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qu'il a entrepris de lutter contre les pots-de-vin et prononcé devant les diplomates européens une phrase qui lui a été fatale : " II est temps de montrer à l'Europe que tous les Turcs ne sont pas de misérables prostituées ! " Ces " prostituées " lui ont valu d'être expulsé de Constantinople et de se retrouver gouverneur à Salonique. La petite ville grecque a alors connu une prospérité nouvelle, tandis que la cour du sultan s'enfonçait de nouveau dans le sommeil, la volupté et la dilapidation des biens de l'Etat.
Eraste Pétrovitch coupa brutalement la parole au général :
- Je vois que vous êtes tout simplement a-a-amoureux de cet homme, dit-il.
- De Midhat ? Incontestablement. (Le général haussa les épaules.) Et je le verrais avec bonheur à la tête du gouvernement russe. Malheureusement, il n'est pas russe, mais turc. En plus, c'est un Turc tourné vers la Grande-Bretagne. Nos objectifs sont diamétralement opposés, c'est pourquoi Midhat est un ennemi. Et un ennemi particulièrement dangereux. L'Europe a peur de nous et ne nous aime pas, en revanche elle a la plus grande estime pour Midhat, surtout depuis qu'il a donné une constitution à son pays. A présent, Eraste Pétrovitch, armez-vous de patience. Je vais vous lire une longue lettre que j'ai reçue il y a un an déjà de Nikolaï Pavlovitch Gnatiev. Elle vous donnera une excellente idée de l'adversaire contre lequel nous allons avoir à lutter.
Le chef des gendarmes sortit de son buvard un ensemble de feuillets couverts d'une petite écriture régulière de comptable et entama sa lecture :
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- " Mon cher Lavrenty, dans notre Stamboul protégé par Allah, les événements se développent avec une telle rapidité que moi-même je n'arrive pas à les suivre, et pourtant, sans fausse modestie, cela fait bien des années que ton fidèle serviteur a la main sur le pouls du Grand Malade de l'Europe. Non sans mes efforts, ce pouls était progressivement en train de faiblir et promettait bientôt de s'arrêter, mais voilà que depuis le mois de mai... "
II s'agit de l'année dernière, de 1876, tint à préciser Mizinov.
" Mais voilà que depuis le mois de mai, ce pouls s'est tellement emballé qu'on se demande si le Bosphore ne va pas quitter ses berges et si les murs de la ville impériale ne vont pas s'écrouler, ne te laissant plus la possibilité d'accrocher ton bouclier nulle part.
Tout se résume au fait qu'en mai, la capitale du grand et de l'incomparable sultan Abdul-Aziz, Ombre du Très Haut et protecteur de la foi, a vu revenir triomphalement de son exil Midhat Pacha accompagné de son éminence grise, le très rusé Anvar Effendi.
Cette fois, le sage Anvar, qui a acquis de l'expérience, s'est mis à agir à coup sûr, à la fois à l'européenne et à l'orientale. Il a commencé à l'européenne : ses agents se sont répandus dans les chantiers navals, à l'arsenal, à l'Hôtel des monnaies, et les ouvriers, qui n'avaient pas été payés depuis fort longtemps, sont sortis en masse dans les rues. Après cela, il a eu recours à un truc typiquement oriental. Le 25 mai, Midhat Pacha a déclaré aux croyants qu'il avait été visité la nuit par le prophète (va donc
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vérifier !), qui a confié à son esclave la tâche de sauver la Turquie en péril.
Pendant ce temps-là, mon bon ami Abdul-Aziz passait son temps comme à l'accoutumée dans son harem, en la plaisante compagnie de son épouse préférée, la délicieuse Mihri Hanim, qui, étant sur le point d'accoucher, faisait caprice sur caprice et exigeait la présence constante de son maître. Cette belle Circassienne aux cheveux d'or et aux yeux bleus, outre sa beauté exceptionnelle, s'était illustrée aussi par le fait qu'elle avait su vider entièrement la caisse du sultan. Rien que dans la dernière année, elle avait laissé dans les magasins français de Fera plus de dix millions de roubles, et on comprend parfaitement que, comme le diraient les Anglais enclins à la litote, les habitants de Constantinople ne lui portent que fort peu de sentiments affectueux.
Crois-moi, Lavrenty, je me suis trouvé impuissant à faire quoi que ce soit. J'ai eu beau adjurer, menacer, intriguer comme un eunuque dans un harem, Abdul-Aziz est resté sourd et muet. Le 29 mai, une foule hurlante de plusieurs milliers de personnes s'est rassemblée autour du palais de Dolmabahçe (une construction horrible entre toutes de style euro-péano-oriental), mais le padischah n'a même pas tenté de calmer ses sujets. Il s'est enfermé dans la partie de sa résidence réservée aux femmes et à laquelle je n 'ai pas accès et a passé son temps à écouter Mihri Hanim jouer des valses viennoises au piano.
Pendant ce temps-là, Anvar a fait le siège du ministre de la Guerre, travaillant à incliner cet homme prudent et circonspect à un changement d'orientation politique. Selon les informations que
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m'a fournies mon agent, placé auprès du pacha en qualité de cuisinier (d'où le caractère un peu particulier de ces informations), ces pourparlers décisifs se sont déroulés de la manière suivante. Anvar s'est présenté chez le ministre à midi juste, et l'ordre a été donné de servir le thé avec des tchureks. Un quart d'heure plus tard, un rugissement scandalisé de Son Excellence se faisait entendre dans son cabinet, et des officiers d'ordonnance accompagnaient Anvar au poste de garde. Après cela, le pacha est resté une demi-heure tout seul à aller et venir dans son bureau, mettant à mal deux assiettes de halva dont il est grand amateur. Puis il a souhaité interroger le traître personnellement et s'est rendu au poste de garde. A deux, heures trente, il était demandé d'apporter des fruits et des douceurs. A quatre heures moins le quart, du cognac et du Champagne. Un peu après quatre heures, ayant pris le café, le pacha et son hôte se sont rendus chez Midhat. On raconte qu'en récompense de sa participation au complot, le ministre s'était vu promettre de la part de ses protecteurs le poste de grand vizir et un million de livres sterling.
Le soir, les deux conspirateurs de première ligne avaient trouvé un accord parfait, et dans la nuit même un coup d'Etat a eu lieu. La flotte a bloqué le palais du côté de la mer, le chef de la garnison de la capitale a remplacé la garde par des hommes à lui, et le sultan a été conduit au palais Ferije en compagnie de sa mère et de Mihri Hanim.
Quatre jours plus tard, le sultan a entrepris de se tailler la barbe avec des ciseaux de manucure, mais il s'y est pris si maladroitement qu'il s'est ouvert les veines des deux poignets et qu'il en est mort sur-le-
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champ. Invités à venir constater le décès, les médecins des ambassades européennes ont unanimement conclu à un suicide, le corps ne portant aucune trace de coups ou de violence.
En un mot, tout avait été joué proprement et élégamment comme dans une bonne partie d'échecs. Tel est le style d'Anvar Effendi.
Mais cela n'a été que le début, ensuite il y a eu le milieu de partie.
Ayant joué son rôle, le ministre de la Guerre était à présent devenu un obstacle sérieux car, nullement intéressé par des réformes et par l'idée d'une constitution, il se préoccupait surtout de savoir quand et comment il allait toucher son million. Par ailleurs, il se conduisait à présent comme s'il avait été la première personne du gouvernement, ne cessant de répéter que c'était lui qui avait détrôné Abdul-Aziz et non Midhat Pacha.
Anvar Effendi s'attachait pour sa part à accréditer cette même version auprès d'un jeune officier valeureux, aide de camp du défunt sultan. Cet officier s'appelait Hassan Bey. Il était le frère de la belle Mihri Hanim et jouissait de la plus grande popularité auprès des délicieuses dames de la cour, car il était d'un physique fort agréable, avait une réputation de bravoure et exécutait à la perfection les romances italiennes. Tout le monde l'appelait tout simplement le Circassien.
Quelques jours après que le sultan se fut si malencontreusement taillé la barbe, son inconsolable veuve mit au monde un enfant mon et mourut elle-même dans des souffrances horribles. C'est à ce moment-là précisément qu'Anvar et le Circassien devinrent très proches. C'est ainsi qu 'un jour Hassan
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Bey vint à la résidence rendre visite à son ami. Il se trouva qu'Anvar n'était pas là, en revanche tous les ministres étaient rassemblés auprès de Midhat Pacha. Au palais, tout le monde connaissait le Cir-cassien, et on l'accueillait comme quelqu'un de familier. Il prit le café avec les officiers d'ordonnance, fuma un peu en bavardant de choses et d'autres. Puis, paresseusement, fit quelques pas dans le couloir et brusquement se rua dans la salle de réunion. Il ne toucha ni à Midhat ni à ses notables, en revanche il tira deux balles de revolver dans la poitrine du ministre de la Guerre, qu'il acheva au yatagan. Les ministres les plus raisonnables prirent la fuite, mais deux d'entre eux, voulurent jouer les héros. Et ils eurent grand tort, car le Circassien en tua un et blessa grièvement le second. Le valeureux Midhat Pacha essaya d'intervenir, accompagné de deux de ses officiers d'ordonnance. Hassan Bey tira sur les deux hommes à bout portant, toujours sans toucher au pacha. On finit par avoir raison de l'assassin, mais il avait encore eu le temps de mettre à mort un officier de police et de blesser sept autres soldats. Pendant ce temps-là, notre Anvar était en dévotion à la mosquée, et nombreux sont ceux qui peuvent en témoigner.
Hassan Bey passa la nuit sous les verrous à chanter à tue-tête des airs de Lucia di Lammermoor, à telle enseigne que, séduit par son talent, Anvar Effendi essaya même d'obtenir sa grâce, mais les ministres, furieux, furent intraitables, et au petit jour le meurtrier fut pendu à un arbre. Les dames du harem, qui aimaient si tendrement leur Circassien, vinrent assister à son exécution et versèrent force larmes en lui adressant de loin des baisers.
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Désormais, Midhat Pacha n'avait plus d'obstacles sur sa route si ce n'est le destin qui lui porta un coup auquel il ne s'attendait pas. Le grand stratège se vit en effet jouer un mauvais tour par sa marionnette, le nouveau sultan Mourad.
Dès le 31 mai au matin, tout de suite après le coup d'Etat, Midhat Pacha s'était en effet rendu auprès du prince Mourad, neveu du sultan déchu, causant à celui-ci une peur intense. Je me dois ici de faire une brève digression pour expliquer la triste situation qui est celle, dans l'Empire ottoman, de l'héritier du trône.
Le problème est que, bien qu'ayant quinze épouses, le prophète Mahomet n'avait pas de fils et qu'il n'a laissé aucune instruction en matière de succession au trône. C'est pourquoi, durant des siècles, chacune des très nombreuses sultanes a rêvé de faire monter son fils sur le trône, ouvrant de toutes les manières à faire disparaître ceux de ses rivales. Il y a d'ailleurs à la cour un cimetière spécial pour les princes tués ainsi sans autre mobile, ce qui fait que, selon les critères turcs, nous autres Russes, nous sommes tout simplement ridicules avec nos Boris et Gleb et avec notre tsarévitch Dimitri.
Dans l'Empire ottoman, le trône se transmet non pas du père au fils, mais du frère aîné au frère cadet. Quand une lignée des frères est épuisée, c'est le tour de la nouvelle génération, avec toujours ce passage de l'aîné au cadet. Tout sultan a une peur violente de son frère cadet ou de l'aîné de ses neveux, et les chances de chacun des princes de vivre jusqu'à l'accès au trône sont minimes. Le prince héritier est maintenu dans l'isolement le plus total, on ne laisse personne lui rendre visite, et on essaie même, perfidement, de lui choisir des concubines stériles. Selon
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une vieille tradition, les serviteurs du futur padischah ont la langue coupée et le tympan des oreilles crevé. Tu peux imaginer, avec une éducation pareille, l'état de leur santé mentale. Soliman H, par exemple, a passé trente-neuf ans reclus à recopier et à illustrer le Coran. Et quand enfin il a été fait sultan, il n'a pas attendu longtemps pour demander à retourner à sa solitude et pour abdiquer. Je le comprends tout à fait, combien il est plus agréable de passer son temps à colorier des images !
Revenons cependant à Mourad. C'était un bel homme qui était loin d'être bête et qui possédait même une culture étendue, malheureusement il était très influençable et par ailleurs sujet à une bien compréhensible manie de la persécution. C'est avec joie qu'il confia au sage Midhat les rênes du pouvoir, ce qui faisait que les plans des conjurés se réalisaient parfaitement. Malheureusement, la rapide ascension puis la mort étonnante de son oncle avaient eu sur lui une telle influence qu 'il commença à perdre la tête et à avoir des crises de violence. Consultés secrètement, les psychiatres européens en vinrent à la conclusion qu'il était inguérissable et que son état ne pouvait qu'empirer.
Observe l'extraordinaire esprit de prévoyance d'An-var Effendi. Le jour même de l'accession de Mourad, quand tout avait encore l'air radieux, our rnurual friend demanda subitement à devenir le secrétaire du prince Abdûl-Hamid, frère du sultan et héritier du trône. Apprenant la chose, j'ai tout de suite compris que Midhat Pacha n'avait pas une confiance totale en Mourad V. Anvar apprit à connaître le nouvel héritier du trône, le jugea sans doute acceptable, et Midhat Pacha fit à Abdûl-Hamid la proposition suivante : promets-nous de promulguer une consti-
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tution, et tu seras padischah. Il va sans dire que le prince accepta.
Tu connais la suite : le 31 août, Abdûl-Hamid II monta sur le trône à la place de Mourad V qui avait perdu l'esprit. Midhat devint grand vizir. Quant à Anvar, il resta auprès du nouveau sultan dans les coulisses et devint le chef non déclaré de la police secrète, et donc (ha! ha!) ton collègue à toi, Lavrenty !
Il est intéressant de noter qu'en Turquie presque personne ne connaît Anvar Effendi. Il ne se met jamais en avant, et on ne le voit pas dans le monde. Moi par exemple, je ne l'ai aperçu qu'une fois, le jour où je suis venu me présenter au nouveau sultan. Anvar se tenait à côté du trône, dans l'ombre, il portait une grosse barbe noire (fausse selon moi) et des lunettes noires, ce qui constituait un manquement de poids à l'étiquette de la cour. Durant l'audience, Abdûl-Hamid s'est à plusieurs reprises tourné vers lui, comme pour quêter un soutien ou un conseil.
Voilà celui auquel tu vas à présent avoir affaire. Si mon intuition ne me trompe pas, Midhat Pacha et Anvar vont continuer à manipuler le sultan comme il leur plaira, et dans une petite année ou deux... "
Mizinov interrompit là sa lecture qui n'avait que trop duré :
- La suite n'est pas intéressante, dit-il en essuyant son front couvert de sueur, d'autant plus que le très intelligent Nicolaï Pavlovitch a tout de même été trompé par son intuition. Midhat Pacha n'a pas réussi à rester sur le trône et a fini par partir en exil.
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Eraste Pétrovitch, qui avait écouté avec la plus grande attention et sans bouger d'un pouce de toute la lecture (à la différence de Varia qui, elle, n'avait pas cessé de se tortiller sur sa chaise trop dure), demanda brièvement :
- Je connais maintenant le début, je vois aussi le milieu de la partie, mais qu'en est-il de la fin de partie ?
Le général eut un hochement de tête approbateur.
- C'est bien là le problème. Le dernier acte s'est révélé à tel point complexe que même un homme aussi expérimenté que Gnatiev s'est trouvé pris au dépourvu. Le 7 février de cette année, Midhat Pacha a été convoqué chez le sultan, placé sous bonne garde et conduit à bord d'un paquebot qui a fait effectuer au ministre en disgrâce un long voyage en Europe. Quant à notre Anvar, trahissant son bienfaiteur, il est devenu l'éminence grise, non plus du chef du gouvernement, mais du sultan lui-même. Dans cette position il a fait de son mieux pour que les relations entre la Porte et la Russie soient rompues. Et voici qu'à quelque temps de là, au moment où l'existence de la Turquie s'est trouvée sérieusement menacée, selon les rapports de nos agents, Anvar Effendi aurait quitté son pays pour se rendre sur le théâtre des opérations militaires avec l'intention de changer le cours des événements par le moyen d'opérations secrètes dont nous ne pouvons que supputer le contenu.
A ce moment-là, Fandorine tint des propos étranges :
- Primo : aucune obligation. Secundo : liberté d'action totale. Tertio : rapport à vous seul.
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Si Varia ne comprit pas la signification de ses paroles, le chef des gendarmes, lui, en fut ravi et répondit sur-le-champ :
- Voilà qui est bien. Je reconnais le Fandorine d'avant. Sinon, mon ami, vous aviez quelque chose de congelé. Ne m'en veuillez pas, je ne vous parle pas en qualité de supérieur, mais au titre d'aîné, comme un père... Il ne faut pas s'ensevelir vivant. Laissez les tombes aux morts. A votre âge, est-ce une façon de faire ! Vous qui, comme le dit la chanson, avez toute la vie devant vous *.
- Lavrenty Arkadiévitch, fit l'engagé volontaire, diplomate et flic, ses joues pâles se couvrant en une seconde de pourpre tandis que sa voix prenait une résonance métallique. Je ne crois pas avoir s-s-sollicité de votre part de propos d'ordre privé...
Jugeant cette observation d'une grossièreté inexcusable, Varia rentra sa tête dans ses épaules en se disant qu'atteint dans ses sentiments les meilleurs, Mizinov allait se vexer à mort et se mettre à hurler.
Mais le satrape se contenta de soupirer et répondit un peu sèchement :
- Vos conditions sont acceptées. Ayez donc l'entière liberté de votre action. D'ailleurs, c'est bien ainsi que j'envisageais votre travail. Vous n'avez qu'à observer, à écouter, et si quelque chose attire votre attention... Bon, ce n'est pas à moi de vous donner des leçons !
- Atchoum ! Effrayée d'avoir éternué, Varia se fit toute petite sur sa chaise.
La frayeur du général fut cependant bien plus grande encore que la sienne. Il se retourna en sursautant et braqua un regard ahuri sur le témoin involontaire de cette conversation confidentielle.
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- Madame, que faites-vous là? N'êtes-vous donc pas sortie de la pièce avec le lieutenant-colonel ? Comment avez-vous osé ?
- C'était à vous de faire attention, répondit la jeune femme fort dignement. Je ne suis ni un moustique ni une mouche pour que vous puissiez ignorer ma présence. D'ailleurs je suis en état d'arrestation, et personne ne m'a autorisée à partir.
Elle eut l'impression de voir un léger frémissement passer sur les lèvres de Fandorine. Non, elle s'était trompée, ce personnage ne savait pas sourire.
- Bon, qu'à cela ne tienne, et une menace discrète se fit entendre dans la voix de Mizinov. Madame ma non-parente, vous venez d'apprendre un certain nombre de choses que vous n'avez nullement à savoir. Et pour la sécurité de l'Etat, je vous place en arrestation administrative provisoire. Vous allez être conduite sous bonne garde à la quarantaine de la garnison de Kichinev, où vous demeurerez détenue jusqu'à la fin de la campagne. Vous n'avez à vous en prendre qu'à vous-même !
Varia pâlit.
- Mais je n'ai même pas rencontré mon fiancé...
