- Bravo ! Ah ! ils sont bons, les défenseurs des secrets d'Etat !

Mizinov bondit de sa chaise et fit quelques pas dans la pièce en faisant claquer ses bottes.

- Ce n'est pas une armée, c'est un campement de foire ! Un cirque ambulant ! Dès qu'on a besoin de voir quelqu'un, on vous répond qu'il n'est pas là. Tout le monde a disparu ! On ne trouve jamais personne !

- Votre Excellence, v-v-vous parlez par énigmes. De quoi s'agit-il ? demanda Fandorine d'une voix basse.

- Je n'en sais rien, Eraste Pétrovitch, je n'en sais rien ! s'écria Mizinov. J'espérais que monsieur Kazanzakis et vous-même pourriez me donner une explication. (Il se tut un moment puis, faisant un effort pour se reprendre, continua plus calmement.) Bon, nous n'attendons plus personne. Je sors de chez le souverain où j'ai assisté à une scène des plus curieuses : le major général Sobolev le second, de la suite de Sa Majesté le tsar, s'en est

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pris en hurlant à Sa Majesté impériale ainsi qu'à Son Excellence le frère du tsar, et le souverain et le commandant en chef ont fait de leur mieux pour essayer de se justifier devant lui.

- Ce n'est pas possible ! fit l'un des gendarmes, au comble de l'ahurissement.

- Silence ! vociféra le général. Taisez-vous, et écoutez-moi. On sait maintenant que, peu après trois heures, s'étant emparé de la redoute de Kri-chinsk à la suite d'une attaque frontale, le détachement de Sobolev a effectué une percée dans la région sud de Plevna, pénétrant dans les arrières du gros des troupes turques. Malheureusement il a été obligé de s'arrêter, ne disposant ni d'assez de sabres ni d'une artillerie suffisante. Sobolev a à plusieurs reprises envoyé des messagers pour exiger des renforts immédiats, mais les Bachi-Bou-zouks les ont chaque fois interceptés. Finalement, sur les coups de six heures, son officier d'ordonnance Zourov, accompagné d'une cinquantaine de Cosaques, a réussi à passer. Les Cosaques sont retournés auprès de Sobolev, où chaque homme comptait, et Zourov a continué seul en direction du quartier général. Ils attendaient des renforts d'une minute à l'autre, mais en vain. Et il n'y a là rien d'étonnant puisque Zourov n'a jamais atteint le quartier général et que la nouvelle de la victoire du flanc gauche ne nous est jamais parvenue. Le soir, les Turcs ont effectué une dislocation et se sont jetés sur Sobolev avec toute la force de leurs armes, ce qui fait que, vers minuit, ayant perdu une bonne partie de ses hommes, Sobolev a dû battre en retraite pour reprendre sa position de départ. Et pourtant on tenait Plevna ! J'adresse

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donc ici une question à tous les présents : où a pu passer l'officier d'ordonnance Zourov, qui a disparu en plein jour au centre même de notre dispositif ? Qui peut m'apporter une réponse ?

- Le lieutenant-colonel Kazanzakis, sans doute, dit Varia.

Et toute l'assistance se tourna vers elle. Emue, elle rapporta ce que lui avait dit McLaughlin.

Après une longue pause, le chef des gendarmes s'adressa à Fandorine :

- Vos conclusions, Eraste Pétrovitch ?

- La bataille est perdue, et il est trop tard pour s'arracher les cheveux. Ce genre d'émotions handicape l'instruction, répondit sèchement le conseiller titulaire. Et voilà ce qu'il faut f-f-faire. Diviser le territoire qui sépare le poste d'observation des journalistes du quartier général en carrés. Et de un. Passer au peigne fin chacun de ces carrés dès les premiers rayons du soleil. Et de deux. En cas de découverte des cadavres de Zourov ou de Kazanzakis, ne rien toucher et ne pas piétiner le sol autour. Et de trois. A tout hasard, rechercher les deux hommes dans les hôpitaux parmi les blessés graves. Et de quatre. P-p-pour le moment, Lavrenty Arkadiévitch, il n'y a rien d'autre à faire.

- Et quelles sont vos hypothèses ? Que dois-je rapporter au souverain ? S'agit-il d'une trahison ? Eraste Pétrovitch eut un soupir :

- Il s'agirait plutôt d'une d-d-diversion. Cela dit, c'est demain matin que l'on y verra clair.

Cette nuit-là, personne ne dormit. Les tâches étaient nombreuses. Penchés sur une carte, les collaborateurs de la Section spéciale divisèrent le ter-

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ritoire en carrés d'une demi-verste de côté et composèrent les équipes d'investigation ; quant à Varia, elle se rendit dans les six hôpitaux et infirmeries pour faire le point sur les officiers qui avaient été amenés sans connaissance. Durant cette nuit, elle se trouva confrontée à tant de choses horribles qu'au matin elle était plongée dans un étrange état d'insensibilité hébétée. Mais elle ne retrouva ni Zourov ni Kazanzakis. En revanche elle eut l'occasion de voir bien des visages connus, parmi lesquels Pérépelkine. Le capitaine avait, lui aussi, tenté de franchir les lignes ennemies pour aller chercher des renforts, mais il avait reçu un coup de yatagan dans la clavicule. Il n'avait pas de chance avec les Bachi-Bouzouks. Il était dans un lit, pâle, malheureux, et ses yeux bruns, enfoncés dans leur orbite, avaient un regard presque aussi triste que le jour de leur première et inoubliable rencontre. Varia se précipita vers lui, mais il se détourna sans rien dire. Pourquoi cette inimitié ?

Le premier rayon du soleil trouva Varia assise sur un banc devant la Section spéciale. Fandorine l'avait installée là presque de force, lui intimant l'ordre de se reposer, et, son corps lourd et engourdi collé au mur, elle s'était abandonnée à un demi-sommeil trouble et douloureux. Ses membres lui faisaient mal, elle avait le cour au bord des lèvres. C'étaient les nerfs et cette nuit blanche, il n'y avait pas de quoi s'étonner.

Il faisait encore nuit quant les équipes de recherche se dispersèrent, chacune gagnant son carré, et à sept heures un quart un envoyé se présenta au galop, venant du territoire quatorze. Il pénétra au pas de course dans la maisonnette, et Fandorine

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en sortit immédiatement, boutonnant sa tunique

en marchant.

_ Venez, Varvara Andréevna, on a retrouvé Zourov, lui lança-t-il brièvement.

- Il a été tué ? fit-elle dans un sanglot.

Eraste Pétrovitch ne répondit pas.

Le hussard était couché à plat ventre, la tête tournée sur le côté. De loin déjà, Varia aperçut le manche en argent d'un couteau cosaque enfoncé dans son omoplate gauche et ayant causé sa mort. Mettant pied à terre, elle vit l'homme de profil : son oil ouvert qui exprimait l'étonnement avait un bel éclat de verre, sa tempe, déchiquetée par un coup de feu, était noircie par la brûlure de la

poudre.

Varia eut un nouveau sanglot sans larmes et se détourna pour ne plus voir ce spectacle.

_ Nous n'avons touché à rien, comme vous en aviez donné l'ordre, monsieur Fandorine, rapporta le gendarme qui dirigeait l'équipe. Il ne lui restait plus qu'une verste à parcourir pour atteindre le poste de commandement. Il y a là un repli du terrain, et c'est pour cela que personne n'a rien vu. Quant au coup de feu, comment voulez-vous qu'on l'entende au milieu de la canonnade... Les choses sont claires : on l'a surpris à l'improviste, et on lui a donné un coup de poignard dans le dos alors qu'il ne s'y attendait pas. Puis on l'a achevé d'une balle dans la tempe gauche. Le coup de feu a été tiré à bout portant.

_ Eh bien ! eh bien ! répondit d'une manière vague Eraste Pétrovitch penché sur le corps.

L'officier baissa la voix:

_ Le poignard appartenait à Ivan Kharitono-vitch, je l'ai tout de suite reconnu. Il nous l'avait

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montré en nous disant que c'était un cadeau d'un prince géorgien-Ce à quoi Eraste Pétrovitch répondit :

- Il ne manquait plus que cela !

Varia, elle, se sentit encore plus mal, et elle plissa les yeux pour chasser la nausée qui la gagnait.

- Est-ce qu'il y a des t-t-traces de cheval ? demanda Fandorine en s'accroupissant.

- Hélas ! Comme vous le voyez, le long du ruisseau ce ne sont que de menus galets, et plus haut, c'est tout piétiné. Hier, des escadrons ont dû passer par là.

Le conseiller titulaire se redressa et resta une minute sans bouger à côté du corps affalé. Son visage était immobile, gris, en accord avec ses tempes blanchies. Et dire qu'il a à peine plus de vingt ans, se dit Varia en frémissant.

- Merci, lieutenant. Ra-a-menez le mort au camp. On rentre, Varvara Andréevna. En chemin elle demanda :

- Serait-il possible que Kazanzakis soit un agent turc ? C'est invraisemblable ! Il est désagréable, bien sûr, mais tout de même...

Fandorine eut un ricanement privé de toute gaieté :

- Mais pas à ce point-là, n'est-ce pas ?

C'est presque à la mi-journée que fut retrouvé également le lieutenant-colonel, après qu'Eraste Pétrovitch eut donné l'ordre de revoir de nouveau et plus soigneusement le petit bois et les broussailles situés à proximité du lieu où avait été abattu le pauvre Hippolyte.

A en juger par les récits qui étaient faits (Varia n'alla pas voir elle-même), Kazanzakis avait été

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retrouvé mi-assis, mi-couche derrière un buisson épais, le corps effondré sur un rocher. Dans sa main droite il tenait un revolver, et il avait un trou dans la tête.

Ce fut Mizinov lui-même qui conduisit la concertation sur les résultats de l'enquête.

- Avant toute chose, je tiens à dire que je suis on ne peut plus mécontent des résultats du travail du conseiller titulaire Fandorine, fit-il pour commencer d'une voix qui ne présageait rien de bon. Eraste Pétrovitch, un ennemi dangereux et d'une grande expérience, qui a causé le plus grand tort à notre cause et risqué de compromettre l'issue de toute notre campagne, a opéré ici, sous votre nez, et vous n'avez pas réussi à l'identifier. Je reconnais que la tâche était ardue, mais vous n'êtes pas non plus un débutant. Que peut-on attendre des collaborateurs ordinaires de la Section spéciale ? Ils ont été recrutés dans diverses directions de gouvernement où ils n'avaient été chargés jusque-là que de travaux d'instruction ordinaires, mais vous, avec vos talents, vous êtes impardonnable !

Pressant sa main sur sa tempe douloureuse, Varia jeta un regard en biais à Fandorine. Celui-ci donnait le sentiment de rester absolument imperturbable ; pourtant, d'une manière à peine perceptible (en dehors de Varia il est presque certain que personne ne s'aperçut de rien), ses pommettes avaient légèrement rosi, visiblement les propos du chef l'avaient atteint au plus profond de lui-même.

- En conclusion, messieurs, que s'est-il passé ? Un scandale sans précédent dans l'histoire mondiale. Le département secret du détachement occidental, le détachement le plus important de notre armée du Danube, était dirigé par un traître.

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- Peut-on considérer les faits comme établis, Excellence ? demanda timidement l'aîné des officiers.

- Jugez-en vous-même, commandant. Je reconnais que le fait que Kazanzakis ait été d'origine grecque et que l'on compte un grand nombre d'agents turcs parmi les Grecs n'est pas encore une preuve, bien sûr. Mais souvenez-vous que figure dans le carnet de Loukan un mystérieux " J ". Maintenant on comprend ce que c'est que ce " J ", cela voulait dire " gendarme ".

Le commandant à la moustache poivre et sel intervint :

- Mais gendarme s'écrit avec un " G ", " gendarme ".

- C'est en français que l'on écrit " gendarme " avec un " g ", en roumain, c'est " jandarm " avec un " j ", expliqua avec condescendance le haut responsable. C'est Kazanzakis qui tirait les ficelles du colonel roumain. Je continue. Qui s'est précipité pour accompagner Zourov porteur d'un message dont dépendait l'issue du combat et peut-être celle de la guerre ? Kazanzakis. Je continue. A qui appartenait le poignard avec lequel Zourov a été assassiné ? A votre chef. Je continue. Mais à vrai dire, pourquoi continuer ? Incapable d'extraire la lame coincée dans le dos de sa victime, le meurtrier a compris qu'il ne réussirait pas à détourner les soupçons, et il s'est suicidé. D'ailleurs il manque très précisément deux balles dans le barillet de son revolver.

- Mais un espion étranger n'avait aucune raison de se suicider, il aurait essayé de se cacher, continua le commandant de sa même voix timide.

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- Se cacher où, s'il vous plaît ? Il ne pouvait pas franchir la ligne de feu, et, dans nos arrières, dès aujourd'hui il aurait été l'objet de recherches. Il n'aurait pas pu trouver refuge chez les Bulgares, il n'avait pas la possibilité de rejoindre les Turcs. Plutôt une balle que la potence, là il a raisonné sainement. En outre Kazanzakis n'était pas un espion, c'était très précisément un traître. Novgorodtsev, où est la lettre ? dit-il en se tournant vers son officier d'ordonnance.

Ce dernier sortit d'une chemise un feuillet d'une blancheur de neige plié en quatre.

- On a trouvé cette missive dans la poche du suicidé, expliqua Mizinov. Lisez-la à haute voix, Novgorodtsev.

L'officier d'ordonnance jeta à Varia un regard troublé.

Mais le général le pressa :

- Lisez ! lisez ! nous ne sommes pas ici au pensionnat pour jeunes filles nobles, et mademoiselle Souvorova est membre du groupe d'enquête.

Novgorodtsev s'éclaircit la voix et, tout rougissant, se mit à lire.

- " Cher petit Vania, cher Kharitontchik, mon ceur... " L'orthographe, messieurs, est plus que fantaisiste, ajouta l'officier. Je lis comme c'est écrit. Et puis quelles pattes de mouche ! " mon ceur. La vi sans toi va être si triste que ça donne envi d'en finire, ce sera mieu. Tu m'a embrasé, caressé, et moi aussi j'ai fai la même chose, mais le destin salaud a regardé sa, son couteau dénier le do, et il a été pris d'envi. San toit je sui poussière, boue. Je te le demande, revien vite ! Et si tu trouve quelqu'un d'otre que Besso dans ton Kichinev pourri, je vien et

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je jure par ma mère que je lui met les tripes à l'air. A toi pour mille an. Ton Polisson. "

- " Ton " au sens de " ta " ? demanda l'officier d'ordonnance.

- Non, ce n'est pas " ta ", mais bien " ton ", ricana Mizinov. Tout est là. Avant de faire partie de la direction du corps de gendarmerie de Kichinev, Kazanzakis a servi à Tiflis. Nous les avons immédiatement interrogés, et la réponse nous est déjà parvenue. Lisez leur télégramme, Novgorodtsev.

Et le jeune officier lut ce nouveau document avec visiblement plus de plaisir que le premier.

- A Son Excellence le général L. A. Mizinov, en réponse à son interrogation du 31 août parvenue à une heure cinquante-deux minutes de l'après-midi. Top urgent. Top secret.

J'ai l'honneur de vous faire savoir que durant sa présence à la direction de la gendarmerie de Tiflis, de janvier 1872 à septembre 1876, le lieutenant-colonel Ivan Kazanzakis s'est montré un travailleur sérieux et énergique et qu'il n'a fait l'objet d'aucune sanction officielle. Il s'est au contraire rendu digne de l'ordre de Saint-Stanislas du troisième degré et s'est vu gratifié à deux reprises de remerciements de la part de Son Excellence le gouverneur général du Caucase. Cependant, des informations de nos agents, parvenues durant l'été 1876, ont fait mention de sa part de goûts particuliers dont il aurait fait preuve ainsi que de relations contre nature qu'il aurait même entretenues avec le prince Vissarion Chalikov, surnommé le Polisson Besso, un pédéraste bien connu de Tiflis. J'étais porté à ne pas prêter attention à ces rumeurs qu'aucun fait ne confirmait, cependant, compte tenu du fait que, malgré son âge avancé, le

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lieutenant-colonel Kazanzakis était célibataire, qu'on ne lui connaissait pas de liaison avec des femmes, j'ai décidé de faire une petite enquête intérieure secrète. J'ai réussi à établir le fait que le lieutenant-colonel Kazanzakis connaissait effectivement le Polisson, mais l'existence de relations intimes entre eux n'a pu être prouvée. J'ai néanmoins jugé bon de demander le transfert du lieutenant-colonel Kazanzakis dans une autre direction sans aucune conséquence sur ses états de service.

Colonel Pantchulidzé, chef de la direction de la gendarmerie de Tiflis.

- Et voilà, fit avec amertume Mizinov pour résumer la situation. Il a renvoyé à d'autres un collaborateur douteux, tout en dissimulant ses raisons à ses supérieurs. Et aujourd'hui, c'est toute l'armée qui paye. A cause de la trahison de Kazanzakis, cela fait trois mois que l'on piétine aux portes de cette maudite Plevna, et l'on ne sait pas encore le temps qu'on va y rester ! L'anniversaire du souverain a été gâché ! Aujourd'hui Sa Majesté a été jusqu'à envisager l'idée de battre en retraite, vous imaginez un peu ! (Il avala nerveusement sa salive.) Trois assauts infructueux, messieurs, trois ! Vous vous souvenez, Eraste Pétrovitch, que c'est Kazanzakis qui a porté le premier ordre de prendre Plevna aux chiffreurs. Je ne sais pas comment il s'y est pris pour remplacer " Plevna " par " Nikopol ", ce qui est clair, c'est que les choses ne se sont pas faites sans ce Judas !

Varia sursauta et se dit que, pour Pétia, la situation avait des chances de commencer à s'arranger. Cependant, après quelques mouvements mal coordonnés des lèvres, le général continua :

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- Il va sans dire que, pour servir d'exemple à tous ceux qui aiment bien garder le silence, je déférerai le colonel Pantchulidzé au tribunal en essayant d'obtenir sa destitution totale. En attendant, son télégramme nous permet, par déduction, de rétablir toute la chaîne. Les choses sont finalement assez simples. Les agents turcs, dont tout le Caucase regorge, avaient sans doute découvert le vice secret d'Ivan Kazanzakis, et le lieutenant-colonel avait été recruté à la suite d'un chantage. L'histoire est vieille comme le monde. " Petit Vania, petit Kharitontchik " ! Pff ! quelle saleté ! Si encore il avait fait cela pour de l'argent !

Varia était sur le point d'ouvrir la bouche pour prendre la défense des tenants de l'amour dans le même sexe qui, finalement, ne sont pas responsables de ce que la nature les a créés différents des autres, mais Fandorine la devança :

- Vous permettez que je regarde la lettre ? dit-il. Il tourna le feuillet dans tous les sens, passa le doigt sur la pliure et demanda :

- Et où est l'enveloppe ?

- Eraste Pétrovitch, vous m'étonnez, fit le général avec un geste d'impatience. De quelle enveloppe peut-il bien s'agir ? Ce n'est tout de même pas par la poste que l'on fait parvenir des messages pareils.

- Cette lettre était tout sim-simplement dans sa poche intérieure ? Bon ! bon !

Fandorine se rassit. Lavrenty Arkadiévitch haussa les épaules.

- Voilà ce que vous feriez mieux de faire, Eraste Pétrovitch. Il n'est pas exclu que le traître ait eu le temps d'enrôler d'autres officiers en dehors du colonel Loukan. Votre tâche est d'es-

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sayer de savoir s'il ne reste pas dans l'état-major ou dans son environnement d'autres dents de dragon. Commandant, dit-il à l'aîné des officiers qui bondit de son siège et se mit au garde-à-vous. Je vous désigne pour diriger provisoirement la Section spéciale. La tâche est la même. Avec assistance totale au conseiller titulaire.

- A vos ordres !

On frappa à la porte, et un homme aux lunettes bleues passa la tête :

- Vous permettez, Excellence ?

Varia reconnut le secrétaire de Mizinov, un petit homme portant un nom difficile à retenir que bizarrement personne n'aimait et dont tout le monde avait peur.

- Qu'y a-t-il ? fit le chef des gendarmes, sur ses gardes.

- Il s'est passé quelque chose de grave au poste de police. Le commandant de la prison est venu nous annoncer que l'un de ses prisonniers venait de se suicider.

- Allons, Pchébychevski, vous avez perdu la tête ! Je conduis une réunion importante, et voilà que vous venez me bassiner les oreilles avec des bêtises !

Varia serra ses deux mains contre son cour, et la seconde suivante le secrétaire prononça les mots mêmes qu'elle avait si peur d'entendre :

- Mais c'est que c'est lablokov, le chiffreur, qui s'est pendu. Et il a laissé une lettre qui a un rapport direct... C'est pour cela que j'ai pris sur moi... Mais si je tombe mal, veuillez m'excuser, je me retire.

Le fonctionnaire renifla d'un air vexé et fit mine de vouloir disparaître derrière la porte,

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- La lettre, tout de suite ! rugit le général. Et que le commandant se présente immédiatement !

Tout flottait devant les yeux de Varia. Elle essayait de se mettre debout, mais n'y parvenait pas, raidie dans une torpeur invincible. Elle vit Fandorine penché sur elle, voulut lui dire quelque chose, mais ne réussit à produire qu'un misérable bredouillement.

- Maintenant il est évident que c'est Kazanza-kis qui a modifié l'ordre ! s'écria Mizinov en parcourant la lettre du regard. Ecoutez cela : " Encore des milliers de morts, et tout cela est le résultat de ma bêtise. Oui, je suis mortellement coupable, et je ne le nierai plus. J'ai commis une erreur impardonnable en laissant sur ma table le télégramme chiffré donnant l'ordre d'occuper Plevna et en m'écartant pour une affaire personnelle. En mon absence quelqu'un a changé un mot dans la dépêche, et moi je l'ai emportée sans même vérifier ! Ha ! ha ! le véritable sauveur de la Turquie n'est pas Osman Pacha, c'est moi, Pétia lablokov. Messieurs les juges, ne prenez pas la peine d'étudier mon cas, je formule moi-même ma condamnation. " Mon dieu, comme tout cela tombe sous le sens. Pendant que le gamin s'est occupé de ses affaires personnelles, Kazanzakis a rapidement effectué la correction. Il lui a suffi pour cela d'une minute !

Le général froissa la lettre qu'il jeta par terre d'un geste nerveux et qui alla rouler sous les pieds du commandant de la prison, glacé dans un garde-à-vous sans faute.

- Er... Eraste Pet...rovitch, comment cela, finit par bredouiller à grand-peine Varia. Pétia ?

- Capitaine, qu'en est-il de lablokov ? Il est mort ?

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- Pensez donc, ils ne sont même pas capables de faire un vrai noud coulant ! glapit-il. On l'a décroché, et on est en train de le ramener à la vie.

Varia repoussa Fandorine et courut à la porte. Là elle se heurta au chambranle et, sortant sur le perron, fut obligée de s'arrêter, aveuglée par le soleil. Le conseiller titulaire était de nouveau à ses côtés.

- Varvara Andréevna, calmez-vous, c'est fini. On va y aller tout de suite tous les deux. Reprenez seulement votre souffle, vous êtes pâle comme un linceul.

Il prit très précautionneusement la jeune fille par le coude, mais, d'une manière étrange, ce contact pourtant si délicat provoqua chez Varia une bouffée de dégoût incoercible. Elle se plia en deux et vomit d'abondance juste sur les chaussures d'Eraste Pétro-vitch. Après cela elle s'assit sur les marches et essaya de comprendre pourquoi la terre se tenait à la diagonale sans que personne n'en dévale.

Quelque chose d'agréable vint se poser sur son front, quelque chose de glacé, Varia en mugit de plaisir.

- Il ne manquait plus que cela, fit la voix sonore de Fandorine. Elle a le typhus.

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Daily Post (Londres) 9 décembre (27 novembre)

Ces deux derniers mois, c'est en fait le vieux général Totleben, dont on connaît la grande expérience et dont les Britanniques ont retenu le nom après la campagne de Sébastopol, qui dirige le siège de Plevna. Ingénieur plutôt que meneur d'hommes, Totleben a abandonné la tactique des attaques frontales, préférant soumettre l'armée d'Osman Pacha à un blocus en règle. Les Russes ont perdu énormément de temps, et Totleben s'est trouvé à ce sujet l'objet de violentes critiques, mais aujourd'hui il faut reconnaître que le prudent technicien a eu raison. Il y a un mois, les Turcs ont été définitivement coupés de Sofia, et, depuis, à Plevna, c'est la famine et les munitions manquent. On parle de plus en plus souvent de Totleben comme d'un second Koutou-zov (feld-maréchal russe ayant, en 1812, épuisé les forces de Napoléon en se repliant sans cesse. Note de la rédaction). On s'attend d'un jour à l'autre à une capitulation d'Osman avec son armée de cinquante mille hommes.

