l'autre jour vous avez interdit les commérages à propos de Kokorine, mais je viens d'apprendre une chose étonnante.

Il marqua une pause, savourant son effet - tous s'étaient tournés vers lui.

- Ne nous faites pas languir, Anton Ivanovitch, parlez, le pressa un petit gros au front bombé qui, à

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en juger par son apparence, devait être un avocat des plus florissants.

- Il a raison, ne nous faites pas languir, reprirent les autres.

- Il ne s'est pas tiré une balle dans la tête simplement comme ça mais en jouant à la roulette américaine, d'après ce qu'on m'a tantôt laissé entendre au bureau du général gouverneur, déclara l'homme au visage glabre en bombant le torse. Vous savez de quoi il s'agit ?

- Tout le monde le sait, fit Hippolyte avec un haussement d'épaules. On prend un revolver et on y met une balle. C'est stupide mais grisant. Dommage que ce soient les Américains et non les nôtres qui en aient eu l'idée.

- Mais quel rapport avec la roulette, comte ? demanda sans comprendre le vieux monsieur à l'étoile.

- Pair ou impair, rouge ou noir, peu importe pourvu que ce ne soit pas le zéro, s'écria brusquement Akhtyrtsev avec un rire forcé en défiant Amalia Kazimirovna du regard (du moins Fandorine en eut-il l'impression).

- Je vous avais prévenus : le premier qui parlerait de cela serait mis à la porte de chez moi, se fâcha pour de bon l'hôtesse. Et ma porte lui serait définitivement fermée ! Vous ne pouvez pas trouver un autre sujet de commérages !

Un silence pesant s'instaura.

- A moi, cependant, vous n'oserez jamais interdire votre maison, déclara Akhtyrtsev du même ton désinvolte. J'ai, semble-t-il, mérité le droit de dire tout ce que je pensais.

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- Et pour quelle raison, peut-on savoir ? demanda, agressif, un capitaine petit et râblé en uniforme de la Garde.

- Pour la raison que ce blanc-bec est fin soûl, intervint celui que le vieillard appelait " comte ", faisant définitivement tourner l'affaire au scandale. Permettez-moi, Amélie, de l'emmener prendre un peu l'air.

- Quand j'aurai besoin de votre intervention, Hippolyte Alexandrovitch, je ne manquerai pas de vous le faire savoir, répliqua Cléopâtre non sans fiel, ce qui eut pour effet d'étouffer dans l'ouf la confrontation. J'ai mieux à vous proposer, messieurs. Puisqu'il est inutile d'espérer une conversation intéressante de votre part, jouons aux gages. Ce fut tellement amusant la dernière fois quand, ayant perdu, Frol Lou-kitch a dû broder des fleurs sur une tapisserie et s'est piqué tous les doigts avec son aiguille.

Tous partirent d'un rire joyeux, à l'exception d'un barbu aux cheveux coupés au bol, emprunté dans son frac.

- Il est vrai, ma bonne Amalia Kazimirovna, que l'on s'est bien payé la tête du marchand. Le pauvre imbécile que je suis ne méritait d'ailleurs pas mieux, reconnut-il humblement avec un fort accent provincial. Mais comme on dit chez les honnêtes commerçants, les bons comptes font les bons amis. La dernière fois, c'est nous qui étions sur la sellette, il serait bien que ce soit à votre tour aujourd'hui.

- Le conseiller de commerce a tout à fait raison ! s'écria l'avocat. Quelle tête ! Qu'Amalia Kazimirovna fasse preuve d'audace à son tour. Messieurs, voici ce que je vous propose : celui d'entre nous qui gagnera

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aura le droit d'exiger de notre radieuse... enfin... quelque chose de particulier.

- Très juste ! Bravo ! s'exclama-t-on de toutes parts.

- C'est une révolte ? Une révolution ? plaisanta l'éblouissante hôtesse. Qu'exigez-vous de moi ?

- Je sais ! intervint Arkhtyrtsev. Que vous répondiez franchement à n'importe quelle question. Sans biaiser ni jouer au chat et à la souris. Et cela uniquement entre quat'z'yeux.

- Et pourquoi entre quat'z'yeux ? protesta le capitaine. Nous serons tous curieux d'entendre.

- Devant tout le monde, on ne peut pas être sincère, fit Béjetskaïa, le regard étincelant. Mais soit, jouons au jeu de la vérité si c'est ce que vous voulez. Mais êtes-vous bien sûrs que l'heureux gagnant ne craindra pas d'entendre la réponse qui sortira de ma bouche ? La vérité a parfois un goût amer.

Sur un ton moqueur et en grasseyant comme un authentique Parisien, le comte ajouta en français :

- J'en ai le frisson que d'y penser. Quant à la vérité, messieurs, à qui est-elle profitable ? Et si nous jouions plutôt à la roulette américaine ? Comment, cela ne vous tente pas ?

- Hippolyte, je pensais vous avoir prévenu ! fulmina la déesse. Je ne le répéterai plus ! Pas un mot à ce sujet !

Hippolyte se tut instantanément et porta même un doigt à sa bouche pour signifier que désormais il resterait muet comme une carpe.

Pendant ce temps, prompt à agir, le capitaine avait recueilli les gages dans une casquette. Eraste Pétro-vitch avait pour sa part déposé un mouchoir de batiste de son père, orné du monogramme P.F.

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C'est au glabre Anton Ivanovitch qu'échut la tâche de tirer.

En premier lieu, il sortit de la casquette le cigare qu'il y avait lui-même placé et demanda d'un ton patelin :

- Quoi pour ce gage ?

- Le trou d'une couronne de pain, répondit Cléo-pâtre, qui s'était tournée face au mur, et tous, sauf le tireur, éclatèrent d'un rire mauvais.

- Et pour celui-là ? demanda Anton Ivanovitch en sortant avec indifférence le crayon argenté du capitaine.

- De la neige de l'an passé.

Puis suivirent une montre-médaillon (" des oreilles de poisson "), une carte à jouer (" mes condoléances ' "), des allumettes au phosphore (" l'oil droit de Koutouzov "), un fume-cigarette en ambre (" de vaines occupations "), un billet de cent roubles (" trois fois rien "), un peigne d'écaillé (" quatre fois rien "), un grain de raisin (" la chevelure d'Orest Kirillo-vitch " - rires prolongés à l'adresse du monsieur absolument chauve portant la croix de Saint-Vladimir à son revers), un oillet (" pour celui-là, jamais et sous aucun prétexte "). Dans la casquette ne restaient plus que deux objets : le mouchoir d'Eraste Pétro-vitch et l'anneau d'or d'Akhtyrtsev. Lorsque sa bague étincela entre les doigts de l'annonceur, l'étudiant se porta tout entier en avant, et, sur le front constellé de boutons, Fandorine vit perler des gouttes de sueur.

1. Les expressions en italique sont en langue originale dans le texte.

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- Et celui-ci, si on lui attribuait la victoire ? prononça d'une voix traînante Amalia Kazimirovna, visiblement lassée de distraire son public.

Akhtyrtsev se leva et, n'en croyant pas son bonheur, enleva son pince-nez.

- Non, tout compte fait, pas à lui mais au dernier, conclut la tourmenteuse.

Tous se tournèrent vers Eraste Pétrovitch, lui accordant pour la première fois une réelle attention. Au cours des dernières minutes, de plus en plus fébrile à mesure que ses chances progressaient, celui-ci n'avait cessé de réfléchir à la façon de se comporter en cas de succès. Mais l'heure des doutes était maintenant passée. Le sort avait tranché.

Alors, bondissant de sa place, Akhtyrtsev se précipita vers lui et lui murmura avec exaltation :

- Cédez-moi votre place, je vous en conjure. Qu'est-ce que cela peut vous faire... vous êtes ici pour la première fois, alors qu'il en va de mon destin... Allez, vendez-la-moi. Combien voulez-vous ? Cinq cents, mille ? Plus ?

Avec une froide détermination dont il s'étonna lui-même, Eraste Pétrovitch repoussa l'importun, se leva, s'approcha de la maîtresse des lieux et, en s'inclinant respectueusement, demanda :

- Où désirez-vous que nous allions ? Elle considéra Fandorine avec une curiosité amusée. Et ce regard scrutateur lui donna le vertige.

- Là, dans ce coin, ce sera très bien. Vous êtes si audacieux que je craindrais de m'isoler en votre compagnie.

Sans prêter attention au rire goguenard des autres, Eraste Pétrovitch la suivit dans le coin le plus éloigné du salon et se laissa choir sur un divan au dossier de

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bois sculpté. Amalia Kazimirovna glissa une cigarette dans son fume-cigarette d'argent, prit du feu à une bougie et tira une longue bouffée voluptueuse.

- Alors, combien Nikolaï Stépanovitch vous a-t-il offert ? Je sais parfaitement qu'il vous a susurré quelque chose à l'oreille.

- Mille roubles, répondit franchement Fandorine. Il était même prêt à plus.

Les yeux d'agate de Cléopâtre brillèrent d'un éclat hostile :

- Oh, oh, quelle impatience de sa part ! Quant à vous, vous êtes millionnaire ?

- Non, je ne suis pas riche, répondit modestement Eraste Pétrovitch. Mais je considère comme indigne de faire commerce de sa chance.

Les invités en eurent assez de tendre l'oreille dans l'espoir de surprendre leur conversation - de toute façon, on n'entendait rien - et, s'étant séparés en petits groupes, ils engagèrent leurs propres conversations, non sans jeter de temps à autre des coups d'oil vers l'autre bout de la pièce.

Pendant ce temps, avec une ironie non dissimulée, Cléopâtre étudiait son maître d'un instant.

- Sur quoi souhaitez-vous m'interroger ? Eraste Pétrovitch hésitait.

- La réponse sera-t-elle honnête ?

- L'honnêteté est bonne pour les honnêtes gens, et dans nos jeux l'honneur est rare, répondit Bejets-ka'ïa avec un sourire empreint d'une amertume à peine perceptible. Mais je vous promets la franchise. Toutefois n'allez pas me décevoir, ne me posez pas de question stupide. Je vous tiens pour un curieux spécimen.

A ces mots, Fandorine attaqua tête baissée.

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- Que savez-vous concernant la mort de Piotr Alexandrovitch Kokorine ?

L'hôtesse ne manifesta aucune peur, n'eut pas le moindre tressaillement, mais Eraste Pétrovitch crut voir ses yeux s'étrécir l'espace d'une fraction de seconde.

- En quoi avez-vous besoin de le savoir ?

- Cela, je vous l'expliquerai après. Répondez d'abord.

- Eh bien, je vais le faire. Kokorine a été la victime d'une dame très cruelle. (Béjetskaïa baissa un instant ses paupières et, de sous ses épais cils noirs, elle foudroya son vis-à-vis d'un regard vif comme un coup d'épée.) Et cette dame se nomme " amour ".

- Amour pour vous ? Il venait donc ici ?

- En effet. Or, ici, de qui pourrait-on s'éprendre à part moi, je vous le demande ? Pas d'Orest Kirillo-vitch, tout de même !

Elle éclata de rire.

- Et vous n'éprouvez aucune peine pour Kokorine ? demanda Fandorine, s'étonnant d'une telle dureté.

La reine égyptienne haussa les épaules avec indifférence :

- Chacun est maître de son destin. Mais n'en avons-nous pas terminé avec les questions ?

- Non ! se hâta de répliquer Eraste Pétrovitch. Quel est le rôle joué par Akhtyrtsev ? Et que signifie le testament en faveur de lady Esther ?

Le brouhaha des voix se fit plus fort et Fandorine se retourna, agacé.

- Mon ton te déplaît ? demandait Hippolyte d'une voix de stentor, s'en prenant à un Akhtyrtsev passablement éméché. Tu préfères ça, espèce de minable ?

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Et, de sa paume, il donna une tape sur le front de l'étudiant, pas très fort, mais assez pour que le chétif Akhtyrtsev aille voltiger jusqu'au fauteuil, où il se laissa tomber lourdement et resta assis, l'air hagard.

- Permettez, comte, cela ne se fait pas ! bondit Eraste Pétrovitch. Si vous êtes le plus fort, cela ne vous donne pas en plus le droit...

Mais ses paroles quelque peu décousues, auxquelles le comte prêta à peine attention, furent étouf fées par la voix cristalline de la maîtresse de maison :

- Hippolyte, sors immédiatement ! Et ne remets pas les pieds ici tant que tu ne seras pas dégrisé !

Le comte lança un juron et se dirigea bruyamment vers la porte. Les autres invités observaient avec curiosité le pitoyable Akhtyrtsev qui, réduit à l'état de loque, ne faisait pas le moindre effort pour se lever.

- Vous êtes le seul ici qui ressemble à un être humain, murmura à Fandorine Amalia Kazimirovna en se dirigeant vers le couloir. Emmenez-le. Et ne l'abandonnez pas.

