Fandorine se dit : Je viens de tuer quatre hommes, et cela ne me fait rien. Cette nuit terrible avait durci l'âme de l'assesseur de collège.

Pour commencer, il prit Micha le Petit par le col et le secoua énergiquement avant de lui appliquer deux claques retentissantes. Il ne s'agissait pas de se venger, mais de l'aider à retrouver ses esprits au plus vite. Ces taloches eurent un effet absolument magique. Micha le Petit entra la tête dans ses épaules et se mit à pleurnicher :

- Ne me bats pas, grand-père ! Je dirai tout ! Ne me tue pas ! Je suis trop jeune pour mourir !

Fandorine considérait cette jolie petite gueule défigurée par les pleurs avec stupéfaction. La nature humaine n'en finissait pas de le surprendre par son caractère imprévisible. Qui aurait pu imaginer que le souverain absolu de la pègre, la terreur de la police moscovite, allait ainsi s'effondrer pour

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une paire de gifles ? Pour voir l'effet que cela produisait, Fandorine balança très légèrement son nunchaku. Micha arrêta sur-le-champ sa lamentation, fixa d'un regard fasciné le bâton ensanglanté qui se balançait en mesure, se recroquevilla sur lui-même et se mit à trembler. C'était à peine croyable, la ruse avait marché. Une très grande cruauté est l'envers de la couardise, se dit avec philosophie Eraste Pétrovitch. Ce qui, dans le fond, n'a rien d'étonnant, car ce sont bien les deux traits les plus négatifs qui puissent se rencontrer chez les fils des hommes.

- Si tu veux que je te livre à la police au lieu de te liquider ici même, réponds à mes questions, dit l'assesseur de collège de sa voix normale, sans plus jouer le vieil illuminé.

- Et si je réponds, tu me tueras pas ? demanda Micha en reniflant.

Fandorine fronça les sourcils. Il y avait tout de même quelque chose qui clochait. Il n'était pas possible qu'un pleurnichard pareil fasse régner la terreur sur les milieux criminels d'une grande ville comme Moscou. Il fallait pour cela une volonté de fer et une force de caractère exceptionnelle. Ou quelque chose qui remplace avantageusement ces qualités. Mais quoi ?

- Où est le million ? demanda Eraste Pétrovitch d'un air morne.

- Là où il était, répondit Micha le Petit sans hésiter une seconde. Le nunchaku oscilla de nouveau, menaçant.

- Adieu, Mitia. Je t'avais prévenu. D'ailleurs je préfère cette solution, je vengerai ainsi mes deux camarades.

- Dieu m'est témoin, je te dis la vérité !

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Terrorisé, le petit homme se cacha le visage dans les mains, et, face à ce spectacle, Fandorine éprouva brusquement une insupportable nausée.

- Je joue franc jeu, grand-père, tiens, je le jure sur ma tête. Le fric a pas bougé de la serviette.

- Et où se trouve la serviette ? Micha avala sa salive, tordit nerveusement les lèvres et répondit d'une voix à peine audible :

- Ici, dans une cachette.

Eraste Pétrovitch posa son nunchaku - il n'en aurait plus besoin -, ramassa son Herstal et, d'un geste brusque, remit Micha sur ses pieds.

- Viens, tu vas me montrer ça !

Pendant que le Petit grimpait 3 'échelle, d'en dessous Fandorine lui tapait le postérieur avec le canon de son revolver tout en continuant à lui poser des questions :

- Qui t'a mis au courant pour le Chinois ?

- Ben, lui, Piotr Parménytch. (Micha se retourna et leva ses petits bras courts.) Moi, qu'est-ce que je suis, pour finir ? Son esclave, rien d'autre. Il est mon bienfaiteur, mon protecteur. Mais il est drôlement exigeant, y me prend presque la moitié de ce que je ramasse.

Eraste Pétrovitch eut un grincement de dents. Bravo ! Mille fois bravo ! Ainsi le responsable de la Section spéciale, le bras droit du général gouverneur, était le chef et le protecteur du Moscou criminel. On comprenait à présent les raisons pour lesquelles personne ne pouvait mettre la main sur cet avorton de Micha et pourquoi celui-ci avait réussi à prendre un tel pouvoir dans la Khitrovka. Eh bien, bravo, mon cher Khourtinski ! Vive le conseiller aulique !

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Ils prirent un couloir sombre et suivirent un dédale de petits passages étroits et malodorants. Ils tournèrent deux fois à gauche, une fois à droite. Micha s'arrêta devant une porte basse que l'on ne remarquait pas de prime abord et à laquelle il frappa d'une manière complexe et convenue. Ce fut Fiska qui ouvrit. Vêtue en tout et pour tout d'une chemise, cheveux défaits, visage aviné, barbouillé de sommeil. L'arrivée des deux hommes ne l'étonna pas le moins du monde, et Fandorine n'eut même pas droit à un regard. Elle regagna son lit en traînant ses pieds sur le sol en terre battue, se laissa lourdement tomber sur sa couche et, aussitôt, fit entendre une respiration bruyante. Dans un coin de la pièce, Fandorine remarqua un élégant trumeau, emprunté de toute évidence au boudoir d'une femme du monde. Sur le trumeau, une lampe à huile brûlait en dégageant de la fumée.

- C'est chez elle que je cache tout, annonça Micha le Petit. Elle est bête, mais sûre. ^ D'une main ferme, Eraste Pétrovitch attrapa l'avorton par son cou fluet, le tira vers lui, et fixant ses yeux ronds de poisson, il lui demanda en détachant chaque syllabe :

- Et qu'est-ce que tu as fait au général Sobolev ?

- Rien, répondit Micha en faisant trois rapides signes de croix. Que je sois pendu si je mens ! Je sais rien de rien du général. Piotr Parménytch m'a demandé de prendre la serviette dans le coffre et de faire le travail proprement. Y m'a dit aussi que personne risquait de venir et qu'on s'apercevrait pas que la serviette avait disparu. J'ai fait le boulot, c'était pas compliqué. Y m'a aussi dit que, quand les choses se seraient tassées, on se partagerait le fric et qu'y me ferait quitter Moscou avec des papiers

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neufs. Mais que si je tentais quèque chose, y saurait me retrouver même sous terre. Et ça, y le ferait, Piotr Parménytch, on peut compter sur lui ! Micha enleva du mur un petit tapis représentant Stenka Razine et sa princesse, ouvrit une porte et se mit à chercher à tâtons. Fandorine, lui, restait comme paralysé, couvert soudain d'une sueur froide et essayant de comprendre dans toute son ampleur la signification monstrueuse de ce qu'il venait d'entendre.

Personne ne risquait de venir et on ne s'apercevrait pas de la disparition de la serviette... Voilà ce qu'avait dit Khourtinski à son homme de main. Le conseiller aulique savait donc que Sobolev ne reviendrait pas vivant au Dusseaux !

Eraste Pétrovitch avait cependant sous-estime le maître de la Khitrovka. Micha n'était pas un naïf ni le pitoyable pleurnichard qu'il avait fait mine d'être. Tournant la tête, il vit que le policier, comme prévu abasourdi par ses révélations, avait baissé sa garde. Vif comme l'éclair, le malfrat fit volte-face. Eraste Pétrovitch vit le canon d'une arme braqué sur lui et eut juste le temps de le frapper par en dessous. L'arme cracha une flamme dans un bruit de tonnerre, et Fandorine sentit un souffle chaud lui caresser le visage. De la poussière tomba du plafond. Le doigt de l'assesseur de collège se posa machinalement sur la détente, et, sa sécurité étant débloquée, le Herstal tira docilement. Micha le Petit porta ses mains à son ventre et s'affaissa en gémissant faiblement. Se rappelant le coup de la bouteille, Eraste Pétrovitch se tourna vers Fiska. Mais en réponse à tout ce fracas, celle-ci n'avait même pas levé la tête, se contentant de la couvrir avec son oreiller.

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Fandorine comprenait à présent la complaisance inattendue de Micha. Le truand avait joué habilement en endormant la vigilance du policier pour le conduire là où il le voulait. Mais comment aurait-il pu savoir que, même parmi les " rampants " japonais, Eraste Pétrovitch était renommé pour l'extrême rapidité de ses réactions ?

La question maintenant était de savoir si la serviette était là. Eraste Pétrovitch repoussa du pied le corps qui se tordait de douleur et plongea la main dans la niche. Bientôt ses doigts rencontrèrent la surface grumeleuse du cuir. Elle était là !

Fandorine se pencha sur Micha. Celui-ci clignait des yeux sans arrêt et passait nerveusement la langue sur ses lèvres exsangues. Des petites gouttes de sueur perlaient à son front.

- Un docteur ! gémit le blessé. Je raconterai tout, je cacherai rien !

Eraste Pétrovitch jugea la blessure grave, mais le Herstal était de petit calibre, ce qui donnait à Micha une chance de s'en tirer pour peu qu'il soit rapidement conduit à l'hôpital. Et il fallait qu'il s'en tire, son témoignage était trop précieux.

- Reste là, et ne t'agite pas, dit Fandorine à haute voix. Je vais aller chercher un fiacre. Si tu essayes de fuir, tu vas te vider de tout ton sang.

La taverne était vide. A travers les lucarnes troubles filtraient les pâles lueurs de l'aube. Au beau milieu de la salle, un type et une bonne femme étaient enlacés à même le sol crasseux. La femme avait sa jupe relevée, et Eraste Pétrovitch se détourna. Apparemment, il n'y avait personne d'autre. Si : dans un coin, l'aveugle de la veille au soir dormait sur un banc, sa besace sous la tête, son bâton par terre. Mais pas trace d'Abdoul le

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tenancier. Or Fandorine avait absolument besoin de le voir. Mais c'était quoi, ce bruit ? On aurait dit que quelqu'un ronflait dans l'arrière-salle.

Eraste Pétrovitch écarta doucement le rideau d'indienne et se sentit soulagé : ce salaud était là, étendu sur le coffre, sa barbe pointant en l'air, ses lèvres épaisses entrouvertes.

Et c'est directement entre ses dents qu'Eraste Pétrovitch enfonça le canon de son arme. Il dit d'une voix mielleuse :

- Debout, Abdoul ! Il paraît que la nuit porte conseil.

Le Tatar ouvrit les yeux. Ils étaient noirs, troubles, dénués de toute expression.

- Allez, secoue-toi un peu, cours, lui conseilla Fandorine. Et moi, je t'abats comme un chien.

- Pourquoi tu veux que j'coure, répondit calmement le meurtrier en bâillant à se décrocher la mâchoire. J'suis plus un gamin pour courir.

- Tu es bon pour la potence, dit Fandorine en fixant haineusement les petits yeux indifférents.

- Eh ben, si ça doit être comme ça, ça sera comme ça, admit le Tatar. Si c'est la volonté d'Allah...

L'assesseur de collège luttait de toutes ses forces contre une irrésistible démangeaison dans l'index droit.

- Et tu oses encore te référer à Allah, ordure ! Où sont les deux hommes que tu as tués ?

- J'ies ai flanqués dans mon p'tit débarras, annonça le monstre sans rechigner. J'pensais les balancer à la rivière. Tiens, il est là, l'débarras, ajouta-t-il en montrant une porte en planches.

La porte était fermée par une targette. Eraste Pétrovitch ôta à Abdoul sa ceinture en cuir et s'en

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servit pour lui lier les mains, après quoi, le cour serré, il releva la targette. A l'intérieur, tout était noir.

Après une courte hésitation, l'assesseur de collège fit un pas, un autre, et brusquement quelqu'un le frappa puissamment à l'arrière du cou avec le tranchant de la main. A demi étourdi, n'y comprenant rien, il s'effondra face contre terre. Là, on s'abattit sur lui et dans un souffle brûlant on lui dit à l'oreille :

- Où être maître à moi ? Toi tué lui, chien !

Péniblement, cherchant ses mots - le coup avait été rude et, en plus, la douleur se répercutait dans la bosse causée la veille par la bouteille -, Fandorine prononça en japonais :

- Alors, tu apprends tout de même des mots, fainéant !

Et, incapable de se retenir plus longtemps, il éclata en sanglots.

Il n'était cependant pas encore au bout de ses émotions. Quand, ayant bandé le crâne fracassé de Massa et trouvé un fiacre, Fandorine retourna chercher Micha le Petit dans l'antre de Fiska, la Tsigane n'était plus là et Micha, lui, n'était plus assis contre le mur, mais gisait à terre. Sans vie. Et il n'était pas mort de sa blessure au ventre : quelqu'un avait très soigneusement tranché la gorge au roi des bandits.

Son revolver prêt à tirer, Eraste Pétrovitch se précipita dans le couloir sombre, mais celui-ci partait dans plusieurs directions qui toutes s'enfonçaient dans les ténèbres profondes et humides. Non seulement il n'avait aucune chance d'y retrouver qui que ce fût, mais encore devait-il prier Dieu pour ne pas s'y perdre lui-même.

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En sortant du Bagne, Fandorine dut cligner des yeux, car le soleil était apparu au-dessus des toits. Installé dans le fiacre, Massa pressait contre lui la serviette qui lui avait été confiée, tandis que, de son autre main, il tenait fermement par le col un Abdoul solidement ficelé. A côté reposait un grand paquet informe : le corps de Ksavéri Féofilakto-vitch roulé dans une couverture.

- On y va ! cria Eraste Pétrovitch en bondissant près du cocher et pressé de quitter au plus vite ce lieu maudit. Rue Malaïa Nikitskaïa, Direction de la gendarmerie, et vite !

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C'est avec curiosité mais sans étonnement particulier que le maréchal des logis en faction devant l'entrée de la Direction moscovite de la gendarmerie (20, rue Malaïa Nikitskaïa) considéra l'étrange trio qui s'extirpait d'une voiture de louage. A ce poste, on en voyait de toutes les couleurs. En premier, trébuchant sur le marchepied, descendit un Tatar à barbe noire, avec les mains attachées dans le dos. Derrière, poussant dans le dos le prisonnier, venait un type bizarre aux yeux bridés, vêtu d'une espèce de houppelande en haillons, coiffé d'un turban blanc et portant à la main une riche serviette de cuir. Le troisième larron était un vieillard dépenaillé, qui sauta du siège du cocher avec une légèreté étonnante pour son âge. En regardant d'un peu plus près, le maréchal des logis s'aperçut que le vieillard tenait à la main un revolver et que ce n'était pas un bonnet que l'homme aux yeux bridés avait sur la tête, mais un torchon enroulé, maculé de sang par endroits. Cétait évident : il s'agissait d'agents secrets de retour d'opération.

- Evguéni Ossipovitch est là ? demanda le vieillard d'une voix jeune et autoritaire.

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Le maréchal des logis, homme d'expérience, ne posa aucune question et se mit au garde-à-vous :

- Oui, il est dans son bureau depuis une demi-heure.

- Fais venir l'officier de s-service, l'ami, dit le faux vieillard avec un léger bégaiement. Qu'il prenne en charge cet individu en état d'arrestation et qu'il s'occupe des formalités. Et là, dit-il en désignant d'un air sombre le fiacre où restait une sorte d'énorme sac, c'est un homme à nous qui a été tué. Qu'on le mette provisoirement à la glacière. Il s'agit de Grouchine, commissaire de la police judiciaire à la retraite.

- Oh, je me souviens parfaitement de Ksavéri Féofilaktovitch, Votre Noblesse, nous avons travaillé ensemble pendant des années.

Le maréchal des logis retira sa casquette et se

signa.

Eraste Pétrovitch traversa à grands pas le vaste hall et grimpa l'escalier. Massa réussissait tout juste à le suivre en balançant sa serviette pansue, dont le cuir semblait prêt à craquer sous la pression des liasses de billets. A cette heure matinale, le bâtiment était presque désert, et d'ailleurs ce n'était pas un lieu où se pressaient habituellement les visiteurs. Des cris et un tintement métallique parvenaient du fond du couloir, où une porte fermée portait un panonceau indiquant : " Salle de gymnastique des officiers ". Fandorine hocha la tête d'un air sceptique. Savoir tirer au fleuret, voilà bien encore une nécessité vitale pour des officiers de gendarmerie ! Et pour se battre avec qui, s'il vous plaît ? Avec les poseurs de bombes ? Toujours ces survivances du passé. On ferait mieux de leur apprendre le jiu jitsu ou, à la rigueur, la boxe

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anglaise ! Avant de pénétrer dans le secrétariat du grand maître de la police, l'assesseur de collège dit à Massa :

- Reste ici jusqu'à ce qu'on t'appelle, et veille bien sur la serviette. Ta tête te fait mal ?

- J'ai la tête solide, répondit fièrement le Japonais.

- Dieu merci ! Mais, attention, ne bouge pas de là.

Massa gonfla ses joues d'un air offensé, jugeant apparemment la recommandation superflue.

La haute porte à double battant ouvrait sur une réception à partir de laquelle, à en juger par les plaques, on pouvait aller soit tout droit pour gagner le bureau du grand maître de la police, soit à droite, vers les services spéciaux. En fait, Evguéni Ossipovitch avait également sa propre chancellerie boulevard de Tver, mais, s'y sentant plus proche des ressorts secrets de la machine gouvernementale, Son Excellence préférait son cabinet de la rue Malaïa Nikitskaïa.

En voyant entrer le vieillard dépenaillé, l'adjudant de service se redressa :

- Où allez-vous ?

- Assesseur de collège Fandorine, fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur. Pour affaire d'une extrême urgence.

L'adjudant hocha la tête et courut l'annoncer. Une demi-minute plus tard, Karatchentsev lui-même sortait de son bureau. A la vue du misérable vagabond, il se figea sur place.

- Eraste Pétrovitch, vous ? ! En voilà un déguisement ! Que s'est-il passé ?

- Beaucoup de choses.

Fandorine pénétra dans le cabinet du grand maître de la police et ferma la porte derrière lui.

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L'adjudant accompagna l'étrange visiteur d'un regard curieux, puis il se leva et jeta un coup d'oil dans le couloir. Il n'y avait personne, sinon un Kir-ghize déguenillé assis juste en face de l'entrée. Alors, l'officier s'approcha à pas de loup de la porte du général et y colla son oreille. On entendait la voix égale du fonctionnaire pour les missions spéciales entrecoupée de temps à autre par les exclamations du général. Hélas, on ne distinguait clairement que ces dernières. Ce qui donnait :

- De quelle serviette s'agit-il ?

. . *

- Mais comment avez-vous pu ?

- Et lui?

. . .

- Mon Dieu !

- A la Khitrovka ?

Soudain la porte du couloir s'ouvrit à la volée, et l'adjudant eut tout juste le temps de se redresser. Faisant mine d'être sur le point de frapper, il se retourna, furieux, vers l'homme qui venait d'entrer. Celui-ci, un officier inconnu qui serrait une grosse serviette sous le bras, fit un geste apaisant de la main et indiqua de la tête la porte latérale qui conduisait aux services spéciaux, avec l'air de dire : ne vous occupez pas de moi, c'est là-bas que je vais. Il traversa à grandes enjambées la vaste antichambre et disparut. L'adjudant colla de nouveau son oreille à la porte.

- C'est un cauchemar ! s'écria Evguéni Ossipo-vitch d'une voix déformée par l'émotion. Une minute plus tard, il s'écriait :

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- Khourtinski ? C'est incroyable !

L'adjudant était littéralement écrasé contre la porte, essayant de saisir ne serait-ce que quelques bribes du récit de l'assesseur de collège. Mais à ce moment-là, comme par un fait exprès, se présenta un messager porteur d'un pli urgent et il fallut bien l'accueillir et signer le reçu.

Deux minutes plus tard, le général jaillissait de son cabinet, cramoisi, bouleversé. Cependant, à en juger par l'éclat de ses yeux, les nouvelles n'avaient pas l'air mauvaises. Evguéni Ossipovitch était suivi du mystérieux fonctionnaire.

- Finissons-en avec la serviette, et nous pourrons alors nous occuper du traître, dit le grand maître de la police en se frottant les mains. Où est-il, votre Japonais ?

- Il p-patiente dans le couloir.

En glissant un regard dans l'entrebâillement de la porte, l'adjudant vit le général et le fonctionnaire s'arrêter devant le Kirghize. Ce dernier se leva et s'inclina dans un salut cérémonieux, les paumes de ses mains posées sur ses cuisses.

Dans une langue inconnue, l'assesseur de collège l'interrogea d'un air inquiet.

L'Asiatique s'inclina de nouveau avec l'air de faire une réponse rassurante. Le fonctionnaire, visiblement furieux, haussa le ton.

Le désarroi se peignit sur le visage de l'homme aux yeux fendus. Visiblement, il essayait de se justifier.

Le regard du général allait de l'un à l'autre, ses sourcils roux froncés d'un air perplexe.

Se prenant la tête dans la main, l'assesseur de collège se tourna vers l'adjudant :

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- Avez-vous vu entrer un officier portant une serviette ?

- Oui. Il allait à la Section spéciale.

D'un geste très brutal, le fonctionnaire écarta le grand maître de la police puis l'adjudant, bondit dans la réception et, de là, se précipita vers la porte latérale. Les autres lui emboîtèrent le pas. La porte ouvrait sur un étroit couloir dont les fenêtres donnaient sur la cour. L'une d'entre elles était entrouverte. L'assesseur de collège s'y pencha.

- Il y a des traces de bottes, il a sauté ! gémit le fonctionnaire visiblement bouleversé, et, dans un mouvement de colère, il envoya son poing dans la croisée. Le coup fut d'une telle violence que la vitre entière se répandit à l'extérieur en un tintement plaintif.

- Eraste Pétrovitch, mais que s'est-il passé ? s'alarma le général.

- Je n'y comprends rien, dit l'assesseur de collège avec un geste d'impuissance. Massa dit qu'un officier s'est approché de lui dans le couloir, qu'il l'a appelé par son nom, et qu'après lui avoir remis un pli portant un cachet, il a pris la serviette, pour prétendument me l'apporter. Un officier est effectivement venu, seulement il a sauté par cette fenêtre en emportant la serviette. On est en plein cauchemar !

- Et le pli ? Où est le pli ? demanda Karat-chentsev.

Le fonctionnaire s'ébroua et se remit à baragouiner en asiatique. L'homme à la houppelande, qui montrait les signes d'une extrême inquiétude, sortit de sous son vêtement un pli officiel qu'il tendit respectueusement au général. Evguéni Ossipovitch examina le cachet et l'adresse.

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- Hmm... "A l'attention de la Direction de la gendarmerie du gouvemorat de Moscou. De la part du département du maintien de l'ordre et de la sécurité de la municipalité de Saint-Pétersbourg. (Il décacheta l'enveloppe et lut :) Pli secret destiné à monsieur le grand maître de la police de Moscou. En vertu de l'article 16 des dispositions approuvées par l'autorité suprême et relatives au maintien de l'ordre et de la paix, sociale et en accord avec le général gouverneur de Saint-Pétersbourg, la matrone Maria Iva-novna Ivanova est déclarée interdite de séjour à Saint-Pétersbourg et à Moscou du fait de ses opinions politiques douteuses, fait dont j'ai l'honneur d'informer Son Excellence. Pour le chef du département, le capitaine de cavalerie Chipov. " Qu'est-ce que c'est que cette histoire !

Le général tourna la feuille dans un sens puis dans l'autre.

- C'est une banale note administrative. Qu'est-ce que la serviette a à voir avec ça ?

- C'est f-facile à comprendre, bredouilla d'une voix éteinte l'assesseur de collège que le désarroi faisait bégayer. Quelqu'un a habilement p-profité du fait que Massa ne comprend pas le russe et qu'il a un respect sans limites pour l'uniforme, surtout s'il aperçoit une épée au côté.

- Demandez-lui de nous décrire l'officier, ordonna le général.

Le fonctionnaire commença à écouter le discours embrouillé de l'Asiatique et l'interrompit rapidement d'un geste découragé :

- Il dit qu'il avait des cheveux jaunes, des yeux aqueux... De toute façon, p-pour lui, nous avons tous la même tête.

Il se tourna vers l'adjudant :

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- Et vous, que p-pouvez-vous nous dire ?

- Je suis désolé, dit l'homme d'un air coupable et en rougissant légèrement. Je ne l'ai pas bien regardé. Il était blond. D'une taille au-dessus de la moyenne. Il portait un banal uniforme de gendarme. Des épaulettes de capitaine.

- On ne vous a donc pas appris la t-technique de l'observation et de la description rapide ? demanda méchamment le fonctionnaire. De votre table à la porte, il n'y a pas plus d'une dizaine de pas !

Devenu rubicond, l'adjudant gardait le silence.