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Par une journée froide et désagréable (ciel gris, bruine glacée, boue gluante), Varia revenait à l'armée dans une voiture de louage. Elle était restée un mois entier à l'hôpital épidémiologique de Tyr-novsk où elle aurait tout aussi bien pu mourir, car nombreux étaient ceux qui mouraient du typhus, mais bon, tout s'était bien passé. Après cela elle était restée deux mois à se morfondre d'ennui en attendant que ses cheveux repoussent : elle ne pouvait tout de même pas revenir tondue comme une Tatare. Mais ses maudits cheveux y avaient mis le temps, maintenant encore ils ne se laissaient pas coiffer et se dressaient en brosse. Cela lui faisait une tête pas possible, mais sa patience était à bout - encore une semaine d'inaction, et elle serait tout simplement devenue folle à déambuler dans les ruelles pentues de la petite ville qu'elle ne supportait plus.

Pétia avait tout de même réussi à venir la voir une fois. L'instruction de son affaire n'était pas terminée, mais il n'était plus en prison, il travaillait. L'armée avait grossi, et l'on manquait de chif-freurs. Il avait beaucoup changé : devenu très maigre, il portait maintenant une large barbe rare qui ne lui allait pas du tout, et tous les trois mots il mentionnait Dieu ou le service du peuple. Varia avait surtout été bouleversée de voir qu'en arrivant, son fiancé l'avait embrassée sur le front. Pourquoi ce geste qu'on a pour un mort dans son cercueil ? Etait-elle vraiment devenue si laide ?

La route de Tyrnovsk était encombrée de convois, et la voiture n'avançait pas, c'est pourquoi Varia, en qualité d'habituée de la région, demanda au cocher de prendre par le sud en contournant le

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camp. C'était plus long, le chemin était mauvais, mais on allait pouvoir aller plus vite.

La voie étant libre, le petit cheval trotta plus allègrement. La pluie aussi avait presque cessé. Encore une heure ou deux, et je serai à la maison. Varia eut un ricanement. Tu parles d'une maison ! Une tente humide, exposée à tous les vents !

Passé Lovtcha, ils commencèrent à rencontrer des cavaliers solitaires qui étaient surtout des four-rageurs ou des ordonnances, mais bientôt Varia aperçut une première connaissance.

Une silhouette dégingandée en haut-de-forme et en redingote, juchée tant bien que mal sur une pauvre jument rousse toute tristounette, il n'y avait pas à s'y méprendre, c'était McLaughlin ! Varia eut un sentiment de déjà-vu : le jour de la troisième bataille de Plevna, elle revenait de la même façon vers le camp quand elle avait rencontré l'Irlandais. La différence, c'est qu'alors il faisait chaud, en plus elle devait certainement avoir meilleure allure.

Finalement, c'était une bonne chose que de se montrer à McLaughlin en premier. L'Irlandais était un homme direct, sans ruses ni faux-fuyants, et sa réaction lui ferait tout de suite comprendre si elle pouvait aller dans le monde avec des cheveux pareils ou s'il valait mieux faire demi-tour. En outre, il allait pouvoir lui donner des nouvelles...

Varia arracha courageusement son chapeau, laissant apparaître sa brosse qui lui faisait tellement honte. Tant qu'à vérifier, mieux valait le faire correctement.

- Monsieur McLaughlin ! lança-t-elle d'une voix forte en se soulevant sur son siège quand sa voiture parvint à la hauteur du correspondant. C'est moi ! Où dirigez-vous vos pas ?

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L'Irlandais tourna la tête et souleva son haut-de-forme.

- Oh, mademoiselle Varia ! Je suis heureux de vous voir en bonne santé. Ce sont des considérations d'hygiène qui les ont amenés à vous tailler les cheveux de la sorte ? Vous êtes méconnaissable !

Varia eut l'impression que tout en elle se déchirait.

- C'est horrible ? demanda-t-elle d'une voix étranglée. McLaughlin s'empressa de la rassurer :

- Pas du tout ! Mais comme ça vous ressemblez beaucoup plus à un jeune garçon que lors de notre première rencontre.

- Nous allons dans la même direction? demanda-t-elle. Alors montez avec moi, on pourra bavarder. En plus votre cheval n'est pas ce que l'on fait de mieux !

- C'est une horrible haridelle. Ma Bessy n'a rien trouvé de mieux que de se faire engrosser par le poulain d'un dragon, et aujourd'hui elle est ronde comme une barrique. Par-dessus le marché, Frolka, le palefrenier de l'état-major, ne m'aime pas parce que, pour des raisons de principe, je ne lui donne jamais de pots-de-vin (na tchaï, " pour prendre le thé ", comme vous dites), alors il me refile de ces rosses ! On se demande où il va les chercher ! Pourtant j'ai une mission secrète de la plus haute importance à remplir.

McLaughlin se tut d'un air significatif, mais on voyait bien qu'il n'en pouvait plus de garder son secret.

Etant donné l'habituelle réserve de l'Irlandais, c'était surprenant, et on avait l'impression que le

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journaliste venait en effet d'apprendre quelque chose de capital.

- Mais venez donc vous asseoir une minute, fit Varia d'une manière cauteleuse. Laissez le pauvre animal se reposer un peu. Et puis j'ai là des petits pâtés à la confiture et une bouteille thermos qui contient du café avec du rhum...

McLaughlin tira de sa poche une montre à chaîne en argent.

- Halfpast seven... another forty minutes to get there... Ail right, an hour. It'll be half past eight... marmonna-t-il dans sa langue impossible avant de soupirer : Bon, d'accord, mais juste une minute. Je vais avec vous jusqu'à la bifurcation, après je prends le chemin de Pétyrnitsy.

Attachant ses rênes à la voiture, il s'installa aux côtés de Varia. Le premier petit pâté fut avalé tout rond, et la moitié du second, croquée d'un coup, fut accompagnée d'une délicieuse gorgée de café bien chaud.

- Qu'est-ce que vous allez faire à Pétyrnitsy? demanda négligemment Varia. Retrouver une fois de plus votre informateur de Plevna, c'est cela ?

McLaughlin la regarda comme pour la mettre à l'épreuve et rectifia la position de ses lunettes couvertes de buée.

- Jurez-moi que vous n'en parlerez à personne, du moins avant dix heures du soir, exigea-t-il.

- Je le jure, dit Varia avec empressement. Quelle est donc cette nouvelle ?

Ebranlé par la légèreté avec laquelle la jeune femme venait de donner sa parole, McLaughlin était sur le point d'hésiter, mais il était trop tard, d'ailleurs il avait visiblement très envie de se confier.

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- Aujourd'hui, le 10 décembre, soit le 28 novembre 1877 selon votre calendrier, est une journée historique, dit-il très solennellement pour commencer et avant de baisser la voix. Mais cela, dans tout le camp russe, seul un homme le sait pour le moment, votre serviteur. Certes, MacLaughlin ne donne pas de pourboires à ceux qui ne font que remplir leurs obligations professionnelles les plus strictes, en revanche il sait récompenser un bon travail, vous pouvez me croire. Bon, bon, plus un mot là-dessus ! fit-il en levant la main pour prévenir la question qui était prête à s'arracher des lèvres de Varia. Je ne vous nommerai pas ma source d'information. Je vous dirai simplement que j'ai eu maintes fois l'occasion de vérifier ses dires et qu'il ne m'a jamais induit en erreur.

Varia se rappela qu'un journaliste avait dit un jour avec envie que le correspondant du Daily Post recueillait des renseignements sur la vie à Plevna non pas d'un vague Bulgare, mais peut-être même d'un officier turc. Rares étaient ceux qui le croyaient, à vrai dire. Et si jamais c'était vrai ?

- Mais parlez donc, ne me faites pas languir !

- N'oubliez pas, rien à personne avant dix heures. Vous l'avez juré.

Impatiente, Varia acquiesça d'un signe de tête. Oh ! ces hommes avec leurs rituels stupides ! Bien sûr qu'elle ne dirait rien à personne.

McLaughlin se pencha jusqu'à son oreille :

- Ce soir Osman Pacha va se rendre.

- Allons donc ! s'écria Varia.

- Chut ! Ce soir, à dix heures précises, des parlementaires vont se présenter auprès du lieutenant général Ganetski, commandant du corps de grena-

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diers dont les forces occupent la rive droite du Vid. Je serai le seul journaliste à être témoin de ce grand événement. Et par la même occasion j'avertirai le général, à neuf heures trente, pas avant, de façon que ses sentinelles ne tirent pas par erreur. Vous imaginez l'article que je vais écrire !

- J'imagine, approuva Varia, enthousiaste. Et alors, je ne peux le dire à personne personne ?

- Vous me perdriez ! s'écria McLaughlin pris de panique. Vous m'avez donné votre parole ! La jeune femme le rassura :

- D'accord, d'accord ! Jusqu'à dix heures, je serai muette comme une carpe.

- Nous voilà au croisement. Arrêtez-vous ! (Le correspondant donna un coup dans le dos du cocher.) Vous, vous allez à droite, mademoiselle Varia, moi, je prends à gauche. Je goûte d'avance l'effet produit. Nous sommes là avec le général à prendre le thé, à bavarder de choses et d'autres, et à neuf heures trente je sors ma montre et je lâche, mine de rien : " Au fait, Ivan Stépanovitch, dans une demi-heure se présenteront chez vous des envoyés d'Osman Pacha. " Pas mal, n'est-ce pas ?

McLaughlin éclata d'un rire excité et glissa son pied dans l'étrier.

Une minute plus tard, Varia l'avait perdu de vue, dissimulé qu'il était par le rideau gris de la pluie qui repartait de plus belle.

En trois mois, le camp avait changé à en être méconnaissable. Il n'y avait plus une seule tente, et seules des baraques en planches s'alignaient en files bien droites. Les routes étaient toutes pavées, et il y avait partout des poteaux télégraphiques et

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des indications soignées. C'est tout de même une bonne chose quand c'est un ingénieur qui est à la tête d'une armée, se dit Varia.

A la Section spéciale, qui maintenant n'occupait pas moins de trois bâtiments, on lui dit que monsieur Fandorine avait désormais à sa disposition tout un " cottage ", et l'homme de garde prit un plaisir évident à prononcer le mot nouveau et à lui indiquer comment s'y rendre.

Le " cottage " n° 158 se trouva être une modeste isba en planches d'une seule pièce, située tout au bout du petit ensemble attribué à l'état-major. Le maître de maison était chez lui, il ouvrit la porte lui-même et regarda Varia d'une façon qui lui fit chaud au cour.

- Bonjour, Eraste Pétrovitch, me voici revenue, dit-elle en éprouvant soudain une émotion intense.

- Heureux de vous revoir, dit Fandorine brièvement.

Il s'effaça pour la laisser entrer. La pièce était ce qu'il y avait de plus simple, avec seulement un mur de gymnastique et tout un arsenal d'agrès. Une carte à grande échelle était accrochée au mur.

- J'ai laissé mes affaires chez les infirmières. Pétia est au travail, alors je viens tout de suite vous voir, expliqua-t-elle.

- Je vois que vous êtes guérie. (Eraste Pétrovitch l'examina des pieds à la tête et eut un geste approbateur.) Vous avez changé de c-c-coiffure. C'est la nouvelle mode ?

- Oui, c'est très pratique. Et ici, que se passe-t-il ?

- Rien. Nous restons là à ass-ss-ss-iéger le Turc. (De la colère se fit entendre dans la voix du

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conseiller titulaire.) Nous attendons depuis un mois, depuis deux mois, depuis trois mois. Les officiers s'enivrent d'ennui, les intendants volent, le trésor s'appauvrit. Bref, tout va bien. C'est la guerre à la russe. L'Europe soupire de soulagement à voir les forces vives déserter notre pays. Si Osman Pacha tient encore quinze jours, nous aurons p-p-perdu la guerre.

Eraste Pétrovitch avait un ton à ce point désabusé que Varia eut pitié et qu'elle murmura :

- Il ne tiendra pas.

Fandorine s'anima et plongea un regard scrutateur dans les yeux de la jeune femme.

- Vous savez quelque chose ? Qu'est-ce que vous savez ? Qui vous a dit quoi ?

Et bien sûr, elle raconta tout. Avec Eraste Pétrovitch, c'était permis : il n'allait tout de même pas se précipiter pour clamer la nouvelle à droite et à gauche !

Après l'avoir écoutée jusqu'au bout, le conseiller titulaire se renfrogna.

- A Ganetski ? P-p-pourquoi Ganetski ?

Il s'approcha de la carte et marmonna dans sa barbe :

^ - Ganetski, c'est 1-1-loin, G-G-Ganetski. Il est à l'extrême flanc. Pourquoi ne viennent-ils pas au quartier général ? Attendez, attendez !

Les traits soudain altérés, le conseiller titulaire arracha son manteau qui pendait à un clou et se rua vers la porte.

- Qu'y a-t-il ? Que se passe-t-il ? hurla Varia en se jetant à sa poursuite.

- C'est une provocation, lui jeta chemin faisant Fandorine d'une voix à peine perceptible. Ganetski

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a une défense particulièrement fragile. Et derrière, c'est la route de Sofia. Ce n'est pas une capitulation. C'est une tentative de percée. Ils veulent endormir Ganetski pour qu'il ne tire pas.

- Mon Dieu ! fit Varia, qui venait de comprendre. Et ce ne seront pas des parlementaires. Où courez-vous ? A l'état-major ?

Eraste Pétrovitch s'arrêta.

- Il est neuf heures moins vingt. A l'état-major, ça va traîner. On nous renverra d'un responsable à un autre, et le temps va passer. Allons trouver Sobolev ! Il est à une demi-heure de galop. Lui, il ne va pas commencer par consulter le commandement. Je suis sûr qu'il saura prendre le risque. Il frappera le premier. S'il ne parvient pas à sauver Ganetski, il pénétrera au moins dans le flanc de leur armée. Tryphon, mon cheval !

Regardez-moi cela, voilà qu'il a une ordonnance maintenant, se dit Varia, déconcertée.

Durant toute la nuit on entendit parler les armes, et au matin on apprit que, blessé au combat, Osman venait de capituler avec toute son armée : dix pachas et quarante-deux mille hommes déposaient les armes.

C'était terminé. Le siège de Plevna venait de prendre fin.

Les morts étaient en très grand nombre. Le corps d'armée de Ganetski, pris au dépourvu par une attaque surprise, était pratiquement décimé. Et tout le monde avait à la bouche le nom du général blanc, Sobolev le second, cet Achille invulnérable qui, au moment décisif, avait, à ses risques et périls, passant par une Plevna désertée par les

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Turcs, frappé Osman sur le flanc que celui-ci avait laissé sans protection.

Cinq jours plus tard, le 3 décembre, le souverain, qui quittait le théâtre des opérations, organisait à Paradime une parade d'adieu de sa garde. Etaient invités les hauts dignitaires et les héros qui s'étaient particulièrement distingués lors du dernier combat. Varia put s'y rendre dans la voiture personnelle du lieutenant général Sobolev lui-même, dont l'étoile venait de monter droit au zénith. Ainsi donc le brillant Achille n'avait pas oublié sa vieille amie.

La jeune femme ne s'était encore jamais trouvée dans une société aussi choisie. Il y avait de quoi perdre la vue à voir scintiller tant d'épaulettes et tant de décorations. A dire vrai, elle n'avait jamais imaginé qu'il y eût une telle abondance de généraux dans l'armée russe. Au premier rang, attendant l'arrivée des personnalités suprêmes, se tenaient les plus gradés et. parmi eux Michel, d'une jeunesse indécente, vêtu comme toujours de sa tunique blanche et sans capote, bien que la journée, quoique ensoleillée, fût très froide. Tous les regards étaient braqués sur le sauveur de la patrie qui, selon l'impression qu'en eut Varia, était devenu plus grand de taille, plus large d'épaules et plus majestueux de visage. Les Français ont sans doute raison de dire que la gloire est le meilleur des levains.

A côté de Varia, deux officiers d'ordonnance au visage hâlé bavardaient à voix basse. L'un des deux jetait sans cesse des regards à Varia de son oil noir et onctueux, et c'était agréable.

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- ... et le tsar lui dit : " en signe de respect pour votre bravoure, Muchir, je vous rends votre sabre que vous pourrez porter chez nous en Russie, où, je l'espère, vous n'aurez aucun motif d'insatisfaction. " Voilà la scène, c'est dommage que tu n'aies pas été là.

En revanche, j'étais de garde lors du conseil du 29, répondit le second, jaloux. Et j'ai entendu de mes propres oreilles le tsar dire à Milioutine : " Di-mitri Alexandrovitch, je vous demande à vous en tant qu'aîné des chevaliers de la croix de Saint-Georges ici présents l'autorisation de passer la dragonne de l'ordre sur mon sabre. Je pense l'avoir mérité... " " Je vous demande " ! Tu entends cela ?

- Oui, ce n'est pas bien, approuva l'officier aux yeux noirs. Ils auraient pu y penser d'eux-mêmes. Ce n'est pas un ministre, c'est tout juste un petit adjudant-chef ! Alors que le tsar, lui, a été d'une si grande générosité ! Une croix de Saint-Georges du deuxième degré à Totleben et à Népokoïtchitski, une du troisième degré à Ganetski. Et là, pour une dragonne !

- Et qu'a-t-il donné à Sobolev ? demanda Varia avec vivacité alors qu'elle ne connaissait pas ses deux voisins.

Mais cela ne faisait rien, c'étaient les conditions de la guerre, et puis les circonstances étaient particulières.

- Oh ! notre Ak Pacha aura certainement quelque chose d'exceptionnel ! répondit de bon cour l'officier aux yeux noirs, puisqu'on sait déjà que Pérépelkine, son chef d'état-major, vient de sauter un grade ! Et ça se comprend : on ne peut tout de même pas voir un pauvre capitaine occuper un

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poste de cette importance ! Quant à Sobolev, il voit aujourd'hui s'ouvrir devant lui des horizons à vous couper le souffle. C'est un homme chanceux, il n'y a pas à dire. Si seulement il n'avait pas ce vilain penchant pour le vulgaire et pour les effets faciles...

- Chut ! fit le second. Les voilà !

Quatre militaires venaient d'apparaître sur le perron de la méchante maisonnette pompeusement dénommée " palais de campagne ". C'étaient l'empereur, le commandant en chef, le fils du tsar et le prince de Roumanie. Alexandre Nicolaévitch portait une capote militaire d'hiver, et Varia aperçut sur la poignée de son sabre une toute petite tache d'un orange vif, c'était sûrement la fameuse dragonne.

L'orchestre attaqua la marche solennelle du régiment de Préobrajenski.

On vit alors jaillir des rangs un colonel de la garde qui salua puis lança d'une voix de baryton sonore qui frémissait d'émotion :

- Majesté ! Permettez-moi, au nom des officiers de votre garde personnelle, de vous offrir un sabre en or portant l'inscription " en hommage à votre bravoure " ! Qu'il soit pour vous un souvenir de la campagne menée ensemble. Il a été acheté avec l'argent personnel des officiers.

L'un de ses voisins glissa à Varia :

- Voilà qui est bien ! Bravo, messieurs les officiers !

Le souverain prit le cadeau et, de son gant, essuya une larme.

- Je vous remercie, messieurs, je vous remercie. Je suis touché. A mon tour, je ferai parvenir

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un sabre à chacun de vous. Cela fait six mois en effet que nous partageons...

Il n'acheva pas et se borna à faire un geste de la main.

Tout autour de lui on entendit des hommes se moucher d'émotion, quelqu'un eut même un sanglot, quant à Varia elle aperçut soudain, dans le groupe de fonctionnaires qui se tenaient tout près du perron, Fandorine. Comment se faisait-il qu'il soit là, celui-là ? Ce n'était pourtant pas une figure importante, il n'était que conseiller titulaire. Cependant, elle reconnut immédiatement, à côté d'Eraste Pétrovitch, le chef des gendarmes, et tout s'éclaira. Finalement, le véritable héros de la prise de l'armée turque, c'était Fandorine. Sans lui, on n'en serait pas en ce moment à organiser des parades. Il allait sans doute lui aussi avoir une distinction.

Le regard d'Eraste Pétrovitch croisa le sien, et le conseiller titulaire fit une moue chagrine. Il ne partageait visiblement pas la liesse générale.

Après la parade, alors qu'elle s'amusait à remettre à sa place l'officier aux yeux noirs qui s'acharnait à leur chercher à Saint-Pétersbourg des amis communs, elle fut rejointe par Fandorine qui dit en s'inclinant légèrement :

- Je vous prie de m'excuser, monsieur le colonel. Varvara Andréevna, l'empereur désire nous voir.

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The Times (Londres) le 16 (4) décembre 1877 Derby et Carnarvon menacent de démissionner

Lors de la réunion du cabinet des ministres d'hier, le comte Beaconsfield a proposé que soit demandé au Parlement un crédit exceptionnel de six millions de livres sterling pour la mise sur pied d'un corps expéditionnaire qui pourrait, dans les plus brefs délais, être envoyé dans les Balkans afin d'y défendre les intérêts de l'Empire contre les prétentions excessives de l'empereur Alexandre. La proposition a été adoptée malgré l'opposition de lord Derby, ministre des Affaires étrangères, et de lord Carnarvon, ministre des Colonies, qui se sont déclarés adversaires d'une confrontation directe avec la Russie. Mis en minorité, les deux ministres ont présenté leur démission à Sa Majesté la reine dont on ne connaît pas encore la réaction.

Pour assister à la grande parade, Varia avait mis ce qu'elle possédait de plus élégant, aussi n'allait-elle pas avoir à rougir de sa tenue devant le souverain (compte tenu en outre des circonstances parti-

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culières). Voici la première idée qui lui vint. Chapeau mauve pâle avec ruban et voilette de moire, robe de voyage mauve avec broderies sur le corselet et traîne de dimensions modestes, chaussures noires à boutons de nacre. C'était discret, sans affectation, mais de bon goût, merci les magasins de Bucarest.

- On va nous donner une décoration ? demanda-t-elle à Eraste Pétrovitch en lui emboîtant le pas.

Lui aussi avait une mise recherchée : pantalon à plis, bottes lustrées à briller comme un miroir, vague petite décoration à la boutonnière de sa redingote soigneusement repassée. Il n'y avait pas à dire, le conseiller titulaire avait de l'allure, simplement il faisait vraiment très jeune.

- Je ne le pense pas.

- Pourquoi ? dit-elle, étonnée.

- Ce serait trop d'honneur, répondit-il, pensif. Tous les g-g-généraux n'ont même pas encore été décorés, et nous n'avons que le numéro seize.

- Et pourtant, sans nous... Je veux dire, sans vous, Osman Pacha aurait certainement réussi sa percée. Vous imaginez ce que cela aurait fait ?

- J-j-j'imagine. Mais après une victoire, d'ordinaire on ne pense plus à cela. Non, ça sent la politique, croyez-en mon expérience.

Le " palais de campagne " ne comptait que six pièces, et c'était le perron qui servait de salle d'accueil. Une bonne dizaine de généraux et d'officiers supérieurs s'y pressaient déjà, attendant leur tour d'audience. Ils avaient tous un air à la fois benêt et ravi ; cela sentait les décorations et la promotion. Varia fut immédiatement l'objet de leurs regards

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chargés d'une curiosité facile à comprendre. Elle, dans un mouvement d'orgueil, porta par-dessus leurs têtes son attention sur le soleil d'hiver très bas dans le ciel. Qu'ils se cassent un peu la tête en se demandant qui pouvait bien être cette jeune personne en voilette et pourquoi elle allait être reçue par Sa Majesté.

L'attente se prolongeait, mais Varia ne s'ennuyait pas du tout.

- Qui est en train d'être reçu si longuement, général ? demanda-t-elle très dignement à un vieil homme aux favoris ébouriffés.

- Sobolev, répondit le général en prenant une mine importante. Cela fait une demi-heure qu'il est entré. (Il se redressa, caressa sur sa poitrine une décoration toute neuve accrochée à un ruban orange et noir et ajouta :) Excusez-moi, madame, je ne me suis pas présenté. Ivan Stépanovitch Ganetski, commandant du corps de grenadiers.

Et il se tut en ayant l'air d'attendre. La jeune femme lui fit un petit salut de la tête :

- Varvara Andréevna Souvorova. Je suis heureuse de faire votre connaissance.