Presque aussitôt apparut ce grand échalas de John, qui avait troqué sa livrée contre une redingote noire et un plastron empesé. Il aida à reconduire l'étudiant jusqu'à la porte et lui planta son haut-de-forme sur la tête. Béjetskaïa ne sortit pas pour faire ses adieux, et, à l'air sombre du majordome, Eraste Pétrovitch comprit qu'il était temps de partir

Dehors, ayant respiré l'air frais, Akhtyrtsev reprit quelque peu vie - il se tenait fermement sur ses jambes, ne titubait pas, et Eraste Pétrovitch jugea inutile de le tenir plus longtemps par le coude.

- Nous allons marcher jusqu'à la rue Srétenka, dit-il. Là, je vous mettrai dans un fiacre. Vous êtes loin de chez vous ?

- De chez moi ? (Dans la lumière vacillante du réverbère à pétrole, le visage de l'étudiant faisait l'effet d'un masque.) Non, pas question de rentrer chez moi ! Allons quelque part, qu'en dites-vous ? J'ai envie de parler un peu. Vous avez bien vu... la façon dont ils me traitent. Comment vous appelez-vous ? Ah oui, je me souviens, Fandorine, un drôle de nom. Moi, c'est Akhtyrtsev. Nikolaï Akhtyrtsev.

Eraste Pétrovitch s'inclina légèrement, tout en s'efforçant de résoudre un épineux problème éthique : serait-il correct de profiter de son état de faiblesse pour soutirer à Akhtyrtsev d'indispensables informations, attendu que le jeune homme " foûté " paraissait pour sa part tout disposé aux confidences ?

Après mûre réflexion, il décida qu'il pouvait le faire. La passion de l'investigation l'avait bel et bien saisi.

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- Le Crimée n'est pas loin d'ici, annonça Akhtyrtsev, poursuivant son idée. Inutile de prendre une voiture, nous pouvons nous y rendre à pied. Certes, c'est un bouge, mais les vins y sont convenables. On y va, d'accord ? Je vous invite.

Fandorine accepta sans faire de manières, et, lentement (la démarche de l'étudiant était tout de même légèrement titubante), ils longèrent une ruelle sombre en direction de la rue Srétenka, dont les lumières brillaient au loin.

- Vous, Fandorine, vous me prenez probablement pour un pleutre, pas vrai ? prononça Akhtyrtsev d'une voix un peu pâteuse. Un pleutre, pour ne pas avoir provoqué ce fichu comte en duel, pour avoir toléré l'affront et feint d'être ivre ? Je ne suis pas un lâche et je peux vous raconter quelque chose qui vous en convaincra... En fait, il m'a volontairement provoqué. Et je suis certain que c'est elle qui l'y a incité, pour se débarrasser de moi et ne pas avoir à honorer sa dette... Oh, cette femme est terrible, vous ne la connaissez pas !... Quant à Zourov, tuer un homme équivaut pour lui à écraser une mouche. Chaque matin, il s'entraîne pendant une heure à tirer au pistolet. On dit qu'à vingt pas il place une balle dans une pièce de cinq kopecks. Comment parler de duel dans ces conditions, alors que lui ne court aucun risque ? Non, ce serait un assassinat. Habillé d'un joli nom, voilà tout. Et le pire est qu'il s'en tirerait indemne. Et ce ne serait pas la première fois. Il lui suffirait d'aller se goberger quelque temps à l'étranger. Mais moi maintenant je veux vivre, je l'ai bien mérité.

Ils quittèrent la rue Srétenka pour tourner dans une ruelle qui ne payait pas de mine, quoique éclairée non plus par des réverbères à pétrole mais par

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des becs de gaz. Et devant, se profilait un immeuble à deux étages aux fenêtres illuminées. Ce doit être le Crimée, pensa Eraste Pétrovitch, le cour battant, car il avait beaucoup entendu parler de ce lieu de plaisir célèbre dans tout Moscou.

Sur le vaste perron aux lumières vives, personne ne les accueillit. D'un geste coutumier, Akhtyrtsev poussa la haute porte ouvragée. Celle-ci céda facilement, et ils furent assaillis par un souffle chaud aux relents de cuisine et d'alcool, tandis que déferlait un brouhaha de voix et de violons stridulants.

Après avoir laissé leur haut-de-forme au vestiaire, les deux jeunes gens furent pris en main par un petit gars déluré en chemise rouge, qui appelait Akhtyrtsev " Excellence " et lui promettait la meilleure table, spécialement réservée à son intention.

La table en question se trouvait contre un mur et, grâce à Dieu, loin de la scène où le chour tsigane s'époumonait au son des tambourins.

Eraste Pétrovitch, qui se retrouvait pour la première fois de sa vie dans un authentique lieu de débauche, tournait la tête de tous côtés. Si le public était des plus bigarrés, il semblait ne pas compter un seul individu à jeun. Le ton était donné par les jeunes marchands et les boursiers à la raie pommadée - tout le monde savait entre les mains de qui était désormais l'argent, même si l'on pouvait rencontrer des messieurs à l'allure indubitablement noble et si à tel endroit brillait un monogramme d'or sur la patte d'épaule d'un aide de camp de l'empereur. Toutefois, l'attention du registrateur de collège fut avant tout attirée par les jeunes filles qui, au premier geste de la main, venaient s'asseoir aux tables. Leurs décolletés étaient tels qu'Eraste Pétrovitch en rougit, et à tra-

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vers les fentes de leur jupe pointaient impudique-ment leurs petits genoux ronds dans des bas ajourés.

- Qu'est-ce que vous avez à regarder les filles comme ça ? demanda Akhtyrtsev avec un sourire moqueur après avoir commandé au serveur du vin et un plat chaud. Moi, après Amalia, je n'arrive même pas à les considérer comme des personnes du sexe féminin. Vous avez quel âge, Fandorine ?

- Vingt et un, répondit Eraste Pétrovitch en s'ajoutant une petite année.

- Et moi vingt-trois, assez pour avoir vu bien des choses. Ne vous pâmez pas devant les femmes vénales, elles ne valent ni le temps ni l'argent qu'on y dépense. Et après, elles ne laissent que dégoût. Tant qu'à aimer, que ce soit une reine ! Remarquez, je vous dis cela... Vous n'êtes certainement pas venu chez Amalia sans raison. Elle vous a ensorcelé, n'est-ce pas ? Elle aime cela, collectionner. Et elle tient surtout à ce que les objets exposés se renouvellent en permanence. Comme on le chante à l'opérette, elle ne pense qu'à exciter les hommes... Mais chaque chose a son prix, et j'ai payé le mien. Vous voulez que je vous raconte une histoire ? Vous me plaisez bien et vous savez vous taire. Et cela vous sera utile de savoir qui est cette femme. Peut-être reprendrez-vous vos sens avant qu'elle ne vous ait vidé de votre substance, comme elle l'a fait pour moi. Ou bien est-ce déjà trop tard, Fandorine ? Que lui avez-vous chuchoté en tête à tête ?

Eraste Pétrovitch baissa les yeux.

- Alors, écoutez, dit Akhtyrtsev, annonçant le début de son récit. Tout à l'heure vous m'avez soupçonné de couardise pour avoir laissé faire Hippolyte et ne pas l'avoir provoqué en duel. Mais un duel, j'en

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ai vécu un. Un duel tel que votre Hippolyte n'en a même pas idée. Vous avez entendu la façon dont elle a interdit que l'on parle de Kokorine ? Et comment donc ! Elle a le sang de Kokorine sur la conscience. Et moi aussi, naturellement. Seulement, moi, j'ai racheté mon péché par une peur mortelle. Kokorine était mon condisciple et lui aussi venait chez Amalia. Autrefois nous étions amis, mais à cause d'elle nous devînmes des ennemis. Kokorine avait des manières plus familières que moi et son visage était plus avenant, mais, entre nous, un marchand sera toujours un marchand, un plébéien, fût-il étudiant à l'université. Amalia s'est bien divertie avec nous - cajolant tantôt l'un, tantôt l'autre. Un jour elle t'appelle Nicolas et te tutoie, comme si tu étais son favori, et le lendemain, pour une broutille, tu subis sa disgrâce : elle t'interdit de paraître à ses yeux pendant une semaine, et de nouveau elle te vouvoie, et de nouveau elle t'appelle " Nikolaï Stépanitch ". Telle est sa politique - qui a mordu à son hameçon ne s'en arrache jamais.

- Et cet Hippolyte est quoi pour elle ? demanda prudemment Fandorine.

- Le comte Zourov ? Je ne sais pas exactement, mais il y a quelque chose de particulier entre eux... Soit il la tient en son pouvoir, soit c'est elle... Mais il n'est pas jaloux, là n'est pas la question. Une telle femme n'admet la jalousie de personne. En un mot : une reine !

Il se tut, car à la table voisine une bande de commerçants avinés s'étaient mis à brailler tous ensemble - sur le point de partir, ils se disputaient pour savoir qui paierait l'addition. En deux temps trois mouvements, les serveurs enlevèrent la nappe sale, en mirent une nouvelle et, une minute plus tard, la

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table à peine libérée était déjà occupée par un fonctionnaire bien éméché, aux yeux délavés, presque transparents (sans doute à cause de l'excès'd'alcool). Une appétissante petite brune virevolta jusqu'au noceur, le prit par l'épaule et croisa les jambes de façon si expressive qu'Eraste Pétrovitch n'arrivait plus à détacher son regard du petit genou étroite-ment moulé dans un bas de fil de Perse rouge.

Quant à l'étudiant, ayant vidé un plein verre de vin du Rhin et plantant sa fourchette dans son bifteck saignant, il poursuivit :

- Vous pensez que Pierre Kokorine s'est suicidé par dépit amoureux ? Eh bien, pas du tout ! C'est moi qui l'ai tué.

- Quoi ? ! s'exclama Fandorine, n'en croyant pas ses oreilles.

- Vous avez bien entendu, répondit Akhtyrtsev en hochant la tête d'un air fier. Je vais tout vous raconter. Simplement, restez tranquillement assis et ne m'interrompez pas avec vos questions. Oui, je l'ai tué, et je n'en éprouve pas le moindre regret. Je l'ai tué loyalement, en duel. Oui, loyalement ! Car, depuis les temps les plus lointains, jamais duel n'a été plus loyal que le nôtre. Quand deux hommes s'alignent sur le pré, il y a presque toujours une certaine duperie -l'un tire mieux, l'autre plus mal, l'un est gros et il est facile à toucher, ou bien encore il a passé une nuit sans sommeil et ses mains tremblent. Mais entre Pierre et moi, il n'y eut pas la moindre iniquité. Elle nous dit - cela se passait à Sokolniki, nous longions en calèche l'allée circulaire du parc - donc elle nous dit : " J'en ai assez de vous deux, vous n'êtes que des gosses de riches pervertis. Si au moins vous aviez la bonne idée de vous entre-tuer, qu'en dites-vous ? " Et

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cet animal de Kokorine lui répond : " Je suis prêt à tuer si pour cela je reçois de vous une récompense. " Moi je dis : " Pour cette récompense, moi aussi je tuerai. Une récompense, ajoute-je, telle qu'on ne la partage pas en deux. En conséquence, l'un de nous doit mourir, à moins qu'il ne renonce de lui-même. " Voilà où Kokorine et moi en étions arrivés. " Vous m'aimez donc à ce point? demande-t-elle. Lui : " Plus que la vie ". J'affirmai la même chose. " Bien, dit-elle, chez les gens, l'audace est la seule qualité à laquelle j'accorde de la valeur, car on peut feindre toutes les autres. Ecoutez ma volonté. Si l'un de vous tue effectivement l'autre, il recevra une récompense pour son courage, vous savez laquelle. " Là-dessus, elle se met à rire. " Seulement, vous n'êtes que de beaux parleurs, tous les deux. Vous ne tuerez personne. Non, rien d'autre ne vous intéresse que la fortune de vos parents. " J'étais en rage. " Pour Kokorine, dis-je, je n'en répondrai pas, mais quant à moi, pour une telle récompense, je n'épargnerai ni ma vie ni celle d'autrui. " Elle, d'un ton coléreux : " J'en ai soupe de vos cocoricos. C'est décidé, vous vous battrez, mais pas en duel, sinon on n'échappera pas à un scandale. De plus, le duel est incertain. L'un transpercera la main de l'autre et se présentera à moi comme le vainqueur. Non, mieux vaut la mort pour l'un et l'amour pour l'autre. Suivant ce que décidera le hasard. Tirez au sort. Et que celui qui perdra se tue. Mais, auparavant, qu'il rédige un billet de façon que l'on ne pense pas que c'est à cause de moi. Quoi, vous avez peur? Si c'est le cas, que la honte vous empêche de jamais remettre les pieds chez moi - et bon débarras ! " Pierre me regarda et dit : " Je ne sais

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pas pour Akhtyrtsev, mais moi je n'ai pas peur "... Ainsi fut-il décidé...