- Vous le reverrez après la guerre, coupa Maliouta Skouratov1 qui se tourna vers la porte avec l'intention d'appeler ses opritchniks.
Mais à ce moment-là Eraste Pétrovitch se mêla de la conversation :
1. Ame damnée d'Ivan le Terrible, placé à la tête de sa garde. (N.d.T.)
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- Lavrenty Arkadiévitch, je pense qu'il serait tout à fait suffisant de demander à mademoiselle Souvorova de p-p-prêter serment.
- Je donne ma parole ! s'empressa de lancer Varia, heureuse d'avoir trouvé un défenseur.
- Excusez-moi, cher ami, mais on ne peut pas prendre de risques, fit le général d'une voix coupante sans même jeter un regard à la jeune personne. Et puis il y a ce fiancé. D'ailleurs peut-on faire confiance à une gamine ? Vous connaissez le proverbe : le cheveu est long, mais l'intelligence petite.
- Je n'ai pas les cheveux longs ! Quant à ce que vous dites de l'intelligence, c'est mesquin ! et Varia eut dans la voix un petit tremblement traître. Qu'est-ce que j'en ai à faire de vos Anvar et de vos Midhat !
- Je prends les choses sous ma r-r-responsabi-lité, Excellence. Je me porte garant de Varvara Andréevna.
Son visage renfrogné marqué par le mécontentement, Mizinov gardait le silence, et Varia se dit que, même parmi les agents de la police, on trouvait apparemment des gens qui n'étaient pas tout à fait des moins que rien. C'était quand même un engagé volontaire serbe...
- Ce n'est pas malin, marmonna le général. Puis, se tournant vers Varia, il lui demanda sur un ton marqué de malveillance :
- Savez-vous faire quelque chose ? Avez-vous une écriture correcte ?
- Oui, j'ai un diplôme de sténographie ! J'ai travaillé comme télégraphiste ! et aussi comme sage-femme, ajouta-t-elle sans trop savoir pourquoi elle faisait tout à coup ce petit mensonge.
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- Sténographe et télégraphiste ? (Mizinov eut l'air très étonné.) Alors à plus forte raison. Eraste Pétrovitch, je n'autorise cette demoiselle à rester ici qu'à une seule et unique condition : elle fera fonction de secrétaire auprès de vous. Il vous faudra bien de toute façon avoir un courrier ou une personne de liaison qui n'éveille pas trop les soupçons. Cependant, je vous le rappelle : vous vous êtes porté garant d'elle.
Varia et Fandorine réagirent d'une seule voix :
- Ah ça non !
Et ils poursuivirent toujours en chour, mais en avançant des arguments différents : Eraste Pétrovitch dit :
- Je n'ai pas besoin de secrétaire. Varia lança :
- Je refuse de travailler dans la police secrète ! Le général haussa les épaules et se leva :
- A votre guise ! Novgorodtsev, la garde !
- Je suis d'accord ! cria Varia Fandorine ne dit rien.
où/ 6 enwemi/ fartée' le/ /i/t&mi&v CGMÂ/
Daily Post (Londres) le 15(3) juillet 1877
... Le détachement de l'impétueux général Gourko vient de prendre la ville de Tyrnovo, ancienne capitale du royaume bulgare, et se dirige à vive allure en direction du col de Chipkino, au-delà duquel s'étendent des plaines sans défense, étirées jusqu'à Constantinople même. Rédif Pacha, le vizir de la guerre, et Abdûl-Kérim Pacha, le commandant en chef, ont été démis de leurs fonctions et déférés devant un tribunal. A présent, seul un miracle peut sauver la Turquie.
Ils s'arrêtèrent sur le perron. Il convenait de s'expliquer.
Fandorine se racla la gorge et dit :
- Je regrette vraiment que les choses aient tourné de cette façon. Il va sans dire, Varvara Andréevna, que vous êtes entièrement libre et que je n'ai nullement l'intention de vous contraindre à quelque collaboration que ce soit.
- Je vous en remercie, répondit-elle sèchement. C'est très généreux de votre part. Sinon, je dois
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vous l'avouer, je pensais que vous aviez monté cette affaire intentionnellement. Vous au moins, vous étiez parfaitement conscient de ma présence, et vous aviez toutes les raisons de savoir comment les choses allaient finir. De quoi s'agit-il en fait, avez-vous vraiment besoin d'une secrétaire ?
Une fois encore, passa dans les yeux de Fando-rine une petite étincelle qui, chez un homme normal, aurait pu être considérée comme un signe de bonne humeur.
- Vous ne m-m-manquez pas d'esprit d'observation, Varvara Andréevna, mais vous êtes injuste. J'avais bien en effet mon idée en me comportant ainsi, mais c'était dans votre seul intérêt. Lavrenty Arkadiévitch vous aurait à coup sûr fait repartir, quant à monsieur Kazanzakis, il vous aurait en outre flanquée d'un gendarme. Maintenant, vous pouvez rester ici tout à fait officiellement.
Varia ne trouvait rien à objecter, mais elle n'en avait pas pour autant envie d'exprimer des remerciements à un misérable espion.
- Je vois en effet que vous manifestez la plus grande habileté dans votre peu respectable profession, dit-elle sur un ton caustique. Voilà que vous vous êtes montré plus subtil que le mangeur d'hommes en chef !
- Lavrenty Arkadiévitch, un mangeur d'hommes ? fit Eraste Pétrovitch, étonné. Voilà qui ne lui ressemble guère ! Par ailleurs, qu'y a-t-il de peu respectable dans le fait de servir les intérêts de l'Etat ?
Comment parler à quelqu'un qui dit des choses pareilles ?
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Varia se détourna ostensiblement et embrassa du regard le camp : petites maisonnettes aux murs blancs, rangées bien ordonnées de tentes, poteaux télégraphiques flambant neufs. Dans la rue, un soldat courait, agitant d'une manière bien familière de longs bras maladroits.
- Varia, Varenka ! hurla de loin le soldat et, arrachant sa casquette à large visière, il se mit à l'agiter. Te voilà enfin !
- Pétia, fit-elle en poussant un petit cri d'éton-nement.
Et, oubliant tout de suite Fandorine, elle courut à la rencontre de celui pour lequel elle venait de parcourir quinze cents verstes.
Serrés l'un contre l'autre, ils s'embrassèrent très naturellement, sans la moindre gêne, comme ils ne l'avaient encore jamais fait. C'était une joie de retrouver le visage sans beauté mais agréable et rayonnant de bonheur de Pétia. Le jeune homme avait maigri, sa peau était brunie, et il se tenait plus voûté. Sa veste d'uniforme noire agrémentée d'épaulettes rouges lui allait mal, mais son sourire était le même, large et rempli d'adoration.
- Alors, tu es d'accord ? demanda-t-il.
- Oui, dit Varia tout simplement, alors qu'elle avait l'intention de ne pas être d'accord tout de suite et de commencer par une conversation longue et sérieuse au cours de laquelle elle aurait posé un certain nombre de conditions de principe.
Pétia poussa un glapissement de gosse et voulut l'embrasser de nouveau, mais Varia s'était déjà reprise.
- Il faut cependant que l'on discute des choses dans le détail. Premièrement...
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- On discutera de tout, bien sûr ! Mais pas maintenant, ce soir. On se retrouve dans la tente des journalistes, d'accord ? Ils y ont organisé une espèce de club. Tu connais déjà le Français ? Oui, Charles Paladin. Il est gentil. C'est lui qui m'a dit que tu étais là. En ce moment, j'ai beaucoup de travail. Je me suis juste sauvé une minute et, si l'on s'en aperçoit, ça me coûtera cher. A ce soir ! A ce soir !
Et il repartit en soulevant de la poussière avec ses lourdes bottes et en se retournant à chaque instant.
Malheureusement, le soir, il ne leur fut pas possible de se voir. Un coursier vint apporter un petit mot de l'état-major : " Je dois travailler toute la nuit. A demain. Je t'aime. P. "
Que faire ? Le travail, c'est le travail, et Varia commença à s'organiser. Les infirmières lui offrirent l'hospitalité. Gentilles et prêtes à rendre service, elles étaient malheureusement âgées, trente-cinq ans environ, et elles n'étaient pas très drôles. C'est elles qui rassemblèrent l'indispensable pour remplacer les bagages restés aux mains de l'audacieux Mitko : des vêtements, des chaussures, un flacon d'eau de Cologne (elle qui possédait de merveilleux parfums de Paris !), des bas, du linge, un peigne, des pinces, une savonnette parfumée, de la poudre, une crème contre le soleil, une autre contre le froid, un lait adoucissant contre les effets du vent, de l'essence de marguerite pour se laver les cheveux et autres objets utiles. Il va sans dire que les robes étaient horribles, sauf peut-être une, qui était bleu clair avec un petit col en dentelle. Varia
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enleva les manchettes qui n'étaient plus à la mode, et l'effet fut assez heureux.
Dès le lendemain matin cependant, elle commença à s'ennuyer. Les infirmières étaient parties à l'hôpital où on avait amené deux blessés de Lovt-cha. Varia prit son café toute seule et alla expédier un télégramme à ses parents : premièrement pour qu'ils ne s'inquiètent pas, deuxièmement pour qu'ils lui envoient de l'argent (à titre de prêt exclusivement, qu'ils n'aillent pas imaginer que l'oiseau était revenu au nid !). Après quoi elle se promena dans le camp, se planta en badaud devant un train étrange qui n'était pas posé sur des rails : un convoi avait été amené de l'autre berge par traction mécanique. Des locomobiles à très grosses roues crachant une abondante vapeur traînaient derrière elles de lourds canons et des fourgons de munitions. Le spectacle était impressionnant, un vrai triomphe de la technique.
Pour finir, ne sachant plus que faire, elle décida d'aller rendre une petite visite à Fandorine qui s'était vu attribuer une tente individuelle dans le secteur de l'état-major. Eraste Pétrovitch manquait lui aussi d'occupations, et elle le trouva vautré sur son lit de camp, avec dans les mains un livre turc dont il recopiait des mots.
- Vous êtes en train de servir les intérêts de l'Etat, monsieur le policier ? lança Varia qui avait décidé que le plus convenable allait être d'adopter avec l'agent un ton ironiquement négligent.
Fandorine se leva et jeta sur ses épaules une veste militaire sans épaulettes (il avait sans doute été obligé, lui aussi, de se vêtir de bric et de broc). Par le col entrouvert de sa chemise, Varia aperçut
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une chaînette en argent. Portait-il une croix ? Non, cela ressemblait davantage à un médaillon. Ce serait intéressant de savoir ce qu'il gardait dedans. Monsieur le policier serait-il porté au romantisme ?
Le conseiller titulaire ferma son col et répondit avec le plus grand sérieux :
- Quand on vit dans un Etat, il faut soit l'aimer et le protéger, soit le quitter, sinon c'est du parasitisme agrémenté de commérages de laquais.
Blessée par les " commérages de laquais ", Varia tenta de parer le coup :
- Il existe cependant une troisième possibilité : on peut détruire un Etat injuste pour en reconstruire un autre à sa place.
- Malheureusement, Varvara Andréevna, un Etat n'est pas une maison, ce serait plutôt un arbre. On ne le construit pas, il pousse tout seul suivant les règles de la nature, et ce processus est très lent. En l'occurrence, ce n'est pas un maçon qu'il faut, mais un jardinier.
Oubliant de s'en tenir au ton qui lui paraissait convenable, Varia s'écria avec passion :
- Nous vivons à une époque tellement difficile, tellement complexe ! Les gens honnêtes gémissent sous le joug de la bêtise et de l'arbitraire, et vous, vous êtes là à discuter comme un vieillard et à vous complaire à l'idée d'un jardinier !
Eraste Pétrovitch haussa les épaules.
- Chère et délicieuse Varvara Andréevna, je suis fatigué d'entendre geindre au sujet de notre " époque difficile ". Sous le tsar Nikolaï, quand l'époque était ô combien plus difficile que la nôtre, vos " gens honnêtes " marchaient au doigt et à l'oil
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et, infatigables, célébraient sur tous les tons leur existence heureuse. S'il est devenu possible de se plaindre de la bêtise et de l'arbitraire, c'est donc que les choses vont dans le bon sens.
Varvara Andréevna murmura alors entre ses dents la pire des insultes :
- Pour finir, vous n'êtes... vous n'êtes rien d'autre qu'un serviteur du trône !
Et comme Fandorine ne réagissait pas, elle expliqua dans une langue qui lui était accessible :
- Un esclave fidèle, privé d'intelligence et de conscience !
A peine l'expression lâchée, elle eut peur de sa grossièreté, mais Eraste Pétrovitch ne se fâcha pas et dit avec un soupir :
- Vous ne savez pas comment vous comporter avec moi. Et de un. Vous ne voulez pas me montrer de reconnaissance, et cela vous irrite. Et de deux. Laissez tomber toute idée de dette à mon égard, et nous nous entendrons parfaitement. Et de trois.
Cette condescendance plongea Varia dans une colère plus grande encore, d'autant que l'agent, ce serpent au sang froid, avait parfaitement raison.
- J'avais déjà remarqué que vous vous comportiez comme un professeur de danse : un-deux-trois, un-deux-trois. Qui vous a enseigné cette stupide façon de faire ?
- C'est vrai, j'ai eu des maîtres, répondit Fandorine en restant dans le vague.
Et, faisant fi de toute politesse, il se replongea dans son livre.
La tente sous laquelle se rassemblaient les journalistes accrédités auprès de l'état-major se voyait
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de loin. Devant l'entrée, un long cordon portait de petits drapeaux de différents pays, des fanions de revues et de journaux, mais aussi, bizarrement, une paire de bretelles rouge décorée d'étoiles blanches.
Pétia émit une supposition :
- Ils ont sans doute fêté la victoire de Lovtcha hier soir, et l'un d'entre eux a dû se donner à un tel point à la fête qu'il en a perdu ses bretelles.
Il souleva la portière de la tente, et Varia passa la tête.
Un certain désordre n'empêchait pas le club d'être accueillant à sa façon : tables de bois, chaises de toile, petit comptoir avec des rangées de bouteilles. Cela sentait le tabac, la cire à bougies et l'eau de Cologne masculine. Sur le côté, une longue table portait des piles de journaux russes et étrangers. Ces journaux étaient inhabituels, car composés de bandes de télégraphe. En jetant un coup d'oil au Daily Post, Varia eut la surprise de découvrir le numéro du jour. La rédaction devait l'envoyer par télégraphe. Ça alors !
Varia nota avec une satisfaction particulière qu'il n'y avait là que deux femmes, en plus elles portaient un pince-nez et n'étaient pas de première jeunesse. En revanche les hommes étaient très nombreux, et il y en avait même qu'elle connaissait.
Il y avait en premier lieu Fandorine, toujours avec son livre à la main. C'était assez stupide, ne peut-on pas lire chez soi, dans sa tente ?
A l'autre bout de la pièce se déroulait une partie d'échecs à un contre plusieurs : d'un côté de la table, allait et venait McLaughlin, tirant sur un
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petit cigare et arborant un sourire condescendant et bonhomme ; de l'autre, installés chacun devant un échiquier, Sobolev, Paladin et deux autres personnes que Varia ne connaissait pas avaient un air profondément concentré.
- Tiens, voici notre petit Bulgare ! s'écria le général Michel, visiblement soulagé de se lever de sa chaise. On ne vous reconnaît pas ! C'est bon, Seamus, disons que ça fera zéro zéro.
Paladin eut un sourire affable en direction des entrants et arrêta son regard sur Varia (ce qui fut agréable), mais continua de jouer. En revanche, passant la main sur sa moustache géminée au-delà de toute mesure, un officier au visage hâlé, vêtu d'un uniforme d'une blancheur plus qu'éblouissante, surgit brusquement devant Sobolev et lança en français :
- Général, je vous en supplie, présentez-moi à votre délicieuse amie ! Eteignez les bougies, messieurs ! Nous n'en avons plus besoin, le soleil vient de se lever !
Les deux dames âgées jetèrent à Varia un regard on ne peut plus désapprobateur, elle-même d'ailleurs fut quelque peu décontenancée par pareille entrée en matière.
Sobolev eut un petit ricanement :
- Vous avez devant vous le colonel Loukan, représentant personnel de notre précieux allié, Son Altesse Karl, prince de Roumanie, mais je vous avertis, Varvara Andréevna, le colonel est plus mortel pour les cours féminins qu'un anchiar.
Le ton adopté signifiait clairement qu'il convenait de ne pas faire trop de cas du Roumain, et Varia répondit d'un air guindé et en s'appuyant sur le bras de Pétia :
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- Enchantée. Mon fiancé, Pétia lablokov, engagé volontaire.
Prenant galamment le poignet de Varia avec deux de ses doigts (une bague ornée d'un diamant d'une taille imposante lança un éclair), Loukan était sur le point de déposer un baiser sur la main de la jeune femme, mais il se trouva rabroué comme il se devait :
- A Saint-Pétersbourg, on ne fait pas le baisemain aux femmes modernes.
Cela dit, il y avait là des gens intéressants, et Varia était contente d'être venue. Elle était cependant dépitée de voir que Paladin n'en finissait pas avec cette maudite partie d'échecs. Les choses avaient cependant l'air d'aller à leur conclusion, tous les autres partenaires de McLaughlin avaient déjà capitulé, et le Français n'avait visiblement aucune chance, ce qui d'ailleurs n'avait pas l'air de l'attrister. Il jetait fréquemment des coups d'oil du côté de Varia, souriait avec insouciance et sifflotait avec talent une chansonnette à la mode.
Sobolev alla se poster près du joueur et, jetant un regard à l'échiquier, reprit machinalement le refrain :
- Folichon, folichonnette... Rendez-vous, Paladin, ça commence à ressembler à un véritable Waterloo !
- La garde meurt, mais ne se rend pas !
Et, tirant d'un coup sec sur sa barbe étroite et pointue, le Français avança un pion. On vit alors soudain l'Irlandais se renfrogner et commencer à souffler.
Varia sortit une seconde pour prendre l'air et pour admirer le coucher du soleil. Quand elle
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revint, l'échiquier avait disparu et la conversation roulait ni plus ni moins que sur les rapports entre l'homme et Dieu.
McLaughlin, qui répondait visiblement à une réplique de Paladin, était en train de dire avec passion :
- Il ne saurait en l'occurrence s'agir de respect mutuel. Les relations de l'homme avec le Très Haut reposent sur la reconnaissance intrinsèque d'une inégalité. Il ne vient tout de même pas à l'idée des enfants de prétendre à une égalité avec leurs parents ! Le fils reconnaît sans réserve la supériorité de son père ainsi que sa dépendance, il a pour lui du respect, et c'est pour cela qu'il se montre obéissant, pour son propre bien d'ailleurs.
- Permettez-moi de filer votre métaphore, dit le Français avec un sourire et en suçotant son chi-bouk turc. Tout cela n'est vrai que des enfants en bas âge. Dès que le fils grandit, il ne manque jamais de remettre en cause l'autorité de son père, alors que celui-ci est encore mille fois plus sage et plus puissant que lui. C'est là un phénomène naturel et sain, sans lequel l'homme resterait toujours un bébé. C'est précisément cette période que vit aujourd'hui l'humanité qui a avancé en âge. Plus tard, quand elle aura été plus loin encore, de nouvelles relations entre elle et Dieu, fondées sur l'égalité et sur le respect réciproques, se mettront immanquablement en place. Et un jour viendra où l'enfant aura tellement grandi que son père lui sera devenu totalement inutile.