C'est alors que s'avança Fandorine, qui, avec une absence de manières dont il n'était pas coutumier en pareilles circonstances, mit fin à leur conversation.

- Dites-moi, g-g-général, avez-vous reçu juste avant l'attaque McLaughlin, le correspondant du Daily Post ?

Ganetski toisa ce gamin en civil d'un regard mécontent mais, se disant sans doute qu'on ne trouvait pas n'importe qui dans l'antichambre de l'empereur, il répondit respectueusement :

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- Oui, bien sûr, je l'ai reçu. Et tout ce qui est arrivé est de sa faute.

- Tout quoi ? demanda Eraste Pétrovitch d'un air obtus.

- Comment, vous ne le savez pas encore ? (On voyait que ce n'était pas la première fois que le général se lançait dans des explications.) Je connais McLaughlin depuis Saint-Pétersbourg. C'est un homme sérieux et un ami de la Russie, bien que sujet de la reine Victoria. Quand il m'a annoncé que, d'une minute à l'autre, j'allais recevoir la visite d'Osman Pacha en personne qui venait se rendre, j'ai immédiatement envoyé des messagers sur mon avant-ligne pour dire à mes hommes de ne pas tirer. Pour ma part, vieil imbécile, j'ai couru enfiler ma tunique de parade. (Le général eut un sourire confus, et Varia se dit qu'il était terriblement sympathique.) Et voilà comment les Turcs ont pris tous mes postes de garde sans un coup de feu. Heureusement que mes gars ont été à la hauteur, ils ont réussi à tenir jusqu'à ce que Mikhaïl Dmi-triévitch prenne Osman de revers.

- Et où est passé McLaughlin ? demanda le conseiller titulaire en regardant Ganetski bien en face de ses yeux bleus et froids.

Le général haussa les épaules.

- Je n'en ai pas la moindre idée. J'ai eu bien autre chose à penser. La pagaille a tout de suite été telle, vous ne pouvez pas imaginer ! Les Bachi-Bouzouks ont pénétré jusqu'à mon état-major, et c'est tout juste si j'ai réussi à sauver ma peau, avec ma tenue de parade !

La porte s'ouvrit toute grande, et l'on vit paraître sur le perron un Sobolev au visage illuminé et dont les yeux brûlaient d'un éclat particulier.

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- Alors, quelle est votre récompense ? demanda un général au type caucasien vêtu d'un manteau circassien.

L'assemblée retint son souffle, mais Sobolev, nullement pressé de répondre, garda un silence du plus grand effet. Il embrassa tout le monde du regard et adressa un clin d'oil jovial à Varia.

La jeune fille resta cependant dans l'ignorance de ce dont l'empereur avait gratifié le héros de Plevna car, derrière l'épaule de celui qui était au ciel, jaillit le visage bien quotidien de Lavrenty Arkadiévitch Mizinov. D'un geste du doigt, le gendarme en chef de l'Empire fit signe à Fandorine et à Varia de le suivre, et le cour de celle-ci battit très fort.

Quand elle passa devant Sobolev, le général lui glissa dans l'oreille :

- Varvara Andréevna, je vous attendrai sans faute.

Le vestibule conduisait directement à la salle des officiers de permanence, et Varia y vit un général et deux autres gradés installés devant des bureaux. A droite, c'était l'appartement privé du souverain, à gauche son cabinet de travail.

Chemin faisant, Mizinov délivrait ses instructions :

- Répondez aux questions d'une voix forte, nette et d'une manière circonstanciée. Donnez des détails, mais ne vous perdez pas dans des digressions.

Deux hommes se tenaient dans la petite pièce toute simple, aux meubles sommaires en bouleau de Carélie. L'un était assis dans un fauteuil, l'autre, debout, tournait le dos à la fenêtre. Varia com-

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mença, bien sûr, par regarder celui qui était assis, mais ce n'était pas Alexandre, c'était un petit vieillard tout sec, à lunettes à monture en or, qui avait un visage intelligent, des lèvres fines et des yeux glacés qui ne se laissaient pas pénétrer. Elle reconnut le prince Kortchakov, chancelier d'Etat en personne, tout pareil à ses portraits, avec peut-être simplement un peu plus de finesse. C'était une figure en quelque sorte légendaire. Il devait déjà être ministre des Affaires étrangères alors que Varia n'était pas encore au monde. Mais surtout, il avait fait ses études au lycée de Tsarskoïe Sélo avec le grand poète Pouchkine, et c'est en parlant de lui que celui-ci avait écrit : " Enfant des modes, ami du beau grand monde, observateur brillant des us. " Cependant, à quatre-vingts ans, l'" enfant des modes " faisait plutôt naître en mémoire un autre poème de ce même poète que Varia avait eu à son programme :

Quel est celui de nous qui, au déclin de son âge,

Se trouvera tout seul fêtant notre lycée ? Pauvre et cher ami ! Des générations nouvelles,

Hôte étranger, honni et mal aimé, II pensera à nous tous et à notre jeunesse En s'essuyant les yeux d'une main qui tremblera.

Le chancelier avait en effet la main qui tremblait un peu. Il tira de sa poche un mouchoir de batiste et se moucha, ce qui ne l'empêcha nullement d'examiner de la manière la plus minutieuse Varia

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d'abord, puis Eraste Pétrovitch sur lequel le regard de sa légendaire personne resta attaché fort longtemps.

Cependant, fascinée par l'auguste lycéen, Varia en avait complètement oublié le personnage principal. Confuse, elle se tourna vers la fenêtre, réfléchit un instant et fit la petite révérence qu'elle faisait au lycée quand la directrice pénétrait dans sa classe.

A la différence de Kortchakov, le souverain porta à sa personne un intérêt plus grand qu'à Fando-rine. Les célèbres yeux des Romanov, attentifs, observateurs et sensiblement à fleur de tête la regardaient avec sévérité et exigence. Ils vous pénètrent jusqu'au tréfonds de l'âme, c'est en ces termes qu'on en parle, pensa Varia, légèrement mal à l'aise. Psychologie d'esclave et préjugés. Il essaie simplement d'imiter le " regard du basilic " dont s'enorgueillissait tant son père de sinistre mémoire. Et elle se mit, elle aussi, à examiner ostensiblement celui qui imprimait sa volonté à cet immense empire de quatre-vingts millions d'habitants.

Première observation : mais c'est un véritable vieillard ! Paupières gonflées, favoris et moustache effilée fortement marqués de gris, doigts noueux, déformés par les rhumatismes. C'est vrai, après tout, l'an prochain il aura soixante ans. Il a presque l'âge de ma grand-mère.

Seconde observation : il n'est pas aussi bon que le dit le journal. Il serait plutôt indifférent, fatigué. Le monde n'a plus de secrets pour lui, et rien ne peut plus l'étonner, rien ne peut plus lui faire vraiment plaisir.

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Troisième observation, la plus intéressante : malgré son âge et sa position, il n'est pas indifférent aux femmes. Sinon, Votre Majesté, pourquoi promener votre regard sur ma poitrine et sur ma taille ? Ce que l'on raconte sur lui et sur la princesse Dolgorouky qui est deux fois plus jeune que lui doit être vrai. Et Varia cessa tout à fait d'avoir peur du tsar libérateur.

- Votre Majesté, voici le conseiller titulaire Fandorine. Il est accompagné de sa collaboratrice, la demoiselle Souvorova.

C'est en ces termes que les présenta le chef des gendarmes.

Le tsar ne dit pas " bonjour " et ne fit même pas un signe de tête. Il acheva sans se presser l'examen de la personne de Varia, puis tourna la tête vers Eraste Pétrovitch et déclara d'une voix douce et bien posée qui aurait pu être celle d'un acteur :

- Je me souviens de l'affaire Azazel. Et Sobolev vient également de me parler de vous.

Il s'assit à son bureau et fit un signe de tête à Mizinov :

- Explique-toi ! Mikhaïl Alexandrovitch et moi, nous allons écouter.

Bien qu'empereur, il aurait pu offrir une chaise à la dame que je suis, se dit Varia, défavorablement impressionnée et perdant définitivement toute foi dans le principe monarchique.

- Je dispose de combien de temps ? demanda respectueusement le général. Je sais, Majesté, combien vous êtes occupé aujourd'hui. Et il y a aussi les héros de Plevna qui attendent.

- Prenez le temps qui vous sera nécessaire. Le problème est en effet non seulement stratégique,

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mais diplomatique, répondit l'empereur, qui ajouta en adressant à Kortchakov un sourire rempli d'affection : Mikhaïl Alexandrovitch que vous voyez là est venu exprès de Bucarest. Il n'a pas hésité à secouer ses vieux os sur les mauvaises routes !

Le prince étira d'une manière machinale ses lèvres dans un sourire dont était absent tout signe de gaieté, et Varia se souvint que l'année précédente le chancelier avait vécu une tragédie personnelle. Il avait perdu quelqu'un, un fils ou un petit-fils.

- Je vous prie de ne pas m'en tenir rigueur, Lavrenty Arkadiévitch, dit le chancelier d'une voix mélancolique. Je ne peux pas m'empêcher d'avoir des doutes. Ce serait vraiment d'une audace trop folle, même pour monsieur Disraeli. Quant aux héros, ils attendront. L'attente d'une récompense est une occupation agréable entre toutes. Aussi, exposez-nous les choses, et nous allons vous écouter.

Mizinov se redressa d'un air avantageux et, contre toute attente, s'adressa non pas à Fandorine, mais à Varia.

- Mademoiselle Souvorova, racontez-nous par le menu vos deux rencontres avec Seamus MacLaughlin, le correspondant du Daily Post, lors du troisième assaut de Plevna et la veille de la tentative de percée d'Osman Pacha.

Puisqu'on le lui demandait, pourquoi pas ? Varia raconta.

Et il se trouva que tous les deux, le tsar et le chancelier, savaient très bien écouter. Kortchakov ne lui coupa la parole qu'à deux reprises. La première fois pour lui demander :

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- De quel comte Zourov s'agit-il ? Ne serait-ce pas le fils d'Alexandre Platonovitch ? La seconde fois pour remarquer :

- McLaughlin et Ganetski se connaissent donc bien, puisqu'il l'a appelé par son nom et par son patronyme.

Quant au souverain, il se contenta de frapper la table du plat de la main d'un geste irrité quand Varia parla des informateurs que possédaient à Plevna un grand nombre de journalistes.

- Tu ne m'as pas encore expliqué, Mizinov, comment il se fait qu'Osman a réussi à regrouper toute son armée pour tenter sa percée sans que tes espions ne nous avertissent à temps.

Le chef des gendarmes commença à s'agiter et était sur le point de se lancer dans des justifications quand Alexandre l'arrêta d'un geste :

- On verra cela après. Continue, Souvorova.

" Continue " ! Voyez-moi cela ! Dès la première année d'école, on nous a dit " vous ". Varia fit ostensiblement une pause, mais acheva néanmoins son récit.

- Il me semble que les choses sont claires, dit le tsar en regardant Kortchakov, il faut demander à Chouvalov de faire une note.

- Moi, je ne suis pas convaincu, répondit le chancelier. Ecoutons les conclusions du respectable Lavrenty Arkadiévitch.

Varia essayait en vain de comprendre où se situait la divergence entre l'empereur et son principal conseiller diplomatique, et ce fut Mizinov qui l'éclaira.

Sortant du revers de sa manche plusieurs feuillets et s'éclaircissant la voix, celui-ci prit la parole

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du ton d'un premier de la classe qui récite une leçon qu'il connaît par cour :

- Si vous permettez, je vais passer du particulier au général. Ainsi donc voilà ce qu'il en est. Avant toute chose, je dois battre ma coulpe. Tout au long du siège de Plevna, un ennemi rusé et cruel a agi contre nous, et mes services se sont montrés incapables de l'identifier à temps. Ce sont précisément les menées de cet ennemi habilement camouflé qui nous ont fait perdre tant de temps et tant d'hommes, et qui, le 30 novembre, ont failli nous priver totalement des fruits de nos efforts de plusieurs mois.

A ces mots, l'empereur fit le signe de croix.

- Le Seigneur a bien voulu épargner la Russie.

- Après le troisième assaut, nous avons - ou plus exactement j'ai, puisque les conclusions étaient les miennes - commis une grave erreur. Nous avons cru voir le principal agent turc en la personne du lieutenant-colonel Kazanzakis, laissant par là même au véritable coupable une liberté de manouvre totale. Aujourd'hui, il n'est plus permis de douter : celui qui nous nuit depuis le tout début, c'est le citoyen britannique McLaughlin. McLaughlin est incontestablement un agent de premier ordre, un acteur sans pareil qui s'est préparé à sa mission longuement et sérieusement.

- Comment ce personnage a-t-il pu être accepté auprès de l'armée active ? Vous n'avez tout de même pas attribué de visa aux correspondants sans vérifications ?

- Bien sûr que non, je dirai même que nous avons procédé à des vérifications extrêmement minutieuses. (Le chef des gendarmes eut un geste

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d'impuissance.) Pour chacun des journalistes étrangers, nous avons fait venir de leur rédaction la liste de leurs écrits et nous avons consulté nos ambassades. Chacun des correspondants est un homme connu, une plume, et aucun n'a jamais été soupçonné d'hostilité envers la Russie. Et McLaughlin tout particulièrement. Je le répète, c'est un homme très sérieux. Il a su se lier d'amitié avec de nombreux généraux et officiers russes dès la campagne d'Asie centrale, et ses reportages de l'an dernier sur les atrocités commises par les Turcs en Bulgarie lui ont valu la réputation d'un ami des Slaves et d'un franc partisan de la Russie. Pourtant, durant tout ce temps, il a dû agir sur l'instruction secrète de son gouvernement qui, comme on le sait, considère notre politique en Orient avec une hostilité non dissimulée.

" Dans un premier temps, McLaughlin s'est borné à une activité de simple espion. Il a bien sûr transmis à Plevna des informations sur notre armée en profitant au maximum de la liberté que nous avons imprudemment laissée aux journalistes étrangers. Oui, c'est exact, un grand nombre d'entre eux avaient dans la ville assiégée des contacts que nous ne contrôlions pas, ce qui n'a jamais éveillé le moindre soupçon de nos services de contre-espionnage. Ultérieurement, il conviendra d'en tirer les leçons qui s'imposent. Là encore, c'est moi le coupable... Tant qu'il a pu le faire, McLaughlin a agi par personne interposée. Votre Majesté se souvient bien sûr de l'incident qui a concerné le lieutenant-colonel roumain Loukan dont le carnet mentionnait un certain " J ". J'avais imprudemment pensé qu'il s'agissait du gendarme Kazanza-

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kis. Hélas, je m'étais trompé. " J " voulait dire " journaliste " et désignait le citoyen britannique.

" Cependant, lors du troisième assaut, comprenant que le destin de Plevna et celui de la guerre se jouaient, McLaughlin est passé à la diversion directe. Je suis persuadé qu'il n'a pas agi à ses risques et périls, mais sur instruction de ses supérieurs, et je regrette de ne pas avoir, dès le début, placé sous une surveillance discrète le colonel Wel-lesley, l'agent diplomatique britannique. J'ai déjà eu l'occasion de mettre au courant Votre Majesté des manouvres anti-russes de ce monsieur, qui se montre clairement plus attaché à l'intérêt turc qu'au nôtre.

" Reconstituons à présent les événements du 30 août. Agissant de sa propre initiative, le général Sobolev réussit à percer la défense turque et à atteindre les abords sud de Plevna. On comprend pourquoi. Connaissant par son agent le plan de notre attaque, Osman avait en effet massé toutes ses forces au centre et l'attaque de Sobolev l'a surpris. Malheureusement, notre commandement n'est pas informé à temps du succès du général, qui n'a pas assez de forces pour poursuivre son action. Comme les autres journalistes et les observateurs étrangers, parmi lesquels je note au passage la présence entre autres du colonel Wellesley, McLaughlin se trouve par hasard à une position clef de notre front, entre le centre et le flanc gauche. A six heures, le comte Zourov, ordonnance de Sobolev, arrive à franchir les flancs-gardes turcs. En passant à proximité des journalistes qu'il connaît bien, il fait savoir la victoire de son détachement. Que se passe-t-il après ? Tous les correspondants se précipitent à l'arrière

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pour annoncer au plus vite par télégraphe le succès de l'armée russe. Tous, à l'exception de McLaughlin. Mademoiselle Souvorova le rencontre à peu près une demi-heure plus tard, seul, couvert de boue et sortant bizarrement des buissons. Le journaliste a de toute évidence eu le temps et la possibilité de rattraper le messager et de le tuer, en tuant par la même occasion le lieutenant-colonel Kazanzakis qui, pour son malheur, avait emboîté le pas à Zou-rov. On sait que tous les deux connaissaient bien McLaughlin et n'avaient aucune raison de le soupçonner de perfidie. Quant à mettre en scène le suicide du lieutenant-colonel, rien de plus facile : il traîne son corps dans les buissons, tire deux fois en l'air avec le pistolet du gendarme, et le tour est joué. Et moi, je me suis laissé prendre à cet hameçon.

Mizinov baissa les yeux d'un air confus, ce qui ne l'empêcha pas de poursuivre son récit sans attendre les reproches nouveaux que pouvait avoir envie de lui faire le souverain.

- En ce qui concerne la récente percée, McLaughlin a agi en concertation avec le commandement turc. Il a été, peut-on dire, l'atout majeur d'Osman. Leur calcul était simple et sûr : Ganetski est un général de grand mérite, mais, je vous prie d'excuser ma franchise, d'une intelligence quelque peu moyenne. Comme nous le savons, il n'a même pas eu la moindre velléité de mettre en doute l'information transmise par le journaliste, et il convient de rendre hommage à l'esprit de décision du lieutenant général Sobolev...

Varia trouva ce dernier propos désobligeant au plus haut point pour Fandorine qui était là sans rien dire, incapable de plaider sa cause. Aurait-il

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été invité là simplement pour écouter les autres parler ? Elle ne se contint pas et s'écria :

- Mais c'est à Eraste Pétrovitch qu'il faut rendre hommage ! C'est Fandorine qui a couru chez Sobolev et qui l'a convaincu d'attaquer !

L'empereur darda un regard étonné sur cette audacieuse qui osait bafouer le protocole, et le vieux prince Kortchakov hocha la tête d'un air réprobateur. Elle eut l'impression que Fandorine lui-même se troublait, car il passa d'un pied sur Tautre. Bref, elle avait mis tout le monde mal à l'aise.

- Continue, Mizinov, fit l'empereur avec un signe de tête. Mais le chancelier leva un doigt tout ridé :

- Avec l'autorisation de Votre Majesté. Si McLaughlin s'est lancé dans une diversion de cette importance, pourquoi a-t-il éprouvé le besoin d'en tenir informée cette demoiselle ?

Et le doigt se pencha dans la direction de Varia.

- Mais c'est évident ! (Mizinov essuya son front en sueur.) Il comptait sur le fait que Souvorova allait immédiatement colporter une nouvelle aussi extraordinaire dans tout le camp. La chose allait parvenir à l'état-major, et cela allait être l'exultation et le désordre ! La canonnade qui allait s'ensuivre serait du coup prise pour une salve. Peut-être même que, dans la liesse générale, on allait hésiter à accorder foi au premier appel du malheureux Ganetski attaqué, on allait perdre du temps à vérifier. C'est de l'écriture fine, l'improvisation d'un habile manouvrier.

- Peut-être, en convint le prince.

- Mais où est passé ce McLaughlin ? demanda le tsar. En voilà un qu'il serait intéressant d'inter-

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roger. Il faudrait également le confronter avec Wel-lesley. Cette fois, je suis bien certain que le colonel ne réussirait pas à se disculper ! Kortchakov eu un soupir rêveur.

- Oui ! Une affaire aussi compromettante nous permettrait de neutraliser totalement la diplomatie britannique.

- Malheureusement il n'a été retrouvé ni parmi les morts ni parmi les blessés. (Mizinov soupira lui aussi, mais son soupir avait une tout autre tonalité.) Il a réussi à s'échapper. Je me demande vraiment comment. Il est habile, le serpent. On n'a pas retrouvé non plus parmi les prisonniers le fameux Ali Bey, conseiller du sultan. Ce célèbre barbu qui a fait capoter notre premier assaut et qui, comme nous le supposons, ne serait autre qu'Anvar Effendi lui-même. J'ai remis à Votre Majesté un rapport sur ce dernier personnage.

Le souverain hocha la tête.

- Alors, qu'en dites-vous maintenant, Mikhaïl Alexandrovitch ? Le chancelier cligna des yeux.

- J'en dis que cela peut donner quelque chose d'intéressant, Votre Majesté. Si tout ce qui vient d'être dit est vrai, cette fois les Anglais sont allés trop loin, ils ont dépassé la mesure. En manouvrant bien, nous pouvons même nous retrouver gagnants dans l'affaire.

- Dites voir, dites voir un peu ce que vous avez imaginé ? demanda le tsar avec curiosité.

- Majesté, avec la prise de Plevna, la guerre en vient à sa phase finale. La victoire définitive contre les Turcs est l'affaire de quelques semaines. Je répète : " la victoire contre les Turcs ". Mais il ne

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faudrait pas que les choses tournent comme en 53 quand nous avons commencé par une guerre contre les Turcs pour nous retrouver face à l'Europe entière. Nos finances ne le supporteraient pas. Vous savez ce que nous a coûté cette campagne.

Le tsar fit la grimace, comme torturé par une rage de dents, et Mizinov hocha la tête d'un air affligé.

- La détermination de McLaughlin et la brutalité des moyens employés m'inquiètent beaucoup, poursuivit Kortchakov. Elles témoignent du fait que, dans sa volonté de nous empêcher d'accéder aux détroits, la Grande-Bretagne est prête à user de n'importe quels moyens, même les plus radicaux. N'oublions pas que son escadre militaire croise dans le Bosphore. Et pendant ce temps-là, la très aimable Autriche vous vise dans le dos, elle qui en son temps a déjà su planter un couteau dans le dos de votre père. A dire vrai, pendant que vous êtes restés là à faire la guerre à Osman Pacha, j'ai pour ma part réfléchi surtout à une autre guerre, la guerre diplomatique. Je pense en effet que nous versons notre sang, que nous mobilisons beaucoup d'argent et de ressources, mais que, pour finir, nous pouvons nous retrouver sans rien. Cette maudite Plevna nous a fait perdre un temps précieux tout en entamant la réputation de notre armée. Excusez-moi, Majesté, pardonnez au vieillard que je suis de faire l'oiseau de mauvais augure un jour comme celui-ci...

- Arrêtez, Mikhaïl Alexandrovitch, fit l'empereur avec un soupir. Nous ne sommes pas à la parade. Est-ce que je ne vois pas les choses !

- Avant les explications données par Lavrenty Arkadiévitch, j'étais d'une humeur très pessimiste.

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Si on m'avait demandé il y une heure : " Dis voir, vieux renard, que pouvons-nous espérer de la vie toire ? ", j'aurais répondu en toute honnêteté : " L'autonomie de la Bulgarie et un petit morceau du Caucase. Voilà ce que nous pouvons obtenir au mieux, triste bénéfice pour des dizaines de milliers de morts et des millions de roubles. " Alexandre eut un léger mouvement en avant :

- Et maintenant ?

Le chancelier braqua sur Varia et sur Fandorine un regard expressif dont Mizinov comprit la signification :

- Majesté, je vois où veut en venir Mikhaïl Alexandrovitch. J'en suis d'ailleurs arrivé à la même conclusion, et ce n'est pas par hasard que j'ai tenu à vous amener le conseiller titulaire Fandorine. Quant à mademoiselle Souvorova, nous pourrions peut-être la laisser aller.

Varia rougit violemment. Ainsi donc ici on ne lui faisait pas confiance. Quelle humiliation : être mise à la porte, et ce au moment le plus intéressant !

C'est alors que Fandorine ouvrit la bouche pour la première fois de l'audience :

- Je vous p-p-prie d'excuser mon audace. Mais ce n'est pas raisonnable.

L'empereur fronça ses sourcils bruns tirant sur le roux :

- Qu'est-ce qui n'est pas raisonnable ?

- On ne peut pas faire confiance à un collaborateur à moitié. Cela crée des vexations inutiles, et le travail s'en ressent. Varvara Andréevna sait tant de choses que, de toute façon, elle devinera sans p-p-peine le reste.

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- Tu as raison, reconnut le tsar. Parlez, prince.