L'étudiant se tut, la tête baissée. Puis il s'ébroua, remplit son verre à ras bord et le vida d'un trait. A la table voisine, la fille aux bas rouges partit d'un rire sonore - l'homme aux yeux délavés était en train de lui susurrer quelque chose à l'oreille.

- Et pour le testament ? demanda Eraste Pétro-vitch, avant de se mordre aussitôt la langue en se rappelant qu'il n'était pas censé connaître ce détail.

Toutefois, absorbé dans ses souvenirs, Akhtyrtsev se contenta d'acquiescer d'un signe de tête désabusé .

- Ah oui, le testament... C'est elle qui en a eu l'idée. " Vous avez voulu m'acheter pour de l'argent ? dit-elle. Eh bien, soit. Mais pas cent mille roubles comme me l'a promis Nikolaï Stépanytch (il est vrai qu'une fois j'avais voulu acheter ses faveurs et qu'elle avait bien failli me mettre à la porte). Et pas non plus deux cent mille. Mais tout ce que vous possédez. Que celui que le sort désignera pour mourir se présente nu comme un ver dans l'autre monde. Seulement, dit-elle, pour ma part je n'ai que faire de votre argent, j'en ai moi-même assez pour faire des cadeaux à qui je veux. Qu'il serve à une bonne ouvre quelconque, à un saint monastère ou autre. La rédemption d'un péché mortel vaut bien cela. Qu'en penses-tu, Pétrou-cha, dit-elle, on pourrait faire un beau cierge avec ton million, pas vrai ? " Mais Kokorine était non seulement incroyant mais athée militant. Il s'insurgea. " Tout sauf les popes, dit-il. Je vais plutôt léguer ma fortune aux filles perdues - que chacune achète une machine à coudre et qu'elle change de métier. Il ne restera plus à Moscou une seule fille des rues et tout le monde se souviendra de Pierre Kokorine. " Mais

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Amalia d'objecter : " Jamais tu ne feras changer une femme tombée dans la dépravation. C'est avant qu'il faut agir, à l'âge de l'innocence. " Kokorine balaya l'air d'un geste de la main : " Dans ce cas, que l'argent aille à des enfants abandonnés, à un orphelinat. " A ces mots, elle s'illumina purement et simplement : " Pour cette idée, Pétroucha, il te sera beaucoup pardonné. Viens que je t'embrasse. " La colère me prit. " Ton million, dis-je, il sera vite dilapidé. N'as-tu donc jamais lu ce que l'on écrit dans les journaux sur les orphelinats d'Etat ? Ils ont bien assez d'argent comme ça. Mieux vaudrait tout donner à cette Anglaise, la baronne Esther, au moins elle ne le volera pas. " Amalia m'embrassa à mon tour comme pour dire : vous avez raison, ne leur faites pas de cadeau, à ces soi-disant patriotes. Cela se passait le 11, un samedi. Le dimanche, Kokorine et moi nous retrouvâmes pour tout mettre au point. Ce fut une étrange conversation. Il n'arrêtait pas de faire le pitre, moi je gardais la plupart du temps le silence, mais nous n'osions pas nous regarder dans les yeux. J'étais comme hébété... Nous fîmes venir un avoué afin d'établir un testament en bonne et due forme. Pierre était mon témoin et exécuteur testamentaire, moi le sien. Nous donnâmes chacun cinq mille roubles à l'avoué afin qu'il tienne sa langue. D'ailleurs, il n'avait aucun intérêt à bavarder. Puis Pierre et moi sommes convenus de ce qui suit - la proposition venait de lui. Nous nous retrouverions le lendemain matin à neuf heures, chez moi, rue Gontcharnaïa. Chacun aurait dans sa poche un revolver à six coups, chargé d'une seule balle. Nous irions séparément, mais de façon à nous voir l'un l'autre. Celui que le sort désignerait perdant tirerait le premier. Kokorine

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avait lu quelque part un article sur la roulette américaine et cela lui avait plu. " Tu vas voir, Kolia, toi et moi, nous allons la rebaptiser roulette russe ", m'avait-il dit. Puis il avait ajouté : " C'est triste de se tuer chez soi. Pour finir en beauté, nous allons nous offrir une promenade de santé avec attractions. " J'avais accepté, tout m'était égal. Il faut avouer que j'étais au trente-sixième dessous et que j'étais sûr de perdre. Et les mêmes mots me martelaient la cervelle : lundi, le 13, lundi, le 13. Je ne parvins pas à fermer l'oil de la nuit. Je songeai à fuir à l'étranger, mais à la seule idée qu'il l'aurait pour lui et qu'ils allaient se moquer de moi... Bref, je restai.

Le matin, voici comment les choses se passèrent. Pierre arriva tout joyeux - un vrai dandy avec son gilet blanc. Naturellement chanceux, il espérait visiblement que cette fois encore le sort lui sourirait. Nous lançâmes les dés dans mon bureau. Il fit neuf, moi trois. D'ailleurs, je m'attendais à perdre. " Je n'irai nulle part, dis-je. Je préfère mourir ici. " Je fis tourner le barillet et pressai le canon du revolver contre mon cour. " Arrête ! me fit-il. Ne tire pas dans le cour. Si la balle dévie, tu risques de souffrir longtemps. Mieux vaut tirer dans la tempe ou dans la bouche. - Merci pour cette délicate attention, " lui dis-je. A cet instant, j'éprouvai pour lui une haine telle qu'il me semblait que j'aurais pu le tuer sans quelque duel que ce fût. Pourtant, j'obéis à son conseil. Jamais je n'oublierai ce déclic-là, le tout premier. Ce claquement métallique près de l'oreille fut tel que...

Akhtyrtsev fit une grimace et remplit de nouveau son verre. La chanteuse, une corpulente tsigane

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parée d'un châle doré, entonna de sa voix basse un chant languissant à vous retourner l'âme.

- ... J'entends la voix de Pierre : " Maintenant, à mon tour. Allons dehors. "

C'est alors seulement que je me rendis compte que j'étais vivant. Nous montâmes sur la butte Chvivaïa, d'où l'on a une vue sur la ville. Kokorine devant, moi à une vingtaine de pas derrière. Il s'arrêta un instant au bord du précipice, je ne distinguais pas son visage. Il leva alors la main qui tenait le pistolet afin que je puisse le voir, il fit tourner le barillet et porta aussitôt l'arme à sa tempe - déclic. Mais moi je savais qu'il ne lui arriverait rien, et je ne le souhaitais même pas. De nouveau nous lançâmes les dés - de nouveau je perdis. Je descendis en direction de la laouza, pas âme qui vive. Je grimpai sur une borne du pont, afin de tomber dans l'eau sitôt après... Cette fois encore, j'en réchappai. Nous repartîmes dans une autre direction, mais Pierre dit : " Cela commence à devenir lassant. Et si nous faisions un peu peur aux bourgeois ? " II faisait preuve d'une certaine bravoure, rendons-lui cette justice. Nous obliquâmes dans une rue où il commençait à y avoir pas mal de monde et qu'empruntaient les équipages. Je me plaçai sur le trottoir d'en face. Kokorine ôta son chapeau, fit des révérences à droite et à gauche, leva la main, fit tourner le barillet. Rien. Mais ensuite nous dûmes prendre nos jambes à notre cou. Cris, vacarmes, dames qui poussent des glapissements. Rue Mokhovaïa, nous tournâmes sous un porche. Nous lançâmes les dés, et qu'est-ce que vous pensez ? C'est encore moi qui perds ! Il fait deux six, moi deux as, parole d'honneur ! C'est fini, me dis-je, finito, le symbole est trop évident. L'un a tout, l'autre rien. La troisième fois, je

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tirai devant Côme et Damien, l'église où j'ai été baptisé. Je me postai sur le parvis, à côté des mendiants, je donnai un rouble à chacun, je retirai ma casquette... J'ouvre les yeux : je suis vivant. Alors un fol en Christ me dit : " De l'âme éprouvée, Dieu pardonne le péché. " Je ne suis pas près d'oublier ces paroles. Puis nous partîmes de là. Kokorine choisit un endroit un peu plus chic, juste devant le passage de Galoftéevski. Rue Néglinnaïa, il entra dans un salon de thé, prit place à une table, tandis que, débout à l'extérieur, je pouvais le voir à travers la vitre. Il dit quelque chose à une dame assise à la table voisine, celle-ci se mit à rire. Il sort son pistolet et appuie sur la détente. La dame rit de plus belle. Il range son arme, échange encore quelques mots avec sa voisine et termine son café. Je suis engourdi, je ne sens plus rien. Je n'ai qu'une seule pensée : il va maintenant falloir de nouveau tirer au sort.

Nous lançâmes les dés près de l'hôtel Loskoutnaïa, et là, pour la première fois, il perdit. Sept pour moi, six pour lui. Sept et six - un tout petit point de différence. Nous marchâmes ensemble jusqu'au restaurant Gourovski, mais là, à l'endroit où l'on construit le Musée historique, nous nous séparâmes : lui entra dans le jardin Alexandre et suivit l'allée, tandis que je restai sur le trottoir longeant la grille. Juste avant de nous quitter, il me dit : " Toi et moi, nous sommes des idiots, Kolia. Si cette fois-ci je passe encore au travers, j'envoie tout au diable. " Je voulus l'arrêter, j'en prends Dieu à témoin, mais je ne le fis pas. Pourquoi ? Je l'ignore moi-même. Non, c'est un mensonge, je le sais très bien... Il me vint une idée méprisable. Qu'il fasse encore une tentative et après nous verrons. Alors, peut-être, nous mettrons les

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pouces... Vous êtes le seul à qui j'ai fait cet aveu, Fan-dorine. A cet instant, je vous parle à cour ouvert...

Akhtyrtsev vida un autre verre, sous son pince-nez ses yeux était troubles et injectés de sang. Fandorine attendait en retenant son souffle, bien que la suite des événements lui fût connue pour l'essentiel. Niko-laï Stépanovitch sortit un cigare de sa poche et, la main tremblante, craqua une allumette. Son long et gros cigare seyait étonnamment mal à son visage ingrat d'adolescent. Chassant de ses yeux un nuage de fumée, Akhtyrtsev se leva brusquement.

- Serveur, l'addition ! J'en ai assez d'être ici. Il y a trop de bruit et l'on étouffe, dit-il en tirant sur sa cravate de soie pour la desserrer. Prenons un fiacre et allons quelque part. Ou marchons, tout simplement.

Ils s'arrêtèrent sur le perron. La rue plongée dans l'obscurité était déserte. Seules les fenêtres du Crimée étaient éclairées. Le bec de gaz le plus proche répandait une lumière vacillante.

- Et chi nous allions tout de même chez moi ? suggéra Akhtyrtsev la bouche empâtée par le cigare qu'il serrait entre ses dents. Il y a chûrement de bons équipaches au coin de la rue.

Derrière eux, la porte s'ouvrit, et sur le seuil sortit leur voisin de table, le fonctionnaire aux yeux délavés, sa casquette rabattue sur l'oreille. Emettant un hoquet sonore, il plongea la main dans la poche de son uniforme et en sortit un cigare.

- Est-ce que vous pourriez me donner un petit peu de feu ? demanda-t-il en s'approchant des deux jeunes gens.

Fandorine perçut chez lui un léger accent de la Baltique, peut-être finnois.

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Akhtyrtsev tapota une poche puis l'autre, à la recherche de sa boîte d'allumettes. Eraste Pétrovitch attendait patiemment. Puis, subitement, un changement incompréhensible se produisit dans l'attitude de l'homme aux yeux pâles. Il parut se tasser et se pencha légèrement de côté. L'instant suivant, comme par enchantement, une lame courte et large surgit dans sa main gauche. Alors, en un geste précis et mesuré, le fonctionnaire planta la pointe de son arme dans le flanc droit d'Akhtyrtsev.

Les événements qui suivirent se déroulèrent très vite, en l'espace de deux ou trois secondes, mais Eraste Pétrovitch eut l'impression que le temps s'était arrêté. S'il réussit à noter toutes sortes de choses et à penser à bien d'autres, il était en revanche incapable de faire un geste, comme s'il eût été hypnotisé par le reflet de la lumière sur la surface de l'acier.

Tout d'abord Eraste Pétrovitch pensa : il l'a atteint au foie, et, du fond de sa mémoire, émergea une définition sortie de son dernier manuel de biologie : " Le foie : organe du corps animal qui sépare le sang de la bile. " Ensuite il vit Akhtyrtsev mourir. Eraste Pétrovitch n'avait encore jamais assisté à la mort d'un être humain, et pourtant il sut immédiatement qu'Akhtyrtsev venait de rendre l'âme. Ses yeux étaient devenus vitreux, ses lèvres s'étaient gonflées convulsivement et un filet de sang pourpre s'en écoulait. Très lentement, et même avec une certaine élégance, ainsi qu'il sembla à Eraste Pétrovitch, le fonctionnaire dégagea la lame, qui, pour l'heure, ne brillait plus. Doucement, tout doucement, il se tourna vers Eraste Pétrovitch, qui vit le visage de l'homme tout près du sien - ses yeux clairs troués par

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le point noir de ses pupilles, ses fines lèvres exsangues.