- C'est une catastrophe, Votre Excellence, constata le faux vieux. Le million a d-disparu. Mais comment ? De quelle façon ? Nous sommes le jouet d'une mystification ! Que faire à présent ?

- Ce n'est pas grave, déclara Karatchentsev avec un geste apaisant de la main. Le million, on le retrouvera, où voulez-vous qu'il disparaisse ! Il y a plus important. Il est temps d'aller rendre une petite visite à ce cher Piotr Parménytch. Quel personnage, tout de même ! (Evguéni Ossipovitch eut un sourire mauvais.) Lui aura la réponse à toutes nos questions. Eh bien, on peut dire que les choses ont tourné de façon drôlement intéressante. Et maintenant, c'est pour de bon la fin de notre louri Dolgorouki. Il a réchauffé une vipère en son sein, et avec quelle ardeur !

L'assesseur de collège sortit de son engourdissement :

- Oui, c'est cela, courons chez Khourtinski. Pourvu que l'on n'arrive pas trop tard !

- Il faut d'abord passer chez le prince, dit avec un soupir le grand maître de la police. On ne peut rien faire sans sa bénédiction. Mais après tout, ça me donnera le plaisir de voir le vieux renard se

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contorsionner. Terminé, Excellence, cette fois, vous ne vous en tirerez pas comme ça. Svertchinski ! (Le général se tourna vers l'adjudant.) Mon carrosse, et vite. Et une voiture avec des agents pour procéder à une arrestation. Qu'elle me suive jusqu'à la maison du gouverneur. En civil. Trois hommes devraient être suffisants. En l'occurrence, je pense que nous n'aurons pas à ouvrir le feu.

Et il eut de nouveau un sourire carnassier.

L'adjudant partit comme une flèche exécuter l'ordre et, cinq minutes plus tard, le carrosse tiré par quatre chevaux fonçait déjà à toute vitesse sur la chaussée pavée. Derrière, se balançant mollement sur ses ressorts, venait un autre équipage avec trois agents en civil.

Regardant par la fenêtre, l'adjudant suivit le cortège du regard, puis décrocha le téléphone et tourna la manivelle. Il dit un numéro et, jetant un regard prudent en direction de la porte, demanda à mi-voix :

- Monsieur Védichtchev, c'est vous ? Svertchinski.

Avant d'être reçu, il fallut attendre assez longuement dans l'antichambre. Tout en présentant ses excuses les plus respectueuses au grand maître de la police, le secrétaire du gouverneur n'en avait pas moins fermement déclaré que Son Excellence était très occupée, qu'elle avait donné l'ordre de ne laisser pénétrer personne ni même d'annoncer qui que ce fût. Karatchentsev avait jeté à Eraste Pétrovitch un regard ironique, l'air de dire : " Que le vieux frime une dernière fois, si ça lui fait plaisir. " Enfin - après un bon quart d'heure -, derrière la porte

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monumentale ornée de dorures, le son d'une clochette se fit entendre.

- Voilà, Excellence, maintenant je vais pouvoir vous annoncer, annonça le secrétaire en se levant de sa chaise.

En pénétrant dans son cabinet, le grand maître de la police et Fandorine découvrirent à quelle affaire tellement importante était occupé le gouverneur : son petit déjeuner. A dire vrai, le repas en tant que tel était terminé et ce n'est qu'à la toute dernière phase qu'il fut donné aux visiteurs impatients d'assister : Vladimir Andréiévitch en était au café. Installé à sa table, soigneusement protégé par une serviette de lin accrochée autour de son cou, il trempait dans sa tasse une brioche de chez Filippov, d'un air placide et débonnaire.

- Bonjour, messieurs, dit le prince avec un sourire amène après avoir avalé une bouchée. Ne m'en veuillez pas si je vous ai fait attendre. Mon Frol est implacable, il m'interdit d'être distrait par quoi que ce soit pendant que je mange. Voulez-vous qu'on vous serve un café ? Les brioches sont excellentes, elles fondent dans la bouche.

Soudain le gouverneur arrêta un regard plus attentif sur le compagnon du général et battit des paupières avec étonnement. Il faut dire qu'en chemin Eraste Pétrovitch avait arraché sa barbe et sa perruque grise mais que, n'ayant pas trouvé la possibilité d'enlever ses haillons, son allure restait pour le moins insolite.

Vladimir Andréiévitch secoua la tête d'un air de reproche et s'éclaircit la voix :

- Eraste Pétrovitch, je vous ai effectivement dit que l'on pouvait se présenter chez moi en toute simplicité et sans uniforme, mais là, mon ami,

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vous allez un peu loin. Que vous est-il arrivé, vous avez perdu aux cartes ? (Une sévérité inhabituelle sonna dans la voix du gouverneur.) Je suis un homme sans préjugés, bien sûr, mais néanmoins, je vous demanderai à l'avenir de me faire grâce de pareil spectacle. Ce n'est pas bien.

Et il secoua une nouvelle fois la tête avant de se remettre à mâchonner sa brioche. Cependant, le grand maître de la police et l'assesseur de collège avaient un air tellement étrange que, s'interrompant, Dolgoroukoï demanda, perplexe :

- Mais que se passe-t-il, messieurs ? Y aurait-il un incendie ?

- Pis, Excellence. Bien pis ! s'écria Karatchent-sev avec jubilation, et, sans attendre d'y être invité, il s'assit dans un fauteuil, tandis que Fandorine restait debout. Le chef de votre chancellerie spéciale est un voleur, un criminel et le protecteur de toute la pègre moscovite. Monsieur l'assesseur de collège dispose de toutes les preuves. C'est un scandale, Votre Excellence, un épouvantable scandale ! Je me demande vraiment comment on va se sortir de là. (Il observa une courte pause, le temps que les paroles arrivent au cerveau du vieil homme, puis continua sournoisement :) Je vous rappelle que j'ai eu plus d'une fois l'honneur de signaler à Votre Haute Excellence le comportement inadmissible de monsieur Khourtinski, mais vous ne m'avez jamais prêté attention. Je dois dire cependant qu'il ne m'était pas venu à l'esprit que les activités de Piotr Parménytch puissent être à ce point criminelles.

Le gouverneur écouta ce bref mais percutant discours la bouche entrouverte. Eraste Pétrovitch s'attendait à des cris, à des protestations, à des

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demandes de preuves, mais le prince ne se départit nullement de son calme. Quand le grand maître de la police se tut, dans l'attente d'une réaction, le prince acheva de mâcher son morceau de brioche, l'air pensif, puis avala une gorgée de café. Après quoi il poussa un soupir lourd de reproche :

- Il est fort regrettable, Evguéni Ossipovitch, que cela ne vous soit pas venu à l'esprit. C'est tout de même vous le chef de la police de Moscou, le pilier de la loi et de l'ordre. Moi, voyez-vous, qui ne suis pas gendarme et qui suis bien plus que vous surchargé de travail, moi qui porte sur mes épaules la difficile administration de la ville, il y a bien longtemps que j'ai des soupçons concernant Pétrouchka Khourtinski.

- Vraiment ? demanda ironiquement le grand maître de la police. Et depuis quand ?

- Depuis un bon moment, prononça le prince d'une voix traînante. Il y a beau temps que je n'ai plus aucune sympathie pour Pétrouchka. J'ai d'ailleurs écrit il y a trois mois à votre ministre, le comte Tosltov, que, d'après les informations dont je disposais, le conseiller aulique Khourtinski était non seulement un concussionnaire, mais également un voleur et un malfaiteur. (Le prince fit crisser des papiers sur son bureau.) J'ai d'ailleurs quelque part par là une copie de cette lettre... Tenez, je l'ai trouvée. (Il souleva un papier qu'il agita de loin.) J'ai même reçu une réponse du comte. Où est-elle passée ? La voilà ! (Il s'empara d'un second papier, orné d'un monogramme.) Voulez-vous que je vous la lise ? Le ministre m'a entièrement rassuré et m'a demandé de ne pas m'inquiéter au sujet de Khourtinski.

Le gouverneur mit son pince-nez :

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- Ecoutez bien. " En réponse aux doutes qui ont pu naître chez Votre Haute Excellence au sujet de l'activité du conseiller aulique Khourtinski, je m'empresse de vous faire savoir qui si ce fonctionnaire montre parfois un comportement difficilement explicable, les raisons n'en sont nullement d'ordre criminel. Il accomplit tout au contraire une tâche gouvernementale secrète d'une importance capitale dont je suis informé de même que Sa Majesté l'Empereur. C'est pourquoi, très cher Vladimir Andréiévitch, je tenais à vous rassurer et à vous préciser en outre que la mission accomplie par Khourtinski n'est d'aucune manière dirigée contre... " Hmm... la suite n'a rien à voir. En somme, messieurs, vous voyez vous-mêmes que si quelqu'un est en faute, ce n'est aucunement Dolgoroukoï, mais bien plutôt votre institution, Evguéni Ossipovitch. Avais-je des raisons de ne pas me fier au ministère de l'Intérieur ?

Le choc fut tel que le grand maître de la police perdit toute retenue et, se levant d'un mouvement brusque, tendit la main vers la lettre, ce qui était relativement stupide, vu que, dans une affaire de cette importance, toute mystification est exclue, les vérifications étant extrêmement faciles à faire. Le prince tendit aimablement le feuillet au général.

- Oui, c'est bien la signature de Dimitri Andréiévitch, bredouilla ce dernier, il n'y a pas le moindre doute...

Le prince demanda d'un air compatissant :

- Vous n'allez tout de même pas me dire que votre hiérarchie n'a pas jugé bon de vous mettre au courant ? Aïe, aïe, aïe, ce n'est pas bien du tout. C'est désobligeant à votre égard. Ainsi donc vous

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n'êtes pas au courant de la mission secrète qu'accomplissait Khourtinski ?

Karatchentsev se taisait, atterré.

Fandorine, lui, s'interrogeait sur un détail troublant : comment se faisait-il que le prince avait sur sa table, parmi les papiers courants, une correspondance datant de trois mois ? A haute voix, l'assesseur de collège dit :

- J'ignore également en quoi c-consiste l'activité secrète de monsieur Khourtinski, mais cette fois il en a manifestement dépassé les limites. Ses relations avec les bandits de la Khitrovka ne font aucun doute et aucun intérêt d'Etat ne saurait les justifier. Mais plus important que tout : Khourtinski a un rapport évident avec la mort du général Sobolev.

Et brièvement, point par point, Fandorine raconta l'histoire du million volé. Le gouverneur écouta très attentivement. Le récit terminé, il déclara d'un ton résolu :

- C'est un bandit, un bandit sans aucun doute possible ! Il faut l'arrêter et l'interroger.

- C'est p-précisément l'autorisation de le faire que nous sommes venus vous demander, Vladimir Andréiévitch.

Sur un ton tout différent de celui qu'il avait adopté précédemment, avec allant et déférence, le grand maître de la police s'enquit :

- Nous permettez-vous de passer à l'action, Votre Haute Excellence ?

- Bien sûr, mon ami, faites, dit Dolgoroukoï avec un hochement de tête. Ce salaud devra répondre de l'ensemble de ses actes !

Ils longèrent rapidement les imposants couloirs, suivis du martèlement des pas des trois agents en civil. Eraste Pétrovitch ne prononça pas un seul

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mot et s'efforça de ne pas regarder Karatchentsev. Il comprenait combien douloureuse devait être pour lui sa défaite, mais plus désagréable et plus inquiétant encore était le fait qu'il venait d'apprendre : ainsi, il existait des affaires secrètes que les autorités avaient préféré confier non pas au grand maître de la police de Moscou, mais à son rival de toujours, le chef de la Section spéciale de la chancellerie du gouverneur.

Ils montèrent au premier étage où se trouvaient les bureaux, et Eraste Pétrovitch interrogea l'huissier, qui leur apprit que monsieur Khourtinski n'avait pas bougé de son cabinet depuis le matin très tôt.

Karatchentsev reprit courage et accéléra encore le pas. Il volait à présent dans le couloir tel un boulet de canon, et on entendait seulement résonner ses éperons et cliqueter ses aiguillettes.

Dans l'antichambre du chef de la Section spéciale, les visiteurs se pressaient.

- Il est là ? demanda sèchement le général au secrétaire.

- Oui, Votre Excellence, mais il a demandé à ne pas être dérangé. Dois-je lui annoncer votre venue ?

Le grand maître de la police écarta l'homme d'un geste, se retourna vers Fandorine, sourit dans son épaisse moustache et ouvrit la porte.

D'abord, Eraste Pétrovitch crut que Piotr Parmé-nytch, debout sur le rebord de la fenêtre, regardait ce qui se passait au-dehors. Mais l'instant suivant tout s'éclaira : il n'était pas debout, il pendait.

o/

Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï, les sourcils froncés, lisait pour la troisième fois les lignes tracées d'un écriture familière : " Moi, Piotr Khourtinski, suis coupable d'avoir, par avidité, failli à mon devoir et trahi celui que je devais servir fidèlement et aider sans réserve dans l'accomplissement de sa difficile tâche. Dieu soit mon juge. " Les lignes n'étaient pas droites et se chevauchaient par endroits, et la dernière s'achevait par un pâté, comme si celui qui l'avait tracée avait fini par défaillir sous le poids de ses remords.

- Finalement, qu'a dit le secrétaire ? demanda le gouverneur d'une voix lente. Redites-le-moi, Evguéni Ossipovitch, et, s'il vous plaît, sans omettre le moindre détail.

Karatchentsev exposa pour la seconde fois, mais plus posément et d'une manière plus cohérente, tous les faits qu'il avait été possible d'établir :

- Khourtinski est arrivé à son bureau à dix heures comme tous les matins. Il était comme d'habitude, et son secrétaire n'a noté aucun signe de trouble ou d'agitation. Après avoir pris connaissance de son courrier, Khourtinski a commencé ses audiences. Vers onze heures moins cinq, un officier de la gendarmerie s'est présenté au secré-

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taire comme étant le capitaine Pevtsov, courrier venu de Saint-Pétersbourg afin de rencontrer le conseiller aulique au sujet d'une affaire urgente. Le capitaine tenait à la main une serviette marron dont la description correspond très exactement à celle qui a été volée. Pevtsov a immédiatement été introduit, et les audiences ont été suspendues. Quelques minutes plus tard, Khourtinski a passé la tête par la porte et donné l'ordre de ne faire entrer personne et d'une manière générale de ne le déranger sous aucun prétexte. Au dire du secrétaire, son supérieur semblait en proie à une vive émotion. Dix minutes plus tard environ, le capitaine repartait, confirmant au passage que, occupé à étudier des documents confidentiels, monsieur le conseiller aulique interdisait formellement qu'on le dérange. Un quart d'heure plus tard, à onze heures vingt, nous sommes arrivés, Eraste Pétrovitch et moi.

- Que pense le médecin ? Ne pourrait-il s'agir d'un assassinat ?

- Il considère que nous sommes face à un cas typique de suicide par pendaison. Le défunt s'est accroché la corde du vasistas autour du cou et a sauté. La façon dont les vertèbres cervicales se sont brisées est tout à fait caractéristique. Et il y a aussi sa lettre qui, comme vous le voyez, ne laisse aucune place au doute. Il est exclu que quelqu'un ait pu imiter son écriture.

Le général gouverneur se signa et fit remarquer avec philosophie :

- " Et, jetant les pièces dans le temple, il sortit, s'en alla et se pendit. " A l'heure qu'il est, le destin du criminel est entre les mains d'un juge plus équitable que nous, messieurs.

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Eraste Pétrovitch eut l'impression que pareil dénouement arrangeait au mieux le prince. Le grand maître de la police, en revanche, était visiblement très affecté. Il pensait avoir saisi un fil précieux qui allait lui permettre de démêler tout 1 echeveau, et voilà que le fil venait de se rompre.

Pour sa part, ce n'était ni aux secrets d'Etat ni aux rivalités entre services que réfléchissait l'assesseur de collège, mais au mystérieux capitaine Pevt-sov. Il était absolument évident que c'était ce même individu qui, quarante minutes avant d'apparaître dans l'antichambre de Khourtinski, avait soustrait au pauvre Massa le million de Sobolev. De la rue Malaïa Nikitskaïa, le capitaine de gendarmerie (ou, comme était enclin à le supposer Fandorine, un homme ayant endossé l'uniforme bleu) s'était rendu directement boulevard de Tver. Le secrétaire l'avait examiné avec plus d'attention que l'adjudant du grand maître de la police, et il en avait donné la description suivante : taille entre 1,70 m et 1,75 m, épaules larges, cheveux paille. Signe particulier : yeux très clairs, presque transparents. Ce dernier détail avait fait frissonner Eraste Pétrovitch. Dans sa jeunesse, il avait eu affaire à un homme qui avait très exactement ces yeux-là, et il n'aimait pas repenser à cet épisode qui lui avait coûté si cher. D'ailleurs, ce souvenir pénible n'avait rien à voir avec l'affaire, et il chassa l'ombre noire.

Les questions se présentaient dans l'ordre suivant Cet homme était-il effectivement un gendarme ? Si oui (et a fortiori si c'était non), quel rôle avait-il joué dans la mort de Sobolev ? L'essentiel était cependant de savoir d'où lui venaient cette richesse d'information diabolique et cette fantastique capacité à être partout à la fois.

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A cet instant même, le général gouverneur formula, lui aussi, les questions qui l'intéressaient. En vérité, leur tonalité était quelque peu différente :

- Qu'allons-nous faire, messieurs les détectives ? Quel rapport me conseillez-vous d'envoyer là-haut ? Sobolev a-t-il été assassiné ou est-il mort de mort naturelle ? Que trafiquait à notre nez et à notre barbe, c'est-à-dire aux vôtres, Evguéni Ossi-povitch, notre ami Khourtinski ? Où est passé le million ? Qui est ce Pevtsov ? (Sous une bonhomie de façade, une pointe de menace perçait dans la voix du prince.) Que me direz-vous, Evguéni Ossi-povitch, vous qui êtes notre précieux protecteur ?

Le général, qui ne parvenait pas à recouvrer son calme, essuya son front couvert de sueur :

- Je n'ai aucun Pevtsov dans ma direction. Il est possible qu'il soit effectivement venu de Saint-Pétersbourg et qu'il ait traité directement avec Khourtinski, sans passer par l'instance moscovite. Je fais la supposition suivante (Karatchentsev tirailla nerveusement l'un de ses favoris roux) : Khourtinski, à l'insu de vous comme de moi... (le grand maître de la police avala péniblement sa salive)..., accomplissait certaines missions confidentielles qui lui étaient confiées par les autorités suprêmes. Dont, apparemment, la surveillance de Sobolev durant son séjour à Moscou. Pourquoi cela? je l'ignore. Sans doute Khourtinski a-t-il appris par un biais quelconque que Sobolev avait avec lui une très importante somme d'argent, sans que les officiers de sa suite soient au courant. Dans la nuit de jeudi à vendredi, Khourtinski a été averti de la mort subite de Sobolev dans un appartement de l'hôtel Angleterre, sans doute par les agents chargés de surveiller secrètement le général, et c'est alors

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que... Comme nous le savons, le conseiller aulique était cupide et peu regardant sur les moyens. Il s'est laissé tenter par l'idée de mettre la main sur une somme colossale et a envoyé son complice, le rat d'hôtel Micha le Petit, extraire la serviette du coffre. Cependant, le coup monté par Khourtinski a été découvert par le capitaine Pevtsov qui, selon toute probabilité, avait été désigné pour surveiller ceux qui surveillaient Sobolev. Chez nous, c'est pratique courante. Pevtsov s'est emparé de la serviette et s'est présenté auprès de Khourtinski, l'accusant de vol et de double jeu. Sitôt après le départ du capitaine, le conseiller aulique a compris qu'il était perdu, il a alors écrit cette lettre avant de se pendre... C'est la seule explication qui me vient à l'esprit.

- Oui, c'est plausible, admit Dolgoroukoï. Comment proposez-vous d'agir à présent ?

- Il faut immédiatement envoyer une requête à Saint-Pétersbourg concernant ce capitaine Pevtsov et l'étendue de son mandat. Pendant ce temps-là, Eraste Pétrovitch et moi-même examinerons les papiers du suicidé. Je me chargerai du contenu de son coffre-fort, et monsieur Fandorine étudiera son carnet.

L'assesseur de collège ne put retenir un ricanement : quelle équité dans le partage du butin ! L'un avait tout le contenu du coffre, l'autre un petit carnet ordinaire pour notes de travail qui reposait au vu et au su de tout le monde sur le bureau du défunt.

Dolgoroukoï tambourina de ses doigts sur la table et, d'un geste machinal, rajusta sa perruque qui venait de glisser légèrement.

212

- Ainsi donc, Evguéni Ossipovitch, vos conclusions se résument de la manière suivante : Sobolev n'a pas été tué, mais est mort de sa belle mort ; Khourtinski est victime d'une cupidité démesurée ; Pevtsov est un homme de Saint-Pétersbourg. Etes-vous d'accord avec ces conclusions, Eraste Pétrovitch ?

Fandorine répondit en un mot :

- Non.

- Intéressant, fit le gouverneur, retrouvant de l'énergie. Alors à vous d'exposer vos déductions : " et d'un ", " et de deux ", " et de trois ".

- Comme il vous plaira, Excellence...

Le jeune homme garda un instant le silence, sans doute pour ménager son effet, puis attaqua résolument :

- Le général Sobolev participait à une opération secrète dont le contenu reste pour l'instant obscur. Des p-preuves ? A l'insu de tout le monde, il avait réuni une somme considérable. Et d'un. Son coffre-fort à l'hôtel contenait des papiers secrets que la suite du général a dissimulés aux autorités. Et de deux. Il y a bien eu surveillance secrète de Sobolev - je suis d'accord sur ce point avec Evguéni Ossipovitch. Et de trois. (Et il ajouta mentalement : " Le témoignage de la jeune Golo-vina. Et de quatre ", mais il se garda cependant de mêler l'enseignante de Minsk à l'enquête.) Je ne suis pas prêt pour l'instant à tirer des conclusions, je me risquerai en revanche à des s-suppositions. Sobolev a été assassiné. Par un moyen extrêmement subtil qui a su imiter la mort naturelle. Khourtinski, victime de son avidité, a perdu la tête à force d'impunité. Sur ce point également je rejoins Evguéni Ossipovitch. Mais, dans cette

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histoire, le véritable coupable, celui qui tire les ficelles, est l'homme que nous connaissons sous le nom de " capitaine Pevtsov ". Cet homme a su effrayer Khourtinski au point de le conduire au suicide, alors que celui-ci était un rusé renard et un g-gredin comme on en trouve peu. Cet homme détient la serviette. " Pevtsov " sait tout et arrive partout au bon moment. Cette habileté surnaturelle ne me plaît pas du tout. L'homme blond aux yeux très clairs qui s'est présenté à deux reprises vêtu d'un uniforme de gendarme, voilà qui U faut retrouver à tout prix.

Le grand maître de la police se frotta les yeux d'un geste las :

- Je n'exclus pas quTEraste Pétrovitch ait raison, et que je me trompe. En matière de déduction, monsieur l'assesseur de collège me dépasse de cent coudées.

Le prince se leva de table en soupirant et alla à la fenêtre où il resta cinq bonnes minutes à observer le flot de voitures qui s'écoulait tel un fleuve sur la rue de Tver. Puis il se retourna et annonça d'un ton affairé qui ne lui ressemblait pas :

- Je vais en référer aux instances supérieures. Sur-le-champ, par dépêche chiffrée. Dès que j'ai une réponse, je vous convoque. Je vous demande de ne pas bouger de là où vous serez. Evguéni Ossipovitch, où vous trouvera-t-on ?

- A mon bureau, boulevard de Tver. Je vais commencer à regarder les papiers de Khourtinski.

- Je serai au Dusseaux, dit Fandorine. Très franchement, je ne tiens plus debout. Cela fait quarante-huit heures que je n'ai p-pratiquement pas dormi.

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- Allez, mon ami, dormez une heure ou deux. Et reprenez, enfin, visage humain. Je vous enverrai chercher.

^ En fait, Eraste Pétrovitch n'avait nullement l'intention de dormir, mais plutôt de se rafraîchir les idées, en prenant un bain glacé. Après quoi un bon massage serait le bienvenu. Quant à dormir, comment trouver le sommeil quand il se passait tant de choses ! Il ne fermerait pas l'oil un seul instant.