- Bravo, Paladin, vous parlez aussi bien que vous écrivez, s'écria Pétia. Malheureusement, le problème, c'est que Dieu n'existe pas, il n'existe
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que de la matière avec des principes élémentaires de bonne conduite. Quant à vous, je vous conseille de faire de vos conceptions un billet pour La Revue parisienne, c'est un sujet excellent.
- Pour faire un bon billet, on n'a pas besoin de sujet, déclara le Français. Il suffit de savoir écrire. McLaughlin était scandalisé :
- Là, vous allez un peu loin. Sans sujet, même un équilibriste verbal comme vous ne saurait rien faire de bon.
- Désignez-moi n'importe quel objet, le plus trivial qui soit, et je rédigerai un article que ma revue sera heureuse de publier. (Paladin tendit la main.) Vous voulez parier? Ma selle espagnole contre votre binocle Zeiss ?
L'assistance s'anima fortement.
- Je parie deux cents roubles sur Paladin, déclara Sobolev.
- N'importe quel objet ? répéta lentement l'Irlandais, vraiment n'importe lequel ?
- Absolument ! Si vous le voulez, je prends la mouche qui vient de s'installer sur la moustache du colonel Loukan.
Le Roumain s'empressa de chasser l'intruse et dit:
- Trois cents roubles sur monsieur McLaughlin. Mais quel objet choisir ?
- Prenez ne serait-ce que vos vieilles chaussures (McLaughlin pointa le doigt sur les bottes de youfte empoussiérées du Français), et essayez d'écrire quelque chose que le public parisien lira avec enthousiasme.
Sobolev leva les deux mains la paume ouverte :
- Tant qu'on n'a pas topé là, je passe. Ses vieilles chaussures, c'est quand même exagéré.
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Pour finir, mille roubles furent misés sur l'Irlandais, tandis qu'il ne se trouva personne pour soutenir le Français. Varia eut un mouvement de pitié en faveur de ce dernier, mais comme ni elle ni Pétia n'avaient d'argent, elle s'approcha de Fando-rine qui continuait de feuilleter son livre de hiéroglyphes turcs et lui susurra d'un air mauvais :
- Qu'est-ce que vous attendez ? Vous pouvez bien parier sur lui. Qu'est-ce que cela vous coûtera ? Vous avez bien dû recevoir quelques espèces sonnantes et trébuchantes de votre satrape ! Je vous rendrai la somme un peu plus tard.
Eraste Pétrovitch fit une grimace et dit sans entrain :
- Cent roubles sur monsieur Paladin ! Après quoi il se replongea dans sa lecture. Loukan résuma la situation :
- Ce sera donc du dix contre un. Le gain ne sera pas énorme, messieurs, mais il est sûr.
C'est à cet instant que fit irruption dans la tente le capitaine que Varia connaissait bien. Il était méconnaissable : uniforme impeccable, bottes étincelantes, imposant bandeau noir sur l'oil (son hématome ne devait pas encore être passé), bandage blanc tout autour de la tête.
- Excellence, messieurs, je sors de chez le baron Krûdener, déclara-t-il d'un air digne. J'ai une information importante pour la presse. Vous pouvez noter : capitaine Pérépelkine, de l'état-major, département des Opérations. Pé-ré-pel-ki-ne. Nikopol a été pris d'assaut. Nous avons fait prisonniers deux pachas et six mille soldats ! Nos pertes sont infimes. C'est la victoire, messieurs !
- Peste ! Encore une fois sans moi ! gémit Sobolev, qui se rua dehors sans prendre congé de personne.
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Le capitaine accompagna le général d'un regard un peu éperdu, mais il était déjà entouré de toutes parts par des journalistes, et il se mit à répondre avec une joie évidente à leurs questions, faisant parade de ses connaissances en français, en anglais et en allemand.
Varia fut étonnée du comportement d'Eraste Pétrovitch.
Jetant son livre sur la table, il écarta résolument les correspondants de presse et demanda d'une voix presque basse :
- Excusez-moi, capitaine, vous ne vous trompez pas ? Vous savez bien que Krudener a reçu l'ordre de prendre Plevna, et Nikopol est dans la direction diamétralement opposée.
Quelque chose dans sa voix en imposa au capitaine, qui cessa immédiatement de prêter intérêt aux journalistes.
- Non, monsieur, je ne fais pas erreur. J'ai reçu moi-même le télégramme de l'état-major suprême, assisté à son déchiffrement, après quoi je l'ai porté moi-même à monsieur le baron. Je me souviens parfaitement du texte : "Au lieutenant général baron Krudener, commandant du détachement occidental. Je vous donne l'ordre d'occuper Nikopol et de vous y retrancher avec au moins une division. Nikolaï. "
Fandorine pâlit.
- Nikopol ? demanda-t-il plus bas encore. Et qu'en est-il de Plevna ? Le capitaine haussa les épaules :
- Je n'en ai pas la moindre idée. Des pas et un tintement d'armes se firent tout à coup entendre. La portière fut brutalement soule-
vée, et l'on vit se découper la figure du lieutenant-colonel Kazanzakis, de sinistre mémoire. Dans le dos du capitaine étincelaient les baïonnettes d'une escorte. Le gendarme arrêta une seconde son regard sur Fandorine, ignora Varia, mais eut un sourire joyeux en découvrant Pétia.
- Ah ! le voilà, l'ami ! C'est bien ce que je pensais. Soldat volontaire lablokov, je vous arrête. Qu'on l'emmène, ordonna-t-il en se tournant vers son escorte.
Deux hommes vêtus d'un uniforme bleu firent rapidement leur entrée dans le club et s'emparèrent d'un Pétia paralysé par la peur.
- Mais vous êtes fou ! hurla Varia. Lâchez-le immédiatement.
Kazanzakis ne l'honora même pas d'une réponse. JJ claqua des doigts, et le prisonnier fut immédiatement entraîné dehors, tandis que le lieutenant-colonel s'attardait quelque peu dans la tente, laissant errer alentour un sourire énigmatique.
Varia en appela à Fandorine d'une voix sonore :
- Eraste Pétrovitch, qu'est-ce qui se passe ? Expliquez-lui.
- Quel motif? demanda ce dernier d'un air bougon, les yeux fixés sur le col du gendarme.
- Dans le texte décodé par lablokov, un mot a été changé. A la place de Plevna, il a mis Nikopol, c'est tout. Pendant ce temps-là, il y a trois heures, l'avant-garde d'Osman Pacha a occupé la ville de Plevna laissée vide et menace à présent notre flanc. Voilà ce qu'il en est, monsieur l'observateur.
Varia entendit soudain la voix de Paladin qui parlait un russe assez correct, mais en y ajoutant de délicieux grasseyements.
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- Eh bien, McLaughlin, le voilà le miracle dont vous parliez et qui peut sauver la Turquie !
- Ce n'est pas un miracle, monsieur le correspondant, c'est une simple trahison, fit le lieutenant-colonel, les yeux rivés sur Fandorine à qui il dit : Je ne sais vraiment pas comment vous allez pouvoir expliquer cela à Son Excellence.
- Vous parlez trop, lieutenant-colonel. (Le regard d'Eraste Pétrovitch se porta plus bas encore, sur le premier bouton de l'uniforme du gendarme.) La vanité ne doit pas nuire à la cause.
- Comment ? (Le visage de Kazanzakis fut parcouru par un petit tic.) Voilà que vous me faites la morale ? Vous ? Il ne manquait plus que cela ! Sachez, monsieur l'enfant prodige, que j'ai eu l'occasion de prendre quelques renseignements sur vous. Du fait de ma charge. Et moralement tout cela ne vous donne pas un profil bien respectable. Vous prenez sur vous bien au-delà de votre âge. Je me suis laissé dire que vous aviez eu l'habileté de conclure un magnifique mariage, c'est cela ? Et doublement profitable : belle dot et liberté conservée. Pas mal monté ! Félici...
Il n'acheva pas car, habilement, comme un chat qui donne un coup de patte, Eraste Pétrovitch lui envoya sa main sur ses lèvres gonflées. Varia poussa un petit cri, tandis que l'un des officiers attrapait Fandorine par le bras pour le relâcher aussitôt dans la mesure où il ne donnait plus aucun signe de violence.
- Duel au pistolet, annonça Eraste Pétrovitch d'une voix absolument quotidienne, en regardant cette fois le lieutenant-colonel droit dans les yeux. Et tout de suite, immédiatement, avant que le commandement ne s'en mêle.
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Kazanzakis était cramoisi. Ses yeux, noirs comme des pruneaux, étaient injectés de sang. Après une courte pause, avalant sa salive, il dit :
- Par ordre de Sa Majesté impériale, les duels sont formellement interdits durant tout le temps de la guerre. Et vous le savez parfaitement, Fandorine.
Le lieutenant-colonel quitta la tente dont la portière battit d'un coup sec. Varia demanda :
- Eraste Pétrovitch, que faut-il faire à présent ?
La Revue parisienne 18 (6) juillet 1877
Charles Paladin
Une vieille paire de bottes Croquis du front
Fendillé de partout, le cuir en est devenu plus doux que les lèvres d'un cheval. On ne saurait se montrer dans le monde chaussé de la sorte, d'ailleurs je ne m'y montre pas, mes bottes ont une tout autre destination.
Elles ont été cousues à ma mesure il y a dix ans par un vieux Juif de Sofia qui m'a escroqué de dix lires en me disant : " Monsieur, j'aurai depuis longtemps donné naissance aux racines d'une bardane que vous les porterez encore avec, au cour, un souvenir ému pour Isaac. "
Moins d'un an après, alors que je me rendais aux fouilles d'une ville assyrienne, le talon de ma botte gauche s'est détaché et j'ai dû retourner au camp. J'avançais tout seul en boitillant sur le sable brûlant, et je maudissais le vieux bandit de Sofia en me promettant de jeter au plus vite mes bottes au feu.
Mais mes collègues, archéologues britanniques, ne
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sont pas arrivés jusqu'aux fouilles non plus. Ils ont été attaqués et égorgés jusqu'au dernier par les cavaliers de Rifat Bey qui considère tous les Giaours comme les enfants de Chaïtan. Je n'ai pas mis mes bottes au feu, j'ai changé le talon et je les ai fait ferrer à argent.
En 1873, en mai, comme je me rendais à Khiva, mon guide Assaf a eu l'idée de se rendre maître de ma montre, de mon fusil et de mon cheval moreau Yatagan. La nuit, pendant que je dormais, il a glissé un eff dont la morsure est mortelle dans ma botte gauche. Mais celle-ci était à ce point avachie que le serpent a repris le chemin du désert. Au matin, c'est Assaf lui-même qui m'a raconté l'histoire, voyant dans ce qui venait de se produire le doigt d'Allah.
Six mois plus tard, le navire Adrianopol a heurté un rocher dans le golfe de Thermaïkos, et j'ai dû nager deux lieues et demie avant d'atteindre la rive. Mes bottes me tiraient vers le fond, mais je ne les ai pas enlevées. Je savais que ce geste serait synonyme de capitulation, et qu'alors je n'irais pas jusqu'au bout. Mes bottes m'ont aidé à tenir. J'ai été le seul rescapé de la catastrophe, tous les autres ont péri.
Aujourd'hui, je suis là où l'on tue. La mort flotte autour de nous tous les jours. Mais je suis serein. J'enfile mes bottes qui, de noires, sont devenues en dix ans toutes rousses, et je me sens au feu comme sur une piste de danse avec des escarpins aux pieds.
A l'idée qu'il pourrait bien pousser sur le corps du vieil Isaac, je ne permettrai jamais à mon cheval de piétiner un buisson de bardane.
Cela faisait trois jours que Varia travaillait avec Fandorine. Il fallait tirer Pétia d'affaire, or Eraste Pétrovitch prétendait que le seul et unique moyen était de trouver le véritable coupable. Et c'est Varia elle-même qui était venue supplier le conseiller titulaire de l'accepter comme collaboratrice.
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Pour Pétia, les choses allaient mal. Varia n'était pas autorisée à le voir, mais elle savait par Fando-rine que toutes les preuves étaient contre lui. Recevant du lieutenant-colonel Kazanzakis l'ordre du commandant en chef, Pétia s'était immédiatement mis au travail, après quoi, conformément aux instructions, il avait porté personnellement la dépêche codée au télégraphe. Varia se disait que, étourdi de nature, Pétia avait bien pu confondre les deux villes, d'autant plus que chacun avait entendu parler de la forteresse de Nikopol, alors que jusque-là rares étaient ceux qui connaissaient la petite ville de Plevna. Malheureusement, Kazanzakis ne croyait pas à l'étourderie, d'ailleurs Pétia s'obstinait à répéter qu'il se souvenait parfaitement d'avoir codé Plevna, un nom si amusant. Le pire était que, selon Eraste Pétrovitch qui avait assisté à l'un de ses interrogatoires, lablokov cachait visiblement quelque chose et le faisait fort maladroitement. Pétia ne montrait jamais aucun talent dans l'art de mentir, Varia le savait bien. Et c'est ainsi que l'on s'avançait vers le tribunal.
Fandorine avait cependant une étrange façon de chercher le véritable coupable. Tous les matins, arborant une étrange tenue rayée, il faisait longuement de la gymnastique anglaise. Après quoi il passait le plus clair de la journée sur son lit, se bornant le plus souvent à faire une courte visite dans le département des Opérations de l'état-major. Le soir, il se retrouvait immanquablement au club des journalistes, fumant de petits cigares, lisant un livre, buvant du vin sans en être nullement affecté et ne participant qu'à contrecour aux conversations. Il ne lui donnait aucune mission, et
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le soir, avant de prendre congé, il se contenait de lui dire : " A demain, on se reverra au club. "
Varia devenait folle de se voir si impuissante. Dans la journée, elle allait et venait dans le camp, l'oil ouvert, attentive à tout, essayant de repérer quelque chose de louche. Mais elle ne découvrait rien et, fatiguée, se rendait dans la tente d'Eraste Pétrovitch pour le secouer un peu et le pousser à l'action. Un désordre absolument indescriptible régnait dans l'antre du conseiller titulaire : des livres, des cartes, des bouteilles tressées ayant contenu du vin bulgare, des vêtements, des boulets de canon utilisés sans doute comme haltères traînaient en vrac. Un jour, sans faire attention, Varia s'était assise sur une assiette de plov froid qui n'avait rien à faire sur une chaise. Cet incident la mit fortement en colère, et elle ne put jamais ravoir la tache de graisse sur son unique robe correcte.
Le soir du 7 juillet, à l'occasion de son anniversaire, le colonel Loukan donna une petite fête au press-club (c'est ainsi qu'on s'était mis à dénommer à la mode anglaise la tente des journalistes), faisant venir de Bucarest trois caisses de champa-gne qu'il disait avoir payé trente francs la bouteille. Mais tout cet argent avait été dépensé en vain, car on oublia bien vite le généreux donateur au profit du véritable héros du jour que fut Paladin.
Le matin, s'étant armé du binocle Zeiss gagné à un McLaughlin ridiculisé (ses misérables cent francs avaient entre parenthèses rapporté à Fandorine la coquette somme de mille francs, et tout cela grâce à Varia), le Français avait effectué une expédition audacieuse : se rendant seul à Plevna, il avait, sous la protection de son brassard de journa-
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liste, pénétré dans les lignes de l'ennemi, réussissant même à obtenir une interview d'un colonel turc.
- Monsieur Pérépelkine m'a obligeamment indiqué la façon dont je pouvais approcher de la ville en évitant les balles, racontait Paladin entouré d'auditeurs admiratifs, et en effet cela n'a pas été compliqué du tout. Les Turcs n'ont même pas eu l'habileté de disposer des veilleurs correctement, et ce n'est qu'entré pratiquement dans la ville que j'ai rencontré le premier asker. " Qu'est-ce que tu as à me regarder comme cela ? lui ai-je lancé. Dépêche-toi de me conduire à ton chef le plus haut placé. " En Orient, messieurs, l'essentiel est de se tenir comme un padischah. Si on hurle et si on insulte les gens, c'est qu'on en a le droit. Il m'a conduit à un colonel dont le nom est Ali Bey : fez rouge, épaisse barbe noire, insigne de Saint-Cyr sur la poitrine. Parfait, me suis-je dit, la doulce France va me tirer d'affaire. Je me suis présenté. Voilà, je suis un représentant de la presse française. Le destin m'a placé dans le camp russe, mais c'est d'un ennui mortel, pas le moindre exotisme, rien que de l'alcool qui coule à flots. Le respectable Ali Bey daignerait-il m'accorder une interview pour le public parisien ? Il a daigné. Et nous voilà confortablement installés à déguster une boisson glacée. Mon Ali Bey m'interroge : " Le sympathique café à l'angle de la rue Raspail et de la rue de Sèvres existe-t-il toujours ?" A vrai dire, je n'en ai pas la moindre idée, car il y a bien longtemps que je ne suis pas allé à la capitale, je n'en réponds pas moins : " Bien sûr, et il est même de plus en plus animé. " Nous avons discuté des grands boule-
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vards, du french cancan, des cocotes parisiennes. Le colonel a fini par se détendre complètement, sa barbe, qu'il a réellement très imposante, à telle enseigne qu'on dirait le maréchal de Retz, en est devenue plus vaporeuse encore, et le voilà parti à soupirer : " Non, dès que cette maudite guerre prend fin, je retourne à Paris au plus vite ! - Mais va-t-elle se terminer bientôt, Effendi ? - Oui, m'a répondu Ali Bey, il n'y en a plus pour longtemps. Dès que les Russes m'auront vidé de Plevna avec les trois ou quatre hommes que j'ai sous mes ordres, on pourra mettre le point final. Ils auront route ouverte jusqu'à Sofia. " J'ai pris un air compatissant : " Aïe ! aïe ! aïe ! vous êtes un homme courageux, Ali Bey! Faire face à toute l'armée russe avec si peu d'hommes ! Il faut absolument que je parle de cela dans mon journal. Mais où se trouve donc le valeureux Osman Nuri Pacha avec son corps d'armée ? " Le colonel a enlevé son fez et fait un geste de mépris. " II a promis d'être là demain. Mais il ne tiendra pas parole, les routes sont mauvaises. S'il est là après-demain soir, ce sera bien le plus tôt. " Bref, nous avons passé un bon moment ensemble, à évoquer Constantinople, Alexandrie, et c'est à grand-peine que j'ai réussi à le quitter, car il avait déjà donné l'ordre d'abattre un mouton. Suivant le conseil de monsieur Pérépelkine, j'ai donné connaissance de mon interview à l'état-major du grand prince, qui a jugé ma discussion avec Ali Bey intéressante, fit modestement le correspondant pour conclure. J'imagine que, dès demain, le colonel turc aura une petite surprise !
A peine Paladin avait-il achevé son récit que Sobolev se précipitait sur lui, ouvrant largement ses bras de général.
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- Oh ! Paladin, chère tête brûlée ! Vous êtes un vrai Gaulois, venez que je vous donne l'accolade !
Le visage du journaliste disparut sous la large barbe, tandis que McLaughlin, qui faisait une partie d'échecs avec Pérépelkine (le capitaine avait enfin ôté son bandeau noir, et c'est de ses deux yeux concentrés et plissés qu'il considérait l'échi-quier), remarqua sèchement :
- Le capitaine n'avait pas à vous utiliser en qualité d'espion, et je ne suis pas certain, mon cher Charles, que votre aventure soit tout à fait irréprochable du point de vue de l'éthique journalistique. Le correspondant d'un Etat neutre n'a pas le droit d'épouser une cause ou l'autre dans un conflit et encore moins de faire fonction d'espion, dans la mesure où-Mais l'ennuyeux Celte fut pris à partie avec une telle véhémence par l'assistance entière, y compris Varia, qu'il dut se taire.