Les lèvres remuèrent et prononcèrent distinctement : " Azazel. " Alors, le temps cessa de s'étirer pour se contracter tel un ressort qui, en se détendant, frappa Eraste Pétrovitch au côté droit, si fort qu'il en tomba à la renverse et que sa nuque heurta violemment le bord de la balustrade. Qu'est-ce ? Qui est cet " Azazel " ? pensa Fandorine. Je dors ou quoi ? Et il pensa aussi : II est tombé sur le " Lord Byron " avec son couteau. En baleine très solide. Taille fine et belle carrure.

La porte s'ouvrit à la volée, et une bruyante compagnie se déversa sur le perron en riant.

- Eh bien, messieurs, c'est le champ de bataille de Borodino, ici ! cria joyeusement une voix avinée de marchand. On ne tient plus sur ses pieds, mes pauvres amis ! On ne sait pas boire !

Tout en pressant sa main sur son flanc brûlant et humide, Eraste Pétrovitch se redressa pour regarder son agresseur.

Mais, curieusement, l'homme aux yeux blancs avait disparu. Akhtyrtsev gisait à l'endroit où il était tombé - en travers des marches, visage contre terre ; son haut-de-forme, qui avait roulé, traînait à quelque mètres de là. Mais pas la moindre trace du fonctionnaire, qui semblait s'être dissous dans l'atmosphère. Il n'y avait pas âme qui vive dans toute la rue, où seuls les lampadaires répandaient leur lumière blafarde.

Soudain, ces derniers adoptèrent une conduite bizarre - ils se mirent à tourner et à virer, et tout devint d'abord très lumineux puis sombra dans l'obscurité complète.

o/

- Restez couché, mon petit, restez couché, dit Ksavéri Féofilaktovitch depuis le seuil de la porte, voyant Fandorine, tout confus, prêt à se lever de son inconfortable divan. Que vous a ordonné le docteur ? Je sais tout, je me suis renseigné. Deux semaines d'alitement après votre sortie de l'hôpital, le temps que la blessure cicatrise comme il faut et que le cerveau commotionné se remette en place ; or cela ne fait pas dix jours que vous êtes au repos.

Il s'assit et, de son mouchoir à carreaux, essuya sa calvitie écarlate.

- Ouf ! Mais c'est qu'il chauffe ce oeat soleil Tenez, je vous ai apporté des massepains .ies ^en-ses, servez-vous. Où vais-je les mettre ?

Le commissaire examina la chambrette aussi étroite qu'une tranchée où logeait le registrateur de collège mais n'y vit nulle part où poser son paquet : le divan était occupé par l'hôte des lieux, la chaise par Ksavéri Féofilaktovitch lui-même, la table croulait sous un amoncellement de livres. La chambre ne comportait pas d'autres meubles, pas même une armoire - les nombreux éléments de la garde-robe pendaient à des clous plantés aux murs.

- Alors, ça fait mal ?

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- Pas du tout, mentit quelque peu Eraste Pétro-vitch. On pourrait m'enlever les fils dès demain. Il a seulement effleuré les côtes, sinon rien. Et ma tête est en parfait état.

- Allons, soignez-vous tranquillement, la paie tombera tout de même. (Ksavéri Féofilaktovitch se rembrunit d'un air coupable.) Surtout, mon cher, ne soyez pas fâché que je sois resté si longtemps sans venir vous voir. Vous avez dû penser du mal du vieux, vous dire : quand il s'est agi de rédiger son rapport, il a foncé à l'hôpital, mais maintenant que je ne lui sers plus à rien, il ne montre plus le bout de son nez. J'ai envoyé quelqu'un s'informer auprès du médecin, mais je n'ai pas trouvé le moyen de me dégager pour venir vous voir. C'est un tel remue-ménage à la direction ! Nous y passons nos jours et nos nuits, parole d'honneur. (Le commissaire hocha la tête et, baissant la voix, dit sur le ton de la confidence :) Savez-vous que votre Akhtyrtsev n'était pas n'importe qui, mais ni plus ni moins que le propre petit-fils de Son Altesse Sérénissime le chancelier Kortchakov ?

- Pas possible ! s'exclama Fandorine.

- Son père, marié en secondes noces, est ambassadeur en Hollande, et votre ami habitait chez feu sa tante, la princesse Kortchakova, dans un palais situé rue Gontcharnaïa. La princesse a rendu l'âme l'année dernière et lui a légué toute sa fortune. Sans compter qu'il avait déjà reçu un bel héritage de sa défunte mère. Ah, si vous aviez vu le branle-bas de combat ! Je vous raconte. Tout d'abord, il a été décidé de placer l'affaire sous le contrôle personnel du général gouverneur, le prince Dolgorouki lui-même. Mais, en réalité, il n'y a pas vraiment d'affaire, et nul ne sait par quel bout s'y prendre. Personne à part vous n'a

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vu l'assassin. Béjetskaïa, comme je vous l'ai dit la dernière fois, a disparu sans laisser de trace. Maison vide. Aucun serviteur, aucun document. Qui est-elle ? Mystère. D'où vient-elle ? On l'ignore. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. D'après son passeport, c'est une noble de Vilna. Nous avons envoyé une requête à Vilna, mais ce nom ne figure nulle part. Bref. Il y a une semaine, Son Excellence me convoque. " Ne le prends pas mal, Ksavéri, me dit-il, je te connais de longue date et j'apprécie ta conscience professionnelle, mais cette affaire n'est pas à ta portée. Un juge d'instruction va venir spécialement de Pétersbourg, un fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du chef des gendarmes et directeur de la Troisième section, Sa Haute Excellence l'aide de camp général Mizinov Lavrenty Arka-diévitch. Tu vois le genre d'oiseau rare ? Un de ces hommes nouveaux, partis de rien - un homme du futur. Il fait tout scientifiquement. Un maître en affaires délicates, rien à voir avec nous deux. " Hum, fit Ksavéri Féofilaktovitch d'un air contrarié, autant dire que s'il est un homme du futur, Grouchine est un homme du passé. Bref. Trois jours plus tard, à la première heure, il était là. Ce devait être mercredi, le 22. Il s'appelle Ivan Frantsévitch Brilling et a le rang de conseiller d'Etat. A trente ans ! Et voilà, aujourd'hui nous sommes samedi, et je suis au bureau depuis ce matin neuf heures. Hier il nous a tous réunis. Jusqu'à onze heures du soir nous sommes restés à conférer et à dessiner des schémas. Vous vous rappelez le buffet où nous prenions le thé ? Eh bien maintenant, à la place du samovar, il y a un appareil télégraphique et un télégraphiste de service jour et nuit. On peut envoyer une dépêche aussi bien à Vla-

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divostok qu'à Berlin, et la réponse arrive sur-le-champ. Il a chassé la moitié de nos agents et, à la place, il a ramené de Piter la moitié des siens - des hommes qui n'obéissent qu'à lui. Il m'a interrogé sur tout très minutieusement et m'a écouté avec attention. Je pensais qu'il allait me mettre à la retraite, mais non, il pouvait encore être bon à quelque chose, le commissaire Grouchine. C'est justement pour cela, mon petit, que je suis là, expliqua honnêtement Ksa-véri Féofilaktovitch. Je voulais vous prévenir. Il s'apprête à venir lui-même vous voir. Il veut vous interroger personnellement. Mais ne vous en faites pas, il n'y a rien contre vous. Vous avez même été blessé dans l'accomplissement de votre devoir. Et surtout n'allez pas me jouer un mauvais tour. Qui pouvait savoir que les choses tourneraient comme ça?

Eraste Pétrovitch embrassa d'un regard affligé son misérable logis. Il allait se faire une belle idée de lui, le grand monsieur de Pétersbourg !

- Et si je venais plutôt moi-même à la direction ? Franchement, je me sens tout à fait bien.

- N'y pensez pas ! s'exclama le commissaire en levant les bras. Vous voulez qu'il sache que je suis venu vous avertir? Restez couché. Il a noté votre adresse, vous le verrez sûrement dans la journée.

" L'homme du futur " arriva le soir, aux environs de sept heures, ce qui avait laissé tout le temps à Eraste Pétrovitch de se préparer comme il convenait. Il avait annoncé à Agraféna Kondratievna qu'un général allait venir, afin que Malachka, la servante, nettoie le sol de l'entrée, qu'elle enlève ce vieux coffre qui tombait en poussière et surtout qu'elle n'ait pas

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l'idée de faire cuire de la soupe au chou. Dans sa chambre, le blessé procéda à une mise en ordre radicale : il dépendit ses vêtements et les raccrocha à leurs clous de manière plus avantageuse, il relégua ses livres sous le lit, laissant uniquement sur la table un roman français, les Essais philosophiques de David Hume en langue anglaise et les Notes d'un limier parisien de Jean Debré. Puis il enleva Debré et le remplaça par les Instructions d'un authentique brahmane indien, M. Chandra Johnson, pour une respiration correcte, ouvrage dont il se servait chaque matin pour faire sa gymnastique de raffermissement mental. Que le maître en affaires délicates voie que, pour être pauvre, l'homme qui vivait ici n'en était pas pour autant du genre à se laisser aller. Afin de souligner la gravité de sa blessure, Eraste Pétrovitch posa sur une chaise, près du divan, une fiole contenant une mixture quelconque (il l'avait empruntée à Agraféna Kondratievna), puis il s'allongea, non sans nouer un cache-nez blanc autour de sa tête. Il pensait maintenant avoir atteint le but recherché : donner l'impression d'un homme éprouvé mais courageux.

Enfin, alors qu'il commençait à en avoir plus qu'assez de rester allongé, on frappa un coup rapide à la porte et, aussitôt, sans attendre de réponse, entra un homme énergique, vêtu d'une veste légère et confortable, de pantalons clairs, et dépourvu de tout couvre-chef. Ses cheveux blonds soigneusement coiffés découvraient un front haut, aux coins de sa bouche volontaire couraient deux petits plis moqueurs, son menton rasé, creusé d'une fossette, respirait l'assurance. Après avoir embrassé la pièce d'un regard, ses yeux gris et perçants se posèrent sur Fandorine.

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- Je n'ai pas besoin de me présenter, à ce que je vois, lança joyeusement le nouveau venu. Vous connaissez de moi l'essentiel, même si c'est sous un angle défavorable. Grouchine s'est plaint du fameux télégraphe ?

Dans sa stupeur, Eraste Pétrovitch clignota des yeux sans pouvoir rien dire.

- C'est la méthode déductive, mon très cher Fan-dorine. Comment reconstituer un tableau d'ensemble à partir de détails infimes. L'essentiel étant ici de ne pas dépasser certaines limites, de ne pas en arriver à une conclusion erronée dans le cas où l'information dont on dispose admet diverses interprétations. Mais nous reparlerons de cela le moment venu. Pour ce qui est de Grouchine, rien n'est plus simple. Votre logeuse s'est pratiquement pliée en deux devant moi en m'appelant " Votre Excellence " - et d'un. Or, comme vous pouvez le constatez, je n'ai rien d'une " Excellence " et d'ailleurs je ne le suis pas, mon rang jusqu'à nouvel ordre ne me donnant droit qu'au titre de " Votre Haute Origine " - et de deux. Hormis Grouchine, je n'avais parlé à personne de mon intention de vous rendre visite - et de trois. Il est évident que monsieur le commissaire ne peut se référer à mon activité qu'en termes peu flatteurs - et de quatre. Quant au télégraphe dont, vous en conviendrez, le travail d'investigation ne saurait aujourd'hui se priver, il a produit sur l'ensemble de votre direction une impression à ce point ineffaçable qu'il était absolument impossible que notre indolent Ksavéri Féofilak-tovitch l'ait passé sous silence - et de cinq. Vrai ou faux ?

- Vrai, avoua Fandorine, stupéfait, et en même temps honteux de trahir le brave Ksavéri Féofilakto-vitch.

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- Si jeune, vous souffrez déjà d'hémorroïdes ? demanda le pétulant visiteur en posant la fiole sur la table pour prendre place sur la chaise.

- Non ! s'empressa de répondre Eraste Pétrovitch en piquant un fard en même temps qu'il se retranchait sans vergogne derrière Agraféna Kondratievna. C'est... C'est ma logeuse qui s'est trompée. D'ailleurs, elle mélange toujours tout. Que voulez-vous, Votre Haute Origine, cette bonne femme manque totalement de bon sens.