Fandorine ouvrit la porte de sa chambre et fit immédiatement un bond en arrière : Massa venait de se jeter à ses pieds, heurtant le sol de sa tête bandée et lançant d'une voix précipitée :

- Maître, il n'y aura jamais pour moi de pardon, jamais, jamais ! Je n'ai pas réussi à protéger votre onsi, et je n'ai pas su garder l'importante serviette en cuir. Mais mes fautes ne se sont pas limitées à cela. Ne pouvant pas supporter la honte, j'ai voulu mettre fin à mes jours, et j'ai eu l'audace, pour cela, de prendre votre épée, mais elle s'est brisée, et j'ai ainsi commis un autre terrible crime.

La petite épée de parade de Fandorine était sur la table, brisée en deux.

Eraste Pétrovitch s'assit par terre à côté du malheureux. Tout doucement, il lui caressa la tête où, même à travers le torchon, on sentait une énorme bosse.

- Massa, tu n'es coupable de rien. C'est moi qui ai causé la perte de Grouchine-sensei, et je ne me le pardonnerai jamais. Et pour la serviette en cuir, tu n'es pas fautif non plus. Tu n'as pas eu peur, tu n'as pas fait preuve de faiblesse. Simplement la vie ici est autre et fonctionne selon des lois auxquelles

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tu n'es pas encore habitué. Quant à l'épée, c'est de la saloperie, elle n'est pas plus solide qu'une aiguille à tricoter, et il est impossible de se tuer avec. Nous en achèterons une autre, elle ne vaut que cinquante roubles. Ce n'est pas une épée de famille.

Massa se redressa. Son visage décomposé était inondé de larmes.

- Tout de même, j'insiste, maître. Je ne peux pas continuer à vivre après vous avoir à ce point fait défaut. Je mérite une punition.

- Très bien, dit Fandorine avec un soupir. Tu apprendras par cour les dix pages suivantes du dictionnaire.

- Non, les vingt !

- D'accord. Mais pas maintenant, quand ta tête sera guérie. En attendant, prépare-moi un bain glacé.

Attrapant un seau vide, Massa se rua au rez-de-chaussée tandis qu'Eraste Pétrovitch s'asseyait une minute à sa table en ouvrant le carnet de Khourtinski. En fait, ce n'était pas un carnet ordinaire, mais un schedule-book1 anglais, un agenda qui consacrait une page entière à chaque jour de l'année. Une invention bien commode, se dit Eraste Pétrovitch qui avait déjà eu l'occasion d'en voir de semblables. Il commença à le feuilleter sans l'espoir d'y trouver quoi que ce fût d'essentiel. C'est dans son coffre, bien sûr, que le conseiller aulique gardait tout ce qui était un tant soit peu secret et important alors que, dans son agenda, il se contentait de noter pour mémoire des choses insignifiantes : date et heure de ses rendez-vous professionnels, audiences, rapports... Bien des noms n'apparaissaient que sous la forme d'une ou deux lettres. Il allait falloir faire

1. En anglais dans le texte.

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la clarté sur tout cela. A la date du 4 July, Tuesday1 (soit, selon notre calendrier russe, le mardi 22 juin), le regard de l'assesseur de collège s'arrêta, attiré par une étrange tache d'encre tout en longueur. Jusqu'à cette date, il n'y avait pas le moindre pâté ni la plus petite rature. Khourtinski était, de toute évidence, un homme exceptionnellement soigneux. La forme de la tache elle-même était bizarre, comme si l'encre n'était pas tombée de la plume, mais avait été étalée exprès. Fandorine regarda le feuillet par transparence. Non, on ne pouvait rien déchiffrer. Il passa doucement la pulpe de son doigt sur le papier. Apparemment quelque chose avait été écrit. Le défunt utilisait une plume d'acier et appuyait fort. Mais il était impossible de lire.

Massa revint avec un seau de glace. Fandorine entendit qu'il s'affairait dans la salle de bains puis l'eau qui coulait. Eraste Pétrovitch prit la mallette contenant ses instruments et en sortit ce qui lui était nécessaire. Il retourna la page tachée, appliqua dessus une feuille de papier de riz d'une extrême finesse et y passa plusieurs fois un minuscule rouleau de caoutchouc. Ce n'était pas un papier ordinaire, il était imprégné d'une substance sensible aux moindres aspérités du relief. De ses doigts tremblant d'impatience, l'assesseur de collège souleva la feuille. Sur le fond mat, s'était dessiné le contour faible mais net des mots suivants :

L'inscription était donc portée en date du 22 juin. Que s'était-il passé ce jour-là ? Ayant achevé ses manouvres, le général d'infanterie Sobolev,

l.Idem.

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commandant du 4e corps d'armée, avait remis son rapport et demandé une permission d'un mois. Pendant ce temps, à l'hôtel Métropole, chambre 19, se trouvait un certain monsieur Klonov. Quel lien y avait-il entre ces deux faits ? Aucun sans doute. Mais, tout de même, pourquoi Khourtinski avait-il éprouvé le besoin de faire disparaître le nom et l'adresse ? Très intéressant.

Eraste Pétrovitch se déshabilla et se glissa dans son bain glacé qui, exigeant une tension de toutes ses forces mentales et physiques, l'obligea un instant à renoncer à toute réflexion. Il se plongea dans l'eau, tête comprise, et compta jusqu'à cent vingt, mais quand il ressortit la tête de l'eau et ouvrit les yeux, il poussa un cri et rougit intensément : pétrifiée sur le seuil de la salle de bains, se tenait la comtesse Mirabeau, épouse morganatique de Son Altesse Evguéni Maximiliano-vitch, duc du Lichtenbourg, rougissante elle aussi.

- Je vous prie de m'excuser, monsieur Fando-rine, bredouilla-t-elle en français. Votre serviteur m'a fait entrer et m'a indiqué cette porte. Je pensais que c'était celle de votre cabinet de travail...

La bonne éducation qui interdit de rester assis en présence d'une dame poussa instinctivement Fandorine, en proie à la panique, à bondir sur ses pieds, mais dès la seconde suivante, plus paniqué encore, il plongea à nouveau dans l'eau. Rouge comme un coquelicot, la comtesse recula en direction de la porte.

- Massa ! hurla Fandorine, écumant de rage. Massa !!!

Le bandit, le bourreau, apparut, un peignoir de bain à la main, et s'inclina respectueusement.

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- Que désirez-vous, maître ?

- Je vais t'en donner des " que désirez-vous, maître " ! vociféra Eraste Pétrovitch, à qui l'indignation avait fait perdre tout visage humain. Tu me le paieras en te faisant hara-kiri, et non pas avec une aiguille à tricoter, mais avec une baguette pour manger le riz ! Je t'ai déjà expliqué, blaireau sans cervelle, qu'en Europe le bain fait partie de la vie intime ! Tu m'as placé dans une situation ridicule et tu as obligé une dame à mourir de honte ! (Passant au russe, l'assesseur de collège cria :) Je vous prie de m'excuser ! Asseyez-vous, comtesse, je viens tout de suite ! (Puis il continua en japonais :) Donne-moi mon pantalon, ma redingote et une chemise, maudit bancroche !

Fandorine revint dans la pièce vêtu de pied en cap, les cheveux partagés par une raie impeccable, mais encore tout rouge. Après ce qui venait de se passer, il n'imaginait même pas comment il allait pouvoir regarder en face sa visiteuse. Mais, contre toute attente, la comtesse avait recouvré son calme et examinait avec curiosité les nombreuses gravures japonaises accrochées au mur. Elle jeta un regard au visage confus du fonctionnaire, et dans ses yeux bleus qui rappelaient tant ceux de Sobolev passa un sourire rapide, aussitôt remplacé par l'expression la plus sérieuse.

- Monsieur Fandorine, je me suis permis de venir vous trouver parce que vous êtes un vieux camarade de Michel et que vous enquêtez sur les circonstances de sa mort. Mon mari est reparti hier soir avec le grand-duc. Pour affaires urgentes. C'est donc moi qui accompagnerai le corps de mon frère dans son dernier voyage. (Zinaïda Dmitrievna s'arrêta brutalement, comme si elle hésitait, se

219

demandant s'il fallait continuer. Puis, avec détermination, comme on se jette à l'eau, elle lâcha :) Mon mari n'a pas emporté grand-chose. Or, dans l'une de ses redingotes laissées ici, la femme de chambre a trouvé ceci. Eugène est si distrait !

La comtesse tendit une feuille pliée en quatre et Fandorine remarqua qu'elle gardait dans sa main un autre papier.

Sur la feuille, un papier à en-tête du 4e corps d'armée, était écrit en français, de l'ample écriture de Sobolev :

Eraste Pétrovitch jeta à sa visiteuse un regard interrogateur, signifiant qu'il attendait des explications.

Pour une raison inconnue, la comtesse se mit à parler à voix basse :

- C'est très étrange. Mon mari ne m'avait pas parlé de cette rencontre avec Michel. Je ne savais d'ailleurs pas que mon frère était à Moscou. Eugène m'avait simplement dit que nous avions quelques visites à faire et qu'ensuite nous retournerions à Saint-Pétersbourg.

- C'est en effet étrange, reconnut Fandorine, constatant d'après le cachet que la dépêche avait été envoyée de Minsk le 16 par courrier spécial. Mais pourquoi ne pas avoir interrogé Son Altesse à ce sujet ?

Tout en se mordillant la lèvre, la comtesse lui tendit le second papier.

- Parce que Eugène m'a caché cela.

- Qu'est-ce que c'est ?

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- Un petit mot de Michel qui m'était destiné. Il était sans doute joint à la dépêche. Et j'ignore les raisons pour lesquelles Eugène ne me l'a pas transmis.

Eraste Pétrovitch prit la feuille. On voyait que le mot avait été griffonné à la hâte, à la dernière minute :

C'ejt

Je

une demi-ligne était barrée] ^4*1

Fandorine s'approcha de la fenêtre et colla le papier à la vitre avec l'intention de lire ce qui avait été barré.

- Ne vous fatiguez pas, je l'ai déjà déchiffré, dit dans son dos Zinaïda Dmitrievna, un léger tremblement dans la voix. Il avait écrit : " que ce soit notre dernière rencontre ".

L'assesseur de collège ébouriffa ses cheveux mouillés, qu'il venait tout juste de coiffer. Sobolev savait donc qu'un danger le menaçait. Et le duc le savait également. Ça, c'était nouveau... Il se retourna vers la comtesse :

- Pour le moment, je ne peux rien vous dire, madame, mais je vous promets de tirer les choses au clair. (Et, regardant bien en face les yeux remplis de désarroi de Zinaïda Dmitrievna, il ajouta :) Avec tout le tact et la d-délicatesse requis, cela va de soi.

A peine la comtesse partie, Eraste Pétrovitch se mit à sa table et, selon son habitude, désirant se concentrer, se lança dans des exercices de calligraphie,

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entreprenant de dessiner cette fois l'idéogramme signifiant " calme ". Mais alors qu'il n'en était qu'à son troisième essai et que la perfection était encore bien loin d'être atteinte, on frappa de nouveau à sa porte, de manière brusque et impérieuse.

Massa jeta un regard craintif à son maître en train d'officier, puis, sur la pointe des pieds, il s'avança vers la porte et ouvrit.

Sur le seuil se tenait Ekatérina Alexandrovna Golovina, la belle aux cheveux d'or, bien-aimée de feu Achille. Elle bouillait de colère et n'en paraissait que plus belle.

- Vous avez disparu ! s'écria la jeune femme en guise de salutation. Et moi j'attends, je deviens folle à rester ainsi dans l'ignorance. Qu'avez-vous découvert, Fandorine ? Je vous ai communiqué des informations de la plus haute importance, et vous êtes là à dessiner ! J'exige des explications !

- C'est moi, madame, qui exige des explications ! fit l'assesseur de collège, lui coupant la parole d'un ton tranchant. Prenez la peine de vous asseoir.

Et, la saisissant par le bras, il conduisit son invitée inattendue vers un fauteuil et l'y installa. Pour lui-même il approcha une chaise.

- Vous m'avez communiqué moins de choses que vous n'en saviez. Que tramait Sobolev ? Pourquoi craignait-il pour sa vie ? Qu'y avait-il de d-dangereux dans son voyage ? Pourquoi avait-il besoin de tant d'argent ? Et, d'une manière générale, pour quelle raison tous ces mystères ? Et enfin quelle est l'origine de votre brouille ? Vos réticences à parler m'ont amené à mal apprécier la situation, en conséquence de quoi un homme de g-grande valeur a trouvé la mort. Ainsi que plu-

222

sieurs autres qui, s'ils n'avaient pas la même valeur, n'en avaient pas moins, eux aussi, une âme.

Golovina baissa la tête, et son visage délicat refléta toute une gamme de sentiments forts, mais visiblement assez divergents. Elle commença par des aveux.

- C'est vrai, j'ai menti en disant que je ne savais rien des projets de Michel. Il considérait que la Russie était en train de sombrer et voulait la sauver. Ces derniers temps, il ne parlait que de Constantinople, de la menace allemande, de la Grande Russie... Et il y a un mois, lors de notre dernière rencontre, il a soudain parlé de Bonaparte en me proposant d'être sa Joséphine... J'ai été épouvantée. Nous avions depuis toujours des points de vue différents. Il croyait à une mission historique des Slaves et à une voie de développement proprement russe. Pour ma part, j'ai toujours considéré et je considère encore que ce n'est pas des Dardanelles qu'a besoin la Russie, mais d'instruction et d'une Constitution. (Ekatérina Alexandrovna n'arriva plus à maîtriser sa voix et agita avec irritation son poing, comme pour s'aider à franchir un passage difficile.) Quand il a parlé de Joséphine, la panique s'est emparée de moi. J'ai craint de voir Michel brûler comme un papillon imprudent dans le feu puissant vers lequel l'attirait son orgueil... Mais j'ai eu plus peur encore de le voir arriver à ses fins. Il aurait pu réussir. Il est si déterminé, si fort, si chanceux... Enfin, il était. Quel homme serait-il devenu, s'il avait eu tout à coup le pouvoir de régler le destin de millions d'hommes ? Rien que d'y penser, j'en tremble. Il n'aurait plus été Michel, mais quelqu'un de tout autre.

- Et vous l'avez dénoncé ? demanda brutalement Eraste Pétrovitch. Horrifiée, Golovina se cabra :

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- Comment pouvez-vous penser une chose pareille ? Non, je lui ai simplement dit : " Choisis : ou c'est moi ou c'est tes projets. " Je connaissais d'avance la réponse. (Elle essuya ses larmes d'un geste rageur.) Mais il ne m'est pas venu une seconde à l'esprit que tout se terminerait par cette farce sinistre et grossière. Que le futur Bonaparte allait se faire tuer pour quelques liasses de billets... Comme il est dit dans la Bible : " Les orgueilleux connaîtront la honte. "

Elle agita ses deux mains, l'air de dire : c'est fini, je n'en peux plus, et éclata en sanglots sans plus essayer de se retenir.

Laissant passer le moment le plus aigu de l'émotion, Fandorine dit à mi-voix :

- Apparemment, il ne s'agit ici nullement de

b-billets.

- Et de quoi, alors ? fit Ekatérina Alexandrovna dans un hoquet. Il a quand même bien été tué, non ? Je sens confusément que vous réussirez à trouver la vérité. Jurez-moi de me dire toute la vérité sur sa mort.

Eraste Pétrovitch, confus, se détourna, en se disant que les femmes étaient incomparablement meilleures que les hommes, plus dévouées, plus sincères et plus entières. Pour autant qu'elles aiment vraiment, bien sûr.

- Mais certainement, bredouilla-t-il, sachant pertinemment qu'il n'en ferait rien et qu'il ne raconterait jamais à Ekatérina Alexandrovna tout ce qu'il savait sur la mort de son bien-aimé.

Là, il fallut interrompre la conversation, car apparut l'envoyé du général gouverneur venu chercher Fandorine.

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- Alors, qu'en est-il du contenu du coffre, Votre Excellence ? demanda l'assesseur de collège. Avez-vous découvert quelque chose d'intéressant ?

- Des tonnes de choses passionnantes, répondit le grand maître de la police d'un air satisfait. Le tableau des sombres méfaits du défunt s'est sensiblement éclairé. D faudra encore se livrer à quelques devinettes pour déchiffrer les notes financières. Notre petite abeille butinait beaucoup de fleurs, pas seulement Micha le Petit. Et de votre côté ?

- Quelques petites choses, répondit modestement Fandorine.

La conversation se déroulait dans le cabinet de travail du gouverneur. Dolgoroukoï lui-même n'était pas encore là, Son Excellence, au dire de son secrétaire, étant en train d'achever son repas.

Vladimir Andréiévitch parut enfin. Il entra, affichant un air grave et mystérieux, prit place à son bureau, s'éclaircit la voix comme pour faire une annonce officielle :

- Messieurs, j'ai reçu par le télégraphe une réponse de Saint-Pétersbourg à mon rapport détaillé. Comme vous le voyez, l'affaire a été jugée suffisamment importante pour que l'on agisse en toute diligence. En l'occurrence, je ne suis rien d'autre qu'une courroie de transmission. Voici ce qu'écrit le comte Tolstov : " Cher et respecté Vladimir Andréiévitch, en réponse à votre dépêche, j'ai l'honneur de vous faire savoir que le capitaine Pevtsov est en effet un collaborateur du chef du Corps des gendarmes et qu'il se trouve en ce moment à Moscou chargé d'une mission spéciale. Il lui avait été en particulier confié la tâche de subtiliser discrètement la serviette susceptible de contenir des documents d'importance nationale. L'autorité impériale

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a pris la décision de déclarer close l'enquête concernant la mon du général M. D. Sobolev, ce dont Evguéni Ossipovitch sera avisé officiellement par ailleurs. Pour avoir de sa propre autorité associé à une enquête secrète une personne privée, entraînant par là même la mort de cette dernière, l'autorité impériale donne l'ordre d'écarter le fonctionnaire chargé de missions spéciales Fandorine de son poste et de le consigner jusqu'à nouvel ordre dans son hôtel. D. A. Tolstov, ministre de l'Intérieur. "

Le prince écarta les mains d'un air désolé et dit à un Fandorine complètement bouleversé :

- Eh oui, mon ami, voilà comment les choses ont tourné. Mais, que voulez-vous, nos supérieurs sont meilleurs juges que nous !

Devenu blême, Eraste Pétrovitch se leva lentement. Non, c'était une punition finalement juste et non pas sévère du souverain qui venait de lui glacer le cour. Le pire, c'était l'échec honteux de l'hypothèse qu'il avait avancée avec un tel aplomb. Prendre un agent secret du gouvernement pour le principal coupable ! Quelle impardonnable erreur !

- Nous allons poursuivre un peu la discussion avec Evguéni Ossipovitch. Quant à vous, ne m'en veuillez pas, il vaut mieux que vous regagniez votre hôtel et que vous preniez un peu de repos, dit Dolgoroukoï avec commisération. Et ne vous laissez pas abattre. J'ai de la sympathie pour vous, je prendrai votre défense auprès de Saint-Pétersbourg.

L'assesseur de collège se dirigea vers la porte, la tête basse. Alors qu'il y arrivait presque, il fut interpellé par Karatchentsev :

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- Au fait, qu'avez-vous découvert dans son carnet ? demanda le général en lui faisant un petit clin d'oil en douce, l'air de dire : ce n'est rien, tout finira par s'arranger.

Après un court silence, Eraste Pétrovitch répondit :

- Rien de b-bien intéressant, Votre Excellence.

De retour à l'hôtel, Fandorine déclara depuis le seuil de sa chambre :

- Massa, je suis déshonoré et consigné ici. Je suis coupable de la mort de Grouchine. Et d'un. Je n'ai plus d'idées. Et de deux. La vie est terminée. Et de trois.

Eraste Pétrovitch alla à son lit, s'y laissa tomber tout habillé et s'endormit aussitôt.

La première chose que vit Fandorine en ouvrant les yeux fut le rectangle de la fenêtre embrasé par un coucher de soleil rosé.

Puis, par terre, au pied de son lit, ses mains solennellement posées sur ses genoux, il découvrit Massa, revêtu de son kimono noir de cérémonie, le visage grave, la tête fraîchement bandée.

- Pourquoi cet accoutrement ? demanda Eraste Pétrovitch, étonné.

- Vous avez dit, maître, que vous étiez déshonoré et que vous n'aviez plus d'idées.

- Oui, et alors ?

- Moi, j'ai une bonne idée. J'ai réfléchi à tout et je peux vous proposer une solution pour sortir dignement de cette situation difficile dans laquelle nous nous trouvons tous les deux. A mes innombrables fautes, j'en ai ajouté une nouvelle. J'ai enfreint l'étiquette européenne qui interdit de faire entrer une femme dans une salle de bains. Le fait que je ne comprenne pas cette étrange coutume ne m'excuse pas. J'ai appris par cour vingt-six pages du dictionnaire. Mais même cette rude épreuve n'a pas soulagé mon âme. En ce qui vous concerne, maître, vous l'avez dit vous-même, votre vie est

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terminée. Alors, puisqu'il en est ainsi, quittons l'existence ensemble. J'ai tout préparé, même l'encre et le pinceau pour que vous traciez votre poème d'adieu.

Fandorine s'étira, ressentant une douce ankylose dans ses articulations.

- Laissons cela, Massa, dit-il avec un bâillement voluptueux. J'ai une bien meilleure idée. Mais quelle est cette odeur délicieuse ?

- J'ai acheté des boubriks1 frais, c'est ce qu'il y a de meilleur en Russie après les femmes, répondit tristement le serviteur. La soupe au chou aigre dont tout le monde ici se nourrit est tout simplement une horreur, mais ces boubriks sont une invention merveilleuse. Je veux faire une dernière fois plaisir à mon hara avant de le fendre avec mon poignard.

- Essaye un peu ! dit l'assesseur de collège d'un ton menaçant. Donne-moi plutôt un boublik, je meurs de faim. Commençons par manger, ensuite au travail.

- Monsieur Klonov, chambre 19? répéta le " kellner " (c'est ainsi, à l'allemande, que l'on désignait à l'hôtel Métropole les employés d'un certain rang). Et comment donc, je m'en souviens parfaitement. Nous avons eu ce monsieur comme client, un marchand. Mais vous, mister, vous êtes de ses relations ?

Le soir venant, le somptueux coucher de soleil s'était brusquement éclipsé, pour faire place à un vent froid et une obscurité qui s'épaississait rapidement. Le ciel morose crachotait une bruine qui menaçait à la nuit de se transformer en pluie

1. Boublik, sorte de craquelin en forme d'anneau.

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torrentielle. Pour faire face aux conditions atmosphériques, Fandorine s'était habillé de façon à pouvoir affronter les éléments : casquette à visière recouverte d'une toile caoutchoutée, veste suédoise imperméable en peau mégis imperméable, galoches en caoutchouc. On ne pouvait pas avoir plus l'air étranger qu'il ne l'avait, ce qui expliquait sans doute la façon inattendue dont le kellner venait de s'adresser à lui. Au point où j'en suis, se dit l'assesseur de collège - et prisonnier en cavale par la même occasion -, autant risquer le tout pour le tout, et, se penchant par-dessus le comptoir, il murmura :

- Pas du tout, mon brave. Je suis le c-capitaine Pevtsov, du corps des gendarmes, et j'enquête sur une affaire secrète, de la plus haute importance.

- Compris, répondit le kellner, lui aussi à voix basse. Je vous renseigne tout de suite. Et il se mit à feuilleter le registre.

- Voilà, j'y suis. Nicolaï Nicolaiévitch Klonov, marchand de la première guilde. Arrivé le matin du 22, en provenance de Riazan. Reparti dans la nuit du jeudi au vendredi.

- Quoi ? ! s'écria Fandorine. Ce qui veut dire dans la nuit du 24 au 25 ?! La nuit, vous êtes bien sûr?

- Absolument. Je n'étais pas présent personnellement, mais c'est écrit dans le cahier. Voyez vous-même. Il a réglé sa note à quatre heures et demie du matin, auprès de l'équipe de nuit.

Le cour d'Eraste Pétrovitch se serra, en proie à cette frénésie que seuls connaissent les chasseurs les plus acharnés. Avec une feinte nonchalance, il demanda :

- Et à quoi ressemble-t-il, ce Klonov ?

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- Un monsieur digne, imposant. En un mot : un marchand de la première guilde.

- Mais encore, il a une barbe, un gros ventre ? Décrivez-le-moi. Il a des signes particuliers ? Le kellner réfléchit un instant.

- Non, il n'a pas de barbe et il n'est pas gros. Rien à voir avec les marchands de caricature, non, c'est un commerçant moderne. Qui s'habille à l'européenne. Physiquement... (Le kellner réfléchit.) Rien de spécial. Ses cheveux sont blonds. Signes particuliers... Ses yeux peut-être. Très clairs, comme parfois chez les gens du Nord.