Soudain une voix sonore et assurée se fit entendre :
- Tiens, mais on s'amuse ici !
Se retournant, Varia vit se découper dans l'entrée un bel officier de hussards de haute taille, brun, le visage orné d'une moustache affriolante, des yeux légèrement proéminents remplis d'insouciance et une croix de Saint-Georges toute neuve sur un cordon. L'attention générale dont il fut l'objet ne troubla nullement le nouvel arrivant qui eut l'air au contraire de trouver que la chose allait de soi.
L'officier se présenta :
- Comte Zourov, capitaine de cavalerie du régiment de hussards de Grodno.
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Puis, se tournant vers Sobolev :
- Vous ne me reconnaissez pas, Excellence ? Nous avons pris Kokand ensemble, à l'époque je faisais partie de l'état-major de Constantin Pétro-vitch.
- Mais si, bien sûr, je me souviens très bien de vous, acquiesça le général. Je crois même savoir que vous avez été déféré devant un tribunal pour jeu de cartes durant une campagne et pour duel avec un intendant dont je ne sais plus le nom.
- Dieu est miséricordieux, les choses se sont tassées, répondit le hussard avec légèreté. On m'a dit que je pourrais trouver là mon vieil ami Eraste Pétrovitch Fandorine. J'espère que c'est vrai ?
Varia porta immédiatement le regard sur le conseiller titulaire assis dans un coin reculé. Elle le vit se lever, pousser un soupir d'un air douloureux et dire sans enthousiasme :
- Hippolyte ! Que fais-tu ici ?
Le hussard courut vers lui et entreprit de le secouer par les épaules en y mettant un tel zèle que la tête d'Eraste Pétrovitch se mit à baller d'avant en arrière.
- Te voilà, que le diable t'emporte ! Quand je pense que le bruit avait couru qu'en Serbie les Turcs t'avaient empalé ! Oh ! Mais tu ne t'es pas arrangé, mon ami, tu es méconnaissable ! Et c'est pour faire plus sérieux que tu te teins les tempes ?
On avait beau dire, tout cela constituait pour le conseiller titulaire un cercle de relations bien étrange : le Pacha de Vidin, le chef des gendarmes, et à présent ce beau garçon image d'Epinal aux manières de bretteur. Comme sans le faire exprès, Varia se rapprocha d'eux pour ne pas perdre un mot de leur conversation.
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Zourov cessa de secouer son interlocuteur, se contentant à présent de lui donner de petites tapes dans le dos :
- Eh oui, le destin nous en a joué, des tours, à toi et à moi ! Je te raconterai mes aventures plus tard, en tête-à-tête, ce ne sont pas des choses qu'une dame peut entendre (il jeta un regard enjoué à Varia). Pour ce qui est de la conclusion, elle est connue : je me suis retrouvé sans le sou, dans la solitude la plus totale et le cour brisé à jamais (nouveau regard du côté de Varia).
- Qui aurait p-p-pu croire cela ? commenta Fandorine en se reculant.
- Tu bégaies un peu ? C'est le résultat d'une commotion ? Ce n'est rien, ça passera. Moi, à Kokand, l'explosion d'un obus m'a projeté contre l'angle de mur d'une mosquée, et j'en ai claqué des dents pendant tout un mois. Tu ne me croiras pas, mais je n'arrivais pas à trouver ma bouche avec mon verre. Après, ça s'est arrangé.
- Et à présent, tu viens d'où ?
- Cela, frère Erasme, c'est une longue histoire.
Le hussard embrassa du regard les habitués du club qui le considéraient avec une curiosité évidente et dit :
- Ne restez pas à l'écart, messieurs, approchez-vous ! Je me propose de raconter ma Shéhérazade à Erasme.
- Ton odyssée, corrigea à mi-voix Fandorine en se retirant derrière le dos de Loukan.
- Une odyssée, c'est quand ça se passe en Grèce, moi c'est bien d'une Shéhérazade qu'il s'agit. (Zourov fit une pause destinée à mettre ses auditeurs en appétit et commença son récit.) Ainsi
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donc, messieurs, à la suite de circonstances que Fandorine et moi sommes seuls à connaître, je me suis retrouvé à Naples sans le sou. J'ai emprunté cinq cents roubles au consul de Russie - le chien, il ne m'a pas donné plus - et j'ai pris la mer avec l'intention de me rendre à Odessa. En route malheureusement, poussé par le démon, j'ai eu la fâcheuse idée de faire une petite banque avec le capitaine et le navigateur, et ils m'ont plumé, ces bandits, jusqu'à ne plus me laisser un sou vaillant. Il va de soi que j'ai émis une protestation, mettant quelque peu à mal la propriété du navire, ce qui fait qu'arrivés à Constantinople, ils m'ont jeté dehors... Je veux dire qu'ils m'ont débarqué sans argent, sans affaires, et même sans chapeau. Or c'était l'hiver, messieurs. Un hiver turc, bien sûr, mais il faisait froid quand même. Je n'avais pas d'autre solution que de courir à notre ambassade où, franchissant difficultueusement tous les obstacles, j'ai réussi à me faire recevoir par l'ambassadeur lui-même. Nikolaï Pavlovitch Gnatiev est un homme bien. Je ne peux pas vous avancer d'argent, m'a-t-il dit, car j'ai une position de principe contre toute forme de prêt, en revanche, comte, si cela vous convient, je suis prêt à vous prendre comme officier d'ordonnance, j'ai un grand besoin d'hommes de valeur. Si vous acceptez, vous toucherez une somme de départ et tout ce qui s'ensuit. Me voilà donc officier d'ordonnance.
Sobolev hocha la tête :
- Auprès de Gnatiev lui-même ? Le vieux renard avait sans doute repéré en vous quelque chose de particulier.
Zourov haussa les épaules, fit modestement un geste de ses bras qui signifiait qu'il n'en savait pas plus et continua son récit.
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- Dès le premier jour de mon nouveau service, j'ai provoqué un conflit international et été à l'origine d'un échange de notes diplomatiques. Nikolaï Pavlovitch m'avait envoyé rencontrer Hassan Haï-rul, le principal prêtre turc, quelqu'un comme le pape, un homme connu pour sa sainteté et pour sa haine des Russes.
- Le Cheik ul islam ressemble davantage à votre procureur du Saint Synode, corrigea MacLaughlin, occupé à prendre des notes dans un carnet.
- Oui, c'est cela, approuva Zourov. C'est bien ce que je dis. Haïrul et moi, nous avons immédiatement éprouvé de l'antipathie l'un pour l'autre. Je me suis adressé à lui de la manière la plus protocolaire, par l'intermédiaire d'un interprète : " Votre Eminence, je suis porteur d'un pli urgent du général Gnatiev. " Lui, le chien, ses yeux m'ayant lancé un éclair, a répondu en français, exprès pour que le drogman n'adoucisse pas la chose : " C'est l'heure de la prière. Attends. " Puis il s'est assis sur ses talons, et, se tournant vers La Mecque, il a commencé à psalmodier : " O grand et tout-puissant Allah ! Accorde à ton fidèle serviteur la grâce de voir de son vivant les vils Giaours, indignes de fouler ton sol sacré, brûler en enfer. " Eh bien, comme il y va ! Depuis quand s'adresse-t-on à Allah en français ? C'est bon, me suis-je dit, moi aussi, je vais introduire quelques nouveautés dans le canon orthodoxe. Voilà que pour finir Haïrul se tourne vers moi, la face épanouie, comment donc, ne venait-il pas de remettre à sa place un Giaour ! " Donne-moi la lettre de ton général ", me dit-il. " Pardonnez-moi, Eminence *, lui ai-je fait en
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réponse. Pour nous autres Russes, c'est justement l'heure de la grand-messe. Soyez assez aimable pour attendre une petite minute. " Là-dessus je tombe à genoux, et me voilà parti à prier dans la langue de Corneille et de Rocambole : " Dieu miséricordieux, sois généreux avec ton boyard et esclave pécheur, je veux dire avec le chevalier Hip-polyte, donne-lui la joie de voir ces chiens de musulmans griller sur la poêle ! " Bref, j'ai rendu plus complexes encore les relations russo-turques qui n'étaient déjà pas bonnes. Haïrul n'a pas pris le pli, il nous a insultés d'une voix forte dans sa langue et nous a mis dehors, le drogman et moi. Nikolaï Pavlovitch m'a fait quelques reproches pour la forme, bien sûr, mais j'ai bien eu l'impression qu'il était plutôt content. Visiblement, il savait ce qu'il faisait en me chargeant de cette mission. Sobolev marqua son approbation :
- Bravo, beau geste, digne de nos aventures communes au Turkestan !
- Pas très diplomatique cependant, intervint le capitaine Pérépelkine en considérant le hussard aux manières si dégagées d'un regard désapprobateur.
- Je ne suis d'ailleurs pas resté longtemps dans la branche diplomatique, fit Zourov avec un soupir avant d'ajouter, rêveur : Ce n'est visiblement pas ma voie.
Eraste Pétrovitch fit entendre un assez fort ricanement.
- Un jour, je me promenais sur le pont de Galata en faisant parade de mon uniforme russe et en jetant des petits regards aux jolies filles. Elles portent certes un tchador, mais les coquines choi-
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sissent une toile d'une tranparence telle qu'elles n'en sont que plus séduisantes. Et voilà que je vois passer en calèche un être divin, avec, au-dessus de la voilette, des yeux de velours immenses qui scintillent. A ses côtés, un eunuque abyssin obèse, un vrai porc comme on n'en imagine pas de plus gras. Derrière, une autre calèche occupée par des servantes. Je m'arrête, je m'incline dignement comme il sied à un diplomate, quant à elle, enlevant son gant, de sa main blanche (Zourov mit ses doigts en sifflet), elle m'envoie un baiser.
- Elle a enlevé son gant ? fit répéter Paladin en prenant un air d'expert. C'est du sérieux, messieurs. Le prophète considérait que les mains étaient la partie la plus désirable du corps humain, et il a formellement interdit à toute musulmane pieuse de se promener sans gants pour éviter de tenter le cour des hommes. Ce qui veut dire que le fait de se déganter, c'est un grand signe", c'est comme si une femme européenne enlevait... Non, je me dispenserai de donner un parallèle, fit-il gêné en regardant Varia.
Cette interruption servit le hussard qui reprit :
- Vous voyez bien ! Pouvais-je après cela offenser cette dame en ne lui prêtant pas attention ? Je prends donc le limonier par la bride, et je l'arrête avec l'intention de me présenter. A ce moment-là, cette baderne d'eunuque m'envoie un magistral coup de fouet en travers de la joue. Quelle solution me reste-t-il ? Je sors mon sabre, je lui traverse le corps, j'essuie ma lame à son caftan de soie et je rentre chez moi abattu. J'avais perdu tout intérêt pour la dame. Je sentais bien que l'affaire allait mal tourner. Et mes pressentiments étaient justes, la conclusion a été on ne peut plus fâcheuse.
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- Pourquoi cela ? demanda Loukan, qui brûlait de curiosité. C'était la femme d'un pacha ?
- Pire, dit Zourov avec un soupir. Celle de Sa Grandeur musulmane Abdùl-Hamid II. Et l'eunuque aussi, bien sûr, appartenait au sultan. Nikolaï Pavlovitch a fait tout son possible pour plaider ma cause, allant jusqu'à dire au padischah lui-même : " Si mon lieutenant avait supporté un coup de fouet de la part d'un esclave sans réagir, je lui aurais arraché ses épaulettes de mes propres mains pour avoir déshonoré le titre d'officier russe. " Mais que voulez-vous qu'ils comprennent à l'uniforme d'officier russe ? Ils m'ont expulsé dans les vingt-quatre heures. Premier paquebot, et direction Odessa. Heureusement que la guerre a éclaté peu de temps après. Quand je suis allé prendre congé, Nikolaï Pavlovitch m'a dit : " Remercie le Seigneur, Zourov, qu'il ne se soit pas agi de la première femme, mais simplement d'une " kutchum-kadine ", d'une " petite madame ".
- " Kut-chuk " et non " kutchum ", corrigea Fandorine qui rougit tout à coup, ce qui parut étrange à Varia.
Zourov émit un petit sifflement approbateur :
- Eh, eh ! mais comment sais-tu cela, toi ? Eraste Pétrovitch gardait le silence, et il avait l'air profondément mécontent.
- Monsieur Fandorine a été l'hôte d'un pacha turc, glissa sournoisement Varia.
Cette information mit le comte en appétit :
- Et tu t'es fait cajoler par tout le harem ? Allez, raconte-nous, ne sois pas chien.
- Pas par tout le harem, simplement par la " kutchuk-hanun ", marmonna le conseiller titu-
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laire qui, visiblement, n'avait nulle envie d'entrer dans les détails. C'est une jeune fille très agréable et très sensible, et tout à fait moderne. Elle connaît le français et l'anglais, aime Byron et s'intéresse à la médecine.
L'agent découvrait là un côté nouveau et inattendu de sa personnalité qui, bizarrement, ne plut pas du tout à Varia :
- Une femme moderne ne saurait vivre dans un harem en qualité de quinzième épouse, dit-elle d'un ton sec. C'est humiliant, et, d'une manière générale, ce sont des mours de sauvages.
- Je vous demande pardon, mademoiselle, ce que vous dites n'est pas tout à fait juste, grasseya en russe Paladin avant de passer au français. Voyez-vous, mes années de pérégrinations à travers l'Orient m'ont permis d'étudier d'assez près le mode de vie musulman.
McLaughlin lui coupa la parole :
- Oh oui ! Charles, racontez-nous ! demanda-t-il. Je me souviens de la série de vos esquisses sur la vie de harem. Elles étaient excellentes.
Et, heureux de sa propre grandeur d'âme, l'Irlandais s'épanouit en un large sourire.
Paladin commença son récit sur un ton professoral :
- Toute institution sociale, y compris la polygamie, doit être envisagée dans son contexte historique.
Mais Zourov fit une telle grimace que le Français se reprit et parla désormais la langue de tout le monde :
- En réalité, les conditions de vie en Orient font que le harem est pour les femmes la seule façon de
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survivre. Jugez-en vous-mêmes : depuis toujours, les musulmans ont été des peuples de guerriers et de prophètes. Les hommes vivaient de la guerre, étaient tués, et une très grande masse de femmes restaient veuves ou ne pouvaient tout simplement pas trouver de mari. Qui pouvait les nourrir, elles et leurs enfants ? Mahomet avait quinze femmes, et ce nullement à cause de son penchant pour la luxure, mais du fait de son humanité. Il prenait en charge les épouses de ses compagnons de combat, et, au sens occidental, ces femmes n'auraient même pas dû porter le titre d'épouse. Parce qu'en fait, messieurs, qu'est-ce que c'est qu'un harem ? Vous imaginez un jet d'eau bruissant, des odalisques à moitié dénudées savourant paresseusement des carrés de rahat-lokoum, le tintement de colliers de perles, l'odeur entêtante de parfums, le tout flottant dans une vapeur de volupté et de lascivité.
- Avec, au milieu de tout cela, le maître de cette volière, en robe ample, un narguilé dans la main et un sourire de félicité sur ses lèvres rouges, ajouta le hussard rêveur.
- Je dois vous décevoir, monsieur le capitaine de cavalerie. Un harem, outre les épouses, c'est toute une masse de parentes pauvres, des tas d'enfants, dont des enfants qui ne sont pas les vôtres, de très nombreuses servantes, des esclaves qui finissent là leurs jours, et que sais-je encore. Et c'est toute cette tribu que l'homme, le maître, doit nourrir et entretenir. Et plus il est riche et puissant, plus il a de femmes à sa charge et plus lourdes sont les responsabilités qui lui incombent. Le système du harem est non seulement humain, il
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est le seul possible dans les conditions de vie de l'Orient, autrement de très nombreuses femmes mourraient tout simplement de faim. Varia ne put s'empêcher de réagir :
- On dirait que vous être en train de décrire un phalanstère, et votre mari turc fait figure d'une sorte de Charles Fourier. N'est-il pas préférable de donner à la femme le moyen de gagner sa propre vie que de la tenir en position d'esclave ?
- La société orientale est lente et peu portée aux changements, mademoiselle Barbara, répondit le Français avec déférence et en prononçant son prénom si gentiment qu'il était absolument impossible de lui en vouloir. Elle compte très peu de postes de travail, il faut lutter pour chacun d'entre eux, et dans cette lutte une femme ne saurait tenir la concurrence avec un homme. Cela dit, une épouse n'est pas du tout une esclave. Si son mari ne lui convient pas, elle peut toujours reprendre sa liberté. Pour cela, il lui suffit de rendre à son conjoint la vie suffisamment impossible pour qu'un jour il s'écrie en colère : " Je ne te considère plus comme ma femme ! " Avouez qu'il n'est pas bien difficile d'amener un mari à cette extrémité ! Après cela, elle peut ramasser ses affaires et s'en aller. En Orient, le divorce est une chose simple, ce n'est pas comme à l'Occident. De plus, la situation fait que l'homme est seul, tandis que les femmes constituent toute une collectivité. Faut-il s'étonner de voir que le vrai pouvoir est entre les mains du harem et non entre celles de son maître ? Les personnages principaux de l'Empire ottoman ne sont ni le sultan ni le grand vizir, ce sont la mère et l'épouse préférée du padischah. Et, bien sûr, le kiz-lar-aga, l'eunuque en chef du harem.
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- Mais, finalement, combien d'épouses peut avoir le sultan ? demanda Pérépelkine en coulant un petit regard coupable en direction de Sobolev. Je demande ça comme ça, juste pour savoir.
- Quatre, comme tout croyant. Mais outre ses épouses légitimes, un padischah a également son ikbal, quelque chose comme des favorites, et de toutes jeunes gedikli, " jeunes filles agréables au regard ", qui aspirent à une place dans \ikbal.
- Bon, c'est déjà mieux, approuva Loukan qui se tortilla la moustache quand Varia le toisa d'un regard méprisant.
Sobolev (en voilà un autre qui se posait là !) demanda avec sensualité :
- Mais en plus de ses épouses et de ses favorites, le sultan a aussi ses esclaves ?
- Toutes les femmes du sultan sont des esclaves, mais seulement jusqu'à la naissance de leur premier enfant. Quand l'enfant naît, la mère reçoit le titre de princesse et jouit dès lors de tous les privilèges afférents. La toute-puissante sultane Besma, par exemple, mère du défunt Abdùl-Aziz, était au départ une servante des bains, mais elle avait si habilement savonné la tête de Mehmed II qu'il la prit d'abord comme favorite avant d'en faire son épouse préférée. Les femmes ont en Orient des possibilités de carrière infinies.
- Cela dit, ça doit être terrible quand tu sais que tu as en charge une quantité pareille d'individus, fit l'un des journalistes d'un air pensif. Franchement, c'est quand même trop.