- Nous devons utiliser cette histoire pour déconsidérer la Grande-Bretagne aux yeux du monde. Diversion, assassinats, complot avec l'une des parties en guerre au mépris de la neutralité, tout cela est inouï. A parler franchement, je suis stupéfait de constater une imprudence pareille de la part du comte Beaconsfield. Et si nous avions réussi à nous emparer de McLaughlin et qu'il ait parlé ? Quel scandale ! Quel cauchemar ! Pour l'Angleterre, bien sûr. Elle n'aurait plus eu qu'à rapatrier son escadre et à tenter de se justifier devant l'Europe entière, et il lui en aurait fallu du temps pour lécher ses blessures ! Dans le conflit oriental en tout cas, le cabinet de Saint-James n'aurait pas osé intervenir. Et sans Londres, nos amis austro-hongrois se seraient tenus tranquilles. A ce moment-là nous aurions pu tirer le plus grand bénéfice de notre victoire, et...

Alexandre coupa assez brutalement la parole au vieillard :

- Ce ne sont là que supputations. Nous n'avons pas McLaughlin. Et le problème est de savoir ce qu'il convient de faire.

- Le retrouver, répondit Kortchakov sans se troubler.

- Et comment ?

- Je ne sais pas, Majesté. Je ne suis pas le chef de la Troisième Section.

Le chancelier se tut, croisant avec bonhomie ses petits bras sur son ventre étique.

Mizinov comprit que c'était à lui de parler :

- Nous sommes convaincus de la culpabilité des Anglais et nous avons des preuves indirectes,

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mais aucune preuve directe. Il faut donc en trouver... Ou en fabriquer. Hum...

- Explique-toi, fit le tsar, impatient. Et ne tourne pas autour du pot, Mizinov, nous ne sommes pas en train de jouer à un jeu de société.

- A Vos ordres, Majesté. Actuellement McLaughlin est soit à Constantinople, soit, plus vraisemblablement, en route pour l'Angleterre, puisque sa mission est achevée. A Constantinople, nous avons tout un réseau d'agents secrets, et il ne sera pas trop difficile d'enlever ce vaurien. La chose sera plus difficile en Angleterre, mais en s'y prenant bien...

- Je ne veux pas entendre cela ! s'écria Alexandre. Tu fais des propositions inadmissibles !

- Vous m'avez dit vous-même de ne pas tourner autour du pot, fit le général avec un geste d'impuissance.

- Ramener McLaughlin dans un sac, ce ne serait pas mal, bien sûr, fit le chancelier, pensif, mais c'est bien difficile et peu sûr. On risque de faire plus de mal que de bien. A Constantinople, passe encore ; à Londres, je ne vous le conseillerais pas.

- D'accord, dit Mizinov en ponctuant son propos d'un vigoureux signe de tête. Si McLaughlin fait surface à Londres, on ne le touchera pas. Mais on provoquera un scandale dans la presse britannique en dévoilant le comportement inadmissible du correspondant. Le public anglais n'appréciera pas ces agissements qui n'entrent aucunement dans le cadre de leur fameux fair-play.

Kortchakov approuva :

- Là, vous parlez d'or. Pour lier les mains de Beaconsfield et de Derby, un bon scandale dans les journaux sera amplement suffisant.

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Tout au long de cette discussion, Varia s'était employée à se rapprocher tout doucement, quart de pas par quart de pas, d'Eraste Pétrovitch, et la voilà qui fut enfin toute proche de lui :

- Qui est Derby? demanda-t-elle d'une voix très basse.

- Leur ministre des Affaires étrangères, lui répondit Fandorine dans un souffle, presque sans bouger les lèvres.

Mizinov se retourna, courroucé, et eut un mouvement menaçant des sourcils. Mais le chancelier poursuivit :

- Votre McLaughlin est visiblement un fripon de première catégorie qui ne s'embarrasse ni de préjugés ni de sentiments. Si on le retrouve à Londres, on peut, avant de faire éclater le scandale, avoir avec lui une conversation confidentielle, faire état de nos preuves, le menacer de les rendre publiques... En effet, si le scandale se produit, il est un homme fini. Je connais les habitudes anglo-saxonnes : dans le monde, personne ne lui serrera plus la main, même s'il sait se couvrir de médailles de la tête aux pieds. Cela fait tout de même deux meurtres, ce n'est pas rien. On est à deux doigts d'un procès au pénal. C'est un homme intelligent. Et si on lui promet en plus une belle somme d'argent et un petit domaine quelque part au-delà de la Volga... Il peut nous fournir des renseignements précieux que Chouvalov saura utiliser pour faire pression sur Derby. Il lui suffira de menacer de dévoiler les choses, et le cabinet britannique se fera en un instant doux comme un agneau... Qu'en dites-vous, général, est-ce que McLaughlin a des chances de marcher face à cette combinaison de la menace et du pot-de-vin ?

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- Il n'aura pas d'autre solution, promit le général, tout à fait certain de son affaire. Moi aussi, j'ai pensé à cette variante, et c'est pour cela que j'ai amené Eraste Fandorine. Sans l'assentiment de Sa Majesté, je n'osais pas le charger d'une mission aussi délicate. La mise est trop forte. Fandorine est inventif, déterminé, il a une façon originale de percevoir les choses et, surtout, il est déjà allé à Londres, chargé d'une mission secrète particulièrement difficile dont il s'est acquitté brillamment. Il sait l'anglais et connaît McLaughlin personnellement. S'il faut l'enlever, il saura le faire. Si l'on en décide autrement, il saura le convaincre. S'il n'y arrive pas, il aidera Chouvalov à organiser un magnifique scandale. Ayant assisté aux événements, il peut témoigner contre McLaughlin lui-même. Il est en outre doué d'une étonnante force de persuasion.

- Et Chouvalov, qui est-ce ? demanda Varia, toujours dans un murmure.

- Notre ambassadeur, répondit le conseiller titulaire d'un air distrait.

Visiblement, il pensait à autre chose et n'écoutait plus le général que d'une oreille peu attentive.

- Alors, Fandorine, penses-tu réussir ? demanda l'empereur. Tu veux bien aller à Londres ?

- Je veux bien, M-M-Majesté, dit Fandorine. Pourquoi pas ?

Sentant que le conseiller titulaire ne livrait pas le fond de sa pensée, le monarque le regarda d'un air scrutateur, mais Fandorine n'ajouta rien.

Alexandre récapitula :

- Bon, Mizinov, agis dans les deux directions. Recherche-le à Constantinople et à Londres. Sim-

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plement ne perds pas de temps, il ne nous en reste pas beaucoup.

En ressortant du cabinet, Varia demanda au général :

- Et si on ne retrouve McLaughlin ni à Constantinople ni à Londres ?

- Croyez-en mon intuition, ma chère, répondit-il dans un soupir. Nous aurons encore l'occasion de rencontrer ce gentleman.

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Le Bulletin de Saint-Pétersbourg 8 (20) janvier 1878

Les Turcs demandent la paix !

Après la capitulation de Vessel Pacha, après la prise de Philipopol et la reddition de l'antique Adria qui, hier, a largement ouvert ses portes aux Cosaques du général blanc, le sort de la guerre est définitivement scellé, et ce matin un train de parlementaires turcs s'est présenté dans les dispositifs de notre valeureuse armée. Le convoi a été retenu à Andrinople, tandis que les pachas étaient conduits à l'état-major du commandant en chef, cantonné actuellement dans le petit village de Guermanly. Quand Namyk Pacha, le chef de la délégation turque âgé de 76 ans, a pris connaissance des conditions préalables à la signature d'un traité de paix, il s'est écrié au comble du désespoir : " Votre armée est victorieuse, votre ambition est satisfaite, et la Turquie est détruite" ! "

Eh bien, dirons-nous, c'est bien le sort qu'elle mérite, la Turquie !

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Ils ne se dirent même pas correctement adieu. Varia fut enlevée sur le perron du " palais de campagne " par Sobolev qui l'envoûta par le magnétisme de sa gloire et de son succès et l'emmena à son état-major pour fêter la victoire. Elle eut à peine le temps de faire un petit signe de tête à Fandorine qui, le lendemain matin, n'était plus là. Tryphon, son ordonnance, lui dit : " II est parti. Repassez dans un mois. " ^Mais un mois passa, et le conseiller titulaire n'était toujours pas de retour. Il s'était sans doute révélé plus difficile que prévu de retrouver McLaughlin en Angleterre.

On ne peut pas dire que Varia s'ennuyait, tout au contraire. Une fois le camp de Plevna levé, la vie était redevenue passionnante. Tous les jours on changeait de lieu, on voyait des villes nouvelles, des paysages de montagne à vous couper le souffle, et c'étaient des fêtes sans fin pour célébrer des victoires quasi quotidiennes. L'état-major du commandement suprême avait d'abord été transféré à Kazanlyk, au-delà de la cordillère des Balkans, puis, plus au sud encore, à Guermanly. Cette fois, il n'y avait même plus d'hiver du tout. Les arbres restaient verts, et seuls les sommets des montagnes lointaines portaient de la neige.

En l'absence de Fandorine, Varia n'avait rien à faire. Elle continuait à faire partie de l'état-major et à percevoir régulièrement son salaire, ayant reçu ainsi décembre et janvier, plus une indemnité de déplacement, plus une prime pour Noël. Cela commençait à lui faire une somme rondelette dont elle ne savait vraiment pas que faire. Un jour, à Sofia, elle avait voulu s'acheter une jolie petite lampe en cuivre (qui ressemblait à celle que devait posséder

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Aladin), mais pensez donc ! Paladin et Gridnev avaient failli se battre pour savoir lequel des deux allait avoir l'honneur de lui offrir cette babiole. Elle avait dû s'incliner.

Au fait, quelques mots sur Gridnev. C'est Sobo-lev qui avait attaché cet enseigne de dix-huit ans à sa personne. Le héros de Plevna et de Cheïnov était occupé jour et nuit par des tâches militaires, mais il n'oubliait pas Varia. Quand il trouvait le temps de passer à l'état-major, il ne manquait jamais de venir lui faire une petite visite ; il lui faisait parvenir des bouquets géants, l'invitait les jours de fête (le nouvel an avait ainsi été célébré deux fois, selon le calendrier occidental et à la date russe). Mais tout cela ne paraissait pas suffisant à l'entreprenant Michel qui avait mis à la disposition de la jeune fille l'un de ses soldats d'ordonnance, " pour lui apporter aide et soutien en route et pour la défendre ". L'enseigne avait commencé par faire la tête et par regarder de travers son nouveau chef en jupon, mais il avait été rapidement apprivoisé et s'était même apparemment pénétré de sentiments romantiques à son égard. C'était amusant, mais flatteur. Gridnev n'était pas beau (fin stratège, Sobolev n'aurait jamais choisi un beau garçon), mais il était agréable et fougueux comme un jeune chiot. A côté de lui, avec ses vingt-deux ans, Varia se sentait une femme adulte et mûre.

Sa situation était assez étrange. A l'état-major, tout portait à croire qu'on la considérait comme la maîtresse de Sobolev et, dans la mesure où le général blanc était unanimement adoré et où on lui pardonnait tout, personne ne jugeait Varia. On avait l'impression au contraire qu'une petite partie du

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rayonnement du célèbre Achille rejaillissait sur sa personne, et bien des officiers auraient sans doute été scandalisés d'apprendre qu'elle osait ne pas répondre à ses sentiments pour rester fidèle à un obscur petit soldat du chiffre.

Avec Pétia, à vrai dire, les choses n'allaient pas très bien. Non, il ne manifestait aucune jalousie et ne lui faisait pas de scènes. Pourtant, après le suicide raté, leurs relations étaient devenues difficiles. D'abord, elle ne le voyait presque pas. Pétia essayait d'" effacer sa faute " par le travail, dans la mesure où il n'était pas possible, dans son département de chiffreurs, de l'effacer par le sang. Il doublait son service, dormait sur place sur un lit pliant, ne fréquentait pas le club des journalistes et ne prenait pas part aux petites fêtes. C'est sans lui que Varia avait dû fêter et Noël et le jour de l'an. Quand il retrouvait la jeune fille, son visage s'illuminait d'une joie douce et tendre, mais il lui parlait comme il aurait parlé à l'icône de la Sainte Vierge de Vladimir : elle était pure, elle était son seul espoir, sans elle il serait complètement perdu.

Varia éprouvait à son endroit une pitié immense. Mais en même temps une question désagréable lui venait de plus en plus souvent en tête : peut-on se marier avec quelqu'un par pitié ? Et la réponse était " non ". Mais il lui paraissait plus inconcevable encore de lui dire : " Tu sais, Pétia, j'ai réfléchi, et je ne serai pas ta femme. " C'était la même chose que d'achever un blessé. Bref, qu'elle se tourne dans un sens ou dans un autre, toutes les solutions étaient mauvaises.

Le press-club, qui à présent se déplaçait de place en place, était comme d'habitude fréquenté par un grand nombre de gens, mais il était loin d'être

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aussi animé qu'à l'époque inoubliable de Zourov. On jouait bien aux cartes, mais modérément et seulement avec de petites mises. Quant aux parties d'échecs, elles avaient totalement cessé avec la disparition de McLaughlin. Les journalistes n'évoquaient jamais le nom de l'Irlandais, en tout cas en présence des Russes, mais les deux autres correspondants britanniques étaient ostensiblement boycottés et avaient cessé de venir au club.

On y faisait bien parfois la noce, naturellement, et il y arrivait des scandales. A deux reprises, le sang avait presque failli couler, et les deux fois, comme par un fait exprès, Varia avait été à l'origine des incidents.

Le premier incident avait eu lieu alors qu'on était encore à Kazanlyk. Un petit officier d'ordonnance de passage, qui n'avait pas trop compris le statut de Varia, avait fait une plaisanterie malheureuse en la qualifiant de " princesse Marlborough " et en laissant entendre clairement que le " prince Marlborough " était Sobolev. Paladin avait exigé des excuses de l'insolent, l'autre, fortement émé-ché, s'était rebiffé, et les voilà partis à tirer. Ce soir-là Varia n'était pas dans la tente, sinon elle aurait bien sûr mis fin à ce conflit absurde. Mais les choses avaient tout de même bien tourné : l'officier avait manqué son coup ; Paladin, en réponse, lui avait arraché sa casquette, après quoi l'offenseur avait recouvré ses esprits et reconnu son erreur.

La seconde fois, c'est le Français lui-même qui avait été provoqué et de nouveau pour une plaisanterie qui, cette fois, avait paru à Varia assez amusante. C'était déjà l'époque où Varvara Andréevna était accompagnée en permanence par le jeune Mitia Grid-

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nev. Paladin avait imprudemment observé à voix haute que " mademoiselle Barbara " ressemblait à présent à l'impératrice Anna loanovna avec son négrillon et, sans craindre la terrible réputation du correspondant, le sous-lieutenant avait immédiatement exigé réparation. Dans la mesure où la scène s'était déroulée en présence de Varia, il n'y avait pas eu d'échange de coups de feu. Elle avait donné à Grid-nev l'ordre de prendre patience et à Paladin celui de retirer ses paroles. Le journaliste avait battu sur-le-champ sa coulpe, reconnaissant que la comparaison n'avait pas été heureuse et que monsieur le sous-lieutenant" faisait davantage penser à Hercule venant de capturer une biche. On en était resté là.

Par moments Varia avait l'impression que Paladin lui jetait des regards qui ne pouvaient être interprétés que d'une seule façon, et pourtant le Français avait avec elle tout le comportement d'un Bayard. Il lui arrivait comme aux autres journalistes d'aller passer plusieurs journées sur la ligne du front, et ils se voyaient maintenant plus rarement qu'au moment de Plevna. Un jour cependant ils avaient eu en tête-à-tête une conversation que Varia avait reconstituée par la suite dans son intégralité pour la noter mot pour mot dans son journal (après le départ d'Eraste Pétrovitch, l'idée lui était bizarrement venue de tenir un journal. C'était sans doute parce qu'elle n'avait rien à faire).

Ils étaient assis au coin du feu dans une auberge d'un col de montagne, à boire du vin chaud, et la température ambiante avait poussé le journaliste à la confidence.

- Ah ! mademoiselle Barbara, si je n'étais pas moi, avait soudain ricané Paladin sans savoir qu'il

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répétait presque littéralement les propos de Pierre Bézoukhov, ce héros de Guerre et Paix pour lequel Varia avait une véritable vénération. Si j'étais dans une autre situation, si j'avais un autre caractère et un autre destin... (Et il lui avait lancé un regard tel que son cour s'était mis à bondir comme s'il sautait à la corde. J'aurais immanquablement essayé de rivaliser avec le brillant Michel.) Dites-moi, aurais-je eu contre lui ne serait-ce qu'une petite chance ?

- Bien sûr, avait répondu honnêtement Varia avant de se reprendre, sa réponse apparaissant comme une invitation au flirt. Je veux dire, Charles, que vous auriez eu ni plus ni moins de chances que Mikhaïl Dmitriévitch. C'est-à-dire zéro chance. Ou presque.

Elle avait quand même ajouté " ou presque ". O cet éternel féminin, haïssable et indomptable !

Dans la mesure où Paladin avait l'air détendu comme jamais, elle lui avait posé une question qui la titillait depuis longtemps.

- Charles, est-ce que vous avez une famille ? Le journaliste avait souri :

- Ce qui vous intéresse en fait, c'est de savoir si j'ai une femme ? Varia s'était troublée.

- Non, pas seulement. Si vous avez des parents, des frères, des sours...

Mais elle s'était morigénée intérieurement : après tout, pourquoi faire l'hypocrite ? C'était une question parfaitement normale, et elle avait ajouté d'un ton décidé :

- J'aimerais bien savoir aussi si vous avez une femme, naturellement. Regardez, Sobolev par exemple ne cache pas qu'il est marié.

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- Hélas, mademoiselle Barbara. Ni femme ni fiancée. Je n'en ai pas, et je n'en ai jamais eu. Mon mode de vie ne me le permet pas. J'ai eu des aventures, cela va de soi, je vous en parle sans fausse honte parce que vous êtes une femme moderne, sans minauderies stupides. (Varia, flattée, sourit.) Pour ce qui est de ma famille, je n'ai qu'un père auquel je suis extrêmement attaché et qui me manque énormément. En ce moment il est en France. Un jour je vous parlerai de lui. Après la guerre, d'accord ? C'est toute une histoire !

En conclusion, elle ne lui était pas indifférente, mais il ne souhaitait pas entrer en rivalité avec Sobolev. Par orgueil sans doute.

Cette circonstance n'empêchait nullement le Français d'avoir des relations amicales avec Michel. Le plus souvent, c'est précisément dans le détachement du général blanc qu'il se rendait quand il disparaissait, d'autant que celui-ci se trouvait en permanence à l'extrême avant-garde de l'armée en marche, et les correspondants de presse avaient toujours quelque chose à glaner dans son entourage.

Le 8 janvier à midi, Varia vit arriver une voiture accompagnée d'une garde cosaque que lui envoyait Sobolev pour l'inviter à venir le rejoindre dans Andrinople tout juste conquise. Le siège en cuir d'un moelleux parfait de cet équipage confisqué à l'ennemi s'ornait d'une brassée de rosés d'orangerie. En voulant organiser ces branches disparates en un bouquet, Mitia Gridnev déchira ses gants tout neufs avec les épines et en fut violemment contrarié. Et comme ils roulaient, Varia dut le consoler, en lui promettant, pour s'amuser, de lui don-

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ner ses gants à elle (le sous-officier avait de toutes petites mains de jeune fille). Mitia fronça ses sourcils clairs, renifla d'un air vexé et resta une demi-heure à bouder en battant de ses longs cils épais. Pour finir, ses cils sont la seule partie de son individu avec laquelle le pauvre gringalet a eu de la chance, se dit-elle. Il avait les mêmes qu'Eraste Pétrovitch, mais clairs. A partir de là, ses pensées se reportèrent tout naturellement sur Fandorine dont elle se demandait bien où il était passé. Pourvu qu'il revienne vite ! Quand il était là... Se sentait-elle plus en sécurité ? Les choses lui paraissaient-elles plus intéressantes ? Elle n'aurait pas su le dire comme cela d'un coup, ce qui était certain, c'est que quand il était là, c'était mieux.

Quand ils arrivèrent, le soir tombait. La ville était silencieuse, les rues désertes, et seuls résonnaient le pas sonore des détachements de cavaliers et le fracas des pièces d'artillerie que l'on disposait le long de la route.

L'état-major provisoire était installé dans le bâtiment de la gare, et Varia entendit de très loin des airs de musique militaire. Une fanfare jouait l'hymne au tsar Toutes les fenêtres du bâtiment neuf de type européen étaient illuminées. Devant, sur la place, brûlaient des feux de camp et les cheminées des cuisines de campagne fumaient d'un air affairé. Mais ce qui étonna le plus Varia, ce fut de voir, à quai, un train de passagers tout ce qu'il y avait d'ordinaire : petits wagons coquets, locomotive crachant paisiblement de petits nuages de fumée, comme s'il n'y avait pas eu de guerre.

Il va sans dire que dans la salle d'attente, on célébrait l'événement. Autour de tables disparates ras-

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semblées tant bien que mal et qui portaient quelques nourritures sommaires mais un nombre conséquent de bouteilles, les officiers faisaient la fête. Au moment où Varia et Gridnev pénétrèrent dans la pièce, tous venaient justement de hurler " hour-rah ", leur verre levé et le regard tourné vers la table occupée par le commandant. La célèbre tunique blanche du général tranchait sur les uniformes noirs de l'armée et sur la tenue grise des Cosaques. A la table d'honneur, outre Sobolev lui-même, se tenaient les officiers supérieurs (parmi eux Varia ne connaissait que Pérépelkine) et Paladin. Tous avaient la mine réjouie et la face rubiconde, et il était évident que le festin durait déjà depuis un bon moment.

- Varvara Andréevna ! cria Achille en bondissant de sa chaise. Je suis heureux que vous ayez accepté de venir ! Messieurs, un " hourrah " pour notre seule dame !

Tous se dressèrent, et leur cri fut à ce point assourdissant que Varia prit peur. Jamais encore elle n'avait été saluée d'une manière aussi active. N'avait-elle pas eu tort d'accepter l'invitation ? La baronne Vreïskaïa, qui dirigeait l'hôpital de campagne auquel étaient rattachées les deux compagnes de chambre de Varia, avait coutume de mettre en garde ses filles :

- Mesdames*, tenez-vous à distance des hommes quand ils sont excités par une bataille ou, pis encore, par une victoire. Dans ces moments-là, s'éveille en eux une sauvagerie atavique, et n'importe lequel d'entre eux, fût-il un élève du corps de pages, se transforme provisoirement en un barbare. Laissez-les rester un moment entre eux,

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recouvrer leurs esprits, et de nouveau ils offriront au monde un visage civilisé et redeviendront contrôlables.

Cela dit, en dehors d'une galanterie exacerbée et d'éclats de voix un peu poussés, Varia ne remarqua rien de particulièrement sauvage chez ses voisins de table. On l'installa à la place d'honneur, à la droite de Sobolev, et Paladin se trouva à sa droite à elle.

Quelque peu rassérénée par un petit verre de Champagne, la jeune fille demanda :

- Michel, qu'est-ce que c'est que ce train ? Je ne me souviens même plus du jour où j'ai vu pour la dernière fois une locomotive sur des rails, et non les roues en l'air dans un fossé.

- Mais vous ne savez donc rien ! s'écria un jeune colonel assis au bout de la table. La guerre est finie ! Aujourd'hui des parlementaires sont arrivés de Constantinople. Et ils sont venus par le train, comme en temps de paix !

- Et combien sont-ils, ces parlementaires ? s'étonna Varia. Tout un convoi ?

- Non, Varenka, expliqua Sobolev, ils ne sont que deux. Mais la chute d'Andrinople a déclenché chez les Turcs une telle panique que, pour ne pas perdre une minute, ils se sonT contentés d'accrocher le wagon de leurs messagers à un train normal. Un train sans passagers, bien sûr.

- Et où sont ces parlementaires ?

- Je les ai envoyés au grand prince dans des voitures, car à partir d'ici la voie de chemin de fer est détruite.

- Oh ! là ! là ! Cela fait une éternité que je n'ai pas pris le train, soupira Varia, rêveuse. Carrer son

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dos contre un dossier moelleux, ouvrir un livre, boire un verre de thé chaud... Et pendant ce temps-là, voir derrière la fenêtre défiler les poteaux télégraphiques, entendre le bruit des roues...

- Je vous ferais bien faire un petit tour, dit Sobolev, mais on n'a malheureusement pas grand choix quant à l'itinéraire. D'ici, on ne peut se rendre qu'à Constantinople.