Fandorine donna une grande tape sur le comptoir et eut un rictus carnassier. En plein dans le mille ! Il le tenait, le personnage clé. Il était arrivé le mardi, deux jours avant Sobolev, et reparti à l'heure précise où les officiers ramenaient le corps du général dans son appartement, alors que celui-ci venait d'être pillé. Cette fois, il chauffait. Non, il brûlait !

- Un homme imposant, dites-vous ? Il a sans doute reçu beaucoup de visites, des p-partenaires d'affaires ?

- Aucune. Une ou deux fois seulement on a vu se présenter des porteurs de dépêches. Tout semblait indiquer qu'il n'était pas à Moscou pour affaires mais plutôt pour prendre du bon temps.

- " Tout ", c'est-à-dire quoi ? demanda Fandorine. Le kellner sourit d'un air de conspirateur et lui glissa au creux de l'oreille :

- A peine arrivé, il a commencé à s'intéresser au beau sexe. Il voulait savoir quelles étaient à Moscou les petites dames les plus chics. Il recherchait exclusivement une blonde, bien faite, à la taille fine. C'est un monsieur qui a du goût.

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Eraste Pétrovitch fronça les sourcils d'un air contrarié. Les choses prenaient un tour étrange.

- C'est à vous qu'il en a parlé ?

- Non, c'est Timofeï Spiridonovitch qui me l'a rapporté. Il était kellner chez nous, à cette même place, dit l'homme en poussant un soupir faussement affligé. Il est décédé samedi, Timofeï Spiridonovitch, Dieu ait son âme ! Demain on dit une messe à son intention.

Fandorine fit un mouvement en avant :

- Comment cela " décédé " ? Et de quoi ?

- Oh, bêtement. C'était le soir, il rentrait chez lui, il a glissé, et sa nuque a heurté une pierre. C'est arrivé tout près d'ici, dans une cour d'immeuble. Il a vécu, il est mort... Dieu est maître de nos destinées. (Le kellner se signa.) J'étais son adjoint. Maintenant, j'ai monté d'un cran. Mais hélas, quelle tristesse pour ce pauvre Timofeï Spiridonovitch...

- Ainsi, Klonov aurait parlé avec lui des petites dames de Moscou, c'est cela ? demanda l'assesseur de collège, sentant avec acuité que le voile qui obscurcissait ses yeux allait tomber d'une seconde à l'autre et le tableau des événements lui apparaître dans toute sa cohérence, sa clarté et sa logique. Timofeï Spiridonovitch ne vous a rien dit de plus précis ?

- Oh, que si ! Mon défunt collègue était bavard comme tout. Il m'a raconté qu'il avait énuméré au 19 (entre nous, nous désignons les clients par leur numéro de chambre) toutes les Moscovites blondes d'une certaine classe. Et c'est surtout mademoiselle Wanda, de l'Alpenrose, qui l'a intéressé.

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Eraste Pétrovitch ferma les yeux une seconde. Il avait tourné 1 echeveau dans tous les sens, et voilà qu'il venait d'en apercevoir le bout.

- Vous ?

Enveloppée dans une mantille, Wanda se tenait sur le seuil de sa porte et considérait avec effroi l'assesseur de collège, dont la veste de cuir mouillée, reflétant la lumière de la lampe, paraissait bordée d'un halo étincelant. Derrière son visiteur tardif, un rideau de pluie bruissait et bougeait, tandis qu'au-delà tout n'était plus qu'obscurité. De petits ruisselets s'écoulaient de la veste.

- Entrez, monsieur Fandorine, vous êtes trempé.

- Le plus étonnant, dit Fandorine en guise de salutation, c'est que vous, mademoiselle, vous soyez encore en vie.

- Grâce à vous, dit la chanteuse, un léger frisson parcourant ses épaules. J'ai toujours sous les yeux ce couteau en train de se rapprocher de plus en plus de ma gorge... Je n'arrive plus à dormir la nuit. Ni à chanter non plus.

- Je ne pensais pas du tout à Herr Knabe, mais à Klonov, dit Fandorine, le regard rivé sur les immenses yeux verts. Parlez-moi de cet intéressant personnage.

Wanda s'étonna-t-elle ou feignit-elle 1 etonnement, difficile à dire.

- Klonov ? Nicolaï Klonov ? Que vient-il faire ici ?

- Voilà précisément ce que nous allons de ce pas essayer d'élucider.

Ils entrèrent dans le salon et s'assirent. Seule la lampe de la table était allumée, et le châle vert qui

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la recouvrait transformait la pièce en monde sous-marin. Me voici au royaume de la magicienne des mers, se dit Eraste Pétrovitch avant de chasser résolument de son esprit toute pensée inopportune.

- Parlez-moi de Klonov, marchand de la p-pre-mière guilde.

Wanda le débarrassa de sa veste mouillée, qu'elle posa par terre sans se soucier le moins du monde du somptueux tapis persan.

- Très séduisant, fit-elle d'un ton rêveur, et Eraste Pétrovitch ressentit quelque chose comme une piqûre de jalousie, à laquelle pourtant il n'avait aucun droit. Calme, sûr de lui. Un homme bien et un merveilleux compagnon, tel qu'on en rencontre rarement. Personnellement, en tout cas, ce n'est pas le genre d'homme qui recherche ma compagnie. Il vous ressemble un peu, d'ailleurs. (Elle eut un léger sourire, et Fandorine se sentit mal à l'aise. Elle était en train de l'ensorceler.) Mais je ne comprends pas, pourquoi vous intéressez-vous à lui?

- Cet homme n'est pas celui qu'il p-prétend être. Il n'est pas du tout marchand.

Wanda se détourna à demi, et son regard devint absent.

- Cela ne m'étonne pas. Mais je suis habituée à ce que chacun ait ses secrets. Je m'efforce de ne pas me mêler des affaires des autres.

- Vous êtes une personne perspicace, mademoiselle, sans cela je pense que vous n'auriez pas pu prospérer dans votre... profession. (Eraste Pétrovitch se troubla, conscient de ne pas avoir très bien choisi son expression.) Est-il possible que

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vous n'ayez jamais ressenti une m-menace émanant de cet homme ?

La chanteuse se tourna brusquement vers Fandorine.

- Si, si. Parfois. Mais comment le savez-vous ?

- J'ai de solides raisons de croire que Klonov est un homme extrêmement dangereux, dit Fandorine avant d'ajouter sans la moindre transition : C'est lui qui vous a fait rencontrer Sobolev, n'est-ce pas ?

- Non, absolument pas, répondit Wanda tout aussi hâtivement.

Un peu trop hâtivement peut-être ?

Apparemment, elle l'avait senti et jugea bon de se corriger :

- En tout cas il n'a rigoureusement rien à voir avec la mort du général, ça, je vous le jure ! Les choses se sont passées exactement comme je vous les ai racontées.

Cette fois elle disait la vérité, ou croyait la dire. Tous les signes : les modulations de sa voix, ses gestes, les mouvements des muscles de son visage étaient rigoureusement ce qu'ils devaient être. Toutefois, il n'était pas exclu que mademoiselle Tollé fût une excellente comédienne en puissance.

Eraste Pétrovitch changea de tactique. Les maîtres de la psychologie policière enseignent ceci : si l'on soupçonne la personne interrogée de ne pas être sincère mais seulement de feindre de l'être, il convient de l'assaillir de questions rapides et inattendues n'exigeant qu'une réponse très brève :

- Klonov connaissait-il l'existence de Knabe ?

- Oui, mais quel...

- Vous a-t-il parlé d'une serviette ?

- Quelle serviette ?

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- A-t-il mentionné Khourtinski ?

- Qui est-ce ?

- Porte-t-il une arme ?

- Je crois que oui. Mais est-ce que la loi Tinter...

- Avez-vous l'intention de le revoir ?

- Oui. C'est-à-dire...

Wanda pâlit et se mordit la lèvre. Eraste Pétro-vitch comprit qu'elle allait recommencer à mentir, et, rapidement, sans lui en donner le temps, il adopta un ton différent, très sérieux, confiant, persuasif :

- Vous devez me dire où il se trouve. Si je me trompe et qu'il ne soit pas celui que je crois, mieux vaut pour lui se laver au plus vite de tout soupçon. Mais si je ne me trompe pas, sachez que cet homme est terrible et qu'il n'a rien de commun avec celui que vous imaginez. Pour autant que je comprenne sa logique, il ne vous laissera pas en vie, ce n'est pas dans ses principes. Je suis d'ailleurs surpris que vous ne soyez pas encore à la morgue la plus proche. Alors, comment puis-je le trouver, votre Klonov ?

Elle se taisait.

- Parlez. (Fandorine lui prit la main. Elle était froide, mais le pouls était rapide.) Je vous ai déjà sauvé la vie une fois, et j'ai l'intention de recommencer. Et je vous jure que, s'il n'est pas un meurtrier, je ne le toucherai pas.

Wanda regardait le jeune homme, les pupilles dilatées. Elle était en proie à une lutte intérieure, et Fandorine se demandait comment faire pencher le plateau de la balance en sa faveur. Mais tandis qu'il s'interrogeait anxieusement, le regard de Wanda retrouva sa fermeté : une pensée qu'Eraste

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Pétrovitch ne sut pas décrypter venait de l'emporter.

- Je ne sais pas où il est, prononça la chanteuse d'un ton sans appel.

Fandorine se leva immédiatement et prit congé sans un mot de plus. A quoi bon ?

L'important était qu'elle devait revoir Klonov-Pevtsov. Pour parvenir au but, il suffisait donc de mettre en place une surveillance intelligente. L'assesseur de collège s'arrêta en plein milieu de la rue Pétrovka, sans prêter attention à la pluie qui, il est vrai, n'était plus aussi déchaînée qu'auparavant.

Une surveillance ? Quelle surveillance ? Il était censé être en état d'arrestation avec interdiction de sortir de son hôtel. Il ne trouverait personne pour l'aider, et, tout seul, il n'avait aucun moyen d'organiser une surveillance sérieuse. Il faudrait, pour cela, disposer d'au moins cinq ou six agents expérimentés.

Pour sortir sa réflexion de l'ornière dans laquelle elle était enlisée, Fandorine frappa huit fois dans ses mains, vite et fort. A l'abri sous leurs parapluies, les passants s'écartèrent de ce fou, tandis qu'un sourire satisfait éclairait le visage de l'assesseur de collège. Une idée originale lui était venue à l'esprit.

En entrant dans le vaste hall du Dusseaux, Eraste Pétrovitch se dirigea directement vers la réception.

- Mon brave, dit-il, s'adressant d'une voix autoritaire au réceptionniste, appelle-moi donc l'hôtel Angleterre, rue Pétrovka, et retire-toi, je dois avoir une c-conversation confidentielle.

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Le portier, qui avait eu tout le temps de s'habituer au comportement énigmatique de l'important fonctionnaire de la chambre 20, s'inclina, promena son doigt sur la liste des abonnés au téléphone accrochée au mur, trouva ce qu'il cherchait et décrocha le cornet.

- Vous avez l'Angleterre, monsieur Fandorine, dit-il en tendant l'écouteur à l'assesseur de collège.

Une voix grinçante se fit entendre à l'autre bout du fil:

- Qui est à l'appareil ?

Eraste Pétrovitch lança un regard impatient au réceptionniste qui se retira docilement dans le coin le plus éloigné du hall.

Alors seulement, les lèvres littéralement collées au microphone, Fandorine demanda :

- Veuillez faire venir madame Wanda à l'appareil. Dites-lui que c'est un appel urgent de monsieur Klonov. Oui, c'est cela, Klonov !

Le cour du jeune homme se mit à battre plus vite. L'idée qu'il venait d'avoir était nouvelle et d'une simplicité insolente. Elle tenait au fait que, bien qu'extrêmement commode et chaque jour plus populaire parmi les habitants de Moscou, la téléphonie était encore loin d'avoir atteint la perfection. On arrivait pratiquement toujours à comprendre ce qui était dit, mais la membrane ne transmettait ni le timbre ni les nuances de la voix. Dans le meilleur des cas, et encore pas toujours, on distinguait une voix féminine d'une voix masculine, mais pas plus. Les journaux annonçaient que mister Bell, le grand inventeur, travaillait à un nouveau modèle destiné à transmettre les sons d'une manière plus fidèle. Cependant, comme l'observe si bien la sagesse chinoise, les imperfec-

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tions ont leur charme. Eraste Pétrovitch n'avait encore jamais entendu dire que quelqu'un se fût fait passer pour un autre dans une conversation téléphonique. Pourquoi ne pas tenter l'expérience ?

Une voix perçante, entrecoupée de craquements, qui ne ressemblait aucunement au contralto de Wanda retentit dans l'écouteur.

- Kolia, c'est toi ? Quelle chance que tu aies eu l'idée de me téléphoner.

" Kolia " ? " toi " ? Hmm !

Parlant vite, avalant la moitié des syllabes, Wanda continuait de crier dans l'appareil :

- Kolia, tu es en danger ! Je viens tout juste de recevoir la visite d'un homme qui te recherche !

- Qui ? demanda Fandorine.

Puis il retint son souffle, sûr d'être démasqué.

Mais Wanda répondit comme si de rien n'était :

- Un policier. É est très intelligent et très habile. Kolia, il m'a dit sur toi des choses horribles !

- Bêtises, rétorqua brièvement Eraste Pétrovitch tout en se disant que la femme fatale était très sérieusement éprise du capitaine des gendarmes de la première guilde.

- C'est vrai ? C'est bien ce que je me disais ! Mais ça m'a tout de même bouleversée ! Kolia, pourquoi m'appelles-tu ? Il y a quelque chose de changé ?

Il se taisait, cherchant fébrilement que répondre.

- On ne se voit plus demain... main ? (Il y eut sur la ligne un effet d'écho, et Fandorine se boucha la seconde oreille, car il devenait difficile de suivre les propos précipités de Wanda.) Tu m'avais pourtant promis de ne pas partir sans me dire au revoir... voir ! Tu ne vas pas me faire ça... ça !

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Kolia, pourquoi ne dis-tu rien... rien ? Notre rendez-vous est annulé... lé ?

- Non ! (Puis, prenant son courage à deux mains, il hasarda une phrase plus longue :) Je voulais juste m'assurer que tu avais bien tout noté.

- Quoi ? T'assurer de quoi ? Visiblement, de son côté, Wanda entendait elle aussi très mal, ce qui tombait parfaitement.

- Que tu avais bien tout noté ! cria Fandorine.

- Mais oui, bien sûr... sûr ! Hôtellerie du monastère de la Trinité, à six heures, chambre 7. Entrer par la cour, frapper deux fois, trois fois et encore deux fois... fois. On pourrait peut-être repousser quand même un peu. Six heures, c'est tôt... tôt. Cela fait une éternité que je ne me suis pas levée à une heure pareille... reille !

- Si tu veux, déclara l'assesseur de collège avec de plus en plus d'assurance tout en répétant dans sa tête : six heures, chambre 7, entrer par la cour, frapper deux fois, trois fois, deux fois. A sept heures, alors. Mais pas plus tard. J'ai des choses à faire après.

- Très bien, à sept heures ! cria Wanda.

L'écho et les grésillements avaient brusquement disparu, et sa voix avait résonné avec une netteté parfaite jusqu'à devenir pratiquement reconnais-sable. Et dans cette voix avait percé une telle joie que Fandorine se sentit honteux.

- Je raccroche, dit-il.

- D'où téléphones-tu ? Où es-tu ?

Eraste Pétrovitch remit le cornet sur son support et donna un tour de manivelle. La mystification téléphonique venait de se révéler terriblement facile. Il faudrait s'en souvenir dans l'avenir afin de ne pas en être victime soi-même. Définir un mot de passe pour chacun de ses correspondants ? Pas

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pour chacun, bien sûr, mais, disons, pour les agents et pour les affaires secrètes.

Mais il n'avait pas le temps de penser à cela pour le moment.

Il pouvait oublier sa sanction. Désormais, il avait quelque chose à présenter à ses supérieurs. L'insaisissable et presque immatériel Klonov-Pevtsov serait demain à six heures à l'hôtellerie d'un certain monastère de la Trinité. Dieu sait où se trouvait ce monastère mais, de toute façon, il ne pouvait rien faire sans Karatchentsev. Il fallait procéder à une arrestation dans les formes et avec tous les moyens appropriés. Pas question qu'il s'échappe, le lascar.

Située sur le boulevard de Tver, la résidence du grand maître de la police était l'une des curiosités de la vieille capitale. Sa façade donnant sur cette artère vénérable qui, par beau temps, était le lieu de promenade favori de la meilleure société moscovite, l'immeuble d'un étage, jaune comme beaucoup d'administrations, avait l'air de protéger et en un sens de bénir la manière élégante et paisible qu'avait ce public choisi de passer le temps. Promenez-vous, gens éclairés, semblait-il dire, respirez l'odeur des tilleuls, et que les grognements de l'énorme ville semi-asiatique, peuplée essentiellement d'individus incultes et grossiers, ne vous inquiètent pas. Le pouvoir est là qui veille sur la civilisation et sur l'ordre. Le pouvoir ne dort jamais.

Eraste Pétrovitch eut l'occasion de vérifier cette dernière assertion en sonnant peu avant minuit à la porte de la célèbre bâtisse. Il y fut reçu non par un concierge, mais par un gendarme portant sabre et revolver. Celui-ci écouta d'un air sévère

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et sans un mot le visiteur nocturne, se contentant de le faire attendre sur le seuil pendant qu'il appelait l'adjudant de service à l'aide d'une sonnette électrique. Par chance, Fandorine connaissait l'adjudant en question puisqu'il s'agissait du capitaine Svertchinski. Celui-ci reconnut non sans mal, en l'homme du monde à l'allure anglaise, le mendiant dépenaillé dont l'arrivée le matin même à la direction avait provoqué un tel tohu-bohu, et se montra d'une extrême amabilité. Fandorine apprit que, comme tous les soirs avant de se coucher, Evguéni Ossipovitch faisait un petit tour sur le boulevard. Il aimait s'adonner à cet exercice nocturne et s'y livrait qu'il pleuve ou qu'il vente.

Eraste Pétrovitch ressortit sur le boulevard, marcha quelques minutes en direction du Pouchkine de bronze et, en effet, vit venir à sa rencontre, d'un pas mesuré, la silhouette familière vêtue d'une longue capote de cavalier dont le capuchon était rabattu sur le front. A peine l'assesseur de collège accéléra-t-il le pas en direction du général que, sans qu'on sût d'où elles venaient, comme sorties de terre, deux ombres silencieuses surgirent à ses côtés, tandis que deux autres, tout aussi résolues, se matérialisaient dans son dos. Eraste Pétrovitch hocha la tête : la voilà bien, l'illusoire solitude de l'homme d'Etat en ces temps de terrorisme politique. Pas un seul pas dehors sans une garde rapprochée. Mon Dieu, dans quel abîme la Russie était-elle en train de rouler...

Les deux ombres avaient déjà pris Fandorine par les bras, doucement, mais fermement.

- Eraste Pétrovitch, quel hasard ! s'exclama Karatchentsev, l'air ravi, avant de crier aux deux

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agents : Ouste, ça va ! Ça alors, et moi qui étais justement en train de penser à vous. Dois-je en conclure que vous avez renoncé à rester consigné à votre hôtel ?

- En effet, Votre Excellence. Evguéni Ossipovitch, entrons, le temps p-presse.

Le général ne posa aucune question et prit immédiatement la direction de sa résidence. Il marchait à grands pas, jetant de temps à autre un regard de biais à son compagnon.

Ils pénétrèrent dans le vaste cabinet ovale et s'assirent de part et d'autre de la longue table recouverte d'un drap vert. Le grand maître de la police cria :

- Svertchinski, ne vous éloignez pas ! On peut avoir besoin de vous !

Quand la porte capitonnée de cuir se ferma sans le moindre bruit, Karatchentsev demanda avec impatience :

- Alors ? Une piste ?

- Mieux, annonça Fandorine. Le criminel. En personne. Vous p-permettez que je fume ?

Tout en tirant sur son cigare, l'assesseur de collège rendit compte du résultat de ses investigations.

Karatchentsev s'assombrissait de plus en plus. Quand Fandorine eut fini, il se gratta le front d'un air préoccupé et rejeta une mèche rebelle.

- Et comment interprétez-vous ce rébus ? Eraste Pétrovitch secoua une petite colonne de cendre.

- Sobolev était en train de manigancer une action très audacieuse. Peut-être un coup d'Etat dans l'esprit du xvme siècle. Bref, ce que les Allemands appellent un putsch. Vous savez aussi bien que moi combien Mikhaïl Dmitriévitch était

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p-populaire dans l'armée et dans le peuple. Quant à l'autorité du pouvoir impérial, elle est aujourd'hui tellement dégradée... Mais je ne vais pas vous expliquer cela, à vous qui avez à votre disposition toute la direction de la gendarmerie, laquelle vous rapporte les moindres rumeurs.

Le grand maître de la police acquiesça d'un signe de tête.

- En fait, je ne sais rien du complot. Sobolev se prenait-il pour Bonaparte ou bien, ce qui paraît plus vraisemblable, avait-il l'intention d'installer sur le trône un autre membre de la famille impériale ? Je l'ignore, et je n'ai pas envie de jouer aux d-devinettes. D'ailleurs, pour la tâche qui nous incombe à tous les deux, cela n'est pas essentiel.

Karatchentsev se contenta de répondre par un petit mouvement de la tête puis défit son col brodé d'or. De petites gouttes de sueur perlèrent à la racine de son nez.

- Bref, notre Achille s'était lancé dans une opération de grande envergure, continua comme si de rien n'était l'assesseur de collège, avant de lâcher en direction du plafond une volute de fumée de toute beauté. Mais il avait des ennemis secrets et très p-puissants qui étaient au courant de ses projets. Klonov, alias Pevtsov, est leur homme. Avec son aide, le parti des opposants à Sobolev a pris la décision de se débarrasser du nouveau Bonaparte, mais discrètement, en simulant une mort naturelle. Ce qui a été fait. L'exécuteur de cette ouvre a été aidé par notre ami Khourtinski qui était lié à ce p-parti et qui, selon toute vraisemblance, était le représentant de ses intérêts à Moscou.

- Eraste Pétrovitch, pas si vite, supplia le grand maître de la police. Vous me donnez le tournis. De

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quel parti s'agit-il ? Où est-il localisé ? Chez nous, au ministère de l'Intérieur ? Fandorine haussa les épaules :

- C'est très possible. En tout cas, les choses ne se sont pas faites à l'insu de votre chef, le comte Tolstov. Souvenez-vous de sa lettre justifiant le comportement de Khourtinski et de la dépêche couvrant Pevtsov. Khourtinski s'est révélé un déplorable exécutant. Le conseiller aulique était trop cupide, il s'est laissé subjuguer par le m-mil-lion de Sobolev et a décidé de lier l'utile à l'agréable. Mais le personnage central de toute cette affaire est incontestablement l'homme blond aux yeux clairs.

A ce point de son récit, l'assesseur de collège eut un sursaut, une nouvelle idée venait de traverser son esprit.

- Attendez... Peut-être est-ce encore plus c-com-pliqué ! Mais oui, bien sûr !

Il bondit de sa chaise et se mit à arpenter le cabinet d'un pas rapide. Craignant d'interrompre le mouvement de la pensée du très intelligent fonctionnaire, le général se contentait de le suivre du regard.

- Le ministre de l'Intérieur n'a pas pu organiser l'assassinat du général Sobolev, quels qu'aient été les plans de ce dernier ! C'est un non-sens ! (Eraste Pétrovitch était si ému qu'il avait cessé de bégayer.) Il y a de très fortes chances pour que notre Klonov ne soit pas le capitaine Pevtsov dont parle le comte dans sa lettre. Le vrai Pevtsov n'est sans doute plus de ce monde. Tout porte à croire qu'il s'agit d'une opération extrêmement rusée montée de telle sorte que, en cas d'échec, tout

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retombe sur votre département ! C'est cela ! J'ai compris !

Emporté par son imagination, l'assesseur de collège frappa plusieurs fois de suite dans ses mains d'une façon si inattendue que le général, qui écoutait avec une attention extrême, faillit sauter en l'air.

- Supposons que le ministre soit au courant du complot de Sobolev et qu'il mette en place une surveillance secrète du général. Et d'un. Quelqu'un d'autre est, lui aussi, informé et veut éliminer Sobolev. Et de deux. A la différence du ministre, cet individu ou, plus vraisemblablement, ces individus, que nous appellerons " opposants au complot ", ne sont pas liés par la loi et poursuivent des buts qui leur sont propres.