- Certains sultans en sont arrivés aux mêmes conclusions, dit Paladin avec un sourire. Ibra-him Ier par exemple en avait vraiment assez de ses
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épouses. Les choses étaient plus simples pour Ivan le Terrible et pour Henri VIII : il leur suffisait de faire exécuter leur vieille femme ou de l'enfermer dans un monastère, et ils n'avaient plus qu'à s'en choisir une nouvelle. Mais que faire quand tu as tout un harem ?
- Et qu'est-ce qu'il a fait ? s'écrièrent les auditeurs intéressés.
- Les Turcs, messieurs, ne sont pas des gens à reculer devant les difficultés. Le padischah a donné l'ordre de fourrer toutes ses femmes dans des sacs et de les noyer dans le Bosphore. Au matin, Sa Grandeur était célibataire, et il a pu se constituer un nouveau harem.
Les hommes partirent d'un grand rire, et Varia s'écria :
- Vous devriez avoir honte, messieurs, c'est tout simplement horrible ! Paladin la rassura :
- Voici cependant bientôt cent ans, mademoiselle Varia, que les mours des harems se sont adoucies, et ce grâce à une femme remarquable, qui est d'ailleurs l'une de mes compatriotes.
- Racontez-nous, demanda Varia.
- Les choses se sont passées de la façon suivante. Un paquebot français traversait la Méditerranée, portant à son bord, parmi les passagers, une jeune fille de dix-sept ans d'une rare beauté. Cette jeune fille s'appelait Aimée Dubuc de Rivery, et elle était originaire de l'île enchanteresse de la Martinique, qui avait déjà offert au monde bon nombre de beautés légendaires dont madame de Maintenon et Joséphine de Beauharnais. Notre jeune Aimée connaissait d'ailleurs fort bien cette dernière qui,
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alors, s'appelait encore tout simplement Joséphine Tascher de La Pagerie, et les deux jeunes femmes étaient même liées d'amitié. L'histoire ne dit pas les raisons pour lesquelles la belle créole avait entrepris de naviguer sur des mers qui alors abondaient en pirates. On sait seulement qu'au large de la Sardaigne, le navire a été accosté par des corsaires, et la jeune Française s'est retrouvée sur le marché d'esclaves d'Alger où elle a été achetée par le dey en personne, celui-là même dont monsieur Popristchine* prétend qu'il a une verrue sous le nez. Le dey était âgé, et la beauté féminine ne présentait plus pour lui aucun attrait, en revanche il portait le plus grand intérêt aux relations à entretenir avec la Sublime Porte, aussi la pauvre Aimée est-elle partie pour Istanbul en qualité de cadeau vivant au sultan Abdùl-Hamid Ier, grand-père de l'actuel Abdùl-Hamid II. Le padischah a traité la jeune fille avec les plus grands égards, comme un trésor sans prix, ne la contraignant en rien et ne lui imposant même pas la conversion au mahomé-tisme. Le sage souverain a su faire preuve d'une patience qu'Aimée a récompensée par de l'amour. En Turquie, la jeune femme est connue sous le nom de Nachedil-Sultan. Elle a donné le jour au prince Mehmed, qui devait régner et qui est entré dans l'histoire comme un grand réformateur. Sa mère lui avait appris le français et avait développé chez lui l'amour de la littérature et de la libre pensée françaises. C'est depuis son règne que la Turquie s'est tournée vers l'Occident.
- Vous êtes un vrai conteur, Paladin, grommela McLaughlin. Comme toujours, vous avez sans doute arrangé et embelli les choses.
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Le Français eut un sourire malicieux et garda le silence, tandis que Zourov, qui depuis un certain temps déjà donnait des signes évidents d'impatience, s'écria tout à coup avec entrain :
- A propos, messieurs, si on faisait une petite banque ? Qu'est-ce qu'on a à discuter sans fin ? C'est vrai, ça fatigue !
Varia s'étonna du soupir profond que poussa Fandorine.
- Toi, Erasme, je ne t'invite pas, s'empressa d'ajouter le comte, toi, c'est le diable lui-même qui te donne tes jeux !
Pérépelkine était scandalisé :
- Excellence, j'espère que vous n'admettrez pas qu'un jeu de hasard se déroule en votre présence !
Mais Sobolev le fit taire d'un geste, comme s'il chassait une mouche importune.
- Laissez tomber, capitaine, ne soyez pas rabat-joie. Vous, ça vous est facile, dans votre département des Opérations vous faites au moins un peu quelque chose. Moi, je suis tout rouillé d'inactivité. Personnellement, je ne joue pas, je suis d'un naturel trop incontrôlable, mais je regarderai jouer avec plaisir.
Varia remarqua que Pérépelkine avait pour le beau général les yeux d'un chien battu.
- Avec une petite mise, pourquoi pas, fit Lou-kan sans grande conviction. Au nom de la consolidation de notre camaraderie guerrière.
- Pour consolider, cela va de soi, et rien qu'avec des petites mises, accepta Zourov qui déposa immédiatement sur la table des jeux non décachetés. Première partie à cent roubles. Qui en est, messieurs ?
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La banque fut constituée en une minute, et bientôt, sous la tente, on entendit des mots magiques comme :
- Ça tourne du carreau.
- Et moi, je dis trèfle !
- L'as de carreau !
- Ha, ha, ha ! je coupe.
S'approchant d'Eraste Pétrovitch, Varia lui demanda :
- Pourquoi vous appelle-t-il Erasme ? Mais Fandorine, décidément peu porté à la confidence, se contenta de lui répondre :
- C'est une vieille habitude.
- Oh là là ! gémit Sobolev à voix haute. Je parie que Krûdener approche de Plevna, et moi, je suis là telle une basse carte que les joueurs ont rejetée.
Pérépelkine restait à deux pas de son idole, faisant mine de s'intéresser lui aussi à la partie.
Furieux et orphelin avec son échiquier sous le bras, McLaughlin grommela quelque chose en anglais qu'il traduisit en russe :
- On avait un press-club, voilà maintenant qu'on a un tripot !
- Hé ! garçon, t'as du fort ? Apporte ! cria le hussard en tournant la tête vers le buffet. Tant qu'à faire la fête, faut ce qu'il faut !
La soirée s'annonçait en effet joyeuse.
Le lendemain, en revanche, le press-club était méconnaissable : sombres et abattus, les Russes ne bougeaient pas de leur chaise, tandis que les correspondants allaient et venaient, agités, échangeant sans arrêt des propos à mi-voix, et de temps à autre on en voyait un qui, venant d'apprendre
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quelque détail nouveau, partait en courant au télégraphe. Il s'était passé des choses.
Des bruits inquiétants avaient commencé à courir dans le camp aux alentours de la mi-journée, et vers cinq heures, sortant du polygone de tir (le conseiller titulaire enseignait à son aide l'usage du revolver du système " coït "), Varia et Fandorine rencontrèrent un Sobolev sombre et excité.
- On est dans de beaux draps ! Vous êtes au courant ? dit-il en se frottant les mains d'un geste nerveux.
- Plevna ? demanda Fandorine, certain de la catastrophe.
- C'est l'écrasement total. Le général Childer-Childner avait foncé tout droit, sans éclaireurs, voulant arriver avant Osman Pacha. Les nôtres étaient sept mille, mais les Turcs étaient beaucoup plus nombreux. Marchant de front, nos colonnes ont été prises sous leurs tirs croisés. Rozenbaum, le commandant du régiment d'Arkhangelsk, est tué ; Kleinhaus, celui du régiment de Kostroma, mortellement blessé ; le major général Knorring est revenu sur une civière. Nous avons perdu le tiers de nos hommes. Une vraie boucherie. Et voilà donc les trois-quatre hommes dont disposait Ali Bey ! Les Turcs eux-mêmes se sont montrés différents, autres que d'habitude. Ils se sont battus comme des diables.
- Et Paladin ? demanda brièvement Fandorine.
- Rien. Il est tout vert et bredouille des justifications. Kazanzakis l'a emmené pour l'interroger... Maintenant, ça va commencer. Peut-être que, moi aussi, je finirai par avoir une mission. Pérépelkine m'a fait comprendre que j'avais une chance.
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Et de son pas souple, le général prit la direction de l'état-major.
Varia passa le reste de la journée à l'hôpital, aidant à stériliser les instruments. On avait amené tellement de blessés qu'il fallut installer deux nouvelles tentes. Les infirmières tombaient de fatigue. Partout régnait une odeur de sang et de souffrance, les blessés criaient et priaient.
Ce n'est qu'à la nuit qu'elle réussit à gagner le club des correspondants où, comme il a déjà été dit, l'atmosphère se distinguait radicalement de celle de la veille.
Seule la table de jeu, que les amateurs n'avaient pas quittée depuis plus de vingt-quatre heures, connaissait une animation extrême. Zourov, tout pâle, donnait les cartes d'un geste vif en tirant sur sa cigarette. Il n'avait rien mangé, en revanche il ne cessait pas de boire sans pour autant s'enivrer. A côté de lui s'était accumulé un gros tas de billets de banque, de pièces d'or et de reconnaissances de dettes. En face de lui, le commandant Loukan, les cheveux en bataille, donnait le sentiment d'avoir perdu la tête. Un autre officier dormait à proximité, sa tête blonde posée sur ses bras croisés. Le buffetier voletait tout autour d'eux, tel un papillon gras, attentif à attraper au vol les désirs du hussard chanceux.
Fandorine n'était pas là, Paladin non plus, McLaughlin jouait aux échecs ; quant à Sobolev, penché sur une immense carte de géographie qui accaparait toute son attention ainsi que celle des officiers qu'il avait rassemblés autour de lui, il n'eut même pas un regard pour Varia.
Regrettant déjà d'être venue, la jeune femme dit :
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- Comte, vous n'avez pas honte ? Il y a eu tant de morts !
- Mais nous, nous sommes encore en vie, mademoiselle, répondit Zourov d'un air distrait, en tapotant son jeu de cartes. On va tout de même pas s'enterrer avant l'heure. Oh ! Lucas, tu bluffes ! Je double la mise.
Loukan s'arracha du doigt sa bague de diamant.
- Pourvoir.
Et sa main tremblante se tendit avec une lenteur extrême vers les cartes de Zourov, posées négligemment sur la table, la face cachée.
C'est à ce moment précis que Varia vit entrer tout doucement dans la tente le lieutenant-colonel Kazanzakis. Il avait tout l'air d'un sinistre corbeau noir qui vient de flairer une délicieuse odeur de cadavre, et, se souvenant de la façon dont s'était terminée la précédente apparition du gendarme, elle eut un frisson.
McLaughlin se tourna vers le nouvel arrivant
- Monsieur Kazanzakis, où est Paladin ?
Le lieutenant-colonel eut un silence lourd de signification, puis, prenant le temps d'attendre que tout bruit cesse, il répondit brièvement :
- Chez moi, en train de rédiger un document explicatif, et, s'éclaircissant la voix, il ajouta : Après cela, on décidera.
Ce fut la voix de basse de Zourov qui vint mettre fin avec désinvolture à la pause qui s'était instaurée :
- Voici donc Kazanzakis, le célèbre gendarme ! Je vous salue, gueule brisée.
Et, ses yeux impertinents pétillant de bonne humeur, il considéra d'un air provocateur le lieute-
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nant-colonel, devenu soudain rouge jusqu'aux oreilles.
- Moi aussi, j'ai des informations vous concernant, monsieur le bretteur, fit ce dernier d'une voix lente en fixant le hussard dans les yeux. Votre réputation n'est pas à faire, et je vous conseillerai de tenir votre langue, sinon j'appelle un garde, et je vous fais conduire au poste pour jeux de hasard dans le camp. Et je confisque la banque.
- On voit tout de suite l'homme sérieux, fit le comte avec un ricanement. Message compris ! Je serai muet comme une tombe.
Loukan découvrit enfin les cartes de Zourov, émit un long gémissement et se prit la tête à deux mains. Le comte considérait d'un air sceptique la bague qu'il venait de gagner.
Varia entendit soudain la voix irritée de Sobolev :
- Mais non, major, il ne s'agit pas d'une trahison ! Pérépelkine a raison, lui qui est une bête d'état-major. Simplement Osman est arrivé à marche forcée, et nos fanfarons ne s'attendaient pas à tant de célérité de la part des Turcs. A présent, la plaisanterie est finie. Nous avons un adversaire de taille, et la guerre va prendre un tour sérieux.
où/ l/'on/ voit £Ple / tlW Wiener Zeitung (Vienne) 30(18) juillet 1877 Notre correspondant à Chumen, où est cantonné actuellement le quartier général de l'armée turque des Balkans, nous communique : Après leur défaite écrasante à Plevna, les Russes se trouvent dans une situation ridicule. Leurs colonnes sont étirées sur des dizaines et même des centaines de kilomètres du sud au nord, leurs communications sont mal protégées, leurs arrières sont à découvert. La manouvre géniale d'Osman Pacha sur leur flanc a permis aux Turcs de gagner le temps nécessaire pour opérer un regroupement de leurs forces, et la petite ville bulgare est devenue pour l'ours russe une épine douloureuse dans son flanc velu. Les milieux proches de la cour de Constantinople affichent un optimisme contenu. D'un côté, les choses allaient mal, on pouvait même dire qu'elles allaient aussi mal que possible. Le pauvre Pétia était toujours sous les verrous. 118 Après la catastrophe de Plevna, l'horrible Kazanza-kis avait autre chose en tête, mais la menace du tribunal tenait toujours. La fortune militaire elle-même avait tourné. Pour reprendre l'image des contes populaires, le petit poisson d'or s'était transformé en grémille aux écailles coupantes et s'était enfoncé dans les profondeurs, blessant la paume des mains jusqu'au sang. ^ D'un autre côté (et Varia avait honte de se l'avouer), elle n'avait jamais trouvé la vie si intéressante. C'est cela même : intéressante est le mot exact. Quant à la raison de cette situation, si l'on accepte d'en parler honnêtement, elle était d'une simplicité quelque peu indigne. C'était la première fois de sa vie que la jeune femme se voyait courtisée par tant d'admirateurs à la fois, et quels admirateurs ! C'était autre chose que les compagnons de voyage qu'elle avait eus dans le train, autre chose que les étudiants boutonneux de Saint-Pétersbourg. Et le vilain naturel féminin, qu'elle essayait en vain d'étouffer de toutes les manières, se glissait dans son cour stupide et vaniteux pour s'y épanouir en herbes folles. Ce n'était pas bien. C'est ainsi par exemple qu'en ce matin du 18 juillet, jour important et mémorable, dont nous reparlerons ultérieurement, Varia se réveilla avec le sourire. Avant même de se réveiller, à peine ressentit-elle à travers ses paupières closes la lumière du soleil, à peine commença-t-elle à s'étirer qu'elle éprouva un sentiment de joie, de gaieté et de fête. Ce n'est qu'un peu plus tard, quand la raison se réveilla après son corps, qu'elle se souvint de la situation de Pétia et de la guerre. Par un effort de 119 sa volonté, Varia s'imposa de prendre un visage renfrogné et de penser à des choses tristes, mais, désobéissante parce que mal réveillée, sa tête ne pouvait pas s'empêcher d'être envahie par tout autre chose de l'ordre de ce qu'aurait pu lui suggérer Agafia Tikhonovna, l'experte marieuse de Gogol : si l'on ajoutait à l'attachement vivant de Pétia la gloire de Sobolev, la nonchalance de Zou-rov et les talents de Charles, ainsi que le regard cligné de Fandorine... Cela dit, Eraste Pétrovitch n'avait pas sa place ici, car, même en forçant les choses, il était difficile de le compter parmi ses admirateurs. Ses relations avec le conseiller titulaire n'étaient pas claires. Ce n'était toujours que formellement qu'elle faisait fonction auprès de lui de collaboratrice. Fandorine ne lui dévoilait pas ses secrets, et pourtant il était évident qu'il travaillait à quelque chose et à une chose qui, visiblement, n'était pas dénuée d'importance. Parfois il disparaissait durant de longues périodes, ou, au contraire, restait enfermé dans sa tente, et l'on voyait alors venir le visiter de mystérieux moujiks bulgares coiffés de bonnets de peau de mouton à l'odeur forte. Sans doute venaient-ils de Plevna, se disait Varia, mais l'orgueil l'empêchait de poser des questions. Vous parlez d'une affaire ! Les habitants de Plevna n'étaient pas des figures si exceptionnelles dans le camp russe. McLaughlin lui-même avait son propre informateur qui lui communiquait des renseignements uniques sur la vie de la garnison turque. Il est vrai que l'Irlandais ne faisait pas part au commandement russe des renseignements ainsi glanés, mettant en avant l'" éthique du journaliste ", en 120 revanche les lecteurs du Daily News avaient connaissance aussi bien de l'emploi du temps d'Osman Pacha que des puissantes redoutes qui non seulement de jour en jour, mais d'heure en heure, ceinturaient d'une manière de plus en plus serrée la ville assiégée. Cependant cette fois le détachement occidental de l'armée russe s'était, lui aussi, préparé sérieusement au combat. L'assaut était prévu pour aujourd'hui, et tout le monde affirmait que le " malentendu de Plevna " allait immanquablement être levé. La veille, prenant un bâton, Eraste Pétrovitch avait dessiné par terre à l'intention de Varia l'ensemble des fortifications turques en lui expliquant que, selon les informations absolument certaines qu'il possédait, Osman Pacha disposait de vingt mille hommes et de quarante-huit canons, tandis que le général Krude-ner avait rassemblé autour de la ville trente-deux mille soldats et cent soixante-seize canons, et puis on attendait encore les Roumains. Une position rusée, tenue sévèrement secrète, avait été élaborée, comportant une manouvre de contournement dissimulée et une fausse attaque. Les explications de Fandorine étaient si claires qu'immédiatement convaincue de la victoire de l'armée russe Varia ne s'était même pas donné la peine d'écouter vraiment, se bornant à examiner le conseiller secret en se demandant qui était la jeune femme blonde enfermée dans son médaillon. Kazanzakis avait dit des choses étranges au sujet de son mariage. Etait-ce donc sa femme ? Elle paraissait bien jeune pour cette fonction, c'était une vraie gamine. Les choses s'étaient passées de la manière suivante. Trois jours auparavant, venant voir Eraste 121 Pétrovitch dans sa tente après le petit déjeuner, Varia l'avait trouvé dormant d'un sommeil profond en travers du lit, tout habillé, les bottes couvertes de boue. Toute la journée précédente il avait été absent, et l'on voyait bien qu'il n'était rentré qu'au petit jour. Elle était sur le point de se retirer sans faire de bruit quand elle s'était aperçue que son col déboutonné laissait pendre sur sa poitrine son médaillon d'argent. La tentation avait été trop forte. Elle s'était approchée du lit à pas de loup sans quitter du regard le visage de Fandorine. L'homme avait une respiration régulière, sa bouche était entrouverte, et le conseiller titulaire ressemblait à un gamin qui, pour s'amuser, se serait blanchi les tempes avec de la poudre. Prenant toutes les précautions possibles, Varia avait soulevé le médaillon avec deux doigts et, faisant jouer la fermeture, avait découvert un minuscule portrait. Une vraie petite poupée, Màdchen Gretchen : boucles dorées, petits yeux, petite bouche, joues mignonnes. Rien d'exceptionnel. Elle avait voulu lancer à l'homme qui dormait un regard de reproche quand elle s'était sentie devenir toute rouge : sous les longs cils, des yeux sérieux d'un bleu vif et aux pupilles très noires étaient fixés sur elle. Il aurait été stupide de se lancer dans des explications, et Varia avait tout simplement pris la fuite, ce qui n'avait pas non plus été très malin, mais avait évité au moins une scène désagréable. Depuis, aussi étrange que cela puisse paraître, Fandorine se conduisait comme si cet épisode n'avait pas eu lieu. Eraste Pétrovitch était un homme froid et désagréable qui évitait de prendre part aux conversa- 122 tions qu'il n'initiait pas, mais s'il lui arrivait de le faire, il en venait immanquablement à tenir des propos qui amenaient Varia à se cabrer avec violence. On pourrait citer par exemple le débat sur le Parlement et la démocratie qui s'était engagé lors d'un pique-nique (ils s'étaient rendus en bande sur les collines en entraînant Fandorine, bien qu'il ait essayé de résister et de rester enfermé dans sa tanière). Paladin avait parlé de la constitution introduite l'an passé en Turquie par l'ex-grand vizir Midhat Pacha. Varia avait été vivement intéressée. Voilà en effet un pays sauvage, asiatique, et qui pourtant avait un Parlement. C'était autre chose que la Russie. De là on en était venu à comparer les systèmes parlementaires. McLaughlin était partisan du système britannique; Paladin, bien que français, défendait la voie américaine ; Sobolev insistait sur un système particulier, proprement russe, qui saurait rassembler la noblesse et la paysannerie. Quand Varia avait réclamé le droit de vote pour les femmes, le rire avait été général. Ce soudard de Sobolev s'était moqué d'elle : - Oh ! là ! là ! Varvara Andréevna, vous, les femmes, si on vous laisse jouer aux suffragettes, vous n'enverrez au Parlement que des beaux garçons, des mignons et des minets. Si vous et vos consours aviez à choisir entre Fédor Mikhaïlo-vitch Dostoïevski et Zourov, notre capitaine de cavalerie, à qui donneriez-vous vos suffrages, avouez-le ! Vous voyez bien, je ne vous le fais pas dire ! - Messieurs, mais est-ce que c'est de force que l'on envoie les gens au Parlement ? s'était écrié le hussard inquiet. 