- Bien sûr, je comprends. Mais appelez moi plutôt Ivan Frantsévitch, ou, mieux, simplement " chef ", puisque nous allons travailler ensemble. J'ai lu votre rapport, poursuivit Brilling sans aucune transition. Sensé. Observateur. Efficace. J'ai été heureusement surpris par votre intuition - rien n'est plus précieux dans notre métier. Alors que l'on ignore encore comment la situation va tourner, le flair suggère les mesures à prendre. Comment avez-vous deviné que votre visite chez Béjetskaïa pourrait se révéler dangereuse ? Pour quelle raison avez-vous jugé nécessaire de revêtir un corset de protection ? Bravo !

Le visage d'Eraste Pétrovitch vira au rouge coquelicot.

- Vraiment, c'était bien pensé, poursuivit Ivan Frantsévitch. Certes, ça ne peut pas protéger des balles, mais contre une arme blanche, ce n'est pas mal du tout. Je vais donner ordre que l'on achète un stock de ces corsets pour les agents affectés à des missions dangereuses. Quelle en est la marque ?

Fandorine répondit timidement :

- Lord Byron.

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- Lord Byron, répéta Brilling en inscrivant le nom dans un petit carnet à la couverture de cuir. Et maintenant, dites-moi, quand pourriez-vous reprendre le travail ? J'ai des vues particulières sur vous.

- Seigneur, mais dès demain ! s'écria Fandorine avec fougue en regardant amoureusement son nouveau supérieur, ou plus exactement son " chef ". Demain, à la première heure, je file chez le docteur, je me fais enlever mes fils et vous pouvez disposer de moi.

- Voilà qui est parfait. Comment caractériseriez-vous Béjetskaïa ?

Eraste Pétrovitch se troubla, et avec force gesticulations, il commença de manière assez décousue :

- C'est... C'est une femme comme on en voit rarement. Une Cléopâtre. Une Carmen... D'une beauté indescriptible, mais là n'est pas la question... Un regard magnétique. Non, mais le regard n'est pas non plus... Voici l'essentiel : on sent en elle une force colossale. Une force telle qu'elle semble jouer avec tout le monde. Un jeu aux règles obscures, mais un jeu cruel. A mon avis, cette femme est profondément dépravée et en même temps... absolument innocente. Comme si elle avait été éduquée à l'envers. Je ne sais pas comment expliquer... (Fandorine rosit légèrement, conscient qu'il allait dire une sottise, mais il alla tout de même jusqu'au bout.) Il me semble qu'elle n'est pas aussi mauvaise qu'elle veut le paraître.

Le conseiller d'Etat fixa le jeune homme d'un regard scrutateur et émit un sifflement espiègle :

- Tiens, tiens... C'est bien ce que je pensais. Maintenant je vois qu'Amalia Béjetskaïa est une personne réellement dangereuse... En particulier pour les jeu-

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nés gens romantiques en période de maturation sexuelle.

Heureux de l'effet que sa plaisanterie avait produit sur son interlocuteur, Ivan Frantsévitch se leva et regarda une nouvelle fois autour de lui.

- Vous devez bien payer une dizaine de roubles pour ce réduit, non ?

- Douze, répondit dignement Eraste Pétrovitch.

- Cet environnement m'est familier. J'ai moi-même vécu dans un tel cadre. Alors que j'étais collégien dans la glorieuse ville de Kharkov. Voyez-vous, moi aussi j'ai perdu mes parents très jeune. Eh bien, c'est au moins utile pour la formation de la personnalité. Conformément à la table des rangs, votre salaire est de trente-cinq roubles argent, c'est bien cela? interrogea le conseiller d'Etat, passant de nouveau du coq à l'âne.

- Plus un complément trimestriel pour les heures supplémentaires.

- Je donnerai des instructions afin qu'il vous soit attribué une prime de cinq cents roubles sur le fonds spécial. Pour votre zèle et pour le danger encouru. A demain donc. Venez me voir, nous travaillerons sur les différentes hypothèses.

Et la porte se referma sur l'étonnant visiteur.

La Direction de la police judiciaire était en effet méconnaissable. Des messieurs inconnus à l'air affairé fonçaient dans les couloirs avec des papiers sous le bras et même les anciens collaborateurs, au lieu de leur démarche chaloupée, allaient d'un

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pas résolu et l'air concentré. Dans le fumoir - ô merveille - il n'y avait pas un chat.

Par curiosité, Eraste Pétrovitch jeta un coup d'oil dans l'ancien buffet, et effectivement, sur la table, à la place du samovar et des tasses, était installé un appareil Baudot. Le télégraphiste, un jeune homme en veste d'uniforme, regarda l'intrus d'un air sévère et interrogateur.

Le personnel d'investigation s'était installé dans le bureau du directeur, monsieur le colonel ayant été, la veille, démis de ses fonctions. Eraste Pétrovitch, encore un peu pâle - on venait de lui retirer ses fils, et l'opération avait été douloureuse -, frappa à la porte et passa la tête dans la pièce. Le bureau lui aussi était transformé : les confortables fauteuils de cuir avaient disparu, remplacés par trois rangs de simples chaises, et, contre le mur, étaient posés deux tableaux noirs, entièrement recouverts de schémas. Visiblement, une réunion venait tout juste de se terminer. Brilling était en train d'essuyer ses mains blanchies de craie avec un chiffon, tandis que les fonctionnaires et les agents se dirigeaient vers la sortie en continuant d'échanger des propos d'un air préoccupé.

Intimidé, Eraste Pétrovitch restait planté sur le seuil.

- Entrez, Fandorine, entrez, ne restez pas à la porte, le pressa le nouveau maître des lieux. Alors, on vous a bien raccommodé ? Voilà qui est parfait. Vous allez travailler directement avec moi. Je ne vous attribue pas de table - de toute façon vous n'aurez guère à rester assis. Dommage que vous arriviez trop tard, nous venons d'avoir une discussion passionnante à

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propos du fameux " Azazel " dont vous parlez dans votre rapport.

- Il existe donc ? Je n'avais pas mal entendu ? demanda Eraste Pétrovitch, tout ouïe. Et moi qui craignais d'avoir rêvé.

- Vous n'avez pas rêvé. Azazel est l'ange déchu. Quelle note aviez-vous en catéchisme ? Vous vous souvenez des boucs émissaires ? Comme vous devez le savoir, ils étaient deux. L'un était destiné à Dieu pour la rédemption des péchés, l'autre à Azazel, afin de prévenir sa colère. Chez les juifs, dans le Livre d'Hénoch, Azazel enseigne aux humains toutes sortes de vilenies : aux hommes, à faire la guerre et à fabriquer des armes ; aux femmes, à se peindre le visage et à se débarrasser des enfants qu'elles portent. En un mot, c'est un démon rebelle, un esprit destructeur

- Mais qu'est-ce que cela peut bien signifier ?

- Un assesseur de collège, parmi vos collègues ae Moscou, a échafaudé toute une hypothèse, qui tourne autour d'une organisation secrète juive. Il a parlé du Sinédrion juif et du sang des bébés chrétiens. Il ressort de son schéma que Béjetskaïa est une fille d'Israël, et Akhtyrtsev, l'agneau apporté sur l'autel sacrificatoire du Dieu des juifs. En résumé, un ramassis d'inepties. Je n'ai déjà que trop entendu ces délires judéophobes à Pétersbourg. Au moindre événement malheureux dont les causes ne sont pas évidentes, Sinédrion est immédiatement mis

- Et quel est votre avis... chef l demanda Eraste Pétrovitch non sans éprouver an ;ertam émoi à s'adresser à son supérieur de cette façon inhabituelle.

- Veuillez regarder ici, dit Brilling en s approchant d'un des tableaux noirs. Ces quatre cercles en haut représentent les quatre hypothèses possibles. Le

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premier cercle, comme vous le voyez, renferme un point d'interrogation. C'est l'hypothèse la moins vraisemblable : l'assassin agit en solitaire, vous-même et Akhtyrtsev vous êtes trouvés ses victimes de hasard. Il est possible que ce soit un maniaque toqué de démonisme. Dans cette hypothèse, nous sommes dans l'impasse tant qu'il n'y a pas de nouveaux crimes du même genre. J'ai envoyé des dépêches à travers toute la province pour demander si on avait connaissance de meurtres semblables. Je doute du résultat : si un tel maniaque s'était manifesté auparavant, j'en aurais eu connaissance. Le second cercle entoure les lettres A B - à savoir, Amalia Béjetskaïa. Elle est incontestablement suspecte. Depuis chez elle, il était facile de vous suivre jusqu'au Crimée, vous et Akhtyrtsev. Sans compter qu'elle disparaît sitôt après. Toutefois, le mobile du crime est obscur.

- Si elle s'est enfuie, c'est bien qu'elle est impliquée dans l'affaire, s'enflamma Fandorine. Il en découle donc que l'homme aux yeux pâles n'est nullement un solitaire.

- Rien n'est moins sûr. Nous savons que Béjetskaïa vivait sous une fausse identité. Il s'agit sans doute d'une aventurière. Vivant probablement aux crochets de riches protecteurs. Mais de là à tuer, de surcroît par la main d'un monsieur aussi habile... ? A en juger par votre témoignage, ce n'était pas un quelconque amateur, mais un authentique tueur professionnel. Ce coup porté au foie, c'est du travail d'orfèvre. Je suis allé à la morgue, j'ai examiné Akhtyrtsev. Si vous n'aviez pas eu votre corset, à l'heure qu'il est, vous y seriez aussi, et la police aurait mis tout cela sur le compte d'une agression pour vol ou d'une bagarre après une soirée trop arrosée. Mais

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revenons à Béjetskaïa. Elle peut très bien avoir été informée des événements par un de ses domestiques - le Crimée n'est qu'à quelques minutes à pied de chez elle. Il y a eu tout un tintamarre - la police, les voisins réveillés en pleine nuit... Un des serviteurs ou, disons, le portier aura reconnu en l'homme assassiné un des invités de Béjetskaïa et l'en aura informée. Elle, redoutant à juste titre une enquête policière qui l'aurait inévitablement démasquée, s'empresse de disparaître. Elle a pour ce faire plus de temps qu'il n'en faut - votre excellent Ksavéri Féofilaktovitch ne débarque avec son mandat que le lendemain après-midi. Je sais, je sais, vous avez été commotionné et n'avez pas repris vos sens immédiatement. Le temps que vous dictiez votre rapport, le temps que le directeur se gratte la nuque en se demandant que faire... Quoi qu'il en soit, j'ai lancé un avis de recherche concernant Béjetskaïa. Elle n'est vraisemblablement déjà plus à Moscou. Je pense même qu'elle a quitté la Russie - dix jours, c'est plus de temps qu'il n'en faut. Nous sommes en train de dresser la liste des habitués de sa maison, mais il s'agit pour la plupart de gens influents. Il va falloir faire preuve de doigté. Un seul m'inspire de sérieux soupçons.

De sa baguette, Ivan Frantsévitch indiqua le troisième cercle, sur lequel était écrit C Z.

- Comte Zourov, Hippolyte Alexandrovitch. De toute évidence, l'amant de Béjetskaïa. Un individu dépourvu de principes moraux, joueur, bretteur, à moitié fêlé. Nous disposons de preuves indirectes. Primo, il est parti, fortement surexcité, après une altercation avec la victime. Secundo, il avait la possibilité de guetter la victime, de la prendre en filature et de lui envoyer un tueur. Tertio, le mobile, quoique

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dérisoire, existe : la jalousie ou un désir de vengeance pathologique. Et peut-être autre chose encore. Principale lacune de cette théorie : Zourov n'est pas du genre à tuer par l'intermédiaire d'un tiers. Cependant, selon les informations recueillies par les agents, toutes sortes d'individus louches tournent en permanence autour de lui, si bien que l'hypothèse reste prometteuse. Et vous, Fandorine, c'est justement celle-ci que vous allez creuser. Tout un groupe d'agents est aux basques de Zourov, mais vous, vous agirez seul, cela vous réussit bien. Nous examinerons plus tard les détails de votre mission, mais, dans l'immédiat, passons au dernier cercle. Celui-là, je m'en occupe personnellement.

Eraste Pétrovitch plissa le front, essayant de deviner ce que pouvaient signifier les lettres O N.