- Quels buts ? finit par demander d'une voix faible le grand maître de la police, définitivement dépassé.

- Le pouvoir, sans doute, répondit négligemment Fandorine. Que peut-on viser d'autre quand l'intrigue se situe à un niveau pareil ? Les opposants au complot avaient à leur disposition un exécutant particulièrement inventif et entreprenant que nous connaissons sous le nom de Klonov. Le fait que celui-ci n'ait rien à voir avec le monde des marchands ne fait aucun doute. Il s'agit d'un homme exceptionnel, doté de talents immenses. Un homme invisible, insaisissable et invulnérable. Doué d'ubiquité, il est arrivé partout avant nous et a toujours porté le fer le premier. Bien que nous ayons, vous et moi, fait preuve d'une grande célérité, il nous a toujours devancés.

- Et si c'était quand même un capitaine de la gendarmerie et qu'il agisse avec la caution du ministre? demanda Karatchentsev. Et si... (Il avala sa salive.) Et si l'élimination de Sobolev avait

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reçu la sanction suprême ? Excusez-moi, Eraste Pétrovitch, mais nous sommes, vous et moi, du métier, et nous savons pertinemment que la défense des intérêts de l'Etat nécessite parfois de recourir à des moyens non-traditionnels. Fandorine haussa les épaules :

- Pourquoi dans ce cas subtiliser la serviette, et le faire à la direction de la gendarmerie ? Dans la mesure où elle était arrivée entre vos mains, vous l'auriez fait parvenir à Saint-Pétersbourg, à ce même comte Tolstov, par les instances normales. Pourquoi compliquer les choses ? Non, le ministère n'est pour rien dans cette affaire. En outre, assassiner un héros aussi populaire dans le pays, c'est autre chose que d'étrangler le général Piche-gru dans sa prison. Se débarrasser de Mikhaïl Dmi-triévitch Sobolev, au mépris de toute légalité ? Non, Evguéni Ossipovitch, quelles que soient les imperfections de notre pouvoir, c'est trop. Je ne peux pas croire cela.

- C'est vrai, vous avez raison, reconnut Karatchentsev.

- En plus, la légèreté avec laquelle ce Klonov commet ses crimes ne ressemble vraiment pas aux méthodes d'un homme du service impérial.

Le chef de la police leva la main :

- Attendez, attendez, ne vous emballez pas ! De quels meurtres parlez-vous ? En fait, nous ne savons toujours pas si Sobolev a été assassiné ou s'il est mort de sa belle mort. D'après les conclusions de l'autopsie, il est mort naturellement.

- Non, il a été tué, trancha Eraste Pétrovitch. Même si on ne comprend pas l'absence de traces de poison. Si nous avions su alors ce que nous savons aujourd'hui, nous aurions probablement

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donné pour instruction au professeur Welling de procéder à une autopsie plus fouillée. Il était convaincu d'avance que la mort avait des causes naturelles, or l'orientation initiale influe grandement sur la suite. Par ailleurs, dit l'assesseur de collège, s'immobilisant face au général, Sobolev n'est pas le seul à avoir été tué. Klonov a pris la peine de couper toutes les pistes. Je suis persuadé qu'on lui doit la mort mystérieuse de Knabe. Réfléchissez un instant, est-ce que les Allemands, même affolés, auraient supprimé un officier de leur état-major général ? On ne procède pas de la sorte dans les pays civilisés. Au pis, ils l'auraient poussé à se tirer une balle dans la tête, mais un coup de couteau de cuisine dans le ventre ? Non, c'est invraisemblable ! En revanche, cela arrangeait parfaitement Klonov. Nous étions fermement persuadés, vous et moi, que l'affaire était tirée au clair. Si n'avait surgi la serviette et son million, nous aurions mis un point final à l'enquête. Je trouve également très suspecte la mort brutale du kellner du Métropole. Ce malheureux Timofeï Spiridonovitch n'avait sans doute pas commis d'autre crime que d'aider Klonov à trouver la femme qu'il lui fallait pour exécuter son plan, Wanda en l'occurrence. C'est terrible, Evguéni Ossipovitch, maintenant tout me paraît suspect ! s'écria Fandorine. Même la mort de Micha le Petit ! Même le suicide de Khourtinski !

- Pour celui-ci, vous allez un peu loin, dit le grand maître de la police avec une moue incrédule. El y a tout de même le mot qu'il a écrit avant de mourir.

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- Etes-vous prêt à affirmer, la main sur le cour, que Piotr Parménovitch a mis fin à ses jours parce qu'il était menacé d'être démasqué ? Etait-il à ce point un homme d'honneur ?

- C'est vrai qu'on peut en douter, fit Kara-tchentsev, bondissant à son tour de son fauteuil et se mettant à aller et venir le long du mur. Il aurait plutôt essayé de prendre la fuite. A en juger par les documents trouvés dans son coffre, le défunt avait un compte dans une banque de Zurich. Et s'il n'avait pas réussi à s'enfuir, il aurait imploré la grâce et graissé la patte à ses juges. Je connais bien cette race de bonshommes, ils sont d'une vitalité exceptionnelle. Non, Khourtinski serait parti au bagne plutôt que de se passer une corde autour du cou. Pourtant le mot est écrit de sa main, c'est incontestable...

- Ce qui me fait le plus peur, c'est que, dans les différents cas, soit l'idée d'un meurtre ne vient pas du tout à l'esprit, soit, comme c'est le cas pour Knabe et pour Micha le Petit, les soupçons se portent de façon évidente sur quelqu'un d'autre : pour le premier, sur les agents allemands, pour le second, sur Fiska. C'est la marque d'un très grand professionnalisme. (Eraste Pétrovitch plissa les yeux.) Il n'y a qu'une chose que je n'arrive pas à comprendre, c'est comment il a pu laisser Wanda en vie... Au fait, Evguéni Ossipovitch, il faudrait envoyer des hommes la chercher et lui faire quitter immédiatement l'hôtel Angleterre. Et s'il prenait fantaisie au véritable Klonov de lui téléphoner ? Ou, pis, qu'il se mette en tête de réparer son incompréhensible oubli ?

- Svertchinski ! cria le général en sortant dans l'antichambre pour donner des ordres.

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Quand il revint, l'assesseur de collège était debout face au mur, en train de promener son doigt sur le plan de la ville qui y était accroché.

- Où se trouve cette Hôtellerie du monastère de la Trinité ? demanda-t-il.

- On appelle ainsi un ensemble de garnis situés rue Pokrovka, non loin de l'église de la Sainte-Trinité. Tenez, c'est ici ! montra le général. L'entrée se trouve passage Khokhlovski. Jadis, il y avait effectivement à cet endroit une hôtellerie de monastère, mais aujourd'hui, ce n'est plus qu'un ramassis de masures, de baraques et de taudis. D'habitude on désigne tout cet ensemble par le simple nom de " Trinité ". C'est un coin déshérité, et la Khitrovka est à deux pas. Les habitants de la Trinité ne sont cependant pas des gens tout à fait perdus : ce sont des petits acteurs, des cousettes, des commerçants ruinés. Ils n'y restent d'ailleurs pas longtemps : ou bien ils s'en sortent et retournent dans le monde, ou bien ils tombent plus bas encore, et alors c'est le gouffre de la Khitrovka.

Tout en répondant avec force détails à la question simple qui lui avait été posée, le chef de la police pensait à autre chose, et il avait visiblement beaucoup de mal à prendre une décision. Quand il eut achevé, un silence s'instaura, et Eraste Pétrovitch comprit que la discussion atteignait sa phase

cruciale.

- Il est clair qu'il s'agit d'un acte extrêmement risqué, Evguéni Ossipovitch, dit calmement l'assesseur de collège. Si mes s-suppositions sont erronées, vous risquez de compromettre votre carrière, or vous êtes un homme ambitieux. Mais si je suis venu vous trouver, vous et non Vladimir Andréié-vitch, c'est parce que lui, j'en suis sûr, n'aurait pas

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accepté de prendre le moindre risque. Il est bien trop prudent. C'est l'âge qui veut cela. D'un autre côté, il se trouve dans une position moins délicate que la vôtre. Quoi qu'il en soit, le ministère a ourdi dans votre dos une intrigue dans laquelle il vous a réservé, excusez ma franchise, un rôle qui rappelle celui du m-mort dans une partie de whist. Le comte Tolstov n'a pas jugé utile de vous mettre au courant de l'affaire Sobolev, vous, le chef de la police de Moscou, alors qu'il a mis dans la confidence Khourtinski, un homme vil et, qui plus est, un criminel. Quelqu'un de plus rusé encore que le ministre a conduit sa propre opération. Vous aurez beau être resté à l'écart de tous ces événements, c'est en fin de compte vous qui en assumerez la responsabilité. Je crains que vous n'ayez à payer les p-pots cassés. Et le plus vexant, c'est que vous ne saurez jamais qui les a cassés et pourquoi. Pour connaître le fin mot de l'histoire, il faut mettre la main sur Klonov. Vous aurez alors un atout majeur en main.

- Et s'il est tout de même un agent du gouvernement, on me met à la retraite comme un malpropre ! Dans le meilleur des cas, objecta Karatchentsev, la mine sombre.

- Je doute de toute façon qu'il soit possible d'étouffer l'affaire, Evguéni Ossipovitch. D'ailleurs, ce ne serait pas une bonne chose. Pas tant à cause de Sobolev que par crainte de ce qui pourrait nous attendre. Quelle est donc cette force mystérieuse qui préside aux d-destinées de la Russie ? De quel droit le fait-elle, et que nous prépare-t-elle pour demain ?

- Vous faites allusion aux francs-maçons ? s'étonna le général. Le comte Tolstov est en

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effet membre de la loge, tout comme Viatcheslav Constantinovitch Plévako, le directeur du Département de la police. Près de la moitié des personnalités influentes de Saint-Pétersbourg le sont. Mais tous ces gens n'ont que faire d'un assassinat politique ; ils n'ont pas besoin de cela pour mater qui ils veulent, et cela en toute légalité.

- Mais il ne s'agit pas des maçons, s'exclama Fandorine, plissant le front d'un air agacé. Ceux-là on les connaît par cour. Je veux parler d'un véritable complot, p-pas d'une intrigue d'opérette. Et en cas de succès, Votre Excellence, vous accéderez à une caverne d'Ali Baba à couper le souffle !

Evguéni Ossipovitch, troublé, remua ses sourcils roux. C'était tentant, très tentant. Ce serait l'occasion de planter une belle banderille à ce Judas de Viatcheslav Constantinovitch (son soi-disant ami !), ainsi qu'au comte Tolstov en personne. Ces deux-là comprendraient qu'on ne plaisante pas avec Karatchentsev et qu'il ne fait pas bon le faire passer pour un imbécile. Vous êtes allés trop loin, messieurs, votre jeu se retourne contre vous ! Une surveillance secrète à l'encontre de quelqu'un qui complote, d'accord, ça se comprend, dans ce genre d'affaires il faut de la délicatesse. Mais qu'on assassine un héros national sous le nez de vos agents, ça, c'est un scandale. Vous vous êtes fait rouler, grands sages de Saint-Pétersbourg ! Maintenant, je parie que vous êtes en train de vous arracher les cheveux et de trembler dans vos fauteuils. Mais Evguéni Ossipovitch vous apporte un gaillard sur un plateau : tenez, le voilà votre coupable ! Hum... et si je le présentais sur un plateau à quelqu'un de plus haut placé encore ? Ça n'est tout de même pas une petite affaire !

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Et le grand maître de la police vit s'ouvrir devant lui des perspectives à ce point inouïes qu'il en eut le vertige. Mais en même temps il sentit un tiraillement au creux de l'estomac. C'était la peur.

- Bon, dit prudemment Karatchentsev, supposons : nous avons arrêté Klonov. Seulement, comptant sur ses protecteurs, l'homme refuse de desserrer les dents. Que fait-on alors ?

- Voilà la sage façon de poser le problème, fit l'assesseur de collège avec un léger hochement de tête, sans laisser paraître la satisfaction qu'il avait de voir la conversation passer du stade théorique au stade pratique. Moi aussi, ce point me préoccupe. Il ne sera pas facile du tout de prendre Klonov, mais il sera cent fois plus d-difficile de le faire parler. C'est pourquoi je vous fais une proposition.

Evguéni Ossipovitch tendit une oreille attentive, sachant par expérience que l'astucieux jeune homme allait faire une proposition sérieuse et se charger lui-même du plus difficile.

- Vos hommes encercleront complètement la Trinité afin qu'il ne puisse pas s'échapper, dit Fandorine, tout excité, le nez collé sur le plan. Un cordon là, là et là. Il faudra fermer tous les p-passages entre immeubles, ce qui ne posera pas trop de problèmes puisqu'il sera très tôt et que la plupart des gens dormiront encore. Autour de la Trinité elle-même, il faudra quelques-uns de voô meilleurs agents, trois quatre hommes, pas plus. Ils devront agir avec un soin particulier, en se camouflant intelligemment pour éviter d'éveiller le moindre soupçon. Leur travail : attendre mon signal. Moi, j'entrerai chez Klonov seul et je ferai mine de v-vouloir jouer cartes sur table. Il ne me

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tuera pas tout de suite, il voudra d'abord mesurer mon niveau d'information, savoir d'où je viens et où est mon intérêt. Et nous exécuterons, lui et moi, un élégant pas de deux: je lui entrouvrirai un peu le rideau, lui me fera une petite confidence ; ce sera de nouveau mon tour, p-puis le sien. Convaincu de pouvoir se débarrasser de moi à sa guise, Klonov sera plus bavard que si on l'arrête. Je ne vois pas d'autre moyen.

- Mais le risque est considérable ! dit Karat-chentsev. Si vous ne vous trompez pas et qu'il soit à ce point virtuose dans l'art de tuer, on peut s'attendre à tout...

Eraste Pétrovitch haussa les épaules avec désinvolture :

- Comme l'a dit Confucius, l'homme bien né doit assumer lui-même la responsabilité de ses fautes.

- Eh bien, dans ce cas, bonne chance ! Vous entreprenez là une grande chose. C'est soit la couronne de lauriers, soit la couronne d'épines, dit le grand maître de la police, la voix vibrant d'émotion, avant de serrer fermement la main de Fando-rine. Retournez à votre hôtel, Eraste Pétrovitch, et reposez-vous comme il faut. Ne vous souciez de rien, je vais préparer l'opération personnellement. Je ferai cela au mieux. Au matin, en allant à la Trinité, vous verrez de vos yeux si oui ou non mes gaillards savent se camoufler.

- Vous parlez comme notre héroïne de conte, Vassilissa la Très Sage, Votre Excellence, dit l'assesseur de collège en riant de toutes ses dents : Va te coucher, Ivan, la nuit porte conseil. D'ailleurs, c'est vrai, je suis un peu fatigué, et la tâche qui m'attend ne sera pas très aisée. Je serai à la Trinité à six heu-

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res précises. Le signal par lequel j'appellerai vos agents à la rescousse sera un coup de sifflet. Jusque-là, qu'ils ne se mêlent de rien, quoi qu'il arrive... Et, en cas de malheur, ne le laissez pas vous échapper ! C'est une demande p-personnelle, Evguéni Ossipovitch.

- Ne vous inquiétez pas, dit le général avec le plus grand sérieux, sans lâcher la main du jeune homme. Tout sera parfait. Je vais faire appel à mes agents les plus brillants et en quantité largement suffisante. Mais vous, espèce de tête brûlée, essayez tout de même d'être prudent !

Il y avait bien longtemps qu'Eraste Pétrovitch avait appris à se réveiller à l'heure qu'il s'était fixée en se couchant. A cinq heures précises, il ouvrit les yeux et sourit, car, juste au même instant, un bout de soleil se montra derrière la fenêtre, qui lui donna l'impression qu'un chauve à la bouille toute ronde jetait des regards indiscrets dans la pièce.

Tout en sifflotant un air de L'Elixir d'amour, Fandorine se rasa et non sans plaisir admira son fort joli visage dans le miroir. Un samouraï ne doit pas déjeuner avant un combat, raison pour laquelle, au lieu de prendre sa tasse de café habituelle, l'assesseur de collège fit quelques exercices avec ses haltères, après quoi, méthodiquement, sans hâte, il entreprit de s'équiper. Il s'arma de la manière la plus complète possible, car l'adversaire s'annonçait sérieux.

Massa aida son maître, tout en manifestant une inquiétude de plus en plus vive. Finalement, il ne put s'empêcher d'exprimer sa pensée :

- Maître, vous avez ce visage quand la mort est très proche.

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- Tu sais bien que chaque matin, en se réveillant, l'authentique samouraï doit être prêt à affronter la mort, plaisanta Fandorine tout en enfilant un veston de tussor clair.

- Au Japon, vous m'emmeniez toujours avec vous, se plaignit le serviteur. Je sais, j'ai failli déjà deux fois, mais cela ne se reproduira pas, je le jure ! Sinon, que je naisse méduse dans ma prochaine vie ! Prenez-moi avec vous, maître, je vous en supplie !

Fandorine donna une tape affectueuse sur son petit nez :

- Cette fois, tu ne pourrais m'être d'aucune aide. Je dois être seul. D'ailleurs, je ne serai pas seul du tout, j'aurai avec moi toute une armée de policiers. C'est mon adversaire qui, lui, sera complètement seul.

- Il est dangereux ?

- Très. C'est l'homme qui t'a dupé pour voler la serviette.

Massa renifla, fronça ses rares sourcils et ne dit plus rien.

Eraste Pétrovitch décida de remonter la rue Pokrovka à pied. Que Moscou était donc belle après la pluie ! Fraîcheur, voile rosé du jour naissant, silence. S'il fallait mourir, que ce soit au moins par un matin aussi divin, se dit l'assesseur de collège, se morigénant immédiatement pour cette tendance au mélodrame. D'un pas de promeneur, tout en sifflotant, il atteignit la place de la Loubianka où des cochers faisaient boire leurs chevaux à la fontaine. Là, il tourna dans la rue Solianka et aspira avec délice une odeur de pain

frais qui s'échappait des fenêtres ouvertes d'une boulangerie en sous-sol.

Il arrivait à la ruelle dans laquelle il devait s'engager. Les maisons devenaient plus misérables, le trottoir plus étroit, et à l'abord même de la Trinité, le paysage perdit brusquement tout son charme : chaussée parsemée de flaques, palissades de guingois, murs lépreux. Eraste Pétrovitch eut beau regarder, il ne vit pas trace du cordon de police, ce qui le réjouit.

A l'entrée de la cour, il regarda sa montre : six heures moins cinq. C'était le moment. Le portail était en bois et portait une pancarte toute gauchie indiquant : Hôtellerie de la Trinité. Les constructions étaient toutes de plain-pied, et chaque garni avait sa propre entrée. Numéro un, deux, trois, quatre, cinq, six. Le sept devait se trouver à gauche, juste après l'angle.

Pourvu que Klonov ne commence pas à tirer avant même d'engager toute discussion. Il fallait préparer une phrase susceptible de le décontenancer. Par exemple : " Bonjour de mademoiselle Wanda ! " Ou, plus compliqué : " Savez-vous que Sobolev est en fait vivant ? " Le tout étant de conserver l'initiative. Pour la suite, il faudrait se laisser guider par l'intuition. En attendant, le Hers-tal pesait dans la poche, rassurant.

Eraste Pétrovitch passa le portail d'un pas résolu. Un concierge en grand tablier crasseux promenait paresseusement son balai dans une flaque. Il jeta un regard par en dessous à l'élégant visiteur, et Eraste Pétrovitch lui décocha un petit clin d'oil à peine perceptible. Convaincant, le concierge, rien à dire. Devant l'entrée, un autre agent jouait l'ivrogne : il ronflait, sa casquette ramenée sur son

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visage. Pas mal non plus. Fandorine se retourna et vit, trottinant dans la rue, une petite bonne femme boulotte emmitouflée jusqu'aux yeux dans un gros châle à ramages et vêtue d'une houppelande informe. Cette fois c'est trop, se dit Fandorine en hochant la tête. Ça tourne à la farce.

Le meublé sept était effectivement le premier après le coin et donnait sur une cour intérieure. Il possédait un petit perron de deux marches. Sur la porte, à la peinture blanche, était grossièrement barbouillé " N° 7 ".

Eraste Pétrovitch s'arrêta, emplit ses poumons d'air, puis les vida par petites expirations régulières.

Il leva la main et frappa doucement.

Deux fois, trois fois, puis encore deux fois.

Deuxième partie Akhimas

Son père s'appelait Pélet, ce qui en hébreu signifie " la fuite ". L'année de sa naissance, les Frères du Christ, installés en Moravie depuis deux cents ans, avaient été frappés par le malheur. L'empereur avait mis fin au privilège qui dispensait du service militaire les hommes de la communauté. Il venait d'entreprendre une grande guerre contre un autre empereur et avait besoin de beaucoup de soldats.

La communauté était partie en une nuit, abandonnant sa terre et ses maisons pour aller se réfugier en Prusse. Les Frères du Christ étaient indifférents à la querelle qui opposait les deux empereurs, car une foi stricte leur interdisait de servir des princes terrestres, de leur prêter serment, de prendre en main des armes et de porter un uniforme avec des boutons armoriés, dans lesquels ils voyaient des reproductions du sceau de Satan. Pour cette raison, leurs longs pourpoints de couleur brune, dont la coupe n'avait pratiquement pas changé depuis plus de deux siècles, ne portaient pas de boutons mais simplement des liens.

En Prusse vivaient des gens qui partageaient leur foi. Ils étaient arrivés là il y a bien longtemps, fuyant eux aussi l'Antéchrist. Le roi leur avait attribué des terres en possession perpétuelle et les avait dispensés du service militaire à condition qu'ils assèchent les immenses marais

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prussiens. Durant deux générations, les frères avaient mené un dur combat contre des fondrières impraticables, mais à la troisième ils avaient vaincu. Depuis, ils vivaient libres et à l'aise sur des terres riches. Ils avaient accueilli leurs frères de Moravie les bras ouverts, partageant avec eux tout ce qu'ils possédaient, et, ensemble, ils s'étaient mis à vivre dans la sérénité et l'harmonie.

A l'âge de vingt et un ans, Pélet s'était marié. Le Seigneur lui avait donné une femme bonne et généreuse qui avait su, dans les délais impartis, mettre au monde un fils. Mais voilà qu'à quelque temps de là, il avait plu au Seigneur tout-puissant de soumettre ses fidèles serviteurs à de rudes épreuves. Pour commencer, il y avait eu une épidémie de peste, et beaucoup dans leur communauté étaient morts, dont la femme et le fils de Pélet. Il avait accepté sans se révolter, bien que la vie, pour lui, eût changé de couleur, de blanche devenant noire. Mais cela n'avait pas paru suffisant au Très-Haut qui avait résolu de manifester à ses élus son amour dans toute son implacable sévérité. Un nouveau roi, plus éclairé, avait décrété que tous les sujets de son royaume étaient égaux, abolissant par là même la loi édictée par son lointain prédécesseur. Désormais, tous les hommes, y compris les juifs, les mennonites et les Frères du Christ, devaient servir dans l'armée et défendre leur patrie les armes à la main. Mais la patrie des Frères ne se trouvait pas dans les marais prussiens asséchés : elle était dans les cieux. Aussi la Convention des chefs religieux avait-elle tenu conseil et décidé qu'il fallait partir vers l'est et aller chercher refuge auprès du tsar russe. Ils avaient en effet une autre communauté en Russie, dont ils recevaient parfois des lettres qui cheminaient lentement, grâce à des gens sûrs, car la poste, mise en place par l'Etat, était elle aussi une ouvre du démon. Dans ces lettres, les croyants disaient que les terres de leur région étaient riches, les autorités conciliantes et peu gourmandes.

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Ils avaient rassemblé le peu qu'ils possédaient, vendu ce qui pouvait l'être et abandonné le reste. Un voyage de sept fois sept jours les avait conduits dans un pays portant le nom compliqué de Mélitopolstschina\ La terre y était en effet fertile, mais vingt jeunes couples ainsi que Pélet, qui était veuf, avaient eu envie de continuer la route, car ils n'avaient jamais vu les montagnes, n'en connaissant l'existence qu'à travers les livres saints. Que la terre ferme puisse s'élever dans le ciel à plusieurs milliers de coudées pour atteindre les nuages de Dieu dépassait leur imagination. Les jeunes avaient envie de découvrir ce phénomène. Pélet, lui, était indifférent. Il avait aimé traverser les forêts et les champs dans des chariots tirés par des boufs, car cela l'avait distrait du souvenir de Rachel et du petit Ahab, restés à jamais dans le sol humide de la terre prussienne.