123 La bonne humeur avait été générale. Et Varia avait eu beau disserter sur l'égalité des droits et évoquer le territoire américain du Wyo-ming qui autorisait le vote des femmes sans s'en porter plus mal, personne n'avait accordé le moindre sérieux à ses propos. Varia s'était alors tournée vers Fandorine : - Et vous, pourquoi vous taisez-vous ? Et ce dernier s'était distingué en exposant des positions si scandaleuses qu'il aurait mieux fait de les garder pour lui : - Pour ma part, Varvara Andréevna, je suis un adversaire résolu de la d-d-démocratie, avait-il dit en rougissant. A sa naissance, un homme n'en vaut pas un autre, et on n'y fera rien. Le principe démocratique restreint les droits de ceux qui sont les plus intelligents, les plus talentueux et les plus travailleurs en les plaçant sous la dépendance de la volonté stupide des imbéciles, des gens dénués de talent et des paresseux qui sont toujours plus nombreux dans une société. Att-tt-tt-endons d'abord que nos compatriotes se défassent de leur caractère fruste et acquièrent le droit de porter le titre de citoyen, alors on pourra commencer à penser à un Parlement. Une déclaration à ce point inouïe avait fait perdre pied à Varia, et c'est Paladin qui avait volé à son secours : - Et cependant, avait susurré le journaliste français d'une voix douce, si un pays a déjà introduit le droit de vote (la conversation se déroulait bien sûr en français), il n'est pas juste d'humilier toute une moitié de la population, et qui plus est la meilleure. 124 Se souvenant de ces belles paroles, Varia sourit, se tourna sur le côté et se mit à penser à Paladin. Heureusement que Kazanzakis avait fini par le laisser tranquille. Le général Krtidener n'avait pas à prendre de décisions stratégiques sur la base d'une interview ! Le pauvre Paladin en avait été tout retourné, et on l'avait vu aborder tout un chacun pour donner des explications et pour tenter de se justifier. Et cet air pris en faute et malheureux l'avait rendu encore plus attachant aux yeux de Varia. Si auparavant elle l'avait trouvé un peu imbu de sa personne, trop gâté par l'admiration générale, et si elle s'était appliquée à garder ses distances, à présent elle n'éprouvait plus ce besoin, et elle avait adopté à son égard une attitude simple et affectueuse. C'était un homme facile, gai, rien à voir avec Eraste Pétrovitch. En outre, il savait plein de choses sur la Turquie, l'Orient antique, l'histoire de France. Son goût de l'aventure l'avait d'ailleurs jeté dans tous les coins du monde. Et comme il relatait agréablement ses récits drôles *, avec esprit, vivacité et sans la moindre affectation ! Varia adorait voir Paladin répondre à l'une de ses questions en faisant une pause particulière, en lui adressant un sourire énigmatique, et en lui disant d'un air mystérieux : " Oh, c'est toute une histoire, mademoiselle *. " Après quoi, à la différence de Fandorine qui taisait tout, il racontait ladite histoire sur-le-champ. Le plus souvent ses histoires étaient amusantes, parfois elles étaient terribles. Varia en avait surtout retenu une : " Vous avez l'habitude, mademoiselle Varia, de reprocher aux Asiatiques le peu de respect qu'ils ont pour la vie 125 humaine, et vous avez raison (la conversation avait porté sur les cruautés perpétrées par les Bachi-Bouzouks). Mais on sait bien que ce ne sont que des barbares, des sauvages, qui, par leur développement, ne se sont guère éloignés, disons, des tigres et des crocodiles. Moi, je vais vous décrire une scène que j'ai eu l'occasion d'observer dans le pays civilisé entre tous qu'est l'Angleterre. Oh ! C'est toute une histoire... Les Britanniques accordent un tel prix à la vie humaine qu'il n'est pas pire péché à leurs yeux que le suicide et que toute tentative dans ce sens est punie de mort. Dans l'Orient, on n'en est pas encore arrivé là ! Il y a quelques années, alors que je me trouvais à Londres, un condamné devait être pendu dans sa prison. Il avait commis un crime de la plus grande gravité : s'étant procuré par une voie quelconque un rasoir, il avait tenté de se trancher la gorge et y serait presque parvenu s'il n'avait été sauvé à temps par le médecin de l'établissement. Stupéfait de découvrir la logique développée par le juge, je me suis dit qu'il fallait absolument que j'assiste personnellement à cette exécution. Faisant jouer mes relations, j'ai obtenu un laissez-passer, et je vous assure que je n'ai pas été déçu par le spectacle. " S'étant endommagé les cordes vocales et ne pouvant plus émettre que des sons inarticulés, le condamné avait été dispensé de prendre une dernière fois la parole. Il y avait eu en revanche de longs conciliabules avec le médecin qui affirmait que cet homme ne pouvait pas être pendu car sa blessure risquait de se rouvrir et qu'il pourrait respirer directement par la trachée. S'étant concertés, 126 le procureur et le directeur de la prison avaient néanmoins donné l'ordre au bourreau de procéder à l'exécution. Il s'était trouvé cependant que le médecin avait raison : sous la pression de la corde, sa gorge s'était immédiatement ouverte et, accroché à sa potence, l'homme s'était mis à aspirer l'air avec un sifflement horrible. Il était resté ainsi cinq, dix, quinze minutes sans mourir, et seul son visage avait commencé à prendre des teintes bleuâtres. " II avait alors été décidé d'aller quérir le juge qui avait prononcé la sentence. Mais dans la mesure où l'exécution avait lieu à l'aube, il avait fallu un long moment pour le réveiller. Arrivant une heure plus tard, ce dernier avait adopté le jugement de Salomon : il avait donné l'ordre de dépendre l'homme et de le pendre de nouveau en passant cette fois la corde, non plus au-dessus de la blessure, mais en dessous. Ce qui avait été fait. Cette fois les choses s'étaient passées normalement. Et voici donc les fruits de la civilisation. " La nuit suivante, Varia avait rêvé du pendu à la gorge qui riait. " La mort n'existe pas, disait la gorge avec la voix de Paladin avant de se mettre à saigner, il n'existe qu'un retour à la case départ. " La case départ, elle, venait de Sobolev. - Hélas, Varvara Andréevna, avait coutume de lui dire le jeune général en secouant avec amertume sa tête rasée, ma vie n'est qu'une course d'obstacles, mais le juge n'en finit pas de me disqualifier et de me ramener à la case départ. Voyez vous-même. J'ai débuté dans la cavalerie, et je me suis illustré dans la guerre contre les Polonais. Malheureusement, une histoire stupide avec une petite demoiselle du lieu m'a valu de perdre immé- 127 diatement tout mon avantage... Après cela, ayant fait des études à l'Académie du quartier général, j'ai été envoyé au Turkestan. Là, j'ai eu un duel stu-pide avec issue fatale, et de nouveau me voilà ramené à la base. J'ai épousé une princesse en me disant que j'allais connaître le bonheur... Belle illusion, et me voilà une fois encore tout seul, privé de toute perspective. J'ai demandé à retourner dans le désert où je n'ai ménagé ni mes forces ni celles de mes hommes, et c'est miracle si je suis encore en vie, et de nouveau me voilà sans rien. Je traîne ici en qualité de parasite, dans l'attente d'un nouveau départ et en me demandant si mon heure viendra un jour. Mais si elle s'apitoyait facilement sur Paladin, Varia n'avait pas la même attitude à l'égard de Sobolev. D'abord parce que, en matière de case départ, Michel exagérait quelque peu et qu'il faisait le coquet : à trente-trois ans porter le titre de général, faire partie de la suite de l'empereur et avoir été gratifié de deux croix de Saint-Georges et de l'épée d'or, ce n'était tout de même pas rien ! Ensuite parce qu'il poussait un peu loin l'envie de se faire plaindre. Alors qu'il n'était encore qu'élève de l'école militaire, ses aînés avaient dû lui expliquer qu'en amour la victoire se conquiert de deux façons : soit par une attaque de cavalerie, soit par un long travail de sape pour approcher le cour féminin porté à la commisération. Dans ses travaux d'approche, Sobolev était assez maladroit, mais la cour qu'il faisait à Varia la flattait : c'était tout de même un véritable héros, malgré le toupet ridicule qu'il portait au milieu du visage. Quand elle faisait délicatement allusion à 128 un éventuel changement de la forme de sa barbe, le général ouvrait des négociations : certes, il était prêt à faire le sacrifice, mais uniquement en échange de garanties précises. Or il n'entrait pas dans les intentions de Varia de lui donner des garanties. Cinq jours auparavant, Sobolev était arrivé tout heureux. Il venait enfin d'obtenir un détachement à lui : deux régiments cosaques, et allait prendre part à l'assaut donné à Plevna avec pour mission la protection du flanc sud du corps d'armée. Varia lui avait souhaité un heureux nouveau départ. Comme chef d'état-major, Michel avait pris Péré-pelkine, disant du sinistre capitaine les choses suivantes : - Il était là à tourner autour de moi et à me faire des avances, alors je l'ai pris. Et puis vous savez, Varvara Andréevna, Erémeï lonovitch est un homme pas drôle, mais il est compétent. Il vient quand même de l'état-major général. On le connaît au département des Opérations où on lui donne des renseignements précieux. En plus, je vois qu'il m'est personnellement attaché. Je n'ai pas oublié la façon dont il m'a sauvé des Bachi-Bouzouks. Et j'avoue que j'ai la faiblesse, pauvre pécheur, d'accorder chez mes subordonnés une importance particulière au dévouement. A présent Sobolev ne manquait pas d'occupations, et pourtant, il y a deux jours, Serge Vérécht-chaguine, son ordonnance, était venu apporter de la part de Son Excellence un somptueux bouquet de rosés rouges qui, aujourd'hui, étaient là dans leur vase, raides comme des preux de Borodine, ne dévoilant aucune velléité de s'effeuiller et imprégnant la tente entière d'un parfum suave et épais. 129 La brèche ouverte par le départ du général avait immédiatement été investie par Zourov, partisan convaincu pour sa part de l'attaque de cavalerie. Varia éclata de rire en repensant à la façon enlevée avec laquelle le capitaine avait conduit son opération de reconnaissance préalable. - Quelle belle vue, mademoiselle ! Vive la nature ! avait-il lancé un soir en sortant du club de presse enfumé à la suite de Varia qui avait eu envie d'aller admirer le coucher de soleil. Et sans perdre son rythme, il avait changé de sujet : - C'est un homme bien, Erasme, n'est-ce pas ? Il a l'âme aussi propre qu'un drap. Et puis c'est un excellent camarade, bien qu'il soit, il faut bien le dire, d'un naturel quelque peu maussade. Là, le hussard avait fait une pause, ses beaux yeux arrogants fixés sur la jeune fille pour voir sa réaction. Mais Varia attendait la suite. - En plus il est bien de sa personne, brun et tout. En uniforme de hussard, il serait tout à fait séduisant, avait continué Zourov sur sa lancée. Maintenant, bien sûr, avec cet air de poule mouillée qu'il arbore, mais si vous l'aviez vu avant ! Un vrai geyser, un coursier d'Arabie ! Varia ne prêtait au beau parleur qu'une attention méfiante tellement il lui était impossible d'imaginer le conseiller titulaire en coursier d'Arabie. - Et pourquoi un tel changement ? avait-elle demandé dans l'espoir d'apprendre quelque chose sur le passé si mystérieux d'Eraste Pétrovitch. Mais Zourov s'était contenté de hausser les épaules. - Dieu seul le sait. Je l'ai perdu de vue durant toute une année. Mais ce ne peut être autre chose 130 qu'un amour malheureux. Vous autres, femmes, vous nous prenez tous pour des bûches privées de cour, alors qu'en réalité nous possédons une âme ardente et fragile. (Il avait baissé les yeux avec amertume.) Quand on a le cour brisé, on peut devenir vieux à vingt ans. Varia avait pouffé de rire : - Vingt ans, comme vous y allez ! Je ne suis pas sûre que cela vous aille de vous rajeunir de la sorte. - Je ne parle pas de moi, je parle de Fandorine, avait expliqué le hussard. Savez-vous qu'il n'a que vingt et un ans ? - Fandorine, vingt et un ans ? Allons, cessez ! Même moi, j'en ai vingt-deux. - Et c'est bien ce que je dis, avait fait Zourov, ravi du tour que prenait la conversation. Il vous faudrait quelqu'un de plus sérieux, qui aurait la trentaine. Mais Varia n'écoutait plus. Ce qu'elle venait d'apprendre l'avait plongée dans la stupéfaction la plus totale. Fandorine n'avait que vingt et un ans ! Vingt et un ans ! C'était incroyable. Voilà pourquoi Kazanzakis l'avait appelé " enfant prodige ". A vrai dire le conseiller titulaire avait bien un visage d'adolescent, mais sa façon de se tenir, son regard, ses tempes argentées ! Que vous est-il donc arrivé, Eraste Pétrovitch, pour que vous en soyez là ? Interprétant la perplexité de la jeune fille à sa manière, le hussard s'était redressé de toute sa taille et avait déclaré : - Voilà où je veux en venir, mademoiselle. Si ce fripon d'Erasme m'a devancé, je me retire sur-le-champ. Quoi qu'en disent ses ennemis, Zourov est un homme à principes. Il ne s'attaque jamais à ce qui appartient à un autre. 131 Varia avait fini par l'entendre : - C'est de moi que vous parlez ? Si je suis " ce qui appartient à Fandorine ", vous ne vous attaquerez pas à moi, mais si ce n'est pas le cas, vous allez y aller ? Vous ai-je bien compris ? Zourov avait joué diplomatiquement de ses sourcils, sans toutefois se troubler le moins du monde. - J'appartiens et n'appartiendrai jamais qu'à moi-même, mais j'ai un fiancé, avait dit Varia à l'audacieux d'un ton sévère. - Je l'ai entendu dire. Mais je ne compte pas monsieur le prisonnier au nombre de mes amis, avait répondu le capitaine de cavalerie, retrouvant toute sa bonne humeur, et ainsi en avait-il été fait de ses travaux de reconnaissance. Tout de suite après était venue l'attaque elle-même. - Je vous propose un petit pari, mademoiselle. Si je devine la personne qui va sortir la première du club, vous me donnez un baiser. Si je me trompe, je me rase le crâne tout ras comme un Bachi-Bouzouk. Décidez-vous ! Il est vrai que vous ne prenez pas un grand risque, il y a bien vingt personnes en ce moment sous la tente. Varia avait senti contre sa volonté ses lèvres s'ouvrir en un sourire. - Bon ! Alors, qui va donc sortir le premier ? Zourov avait fait mine de réfléchir et avait secoué la tête d'un air désespéré. - Adieu, mes jolies boucles... Ce sera le colonel Sabline. Non, ce sera plutôt McLaughlin. Non... ce sera Simon, le garçon du buffet ! C'est sur lui que je parie ! Il s'était bruyamment raclé la gorge, et une seconde plus tard on avait vu le garçon jaillir du 132 club. Il s'était essuyé les mains sur les côtés de son gilet de soie et, considérant avec beaucoup de sérieux le ciel clair, avait bredouillé : " Pourvu qu'il ne pleuve pas ! ", puis il était retourné dans la tente sans même jeter un regard à Zourov. - C'est un miracle, un signe d'en Haut ! s'était écrié le comte. Et, caressant sa moustache, il s'était incliné devant une Varia qui riait à gorge déployée. Elle pensait qu'il allait l'embrasser sur la joue comme le faisait chaque fois Pétia, mais Zourov avait visé ses lèvres et le baiser avait été long, inhabituel et vertigineux. Au bout d'un moment, sentant qu'elle était sur le point de défaillir, Varia avait repoussé le cavalier et avait porté ses deux mains à son cour. - Attendez, je vais vous donner une de ces gifles, l'avait-elle menacé d'une voix faible. Des gens bien intentionnés m'avaient pourtant avertie, je savais que vous étiez un tricheur. - Si vous me donnez une gifle, je vous provoque en duel, et je serai immanquablement vaincu, avait ronronné le comte, en écarquillant les yeux. Il était positivement impossible de lui en vouloir... Tout à coup la portière se souleva, et Varia vit apparaître le visage rond de Louchka, une souillon nigaude qui auprès des deux infirmières faisait fonction de bonne et de cuisinière, mais aussi d'aide-soignante en cas d'arrivée massive de blessés. - Mademoiselle, il y a un militaire qui vous attend, fit-elle d'un trait. Un très brun avec une moustache et muni d'un bouquet. Qu'est-ce que je lui dis ? 