- Organisation nihiliste, expliqua le chef. On trouve dans toute cette histoire certains éléments qui évoquent un complot. Pas un complot juif mais quelque chose de plus sérieux. C'est d'ailleurs pourquoi on m'a envoyé ici. Naturellement, c'est aussi à la demande du prince Kortchakov - vous n'êtes pas sans savoir que Nikolaï Akhtyrtsev était le fils de sa défunte fille. Là, toutefois, les choses risquent de se révéler très compliquées. Nos révolutionnaires russes sont actuellement au bord de la scission. Les plus résolus et les plus impatients de ces Robespierres en ont assez de passer leur temps à éduquer les paysans - c'est une tâche longue, qui exige beaucoup d'efforts ; une vie n'y suffit pas. La bombe, le poignard et le revolver sont ô combien plus intéressants. Je m'attends d'un moment à l'autre à une effusion de sang de grande ampleur. Tout ce que nous avons vu jusqu'à maintenant n'est rien en comparaison de ce

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qui nous menace. La terreur à l'égard de la classe dirigeante peut prendre un caractère de masse. Depuis quelque temps, au sein de la Troisième Section, je suis chargé des dossiers relatifs aux groupes terroristes clandestins les plus frénétiques et les mieux organisés. Mon patron, Lavrenty Arkadiévitch Mizinov, qui se trouve à la tête du corps des gendarmes et de la Troisième Section, m'a confié pour mission d'élucider qui était cet Azazel surgi à Moscou. Le démon est un symbole tout à fait révolutionnaire. Voyez-vous, Fandorine, ici, c'est le sort de la Russie qui est en jeu.

Il ne restait pas trace du ton habituellement railleur de Brilling, et dans sa voix ne s'exprimait plus qu'une ferme détermination.

- Si l'on ne crève pas l'abcès quand il en est encore temps, poursuivit-il, dans trente ans sinon avant, ces révolutionnaires vont nous concocter une révolution telle que la guillotine française fera figure d'aimable plaisanterie. Ils ne nous laisseront pas vieillir tranquillement, vous et moi ; rappelez-vous bien ces paroles. Vous n'avez pas lu Les Possédés, le roman de monsieur Dostoïevski ? C'est un tort. Tout cela y est éloquemment annoncé.

- Nous avons donc quatre hypothèses ? demanda Eraste Pétrovitch, l'air indécis.

- C'est trop peu ? Nous avons laissé échapper quelque chose ? Parlez, parlez ; dans le travail, je ne m'attache pas au respect des rangs, l'encouragea le chef. Et ne craignez pas de paraître ridicule - c'est un sentiment normal à votre âge. Mieux vaut dire une sottise que de laisser passer une chose importante.

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D'abord gêné, puis de plus en plus véhément, Fan-dorine déclara :

- Il me semble, Votre Haute... enfin... chef, que c'est à tort que vous laissez lady Esther de côté. Certes, c'est une personne digne d'estime et de respect, mais... mais tout de même, ce testament qui lui laisse une fortune ! Béjetskaïa n'en tire aucun profit, le comte Zourov non plus et, quant aux nihilistes... à moins que ce soit du point de vue du bien public... J'ignore le rôle de lady Esther dans cette affaire et d'ailleurs si elle y joue un rôle quelconque, mais, pour la bonne forme, il conviendrait de... N'oublions pas le principe de toute enquête : oui prodest, " à qui profite le crime ".

- Merci pour la traduction, dit Ivan Frantsévitch en s'inclinant devant un Fandorine ne sachant plus où se mettre. La remarque est parfaitement juste. Cependant, dans le récit d'Akhtyrtsev tel qu'il apparaît dans votre rapport, tout est expliqué de manière exhaustive. Le nom de la baronne a surgi par hasard. Je ne l'ai pas incluse dans la liste des suspects, d'abord parce que le temps est précieux, ensuite parce que je connais un peu cette dame que j'ai eu le bonheur de rencontrer, dit Brilling avec un large sourire. Cela étant, Fandorine, sur le principe vous avez raison. Je ne veux pas vous imposer mes conclusions. Pensez avec votre tête et ne croyez personne sur parole. Allez voir la baronne, posez-lui toutes les questions que vous jugerez utiles. Je suis certain qu'en plus de tout le reste cette rencontre vous procurera beaucoup de plaisir. Au bureau de l'officier de garde, on vous communiquera l'adresse à Moscou de lady Esther. Et autre chose. Avant de sortir, passez à l'atelier de couture afin que l'on prenne vos mesures.

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Ne venez plus au travail en uniforme. Transmettez mes respects à la baronne, et lorsque vous reviendrez avec des idées un peu plus sensées, nous nous attaquerons aux choses sérieuses, autrement dit au comte Zourov.

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Arrivé à l'adresse indiquée par l'officier de garde, Eraste Pétrovitch découvrit un impressionnant bâtiment de deux étages qui, à première vue, aurait pu ressembler à une caserne, n'étaient le jardin qui l'entourait et le portail grand ouvert comme en signe de bienvenue. C'était donc cela le tout nouvel esthemat de la baronne anglaise. Un serviteur en élégante redingote bleu marine à galon argenté émergea d'une guérite à larges rayures en expliquant bien volontiers que madame milady ne logeait pas ici mais dans l'aile, dont l'entrée donnait sur la petite rue à droite, juste après l'angle.

Fandorine vit une volée de gamins en uniformes bleus sortir en courant du bâtiment avec des cris d'orfraie et se répandre sur le gazon en jouant à chat. Le serviteur ne songea même pas à rappeler à l'ordre les garnements. Surprenant le regard étonné de Fandorine, il expliqua :

- Cela n'est pas interdit. Pendant les récréations, ils peuvent faire les fous, le tout étant de ne pas dégrader les biens à l'usage de tous. Telle est la loi.

Il est vrai que ces orphelins avaient l'air de jouir d'une grande liberté ; rien à voir avec les élèves du

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gymnase régional au nombre desquels, il y a peu encore, figurait notre registrateur de collège. Se réjouissant pour ces petits malheureux, Eraste Pétrovitch s'éloigna dans la direction indiquée, en longeant la clôture.

Au coin prenait naissance une rue étroite et ombragée, telle que le quartier de Khamovniki en compte d'innombrables : chaussée poussiéreuse, petits hôtels particuliers endormis, entourés de jardinets, peupliers branchus, d'où s'envoleraient bientôt des flocons de duvet blanc. L'aile à un étage où séjournait lady Esther était reliée au bâtiment principal par une longue galerie. A côté de la plaque de marbre portant l'inscription Premier esthemat moscovite. Direction, un suisse imposant aux favoris luisants et soignés se chauffait au soleil. Même devant la résidence du général gouverneur, Fandorine n'avait jamais vu de suisse aussi majestueux que celui-ci, avec ses bas blancs et son tricorne à cocarde d'or.

- On ne reçoit pas à cette heure, fit le janissaire en faisant barrière de son bras. Revenez demain. Entre dix et douze pour des problèmes administratifs, entre deux et quatre pour les affaires privées.

Décidément, Eraste Pétrovitch avait bien du mal à établir des rapports constructifs avec la gent suisse. Soit que son apparence ne leur inspirât aucun respect, soit que sa tête ne leur revînt pas.

- Police judiciaire. Je désire voir lady Esther, c'est urgent, murmura-t-il entre ses dents, goûtant par avance le plaisir vengeur de voir le cerbère à galons dorés se confondre en excuses.

Mais le cerbère ne cilla même pas.

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- Pas question que je vous introduise auprès de Son Honneur. Si vous le souhaitez, je peux vous annoncer à mister Cunningham.

- Je n'ai rien à faire de mister Cunningham, rétorqua Eraste Pétrovitch, rageur. Ou tu m'annonces immédiatement à la baronne, espèce de fripouille, ou je t'envoie passer la nuit au poste ! Et tu lui dis bien : Direction de la police judiciaire, pour affaire d'Etat d'une extrême urgence !

Le suisse jaugea le petit fonctionnaire hors de lui d'un regard incrédule, mais disparut néanmoins derrière la porte. Certes, cette canaille n'alla pas jusqu'à proposer au visiteur d'entrer.

Après avoir patienté un bon moment, Fandorine était sur le point de forcer la porte quand le cerbère à la gueule renfrognée et aux favoris luisants surgit de nouveau.

- Pour ce qui est de vous recevoir, Son Honneur peut vous recevoir, mais elle ne parle pas très bien notre langue et mister Cunningham n'a pas le temps de faire l'interprète, il est occupé. A moins que vous puissiez vous expliquer en français...

Au ton qu'il avait employé, on comprenait que le suisse croyait peu probable cette éventualité.

- Je peux même m'expliquer en anglais, lança sèchement Eraste Pétrovitch. Où dois-je aller ?

- Je vous accompagne. Suivez-moi.

Après avoir traversé une entrée proprette, tapissée de damas, puis un couloir inondé de soleil grâce à une succession de hautes fenêtres hollandaises, Fandorine suivit le janissaire jusqu'à une porte blanche, ornée de dorures.

Eraste Pétrovitch n'appréhendait aucunement d'avoir à converser en anglais. Dès sa plus tendre

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enfance, il avait en effet été confié aux bons soins de nanny Lizbeth (Mrs Jayson, dans les moments de sévérité), une authentique nurse anglaise. C'était une vieille fille affectueuse et attentive mais guindée à l'extrême, qu'il convenait d'appeler Mrs et non Miss, eu égard à sa noble fonction. Lizbeth avait enseigné à son élève à se lever à six heures et demie du matin en été et à sept heures et demie en hiver, à faire de la gymnastique jusqu'à la première sueur avant de se laver à l'eau froide et de se brosser les dents en comptant jusqu'à deux cents, à ne jamais manger jusqu'à satiété, ainsi que toute une kyrielle d'autres choses absolument indispensables à un gentleman.

A son coup frappé à la porte répondit une douce voix féminine :

- Corne in ! Entrez !

Eraste Pétrovitch remit sa casquette au suisse et entra.

Il se retrouva dans un vaste bureau richement meublé, au milieu duquel trônait une immense table de travail en acajou. A la table était assise une dame grisonnante, d'apparence non seulement agréable mais extraordinairement chaleureuse. Derrière son pince-nez à monture d'or, ses petits yeux d'un bleu éclatant brillaient d'intelligence et d'aménité. Avec son nez de canard et sa large bouche souriante, son visage ingrat mais en même temps très mobile plut immédiatement à Eraste Pétrovitch

II se présenta en anglais mais décida dans un premier temps de taire le but de sa visite.

- Vous avez une merveilleuse prononciation, sir, le félicita lady Esther dans la même langue, en prenant soin de bien articuler chaque syllabe. J'espère que notre redoutable Timothy... Timofeï ne vous a

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pas trop effrayé, au moins ? J'avoue que moi-même il me fait peur, mais des personnalités officielles viennent souvent à la direction, et Timofeï est alors irremplaçable, mieux qu'un laquais anglais. Mais asseyez-vous donc, jeune homme. Tenez, là, dans le fauteuil, vous serez plus à votre aise. Ainsi, vous êtes de la police criminelle ? Ce doit être un travail très intéressant. Et que fait votre père ?

- Il est mort.

- Je suis désolé, sir. Et votre maman ?

- Aussi, grommela Fandorine, mécontent de la tournure que prenait la discussion.

- Malheureux enfant. Je sais combien vous devez vous sentir seul. Voici quarante ans que j'aide de pauvres garçons comme vous à échapper à leur solitude et à trouver leur voie.

- A trouver leur voie, milady ? interrogea Eraste Pétrovitch, ne comprenant pas bien.

- Oh oui, s'anima lady Esther, enfourchant apparemment son dada. Trouver sa voie est la chose essentielle dans la vie de tout individu. Je suis profondément convaincue que chaque être humain possède un talent unique, que chacun recèle un don divin. La tragédie de l'humanité consiste en ceci que nous ne savons pas, voire que nous n'essayons même pas de découvrir et de développer ce don chez l'enfant. Pour nous, le génie est rarissime et même miraculeux, mais en réalité, qu'est-ce qu'un génie ? C'est tout simplement un homme qui a eu de la chance. Un homme dont le destin a voulu que les circonstances de la vie le poussent naturellement à choisir la bonne voie. Exemple classique : Mozart. Il est né d'un père musicien et, dès son plus jeune âge, il a baigné dans un milieu qui a pu nourrir de façon idéale le

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talent dont l'avait gratifié la nature. Maintenant, imaginez, cher sir, que Wolfgang Amadeus soit né dans une famille de paysans. Il aurait fait un très mauvais berger, tout juste bon à distraire les vaches en jouant divinement du pipeau. Né dans une famille de soldats, il aurait terminé petit officier sans talent, féru de marches militaires. Oh, croyez-moi, jeune homme, chaque enfant, chaque enfant sans exception recèle en lui un trésor caché. Seulement, ce trésor, il faut savoir l'exhumer ! Il existe un charmant écrivain nord-américain du nom de Mark Twain. Je lui ai suggéré une idée de récit dans lequel les gens seraient appréciés non pas en fonction de ce qu'ils ont effectivement réalisé mais sur la base de leur potentiel, du talent que la nature a mis en eux. Il en ressortira alors que le plus grand stratège de tous les temps est un obscur tailleur qui n'a jamais servi dans l'armée, et que le plus grand peintre n'a jamais tenu un pinceau dans sa main parce qu'il a passé toute son existence à travailler comme savetier. Tout mon système d'éducation a pour objectif de faire en sorte que le grand stratège se retrouve immanquablement dans l'armée et que le grand peintre ait suffisamment tôt accès aux couleurs. Avec patience et perspicacité, mes pédagogues sondent la structure mentale de chaque pupille, cherchant en eux l'étincelle divine, et ils la trouvent dans neuf cas sur dix !