Les montagnes s'étaient révélées en tout point semblables aux descriptions qui en étaient faites dans les livres. Elles s'appelaient Caucase et occupaient les quatre côtés de l'horizon aussi loin que l'oil pouvait porter. Pélet avait oublié Rachel et Ahab parce qu'ici tout était différent. Même pour marcher, il fallait procéder autrement : soit aller du bas vers le haut soit, au contraire, du haut vers le bas. Dès la première année, Pélet s'était remarié.

Les choses s'étaient passées de la manière suivante : les Frères du Christ étaient en train de défricher la seule pente douce qu'ils eussent trouvée, préparant un terrain pour les labours. Les jeunes filles du pays étaient venues voir ces étrangers vêtus de leur drôle de chemise, qui abattaient de quelques coups de hache des pins séculaires et arrachaient avec une étonnante célérité les souches les plus tenaces. Elles riaient entre elles en grignotant des noisettes. Fatima, l'une de ces jeunes filles, âgée de quinze ans, avait arrêté son regard sur ce Frère puissant, aux cheveux et à la barbe

1. En caractères latins dans le texte.

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blancs. Bien que d'une grande force, il était calme et gentil et ne ressemblait pas aux hommes de son village, brutaux et grossiers dans leurs gestes.

Fatima avait dû se faire baptiser et porter de nouveaux vêtements : une robe noire et un petit bonnet blanc. Elle avait dû également changer de nom et, de Fatima qu'elle était, devenir Sarah, se mettre à travailler à la maison et sur les terres de l'aube au couchant, apprendre une langue étrangère, et passer tout le dimanche a prier et à chanter dans la " maison des prières ", laquelle avait été bâtie avant même les maisons d'habitation. Mais rien de cela ne lui faisait peur parce qu'elle était bien avec son Pélet aux cheveux blancs et qu'Allah n'a jamais promis à la femme une vie facile.

L'été suivant, alors que Sarah-Fatima était en proie aux douleurs de l'enfantement, de bouillonnants Tchétchènes étaient descendus des montagnes, avaient brûlé la récolte de blé et emmené les troupeaux. Pélet les avait regardés prendre leur cheval, leurs deux boufs et leurs trois vaches, tout en priant pour que le Seigneur ne l'abandonne pas et ne le laisse pas donner libre cours à sa colère. C'est pourquoi il avait donné à son fils, dont le premier cri s'était fait entendre à la minute même où les langues avides des flammes avaient commencé à caresser la paroi si soigneusement taillée de la maison des prières, le nom d'Akhimas qui signifie " frère de la colère ".

L'année suivante, les Abreks étaient revenus avec l'intention d'emporter un nouveau butin, mais ils étaient repartis les mains vides parce qu'il y avait désormais, à l'entrée du village reconstruit, une casemate habitée par un adjudant-chef. Les Frères avaient donné pour cela cinq cents roubles à l'autorité militaire.

L'enfant était gros à sa naissance, et Sarah-Fatima avait failli mourir en lui donnant le jour. Par la suite, elle n'avait pu avoir d'autres enfants. D'ailleurs, elle n'en voulait pas, car elle ne pardonnait pas à son mari d'avoir regardé les

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bandits emmener leur cheval, leurs boufs et leurs vaches sans protester.

Akhimas eut, dans son enfance, deux dieux et trois langues. Le dieu de son père, sévère et vindicatif, dont les préceptes étaient : " Si on te frappe à la joue droite, tends la gauche " ; " Qui se réjouit dans cette vie pleurera dans l'autre " ; " II ne faut craindre ni le malheur ni les souffrances, car ils sont un bien et le signe de l'amour particulier que vous porte le Très-Haut ". Le dieu de sa mère, dont il ne fallait pas parler à haute voix et qui était bon : il permettait qu'on se réjouisse, qu'on joue et n'exigeait pas que l'on soit indulgent avec ses offenseurs. Mais on ne pouvait évoquer ce dieu généreux qu'à voix basse, quand il n'y avait personne d'autre que sa mère à proximité, ce qui signifiait que le dieu de son père était plus important. Celui-ci s'exprimait dans une langue que l'on appelait Die Sprache1 et qui était un mélange de hollandais et d'allemand. Le dieu de sa mère, lui, parlait tchétchène. Mais il y avait également la langue russe qu'Akhimas apprenait auprès des soldats de la casemate. Le petit garçon était très attiré par les sabres et les fusils de ces derniers, malheureusement il ne fallait pas qu'il s'en approche, c'était interdit, formellement interdit. Le dieu principal défendait de toucher aux armes. Mais sa mère le rassurait, lui murmurant à l'oreille qu'il pouvait le faire. Elle emmenait son fils dans la forêt où elle lui parlait des vaillants guerriers de sa race, lui apprenait à faire des crocs-en-jambe et à frapper avec le poing.

Un jour, Akhimas avait alors sept ans, Melchisedech, le fils du forgeron qui, lui, en avait neuf, avait fait exprès d'éclabousser d'encre son abécédaire. Akhimas s'était vengé en lui faisant un croc-en-jambe et en lui envoyant un

1. En allemand dans le texte.

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coup de poing sur l'oreille. Melchisedech, en larmes, avait couru se plaindre.

Il s'était ensuivi une conversation longue et pénible avec son père. Les yeux de Pélet, aussi clairs que ceux de son fils, s'étaient emplis de colère et de tristesse. Ensuite Akhi-mas avait dû passer la soirée à genoux, à lire des psaumes. Ses pensées étaient cependant tournées non pas vers le dieu de son père, mais vers celui de sa mère. Le petit garçon priait pour que ses yeux deviennent noirs comme ceux de sa mère et ceux de Chiran, le demi-frère de celle-ci. Akhi-mas n'avait jamais vu son oncle Chiran, mais il savait que c'était un homme fort, audacieux, chanceux et qu'il ne pardonnait jamais à ses ennemis. Par des sentiers de montagne secrets, l'oncle apportait d'épais tapis de Perse et des balles de tabac de Turquie ; dans l'autre sens, il passait la frontière avec des armes. Akhimas pensait souvent à Chiran. Il l'imaginait à cheval en train de scruter de son oil acéré la pente d'une falaise pour voir si les garde-frontière ne s'étaient pas tapis là pour le guetter. Il portait un énorme bonnet à poils, une grosse cape de feutre, tandis qu'à son épaule pendait un fusil à crosse ouvragée.

2

C'était le jour de son dixième anniversaire. Akhimas était enfermé depuis le matin dans la resserre à bois, et c'était bien sa faute. Sa mère lui avait offert en cachette un vrai poignard, de petite taille, certes, mais qui possédait une lame brunie et un manche en corne. Elle lui avait recommandé de le cacher, mais Akhimas, incapable de résister, s'était précipité dehors pour voir si sa lame coupait bien, et son père l'avait surpris. Pélet lui avait demandé d'où venait l'arme, mais, comprenant qu'il n'obtiendrait pas de réponse, il l'avait puni.

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Akhimas avait déjà passé dans la resserre la moitié de la journée. Il était très malheureux de s'être fait confisquer son poignard et, en plus, s'ennuyait à mourir. Dans l'après-midi, alors qu'il commençait à avoir très faim, il avait entendu des coups de feu et des cris.

L'Abrek Magoma et quatre de ses compagnons venaient d'attaquer les soldats qui lavaient leurs chemises à la rivière parce que c'était pour eux jour de lessive. Tirant des buissons dans lesquels ils s'étaient tapis, les bandits avaient tué deux hommes et en avaient blessé deux autres. Les autres soldats avaient essayé de gagner leur casemate, mais les Abreks avaient enfourché leurs chevaux et les avaient massacrés les uns après les autres à coups de sabre. L'adjudant-chef, qui, lui, n'avait pas été à la rivière, s'était enfermé dans la solide bâtisse de bois munie de petites fenêtres étroites et avait tiré un coup de fusil. Magoma avait attendu que le Russe réarme et repasse la tête par la meurtrière. A ce moment-là, ayant visé d'avance, il avait atteint l'officier en plein front avec sa grosse balle ronde.

Akhimas n'avait pas été témoin de cet épisode. En revanche, l'oil collé à un interstice entre deux planches, il avait vu un barbu borgne coiffé d'un gros bonnet à poils et tenant un long fusil à la main (c'était justement Magoma) pénétrer dans leur cour. L'homme s'était planté devant les parents d'Akhimas, qui venaient d'accourir, et leur avait dit quelque chose que le garçonnet n'avait pas compris. Puis, d'une main, il avait saisi sa mère par une épaule tandis que, de l'autre, il lui prenait le menton et lui relevait le visage. Pélet restait là, sa tête léonine inclinée, à remuer les lèvres. Il est en train de prier, s'était dit Akhimas. Sarah-Fatima, elle, ne priait pas, elle avait montré les dents dans un rictus de haine et griffé le visage du borgne.

Une femme ne doit pas toucher le visage d'un homme, raison pour laquelle Magoma avait essuyé le sang qui coulait sur sa joue et tué l'impie d'un coup de poing à la

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tempe. Puis il avait fait de même avec son mari ; après ce qui s'était passé, il ne pouvait pas le laisser en vie. Pour finir il avait dû tuer tous les habitants du village - sans doute était-ce un jour comme ça.

Avant de repartir, les Abreks avaient rassemblé le bétail, entassé les choses utiles et précieuses dans deux charrettes et mis le feu aux quatre coins du village avant de partir.

Pendant que les Tchétchènes étaient occupés à massacrer les gens du village, Akhimas était resté dans sa resserre sans faire de bruit. Il ne voulait pas être tué, lui aussi. En revanche, dès que le bruit des sabots et le grincement des charrettes s'était éloigné dans la direction du col de Kara-myksk, le garçon avait fait céder une planche d'un coup d'épaule et était sorti dans la cour. De toute façon il ne pouvait plus rester dans sa cachette car le mur du fond commençait à brûler, tandis que de la fumée grise s'infiltrait par les fentes.

Sa mère était étendue sur le dos. Akhimas s'était accroupi à côté d'elle et avait effleuré la tache bleue placée entre son oil et son oreille. A la regarder, elle avait l'air vivante, mais ses yeux étaient fixés non pas sur Akhimas, mais sur le ciel, devenu pour Sarah-Fatima plus important que son fils. C'était normal après tout, puisque c'est là qu'habitait son dieu. Akhimas s'était penché sur son père. Ses yeux étaient fermés et sa barbe blanche était devenue toute rouge. Le garçon y avait passé les doigts qui, eux aussi, s'étaient teintés de rouge.

Akhimas était entré dans toutes les fermes, trouvant chaque fois des femmes, des hommes et des enfants massacrés. Il les connaissait tous très bien, mais eux ne le reconnaissaient plus. En effet, ils n'étaient plus là. Tous les gens qu'il connaissait étaient partis. Il restait seul. Akhimas avait demandé ce qu'il devait faire à son premier, puis à son second dieu. Il avait attendu, mais aucune réponse n'était venue.

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Autour de lui tout flambait. La maison des prières, qui était aussi l'école, avait émis un fracas et projeté vers le ciel un nuage de fumée : c'était le toit qui s'effondrait.

Akhimas avait regardé autour de lui. Les montagnes, le ciel, la terre qui brûlait, et pas âme qui vive. A cette seconde, il avait compris qu'il en serait désormais toujours ainsi. Il était seul, et c'était à lui de décider : rester ou partir, mourir ou vivre.

Il s'était concentré sur lui-même, avait aspiré une dernière fois l'odeur de la fumée et couru à la route qui commençait par monter en direction d'un col, pour redescendre ensuite dans une vaste plaine.

Tout le reste du jour et toute la nuit, il avait marché. A l'aube, il s'était effondré sur le bord de la route. Il avait faim, mais plus encore sommeil, et il s'était endormi. La faim l'avait réveillé. Le soleil était tout au milieu du ciel, et il avait continué sa route pour atteindre le soir un village cosaque.

Près de la haie entourant le village, s'étiraient de longues planches de concombres. Akhimas avait regardé autour de lui : personne. Avant, il ne lui serait jamais venu à l'esprit de prendre quelque chose qui appartînt à autrui, car le dieu de son père avait dit : " Tu ne voleras point. " Mais désormais ni son père ni son dieu n'étaient là, et, se mettant à quatre pattes, Akhimas avait commencé à dévorer avec avidité les petits légumes souples et grumeleux. La terre crissait sous ses dents, et il n'avait pas entendu le propriétaire, un solide Cosaque chaussé de bottes souples, s'approcher derrière lui à pas de loup. L'homme avait attrapé Akhimas au collet et l'avait par deux fois caressé de son long fouet en répétant : " Tu ne voleras point ! Tu ne voleras point ! " Le garçon n'avait pas versé une larme ni demandé grâce ; il s'était contenté de regarder l'homme de bas en haut, de ses yeux clairs de loup. Dans une rage noire, le Cosaque s'était mis à frapper le louveteau de toutes ses forces jusqu'à ce qu'il vomisse une épaisse masse

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verte. Le Cosaque avait alors attrapé Akhimas par l'oreille et l'avait traîné jusqu'à la route où il l'avait poussé avec violence.

Tout en cheminant, Akhimas se disait que, si son père était mort, son dieu était encore vivant, et les lois de ce dieu l'étaient aussi. Son dos et ses épaules étaient terriblement douloureux, mais il avait encore plus mal à l'intérieur de lui-même.

Bientôt, près d'un petit torrent rapide, Akhimas avait rencontré un grand garçon qui devait bien avoir dans les quatorze ans. Le petit Cosaque portait une miche de pain bis et une cruche de lait.

- Donne, avait dit Akhimas en lui arrachant la miche de pain.

Le grand garçon avait posé sa cruche parterre et lui avait donné un coup de poing dans le nez. Des étincelles avaient jailli de ses yeux, et Akhimas était tombé, tandis que le garçon, plus fort, s'était assis sur lui et s'était mis à le frapper à la tête. Alors, ramassant une pierre par terre, Akhimas en avait donné un coup à l'arcade sourcilière du jeune Cosaque. Celui-ci avait roulé sur le côté, et, cachant son visage entre ses mains, il s'était mis à geindre. Akhimas avait alors levé sa pierre pour porter un autre coup, mais il s'était souvenu que la loi de Dieu disait : " Tu ne tueras point ", et il n'avait pas achevé son geste. Dans la bataille, la cruche s'était renversée et le lait s'était répandu, mais Akhimas avait eu le pain, et cela lui suffisait. Il avait continué sa route et mangé, mangé, mangé, jusqu'à ce qu'il ne reste plus une seule miette de la miche.

Il n'aurait pas dû écouter le dieu, il aurait dû tuer le grand garçon. Akhimas l'avait compris quand, alors qu'il faisait déjà nuit, il avait été rattrapé par deux cavaliers. L'un portait une casquette à bandeau bleu et avait derrière son dos le petit Cosaque au visage sanguinolent et tuméfié.

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- Le voilà, oncle Kondrat ! s'était écrié le garçon. Le voilà, c'est lui qui m'a frappé.

La nuit, enfermé dans une cellule, Akhimas avait entendu le policier Kondrat et le garde Kovaltchouk décider de son sort. Akhimas ne leur avait pas dit un seul mot, bien qu'ils aient essayé de savoir qui il était et d'où il venait en lui tordant l'oreille et en lui donnant des gifles. Mais, voyant qu'ils n'en tireraient rien, ils avaient fini par le laisser tranquille.

- Qu'est-ce qu'on en fait, Kondrat Pantéléitch ? avait demandé le garde. (Il tournait le dos à Akhimas et mangeait quelque chose tout en buvant à même une cruche.) Faut-il vraiment le conduire à la ville? Et si on le gardait ici jusqu'au matin et qu'on le chasse après ?

- Essaye un peu ! avait répondu le chef, assis en face en train d'écrire avec une plume d'oie dans un registre. Il a failli fendre le crâne du fils de l'ataman. Il faut emmener cet animal sauvage à Kizliar et le mettre en prison.

- Ça ne te fait pas pitié de l'envoyer en prison, Kondrat Pantéléitch ? Tu sais bien comment ça se passe là-bas pour les gamins !

- Il n'y a pas d'autre solution, avait déclaré sévèrement le policier. Nous, ici, on ne peut pas le garder.

- Et à Skyrovsk? Il paraît que les bonnes sours accueillent les orphelins.

- Rien que les petites filles. C'est en prison qu'il faut le mettre, et nulle part ailleurs. D'ailleurs demain matin, c'est toi qui le conduiras. Attends seulement que je te prépare les documents nécessaires.

Mais le lendemain matin Akhimas était déjà loin. Quand, le policier parti, le garde s'était couché et avait commencé à ronfler, Akhimas s'était étiré de tout son long pour atteindre la fenêtre, s'était glissé entre deux barreaux et avait sauté dans la terre molle.

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Il avait déjà entendu parler de Skyrovsk : la ville se trouvait à quarante verstes dans la direction du couchant. Il apparaissait donc finalement que Dieu n'existait pas.

3

Ayant dérobé une robe de toile et un fichu qui séchaient sur un fil, Akhimas s'était présenté à l'orphelinat du monastère de Skyrovsk habillé en fille, il avait dit à la mère supérieure, qu'il fallait appeler " mère Pélagie ", qu'il se nommait Lia Velde et qu'il était rescapé du village de Neueswelt, mis à sac par des montagnards. Velde était son vrai nom de famille. Quant à Lia, c'était le prénom de sa cousine, Velde elle aussi, une odieuse gamine couverte de taches de rousseur et à la voix grêle. La dernière fois qu'Akhimas l'avait vue, elle était étendue à la renverse, le visage fendu en deux.

Mère Pélagie avait caressé la tête blonde et rasée de la petite Allemande et lui avait demandé si elle était prête à adopter la foi orthodoxe.

C'est ainsi qu'Akhimas était devenu russe, parce qu'il savait à présent avec certitude que Dieu n'existait pas, que les prières étaient des sottises et qu'en conséquence la foi russe n'était en rien moins bonne que celle de son père.

A l'orphelinat, il s'était plu. Il avait à manger deux fois par jour, et on dormait dans de véritables lits. Il n'y avait que deux choses qui n'allaient pas : il fallait tout le temps prier et le pan de sa robe se prenait sans arrêt dans ses jambes.

Le deuxième jour, une petite fille au visage fin et aux grands yeux verts s'était approchée de lui. Elle s'appelait Génia, ses parents avaient, eux aussi, été tués par des brigands, seulement c'était il y avait longtemps, à l'automne précédent. " Comme tu as les yeux transparents, Lia. On dirait de l'eau ", lui avait-elle dit. Akhimas s'était étonné :

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d'habitude ses yeux trop clairs mettaient les gens mal à l'aise. Même le policier du village, en le frappant, avait répété sans cesse : " Sale Finnois aux yeux blancs 1 "

La petite Génia suivait Akhimas à la trace ; là où il était, elle était. Mais le quatrième jour, elle l'avait surpris au moment où, relevant sa jupe, il se soulageait derrière le hangar.

Il en résultait qu'il lui fallait fuir, mais il se demandait bien où aller. Il avait décidé d'attendre qu'on le chasse, mais on ne l'avait pas chassé. Génia n'avait rien dit à personne.

Le sixième jour, un samedi, il avait fallu aller aux bains. Le matin, Génia s'était approchée de lui et lui avait glissé à l'oreille : " N'y va pas, dis que tu as les couleurs. - Quelles couleurs ? " avait demandé Akhimas qui ne comprenait pas ce dont elle parlait. " Les couleurs, c'est quand on ne peut pas aller aux bains, parce qu'on perd du sang et qu'on est impure. Cela arrive déjà à certaines filles de chez nous. A Katia, à Sonia, avait-elle expliqué en nommant les deux pensionnaires les plus âgées de l'orphelinat. Mère Pélagie ne va pas vérifier, ça la dégoûte. " Et Akhimas avait suivi son conseil. La voyant si jeune, les religieuses s'étaient étonnées, mais elles l'avaient dispensée des bains. Le soir, il avait annoncé à Génia : " Samedi prochain, je m'en vais. " Des larmes avaient coulé sur le visage de la petite fille qui avait dit : " II te faudra du pain pour la route. "

Maintenant, elle ne mangeait plus sa part de pain. Elle la remettait en cachette à Akhimas, qui stockait ses croûtons dans un grand sac.

Mais Akhimas n'avait pas eu à s'enfuir car, le vendredi soir, veille du jour des bains, on avait vu arriver à l'orphelinat l'oncle Chiran. Celui-ci était allé trouver la mère Pélagie pour lui demander si elle avait bien recueilli la petite fille du village allemand brûlé par l'Abrek Magoma. Chiran expliqua qu'il voulait parler à la fillette pour savoir la façon dont avaient péri sa sour et son neveu. La mère Pélagie

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avait fait venir la petite Lia Velde dans sa cellule, puis s'était retirée pour ne pas entendre parler de choses horribles.

Chiran n'était en fait pas du tout tel que se l'était imaginé Akhimas. Il avait de grosses joues, un nez rouge, une épaisse barbe noire et de petits yeux rusés. Akhimas l'avait dévisagé avec haine parce qu'il ressemblait tout à fait aux Tchétchènes qui avaient brûlé le village de Neueswelt.

La conversation ne réussissait pas à s'engager. L'orpheline ne répondait pas aux questions ou n'y répondait que par monosyllabes, et son regard, sous ses cils clairs, était obstiné et mordant.

- On n'a pas retrouvé mon neveu Akhimas, avait dit Chiran en russe mais avec un fort accent du Caucase. Peut-être Magoma l'a-t-il emmené avec lui ?

La fillette avait haussé les épaules. Alors Chiran avait réfléchi et sorti de son sac un collier en argent :

- Voici un petit cadeau pour toi. Amuse-toi avec; moi, pendant ce temps, je vais aller demander à la mère l'hospitalité pour la nuit. J'ai fait une longue route, et je suis fatigué. Je ne vais tout de même pas coucher à la belle étoile !

Il était sorti de la pièce en laissant son arme sur une chaise. A peine la porte s'était-elle refermée qu'Akhimas avait délaissé le collier pour se précipiter sur le lourd sabre de son oncle enfermé dans un fourreau noir incrusté d'argent. Il en avait tiré la poignée, et une étroite bande d'acier était apparue, lançant dans la lumière de la lampe des étincelles glacées. C'est une vraie merveille, s'était dit Akhimas, en caressant du doigt les caractères arabes.

Entendant un léger craquement, Akhimas avait sursauté et découvert les yeux noirs et rieurs de son oncle qui le regardaient à travers une fente.

- Notre sang est plus fort que le sang allemand, avait dit Chiran en tchétchène, découvrant de belles dents blanches. Partons d'ici, Akhimas. Nous coucherons dans la montagne. On dort mieux à la belle étoile.

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Ce n'est que plus tard, quand Skyrovsk avait disparu derrière un col, que Chiran avait posé la main sur l'épaule de son neveu :

- Je t'enverrai étudier, mais d'abord je dois faire de toi un homme. Il faut que tu venges ton père et ta mère. Tu ne peux pas faire autrement. Telle est la loi.

Et Akhimas s'était dit que cette loi était juste.

Ils s'arrêtaient pour la nuit dans les endroits les plus divers : dans des cabanes abandonnées, des auberges du bord de la route, chez des compères de l'oncle, ou simplement dans la forêt, roulés dans leurs longues capes de feutre. Chiran apprenait sa loi à son neveu : " Un homme doit savoir trouver à manger et à boire dans la montagne, et il doit y trouver sa route. Il doit aussi savoir se défendre et défendre l'honneur de sa lignée. " Akhimas ignorait ce qu'était l'honneur de la lignée. Il n'avait pas de lignée. Mais il avait très envie de savoir se défendre, et il était prêt à apprendre à le faire du matin jusqu'au soir.

" Retiens ton souffle et imagine qu'un fin rayon sort de la bouche de ton arme. Trouve ta cible avec ce rayon, disait Chiran en corrigeant la position des doigts de l'enfant qui se crispaient à l'excès sur la crosse. Quant à la force, elle est inutile. Un fusil, c'est comme une femme ou un cheval, il lui faut de la tendresse et de la compréhension. " Akhimas essayait de comprendre son arme, il prêtait attention à sa voix nerveuse et métallique, et l'acier commençait à lui murmurer à l'oreille : un peu plus à droite, encore, à présent tu tires. L'oncle faisait entendre un clappement de ses lèvres et levait les yeux au ciel : " Tu as l'oil d'un aigle ! Toucher une bouteille à cent pas ! C'est comme ça que tu feras éclater la tête de Magoma. "

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Mais Akhimas ne voulait pas rester à cent pas pour tirer sur le borgne. Il voulait le tuer comme lui-même avait tué Fatima, d'un coup sur la tempe ou, mieux encore, en lui tranchant la gorge comme il avait tranché celle de Pélet.