133 Quand on parle du loup... se dit Varia, et elle sourit de nouveau. La façon dont Zourov menait son assaut l'amusait profondément. - Qu'il m'attende. Je n'en ai pas pour longtemps, dit-elle en rejetant sa couverture. Mais ce n'était pas du tout le hussard qui faisait les cent pas devant les tentes des infirmières où tout était fin près pour un nouvel accueil de blessés, c'était un autre prétendant, le colonel Loukan, fleurant bon le parfum. Varia poussa un profond soupir, mais il était trop tard pour reculer. - Ravissante comme l'aurore * / fit le soupirant qui était sur le point de se pencher sur sa main pour l'embrasser, mais qui se reprit en se souvenant de ce qu'étaient les femmes modernes. Varia eut un geste de la tête pour refuser le bouquet, considéra l'uniforme galonné d'or de l'allié de la Russie et demanda sèchement : - Pourquoi cette tenue de parade à une heure aussi matinale ? - Je pars pour Bucarest où je dois assister à un conseil de guerre de Sa Majesté, annonça le colonel d'un air important. Je suis venu prendre congé, et j'aimerais en profiter pour vous inviter à un petit déjeuner. Le colonel frappa dans ses mains, et l'on vit s'avancer, tournant le coin de la rue, une voiture d'une grande prétention à l'élégance, avec, sur le siège du cocher, un soldat à l'uniforme délavé mais ganté de blanc. Loukan s'inclina devant Varia : - Je vous en prie. Intriguée malgré elle, la jeune fille prit place sur le siège magnifiquement suspendu. 134 - Où allons-nous ? A la cantine des officiers ? Le Roumain se contenta de sourire mystérieusement, comme si son intention avait été d'emmener sa passagère pour le moins au bout du monde. D'une manière générale, le colonel avait ces derniers temps une conduite bizarre. Il continuait à jouer aux cartes des nuits entières, mais si, lors de ses premiers affrontements avec Zourov, il avait eu l'air persécuté et malheureux, il s'était totalement repris et, tout en continuant à perdre des sommes non négligeables, il gardait le moral. - Alors, comment s'est passée la partie d'hier soir ? demanda Varia, les yeux fixés sur les cernes bruns de Loukan. Le visage de ce dernier s'illumina. - La fortune m'a enfin fait bonne figure. C'en est fini de la chance insolente de votre Zourov. Connaissez-vous la loi des grands nombres ? Si jour après jour on joue de fortes sommes, tôt ou tard on prend sa revanche. Pour autant qu'elle en avait gardé le souvenir, Pétia lui avait exposé cette théorie d'une manière quelque peu différente, mais elle n'allait tout de même pas se lancer dans une discussion ! - Le comte avait pour lui une chance aveugle, moi, j'avais le calcul mathématique et une fortune immense. Tenez, regardez, et il dressa son petit doigt, j'ai regagné ma bague de famille. C'est un diamant indien de onze carats. Mon ancêtre l'a rapporté d'une croisade. - Je ne savais pas que les Roumains avaient pris part aux croisades ! dit imprudemment Varia, ce qui lui valut d'entendre toute une conférence sur la généalogie du colonel dont la famille remon- 135 tait en fait au légat romain Lucanus Mauritius Tullus. Cependant la voiture sortit des limites du camp pour s'arrêter dans un petit bois ombragé où, au pied d'un vieux chêne, le regard était attiré par une table couverte d'une nappe blanche amidonnée sur laquelle était présentée une telle diversité de nourritures délicieuses que Varia éprouva immédiatement une sensation de faim. Il y avait là à la fois des fromages français, des fruits, du saumon fumé, du jambon de couleur rosé, des écrevisses pourpres ; en outre, dans un seau en argent, s'était confortablement calée une bouteille de château-lafite. Il fallait bien reconnaître que Loukan possédait, lui aussi, un certain nombre de qualités. Au moment de lever le premier verre, on entendit au loin un grondement sourd, et Varia sentit son cour se serrer. Comment avait-elle pu se distraire de la sorte ? C'était l'assaut qui commençait. A ce même moment des hommes tombaient morts, des blessés gémissaient, et elle... Repoussant d'un air fautif une coupe de raisin précoce couleur d'émeraude, elle dit : - Seigneur, pourvu que tout se passe comme ils l'ont prévu. Le colonel vida son verre d'un trait, se resservit sur-le-champ et, tout en mâchant, remarqua : - Leur plan est bon, c'est sûr. En qualité de représentant personnel de Sa Majesté, j'en ai non seulement connaissance, mais j'ai même d'une certaine manière participé à son élaboration. La manouvre de contournement sous la protection de la rangée de collines est particulièrement astucieuse. Les colonnes de Chakhovskoï et celles de 136 Véliaminov attaquent Plevna par l'est, tandis que le petit détachement de Sobolev détourne l'attention d'Osman Pacha vers le sud. Sur le papier, c'est séduisant. (Loukan vida un autre verre.) Malheureusement, la guerre, mademoiselle Varvara, ce n'est pas du papier. Et vos compatriotes n'arriveront à rien du tout. - Mais pourquoi ? s'écria Varia, inquiète. Le colonel eut un petit ricanement, puis il se frappa la tempe. - Moi, mademoiselle, je suis un stratège, et je vois plus loin que vos chefs d'état-major. J'ai là (et il fit un signe de tête en direction de sa serviette) la copie du rapport que j'ai envoyé dès hier au prince Karl. J'y prédis un fiasco complet pour les armes russes, et je suis certain que Son Excellence saura apprécier ma clairvoyance. Vos chefs militaires sont trop suffisants, trop présomptueux, ils surestiment leurs soldats et sous-estiment les Turcs. Tout comme ils nous sous-estiment nous aussi, nous, leurs alliés roumains. Cela ne fait rien, après la leçon qu'ils vont recevoir aujourd'hui, c'est le tsar lui-même qui viendra nous demander de l'aide, vous verrez ! Le colonel se tailla un solide morceau de roquefort, tandis que Varia voyait sa bonne humeur se dissiper définitivement. Les noires prédictions de Loukan se révélèrent exactes. Le soir, Varia et Fandorine se tenaient sur le bord de la route de Plevna, tandis que défilaient sans fin devant eux des convois de blessés. Le calcul des pertes n'était pas encore achevé, mais à 137 l'hôpital on leur dit que sept mille personnes au moins avaient été mises hors de combat. On racontait que Sobolev s'était distingué en attirant sur lui la contre-attaque turque, sans ses Cosaques l'écrasement aurait été cent fois pire. On s'étonnait aussi de la qualité des artilleurs turcs qui avaient fait preuve d'une habileté satanique, décimant les colonnes qui s'approchaient avant même que les bataillons aient eu le temps de prendre position pour l'attaque. Varia rapporta ces renseignements à Eraste Pétrovitch qui ne dit pas un mot. Peut-être savait-il déjà tout cela, peut-être était-il sous le choc. Allez donc savoir, avec lui ! La colonne s'arrêta tout à coup, l'un des chariots venant de perdre une roue. Varia, qui s'appliquait à regarder le moins possible les mutilés, jeta un regard plus attentif à la télègue bancale et poussa un cri. Elle croyait reconnaître le visage d'un officier blessé que la pénombre légère du soir d'été faisait paraître tout blanc. En s'approchant, elle vit qu'elle ne s'était pas trompée : il s'agissait bien du colonel Sabline, l'un des habitués du club. L'homme était inconscient. Le manteau qui le recouvrait était tout maculé de sang, et son corps lui parut étrangement court. - Vous le connaissez ? lui demanda l'infirmier qui l'accompagnait. Il a eu les deux jambes arrachées par un obus. Ce n'est pas de chance. Varia recula pour se rapprocher de Fandorine et se mit à sangloter convulsivement. Elle pleura longtemps, puis ses larmes séchèrent. Un peu plus tard elle eut froid, et les chariots de blessés n'en finissaient toujours pas d'affluer, 138 - Au club, on considère Loukan comme un imbécile, en fait il s'est révélé plus malin que Kru-dener, dit-elle parce qu'elle ne pouvait plus garder le silence. Fandorine la toisa d'un air interrogateur, et elle s'expliqua : - Ce matin déjà il m'a dit que l'assaut ne donnerait rien, que le dispositif était bon, mais que les commandants étaient mauvais. Et que les soldats, eux aussi... - Il vous a dit cela ? fit Fandorine d'un air étonné. Ah bon ! Cela change... Mais il n'acheva pas, les sourcils froncés. - Cela change quoi ? Silence. - Mais qu'est-ce que cela change ? Répondez-moi ! Varia commençait à s'énerver : - Quelle sale habitude vous avez de dire " a " et de ne jamais dire " b " ! Qu'est-ce que cela signifie à la fin ? Elle avait une envie folle d'attraper le conseiller titulaire par les épaules et de le secouer d'importance. Ce blanc-bec mal éduqué et imbu de sa personne ! Qui en plus jouait au chef indien Tchingatchguk. Mais Eraste Pétrovitch desserra brusquement les lèvres : - Cela signifie, Varvara Andréevna, que nous avons affaire à une trahison. - Une trahison ? Quelle trahison ? - C'est ce que nous allons éclaircir. Ainsi donc (Fandorine se frotta le front), le colonel Loukan, un homme d'une intelligence nullement exception- 139 nelle, est le seul à prédire l'échec de l'armée russe. Et de un. Il avait été mis au courant du dispositif et, en tant que représentant du prince Karl, il en avait même reçu une copie. Et de deux. Le succès de l'opération dépendait de la manouvre secrète à l'abri des collines. Et de trois. Nos colonnes ont été mises à mal par l'artillerie turque sans visibilité directe. Et de quatre. Conclusion ? - Les Turcs savaient d'avance quand et où il fallait tirer, marmonna Varia. - Quant à Loukan, il savait d'avance que l'assaut serait infructueux. Au fait, et de cinq : ces derniers jours ce personnage s'est tout à coup trouvé posséder beaucoup d'argent. - C'est un homme riche. Il a des trésors de famille, des domaines. Il m'a raconté tout cela, mais je n'ai pas trop écouté. - Il n'y a pas si longtemps, Varvara Andréevna, le colonel a essayé de m'emprunter trois cents roubles ; après cela, si l'on en croit Zourov, il a perdu jusqu'à quinze mille roubles en quelques jours. Hippolyte a pu exagérer, bien sûr... - Certes, il en est capable, acquiesça Varia. Mais en l'occurrence, c'est vrai. Loukan a perdu une très grosse somme d'argent. Il me l'a dit lui-même ce matin avant de partir pour Bucarest. - Il est parti ? Eraste Pétrovitch se détourna et s'absorba dans ses pensées, se contentant de temps à autre de hocher la tête. Varia se plaça sur le côté pour essayer de voir son visage, mais elle ne remarqua rien de particulier : les yeux clignés, Fandorine considérait l'étoile Mars. Puis il se mit à parler très lentement : 140 - Ecoutez-moi, m-ma chère Varvara Andréevna. (Varia se sentit immédiatement réconfortée. D'abord parce qu'il avait dit " ma chère ", mais aussi parce qu'il avait recommencé à bégayer.) Je vais devoir vous demander de m-m-m'aider, alors que j'avais promis... - Je ferai avec joie tout ce que vous me demanderez ! s'écria-t-elle un peu hâtivement, avant d'ajouter : Ne s'agit-il pas de sauver Pétia ? - C'est parfait. (Fandorine la regarda droit dans les yeux en ayant l'air de la mettre à l'épreuve.) Mais la mission est t-t-très difficile, et elle n'a rien d'agréable. Je voudrais que vous vous rendiez, vous aussi, à Bucarest, que vous y recherchiez Loukan, et que vous vous fassiez une idée précise sur son compte. Essayez de savoir, par exemple, s'il est vraiment si riche que cela. Mettez à profit sa vanité, sa vantardise et sa b-b-bêtise. Il vous a déjà dit une fois ce qu'il n'aurait pas dû vous dire. Il ne manquera pas de faire le paon devant vous (Eraste Pétrovitch eut l'air gêné) car vous êtes une p-personne jeune, attirante... Brusquement il perdit le fil et acheva son propos par un accès de toux, car, sous l'effet de la surprise, Varia venait d'émettre un petit sifflement. Elle avait fini par obtenir un compliment de la statue du commandeur. Un compliment certes bien modeste : " personne jeune et attirante ", mais enfin, mais enfin... Cependant Fandorine gâcha les choses sur-le-champ : - Il va de soi qu'il ne faut pas que vous y alliez seule, d'ailleurs cela paraîtrait étrange. Je sais que Paladin a l'intention de se rendre à Bucarest. Il ne refusera sûrement pas de vous y emmener. 141 Non, décidément, ce n'est pas un homme, c'est un glaçon, pensa Varia. Essayez un peu de le dégeler ! Est-ce qu'il ne voit pas que le Français me tourne autour ? Mais si, il voit tout cela, mais il n'en a résolument rien à faire. Eraste Pétrovitch eut l'air d'interpréter sa moue à sa façon : - Pour l'argent, ne vous inquiétez pas. Vous savez que vous avez droit à un salaire, à des frais de déplacement et autres. Je vous donnerai tout cela. Là-bas, vous vous achèterez ce que vous voudrez, vous pourrez vous distraire. - Oh ! avec Charles, je ne risque pas de m'ennuyer, dit-elle en manière de vengeance. o/ Les Nouvelles du gouvernement de Moscou 22 juillet (3 août) 1877 Le billet du dimanche En apprenant que cette ville, où nos habitués de l'arrière se sont si agréablement divertis au cours des derniers mois, avait été en son temps fondée par le prince Vlad surnommé "l'Empaleur" et connu également sous le nom de Dracula, votre fidèle serviteur a compris bien des choses. Il ne s'étonne plus de voir qu'un rouble s'y échange dans le meilleur des cas contre trois francs, que le plus modeste repas dans une mauvaise auberge revient aussi cher qu'un banquet au " Bazar slave ", tandis qu'une chambre à l'hôtel coûte le prix de la location du palais de Buckingham. Ces maudits vampires sucent à pleine bouche le sang russe en se pourléchant avec délectation les babines et non sans faire les dégoûtés. Le plus désagréable, c'est qu'à la suite de l'élection d'un prince allemand de tout petit lignage par les autorités de la ville, une odeur de wurst et de moutarde s'est installée dans cette province danubienne, redevable à la Russie seule de son indépendance. Les hospodars tournent les yeux vers Herr Bismarck, tandis que nous autres Russes, nous nous 143 retrouvons dans la situation de la chèvre cousine germaine du conte : on nous tire le pis, mais on tourne le nez. On pourrait croire que ce n'est pas au nom de la liberté des Roumains que nous versons notre sang dans les plaines de Plevna... Varia s'était trompée, elle s'était profondément trompée. Le voyage pour Bucarest ne fut pas du tout une partie de plaisir. Outre Paladin, plusieurs autres correspondants de presse avaient eu l'idée d'aller prendre un peu de repos dans la capitale de la principauté roumaine. Sachant que, dans les journées, voire les semaines à venir, il n'allait rien se passer d'intéressant du côté des opérations militaires et qu'il allait falloir du temps aux Russes pour se remettre de la saignée de Plevna, la gent journalistique s'était en effet tournée vers les tentations de l'arrière. Les préparatifs avaient été longs, et le départ n'eut lieu que le troisième jour. En tant que dame, Varia avait été installée dans la calèche de McLaughlin, alors que les autres partaient à cheval, aussi ne put-elle voir que de loin le Français qui trônait sur son Yatagan rendu mélancolique par la lenteur de la caravane, tandis qu'il lui fallait faire la conversation avec l'Irlandais. Ce dernier fit à Varia un point exhaustif sur les conditions climatiques des Balkans, celles de Londres et celles de l'Asie centrale, expliqua le fonctionnement des ressorts de sa voiture et lui décrivit dans le détail deux ou trois études d'échecs. Dans ces circonstances, l'humeur de Varia se gâta et, lors des étapes, elle n'eut pour leurs compagnons de route excités et joyeux, y compris pour 144 Paladin au visage tout animé par la course, que regards moroses. Les choses allèrent mieux le second jour - on avait déjà passé Alexandria - car la caravane fut rejointe par Zourov. Le capitaine de cavalerie s'était distingué au combat et, pour sa bravoure, Sobolev venait d'en faire son ordonnance. Le général avait même eu la velléité de le proposer pour une croix de Sainte-Anne, mais le hussard avait préféré une petite semaine de congé, soi-disant pour se détendre les membres. Il commença par distraire Varia en faisant démonstration de ses talents de djiguit : il cueillait des petites fleurs bleues en plein galop, jonglait avec des pièces d'or, se mettait debout sur sa selle. Puis il essaya de changer de place avec McLaughlin. Ayant essuyé un refus flegmatique, mais définitif, il installa sur sa jument rousse le malheureux cocher, dont il prit le siège, et entreprit, en tournant la tête toutes les deux minutes, de faire rire la jeune femme en lui narrant ses exploits héroïques ainsi que les menées jalouses de Jérôme Péré-pelkine avec lequel la toute nouvelle ordonnance entretenait les rapports les plus conflictuels. Et le voyage se passa ainsi. Comme l'avait prévu Eraste Pétrovitch, Varia n'eut aucune difficulté à retrouver Loukan. Conformément aux instructions reçues, elle descendit à l'hôtel Royal, le plus cher de la ville, et, demandant au portier s'il connaissait le capitaine, apprit que Son Excellence * était fort connue dans la place, que la veille et l'avant-veille il était venu faire la fête au restaurant, et que, selon toutes probabilités, on l'y reverrait le soir. 145 Il restait encore beaucoup de temps avant le soir, et Varia décida de faire un tour sur l'artère centrale de la ville qui, après le village de tentes, faisait figure de perspective Nevski : équipages d'une grande élégance, marquises rayées au-dessus des vitrines des magasins, jeunes Méridionales belles à vous couper le souffle, jeunes gens semblant descendre d'un tableau avec leur chevelure brune et leurs redingotes bleu pâle, blanches ou même rosés, et surtout des uniformes, des uniformes partout, des uniformes en masse. On parlait russe, on parlait français et presque pas le roumain. S'installant dans un véritable café, Varia s'offrit deux tasses de chocolat et quatre pâtisseries et elle était sur le point de fondre de félicité quand, passant devant une chapellerie, elle glissa par hasard un regard à la vitrine de verre et poussa un cri. Voilà pourquoi les hommes la regardaient sans avoir l'air de la voir. Cette horreur en robe d'un bleu délavé, coiffée d'un chapeau de paille défraîchi déshonorait la femme russe. Et ce tandis qu'allaient et venaient sur les trottoirs des messalines vêtues à la toute dernière mode parisienne. Varia arriva au restaurant avec un grand retard. Ayant donné rendez-vous à McLaughlin à sept heures, elle ne fit son entrée dans la salle qu'après huit heures. En véritable gentleman, le correspondant du Daily Post avait tout de suite accepté sa proposition (elle ne pouvait tout de même pas aller au restaurant toute seule, on aurait risqué de la prendre pour une cocote !), il ne lui fit pas non plus le moindre reproche pour son retard, se contentant 146 de prendre un air profondément malheureux. Tant pis, ce n'était qu'un prêté pour un rendu. Il l'avait torturée durant tout le trajet avec ses connaissances météorologiques, à présent il fallait qu'il lui serve à quelque chose ! Loukan n'était pas encore là, et, par charité, Varia demanda à son partenaire de lui réexpliquer les coups de la défense persane. L'Irlandais, qui n'avait rien remarqué du changement survenu chez la jeune femme (elle y avait pourtant consacré six heures de son temps et six cent quatre-vingt-cinq francs, soit presque tout son argent), lui répondit sèchement qu'il ignorait l'existence de pareille étude. Elle en fut donc réduite à lui demander si une telle chaleur fin juillet était