- Ah, ah, ce qui signifie tout de même qu'elle n'est pas dans tous ! fit remarquer Fandorine en pointant un doigt triomphant.

- Si, dans tous, cher jeune homme, absolument dans tous. Simplement, nous, les pédagogues, ne sommes pas suffisamment compétents. Il se peut aussi qu'un enfant possède un talent qui n'a pas son

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application dans le monde contemporain. Cet individu aurait peut-être été indispensable dans la société primitive ou bien encore son génie sera-t-il recherché dans un lointain avenir, dans un domaine dont aujourd'hui nous ne soupçonnons même pas l'existence.

- Pour ce qui est de l'avenir, d'accord, je ne discuterai pas, mais pour la société primitive, je ne vois pas très bien, objecta Fandorine, se laissant malgré lui entraîner dans la discussion. De quels talents voulez-vous parler ?

- Je l'ignore moi-même, mon enfant, répondit lady Esther avec un sourire désarmant. Disons, par exemple, le don de deviner l'emplacement d'une source souterraine. Ou encore le don de flairer la présence d'une bête sauvage dans la forêt. Peut-être la capacité à distinguer les racines comestibles de celles qui ne le sont pas. Je ne sais qu'une chose : dans ces temps reculés, de tels individus étaient les vrais génies. Quand à mister Darwin et Herr Scho-penhauer, nés dans une grotte, ils auraient fait figure de sombres imbéciles au sein de leur tribu. Et à ce propos, j'ajouterai que ces enfants que l'on considère de nos jours comme mentalement attardés possèdent eux aussi un don. C'est, bien sûr, un talent de nature non rationnelle, mais pas moins précieux pour autant. A Sheffield, j'ai un esthernat spécialement réservé à ces jeunes qui sont exclus de la pédagogie traditionnelle. Dieu, de quels prodigieux talents font preuve ces garçons ! Il y a là-bas un enfant qui, à près de treize ans, sait à peine parler, mais qui guérit n'importe quelle migraine par simple imposition des mains. Un autre - celui-là est totalement muet - est capable de retenir son souffle pendant quatre minu-

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tes et demie. Un troisième chauffe un verre d'eau par son seul regard, vous imaginez ?

- Incroyable ! Mais pourquoi seulement des garçons ? Et les filles ? Lady Esther écarta les bras en soupirant.

- Vous avez raison, mon ami. Il faudrait en effet travailler aussi avec les filles. Toutefois, l'expérience m'a appris que les talents propres au sexe féminin sont bien souvent d'une nature telle que la morale de la société actuelle n'est pas prête à les apprécier à leur juste valeur. Nous vivons une époque dominée par les hommes, nous devons en tenir compte. Dans la société où ce sont les hommes qui tirent les ficelles, une femme hors du commun, talentueuse, suscite la suspicion et l'hostilité. Je ne voudrais pas que mes filles se sentent malheureuses.

- Et à part cela, comment est bâti votre système ? Comment procède-t-on, disons, à la sélection des enfants ? demanda Eraste Pétrovitch avec la plus vive curiosité.

- Vraiment, cela vous intéresse ? se réjouit la baronne. Venez avec moi dans le bâtiment scolaire et vous verrez tout de vos propres yeux.

Avec une agilité étonnante pour son âge, elle bondit de son siège, toute disposée à faire le guide.

Fandorine s'inclina respectueusement, et milady entraîna le jeune homme, le faisant tout d'abord passer par un couloir puis par la longue galerie qui menait au bâtiment principal.

En chemin, elle raconta :

- Cette institution est toute nouvelle, elle a été ouverte il y a trois semaines, et notre travail n'en est qu'à son début. Mes gens ont recueilli - dans les refuges pour orphelins et même, pour certains, directement

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dans la rue - cent vingt garçons entre quatre et douze ans. Au-delà de cet âge, il est difficile d'en faire quelque chose, la personnalité est déjà affirmée. Pour commencer, nous avons réparti les garçons par tranches d'âge, chaque groupe ayant son maître attitré, spécialiste d'une période particulière de l'enfance. Le rôle principal du maître consiste à observer les enfants et, progressivement, à leur confier différentes tâches simples à exécuter. Ces tâches s'apparentent à des jeux, mais, grâce à elles, il est facile de déterminer l'orientation générale de la personnalité de chacun. Au cours de cette première étape, il convient d'identifier ce qui, dans un enfant donné, est le plus talentueux : le corps, la tête ou l'intuition. Ensuite, les enfants seront de nouveau répartis en groupes, mais cette fois non plus selon leur âge mais en fonction de leur profil : les intellectuels, les artistes, les manuels, les leaders, les sportifs et ainsi de suite. Peu à peu, le profil s'affine, et il n'est pas rare que les garçons les plus âgés bénéficient d'une préparation individuelle. Comme je vous l'ai dit, je travaille avec les enfants depuis quarante ans, et vous n'imaginez pas le degré de réussite qu'ont atteint beaucoup de mes pupilles, cela dans les domaines les plus

divers.

- C'est grandiose, milady ! s'émerveilla Eraste Pétrovitch. Mais où trouvez-vous donc d'aussi remarquables pédagogues ?

- Je paie très bien mes enseignants, car la pédagogie est la plus importante de toutes les sciences, fit la baronne avec toute la force de sa conviction. En outre, beaucoup de mes anciens élèves expriment le désir de rester dans les esthernats en tant qu'éducateurs. Ce qui est bien naturel. Après tout, l'esthernat est l'unique famille qu'ils aient jamais connue.

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Ils pénétrèrent dans un vaste hall de récréation sur lequel donnaient plusieurs salles de classe.

- Où vais-je donc vous emmener ? s'interrogea lady Esther. Tenez, la salle de physique, par exemple. Mon merveilleux ami le docteur Blank y donne en ce moment même un cours expérimental. C'est un ancien de mon esthernat de Zurich, un physicien génial. Pour l'attirer à Moscou, je lui ai fait aménager un laboratoire pour ses expériences sur l'électricité. En contrepartie, il doit montrer aux enfants toutes sortes de tours et de phénomènes amusants afin de susciter leur intérêt pour la physique.

La baronne frappa à l'une des portes, et ils jetèrent un coup d'oil dans la classe. Assis à leur pupitre, se trouvaient une dizaine de garçonnets âgés de onze ou douze ans, vêtus d'un uniforme bleu portant sur le col la lettre E brodée en fils d'or. Tous retenaient leur souffle en regardant le jeune monsieur à l'air renfrogné, aux énormes favoris, à la redingote d'une propreté douteuse et à la chemise défraîchie qui faisait tourner une roue de verre d'où fusaient des étincelles bleues.

- Ich bin sehr beschàftigt, milady ! Spâter, spàterl ! cria le docteur Blank avec irritation.

Puis, s'adressant aux enfants, il dit dans un russe approximatif : " Maintenant, mezieus, vous voir vrai petit arc-en-ziel ! Le nom est Blank Regenbogen, " Arc-en-ziel de Blank ". Z'est moi inventer quand jeune comme vous.

De l'étrange roue jusqu'à la table encombrée de tous les appareils de physique possibles et imaginables, s'étira brusquement un petit arc-en-ciel à sept cou-

1. Je suis très occupé, milady ! Après, après !

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leurs, d'un éclat extraordinaire, qui arracha aux enfants un cri émerveillé.

- Un peu fou, mais un vrai génie, murmura lady Esther à Fandorine.

Au même moment, un hurlement d'enfant se fit entendre.

- Mon Dieu ! s'écria milady en portant la main à son cour. Cela venait de la salle de gymnastique ! Vite, allons-y !

Elle se précipita dans le couloir, Fandorine à sa suite. Ensemble, ils firent irruption dans une grande salle claire dont le sol était presque entièrement recouvert de matelas de cuir. Le long des murs étaient disposés les équipements sportifs les plus divers : espaliers suédois, anneaux, cordes à grimper, tremplins. Les fleurets et les masques d'escrime côtoyaient les gants de boxe et les haltères. Une bande de gamins de six ou sept ans étaient agglutinés autour d'un des tapis. Ecartant les enfants, Eraste Pétrovitch vit un garçonnet qui se tordait de douleur et au-dessus duquel était penché un jeune homme d'une trentaine d'années en maillot de gymnastique. Il avait des cheveux bouclés d'un roux flamboyant, des yeux verts et un visage volontaire, entièrement parsemé de taches de rousseur.

- Eh bien, eh bien, mon mignon, disait-il en russe, avec un léger accent. Montre-moi ta petite jambe, n'aie pas peur. Je ne te ferai pas mal. Sois un homme, ne pleure pas. Fellfrom thé rings, m'iady, expliqua-t-il à la baronne. Weak hand. I am afraid thé ankle is broken. Would you please tell Mr Izyumoff1 ?

1. Il est tombé des anneaux, milady. Il n'a pas de force dans les mains. Je crains qu'il ne se soit cassé la cheville. Pourriez-vous prévenir monsieur Izioumov, s'il vous plaît ?

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Milady acquiesça sans un mot et, entraînant Eraste Pétrovitch avec elle, elle sortit à la hâte de la salle.

- Je vais chercher notre docteur, monsieur Izioumov, dit-elle précipitamment. Ce sont malheureusement des choses qui arrivent souvent. Les enfants sont les enfants... C'était Gerald Cunningham, mon bras droit. Un ancien de l'esthernat de Londres. Un pédagogue brillant. Il est à la tête de la filiale russe. En six mois, il a appris cette difficile langue qu'est la vôtre et qui me donne tant de mal. L'automne passé, Gerald a ouvert l'esthernat de Pétersbourg, et il est temporairement ici pour m'aider à mettre les choses en place. Sans lui, je suis comme une infirme.

Arrivée devant une porte portant l'inscription Médecin, elle s'arrêta.

- Je vous prie de m'excuser, sir, mais il va falloir interrompre notre entretien. Une autre fois, d'accord ? Revenez demain, nous poursuivrons. A propos, vous vouliez m'entretenir d'une affaire, n'est-ce pas ?

- Rien d'important, milady, répondit Fandorine en rougissant. En fait, je... mais ce sera pour une autre fois. Je souhaite plein succès à votre noble entreprise.

Il s'inclina maladroitement et s'éloigna à la hâte. Eraste Pétrovitch était mort de honte.

* * *

Fandorine, tout piteux, entra dans le bureau de son chef. Les stores étaient tirés et sur la table brûlait une lampe, car le soir commençait à tomber.

- Alors, vous avez pris la méchante dame en flagrant délit ? lança joyeusement Brilling, levant la tête de quelque diagramme compliqué. Laissez-moi deviner. Milady n'a jamais de sa vie entendu parler de mis-

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ter Kokorine et encore moins de miss Béjetskaïa, et l'information concernant le testament du suicidé l'a terriblement bouleversée. C'est bien cela ? Eraste Pétrovitch se contenta de soupirer.

- J'ai rencontré cette personne à Pétersbourg. Sa demande relative au développement de son activité pédagogique en Russie a été examinée chez nous, à la Troisième Section. Elle vous a parlé de ses débiles géniaux ? Parfait, maintenant au travail. Asseyez-vous à la table, ordonna le chef en faisant signe à Fandorine d'approcher. Une nuit passionnante vous attend.

Eraste Pétrovitch sentit une délicieuse inquiétude le chatouiller de l'intérieur. Tel était l'effet que produisait sur lui le contact avec monsieur le conseiller d'Etat.

- Votre cible est Zourov. Vous l'avez déjà vu, vous avez donc une certaine idée de l'individu. Entrer chez le comte n'est pas difficile, il n'y a besoin d'aucune recommandation. Sa maison est une espèce de tripot, pas vraiment clandestin. Les manières y sont du genre officiers des hussards ou de la Garde, ce qui n'empêche pas la canaille d'y traîner. A Piter, Zourov tenait une maison du même genre, mais après une descente de la police, il s'est replié sur Moscou. Il est libre comme l'air, depuis trois ans il figure dans les effectifs de son régiment comme étant en congé illimité. Je vous expose en quoi consiste votre mission. Essayez de vous introduire chez lui et de vous en approcher le plus possible, observez son entourage. Votre homme aux yeux pâles ne serait-il pas là ? Mais attention, pas d'initiative intempestive ; contre cet homme, vous ne vous en sortirez pas tout seul. D'ailleurs, il est peu probable qu'il se trouve là-bas... Je n'exclus pas que le comte s'intéresse à vous : vous vous êtes rencontrés

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chez Béjetskaïa, à laquelle Zourov n'est manifestement pas indifférent. Agissez en fonction de la situation. Mais n'en faites pas trop. On ne rigole pas avec ce monsieur. Il joue malhonnêtement, il est connu dans ce milieu comme un tricheur professionnel et, s'il est pris la main dans le sac, il déclenche la bagarre. Il a dix duels à son actif, et encore nous ne les connaissons pas tous. D'ailleurs, il n'a pas besoin de duel pour fendre le crâne à quelqu'un. Par exemple, en 72, à la foire de Nijni-Novgorod, il a eu une altercation aux cartes avec un marchand du nom de Svichtchov. Eh bien, il a tout bonnement balancé le barbu par la fenêtre. Du deuxième étage. Le pauvre type était complètement déglingué, il est resté un mois à beugler sans pouvoir articuler un mot. Quant au comte, il s'en est sorti sans être le moins du monde inquiété. Il a des parents très influents dans les hautes sphères. Ça, c'est quoi ? demanda Ivan Frantsévitch, fidèle à son habitude de passer du coq à l'âne, alors qu'il posait un jeu de cartes sur la table.