Tirer au pistolet était encore plus facile. " Ne vise jamais, disait l'oncle. Le canon du pistolet est le prolongement de ta main. Quand tu montres quelque chose du doigt, tu ne vises pas, et ton doigt pointe très exactement dans la bonne direction. Imagine que le pistolet est ton sixième doigt. " Et de son long sixième doigt de métal, Akhimas montrait une noix posée sur une souche, et la noix volait en éclats.

Chiran ne laissait pas son neveu manier le sabre, disant qu'il fallait d'abord que son bras et son épaule se renforcent, mais, dès le premier jour, il lui avait fait cadeau d'un poignard en lui recommandant de ne jamais s'en séparer : " Quand tu te baignes nu dans une rivière, accroche-le à ton cou. " Avec le temps, le poignard était devenu pour Akhimas une partie de son corps, comme l'est son aiguillon pour l'abeille. Il pouvait s'en servir pour couper du menu bois quand ils faisaient du feu, achever un cerf blessé au fusil, se tailler de toutes petites bûchettes pour se nettoyer les dents après avoir mangé du cerf. Au bivouac, quand il n'avait rien à faire, Akhimas s'entraînait à le lancer dans un tronc d'arbre, debout, assis, couché. Il ne se lassait jamais de cette occupation. Au début, il ne réussissait à atteindre que le tronc d'un sapin, puis ce fut un jeune hêtre, puis n'importe quelle branche de ce hêtre.

" Une arme, c'est bien, disait Chiran, mais un homme doit savoir venir à bout de son ennemi même quand il n'en a pas, en se servant de ses poings, de ses pieds, de ses dents, peu importe. L'essentiel est que ton cour s'enflamme d'une sainte colère. Celle-ci te protégera de la douleur, plongera ton ennemi dans la terreur et t'apportera la victoire. Que le sang se porte à ta tête, que le monde entier se drape d'un brouillard rouge, et alors tout te sera égal. Si tu es blessé

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ou tué, tu ne le remarqueras même pas. Voilà ce que c'est qu'une sainte colère. " Akhimas ne polémiquait pas avec son oncle, mais il n'était pas d'accord. Il ne voulait être ni blessé ni tué. Pour rester en vie, il fallait tout voir, or la colère et le brouillard rouge l'empêchaient. Le garçon savait qu'il saurait s'en passer.

Un jour, on était déjà en hiver, l'oncle était revenu de l'auberge d'humeur joyeuse. Un homme sûr lui avait appris que Magoma venait de rentrer de Turquie avec un beau butin, et qu'à présent il faisait la fête à Tchanakh, un grand village voisin, situé à seulement deux jours de route.

A Tchanakh, ils étaient descendus chez un compère de l'oncle. Parti se renseigner, Chiran était resté longtemps absent, et le soir en rentrant il avait la mine sombre. Les choses se présentaient mal, Magoma était un homme fort et rusé. Trois des quatre hommes qui l'avaient accompagné dans le village allemand étaient là, eux aussi, et faisaient la fête à ses côtés. Le quatrième, un certain Moussa aux jambes torses, avait été tué par les Svan. Il avait été remplacé par Djafar de Nazran. Ils étaient donc cinq.

L'oncle avait pris un solide repas, fait sa prière et s'était couché. Mais avant de s'endormir, il avait dit à Akhimas : " A l'aube, quand Magoma et ses hommes seront fatigués et ivres, nous irons assouvir notre vengeance. Tu verras mourir Magoma, et tu tremperas tes doigts dans le sang de celui qui a assassiné ta mère. "

Puis, se tournant vers le mur, Chiran s'était immédiatement endormi. Alors, tout doucement, le petit garçon s'était emparé d'un petit sachet de soie verte que le Tchétchène portait autour du cou. Le sachet contenait un champignon vénéneux pilé. L'oncle disait que si jamais on se fait prendre par les garde-frontière et qu'on se retrouve enfermé dans un sac de pierre d'où on ne peut voir ni les montagnes ni le ciel, il suffit de mettre de cette poudre sur la langue, d'accumuler un peu de salive et de

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l'avaler. Tu n'as pas le temps de prononcer cinq fois le nom d'Allah qu'il ne reste plus dans le cachot que ton corps inutile.

Akhimas avait pris les pantalons bouffants, la robe et le foulard de la fille du maître de maison. Il avait également pris dans la cave une cruche de vin et y avait versé le contenu du sachet.

A l'auberge, des hommes discutaient, buvaient du vin et jouaient au trictrac, mais Magoma et ses compagnons n'étaient pas là. Akhimas avait décidé de les attendre. Au bout d'un moment, voyant que le fils du patron portait du fromage et des galettes dans une pièce voisine, il avait compris que c'était là que se tenaient ceux qu'il cherchait.

Quand le jeune garçon était ressorti, Akhimas était entré dans la pièce à son tour et, sans lever les yeux, avait posé sa cruche sur la table.

" II est bon, ton vin, fillette ? " avait demandé le borgne à la barbe noire dont il se souvenait si bien.

Akhimas avait acquiescé d'un signe de tête, s'était retiré dans un coin de la pièce et s'était assis sur ses talons. Il se demandait quel comportement adopter à l'égard de Djafar de Narzan. Djafar était tout jeune, il n'avait pas plus de dix-sept ans. Ne devrait-il pas lui dire que son cheval s'énervait et rongeait sa bride, en lui conseillant d'aller voir ! Mais Akhimas s'était souvenu du gamin cosaque et avait compris qu'il ne fallait pas le faire. Djafar ne lui avait rien fait, mais il allait tout de même mourir, puisque tel était son destin.

Et Djafar était mort le premier. Buvant à la cruche en même temps que les autres, il était tombé presque tout de suite le nez sur la table. Un second Abrek avait commencé à se moquer de lui, mais son rire s'était rapidement transformé en râle. Un troisième avait crié: "Je manque d'air ! ", et s'était affalé, serrant sa poitrine à pleines mains. " Qu'est-ce qui m'arrive, Magoma ? " avait demandé le

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quatrième d'une voix de plus en plus pâteuse, avant de glisser de son banc, de se rouler en boule et de se figer. Magoma, lui, restait sans rien dire, et son visage était aussi rouge que le vin répandu sur la table.

Le borgne avait observé ses compagnons en train de mourir puis arrêté son regard sur Akhimas qui attendait patiemment.

- Tu es la fille de qui? avait-il demandé en articulant avec difficulté. Et pourquoi as-tu des yeux si blancs ?

- Je ne suis pas une fille, avait répondu le jeune garçon. Je suis Akhimas, le fils de Fatima. Et toi, tu es un homme mort.

Magoma avait montré ses dents jaunes dans un sourire qui semblait signifier qu'il était ravi des propos qu'il venait d'entendre et entrepris d'extraire lentement de son étui son sabre à poignée dorée. Son geste était cependant resté inachevé, et il s'était effondré sur le sol de terre en râlant. Akhimas s'était alors levé, avait sorti son poignard, qu'il tenait dissimulé sous sa robe, et, le regard rivé sur son oil unique et fixe, il avait frappé Magoma à la gorge, d'un mouvement rapide et coulant ainsi que le lui avait appris son oncle. Puis il avait plongé ses doigts dans le sang chaud, animé encore de légers battements.

A vingt ans, Akhimas Velde était un jeune homme poli et réservé qui paraissait plus vieux que son âge. Pour les gens qui venaient faire une cure aux célèbres sources de Solénovodsk comme pour la société locale, c'était tout simplement un garçon bien élevé issu d'une riche famille de marchands, faisant des études à l'université de Kharkov et bénéficiant d'un long congé de convalescence. Mais ceux qui savaient, et qui au demeurant n'étaient que fort peu portés aux confidences, voyaient en Akhimas Velde un homme sérieux et responsable qui avait pour habitude de mener à bien ce qu'il entreprenait. Ceux-là l'appelaient par derrière Aksakhirn, ce qui signifie Sorcier Blanc. Akhimas prenait ce surnom comme un hommage. Va donc pour le sorcier ! La sorcellerie n'avait pourtant rien à faire ici, tout était question de calcul, de sang-froid et de psychologie.

Son oncle avait payé sa carte d'étudiant trois cent cinquante roubles assignats, ce qui était bon marché. L'attestation de fin d'études secondaires, avec sceau armorié et signatures authentiques, lui était revenue beaucoup plus cher.

Après Tchanakh, Chiran avait placé son neveu dans un établissement scolaire de la paisible ville de Solénovodsk, et, payant un an d'avance, il était reparti dans les montagnes. A l'internat, Akhimas côtoyait des garçons dont les pères

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servaient dans des garnisons lointaines ou conduisaient des caravanes d'ouest en est c'est-à-dire de la mer Noire à la mer Caspienne, et du nord au sud, à savoir de Rostov à Erzeroum. Il ne s'était pas fait d'amis parmi ces jeunes de son âge, car ils n'avaient rien de commun. Il savait des choses que les autres ne savaient pas, et qu'ils étaient sans doute voués à ne savoir jamais. C'est pourquoi, dès la première année, alors qu'Akhimas n'était encore qu'en classe préparatoire du gymnase, une difficulté avait surgi. Un solide gaillard aux épaules carrées répondant au nom de Kikine et qui terrorisait tout l'établissement avait conçu une forte inimitié pour " le Finnois ". Les autres n'ayant pas tardé à lui emboîter le pas, Akhimas était devenu le souffre-douleur de la pension. Il avait essayé de ne pas réagir, car seul contre tous il ne se sentait pas de force, mais sa passivité n'avait fait qu'aggraver la situation. Un soir, dans le dortoir, il avait découvert que son oreiller était entièrement maculé de bouse de vache, et il avait alors compris qu'il fallait faire quelque chose.

Il avait étudié toutes les variantes possibles et imaginables.

Il pouvait attendre le retour de son oncle et lui demander de l'aider. Mais il n'avait aucune idée de la date à laquelle Chiran reviendrait, et, surtout il lui aurait été très désagréable de voir s'éteindre dans les yeux de son oncle l'intérêt empreint de respect qui y était apparu après Tchanakh.

Il pouvait essayer de flanquer une raclée à Kikine, mais il avait peu de chances d'y parvenir : son adversaire était plus âgé, plus fort et n'accepterait pas de se battre seul à seul.

Il pouvait également se plaindre au surveillant Mais le père de Kikine était colonel, alors qu'Akhimas, on ne savait pas trop ce qu'il était, si ce n'est le neveu d'un montagnard sauvage qui avait payé sa pension avec des pièces d'or turques qu'il avait tirées d'une bourse de cuir.

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La solution la plus simple et la plus juste était la suivante: il fallait que Kikine disparaisse. Akhimas s'était creusé la cervelle et avait trouvé le moyen de faire les choses proprement.

Kikine arrosait " le Finnois " de coups de pied et de coups de poing, lui glissait des punaises en métal dans son col, lui crachait dessus des boulettes de papier mâché à travers un tube. Akhimas, lui, attendait le mois de mai. En mai, les beaux jours étaient venus, et les pensionnaires avait commencé à aller se baigner dans la Koumka. Depuis le début avril, alors que l'eau était d'un froid cuisant, Akhimas avait entrepris d'apprendre à plonger. En mai, il était déjà capable de nager sous l'eau les yeux ouverts, connaissait parfaitement le fond de la rivière et pouvait sans peine retenir son souffle pendant une bonne minute. Il était prêt.

Tout s'était passé très facilement, exactement comme prévu. Tout le monde était venu à la rivière. Akhimas avait plongé et, le tirant par un pied, il avait entraîné Kikine sous l'eau. Il tenait à la main une corde dont l'autre bout était fermement attaché à une grosse souche gisant au fond de l'eau. Chiran avait jadis appris à son neveu l'art du noud kabarde qui se serre en une minute, mais que celui qui n'en connaît pas le secret ne saura jamais défaire.

D'un seul mouvement Akhimas avait emprisonné la cheville de son ennemi, et, remontant à la surface, il avait regagné la berge. Puis il avait compté jusqu'à cinq cents et plongé de nouveau. Kikine était allongé sur le fond de la rivière. Sa bouche était ouverte, ses yeux aussi. Akhimas avait prêté attention à ce qui se passait en lui et n'avait rien ressenti sinon la satisfaction du travail bien fait. Il avait alors dénoué la corde et rejoint les autres. Les garçons criaient et s'aspergeaient. On ne s'était aperçu de la disparition de Kikine que bien plus tard.

Une fois cette difficulté réglée, la vie en pension était devenue plus agréable. Depuis que Kikine n'était plus là pour les

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y pousser, personne n'avait envie d'embêter " le Finnois ". Akhimas passait de classe en classe. Il ne travaillait ni bien ni mal, sentant que dans toutes ces sciences qui lui étaient enseignées, peu de choses lui serviraient dans la vie. Chiran venait rarement, mais chaque fois il emmenait son neveu pour une semaine ou deux dans les montagnes, histoire d'aller à la chasse et de dormir un peu à la belle étoile.

Alors qu'Akhimas terminait sa seconde, une nouvelle difficulté avait surgi. A la sortie de la ville, à trois verstes sur la route de Stavropol, se trouvait une maison de joie fréquentée le soir par les hommes qui prenaient les eaux. Depuis quelque temps, Akhimas avait pris l'habitude de s'y rendre, lui aussi. Pour ses seize ans il était grand, large d'épaules, et pouvait facilement passer pour un jeune homme de vingt ans. Là, il avait connu la vraie vie, c'était autre chose que d'apprendre en grec des passages de Y Iliade !

Mais un jour Akhimas n'avait pas eu de chance. En bas, dans la grande salle commune où les filles peinturlurées sirotaient de la limonade en attendant que quelqu'un les invite à monter, il avait rencontré le sous-directeur du lycée, le conseiller de collège Ténétov, vêtu d'une redingote civile et portant une fausse barbe. Comprenant à son regard qu'Akhimas l'avait reconnu, le sous-directeur n'avait pas dit un mot, mais à dater de ce jour il avait été animé d'une haine féroce pour le grand blond de seconde. Bientôt ses intentions s'étaient manifestées clairement : il allait forcément le coller aux examens de fin d'année.

Doubler la seconde eût été déshonorant et ennuyeux. Akhimas s'était demandé ce qu'il fallait faire.

S'il s'était agi de quelqu'un d'autre, Chiran aurait donné un pot-de-vin. Mais Ténétov ne se prêtait pas à ces pratiques et il en était très fier. Il n'avait nul besoin d'arrondir ses fins de mois : deux ans auparavant, le conseiller de collège avait en effet épousé la veuve d'un marchand qui lui

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avait apporté cent quarante mille roubles de dot ainsi que la plus belle maison de la ville.

Il paraissait hors de question de rétablir de bonnes relations avec Ténétov : dès que son regard se posait sur Akhi-mas, le sous-directeur était pris d'un tremblement.

Après avoir passé en revue l'ensemble des possibilités, Akhimas s'était arrêté sur la plus sûre.

Ce printemps-là, une certaine agitation régnait à Soléno-vodsk. On y voyait de fringants jeunes gens aborder dans la rue quelque passant attardé, lui décocher un coup de couteau dans le cour et emporter sa montre, son portefeuille, et ses bagues s'il en avait. La rumeur disait que c'était la célèbre bande des Bouchers de Rostov qui était en tournée.

Un soir, alors que, sortant du restaurant de Pétrossov, le sous-directeur rentrait chez lui par une ruelle sombre et vide, Akhimas s'était approché de lui et lui avait donné un coup de poignard en plein cour. Il avait pris la montre à chaîne d'or de l'homme tombé à terre ainsi que son portefeuille. Il avait jeté la montre et le portefeuille à la rivière mais gardé l'argent : vingt-sept roubles en assignats.

Il pensait avoir résolu le problème, mais les choses avaient mal tourné. La servante de la maison voisine avait vu Akhimas s'éloigner à grands pas du lieu du meurtre en essuyant son couteau avec une touffe d'herbe. Elle avait tout raconté à la police, et Akhimas avait été jeté en prison.

Par chance, son oncle était justement en ville. Il avait menacé la servante de lui couper le nez et les oreilles, et la fille était allée voir le chef de la police du district pour lui dire qu'elle s'était trompée de personne. Après quoi Chiran était allé lui aussi trouver le chef de la police et lui avait versé cinq mille roubles en pièces d'argent - tout ce qu'il avait accumulé grâce à la contrebande -, et le prisonnier avait été libéré.

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Akhimas avait honte. Quand son oncle l'avait fait asseoir en face de lui, il n'avait pas osé le regarder dans les yeux. Puis il avait fini par lui avouer la vérité, au sujet du sous-directeur, mais également de Kikine.

Après un long silence, l'oncle avait poussé un soupir et dit : " Allah trouve une vocation à chaque être. Assez étudié, mon garçon, nous allons faire des affaires ! "

Et une autre vie avait commencé pour Akhimas.

Auparavant, Chiran allait chercher en Turquie et en Perse de la marchandise de contrebande qu'il écoulait auprès de revendeurs. Désormais il avait décidé de la livrer lui-même à Ekatérinodar, Stavropol, Rostov, ainsi qu'à la foire annuelle de Nijni-Novgorod. On la lui achetait facilement, car ses prix étaient raisonnables. Le client et lui-même topaient et arrosaient le marché conclu. Après quoi Akhimas rattrapait l'acheteur, le tuait et rapportait la marchandise qui n'avait plus qu'à être revendue.

C'était à Nijni, en 59, qu'ils avaient réalisé leur opération la plus lucrative. Ils avaient vendu trois fois le même lot d'astrakan, soit dix ballots : la première fois pour mille trois cents roubles (Akhimas avait rattrapé le marchand et son commis sur un chemin forestier et les avait tous les deux poignardés) ; la seconde pour mille cent roubles (l'acheteur n'avait eu que le temps de pousser un cri étonné quand le jeune étudiant si courtois avec qui il faisait route lui avait planté dans le foie une lame à double tranchant) ; la troisième fois pour mille cinq cents roubles (l'Arménien, quelle aubaine, avait encore près de trois mille roubles dans sa ceinture !).

En tuant, Akhimas était parfaitement calme et n'était chagriné que si la mort n'était pas instantanée. Mais cela arrivait rarement : il avait la main sûre.

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j,

i.

Les choses avaient duré ainsi trois ans. Pendant cette période, le prince Bariatinski avait fait prisonnier l'imam Chamil, et la grande guerre du Caucase avait pris fin. L'oncle Chiran avait épousé une jeune fille issue d'une bonne famille de montagnards, puis avait pris une seconde épouse issue d'une lignée moins riche. Formellement elle était sa pupille. Il avait acheté à Solénovodsk une maison avec un grand parc dans lequel se promenaient des paons criards. Chiran avait beaucoup grossi et avait pris goût au Champagne qu'il dégustait sur sa terrasse tout en philosophant. Il n'avait plus envie de partir dans les montagnes à la recherche de marchandises; désormais, les gens qui savaient les lui apportaient eux-mêmes. Ils restaient longtemps avec lui à boire du thé et à débattre des prix. Si les pourparlers se révélaient difficiles, Chiran envoyait chercher Akhimas. Celui-ci entrait dans la pièce, portait poliment sa main à son front et regardait l'entêté sans rien dire, de ses yeux clairs et sereins. Cela marchait à tout coup.

Un jour d'automne, un an après que l'on eut en Russie libéré les paysans du servage, Chiran avait reçu la visite d'Abylgazi, un vieux compère. Celui-ci lui avait raconté qu'à Sémigorsk était apparu un homme nouveau, un chrétien converti du nom de Lazar Medvédev. Venu l'année précédente soigner ses maux d'estomac, il n'était plus reparti. Il avait épousé une jolie fille sans dot construit sur une colline une maison à colonnades et acquis trois sources. Désormais les curistes ne buvaient que l'eau de Medvédev et ne prenaient de bains que chez Medvédev, et l'on racontait également qu'il envoyait chaque semaine dix mille bouteilles d'eau minérale à Saint-Pétersbourg et autant à Moscou. Toutefois le plus intéressant n'était pas là mais dans le fait que Medvédev possédât une pièce blindée. Le converti n'avait pas confiance dans les banques, et il faisait bien, homme sage qu'il était. C'est dans sa cave, sous sa maison, qu'il conservait sa colossale fortune. Il avait là une petite salle dont les quatre parois étaient en fer et la porte

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capable de résister à un boulet de canon. Reconnaissant qu'il était difficile de pénétrer dans une pièce pareille, Abylgazi n'avait pas demandé d'avance pour ses informations et avait accepté d'attendre le temps qu'il faudrait. D'ailleurs ses exigences étaient modestes : seulement dix kopecks par rouble que Chiran réussirait à tirer de l'affaire.

" C'est un travail très difficile, avait fait Chiran en hochant gravement la tête, lui qui n'avait jamais entendu parler de pièces blindées. C'est pourquoi, estimé compère, si Allah me vient en aide, tu auras cinq kopecks par rouble. "

Après quoi il avait fait venir son neveu, auquel il avait rapporté les propos du vieil Abylgazi en ajoutant : " Rends-toi à Sémigorsk et vois de quelle pièce il s'agit. "

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Visiter la pièce blindée s'était révélé plus facile que ne l'avait pensé Akhimas.

Il s'était présenté chez Medvédev en jaquette grise et haut-de-forme assorti. D'abord, depuis l'hôtel, il lui avait fait parvenir une carte de visite qui portait, imprimé en lettres d'or :

Maison de commerce Chiran Radaév AFANASSI PETROVITCH VELDE, compagnon

Medvédev avait répondu par un petit mot disant qu'il connaissait bien la maison de commerce du respectable Chiran Radaév et priait le compagnon de passer le voir sans tarder. Et Akhimas avait dirigé ses pas vers une belle maison neuve située à la sortie de la ville, qui dominait un ravin abrupt et qu'entourait de toutes parts un haut mur de pierre. Ce n'était pas une maison mais une forteresse ; on aurait pu facilement y soutenir un siège.

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Cette première impression s'était trouvée renforcée quand Akhimas avait franchi le portail de chêne massif : dans la cour, deux gardes allaient et venaient, carabines à la main, et ces gardes portaient un uniforme militaire, bien que sans épaulettes.

Le maître de maison était chauve, bedonnant, avait un front fuyant et des yeux noirs pétillants d'intelligence. Il avait fait asseoir le jeune homme à ses côtés et lui avait proposé du café et un cigare. Après dix minutes de conversation nonchalante et courtoise portant sur la politique et sur les prix de la laine, il s'était enquis de ce qu'il pouvait faire pour être utile au respectable monsieur Radaév.

Akhimas lui avait alors fait part d'une proposition imaginée pour la circonstance : " II serait intéressant d'établir un échange d'eaux minérales entre Solénovodsk et Sémigorsk, avait-il expliqué. Chez vous, on soigne l'estomac, chez nous, les reins. De nombreux curistes souhaitent traiter l'un et l'autre. Pour éviter aux gens cent kilomètres de route cahoteuse à travers les montagnes, on pourrait ouvrir à Solénovodsk un magasin de la firme Medvédev et à Sémigorsk un magasin de la maison de commerce Radaév. Ce serait de bon profit pour tous les deux. - L'idée est bonne, avait approuvé le converti. Très bonne même. Malheureusement, la route pullule de brigands. Comment vais-je faire pour rapporter ma recette de Solénovodsk? - Mais pourquoi la rapporter? s'était étonné Akhimas. Il suffit de la déposer à la banque. " Medvédev avait caressé la petite couronne de cheveux frisottés qui entourait sa calvitie et souri : " Je n'ai pas confiance dans les banques, Afanassi Pétrovitch. Je préfère garder mes sous chez moi. - Mais c'est dangereux ! On peut vous dévaliser ! " avait rétorqué Akhimas en hochant la tête d'un air de reproche. Medvédev lui avait fait un clin d'oil malicieux : " Aucun risque ! D'abord j'ai chez moi des soldats à la retraite qui se relaient nuit et jour pour surveiller la maison. Mais je compte plus encore sur ma chambre forte dans laquelle per-

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sonne en dehors de moi ne peut pénétrer. " Akhimas était sur le point de demander des précisions quand le maître de maison lui avait lui-même proposé : " Voulez-vous la voir ? "

Tout en descendant à la cave (on y accédait par une entrée spéciale donnant sur la cour), Medvédev lui avait raconté que c'était un ingénieur de Stuttgart qui lui avait construit cet abri fermé par une porte d'acier d'une épaisseur de huit pouces. La porte possédait une serrure de sûreté comportant une combinaison de huit chiffres. Medvédev était le seul à la connaître, et il la changeait tous les jours.