- Messieurs, messieurs ! s'exclama Paladin. Quelle excellente idée ! La guerre est en fait finie *. Les Turcs ne tirent plus. D'ailleurs la locomotive porte un drapeau turc ! Si l'on faisait un petit tour jusqu'à San Stefano ? Aller et retour* ? Qu'est-ce que tu en dis, Michel ? (Ayant commencé dans un russe approximatif, de plus en plus exalté par son projet, il passa définitivement au français.) Mademoiselle Barbara ferait une promenade en wagon de première, moi, j'écrirais un somptueux reportage, et un officier de l'état-major viendrait avec nous pour reconnaître les arrières de l'armée turque. Je te le jure, Michel, ça se passera sans le moindre problème ! D'ici à San Stefano et retour ! Ils ne se douteront même de rien ! Et si jamais ils s'aperçoivent de quelque chose, de toute façon ils n'oseront pas tirer : nous avons leurs parlementaires ! Michel, sais-tu qu'à San Stefano, on a les lumières de Constantinople comme dans le creux de la main ! C'est là que sont concentrées les maisons de campagne des vizirs turcs ! Oh, quelle belle occasion !

- Ce serait une folie irresponsable ! déclara le lieutenant-colonel Pérépelkine d'un ton cassant, et j'espère, Mikhaïl Dmitriévitch, que vous aurez assez de sagesse pour ne pas vous laisser tenter.

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Quel homme rigide et désagréable que cet Eré-meï Pérépelkine ! A vrai dire, au cours de ces quelques mois Varia avait conçu la plus vive antipathie pour le personnage, tout en accordant par ailleurs une foi totale aux louanges communément faites des qualités techniques exceptionnelles du chef d'état-major de Sobolev. Il ne manquerait plus qu'il ne se donne pas de mal ! C'est quand même quelque chose : en moins de six mois, sauter du grade de capitaine à celui de lieutenant-colonel, en arrachant au passage une croix de Saint-Georges et une épée de Sainte-Anne pour blessures au combat. Et tout cela grâce à Michel. Et pourtant il la regardait de travers, comme si elle, Varia, lui avait pris quelque chose. Cela dit, en fait, ça se comprenait : il était jaloux, il aurait voulu qu'Achille lui appartienne à lui tout seul. Il serait intéressant de savoir où en était Erémeï lonovitch en matière de péché de Kazanzakis. Un jour, dans une discussion avec Sobolev, elle s'était même permis une petite allusion perfide à ce sujet, et Michel avait tellement ri qu'il avait failli s'en étrangler.

Cette fois cependant le détestable Pérépelkine avait totalement raison. La " merveilleuse idée " de Charles parut à Varia d'une sottise absolue. Pourtant, auprès des fêtards, elle reçut un soutien total : un colonel cosaque alla même jusqu'à donner au Français une tape amicale dans le dos en l'appelant " tête brûlée ". Sobolev souriait, mais se taisait pour le moment.

- Laissez-moi y aller, Mikhaïl Dmitriévitch, demanda un général de cavalerie cosaque à l'air bravache (son nom devait être Stroukov). Je mettrai mes gars dans les compartiments, et on fera

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un gentil petit tour. Et qui sait, on trouvera peut-être un autre Pacha à faire prisonnier. Eh oui, on en a encore le droit ! Pour le moment, nous n'avons pas reçu l'ordre de cesser les activités militaires.

Sobolev jeta un rapide regard à Varia qui remarqua que ses yeux avaient soudain un éclat inhabituel.

- Que non, Stroukov ! Dans un premier temps, il faudra vous contenter d'Andrinople. (Achille eut un sourire de rapace et haussa la voix :) Messieurs, voici mes ordres ! (Un silence total s'instaura immédiatement dans la salle.) Je transfère mon centre de commandement à San Stefano ! Que l'on fasse monter le troisième bataillon de chasseurs dans les rames. Même s'ils doivent être comme des harengs dans un tonneau, il faut qu'ils y entrent tous. Moi, je voyagerai dans le wagon de l'état-major. Puis le train reviendra immédiatement ici chercher des renforts, et il continuera à faire des allers et retours incessants. Demain à la mi-journée, j'aurai tout un régiment. Votre tâche à vous, Stroukov, est de venir nous rejoindre avec votre cavalerie pas plus tard que demain soir. Pour le moment, un bataillon me suffira. Selon les rapports des services de reconnaissance, nous ne devrions pas rencontrer d'unités turques prêtes au combat. Il ne reste plus à Constantinople que la garde du sultan dont la mission est de veiller sur Abdùl-Hamid.

- Ce ne sont pas les Turcs qu'il faut craindre, Excellence, dit Pérépelkine d'une voix grinçante. On peut supposer que les Turcs ne vous toucheront pas, ils sont au tapis. En revanche le commandant en chef, lui, ne va pas vous complimenter.

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- Rien de moins sûr, Erémeï lonovitch, fit Sobolev en clignant des yeux avec malice. Tout le monde sait qu'Ak Pacha est fou, et ça permet de faire passer bien des choses. Par ailleurs, l'annonce de la prise d'une banlieue de Constantinople au moment même où se mènent les pourparlers peut se révéler d'une grande utilité pour Sa Majesté impériale. A haute voix on me gourmandera, mais on me dira merci dans le silence du cabinet. Et ce ne sera pas la première fois. En outre, veuillez ne pas discuter un ordre qui a déjà été donné !

- Absolument * / fit Paladin avec un hochement de tête enthousiaste. Un tour de génie, Michel" ! Ce n'est donc pas mon idée qui était la meilleure. Mais mon reportage n'en sera que plus intéressant !

Sobolev se leva et offrit cérémonieusement son bras à Varia :

- Ne vous serait-il pas agréable, Varvara Andréevna, de jeter un coup d'oil aux lumières de Constantinople ?

Le convoi fendait l'obscurité à vive allure, et Varia avait à peine le temps de lire le nom des stations : Babaeski, Liuleburgaz, Tchorlu. Les gares étaient des gares comme toutes les autres, comme celles que l'on peut trouver par exemple dans la région de Tambov, simplement elles étaient jaunes au lieu d'être blanches : lumières, silhouettes élégantes de cyprès ; une fois, la dentelle métallique d'un pont laissa apercevoir dans un éclat le ruban d'une rivière caressée par la lune.

Le compartiment était confortable, avec des divans en peluche et une grande table d'acajou. Les gardes et Gulnora, la jument blanche de Sobolev,

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avaient pris place dans la partie du wagon réservée à la suite, et des hennissements en parvenaient sans arrêt, Gulnora ne réussissant pas à recouvrer son calme après l'énervement que lui avait causé le chargement. Outre le général lui-même et Varia, le salon accueillait Paladin et plusieurs officiers, dont Mitia Gridnev, endormi paisiblement dans un coin. Regroupés autour de Pérépelkine, qui portait sur une carte l'avancement du train, les officiers fumaient, le correspondant prenait des notes dans son calepin, quant à Varia et à Sobolev, ils se tenaient à l'écart, près de la fenêtre, occupés à une conversation qui n'était pas des plus faciles.

- ... Je pensais que c'était le grand amour...

Michel se confessait à mi-voix, faisant mine d'avoir les yeux fixés sur l'obscurité derrière la fenêtre, mais Varia savait très bien que c'était son reflet à elle qu'il regardait dans la vitre.

- Bon, je ne vais pas vous raconter des histoires. Je ne pensais pas à l'amour. Ma véritable passion, c'est l'ambition, tout le reste vient après. Je suis fait comme cela. Mais l'ambition n'est pas un péché quand elle vise des buts élevés. Je crois au destin et à l'étoile de chacun, Varvara Andréevna, et mon étoile à moi brûle d'un éclat vif et mon destin est particulier. Je sens cela avec mon cour. Quand je n'étais encore qu'élève de l'école militaire...

Délicatement Varia le ramena à ce qui l'intéressait :

- Vous aviez commencé à me parler de votre femme.

- Ah oui ! Je me suis marié par ambition, je l'avoue. J'ai commis une erreur. L'ambition est une

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bonne chose quand elle vous conduit à aller au-devant des balles, mais il ne faut surtout pas l'associer au mariage. Je vais vous dire comment les choses se sont passées. Je revenais du Turkestan. C'étaient pour moi les premiers rayons de la gloire, mais cela ne changeait rien, je n'étais qu'un parvenu, un roturier. Mon grand-père avait commencé tout en bas de l'échelle des grades. Et voilà que j'avais en face de moi la princesse Titov. Une lignée remontant à Riourik, le premier prince russe. Pour moi, c'était passer directement de la garnison au grand monde. Comment ne pas se laisser tenter ?

Sobolev parlait d'une voix entrecoupée, avec amertume. Il donnait le sentiment d'être sincère, et Varia apprécia cette sincérité. En plus, bien sûr, elle voyait bien où il voulait en venir. Elle aurait pu l'arrêter à temps, faire dévier la conversation, mais elle manqua de courage. Mais qui en aurait eu à sa place ?

- Très vite, j'ai compris que je n'avais rien à faire dans la haute société. Le climat ne convenait pas à mon organisme. Et nous avons vécu comme cela : moi en campagne, elle à la capitale. Dès que la guerre sera terminée, je demanderai le divorce. Je peux me le permettre, je l'ai bien mérité. Et personne ne me jugera : on a beau dire, je suis un héros. (Sobolev eut un sourire malicieux.) Alors, Varenka, que me dites-vous, ?

- A quel sujet ? demanda-t-elle avec un air

innocent.

Sa maudite nature de coquette exultait. Ces confidences ne menaient à rien, elles ne pouvaient créer que des complications, et pourtant, elle avait le cour en fête.

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- Dois-je divorcer ou non ?

- Là, c'est à vous de décider. (Elle allait dire ce qu'il fallait, elle allait le dire tout de suite.)

Sobolev poussa un lourd soupir et se jeta à l'eau la tête la première.

- Il y a longtemps que je vous regarde. Vous êtes intelligente, sincère, courageuse, vous avez du caractère. C'est d'une compagne comme vous que j'ai besoin. Avec vous, je serais encore plus fort. Et vous ne le regretteriez pas, vous non plus, je vous l'assure... Bref, Varvara Andréevna, considérez que je vous fais...

- Votre Excellence ! hurla Pérépelkine. Que le diable l'emporte celui-là ! San Stefano ! On décharge ?

L'opération s'effectua sans la moindre anicroche. Complètement abasourdie, la garde (six soldats à moitié endormis en tout et pour tout) fut désarmée en un tournemain, et les hommes s'égaillèrent dans la ville en petites sections.

Tant que de rares coups de feu se firent entendre dans les rues, Sobolev resta dans la gare. Mais tout fut terminé en une demi-heure. Comme pertes, on ne déplorait qu'un blessé léger, et encore c'étaient sans doute les siens qui l'avaient touché par inadvertance.

Le général inspecta rapidement le centre de la ville éclairé par des becs de gaz. Juste après, commençait un sombre labyrinthe de ruelles tortueuses, et s'y enfoncer n'avait aucun sens. Pour sa résidence, et afin de pouvoir le cas échéant y organiser sa défense, Sobolev choisit le bâtiment massif de la filiale de la banque Osmano-osmanienne.

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Une première compagnie prit place juste devant les murs et à l'intérieur, une deuxième resta à la gare, la troisième se distribua en équipes de ronde dans les rues avoisinantes. Le train, lui, repartit aussitôt pour aller chercher des renforts.

Il fut impossible d'informer l'état-major du commandement suprême de la prise de San Stefano, la ligne restait muette Sans doute les Turcs s'en étaient-ils occupés.

- Le deuxième bataillon sera là au plus tard à midi, dit Sobolev. Pour le moment, on ne prévoit rien d'intéressant. Admirons les lumières de la capitale de Byzance et bavardons pour passer le temps.

L'état-major provisoire fut installé au second étage, dans le cabinet du directeur. Premièrement on avait effectivement des fenêtres une vue magnifique sur les lumières lointaines de la capitale turque, deuxièmement une porte en fer menait directement du cabinet à la salle du trésor de la banque. Là, de lourds rayonnages en fonte portaient des sacs régulièrement alignés munis d'un cachet de cire. Déchiffrant les caractères arabes, Paladin annonça que chacun des sacs contenait cent mille livres.

- Et on dit que la Turquie est ruinée, fit Mitia, étonné. Il y a là des millions !

- C'est pour cela que nous n'allons plus bouger d'ici, au moins on sera certain que personne n'y touchera, décida Sobolev. On m'a déjà accusé une fois d'avoir subtilisé le trésor du khan. Ça suffit.

La porte de la salle du trésor resta entrouverte, et personne ne parla plus des millions. On apporta de la gare un appareil télégraphique que l'on ins-

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talla dans l'antichambre en tirant un fil à travers toute la place. Tous les quarts d'heure, Varia essayait d'entrer en contact ne serait-ce qu'avec Andrinople, mais l'appareil ne donnait aucun signe de vie.

Au bout d'un moment, on vit arriver une députa-tion des marchands et du clergé qui supplièrent de ne pas piller les maisons et de ne pas détruire les mosquées, mais de fixer plutôt une contribution, dans les cinquante mille livres par exemple, les pauvres habitants de la ville étant incapables d'en rassembler davantage. Quand le chef de la députa-tion, un gros Turc au nez camus vêtu d'une redingote et coiffé d'un fez, comprit qu'il avait devant lui le légendaire Ak Pacha en personne, le montant de ladite contribution se trouva sur-le-champ multiplié par deux.

Sobolev voulut calmer les envoyés en leur expliquant qu'il n'était pas habilité à recevoir de contribution. Le Turc au nez camus jeta un regard de biais à la porte non fermée de la salle du trésor et leva respectueusement les yeux au ciel :

- Je comprends, Effendi. Cent mille livres pour un grand personnage comme toi, ce n'est rien du tout!

Dans le pays, les nouvelles se répandaient vite. Deux heures ne s'étaient pas écoulées après le départ des quémandeurs de San Stefano qu'Ak Pacha voyait se présenter à son cabinet une ambassade de marchands grecs venant de Constantinople même. Ceux-ci ne proposèrent pas de contribution, mais offrirent aux " valeureux guerriers chrétiens " des sucreries et du vin. Ils expliquèrent que la ville comptait un grand nombre de chrétiens orthodoxes et demandèrent de

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ne pas tirer au canon, mais que s'il fallait absolument le faire un peu, qu'ils ne tirent pas sur le quartier de Péra, où se trouvaient un grand nombre de magasins et de dépôts remplis de marchandises, mais plutôt sur Galata ou, mieux encore, sur les quartiers arméniens et juifs. Ils tentèrent de remettre à Sobolev une épée en or ornée de pierres précieuses, furent mis à la porte et s'en retournèrent apparemment rassurés.

- Byzance, la ville impériale ! fit Sobolev, ému, en considérant par la fenêtre les lueurs scintillantes de la grande cité. Rêve constant et inaccessible des souverains russes. Là sont les racines de notre foi et celles de notre civilisation. Là est la clé de toute la Méditerranée. Et elle est si proche ! Il suffirait de tendre la main et de la prendre. Est-ce qu'encore une fois, on repartira bredouille ?

- Ce n'est pas possible, Excellence, s'écria Mitia Gridnev. Le tsar ne le permettra pas !

- Hélas, mon pauvre Mitia ! Je parie que nos sages de l'arrière, les Kortchakov et les Gnatiev, ont déjà entamé les pourparlers et qu'ils frétillent de la queue devant les Anglais. Ils n'auront pas le souffle nécessaire pour s'emparer de ce qui appartient à la Russie selon un droit antique, je suis certain qu'ils ne l'auront pas ! En 29, Dibitch est venu jusqu'à Andrinople, aujourd'hui, vous le voyez, nous sommes à San Stefano. Et pourtant, cela ne donnera rien. Je vois pour ma part une Russie grande et forte qui rassemblerait les terres slaves d'Arkhangelsk à Constantinople et de Trieste à Vladivostok ! Ce n'est qu'alors que les Romanov rempliraient leur mission historique et pourraient enfin, en en finissant avec les guerres constantes, passer à l'organisation de leur malheureux Empire.

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Mais si on recule, cela voudra dire que nos fils et nos petits-fils auront encore à verser leur sang et celui des autres pour essayer d'atteindre les murailles de la ville impériale. Tel est le chemin de croix destiné au peuple russe !

- J'imagine ce qui se passe en ce moment à Constantinople, dit Paladin d'un air rêveur en regardant lui aussi par la fenêtre. Ak Pacha est à San Stefano ! Au palais, c'est la panique, on évacue le harem, les eunuques courent dans tous les sens en remuant leur gros derrière. J'aimerais bien savoir si Abdùl-Hamid est déjà passé sur la rive asiatique ? Et il ne peut venir à l'idée de personne que vous êtes arrivé là, Michel, avec un seul bataillon. Si on était en train de faire un poker, ça constituerait un bluff étonnant, avec garantie totale de voir l'adversaire jeter ses cartes et passer.

Pérépelkine recommença à s'alarmer :

- C'est de mal en pis ! Mikhaïl Alexandrovitch, Excellence, mais ne l'écoutez pas ! Vous voyez bien que vous courez à votre perte ! Déjà vous venez de vous fourrer dans la gueule du loup ! On n'en a rien à faire d'Abdul-Hamid !

Sobolev et le correspondant se regardèrent dans le blanc des yeux.

- Et qu'est-ce que je risque, à vrai dire ? (Le général serra le poing à en faire craquer ses doigts.) Bon, si la garde du sultan ne prend pas peur et qu'elle essaie de nous tirer dessus, je bats en retraite et voilà tout. Qu'est-ce que vous en dites, Charles, elle est importante, la garde d'Abdul-Hamid ?

- Abdùl-Hamid a une bonne garde, mais il ne la laissera s'éloigner de lui à aucun prix.

- Ce qui veut dire qu'ils ne me poursuivront pas. Pénétrer dans la ville en une colonne, dra-

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peaux au vent et avec roulement des tambours, moi en tête, monté sur Gulnora.

De plus en plus excité, Sobolev se mit à aller et venir dans son cabinet.

- Il faut agir avant le jour, pour qu'ils ne s'aperçoivent pas que nous sommes si peu nombreux. Et aller directement au palais. Sans un seul coup de feu ! Croyez-vous qu'on va me présenter les clés de la ville impériale ?

- A coup sûr ! s'écria Paladin en s'enflammant. Et ça, ce sera la capitulation complète !

- Placer les Anglais devant le fait accompli ! (Le général fendait l'air du tranchant de la main.) Le temps qu'ils réalisent, la ville est déjà aux mains des Russes, et les Turcs ont capitulé. Et si jamais quelque chose ne marche pas, pour moi ça reviendra au même. San Stefano non plus, personne ne m'a autorisé à le prendre !

- Ce sera une conclusion sans précédent ! Et dire que j'en aurai été le témoin direct ! bredouillait le journaliste avec émotion.

- Non, pas un témoin, un acteur ! dit Sobolev en lui donnant une tape sur l'épaule.

Brusquement Pérépelkine se dressa en travers de la porte. Il avait l'air au comble du désespoir, ses yeux bruns étaient exorbités, des gouttes de sueur perlaient à son front :

- Je ne vous laisserai pas y aller ! En tant que chef d'état-major, je proteste ! Reprenez-vous, Excellence ! Souvenez-vous que vous êtes un général de la suite de Sa Majesté, et non pas un quelconque Bachi-Bouzouk ! Je vous en conjure !

- Ecartez-vous, Pérépelkine, vous m'ennuyez ! (Le ton du terrible habitant des cieux se fit violent

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à l'égard du rationaliste.) Quand Osman Pacha a tenté sa percée, vous m'avez conjuré aussi de ne pas me mettre en campagne avant d'en recevoir l'ordre. Vous vous êtes même jeté à genoux ! Et qui a eu raison ? Et voilà ! Vous verrez, on me présentera les clés de la ville impériale !

- Quelle audace ! s'écria Mitia, vous ne trouvez pas que c'est admirable, Varvara Andréevna ?

Varia ne répondit pas, car elle se demandait s'il fallait admirer ou non. La détermination folle de Sobolev lui donnait le vertige. De plus, une question se posait : que devait-elle faire, elle ? Devait-elle se mettre en marche au son du tambour en compagnie du bataillon de chasseurs, accrochée à un étrier de Gulnora ? Ou alors rester seule la nuit dans une ville ennemie ?

- Gridnev, je te laisse mes gardes personnels, tu veilleras sur la banque. Sinon les gens d'ici vont s'emparer du trésor, et on mettra tout cela sur le dos de Sobolev, dit le général.

Le sous-lieutenant essaya de se lamenter :

- Votre Excellence ! Mikhaïl Dmitriévitch ! Moi aussi, je veux aller à Constantinople !

- Et qui va veiller sur Varvara Andréevna ? fit Paladin sur un ton de reproche dans son russe approximatif.

Sobolev tira de sa poche sa montre en or dont il releva avec bruit le couvercle.

- Il est cinq heures trente. Dans deux heures, deux heures et demie, le jour commencera à se lever. Hé, Goukmassov !

Un sous-lieutenant cosaque de fort belle prestance fit une entrée fulgurante dans la pièce :

- A vos ordres, Excellence !

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- Rassemble les compagnies ! Qu'on forme le bataillon en colonne de marche ! Etendards et tambours en tête ! Qu'on place aussi en tête les chanteurs ! Nous allons avancer en beauté ! Qu'on selle Gulnora ! Exécution ! A six heures zéro zéro, on se met en route !

L'ordonnance partit comme une flèche. Sobolev, lui, s'étira délicieusement et dit :

- Cette fois, Varvara Andréevna, ou je deviens un héros plus grand que Bonaparte ou c'en est enfin fini de ma tête folle.

- Non, ce n'est pas la fin, répondit-elle en fixant le général avec une admiration profonde, tellement il était à ce moment-là superbe, un véritable Achille.

En bon Russe superstitieux, Sobolev cracha trois fois par-dessus son épaule gauche pour déjouer le mauvais sort.

Pérépelkine tenta une fois encore d'intervenir :

- Il n'est pas trop tard pour changer d'avis, Mikhaïl Dmitriévitch ! Permettez-moi de rappeler Goukmassov !

Il fit même un premier pas en direction de la porte, mais à cet instant...

A cet instant précis, on entendit dans l'escalier un bruit de pas nombreux. La porte s'ouvrit et deux personnes entrèrent : Lavrenty Arkadiévitch Mizinov et Fandorine.

- Eraste Pétrovitch, hurla Varia, qui faillit lui sauter au cou mais se reprit à temps. Mizinov marmonna :

- Oui, il est là ! C'est parfait !

Apercevant derrière les deux hommes des uniformes de gendarme en nombre, Sobolev se renfrogna :

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- Excellence ? Comment se fait-il que vous soyez là ? J'ai bien sûr agi sans l'avis de mes supérieurs, mais aller jusqu'à m'arrêter, c'est peut-être excessif !

Mizinov s'étonna :

- Vous arrêter ? Pourquoi cela ? J'ai eu toutes les peines du monde à venir vous rejoindre dans une draisine accompagné d'une demi-compagnie de gendarmes. Le télégraphe ne fonctionne pas, la route est coupée. J'ai essuyé trois attaques et perdu sept hommes. Regardez mon manteau percé par une balle.

Il montra un trou dans sa manche. Eraste Pétrovitch fit un pas en avant. Il n'avait pas changé du tout depuis son départ, il était simplement habillé d'une manière plus élégante, un vrai dandy : haut-de-forme, imperméable à capeline, col dur.

- Bonjour, Varvara Andréevna, dit le conseiller titulaire d'une voix avenante. C-c-comme vos cheveux ont repoussé. Je crois que c'est tout de même mieux ainsi.

Il s'inclina légèrement devant Sobolev :

- J'ai appris que vous aviez obtenu une épée en diamants, Excellence. Je vous en félicite, c'est un grand honneur.

Il se contenta d'un rapide signe de tête en direction de Pérépelkine, et, pour finir, s'adressa au correspondant :

- Salaam aleikoum, Anvar Effendi.

lona/ di&cc'ti/iâ'

Wiener Zeitung (Vienne) 21 (9) janvier 1878

... Le rapport de forces entre les deux adversaires à l'étape finale de la guerre est tel que nous ne pouvons plus ignorer la menace que constitue l'expansion pans-lave à la frontière sud de l'Empire austro-hongrois. Le tsar Alexandre et ses satellites la Roumanie, la Serbie et le Monténégro ont concentré un poing de fer de sept cent mille hommes armés de quinze cents canons. Et tout ceci contre qui ? Contre une armée turque démoralisée qui, selon les calculs les plus optimistes, ne compte aujourd'hui pas plus de cent vingt mille soldats affamés et apeurés.

La situation est grave, messieurs ! Il faudrait être une autruche pour ne pas voir le danger qui guette l'ensemble de l'Europe civilisée. Tout retard est synonyme de mort, et si nous restons là, bras croisés, à regarder les hordes scythes...