- Des cartes, répondit Fandorine, étonné.

- Vous jouez ?

- Pas du tout. Papa m'a toujours interdit de toucher aux cartes en disant qu'il avait suffisamment joué pour lui-même, pour moi et pour les trois générations de Fandorine à venir.

- Dommage, fit Brilling, l'air préoccupé. Sans cela, vous n'avez rien à faire chez le comte. Bon, prenez un papier et notez...

Un quart d'heure plus tard, Eraste Pétrovitch savait déjà reconnaître sans hésiter les couleurs et connaissait l'ordre des cartes, à cela près qu'il avait tendance à s'emmêler dans les figures : il oubliait toujours si c'était la dame qui battait le valet ou le contraire.

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- Vous êtes un cas désespéré, résuma le chef. Mais ce n'est pas grave. Chez le comte, on ne joue pas à la préférence ni à aucun autre jeu un tant soit peu intellectuel. On aime les jeux les plus primitifs, pourvu que cela aille vite et que l'on joue gros. Selon les rapports des agents, Zourov a une prédilection pour le stoss, et encore dans une version simplifiée. Je vous explique les règles. Celui qui distribue les cartes s'appelle le banquier. L'autre est le ponte. Chacun dispose de son propre jeu de cartes. Le ponte choisit une carte de son paquet, disons un neuf. Il la pose, chemise sur le dessus.

- La chemise, ce sont les dessins qui figurent au dos de la carte ? se fit préciser Fandorine.

- Oui. Maintenant le ponte mise, supposons dix roubles. Le banquier commence alors " la taille " : il découvre la première carte de son paquet et la pose à droite (elle s'appelle " lob "), il pose la seconde à gauche (elle s'appelle " sonnik ").

" Lob à dr., sonnik à gch. ", s'empressa de noter Fandorine dans son bloc-notes.

- Maintenant le ponte découvre son neuf. Si le " lob " se révèle être aussi un neuf, peu importe la couleur, le banquier ramasse la mise. Cela s'appelle " battre le neuf ". Dans ce cas, la banque, c'est-à-dire la somme d'argent en jeu, grossit. Si le neuf est le " sonnik ", c'est-à-dire la deuxième carte, c'est le ponte qui gagne. On dit qu'il a " trouvé le neuf ".

- Et si aucune des deux cartes n'est un neuf ?

- S'il n'y a pas de neuf dans la première paire, le banquier en étale une deuxième. Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'un neuf sorte. Voilà en tout et pour tout en quoi consiste le jeu. C'est rudimentaire, mais on peut y laisser jusqu'à sa dernière chemise, surtout quand on est le ponte et que l'on double la mise à chaque fois.

C'est pourquoi, retenez bien ça, Fandorine, vous devez toujours tenir la place du banquier. C'est simple - une carte à droite, une carte à gauche ; une carte à droite, une carte à gauche. Le banquier ne perd jamais plus que la mise initiale. Ne vous asseyez jamais à la place du ponte, et si vous y êtes obligé par tirage au sort, misez petit. La partie de stoss est limitée à cinq manches, après quoi, tout ce qui reste dans la banque est acquis au banquier. Maintenant, allez à la caisse prendre deux cents roubles à perdre.

- Deux cents roubles ! Tant que ça ?

- Non pas " tant que ça ", mais " seulement ça ". Faites en sorte de tenir toute la nuit avec cette somme. Si vous perdez rapidement, vous n'êtes pas obligé de partir tout de suite, vous pouvez rester encore un certain temps à fureter ici et là. Mais sans éveiller les soupçons, c'est bien clair ? Vous jouerez chaque soir jusqu'à ce que vous obteniez un résultat. Et s'il s'avère que Zourov n'est pas impliqué dans l'affaire, ce sera aussi un résultat. Cela nous fera une hypothèse de moins.

Eraste Pétrovitch remuait les lèvres en regardant son aide-mémoire.

- Les piques sont bien noirs, et les cours rouges ?

- Oui, les cours sont rouges, c'est logique. Passez à l'atelier de couture. On vous a préparé une tenue à vos mesures, et demain vers midi, on vous aura taillé une garde-robe complète pour toutes les occasions. Allez, en avant marche, Fandorine, j'ai suffisamment à faire sans vous. Sitôt après Zourov, revenez ici. Peu importe l'heure. De toute façon, je vais passer la nuit au bureau.

Et Brilling de replonger le nez dans ses papiers.

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Dans la pièce enfumée, on jouait - soit à quatre, soit à deux - autour de six tables recouvertes de tapis verts. Outre les joueurs, les observateurs se pressaient autour des tables - en petit nombre à celles où l'on jouait petit ; en masse là où les mises atteignaient des sommets. On ne servait ni à boire ni à grignoter chez le comte, mais ceux qui le désiraient pouvaient aller au salon et envoyer le laquais chez le traiteur. Toutefois, on ne recourait à cette formule que pour aller quérir du Champagne, à l'occasion d'un coup particulièrement heureux. De toutes parts fusaient des exclamations décousues, peu compréhensibles au néophyte :

- Je coupe !

- Je passe.

- Deuxième manche.

- Retournez la carte !

- Le six est battu !

Et ainsi de suite...

La table où s'agglutinaient le plus grand nombre de curieux était celle où l'on jouait le plus gros et seul à seul. Le maître de maison était le banquier, le ponte, un monsieur transpirant, étriqué dans une redingote à la coupe très ajustée comme le voulait la dernière mode. Apparemment, la chance ne souriait

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guère au ponte - il se mordait les lèvres, s'énervait, tandis que le comte était le sang-froid même, se contentant de sourire mielleusement sous ses moustaches noires et d'aspirer la fumée d'une pipe turque à long tuyau recourbé. Ses doigts puissants et soignés, étincelants de bagues, lançaient habilement les cartes en les retournant - une à droite, une à gauche.

Parmi les curieux, un peu à l'écart, se tenait discrètement un jeune homme aux cheveux noirs et aux joues rosés, dont la physionomie n'avait rien de celle d'un joueur. Tout homme d'expérience reconnaissait d'emblée en lui un jeune homme de bonne famille, égaré pour la première fois autour des tapis verts et intimidé par tout ce qu'il voyait. A plusieurs reprises, de vieux routiers à la raie brillantinée lui avaient proposé de " taper la carte ", mais sans résultat - le jeune homme misait exclusivement cinq roubles par cinq roubles et refusait catégoriquement de " monter ". Gromov, un flambeur connu du Tout-Moscou du jeu, avait même essayé d'" appâter " le garçon en lui faisant gagner cent roubles, mais il en avait été pour son argent. A aucun moment les yeux du jeune homme aux joues rosés ne s'étaient enflammés ni ses mains mises à trembler. Le client n'offrait aucune perspective.

Pendant ce temps, Fandorine (puisque, évidemment, c'est de lui qu'il s'agissait) croyait glisser à travers la pièce telle une ombre invisible, sans attirer sur lui la moindre attention. Pour l'instant, à vrai dire, sa récolte était plutôt mince. A un moment, il avait surpris un monsieur à la mine respectable en train de chiper discrètement sur une table une demi-impériale en or, avant de s'éloigner le plus dignement du monde. Deux officiers se disputaient bruyamment dans le couloir, mais Eraste Pétrovitch ne comprenait rien à l'ob-

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jet du litige : un lieutenant des dragons affirmait avec véhémence qu'il n'était pas une quelconque girouette et qu'il ne racontait pas de craques, tandis qu'un cornette des hussards lui reprochait d'être un sicher.

Zourov, auprès de qui Fandorine se retrouvait par intermittence, était manifestement comme un poisson dans l'eau dans cet environnement, et, en fait de poisson, plutôt un requin que du menu fretin. Un mot de lui suffisait pour étouffer dans l'ouf toute velléité de scandale, et, une fois, au premier geste du maître des lieux, deux laquais à la carrure impressionnante avaient pris par les coudes un brailleur qui refusait de se calmer et l'avaient flanqué à la porte en deux temps trois mouvements. Le comte s'obstinait à ne pas reconnaître Eraste Pétrovitch, bien que celui-ci eût à plusieurs reprises surpris sur lui son regard vif et hostile.

- Cinquième et dernière manche, mon cher, déclara Zourov.

Pour une raison quelconque, cette annonce mit le ponte dans un état d'extrême agitation.

- Je plie le canard ! lança-t-il d'une voix tremblante en cornant deux coins de sa carte.

Un murmure passa parmi les observateurs, tandis que, rejetant de son front transpirant une mèche de cheveux, le ponte jetait sur la table un paquet de billets de toutes les couleurs.

- Qu'entend-on par " canard " ? demanda à mi-voix Eraste Pétrovitch en s'adressant à un petit vieux au nez rouge qui lui paraissait inoffensif.

- Cela signifie quadrupler la mise, lui expliqua volontiers son voisin. Dans l'espoir de prendre une revanche complète au dernier tour.

Le comte, indifférent, lâcha un nuage de fumée et posa un roi à droite, un six à gauche.

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Le ponte découvrit un as de cour. Zourov hocha la tête, puis aussitôt posa un as noir à droite, un roi rouge à gauche. Fandorine entendit un murmure admiratif :

- Quel orfèvre !

De plus en plus transpirant, le perdant faisait peine à voir. Il suivit du regard le tas de billets qui allaient s'entasser sous le coude du comte et il demanda timidement :

- Serait-il possible de jouer un dernier coup sur parole ?

- Impossible, répondit paresseusement Zourov. A qui le tour, messieurs ?

Subitement son regard s'arrêta sur Eraste Pétrovitch.

- Il semble que nous nous soyons déjà rencontrés, n'est-ce pas ? Monsieur Fédorine, si je ne m'abuse ?

- Fandorine, corrigea Eraste Pétrovitch en rougissant atrocement.

- Pardon. Qu'avez-vous à tout lorgner de cette façon? Nous ne sommes pas au théâtre. Puisque vous êtes là, jouez. Je vous en prie, ajouta-t-il en indiquant la place qui venait de se libérer.

- Choisissez vous-même les paquets de cartes, susurra le brave petit vieux à l'oreille de Fandorine.

Eraste Pétrovitch prit place et, observant les consignes, il lança d'un ton ferme et résolu :

- Simplement, Votre Honneur, permettez que je tienne la banque. Privilège du novice. Quant aux paquets, je préférerais... celui-ci et celui-là.

Ce disant, il tendit la main vers le plateau de cartes cachetées et prit les deux paquets se trouvant tout en dessous.

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Zourov sourit de façon encore plus désagréable :

- Eh bien, monsieur le novice, la condition est acceptée, mais sous une réserve, toutefois : après, ce sera à mon tour d'être le banquier. Et maintenant, quelle mise ?

Fandorine hésita, sa belle assurance l'ayant abandonné aussi vite qu'elle lui était venue.

- Cent roubles ? suggéra-t-il timidement.

- Vous plaisantez ? Vous n'êtes pas dans l'arrière-salle d'une vulgaire gargote.

- Bien, trois cents.

Eraste Pétrovitch posa sur la table tout l'argent dont il disposait, y compris les cent roubles précédemment gagnés.

- Le jeu n'en vaut pas la chandelle, fit le comte en haussant les épaules. Mais pour un début cela ira.

Il sortit une carte de son jeu et, dessus, jeta négligemment trois billets de cent roubles.

- Je vous suis pour trois cents.

Lob à droite, se souvint Eraste Pétrovitch en posant à sa droite une dame avec de petits cours rouges et à sa gauche un sept de pique.

De deux doigts, Hippolyte Alexandrovitch retourna sa carte et esquissa une grimace. C'était une dame de carreau.

- Bravo, le novice ! dit quelqu'un avec un sifflement admiratif. Il a joliment coiffé la dame.

Fandorine battit maladroitement son paquet de cartes.

- A la hauteur, annonça le comte, l'air narquois, en jetant six billets sur la table. Qui ne risque rien n'a rien.

Mais comment la carte de gauche s'appelle-t-elle donc ? continuait à se demander Eraste Pétro-

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