Ils avaient pénétré dans une salle souterraine éclairée par une lampe à pétrole. Akhimas avait découvert la paroi d'acier et la porte bardée de plaques métalliques fixées par des rivets. " Une porte comme celle-là, on ne peut ni l'ouvrir ni la faire sauter, s'était vanté le maître de maison. Le maire de la ville lui-même me confie ses économies, de même que le chef de la police et les marchands du coin. Je demande un bon prix pour ce service, mais les gens s'y retrouvent tout de même. C'est beaucoup plus sûr que n'importe quelle banque. " Heureux d'apprendre que la chambre forte contenait plus que l'argent du seul Medvédev, Akhimas avait eu un hochement de tête admiratif.

Mais soudain le converti avait dit quelque chose de tout à fait inattendu : " Aussi, je vous serais reconnaissant de transmettre à votre respectable parent, que Dieu lui apporte santé et prospérité, qu'il n'a aucune raison de se tracasser. Je suis nouveau dans le Caucase, mais je sais ce qu'il faut savoir de chacun. Saluez Chiran Mouradovitch de ma part et remerciez-le de l'attention qu'il a bien voulu porter à ma personne. Quant à l'échange des eaux, c'est une bonne idée. Elle est de vous ?" Il avait tapoté l'épaule du jeune homme d'un air protecteur et l'avait invité à revenir, indiquant que, les jeudis, toute la bonne société de Sémigorsk se réunissait chez lui.

Le fait que Medvédev se fût révélé homme habile et bien informé ne constituait pas une difficulté. La difficulté avait

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surgi le jeudi quand, honorant l'invitation qui lui avait été faite, Akhimas s'était présenté dans la maison surplombant le ravin avec l'intention d'étudier la disposition des pièces.

Pour l'instant le plan était le suivant : il s'agissait de neutraliser la garde pendant la nuit et de se présenter au maître de maison en lui mettant le couteau sous la gorge pour voir à quoi il tenait le plus : la vie ou sa chambre forte. Ce plan était simple, mais il ne plaisait pas beaucoup à Akhimas. Premièrement, il ne pouvait pas agir seul. Deuxièmement, il existait des gens pour qui l'argent est plus précieux que la vie, et son intuition disait au jeune homme que Lazar Medvédev était de ceux-là.

Les invités étaient nombreux, et Akhimas espérait qu'au bout d'un moment, quand chacun aurait bien mangé et bien bu, il réussirait à s'éclipser en douce pour visiter la maison. Mais les choses n'en étaient pas venues là, car c'est au tout début de la soirée qu'avait surgi la difficulté signalée plus haut.

Quand le maître de maison l'avait présenté à son épouse, Akhimas avait simplement noté que le vieil Abylgazi n'avait pas menti, la femme était jeune et bien de sa personne : cheveux blond cendré, jolis yeux en amande. Elle s'appelait Evguénia Alekséievna. Mais les charmes de madame Medvédeva n'ayant rien à voir avec l'affaire, Akhimas, après avoir baisé la fine main blanche, était passé au salon où il s'était placé dans le coin le plus reculé, près d'une porte, d'où il pouvait à la fois observer tout à son aise l'assemblée et la porte qui conduisait aux appartements.

C'est là que la maîtresse de maison était venue le retrouver. Elle s'était approchée et lui avait demandé tout doucement : " C'est toi, Lia ? Oui, c'est toi, avait-elle ajouté, répondant elle-même à sa question. Personne d'autre n'a des yeux pareils. "

Akhimas était demeuré silencieux, saisi par une torpeur étrange inconnue de lui. Evguénia Alekséievna, elle, avait continué dans un murmure rapide et un peu désordonné : " Pourquoi es-tu là ? Mon mari dit que tu es un bandit et un

meurtrier et que tu as l'intention de le dévaliser. C'est vrai ? Ne réponds pas, cela m'est égal. Je t'ai tellement attendu ! Puis j'ai cessé d'attendre et je me suis mariée, et voilà que tu arrives. Tu vas m'emmener, dis ? Ce n'est pas grave si je ne t'ai pas attendu, tu ne m'en veux pas ? Tu te souviens de moi, n'est-ce pas ? Génia, de l'orphelinat de Skyrovsk. "

Et Akhimas avait brusquement eu devant les yeux un tableau auquel il n'avait pas pensé une seule fois durant toutes ces années : il quittait l'orphelinat avec Chiran, et une petite fille maigrichonne courait en silence derrière leur cheval. Il croyait se souvenir qu'à la dernière minute elle avait crié : " Lia, je t'attendrai ! "

Cette difficulté ne pouvait être résolue par les moyens habituels. Akhimas ne savait pas comment expliquer le comportement de la femme de Medvédev. C'est peut-être cela l'amour dont on parle dans les romans ? Mais il ne croyait pas aux romans, et, depuis le lycée, il n'en avait plus jamais ouvert un seul. Il était inquiet et mal à l'aise.

Il avait quitté la soirée sans avoir rien dit à Evguénia Alekséievna et, remontant à cheval, il était retourné à Solé-novodsk où il avait raconté à son oncle ce qu'il en était de la pièce blindée en lui parlant également de la difficulté qui avait surgi. Chiran avait réfléchi et dit : " Une femme qui trahit son mari, c'est mal. Mais il ne nous appartient pas d'essayer de voir clair dans les menées du destin, il faut simplement se plier à ses exigences. Et il serait agréable au destin que nous pénétrions dans la chambre blindée avec l'aide de la femme de Medvédev, c'est évident. "

Pour ne pas alerter les gardes par le martèlement des sabots de leurs chevaux, Chiran et Akhimas étaient montés à pied jusqu'à la maison de Medvédev, laissant leurs

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montures dans un fourré, en contrebas du ravin. En bas, dans la plaine, ne brillaient que quelques rares lumières. Sémigorsk dormait déjà. De petits nuages transparents glissaient avec légèreté sur un ciel d'un noir vert, rendant la nuit alternativement plus claire ou plus sombre.

C'était Akhimas qui avait élaboré le plan. A un signal convenu, Evguénia ouvrirait la porte du jardin. De là, pénétrant dans la cour, ils assommeraient les deux gardiens et descendraient dans la cave. Evguénia ouvrirait la porte blindée, car son mari lui avait montré le mécanisme et notait chaque jour le numéro de la combinaison sur un petit papier qu'il cachait dans sa chambre, derrière une icône. Il avait toujours peur de l'oublier car, dans ce cas, il faudrait démonter tout le pavage en pierre du sol, seul moyen de pénétrer dans la chambre forte. Ils ne prendraient pas tout mais seulement ce qu'ils pourraient emporter. Akhimas emmènerait Evguénia avec lui.

Alors qu'ils mettaient au point les derniers détails, Evguénia l'avait tout à coup regardé dans les yeux et lui avait demandé : " Lia, tu ne vas pas me tromper, hein ? "

II ne savait comment se comporter avec elle. Son oncle ne lui donnait aucun conseil. " Quand viendra l'instant de la décision, ton cour te dictera ta conduite ", s'était-il contenté de lui dire. Mais Chiran n'avait pris que trois chevaux : un pour lui, un pour Akhimas, et un troisième pour le butin. Et c'est en silence que son neveu l'avait regardé sortir de l'écurie le cheval roux, le cheval moreau et le cheval bai.

Tout en progressant sans bruit le long de la muraille blanche, Akhimas s'était demandé de quelle manière son cour allait lui parler. Pour le moment, ce cour se taisait.

La porte s'était ouverte instantanément, sans faire grincer ses gonds soigneusement huilés. Evguénia se tenait dans l'embrasure, vêtue d'une cape de feutre et d'un gros bonnet cosaque. Elle était habillée pour la route.

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" Marche derrière, femme ", lui avait murmuré Chiran. Et elle s'était écartée pour les laisser passer.

Medvédev employait six soldats à la retraite. Ils assuraient leur garde à deux, se relayant toutes les quatre heures.

Akhimas s'était collé à un pommier pour observer ce qui se passait dans la cour. Un premier garde somnolait, assis sur une petite butte près du portail, son fusil entre les bras. L'autre allait et venait à pas cadencés entre la porte et la maison : trente pas dans un sens, trente dans l'autre.

Il fallait les tuer tous les deux, bien sûr, et quand, lors de sa discussion avec Evguénia, il avait accepté l'idée de seulement les assommer et les ligoter, Akhimas savait que cette promesse était impossible à tenir.

Akhimas avait attendu que celui qui allait et venait s'arrête pour allumer sa pipe. Il s'était alors approché de lui par-derrière sans faire de bruit grâce à ses chaussures souples et l'avait frappé un peu au-dessus de l'oreille à l'aide d'un casse-tête, instrument irremplaçable quand il s'agit de tuer très vite, bien supérieur au couteau qu'il faut ressortir de la blessure, ce qui fait perdre une seconde.

Le soldat n'avait même pas poussé un cri, et Akhimas avait attrapé au vol son corps devenu soudain tout mou, mais le second ne dormait que d'un oil, et au craquement de l'os enfoncé il avait bougé et tourné la tête.

Alors, repoussant le corps sans vie, Akhimas avait franchi en trois bonds immenses la distance qui le séparait du portail. Ahuri, le soldat avait ouvert sa bouche sombre, mais n'avait pas eu le temps de crier. Un coup porté à sa tempe l'avait fait basculer en arrière, et sa tête était allée heurter les solides planches de chêne avec un bruit sourd.

Akhimas avait tiré le premier cadavre dans l'ombre et installé l'autre dans la position où il l'avait trouvé.

Puis il avait fait un geste de la main, et Chiran et Evguénia s'étaient avancés dans la cour éclairée par la lune. La

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femme avait regardé sans rien dire le cadavre assis et avait serré ses mains autour de ses épaules. Ses dents faisaient entendre un claquement faible et régulier. C'est alors qu'Akhimas s'était aperçu, à la lumière de la lune, que, sous sa cape, elle portait une tenue d'officier circassien avec un poignard à la ceinture.

" Avance, femme, va ouvrir la chambre de fer ", avait ordonné Chiran en la poussant en avant.

Ils avaient pris l'escalier qui descendait à la cave. Evgué-nia avait ouvert la porte avec une clé. En bas, dans la salle carrée dont une paroi était entièrement en acier, elle avait allumé une lampe. Puis elle avait saisi la grosse roue de la porte blindée et avait commencé à la tourner tantôt à droite, tantôt à gauche, en suivant les indications d'un papier qu'elle tenait à la main. Chiran suivait l'opération avec curiosité en hochant la tête. Un craquement s'était fait entendre dans l'épaisseur de la porte. Evguénia avait alors voulu tirer le vantail vers elle, mais l'acier était trop lourd.

Chiran avait écarté la femme pour tirer à son tour, et le panneau blindé avait cédé, d'abord avec difficulté, puis de plus en plus facilement.

Prenant la lampe, Akhimas était entré. La pièce était plus petite qu'il ne l'avait imaginé : environ dix pas de large et quinze de long. S'y trouvaient des coffres, de petits sacs et des dossiers.

Chiran avait ouvert puis aussitôt refermé un des coffres : il contenait des lingots d'argent. Or ils ne pouvaient pas en emporter beaucoup, c'était trop lourd. En revanche, en secouant les sacs, ils avaient entendu tinter des pièces d'or, et l'oncle avait eu un clappement approbateur des lèvres. Il avait commencé par glisser un certain nombre de petits sacs sous sa veste, puis avait jeté les autres dans sa cape étalée par terre.

Akhimas s'était surtout intéressé aux dossiers. Ils contenaient des actions et des obligations. Il s'était mis à les trier, choisissant celles qui avaient fait l'objet d'une émission

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massive et dont les valeurs nominales étaient les plus élevées. Les actions de Krupp, de Rothschild et des manufactures de Khlioudov valaient plus cher que l'or, mais Chiran était un homme de l'ancien temps et n'était pas près de croire une chose pareille.

Ahanant sous l'effort, l'oncle avait jeté sur ses épaules son lourd ballot, lancé derrière lui un regard plein de regret - il restait en effet encore beaucoup de petits sacs - et, poussant un soupir, il s'était dirigé vers la sortie. Akhimas avait fourré sous son veston un gros paquet d'obligations. Evguénia, elle, n'avait rien pris.

Mais comme l'oncle s'engageait dans le petit escalier qui menait à la cour, une salve avait retenti. Chiran était parti à la renverse et avait dévalé les quelques marches, la tête la première. Son visage était celui d'un homme qui vient d'être frappé par une mort subite. De sa cape ouverte, tintant et étincelant, l'or se déversait sur le sol.

Akhimas s'était mis à quatre pattes, et, grimpant tout doucement l'escalier, il avait prudemment passé la tête. Il tenait à la main un revolver américain coït à canon long, chargé de six balles.

Dans la cour, il n'y avait personne. Les ennemis s'étaient retranchés sur la terrasse, et on ne pouvait pas les voir d'en bas. Mais sans doute ne voyaient-ils pas, eux non plus, Akhimas, les marches de l'escalier étant à cet instant plongées dans une obscurité profonde.

Brusquement, la voix de Lazar Medvédev s'était fait entendre : " L'un de vous deux a été tué ! Qui, Chiran ou Akhimas ? "

Akhimas avait visé en direction de la voix, mais n'avait pas tiré. Il n'aimait pas manquer sa cible.

- Chiran, c'était Chiran ! avait crié le converti, sûr de lui. Vous, monsieur Velde, vous êtes plus svelte. Sortez, jeune homme. Vous n'avez pas d'autre solution. Avez-vous entendu parler de l'électricité ? Quand la porte de la salle blindée s'ouvre, un signal s'allume dans ma chambre. Ici

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nous sommes quatre : moi et trois de mes soldats. J'ai envoyé le quatrième quérir le commissaire de police. Sortez, ne perdons pas notre temps ! Il se fait tard !

Ils avaient tiré une seconde salve, sans doute pour l'impressionner, et les balles avaient ricoché sur les murs de pierre.

Derrière Akhimas, Evguénia avait chuchoté : " Je vais sortir. Il fait nuit, j'ai ma cape, et ils ne comprendront pas. Ils penseront que c'est toi. Ils quitteront leur abri, et tu n'auras plus qu'à les tuer tous. "

Akhimas avait réfléchi à sa proposition. Maintenant, s'il en avait envie, il pouvait emmener Evguénia : l'un des trois chevaux était disponible. Ce qui était bête, c'était de ne pas pouvoir atteindre le fourré. " Non, avait-il dit, ils me craignent trop, ils tireront tout de suite. - Mais non, avait répondu Evguénia. Je lèverai mes mains très haut. "

Elle avait facilement enjambé Akhimas qui restait tapi au sol et était sortie, les bras écartés sur les côtés, comme si elle craignait de perdre l'équilibre. A peine avait-elle fait cinq pas que des coups de feu avaient fusé.

Evguénia était tombée en arrière. Descendant précautionneusement de la terrasse obscure, quatre silhouettes s'étaient approchées du corps immobile. J'avais raison, s'était dit Akhimas, ils ont tiré. Et il les avait tués tous les quatre.

Dans les années suivantes, il n'avait que rarement repensé à Evguénia. Seulement quand, par hasard, quelque chose évoquait son souvenir.

Ou en rêve.

A trente ans, Akhimas Velde aimait jouer à la roulette. Ce n'était pas affaire d'argent. De l'argent, il en gagnait par d'autres moyens - beaucoup, infiniment plus qu'il ne pouvait en dépenser. Ce qui lui plaisait, c'était de vaincre le hasard aveugle et de dominer le monde des chiffres. Avec un petit cliquetis sympathique, son métal et son acajou verni lançant des étincelles, la roue avait l'air de tourner selon des lois connues d'elle seule. Pourtant, un calcul juste, la maîtrise de soi et de ses émotions fonctionnaient ici tout aussi bien que dans les autres situations qu'avait connues Akhimas. La règle était donc toujours la même, et il la connaissait depuis son enfance. L'unicité de la vie derrière l'infinie multiplicité de ses formes, voilà ce qui intéressait Akhimas. Et chaque nouvelle confirmation de cette vérité amenait son cour aux battements parfaitement réguliers à accélérer très légèrement son rythme.

Il y avait parfois dans sa vie de longues périodes d'inactivité durant lesquelles il fallait bien s'occuper à quelque chose. Les Anglais ont fait une découverte particulièrement heureuse qu'ils ont appelée hobby. Akhimas, pour sa part, avait deux hobbies : la roulette et les femmes. Pour ce qui était des femmes, il recherchait les meilleures, les plus femmes, en d'autres termes, des professionnelles. Celles-ci, conscientes d'avoir des règles à observer, étaient peu exigeantes et

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sans surprises. Les femmes étaient également infiniment diverses, tout en restant la Femme, unique et immuable. Akhimas commandait les plus chères dans une agence parisienne, d'ordinaire pour une durée d'un mois. S'il tombait sur une femme qui lui donnait particulièrement satisfaction, il prolongeait son contrat d'autant, mais jamais plus, telle était sa règle.

Trouvant à y satisfaire au mieux ses deux hobbies, il avait choisi depuis deux ans de vivre à Rouletenburg, ville d'eaux allemande réputée pour être la cité la plus gaie d'Europe. Rouletenburg ressemblait à Solénovodsk: semblables sources d'eau minérale, même foule paresseuse et oisive où personne ne connaît personne et ne s'intéresse à personne. Seules manquaient les montagnes, mais l'impression générale de provisoire, d'immédiat, de non-authentique était exactement la même. Pour Akhimas, une ville d'eaux était en quelque sorte un joli petit modèle réduit de la vie, réalisé à une échelle de 1/500 ou 1/1000. Un homme passe sur terre cinq cents mois, mille tout au plus s'il a de la chance, or on ne venait à Rouletenburg que pour un mois. Ce qui voulait dire que la vie d'un curiste durait en moyenne trente jours. C'est avec cette périodicité que se succédaient ici les générations, et cette durée comprenait tout : la joie de l'arrivée, les habitudes qui s'instauraient, les premiers signes d'ennui, la tristesse d'avoir à retourner dans le vrai monde, le monde grandeur nature. On vivait ici des aventures sans lendemain, des passions courtes mais intenses, on y avait ses célébrités passagères et ses événements de courte portée. Akhimas, quant à lui, était un spectateur permanent de ce théâtre de marionnettes. Il s'était fixé une durée de vie propre, différente de celle des autres.

Il occupait l'une des plus belles chambres de l'hôtel Kaiser, dans lequel descendaient les nababs indiens, les Américains propriétaires de mines d'or ainsi que les

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grands-ducs russes voyageant incognito. Ses rabatteurs savaient où le trouver. Et quand Akhimas partait exécuter un contrat, il gardait tout de même sa chambre, qui pouvait rester inoccupée durant des semaines, voire des mois, suivant la complexité de l'affaire.

Et la vie s'écoulait, agréable. Aux périodes de tension succédaient des moments de repos, pendant lesquels l'oil se réjouissait à la vue du tapis vert et l'oreille aux tressau-tements saccadés de la bille. Tout autour de lui bouillonnaient des passions concentrées par l'échelle du temps : des messieurs dignes pâlissaient et rougissaient, des dames se trouvaient mal, des doigts tremblants secouaient un porte-monnaie pour en faire tomber la dernière pièce d'or. Akhimas ne se lassait jamais d'observer ce spectacle passionnant. Lui-même ne perdait jamais, il avait sa martingale.

Et sa martingale était si simple et si évidente qu'il se demandait pourquoi les autres ne l'utilisaient pas. Ils manquaient simplement de patience, de maîtrise, de capacité à contrôler leurs émotions - qualités dont Akhimas regorgeait. Il suffisait de jouer toujours dans le même secteur en doublant chaque fois la mise. Si l'on a beaucoup d'argent, tôt ou tard, non seulement on rentre dans ses fonds, mais l'on gagne un petit quelque chose. Tout le secret était là. La seule chose, c'est qu'il fallait miser non pas sur un numéro unique, mais sur un large secteur. Akhimas misait habituellement sur un tiers du tableau, soit douze numéros.

Il se dirigeait vers l'une des tables où le montant des mises n'était pas limité, attendait que la chance délaisse le même tiers six fois de suite et commençait alors à jouer. Au premier coup, il misait une pièce d'or. Si aucun des douze numéros ne sortait, il en misait deux, puis quatre, puis huit, et cela jusqu'à ce que la petite bille s'arrête sur un bon numéro. Akhimas pouvait multiplier sa mise autant que nécessaire, il avait assez d'argent. Une fois, peu avant

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le Noël précédent, le deuxième tiers sur lequel il misait était resté vingt-deux fois sans sortir : les six coups d'observation, plus seize coups où il avait joué. Mais, chaque échec renforçant ses chances, Akhimas n'avait à aucun moment douté de son succès.

En lançant sur la table des chèques dont les montants comptaient un nombre croissant de zéros, il avait repensé à un incident de sa période américaine.

Cela se passait en 66, l'année où il avait reçu une grosse commande de la Louisiane. Il s'agissait d'éliminer le commissaire du gouvernement fédéral qui empêchait les carpet-baggers de se partager les concessions. On appelait carpetbaggers, c'est-à-dire " porteurs de sacs de voyage ", les aventuriers entreprenants venus du Nord qui arrivaient dans le Sud récemment vaincu avec pour tout bagage un maigre sac de voyage et repartaient dans leurs pullmans personnels.

L'époque était troublée, et, en Louisiane, la vie humaine ne valait pas cher. La somme promise pour le commissaire était cependant importante, car c'était un homme particulièrement difficile à atteindre. Se sachant menacé, il faisait preuve d'une grande sagesse : il ne sortait jamais de chez lui. Il dormait, mangeait et signait ses papiers entre quatre murs. Sa propriété était surveillée nuit et jour par des soldats en uniforme bleu.

Faute de trouver plus près, Akhimas était descendu dans un hôtel situé à trois cents pas de la résidence du commissaire. De sa chambre, il voyait la fenêtre de son cabinet de travail. Le matin, à sept heures pile, la cible écartait ses rideaux. Cette opération prenait trois secondes, et à une si grande distance, il était difficile de viser correctement. Sa fenêtre était divisée en deux par un large montant en bois, et une difficulté supplémentaire tenait au fait que, chaque fois, le commissaire se plaçait soit un peu à gauche, soit un peu à droite de ce montant. Or Akhimas n'avait droit qu'à

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une tentative. S'il la manquait, c'en serait fini, l'occasion ne se représenterait plus. C'est pourquoi il ne devait agir qu'à coup sûr.

Il n'y avait que deux possibilités : la cible se trouverait soit à gauche, soit à droite. Supposons qu'elle se place à droite, s'était dit Akhimas. Il fallait bien faire une hypothèse ! Et il avait orienté son fusil à canon long, dont la crosse était serrée dans un étau, vers un point situé six pouces à droite de la traverse, juste au niveau de la poitrine. Le plus sûr eût été de mettre en place deux fusils, le premier visant à droite, l'autre à gauche, mais pour cela il aurait fallu prendre un assistant or, dans ces années-là (et même maintenant, sauf cas d'extrême nécessité), Akhimas préférait travailler seul.

La balle n'était pas quelconque. C'était une balle explosive, avec des ailettes qui s'ouvraient. En outre elle contenait de l'essence de ptomaïne, et il suffisait qu'il en pénètre une toute petite quantité dans le sang pour que n'importe quelle blessure, même bénigne, devienne mortelle.

Tout était prêt. Le premier matin, le commissaire était apparu à gauche. Le second matin également. Akhimas ne précipitait pas le mouvement : il savait que le lendemain ou le surlendemain les stores seraient tirés vers la droite, et alors il presserait sur la détente.

Mais on avait l'impression que le commissaire n'était plus le même. Depuis six jours que le dispositif était en place, il ne tirait plus les rideaux qu'à gauche, jamais à droite.

Akhimas avait pensé que la cible s'était installée dans une habitude, et il avait déplacé sa visée à six pouces à gauche du montant. Et, comme par un fait exprès, le septième matin, le commissaire était apparu sur la droite ! Et il en avait été de même les huitième et neuvième jours.

Akhimas avait alors compris que, face au hasard aveugle, l'essentiel est de ne pas précipiter la partie. Et il s'était armé

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de patience. Le onzième jour, le commissaire était apparu là où il était attendu, et le travail avait été fait.

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