Fandorine rejeta le pan de son imperméable sur son épaule, et, dans sa main droite, l'acier bruni

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d'un joli petit revolver eut un éclat mat. A la même seconde Mizinov claqua des doigts, deux gendarmes pénétrèrent dans le cabinet et pointèrent leurs carabines sur le correspondant.

- Qu'est-ce que c'est que cette bouffonnerie ? hurla Sobolev. Que veut dire ce " salaam alei-koum " ? Pourquoi " Effendi " ?

Varia tourna le regard vers Charles. Il se tenait près du mur, les bras croisés sur la poitrine, et regardait le conseiller titulaire avec un sourire à la fois méfiant et ironique.

- Eraste Pétrovitch, bredouilla Varia, mais c'est McLaughlin que vous étiez allé chercher en Angleterre.

- Je suis bien allé en Angleterre, Varvara Andréevna, mais pas du tout pour y rechercher McLaughlin dont je savais pertinemment qu'il n'y était pas et qu'il ne pouvait pas y être.

- Pourtant vous n'avez rien objecté quand Sa Majesté...

Varia s'interrompit, consciente d'avoir été à deux doigts de trahir un secret d'Etat.

- A ce moment-là, je n'avais rien pour étayer mon hypothèse, et, de toute façon, il fallait bien que j'aille voir en Europe.

- Et qu'y avez-vous découvert ?

- Comme il fallait s'en douter, le cabinet anglais n'est pour rien dans l'affaire. Et de un. C'est vrai, à Londres, on ne nous aime pas. C'est vrai, on s'y prépare à une grande guerre. Mais de là à tuer des messagers et à organiser des diversions, c'est trop. La chose serait contraire à l'esprit sportif anglais. Le comte Chouvalov me l'a d'ailleurs confirmé.

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" Je suis passé à la rédaction du Daily Post où j'ai pu me convaincre de l'innocence totale de McLaughlin. Et de deux. Ses amis et collègues définissent Seamus comme un homme droit et sans ruse, hostile à la politique anglaise et, qui plus est, non sans relations peut-être avec le mouvement nationaliste irlandais. Tout cela ne dessine pas le portrait d'un parfait agent du perfide Disraeli.

" Au retour, je me suis arrêté à Paris, de toute façon c'était ma route, et j'y suis resté un moment. J'y ai fait un saut à la rédaction de La Revue parisienne.

Paladin fit un mouvement, et les gendarmes dressèrent leur arme, prêts à tirer. Le journaliste hocha la tête, montrant qu'il avait compris, et cacha ses mains derrière son dos, sous les basques de sa redingote de voyage.

Eraste Pétrovitch continua comme si de rien n'était :

- C'est là que j'ai appris qu'à la rédaction, personne n'avait jamais vu le célèbre Charles Paladin. Il leur fait parvenir ses brillants articles, ses essais et ses billets par la poste ou par le télégraphe.

- Et alors ? fit Sobolev, scandalisé. Charles n'est pas un minet de salon, c'est un amateur d'aventures.

- Et ce dans une mesure bien supérieure à celle que suppose Son Excellence. J'ai feuilleté les vieilles années de La Revue parisienne et constaté une bien curieuse coïncidence. Les premières publications de monsieur Paladin ont été envoyées de Bulgarie il y a dix ans, c'est-à-dire à l'époque où le vilayet du Danube avait pour gouverneur Midhat

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Pacha, lequel avait pour secrétaire un jeune fonctionnaire du nom d'Anvar. En 1868, Paladin fait parvenir de Constantinople une série d'esquisses brillantes sur les mours de la cour du sultan. C'est la période de la première notoriété de Midhat Pacha, le moment où il est invité à la capitale pour diriger le Conseil d'Etat. Un an après, le réformateur est envoyé en exil honorifique dans la lointaine province de Mésopotamie, et, comme prise sous le charme, la plume brillante du talentueux journaliste se transporte elle aussi de Constantinople à Bagdad. Durant trois années (or c'est précisément le temps que passe Midhat Pacha en qualité de gouverneur de l'Irak), Paladin va parler des fouilles assyriennes, des Cheiks arabes et du canal de Suez. Sobolev coupa la parole à l'orateur avec colère :

- Vous faussez les perspectives ! Charles a voyagé dans tout l'Orient. Il a envoyé des papiers d'autres lieux que vous ne mentionnez pas parce qu'ils contredisent votre hypothèse. En 73 par exemple, il était avec moi à Khiva. Nous avons crevé de soif ensemble, nous avons failli fondre de chaleur. Et il n'y avait pas là de Midhat, monsieur le policier !

- Et d'où venait-il quand il est arrivé en Asie centrale ? demanda Fandorine au général.

- Je crois qu'il venait d'Iran.

- Je pense qu'il venait non pas d'Iran, mais d'Irak. A la fin de 1873, le journal publie ses études lyriques sur l'Hellade. Pourquoi tout à coup l'Hel-lade ? Parce que le patron de notre Anvar Effendi est envoyé à ce moment-là à Salonique. Au fait, Varvara Andréevna, vous souvenez-vous de la belle nouvelle sur ses vieilles bottes ?

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Varia, qui, fascinée, ne quittait pas Fandorine des yeux, acquiesça d'un petit signe de tête. Tout ce que relatait le conseiller titulaire était parfaitement délirant, mais il le disait avec une telle conviction, et il s'exprimait si bien, avec tant d'autorité ! Il n'en bégayait même plus.

- Il y fait mention d'un naufrage qui s'est produit dans le golfe de Therma en novembre 1873. Je vous fais observer que c'est en bordure de ce golfe que se situe la ville de Salonique. J'ai appris aussi dans cet article qu'en 1876 l'auteur se trouvait à Sofia et en 1871 à Majdur, parce que c'est précisément cette année-là que les Arabes ont massacré l'expédition archéologique britannique de sir Andrew Weyard. Après ce texte, j'ai commencé à soupçonner très sérieusement monsieur Paladin, mais ses manouvres habiles m'ont plus d'une fois dérouté...

Fandorine rangea son revolver dans sa poche et se tourna vers Mizinov :

- A présent, calculons les dommages qui nous ont été causés par les activités de monsieur Anvar. Le journaliste Charles Paladin est venu rejoindre l'équipe des correspondants de guerre à la fin du mois de juin de l'année dernière. C'était l'époque où notre armée allait de victoire en victoire. Nous avions passé le Danube, l'armée turque était démoralisée, la route de Sofia et au-delà celle de Cons-tantinople étaient ouvertes. Le détachement du général Gourko s'était déjà emparé du col de Chib-kin, clé de la grande chaîne balkanique. En fait, nous avions déjà gagné la guerre. Mais que s'est-il passé à ce moment-là ? Une erreur fatale dans le chiffrage conduit notre armée à prendre une Niko-

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pol dont personne n'avait rien à faire tandis que l'armée d'Osman Pacha pénètre dans une Plevna vide sans rencontrer le moindre obstacle, compromettant ainsi la suite de notre marche. Rappelons les circonstances de cet épisode mystérieux. Le chiffreur lablokov commet une faute grave en abandonnant sur sa table une dépêche secrète. Pourquoi agit-il ainsi ? Parce qu'il est sous le coup de l'émotion que vient de lui procurer l'arrivée inopinée de mademoiselle Souvorova qui est sa fiancée.

Tous les regards se portèrent sur Varia qui se sentit tout à coup devenir quelque chose comme une preuve matérielle.

- Et qui a annoncé à lablokov l'arrivée de sa fiancée ? Le journaliste Paladin. Quand, perdant la tête de bonheur, le jeune chiffreur s'est sauvé, il a suffi de recopier le papier chiffré en y remplaçant " Plevna " par " Nikopol ". Le chiffre de notre armée est, disons-le comme ça, peu complexe, et Paladin connaissait l'opération que l'armée russe était sur le point de conduire, car c'est en sa présence, Mikhaïl Dmitriévitch, que j'ai été amené à vous parler d'Osman Pacha. Vous souvenez-vous de notre première rencontre ?

Sobolev hocha la tête d'un air sombre.

- Maintenant souvenons-nous de cet Ali Bey mythique dont Paladin aurait obtenu une interview

- " interview " qui nous a coûté deux mille morts

-, après quoi l'armée russe est restée à piétiner devant Plevna pour longtemps et dans de bien mauvaises conditions. C'était une manouvre risquée, car Anvar ne pouvait qu'attirer le soupçon, mais il n'avait pas d'autre issue. En effet, les Russes

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auraient pu finir par ne laisser contre Osman qu'un corps peu nombreux et poursuivre la progression de l'essentiel de leurs forces vers le sud. Au contraire de cela, l'écrasement de notre premier assaut a fait naître dans notre commandement une idée excessive du danger que représentait Plevna, et notre armée s'est déployée avec toute sa puissance contre cette pauvre petite ville bulgare.

- Attendez, Eraste Pétrovitch, essaya d'objecter Varia, mais Ali Bey a réellement existé. Nos espions l'ont vu à Plevna.

- Nous reviendrons là-dessus un peu plus tard. Pour le moment, repensons aux circonstances de la seconde offensive contre Plevna, dont nous avons dans un premier temps attribué l'échec à la trahison du colonel roumain Loukan qui aurait livré nos dispositifs aux Turcs. Vous aviez raison, Lavrenty Arkadiévitch, " J " dans le carnet de Loukan signifiait bien " journaliste ", mais faisait référence non pas à McLaughlin, mais à Paladin. Celui-ci n'avait eu aucune peine à enrôler le pauvre fat devenu une proie facile du fait de ses dettes de jeu et de ses ambitions démesurées. Par la suite, à Bucarest, le journaliste a su fort habilement utiliser mademoiselle Souvorova pour se défaire d'un agent qui avait perdu tout son prix et qui commençait au contraire à représenter un certain danger. En outre, je n'exclus pas l'idée qu'Anvar commençait à avoir besoin de reprendre contact avec Osman Pacha. Sa mise à l'écart de notre armée, provisoire et comportant une réhabilitation prévue d'avance, lui en donnait la possibilité. Le correspondant français a été absent un mois. Et c'est précisément à ce moment-là que notre service de

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renseignements nous a fait savoir que le commandant turc avait auprès de lui un mystérieux conseiller du nom d'Ali Bey. Ce même Ali Bey a d'ailleurs pris la peine de se montrer un peu dans le monde en se faisant remarquer par l'importance de sa barbe. Comme vous avez dû vous moquer de nous, monsieur l'espion.

Paladin ne répondit pas. Il regardait le conseiller titulaire avec la plus grande attention et en ayant l'air d'attendre quelque chose.

- L'apparition d'Ali Bey à Plevna était nécessaire pour écarter les soupçons qui pesaient sur Paladin à la suite de sa malheureuse interview. Cela dit, je ne doute pas un seul instant du grand bénéfice qu'a su tirer Anvar de ce mois de séjour : il s'est au moins mis d'accord avec Osman Pacha sur des actions à conduire et il s'est établi un contact utile. Vous savez que notre service de contre-espionnage ne s'opposait pas à ce que les correspondants étrangers aient dans la ville assiégée leurs propres informateurs. Anvar Effendi a même pu, s'il en a éprouvé le besoin, se rendre à Constan-tinople. Plevna n'étant pas encore coupée des voies de communication, c'était tout simple. Il suffisait d'aller à Sofia, et là de prendre un train pour se retrouver le lendemain à Istanbul.

" Le troisième assaut représentait pour Osman Pacha un très grand danger, surtout du fait de l'attaque surprise de Mikhaïl Dmitriévitch. Cette fois Anvar a eu de la chance et nous pas. Le hasard perfide a été contre nous : alors qu'il se rendait au poste de commandement, votre officier d'ordonnance Zourov est passé à proximité des correspondants de presse auquel il a fait savoir que vous

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étiez à Plevna. Anvar a bien entendu perçu toute la signification de cette information ainsi que deviné le contenu de la mission de Zourov. Il fallait gagner du temps, donner à Osman Pacha la possibilité de revoir la disposition de ses forces et d'expulser Mikhaïl Dmitriévitch et son modeste détachement de Plevna avant l'arrivée de renforts. Et Anvar prend encore des risques et improvise. Il se montre audacieux, agit en virtuose et avec le plus grand talent. Et comme toujours de la manière la plus impitoyable.

" Au moment où, apprenant l'avancée victorieuse du flanc sud, les journalistes se sont jetés à qui irait le plus vite vers les appareils du télégraphe, Anvar s'est, lui, lancé à la poursuite de Zourov et de Kazanzakis. Monté sur son célèbre lanytchar, il n'a eu aucune peine à les rattraper, et là, profitant d'un espace désert, il les a assassinés tous les deux. Il semblerait qu'au moment de l'attaque il se soit trouvé entre les deux hommes, le capitaine de cavalerie étant à sa droite et le gendarme à sa gauche. Anvar tire à bout portant dans la tempe gauche du hussard, et, l'instant suivant, envoie une balle dans le front du lieutenant-colonel qui s'est retourné en entendant le coup de feu. Tout cela ne prend pas plus d'une seconde. Tout autour, des troupes vont et viennent, mais les cavaliers se trouvent dans un chemin creux, personne ne les voit. Quant aux deux coups de feu, au milieu de la canonnade constante, on doute qu'ils aient pu éveiller l'attention de quelqu'un. Le meurtrier laisse sur place le corps de Zourov, non sans lui enfoncer dans le dos le couteau du gendarme. Je veux dire qu'il a commencé par le tuer, et ce n'est

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qu'après, alors qu'il était déjà mort, qu'il l'a poignardé, et non l'inverse comme on l'avait cru dans un premier temps. Le but de son action est simple, il s'agit de faire peser les soupçons sur Kazanzakis. Ces mêmes considérations conduisent Anvar à transporter le corps du lieutenant-colonel dans le buisson le plus proche et à simuler un suicide.

- Et la lettre ? s'écria Varia, la lettre de ce prince géorgien ?

- C'est là un coup d'une grande habileté, reconnut Fandorine. Les services d'espionnage turcs avaient sans doute connaissance des penchants particuliers de Kazanzakis depuis le séjour de ce dernier à Tiflis. Je suppose qu'Anvar Effendi avait un oil sur le lieutenant-colonel avec l'idée de pouvoir peut-être un jour avoir recours au chantage. Mais les événements prenant un autre tour, cette information a été mise à profit pour nous faire perdre la piste. Anvar a tout simplement pris une page blanche sur laquelle il a rédigé à la va-vite une lettre caricaturale d'homosexuel. Là, il a poussé son zèle un peu loin, et j'ai tout de suite trouvé la lettre douteuse. Premièrement, il est difficile de croire qu'un prince géorgien puisse écrire si mal le russe, il a bien fait au moins des études au lycée. Deuxièmement, vous vous souvenez peut-être que j'ai questionné Lavrenty Arkadiévitch au sujet de l'enveloppe et qu'il nous a appris que la lettre était dans la poche du mort, sans enveloppe. Dans ce cas, on se demande comment elle aurait pu rester aussi impeccable. Kazanzakis est en effet censé l'avoir portée sur lui toute une année !

- Tout cela est parfait, intervint Mizinov, et c'est la seconde fois en vingt-quatre heures que

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vous m'exposez vos réflexions, mais je vous le redemande : pourquoi avez-vous gardé tout cela pour vous ? Pourquoi ne nous avez-vous pas fait part de vos doutes avant ?

- Quand on conteste une version, il faut en avancer une autre, et moi, je n'arrivais pas à relier les morceaux, répondit Eraste Pétrovitch. Notre homme utilisait des moyens trop divers. J'ai honte de l'avouer, mais pendant un moment, le suspect principal a été à mes yeux monsieur Pérépelkine.

- Erémeï ? (Sobolev fit un geste des bras qui marqua son intense étonnement.) Là, messieurs, c'est franchement de la paranoïa.

Pérépelkine, lui, cligna plusieurs fois des yeux et déboutonna nerveusement son col qui le serrait.

- Oui, c'est bête, acquiesça Fandorine, mais monsieur le lieutenant-colonel me tombait sans cesse sous la main. Son apparition même avait eu quelque chose de suspect : sa capture et sa libération miraculeuse, le coup de feu à bout portant manqué. D'habitude, les Bachi-Bouzouks tirent mieux que cela. Puis il y a eu cette histoire avec le chiffrage : or, c'est précisément Pérépelkine qui a remis au général Kriïdener l'ordre de marcher sur Nikopol. Et qui a poussé le naïf journaliste Paladin à aller voir les Turcs à Plevna ? Et ce " J " mystérieux dans le carnet de Loukan ? Souvenez-vous que Zourov avait surnommé Pérépelkine " Jérôme " et que ce nom lui est resté. Cela pour une part. Par ailleurs, reconnaissez-le, Anvar Effendi s'était fabriqué une couverture tout simplement idéale. Je pouvais bâtir autant d'hypothèses logiques que je le voulais, il me suffisait de jeter un regard à Charles Paladin, et tout s'effondrait.

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Regardez donc cet homme. (Fandorine désignant Paladin à l'attention générale, celui-ci fit un petit salut empreint de la plus grande modestie.) Peut-on croire que ce journaliste séduisant, spirituel, européen des pieds à la tête, et le perfide et cruel chef des services secrets turcs soient une seule et même personne ?

- Jamais, déclara Sobolev. Maintenant encore je ne le crois pas !

Eraste Pétrovitch hocha la tête d'un air satisfait.

- Revenons à présent à l'histoire de McLaugh-lin et à la percée manquée des Turcs. Là tout était simple, pas l'ombre d'un risque. Glisser dans l'oreille de cet homme confiant cette nouvelle " sensationnelle " n'a représenté aucune difficulté. L'informateur dont l'Irlandais taisait si soigneusement l'identité et dont il était si fier travaillait à coup sûr pour vous, effendi.

Choquée par cette façon de s'adresser à Charles, Varia sursauta. Non, il y avait quelque chose qui n'allait pas. Il n'était pas un " effendi " !

- Vous avez habilement su tirer profit de la naïveté de McLaughlin ainsi que de sa vanité. Il enviait tellement le brillant Paladin, il rêvait tellement de faire mieux que lui ! Jusque-là il n'avait réussi à le battre qu'aux échecs, et encore pas toujours, et tout à coup voilà que se présentait une occasion extraordinaire ! Exclusive information from most reliable sources ! Et quelle information ! Pour une nouvelle pareille, n'importe quel reporter est prêt à vendre son âme au diable. Si McLaughlin n'avait pas rencontré par hasard Varvara Andréevna et s'il ne s'était pas laissé aller à bavarder... Osman aurait piétiné le corps de grenadiers, rompu le blocus et se

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serait retiré à Chipka. Et la situation sur le front aurait été désastreuse.

- Mais si McLaughlin n'est pas un espion, où est-il passé ? demanda Varia.

- Vous souvenez-vous du récit de Ganetski sur la façon dont les Bachi-Bouzouks ont attaqué son état-major et sur la peine qu'il a eue à se sortir de là vivant ? Je pense que ce n'était pas Ganetski qui intéressait les Turcs, c'était McLaughlin. Il était indispensable de le mettre à l'écart, et il a disparu. Sans la moindre trace. Selon toute vraisemblance, le pauvre Irlandais, trompé et sali par le soupçon, gît aujourd'hui quelque part au fond de la rivière Vid, avec une pierre au cou. A moins que, fidèles à leur délicieuse habitude, les Bachi-Bouzouks ne l'aient découpé en pièces.

Varia eut un sursaut en revoyant le correspondant à la mine replète dévorer les petits pâtés à la confiture lors de leur dernière rencontre. Il ne lui restait alors plus que deux heures à vivre...

- N'avez-vous pas eu pitié du pauvre McLaughlin ? dit Fandorine.

Mais, d'un geste élégant, Paladin (ou peut-être Anvar Effendi ?) l'enjoignit de poursuivre avant de cacher de nouveau sa main derrière son dos.

Varia se souvint que, conformément à la science psychologique, des mains cachées derrière le dos signalent un caractère dissimulateur et la volonté de ne pas dire la vérité. Etait-ce possible ? Elle se rapprocha du journaliste, les yeux fixés sur son visage, essayant de découvrir dans les traits familiers quelque chose d'étranger, de terrible. Le visage de Paladin était comme d'habitude, peut-être seulement un tout petit peu plus pâle. Il ne la regardait pas.

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- La percée n'a pas été réussie, mais une fois encore vous êtes sorti indemne de l'aventure. J'ai fait de mon mieux pour revenir de Paris le plus rapidement possible et pour rejoindre le théâtre des opérations militaires. Je savais déjà avec certitude qui vous étiez, et j'avais conscience du grand danger que vous représentiez.

- Vous auriez pu envoyer un télégramme, grogna Mizinov.

- Quel télégramme, Excellence ? " Le journaliste Paladin est Anvar Effendi " ? Vous auriez pensé que Fandorine était devenu fou. Souvenez-vous du temps qu'il m'a fallu pour vous exposer les preuves, vous ne vouliez pas vous résoudre à abandonner la version de l'intervention anglaise. Quant au général Sobolev, comme vous pouvez le voir, il n'est encore pas convaincu malgré l'ampleur de mes explications.

Sobolev hocha la tête d'un air têtu :

- Nous allons vous écouter jusqu'au bout, Fandorine, après quoi nous donnerons la parole à Charles. L'instruction d'une affaire ne saurait consister dans le seul discours du procureur.

- Merci, Michel, fit Paladin avec un bref sourire. Comme dit l'autre *, a friend in need is a friend indeed*. Une question pour monsieur le procureur*. Comment en êtes-vous venu à me soupçonner ? Au commencement"? Soyez assez gentil pour satisfaire ma curiosité.

- C'est simple ! expliqua Fandorine. Vous avez commis une telle imprudence. Il ne faut pas fanfaronner de la sorte et sous-estimer à ce point son adversaire ! Il m'a suffi de voir la façon dont vous avez signé vos premiers textes dans La Revue pari-

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sienne, Charles Paladin d'Hevraïs, pour me souvenir que, selon certains informateurs, Anvar Effendi, notre principal adversaire, serait né dans la petite ville bosniaque d'Hevraïs. Paladin d'Hevraïs était, reconnaissez-le, un pseudonyme par trop transparent. Il aurait pu ne s'agir bien sûr que d'une coïncidence, mais en tout état de cause, cela éveillait des soupçons. Il est probable qu'au début de vos activités de journaliste, vous n'imaginiez pas encore que le masque de correspondant allait pouvoir vous servir pour des actions d'un tout autre ordre. Je suis persuadé que vous avez commencé à écrire pour les journaux français mû par des mobiles parfaitement innocents : c'était une façon de donner issue à vos talents littéraires hors du commun et en même temps d'éveiller chez les Européens un intérêt pour les problèmes de l'Empire ottoman et en particulier pour la figure du grand réformateur Midhat Pacha. Vous vous êtes d'ailleurs admirablement tiré de votre tâche. Le nom du sage réformateur Midhat revient dans vos publications plus de cinquante fois. On peut dire que c'est vous précisément qui avez fait de lui une figure populaire et respectée dans l'Europe entière et particulièrement en France, où il s'est d'ailleurs réfugié pour l'heure.

Varia se souvint que Paladin avait parlé d'un père ardemment aimé habitant la France. Serait-il possible que tout cela soit vrai ? Prise de terreur, elle regarda le correspondant. Celui-ci continuait à conserver le plus parfait sang-froid, mais elle eut tout de même l'impression que son sourire était un peu fabriqué.

- A ce propos, je ne crois pas que vous ayez trahi Midhat Pacha, poursuivit le conseiller titu-

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laire. C'est là un jeu subtil. Maintenant, après la défaite de la Turquie, il va revenir, ceint des lauriers du martyr, et sera de nouveau à la tête du gouvernement. Du point de vue de l'Europe, c'est un personnage parfaitement idéal. A Paris, sa popularité est extrême. (Fandorine porta la main à sa tempe, et Varia remarqua soudain combien il était pâle et combien il avait l'air fatigué.) J'ai essayé d'aller le plus vite possible, mais les trois cents verstes qui séparent Sofia de Guermanly m'ont pris plus de temps que les mille cinq cents entre Paris et Sofia. Ces routes des arrières sont indescriptibles. Dieu merci, Lavrenty Arkadiévitch et moi, nous sommes arrivés à temps. Dès que le général Stroukov m'a annoncé que Votre Excellence était partie à San Stefano en compagnie du journaliste Paladin, j'ai compris que c'était là le quitte ou double d'Anvar Effendi. Ce n'est pas par hasard que le télégraphe est coupé. J'avais très peur, Mikhaïl Dmitriévitch, que cet individu ne profite de votre caractère aventureux et de votre goût des honneurs pour vous convaincre d'aller à Constantinople.

- Et pourquoi cette perspective vous faisait-elle si peur, monsieur le procureur ? demanda Sobolev avec ironie. Les guerriers russes seraient entrés dans la capitale de l'Etat turc, et alors ?

- Comment cela, et alors ? s'écria Mizinov en portant la main à son cour. Vous êtes fou ! C'était la fin de tout !

- La fin de quoi ? essaya de rétorquer Achille en haussant les épaules. Mais Varia lut de l'inquiétude dans ses yeux.

- La fin de notre armée, la fin de nos conquêtes, la fin de la Russie ! déclara d'une voix terrible

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le chef des gendarmes. Le comte Chouvalov, notre ambassadeur en Angleterre, nous a dépêché une information chiffrée. Il a vu de ses propres yeux le mémorandum secret du cabinet de Saint-James. En vertu d'un accord secret passé entre la Grande-Bretagne et l'Empire austro-hongrois, au cas où un seul soldat russe mettrait les pieds à Constantino-ple, l'escadre cuirassée de l'amiral Gorbee ouvre immédiatement le feu tandis que l'armée austro-hongroise passe la frontière serbe et la frontière russe. Vous vous rendez compte, Mikhaïl Dmitrié-vitch. Nous étions menacés d'une défaite bien plus terrible que celle de Crimée. Le pays est exsangue. Après l'épopée de Plevna, nous n'avons plus de flotte dans la mer Noire. Le trésor est vide. La catastrophe aurait été totale. Sobolev, dérouté, se taisait.

- Mais Votre Excellence a eu la sagesse et le bon sens de ne pas aller au-delà de San Stefano, dit Fandorine respectueusement. Lavrenty Arka-diévitch et moi aurions donc pu ne pas tant nous hâter.

Varia vit le visage du général blanc devenir rubicond. Sobolev toussota et n'en acquiesça pas moins d'un signe de tête empli de dignité, les yeux fixés sur le sol de marbre.

Le hasard voulut qu'à cet instant précis le sous-lieutenant Goukmassov se glisse par la porte. Il coula un regard de mépris en direction des uniformes bleus des gendarmes et hurla :

- Excellence, permettez-moi de vous faire mon rapport.

Varia fut envahie d'un sentiment de pitié pour le pauvre Achille, et elle détourna le regard tandis

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que cette bûche de Goukmassov continuait de cette même voix sonore :

- Il est six heures zéro zéro ! Conformément à l'ordre reçu, le bataillon est prêt à se mettre en marche, Gulnora est sellée ! Nous n'attendons plus que Votre Excellence, et en avant pour la ville impériale !

- A remettre, crétin ! bredouilla le héros cramoisi. Au diable la ville impériale !

N'y comprenant plus rien, Goukmassov sortit de la pièce à reculons. Et à peine la porte se referma-t-elle que se passèrent des choses auxquelles personne ne s'attendait.

- Et maintenant, mesdames et messieurs, la parole est à la défense* ! déclara Paladin d'une voix forte.

Il sortit brutalement sa main droite de derrière son dos. Cette main tenait un revolver qui cracha deux fois le tonnerre et l'éclair.

Et dans un même mouvement, comme si elles s'étaient donné le mot, Varia vit les vareuses des deux gendarmes exploser sur le côté gauche de leur poitrine. Les carabines roulèrent à terre dans un bruit métallique, les gendarmes s'effondrèrent presque sans bruit.

Les oreilles assourdies par les coups de feu, Varia n'eut le temps ni d'avoir peur ni de crier, Paladin tendit sa main gauche, l'agrippa solidement par le coude et l'attira à lui, en se protégeant de son corps comme d'un bouclier.

Scène muette, comme dans Le Révizor de Gogol, pensa Varia sans la moindre émotion en voyant un gendarme imposant se profiler à la porte et se figer sur place. Eraste Pétrovitch et Mizinov tendaient

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leur arme. Le général semblait fulminer, le conseiller titulaire avait un air malheureux. Sobolev ouvrit les bras dans un geste de perplexité et resta dans cette position. Mitia Gridnev, la bouche ouverte, battait de ses cils admirables. Pérépelkine, qui avait levé les mains pour reboutonner sa vareuse, oubliait de les baisser.

- Charles, vous êtes devenu fou ! cria Sobolev en faisant un pas en avant. Vous cacher derrière une dame !

- Msieur Fandorine vient de prouver que je suis un Turc, répondit Paladin d'un air ironique, et Varia sentit sur sa nuque son souffle chaud. Or les Turcs ne font pas de manières avec les femmes.

- Ou-ou-ou... gémit Mitia.

Et, baissant la tête comme un petit veau, il se jeta en avant.

Le revolver de Paladin claqua une nouvelle fois, juste sous le coude de Varia, et le jeune sous-lieutenant tomba face contre terre en poussant un dernier cri.

Tous se figèrent de nouveau.

Paladin tirait Varia en arrière et sur le côté.

Sans hausser la voix, il donna un avertissement clair :

- Celui qui bouge, je le descends.

Varia eut l'impression que le mur s'ouvrait dans son dos, et brusquement elle se trouva dans une autre pièce.

Oh, oui ! c'était la salle du trésor de la banque !

Paladin claqua la porte et tira le verrou.

Ils n'étaient plus que tous les deux.

Bulletin du gouvernement (Saint-Pétersbourg) 9 (21) janvier 1878

... incline à des réflexions peu réjouissantes. Voici quelques extraits du discours de M. Kh. Reitern, secrétaire d'Etat, ministre des Finances, prononcé jeudi dernier à la réunion de l'Union panrusse des banques. En 1874, pour la première fois depuis de longues années, nous étions parvenus à un solde positif des recettes sur les dépenses, dit le ministre. Les prévisions budgétaires pour 1876 avaient été calculées par la comptabilité de l'Etat avec un volant de 40 millions de roubles. Cependant une année presque complète d'actions militaires a coûté au trésor un milliard vingt millions de roubles, et nous manquons de moyens pour la poursuite de notre campagne. Les réductions de dépenses dans le budget civil ont fait qu'en 1877 on n'a pas construit en Russie une seule verste de chemin de fer. La dette intérieure et extérieure de l'Etat a pris des proportions inhabituelles et constitue de ce fait...

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Paladin lâcha le coude de Varia qui, horrifiée, s'écarta d'un mouvement vif.

Par la lourde porte, des voix leur parvenaient, fortement assourdies.

- Quelles sont vos conditions, Anvar ? C'était Eraste Pétrovitch.

- Pas de conditions ! (Mizinov) Ouvrez immédiatement cette porte ou je la fais sauter à la dynamite !

- Vous, contentez-vous de donner des ordres dans votre corps de gendarmes ! (Sobolev) Si vous utilisez de la dynamite, elle n'a aucune chance !

- Messieurs, cria en français Paladin qui n'était pas Paladin, cela finit par devenir indécent ! Vous ne me laissez pas bavarder tranquillement avec une dame !

- Charles ! Ou quel que soit votre nom ! hurla Sobolev d'une voix de basse retentissante comme n'en possèdent que les généraux. Si vous touchez ne serait-ce qu'à un cheveu de Varvara Andréevna, je vous pends haut et court sans le moindre jugement et sans instruction !

- Un mot de plus, et je la tue, elle d'abord, avant de me suicider ! lança Paladin en haussant la voix et en prenant des accents tragiques, mais tout en coulant à Varia un clin d'oil amusé, comme s'il venait de se permettre une plaisanterie quelque peu douteuse, mais tellement drôle.

Derrière la porte, ce fut le silence.

- Ne me regardez pas comme s'il venait tout à coup de me pousser des cornes et des griffes, mademoiselle Barbara, dit tout doucement Paladin de sa voix habituelle et en se frottant les yeux d'un geste las. Il va de soi que je n'ai nullement

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l'intention de vous tuer et que je ne souhaiterais en rien mettre votre vie en danger.

- Ah bon ! ? demanda-t-elle perfidement. Alors pourquoi toute cette mise en scène ? Pourquoi avez-vous tué trois hommes qui n'avaient rien fait ? Sur quoi comptez-vous ?

Anvar Effendi (il convenait à présent d'oublier Paladin) sortit sa montre.

- Il est six heures cinq. J'ai eu besoin de toute cette mise en scène pour gagner du temps. A ce propos, inutile de vous soucier pour monsieur le sous-lieutenant. Sachant que vous lui étiez attachée, je lui ai simplement fait un trou dans le mollet, rien de bien grave. Par la suite il pourra se vanter d'avoir été blessé au combat. Quant aux gendarmes, que voulez-vous, c'est leur service qui veut ça.

- Gagner du temps pour quoi faire ? demanda Varia, inquiète.

- Voyez-vous, mademoiselle Barbara, conformément au plan, dans une heure vingt minutes, c'est-à-dire à sept heures et demie, doit arriver à San Stefano le régiment des tirailleurs anatoliens. C'est l'un des meilleurs détachements de la garde turque. On avait calculé qu'à cette heure, Sobolev aurait déjà eu le temps de s'avancer dans la banlieue d'Istanbul, et, pris sous le feu de la flotte anglaise, de battre en retraite. Les soldats de la garde auraient frappé par-derrière les Russes reculant dans le désordre. C'était un plan magnifique, et, jusqu'à la dernière minute, tout marchait exactement comme prévu.

- De quel plan parlez-vous ?

- Je vous le dis, un plan magnifique. Pour commencer, il fallait un peu pousser Michel à s'intéres-

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ser à ce train de passagers qui stationnait dans la gare comme une tentation. Là vous m'avez beaucoup aidé, et je vous en remercie. Vous avez parlé d'" ouvrir un livre ", de " boire une tasse de thé ". C'était sublime. La suite était toute simple : l'orgueil sans limites de notre incomparable Achille, son goût du risque et sa foi dans son étoile devaient parachever l'affaire. Oh ! Sobolev n'aurait pas été tué ! J'y aurais veillé. Premièrement parce que je lui suis sincèrement attaché, deuxièmement parce que la détention du grand Ak Pacha par les Turcs aurait été un point de départ sans pareil pour la seconde étape de la guerre des Balkans... (Anvar poussa un soupir.) Quel dommage que les choses aient été interrompues. Votre jeune vieillard Fandorine mérite des applaudissements. Comme disent les sages orientaux, c'est le karma !

- Que disent-ils exactement ? demanda Varia étonnée.

- Vous voyez, mademoiselle Barbara, vous ne manquez pas d'instruction, vous êtes une jeune intellectuelle, et pourtant vous ne connaissez pas un certain nombre de choses élémentaires, dit sur un ton de reproche l'étrange interlocuteur de la jeune femme. Le karma est l'un des concepts de base de la philosophie indienne et de la philosophie bouddhiste. Il a quelque chose à voir avec la notion chrétienne de destin, mais c'est beaucoup plus subtil. Le malheur de l'Occident est qu'il méprise la sagesse de l'Orient. Et pourtant l'Orient, qui compte beaucoup plus de siècles, est plus avisé et plus complexe. Ma Turquie est justement située à la croisée des deux, et ce pays pourrait avoir un grand avenir.

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Mais Varia interrompit assez sèchement ses réflexions :

- L'heure n'est pas aux conférences. Qu'avez-vous l'intention de faire ?

- Comment cela ? s'étonna Anvar. J'ai l'intention d'attendre sept heures et demie, bien sûr. La première partie du plan a échoué, mais les tireurs anatoliens vont tout de même arriver. Il y aura un combat. Si c'est notre garde qui est victorieuse - et elle a pour elle la supériorité du nombre et l'excellence de l'entraînement de ses soldats, en outre elle va bénéficier d'un effet de surprise -, je suis sauvé. Si Sobolev et ses hommes résistent... Mais ne faisons pas de projets à l'avance. Au fait (il regarda Varia dans les yeux de la manière la plus sérieuse), je connais votre courage, mais n'essayez pas d'avertir vos amis de ce qui les attend. Vous n'aurez pas le temps d'ouvrir la bouche pour crier que je serai obligé de vous mettre un bâillon. Et je le ferai, quels que soient le respect et la sympathie que j'éprouve à votre égard.

A ces mots, il détacha sa cravate pour en faire une boule bien ferme qu'il glissa dans sa poche.

- Un bâillon à une femme ? ricana Varia. Je vous préférais en Français !

- Soyez assurée qu'avec des enjeux de cette taille, un espion français agirait à ma place très exactement de la même manière. J'ai pris l'habitude de ne pas ménager ma personne, et j'ai risqué bien des fois mon existence dans des affaires importantes. Cela me donne le droit de ne pas ménager la vie d'autrui. Ici, mademoiselle Barbara, c'est un jeu d'égal à égal. Un jeu cruel, mais la vie est d'une manière générale remplie de cruauté.

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Vous croyez que je n ai pas éprouvé de pitié pour le valeureux Zourov et pour le brave garçon qu'était McLaughlin ? J'en ai éprouvé, et beaucoup, mais il y a des valeurs plus précieuses que les sentiments.

- Quelles valeurs ? s'écria Varia. Veuillez m'expliquer, monsieur l'intrigant, quelles sont ces idées supérieures au nom desquelles on peut tuer un homme qui vous traite en ami ?

- Excellent sujet de discussion. (Anvar lui avança une chaise :) Asseyez-vous, mademoiselle Barbara, nous avons du temps devant nous. Et ne me regardez pas avec cette hostilité. Je ne suis pas un monstre, je ne suis qu'un ennemi de votre pays. Je n'aimerais pas que vous me considériez comme un démon dénué de toute sensibilité tel que m'a décrit monsieur Fandorine auquel je reconnais une perspicacité exceptionnelle. En voilà un, entre parenthèses, que j'aurais dû mettre à temps hors d'état de nuire... Oui, j'ai tué. Mais tous ici, nous avons tué, et votre Fandorine, et le défunt Zourov, et Mizinov. Quant à Sobolev, c'est un meurtrier au carré, on peut dire qu'il nage dans le sang. Deux rôles seulement sont possibles dans nos jeux masculins : celui de tueur ou celui de tué. Ne vous inventez pas un monde d'illusions, mademoiselle, nous vivons tous dans une jungle. Essayez de me considérer sans parti pris, en oubliant que vous êtes russe et moi turc. Je suis un homme qui a choisi dans la vie une voie très difficile. Un homme en outre auquel vous n'êtes pas indifférente. Je suis même un peu amoureux de vous.

Heurtée par le " un peu ", Varia fronça les sourcils :

- Vous m'en voyez infiniment reconnaissante.

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- Et voilà, je me suis mal exprimé, dit Anvar en ouvrant les bras pour marquer son regret. Je ne peux pas me permettre de tomber sérieusement amoureux, ce serait un luxe impardonnable et dangereux. Mais laissons cela. Permettez-moi plutôt de répondre à votre question. Tromper ou tuer un ami est une lourde épreuve, mais il arrive qu'on soit amené à en passer par là. J'ai eu l'occasion... (Il eut un spasme nerveux du coin de la bouche.) Cependant, quand on voue toute sa personne à un grand but, on est obligé de faire le sacrifice de ses attachements personnels. Tenez, je vais vous donner des exemples tout proches. Je suis certain qu'en tant que jeune fille moderne, vous voyez d'un bon oil les idées révolutionnaires. Il en est bien ainsi, n'est-ce pas ? Or, chez vous, en Russie, les révolutionnaires ont déjà commencé à tirer quelques petits coups de feu. Et bientôt, c'est une véritable guerre secrète qui va éclater, croyez-en un professionnel. Des jeunes gens et des jeunes filles pétris d'idéalisme vont commencer à faire sauter des palais, des trains et des voitures. Et chaque fois, outre le ministre réactionnaire ou le gouverneur ennemi du peuple, seront immanquablement victimes des innocents : parents, collaborateurs, serviteurs. Mais au nom de l'idée, cela ne compte pas, on peut le faire. Attendez un tout petit peu, et vous verrez vos idéalistes travailler à gagner abusivement la confiance de quelqu'un, espionner, tromper, assassiner leurs renégats. Tout cela au nom d'une idée.

- Et quelle est votre idée à vous ? demanda Varia sur un ton coupant.

- D'accord, je vais vous le dire. (Anvar appuya son coude sur l'étagère qui portait les sacs d'ar-

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gent.) Pour ma part, je vois le salut non pas dans la révolution, mais dans l'évolution. L'évolution doit cependant être dirigée dans la bonne direction. Il faut la guider. Notre dix-neuvième siècle décide du destin de l'humanité, j'en suis profondément persuadé. Il faut aider les forces de la sagesse et de la tolérance à prendre le dessus, sinon, dans un avenir proche, la Terre risque de connaître des secousses douloureuses et inutiles.

- Et où résident la sagesse et la tolérance ? Dans les terres de votre Abdùl-Hamid ?

- Non, bien sûr. Je pense aux pays dans lesquels l'homme apprend peu à peu à se respecter lui-même et à respecter les autres, à l'emporter non pas par la force du bâton, mais par celle de la conviction, à soutenir les faibles, à tolérer ceux qui ne pensent pas comme lui. Oh ! combien les processus que connaissent l'Europe occidentale et les Etats-Unis d'Amérique sont prometteurs ! Il va de soi que je suis loin d'idéaliser ces pays. Eux aussi ont beaucoup de boue, de crimes, de stupidités. Mais la direction générale est juste. C'est précisément cette voie que doit emprunter le monde, sinon l'humanité va sombrer dans le chaos et dans la tyrannie. La tache claire sur la carte de la planète est encore bien petite, mais elle grandit rapidement. Il convient seulement de la préserver de la pression des ténèbres. Une grandiose partie d'échecs se déroule, et moi, je joue pour les blancs.

- Et si je comprends bien, la Russie, elle, joue pour les noirs ?

- C'est cela même. Votre énorme pays représente aujourd'hui le plus grand danger qui menace la civilisation. Par ses immensités, sa population

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nombreuse et inculte, sa machine gouvernementale lourde à manier et agressive. Il y a longtemps que je m'intéresse à la Russie, j'ai appris la langue, j'ai beaucoup voyagé, lu les travaux des historiens, étudié le mécanisme de votre Etat, fréquenté vos personnalités marquantes. Donnez-vous la peine de prêter l'oreille à ce que dit cet adorable Michel qui ambitionne de devenir un nouveau Bonaparte. La mission du peuple russe serait la prise de la Ville impériale et la réunion de tous les Slaves. Mais à quelle fin ? Pour que les Romanov dictent encore une fois leur volonté à l'Europe ? Perspective horrible ! Ce que je dis ne vous est pas agréable à entendre, mademoiselle Barbara, mais la Russie représente une menace terrible pour la civilisation. Elle est agitée de l'intérieur par des forces sauvages et destructrices qui, tôt ou tard, s'en échapperont, et à ce moment-là le monde ira mal. C'est un pays instable et absurde qui a pris tout ce qu'il y avait de plus mauvais à l'Occident et dans l'Orient. La Russie doit être remise à sa place, il faut lui raccourcir les bras. Ce sera un bien pour vous aussi, et cela permettra à l'Europe de poursuivre son développement dans la bonne direction. Vous savez, mademoiselle Barbara (et elle entendit soudain un tremblement dans la voix d'Anvar), j'aime beaucoup ma malheureuse Turquie. C'est le pays des grandes occasions man-quées. Mais je suis prêt à sacrifier consciemment l'Etat ottoman pourvu que cela permette d'écarter de l'humanité la menace russe. Si l'on veut rester dans la partie d'échecs, savez-vous ce que c'est qu'un gambit ? Non ? En italien, gambetto signifie " croc-en-jambe ", dare il gambetto, " faire un croc-en-jambe à quelqu'un ". On appelle " gambit " le début

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d'une partie d'échecs dans laquelle on sacrifie une figure pour s'assurer une supériorité stratégique. C'est moi qui ai élaboré le schéma de la partie d'échecs qui est en train de se jouer, et dès le départ j'ai glissé à la Russie une figure attirante, la grasse, l'appétissante et la faible Turquie. L'Empire ottoman va périr, mais Alexandre ne gagnera pas la partie. Cela dit, la guerre s'est déroulée d'une manière si heureuse que finalement tout n'est peut-être pas perdu pour la Turquie. Il lui reste Midhat Pacha C'est un homme remarquable, mademoiselle Barbara, et c'est exprès que je l'ai exclu du jeu pour un temps, mais à présent je vais le réintroduire... Si j'en ai la possibilité, bien sûr. Midhat Pacha va revenir à Istanbul sans être compromis en rien, et il aura le pouvoir entre les mains. Peut-être la Turquie pourra-t-elle alors, elle aussi, passer de la zone des ténèbres à celle de la lumière. On entendit derrière la porte la voix de Mizinov :

- Monsieur Anvar, pourquoi tarder? Vous voyez bien que ce n'est qu'un manque de courage ! Sortez, je vous promets le statut de prisonnier de guerre.

- Et la potence pour l'assassinat de Kazanzakis et de Zourov ! ajouta Anvar dans un murmure.

Varia se remplit la poitrine d'air, mais le Turc veillait. Il sortit son bâillon de sa poche et hocha la tête d'une manière significative. Puis il cria :

- Il faut que je réfléchisse, monsieur le général ! Je vous donnerai ma réponse à sept heures et demie.

Après cela il garda longtemps le silence. Il allait et venait dans la pièce d'un pas agité, consultant sans arrêt sa montre.

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- Pourvu que je sorte d'ici ! marmonna enfin cet homme étrange en donnant un coup de poing à l'étagère en fonte. Sans moi, Abdûl-Hamid ne fera qu'une bouchée du noble Midhat !

Après quoi, comme pris en faute, il fixa Varia de ses yeux bleus et lumineux et expliqua :

- Excusez-moi, mademoiselle Barbara, je suis nerveux. Dans cette partie d'échecs, ma vie n'est pas sans importance. Ma vie est aussi une figure, mais je lui accorde plus de poids qu'à l'Empire ottoman. On peut dire les choses comme cela : l'empire, c'est le fou, et moi je suis la reine. Cela dit, pour gagner, on peut aussi aller jusqu'à sacrifier la reine... En tout cas, il est déjà clair que je n'ai pas perdu la partie, je suis au moins assuré de faire match nul ! (Il eut un rire nerveux.) J'ai réussi à maintenir votre armée à Plevna bien plus longtemps que je ne l'espérais. Vous avez gaspillé du temps et des forces. L'Angleterre a eu le temps de se préparer à la confrontation, l'Autriche a cessé d'avoir peur. Même si la guerre ne connaît pas de seconde étape, la Russie a tout de même perdu. Il lui a fallu vingt ans pour se remettre de la campagne de Crimée, elle passera vingt autres années à panser les blessures que vient de lui causer cette guerre ; et ce aujourd'hui, en cette fin de dix-neuvième siècle où chaque année compte énormément. En vingt ans, l'Europe aura pris une belle avance. Quant à la Russie, elle est appelée désormais à n'être plus qu'une puissance d'importance seconde. Déchirée par l'ulcère de la corruption et du nihilisme, elle va cesser de représenter une menace pour le progrès.

Cette fois, Varia perdit patience :

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- Mais qui êtes-vous donc, pour juger de qui apporte un bien à la civilisation et de qui la dessert ! Monsieur a étudié le mécanisme de notre Etat, il a fréquenté les grands. Et le comte Tolstoï, et Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, vous les avez rencontrés ? La littérature russe, vous l'avez lue ? Sans doute n'en avez-vous pas eu le temps ? Deux fois deux, cela fait toujours quatre, et trois fois trois toujours neuf, c'est cela ? Deux droites parallèles ne se rencontrent jamais ? C'est chez votre Euclide qu'elles ne se rencontrent pas, chez notre Lobatchevski elles se sont rencontrées !

Anvar haussa les épaules.

- Je ne comprends pas votre métaphore. En ce qui concerne la littérature russe, je l'ai lue, bien sûr. C'est une belle littérature qui vaut bien les littératures anglaise et française. Mais la littérature est un jeu, dans un pays normal elle ne peut pas avoir une grande importance. N'oubliez pas que, moi aussi, je suis en quelque sorte un écrivain. Mais il faut s'occuper de choses sérieuses et non pas s'amuser à échafauder des fables sensiblardes. Regardez la Suisse, elle n'a pas de grande littérature, et la vie y est incomparablement plus digne que dans votre Russie. J'y ai passé presque toute mon enfance et mon adolescence, et vous pouvez me croire...

Il n'eut pas le temps d'achever, car ils entendirent au loin le bruit d'une fusillade.

- Ça commence ! Ils ont attaqué avant l'heure ! Anvar colla l'oreille à la porte, ses yeux brillaient d'un éclat fiévreux.

- Malédiction ! et comme par un fait exprès cette maudite salle du trésor n'a pas une seule fenêtre !

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Varia essayait en vain de calmer son cour qui battait furieusement dans sa poitrine. Le tonnerre des coups de feu se rapprochait. Elle entendit Sobolev lancer des ordres mais ne réussit pas à comprendre ce qu'il disait. On entendit crier " Allah ", une salve retentit.

Tout en triturant le barillet de son revolver, Anvar marmonnait :

- Je pourrais tenter une sortie, mais il ne me reste que trois balles... J'ai horreur de l'inaction !

Il eut un sursaut, on tirait dans le bâtiment même.

- Si les nôtres l'emportent, je vous enverrai à Andrinople, dit-il d'une voix précipitée. A présent, la guerre va sans doute se terminer. Il n'y aura pas de seconde étape. C'est dommage. Les choses ne se passent pas toujours comme on les prévoit. Peut-être nous retrouverons-nous un jour. Aujourd'hui, bien sûr, vous me détestez, mais avec le temps, vous comprendrez que j'ai raison.

- Je n'éprouve pour vous aucune haine, dit Varia. Je trouve simplement affligeant de voir un homme aussi talentueux que vous s'occuper de choses aussi abjectes. Je repense au récit qu'a fait Mizinov de votre vie...

- Vraiment ? fit Anvar d'un air distrait en tendant l'oreille pour mieux entendre la fusillade.

- Oui. Que d'intrigues, que de morts ! Le Cir-cassien qui chantait des airs d'opéra avant son exécution était bien votre ami, n'est-ce pas ? Lui aussi, vous l'avez sacrifié ?

- Je n'aime pas repenser à cette histoire, fit-il d'un ton sévère. Savez-vous qui je suis ? Je suis un accoucheur, j'aide l'enfant à venir au monde, et

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mes mains sont dans le sang et dans les glaires jusqu'au coude-Une salve se fit entendre, toute proche.

- Je vais ouvrir la porte, dit Anvar en armant son revolver, et venir en aide aux miens. Vous, vous restez là, et surtout ne sortez pas la tête. Cela ne va pas durer longtemps.

Il tira le verrou et soudain resta figé. Dans la banque on ne tirait plus. Seuls parvenaient des éclats de voix dont il était impossible de comprendre si c'était du russe ou du turc. Varia retint sa respiration.

- Je vais te casser la gueule ! Rester caché dans un coin en attendant que ça se passe, nom de nom ! hurla une voix de sous-officier.

A entendre cette voix si suavement familière, Varia eut le sentiment que tout se mettait à chanter en elle.

Ils ont tenu ! Ils ont résisté !

Les coups de feu s'éloignaient de plus en plus, on entendit très clairement un " hourrah " prolongé.

Anvar ne bougeait pas. Il avait les yeux fermés et son visage était calme et attristé. Quand la fusillade s'arrêta tout à fait, il défit le verrou et entrouvrit la porte.

- C'est fini, mademoiselle Barbara. Votre emprisonnement a pris fin. Vous pouvez sortir.

- Et vous ? dit-elle dans un souffle.

- La reine est sacrifiée sans grand bénéfice. C'est dommage. Pour le reste, tout demeure inchangé. Allez-y et bonne chance !

- Non ! fit-elle en se dégageant. Je ne vous laisserai pas là. Rendez-vous, je témoignerai en votre faveur à votre procès.

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- Pour qu on me ferme la bouche et qu'on finisse tout de même par me pendre? ricana Anvar. Non, merci. Il y a deux choses que je déteste particulièrement au monde, l'humiliation et la capitulation. Adieu, je veux rester un peu seul

II prit Varia par la manche et, la poussant légèrement, lui fit franchir la porte. Un instant après le verrou de fer était tiré.

Varia avait devant elle un Fandorine tout pâle. Près de la fenêtre dont les vitres étaient brisées, le général Mizinov admonestait ses gendarmes occupés à balayer les éclats de verre. Dehors il faisait tout à fait jour.

- Où est Michel "> demanda-t-elle, inquiète. Il a été tué ? Blessé ?

- Il est sain et sauf, répondit Eraste Pétrovitch en examinant la jeune fille en détail. Il est dans son élément, il poursuit l'adversaire. C'est le pauvre Pérépelkine qui a été blessé une fois de plus : il s'est fait arracher la moitié d'une oreille d'un coup de yatagan. Cela va lui valoir une nouvelle décoration. Ne vous inquiétez pas non plus pour le sous-lieutenant Gridnev, il est vivant lui aussi.

- Je sais, dit-elle.

Fandorine plissa légèrement les yeux. Mizinov, s'approchant d'eux, recommença à se plaindre :

- Encore un trou dans ma capote. Quelle journée ! Il vous a laissée sortir ! Maintenant on va pouvoir y aller avec de la dynamite.

Et, s'approchant doucement, il passa la main sur l'acier de la porte.

- Je pense que deux sacs, ce sera parfait. A moins que ce ne soit trop ? Ce serait bien de le prendre vivant, ce salaud !

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De la salle du trésor parvint soudain un air d'opéra siffloté harmonieusement et avec désinvolture.

Mizinov en fut scandalisé :

- Et le voilà encore qui sifflote ! Quelle engeance ! Attends un peu, je vais venir t'aider. Novgorodtsev ! Envoyez un homme chercher de la dynamite au détachement des sapeurs !

- On n'aura pas b-b-besoin de dynamite, dit Eraste Pétrovitch à voix basse tout en tendant l'oreille.

- Vous bégayez de nouveau, lui fit remarquer Varia. Cela veut-il dire que tout est terminé ?

Sa tunique blanche aux parements rouges largement ouverte, Sobolev entra en faisant sonner ses bottes.

- Ils ont battu en retraite ! annonça-t-il dune voix cassée par le combat. Les pertes sont énormes, mais ce n'est pas grave, on attend un nouveau contingent. Qui est-ce qui siffle si agréablement ? Mais c'est Lucia di Lammermoor, j'adore !

Le général se mit à chanter d'une agréable voix de baryton un peu rauque :

Del ciel clémente un riso, La vita a noi sara !

Il achevait la dernière strophe en y mettant tout le sentiment nécessaire quand un coup de feu claqua derrière la porte.

Les Nouvelles du gouvernement de Moscou 19 février (3 mars) 1878

LA PAIX EST SIGNEE !

"Aujourd'hui, jour anniversaire de la grande date qui a vu, il y a dix-sept ans, les bienfaits suprêmes se répandre sur nos paysans, une nouvelle page radieuse vient de s'inscrire dans la chronique du règne du tsar libérateur. Les responsables russes et turcs ont signé à San Stefano une paix qui a mis fin à la glorieuse guerre de libération des peuples slaves du pouvoir turc. Selon les termes du traité, la Roumanie et la Serbie acquièrent une indépendance totale, un vaste royaume bulgare est créé, quant à la Russie, elle obtient en dédommagement de ses frais de guerre 410 millions de roubles dont l'essentiel sera versé sous forme de cessions territoriales parmi lesquelles la Bessarabie et Dobroudja, mais également Ardagan, Kars, Batoum, Bajazet... "

- Et voilà, la paix est signée, en outre c'est une bonne paix. Et vous qui aviez prévu le pire, mon-

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sieur le pessimiste, dit Varia qui une fois encore ne parlait pas de ce dont elle avait envie de parler.

Le conseiller titulaire avait déjà fait ses adieux à Pétia, et l'ex-prisonnier et actuellement homme libre Pétia lablokov était déjà monté dans le compartiment pour prendre possession du lieu et commencer à disposer leurs affaires. Du fait de l'heureuse conclusion de la guerre, le jeune homme avait été non seulement entièrement blanchi, mais honoré d'une médaille pour application dans le service.

Ils auraient pu partir depuis déjà une quinzaine de jours, et Pétia insistait pour qu'ils le fassent, mais Varia tardait sans trop savoir pourquoi.

Avec Sobolev, la séparation s'était mal faite, il s'était vexé. Mais bon, tant pis. Un héros de sa trempe trouverait rapidement quelqu'un pour le consoler.

Et voici qu'était venu le jour de prendre congé d'Eraste Pétrovitch. Depuis le matin, Varia était-nerveuse. Pour une broche qu'elle ne retrouvait pas, elle avait fait au pauvre Pétia une scène pas possible qui s'était terminée par une crise de larmes.

Fandorine restait à San Stefano, la signature du traité de paix n'ayant nullement mis fin au travail diplomatique. Pour leur dire au revoir, il arrivait d'ailleurs directement d'une réception, aussi était-il en smoking, haut-de-forme et cravate de soie blanche. Il offrit à Varia un bouquet de violettes de Parme, poussa force soupirs en dansant d'un pied sur l'autre, mais ne brilla nullement par son éloquence.

- Ce traité de paix est t-t-t-rop avantageux, l'Europe ne le reconnaîtra pas. Anvar a excellem-

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ment joué son gambit, moi j'ai perdu. On m'a décoré alors qu'on aurait dû me traduire en justice.

- Comme vous êtes injuste à l'égard de vous-même, comme vous êtes dur ! dit-elle avec flamme en craignant de se mettre à pleurer. Pourquoi travaillez-vous toujours à vous punir ? Sans vous, je ne sais pas où nous en serions tous...

- Lavrenty Arkadiévitch m'a dit à peu près la même chose, fit Fandorine en ricanant, et il m'a promis la récompense de mon choix, pourvu qu'elle soit en son pouvoir.

Cette information fit plaisir à Varia.

- C'est vrai ? Je suis contente ! Et alors, qu'avez-vous souhaité ?

- Que l'on m'envoie travailler au bout du monde, le plus loin possible de tout cela, fit-il avec un geste indéterminé de la main.

- Quelle sottise ! Et qu'a dit Mizinov ?

- Il s'est mis en colère. Mais une parole donnée est une parole donnée. Quand les p-p-p-pouparlers seront achevés, je quitterai Constantinople pour Port-Saïd et de là, en bateau, j'irai au Japon. Je suis nommé second secrétaire à l'ambassade de Tokyo. Il n'y a rien de plus éloigné.

- Au Japon...

Elle ne réussit pas à contenir ses larmes, qu'elle essuya de son gant d'un geste rageur.

La cloche qui annonçait le départ retentit, la locomotive fit entendre sa voix, Pétia passa la tête par la fenêtre :

- Varenka, c'est l'heure. Le train va partir. Eraste Pétrovitch eut l'air gêné et baissa les yeux.

- Au r-r-r-revoir, Varvara Andréevna. J'ai été très heureux...

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Mais il n'acheva pas.

Varia lui saisit la main d'un geste nerveux, ses yeux clignaient de plus en plus vite pour chasser les larmes qui coulaient.

- Eraste... ne put-elle s'empêcher de crier.

Mais les mots ne vinrent pas, ils lui restèrent dans la gorge. Fandorine eut un tressaillement du menton, mais il ne dit rien.

Les roues firent entendre un premier cliquetis, le wagon bougea.

- Varia ! je vais partir sans toi ! hurla Pétia désespéré. Dépêche-toi !

Elle se retourna, hésita encore une seconde, puis sauta sur la marche qui passait dans un mouvement lent le long du quai.

- ... Et avant tout un bon bain chaud. Puis chez Philipov acheter de la pâte d'abricot que tu aimes tant. Après cela, à la librairie voir ce qu'il y a de neuf, puis à l'université. Tu imagines toutes les questions qu'on va nous poser, tu vois un peu...

Varia se tenait à la fenêtre, accompagnant de hochements de tête les bredouillements heureux de Pétia. Elle avait envie de regarder de toutes ses forces la silhouette noire restée sur le quai, mais bizarrement ladite silhouette avait un comportement étrange, ses contours se diluaient. Ou alors étaient-ce ses yeux à elle qui avaient quelque chose ?

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The Times (Londres) 10 mars (26 février) 1878

Le gouvernement de sa majesté dit " non "

Lord Derby a déclaré aujourd'hui que le gouvernement britannique, soutenu par les gouvernements de la majorité des pays européens, refuse catégoriquement de reconnaître les conditions scélérates de la paix imposée à la Turquie par les appétits démesurés du tsar Alexandre. Le traité de San Stefano est contraire aux intérêts de la défense européenne et doit être reconsidéré à un congrès convoqué à cette fin auquel prendront part la totalité des grandes puissances.









Troisieme livre=:

LEVIATHAN



Eléments provenant du dossier secret du commissaire Gauche

Procès-verbal de la visite effectuée sur les

lieux du crime commis le soir du 15 mars 1878

en l'hôtel particulier de lord Littleby, rue de

Grenelle (7e arrondissement de Paris)

[Fragment]

... Pour une raison non élucidée, l'ensemble des serviteurs se trouvaient à l'office situé au rez-de-chaussée de l'hôtel particulier, à gauche du vestibule (point 3 du croquis 1). L'emplacement précis des corps est indiqué sur le croquis 4, comme suit :

n° 1 - corps du majordome, Etienne Delarue, 48 ans ;

n° 2- corps de l'économe, Laura Bernard, 54 ans ;

n° 3 - corps du valet de chambre du maître de maison, Marcel Prou, 28 ans ;

n° 4 - corps du fils du majordome, Luc Delarue, 11 ans ;

n° 5 - corps de la femme de chambre, Ariette Foch, 19 ans ;

n° 6 - corps de la petite-fille de l'économe, Anne-Marie Bernard, 6 ans ;

n° 7 - corps du gardien Jean Lesage, 42 ans, décédé à l'hôpital Saint-Lazare le 16 mars au matin, sans avoir repris connaissance ;

n° 8- corps du gardien Patrick Trouabra, 29 ans ;

n° 9 - corps du portier, Jean Carpentier, 40 ans.

Les corps nos 1-6 se trouvaient en position assise, autour de la grande table de la cuisine. Parmi eux, les nos 1-3 avaient la tête pendante et les bras croisés, le n° 4 avait la joue posée sur ses mains jointes, le n° 5 était renversé contre le dossier de sa chaise, tandis que le n° 6 était assis sur les genoux du n° 2. Les visages des n°s 1-6 étaient calmes, sans le moindre signe de peur ou de souffrance. Par ailleurs, les nos 7-9, ainsi qu'on peut le voir sur le plan, gisaient à terre, à l'écart de la table. Le n° 7 tenait un sifflet dans la main, alors qu'aucun des voisins n'a entendu de coup de sifflet la veille au soir. Les visages des nos 8 et 9 étaient figés dans une expression d'effroi ou, en tout cas, d'extrême étonnement (les photographies seront présentées demain dans la matinée). Aucune trace de lutte n'a été relevée. De même, l'examen superficiel des corps n'a permis de déceler aucune lésion. La cause du décès est impossible à déterminer sans autopsie. D'après les indices de rigidité cadavérique, le médecin légiste, maître Bernheim, a établi que la mort était survenue à des moments différents, entre 10 heures du soir (n° 6) et 6 heures du matin, le n° 7, ainsi qu'indiqué plus haut, étant décédé plus tard, à l'hôpital. Sans attendre les résultats de l'expertise médicale, je hasarderai l'hypothèse que les victimes ont toutes subi les effets d'un poison violent à action soporifique rapide. Quant au moment où s'est produit l'arrêt cardiaque, il a été fonction soit de la dose de poison reçue, soit de la résistance physique de chacune des victimes.

La porte d'entrée de l'hôtel particulier était fermée mais pas verrouillée. Cependant, la fenêtre de l'orangerie (point 8 du croquis 1) porte des traces évidentes d'effraction : la vitre a été brisée ; sous la fenêtre, sur

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une étroite bande de terre ameublie, on a relevé une vague empreinte de chaussure d'homme ayant une semelle de 26 centimètres, un bout pointu et un talon ferré (des photographies seront présentées). Selon toute probabilité, le criminel a pénétré dans la maison en passant par le jardin, cela après que les serviteurs, empoisonnés, eurent sombré dans l'inconscience - sinon ils auraient immanquablement entendu les bruits de verre cassé. En même temps, on ne comprend pas, alors que les serviteurs étaient déjà neutralisés, pourquoi le criminel s'est senti obligé de s'introduire par le jardin, alors qu'il pouvait tranquillement pénétrer à l'intérieur de la maison depuis l'office. Quoi qu'il en soit, depuis l'orangerie le criminel est monté au premier étage, où se trouvent les appartements privés de lord Littleby (cf. croquis 2). Ainsi qu'on peut le voir sur le croquis, la partie gauche du premier étage ne comprend que deux pièces : la salle où est exposée la collection de raretés indiennes et, contiguë à la salle, la chambre à coucher du maître de maison. Le corps de lord Littleby est désigné sous le n° 10 du croquis 3 (voir également le silhouettage au sol). Lord Littleby était revêtu d'une veste d'intérieur et d'un pantalon de drap, sa cheville droite était entourée d'une grosse épaisseur de bande. D'après l'examen préliminaire du corps, la mort a été causée par un coup d'une force inhabituelle porté dans la région pariétale au moyen d'un objet de forme oblongue. Le coup a été assené de face. Autour, sur plusieurs mètres, le tapis était maculé de sang et de substance cérébrale. De même, des éclaboussures ont été relevées sur la vitrine fracassée, dans laquelle, à en juger par un petit écriteau, se trouvait précédemment la statuette

du dieu Shiva (inscription portée sur l'écriteau : " Bangalore, 2e moitié xvif s., or "). Servant de toile de fond à la statuette disparue, se trouvaient des foulards indiens entièrement peints, dont l'un manque également.

Extrait du rapport du docteur Bernheim, concernant les résultats de l'étude d'anatomopa-thologie des cadavres ramenés de la rue de Grenelle

... Cependant, si la cause de la mort de lord Litt-leby (cadavre n° 10) est claire, seule la puissance du coup qui a fracassé la boîte crânienne en sept morceaux pouvant être ici considérée comme exceptionnelle, en revanche, pour les corps nos 1-9, le tableau était moins évident et a nécessité non seulement une autopsie mais également des analyses de laboratoire. Dans une certaine mesure cette tâche a été facilitée par le fait que J. Lesage (n° 7) était encore en vie lors de l'examen initial et que certains signes caractéristiques (pupilles rétractées, respiration ralentie, peau froide et visqueuse, rubéfaction des lèvres et des lobes auriculaires) pouvaient laisser supposer un empoisonnement à la morphine. Malheureusement, lors de ce premier examen sur les lieux, nous sommes partis de l'idée apparemment évidente d'un poison administré par voie orale, raison pour laquelle nous n'avons examiné avec soin que la cavité buccale et le pharynx des victimes. Aucun signe pathologique n'ayant été décelé, l'expertise s'est retrouvée dans l'impasse. C'est seulement lors de l'examen effectué à la morgue qu'a été découverte, chez chacune des neuf victimes, la trace à peine perceptible

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d'une injection à la saignée du bras gauche. Bien que cela sorte de ma sphère de compétences, je me permettrai d'avancer, non sans une bonne dose de certitude, que les piqûres ont été faites par un individu possédant une expérience indéniable en la matière. Deux faits m'ont conduit à cette conclusion : 1) les injections ont été réalisées avec une précision exceptionnelle, aucune des victimes examinées ne présentant la moindre trace visible d'hématome ; 2) avec la morphine, le délai normal de perte de connaissance est de trois minutes, ce qui signifie que les neuf injections ont été effectuées dans ce strict intervalle de temps. Soit il y avait plusieurs opérateurs (ce qui est peu vraisemblable), soit il y en avait un seul et, dans ce cas, il s'agit d'un individu d'une habileté véritablement stupéfiante - même à supposer qu'il ait préparé à l'avance autant de seringues que de victimes. En effet, on imagine mal un individu en pleine possession de ses facultés tendant son bras pour qu'on lui fasse une piqûre alors que, sous ses yeux, quelqu'un vient de perdre connaissance à la suite d'une injection semblable. Mon assistant, maître Joly, considère, il est vrai, que tous ces gens pouvaient se trouver en état de transe hypnotique. Toutefois, au cours de ma longue carrière, je n'ai jamais été confronté à rien de semblable. J'attire également l'attention de monsieur le commissaire sur le fait que les nos 7-9 étaient étendus à terre dans des attitudes traduisant un trouble manifeste. Je suppose que ces trois personnes sont les dernières à avoir reçu l'injection (ou bien encore possédaient-elles une capacité de résistance particulièrement forte) et qu'avant de perdre connaissance elles ont compris que quelque chose de suspect arrivait à leurs

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compagnons. L'analyse de laboratoire a montré que chacune des victimes avait reçu une dose de morphine environ trois fois supérieure à la dose fatale. A en juger par l'état du corps de la fillette (n° 6), sans nul doute la première à décéder, les injections ont été effectuées le 15 mars entre 9 et 10 heures du soir.

Dix vies pour une idole en or !

Crime cauchemardesque dans un quartier huppé

Aujourd'hui, 16 mars, tout Paris ne parle que du crime effroyable qui est venu troubler le calme et la tranquillité de l'aristocratique rue de Grenelle. Le correspondant de La Revue parisienne est accouru sur les lieux de la tragédie, afin de satisfaire la légitime curiosité de nos lecteurs.

Ce matin vers huit heures, comme à l'accoutumée, le postier Jacques Lechien a sonné à la porte de l'élégant hôtel particulier appartenant au célèbre collectionneur britannique lord Littleby. Constatant que le portier Carpentier, chargé personnellement de prendre le courrier pour Son Excellence, ne venait

pas lui ouvrir, M. Lechien s'est étonné et, remarquant que la porte d'entrée était entrebâillée, il a pénétré dans le vestibule. Une minute plus tard, ce vétéran des services postaux âgé de soixante-dix ans ressortait à toute vitesse dans la rue en poussant un hurlement sauvage. Appelée sur les lieux, la police a

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découvert dans la maison un vrai champ de bataille : sept serviteurs et deux enfants (le fils du majordome, âgé de onze ans, et la petite-fille de l'économe, âgée de six ans) dormaient du sommeil éternel. Montés au premier étage, les policiers y ont découvert le maître de maison, lord Littleby. Il baignait dans une mare de sang, assassiné dans le sanctuaire où il conservait sa célèbre collection de raretés orientales. Agé de cinquante-cinq ans, l'Anglais était une figure bien connue de la haute société de notre capitale. Il passait pour un homme excentrique et misanthrope, mais les archéologues et les orientalistes tenaient lord Littleby pour un authentique connaisseur de l'histoire indienne. Les tentatives répétées de la direction du Louvre pour acheter à lord Littleby certaines pièces de sa collection extrêmement variée se sont toujours vu opposer un refus

indigné. Le défunt chérissait tout particulièrement une statuette en or de Shiva, une pièce unique estimée par les connaisseurs à un demi-million de francs au bas mot. Homme anxieux et méfiant, lord Littleby craignait énormément les voleurs, au point que son sanctuaire était gardé de jour comme de nuit par deux hommes armés.

On ne comprend pas la raison qui a poussé les gardes à quitter leur poste pour descendre au rez-de-chaussée. De même, on se demande à quelle force mystérieuse a recouru le criminel pour que tous les occupants de la maison se soumettent à sa volonté sans la moindre résistance (la police soupçonne l'utilisation d'un poison à effet rapide). Toutefois, il est évident que le malfaiteur ne s'attendait pas à trouver chez lui le maître des lieux - son plan diabolique a manifestement été bouleversé. C'est probablement

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ce qui explique la sauvagerie avec laquelle l'honorable collectionneur a été mis à mort. Tout porte à croire que, pris de panique, l'assassin s'est enfui précipitamment. En tout cas, il s'est uniquement emparé de la statuette ainsi que d'un des foulards peints exposés dans la même vitrine et dont il a dû se servir pour envelopper le Shiva d'or - faute de quoi l'éclat de la statuette risquait fort d'attirer l'attention de quelque passant attardé. Aucun des autres objets de valeur (et la collection en compte plus d'un) n'a été touché. Votre correspondant a pu établir que lord Littleby s'était trouvé chez lui par hasard, à la suite d'un fatal concours de circonstances. Le collectionneur serait en effet parti pour les eaux dans la soirée d'hier si une subite crise de goutte ne l'avait retenu chez lui, pour son plus grand malheur.

Par son ampleur, son caractère sacrilège et son

cynisme, l'assassinat collectif commis rue de Grenelle défie l'imagination. Quel mépris à l'égard de la vie humaine ! Quelle monstrueuse cruauté ! Et pour quoi ? Pour une statuette d'or désormais impossible à revendre ! Une fois fondu, ce même Shiva sera transformé en un vulgaire lingot d'or de deux kilogrammes. Deux cents grammes de métal jaune, tel est le prix accordé par l'assassin à chacun des dix êtres humains dont il a pris la vie. O tempora, o mores ! nous exclamerons-nous à l'instar de Cicéron.

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