habituelle à cette latitude. Il se trouva qu'elle l'était, mais que tout cela n'était rien par rapport à la chaleur humide de Bangalore. A dix heures et demie, quand les portes dorées du restaurant s'ouvrirent de toute leur largeur pour livrer passage au descendant un peu pris de vin du légat romain, Varia, on ne peut plus heureuse de le revoir, sauta de sa chaise et commença à lui faire des signes avec une joie nullement affectée. A dire vrai une complication imprévue surgit en la personne d'une petite brunette rondouillarde qui était accrochée au coude du colonel. Ladite complication coula à Varia un regard de haine non dissimulée, et celle-ci se troubla. Bizarrement, elle n'arrivait pas imaginer que Loukan puisse être marié. Mais le colonel fit preuve dans le règlement du problème d'une force de décision toute militaire : 147 il donna une légère tape à sa compagne, juste au départ de la traîne de sa robe, et la petite brunette se retira indignée en proférant quelques paroles venimeuses. Ce n'était sans doute pas sa femme, se dit Varia en se troublant plus encore. - Notre fleur des champs a ouvert ses pétales et s'est révélée être une rosé somptueuse ! hurla Loukan en traversant la salle pour rejoindre Varia. Quelle belle robe ! Et ce chapeau ! Seigneur, serais-je sur les Champs-Elysées ? C'était un fat et un goujat, bien sûr, mais ses propos étaient tout de même plaisants à entendre. Aussi Varia lui permit-elle de lui embrasser la main, faisant fi de ses principes pour les besoins de la cause. Le colonel fit à l'Irlandais un petit signe de tête d'une bienveillance condescendante (ce n'était pas un rival) et s'assit à leur table sans demander leur avis. Varia eut l'impression que McLaughlin était, lui aussi, content de retrouver le Roumain. Etait-il fatigué de disserter sur le climat ? Non, sûrement pas ! Les serveurs emportaient déjà la cafetière et le cake commandés par le parcimonieux correspondant et apportaient en quantité des sucreries, des fruits, des fromages. - Vous garderez un grand souvenir de Bucarest ! promit Loukan. Dans cette ville, tout m'appartient ! - En quel sens ? demanda l'Irlandais. Voulez-vous dire que vous possédez dans la ville des biens immeubles en quantité ? Le Roumain ne daigna pas lui répondre. - Vous pouvez me féliciter, mademoiselle. Mon rapport a été apprécié à sa juste valeur, et je dois 148 m'attendre à une promotion dans les plus brefs délais ! - Quel rapport ? demanda encore l'Irlandais. Quelle promotion ? - C'est toute la Roumanie qui est sur le point de recevoir une promotion, déclara le colonel d'un air grave. A présent il est absolument évident que l'empereur russe a surestimé les forces de son armée. Je sais de source sûre (il baissa la voix avec superbe et se pencha en avant jusqu'à chatouiller la joue de Varia du bout de sa moustache frisée) que le général Krûdener va être démis de son commandement et que les forces qui assiègent Plevna vont être placées sous les ordres de notre prince Karl. McLaughlin sortit un carnet de sa poche et entreprit de noter. - N'auriez-vous pas envie de faire un petit tour dans Bucarest la nuit, mademoiselle Varvara? glissa Loukan à l'oreille de Varia en profitant d'un silence. Je vous montrerai des choses que vous n'avez jamais eu l'occasion de voir dans votre triste capitale nordique. Je vous jure que vous aurez de quoi vous souvenir ! - Il s'agit d'une décision de l'empereur de Russie ou d'un simple vou du prince Karl ? demanda le journaliste vétilleux. - Le souhait de Sa Majesté est amplement suffisant, coupa le colonel. Sans la Roumanie et sans sa valeureuse armée de dix mille hommes, les Russes sont impuissants. Sachez, monsieur le journaliste, qu'un grand avenir attend mon pays. Dans un délai très bref le prince Karl sera roi. Quant à votre serviteur, ajouta-t-il en se tournant vers Varia, il 149 va devenir un personnage très important. Peut-être sera-t-il même sénateur. L'intransigeance dont j'ai fait preuve a été appréciée à sa juste valeur. Alors, qu'en est-il de notre promenade romantique ? J'insiste. - Je vais y réfléchir, promit Varia en essayant de rester dans le vague et occupée surtout à savoir comment elle allait s'y prendre pour orienter la conversation dans la direction nécessaire. A ce moment précis on vit arriver au restaurant Zourov et Paladin. Du point de vue des affaires, ils tombaient mal, mais Varia fut tout de même heureuse de les voir : en leur présence, Loukan allait en rabattre un peu. En suivant le regard de la jeune femme, le colonel marmonna d'un air mécontent : - Voilà maintenant que Le Royal est en train de devenir un hall de gare. On aurait dû passer dans un cabinet particulier. - Bonsoir, messieurs, lança joyeusement Varia pour accueillir ses amis. Bucarest est une petite ville, n'est-ce pas ? Le colonel vient justement de nous vanter sa perspicacité. Il avait prédit que l'assaut de Plevna se solderait par un échec. - C'est vrai ? demanda Paladin en considérant Loukan d'un regard attentif. - Vous êtes ravissante, Varvara Andréevna, dit Zourov. Qu'est-ce que vous buvez ? Du Martel ? Garçon, des verres ! Le Roumain vida un verre de cognac et mesura les deux arrivants d'un regard sombre. - Vous l'aviez prédit à qui ? Quand cela ? demanda McLaughlin. - Dans un rapport adressé à son souverain, expliqua Varia. Et aujourd'hui la sagacité du colonel est appréciée à sa juste valeur. 150 - Servez-vous, messieurs, buvez ! (Loukan accompagna son invitation d'un geste généreux, puis il bondit de sa chaise.) Tout sera mis sur mon compte. Quant à mademoiselle Souvorova et à moi-même, nous allons faire un tour. Elle me l'a promis. Paladin haussa les sourcils d'un air étonné tandis que Zourov, méfiant, s'écriait : - Qu'est-ce que j'entends, Varvara Andréevna ? Vous allez faire un tour avec Lucas ? Varia était à deux doigts de la panique. Partir avec Loukan, c'était perdre à jamais sa réputation, en plus on ne savait pas comment cela pouvait se terminer. Refuser revenait à compromettre sa mission. - Je reviens tout de suite, messieurs, bredouilla-t-elle d'une voix blanche. Et elle se dirigea d'un pas pressé vers la sortie. Il fallait qu'elle reprenne ses esprits. S'arrêtant au milieu du foyer, devant la grande glace ornée de volutes de bronze, elle porta la main à son front brûlant. Que faire à présent ? Remonter dans sa chambre, s'enfermer à clé et ne pas ouvrir si l'on frappe. Pardon, Pétia ! Ne me jugez pas trop sévèrement, monsieur le conseiller titulaire ! Varia Souvorova ne vaut rien comme espionne. La porte émit un grincement de mise en garde et, dans le miroir, juste dans son dos, apparut le visage rouge et furibond du colonel. - Excusez-moi, mademoiselle, mais Mikhaïl Loukan ne se laisse pas traiter de la sorte. On peut dire que vous m'avez fait des avances, maintenant il vous a plu de me déshonorer publiquement. Vous vous êtes trompée de personnage ! Ici, vous n'êtes pas au press-club ! Ici, je suis chez moi. 151 Il n'y avait plus trace de la galanterie du futur sénateur. Les yeux bruns de Loukan jetaient des éclairs. - Venez, mademoiselle, ma voiture est avancée. Et une main brune, couverte de poils, aux doigts d'une force soudain surprenante, comme forgés en fer, se posa sur son épaule. - Vous êtes fou, colonel ! Je ne suis pas une courtisane ! s'écria Varia en jetant des regards éperdus autour d'elle. Il y avait pas mal de monde dans le foyer, essentiellement des hommes en veston d'été et des officiers roumains. Ils observaient avec curiosité la scène piquante mais ne donnaient nullement le sentiment d'être prêts à prendre la défense de la dame (d'ailleurs était-ce une dame ?). Loukan dit quelques mots en roumain, et les spectateurs eurent un rire qui montrait qu'ils comprenaient. - Tu as beaucoup bu, Maroussia ? demanda l'un d'entre eux en russe, et tous de rire de plus belle. Le colonel prit fermement Varia par la taille et la conduisit si habilement vers la sortie qu'elle n'eut même pas la possibilité de résister. - Vous êtes un malappris ! s'écria-t-elle en essayant de frapper Loukan. Mais il eut le temps d'emprisonner son poignet. Son visage soudain tout proche du sien lui envoya une odeur mêlée de tabac et d'eau de Cologne. Je vais vomir, se dit Varia, paniquée. Pourtant, à la seconde suivante, les bras du colonel relâchèrent d'eux-mêmes leur étreinte. Elle entendit un claquement sonore suivi d'un craque- 152 ment épais, et son offenseur vola contre le mur. L'une de ses joues était rouge pour avoir reçu une gifle, l'autre blanche d'avoir essuyé un solide coup de poing. A deux pas de lui, épaule contre épaule, se tenaient Paladin et Zourov. Le correspondant se dégourdissait les doigts de la main droite, le hussard se frottait le poing de la main gauche. - Un chat noir vient de passer entre les alliés, constata Hippolyte. Et ce n'est que le début. Tu ne t'en tireras pas avec ces deux coups sur la gueule, Lucas. Un comportement pareil avec une femme, ça finit avec des trous dans la peau. Paladin, lui, ne dit rien, mais il ôta l'un de ses gants blancs qu'il lança au visage du colonel. Loukan s'ébroua, se redressa, passa sa main sur sa pommette et regarda successivement les deux personnages, et Varia fut surtout frappée de constater que les trois hommes avaient l'air d'avoir complètement oublié son existence. - Je suis provoqué en duel ? (Le Roumain parlait d'une voix sifflante, en ayant l'air d'articuler avec difficulté les mots français.) Dois-je me battre contre vous deux à la fois ou puis-je tout de même vous affronter successivement ? - Choisissez celui que vous préférez, fit sèchement Paladin. Et si vous avez de la chance avec le premier, vous aurez affaire au second. - Non, s'indigna le comte. Ce n'est pas correct. C'est moi le premier qui ai parlé de trous dans la peau, c'est sur moi que vous devez tirer. - Tirer ? fit Loukan avec un vilain rire. Excusez-moi, monsieur le tricheur, mais c'est à moi que revient le choix des armes ! Je sais parfaitement que vous et monsieur le scribouillard, vous êtes des 153 tireurs d'élite. Mais ici, nous sommes en Roumanie, et nous nous battrons à la valaque. Il cria quelque chose en s'adressant aux spectateurs, et l'on vit immédiatement plusieurs officiers roumains sortir leur sabre de leur fourreau et le leur tendre, pommeau en avant. - Je choisis monsieur le journaliste, déclara le colonel en faisant craquer ses doigts et en posant la main sur la poignée de son arme. (De minute en minute on le voyait qui retrouvait ses esprits et qui devenait de plus en plus gai.) Prenez n'importe laquelle de ces armes et venez me rejoindre dans la cour. Je vais d'abord vous transpercer, vous, après quoi je couperai les oreilles de monsieur le bretteur. Ses propos furent chaleureusement accueillis par la foule, et il se trouva même quelqu'un pour crier " hourrah ! ". Paladin haussa les épaules et prit le sabre le plus proche. Mais les curieux furent tout à coup écartés par McLaughlin : - Arrêtez ! Charles, ne faites pas l'imbécile ! C'est de la folie ! Il va vous tuer ! Le duel au sabre est un sport des Balkans, vous ne le pratiquez pas ! - On m'a appris à faire de l'escrime au sabre, et c'est presque la même chose, répondit le Français sans se troubler et tout en soupesant l'arme qu'il venait de choisir. Mais Varia retrouva enfin la parole : - Messieurs, il ne faut pas ! Tout cela est ma faute. Le colonel a un peu bu, mais il n'a pas voulu m'offenser, j'en suis sûre. Mais arrêtez donc, ça devient stupide à la fin ! Dans quelle situation vous me placez ? 154 Mais sa voix eut beau vibrer d'accents plaintifs, sa demande n'eut pas le moindre effet. Sans même jeter un regard à la dame dont l'honneur était tout de même à l'origine de l'incident, le groupe d'hommes emprunta d'un pas ferme le couloir qui menait à la cour intérieure en échangeant force exclamations. Seul McLaughlin resta avec Varia. - C'est idiot ! dit-il avec humeur. Monsieur a fait de l'escrime au sabre ! Moi, je connais l'usage que font les Roumains de leur arme. Ils ne se placent pas en tierce et ne commencent pas par inviter leur adversaire à se mettre en garde. Ils le découpent en rondelles comme du saucisson. Seigneur, une plume pareille qui disparaît, et aussi bêtement. Toujours cet orgueil démesuré des Français. Ce dindon de Loukan ne s'en tirera pas non plus. On va l'enfermer en prison où il restera jusqu'à l'amnistie qui fera suite à la victoire. Nous, en Grande-Bretagne... - Mon dieu, mon dieu ! Que faire ? bredouillait Varia éperdue sans l'écouter. Je suis la seule coupable ! - La coquetterie, gente dame, est un bien vilain défaut, acquiesça soudain l'Irlandais avec légèreté. Déjà la guerre de Troie... Un hurlement poussé en même temps par de nombreuses voix masculines parvint de la cour. - Que se passe-t-il ? Ce n'est pas possible que ce soit déjà fini ! (Varia serra sa main contre son cour.) Si vite ! Essayez d'aller voir, Seamus, je vous en conjure ! McLaughlin se tut. Il écoutait. Une angoisse se peignit sur son visage débonnaire. Il n'avait visiblement nulle envie d'aller voir dans la cour. 155 Mais Varia le pressa : - Allez-y, qu'est-ce que vous attendez ? Il a peut être besoin de soins médicaux. Comme vous êtes ! Elle se précipita dans le couloir, mais Zourov venait à sa rencontre, faisant sonner ses éperons. - Quel malheur, Varvara Andréevna ! lui cria-t-il de loin. Quelle perte irréparable ! Certaine du pire, la jeune femme se laissa aller contre le mur, et son menton se mit à trembler. - Comment avons-nous pu, nous les Russes, perdre la tradition du duel au sabre ! continuait à se lamenter Hippolyte. C'est beau, grandiose, impressionnant ! Ce n'est pas simplement pan-pan, et voilà l'affaire réglée. On assiste à un véritable ballet, à la récitation d'un poème, La Fontaine de Bakhtchi Saraï. - Cessez de bêtifier, Zourov, fit Varia dans un sanglot. Dites-moi clairement ce qui s'est passé. Le capitaine de cavalerie la regarda et regarda McLaughlin. Il était tout excité. - Oh ! vous auriez dû voir cela ! Tout s'est joué en dix secondes. Je vous raconte : petite cour ombragée, sol carrelé, lumière des becs de gaz. Nous autres spectateurs tassés sur la galerie, en bas deux hommes seulement, Paladin et Lucas. Notre allié se livre à des exercices de voltige, il agite son sabre, dessine des huit dans le ciel, fait voler en l'air et fend en deux une feuille de chêne. La foule, enthousiaste, applaudit. Le Français est là qui attend sans bouger que notre paon ait fini sa parade. Soudain Lucas bondit en avant et dessine une clé de sol sur fond d'atmosphère, Paladin, lui, sans même bouger, juste en basculant légèrement son corps en arrière pour esquiver l'attaque, 156 donne un tout petit coup de sabre droit dans la gorge du Roumain, avec la pointe, je n'ai même pas eu le temps de voir. L'autre a fait un bruit de bulles et s'est affalé en avant, ses jambes ont eu plusieurs soubresauts, et c'est tout, et le voilà à la retraite sans pension. Fin du duel. - Vous avez vérifié ? Il est vraiment mort ? demanda hâtivement l'Irlandais. - Tout ce qu'il y a de plus mort ! confirma le hussard. Il y a tellement de sang qu'on dirait le lac Ladoga. Varvara Andréevna, ça ne va pas ? Vous êtes toute pâle ! Appuyez-vous sur moi. Et il passa son bras autour des hanches de Varia, ce qui en l'occurrence venait à point nommé. - Et Paladin ? arriva-t-elle à articuler. L'air de rien, Zourov remonta son bras et répondit avec insouciance. - Que voulez-vous qu'il lui arrive ? Il est parti se rendre à la kommandantur. Il est sûr qu'on ne va pas le féliciter. Ce n'est pas un élève d'une école militaire qu'il a raccourci, mais un colonel. On va le renvoyer en France, et ça dans le meilleur des cas. Attendez, je vais vous défaire un bouton, vous respirerez mieux. Varia ne voyait rien, n'entendait rien. Elle se disait qu'elle était couverte de honte. Qu'elle avait perdu à jamais le titre de femme honnête. Voilà où cela l'avait conduite de jouer avec le feu, de faire l'espionne. Elle n'était qu'une imbécile sans cervelle, et les hommes étaient des brutes. Un être humain venait d'être tué par sa faute, et elle ne verrait plus jamais Paladin. Mais le pire était que le fil qui menait à la toile d'araignée ennemie était rompu. Qu'allait dire Eraste Pétrovitch ? / i/atia/ î&nc&tifoe' /awa& des la/ mo^ Le Messager du gouvernement (Saint-Pétersbourg) 30 juillet (11 août) 1877 Bien que victime de l'épidémie d'entérite et souffrant douloureusement de dysenterie, le souverain a passé ces derniers jours à visiter les hôpitaux qui regorgent de blessés et de soldats malades du typhus. Sa Majesté impériale montre à l'égard des hommes une sympathie si sincère qu'on ne peut qu'être ému. Les jeunes soldats se jettent sur les cadeaux qu'il apporte comme des enfants, manifestant leur joie de la manière la plus ingénue, et l'auteur de ces lignes a eu à maintes reprises l'occasion de voir les beaux yeux bleus du souverain s'embuer de larmes. On ne saurait assister à ces visites sans se sentir envahi par une vénération attendrie. Voici ce que dit Eraste Pétrovitch : - Vous en av-v-vez mis du temps à revenir, Var-vara Andréevna. Que de choses intéressantes vous avez manquées ! Dès réception de v-v-votre télégramme, j'ai donné l'ordre de fouiller soigneuse- 158 ment la tente et les affaires du mort. Cette fouille n'a rien donné d'intéressant. En revanche, avant-hier nous avons reçu de Bucarest les documents que Loukan portait sur lui. Là... Varia leva craintivement les yeux pour regarder pour la première fois en face le conseiller titulaire. Dans le regard de Fandorine, elle ne lut ni pitié ni, ce qui aurait été pire, mépris ; rien que de la concentration et, peut-être, un certain entrain. Son soulagement fit immédiatement place à de la honte : elle avait tardé, craignant de revenir au camp, pleurnichant sur sa précieuse réputation et oubliant totalement de penser aux affaires, pauvre égoïste ! - Parlez, mais parlez donc, fit-elle, impatiente, alors que Fandorine observait avec intérêt la larme qui glissait lentement le long de sa joue. - P-p-pardonnez-moi vraiment de vous avoir entraînée dans une histoire pareille, dit-il d'un air coupable. Je m'attendais à t-t-tout, sauf à cela... Sentant que si la conversation ne prenait pas sur-le-champ un tour sérieux, elle n'allait pas manquer de fondre en sanglots, Varia lui coupa la parole avec humeur : - Qu'avez-vous découvert dans les papiers de Loukan ? Soit parce que l'éventualité d'une crise de larmes lui était aussi apparue, soit parce qu'il considérait le sujet comme épuisé, Fandorine ne revint pas sur l'épisode de Bucarest. - Des notes intéressantes dans son carnet. Regardez. Il sortit de sa poche un joli petit carnet relié en brocart qu'il ouvrit à une page marquée, et Varia 159 put parcourir des yeux une colonne de chiffres et de lettres : 19 = Z- 1500 20 = Z - 3400 - i 21 = J + 5000 Z-800 22 = Z - 2900 23 = J + 5000 Z - 700 24 = Z-1100 25 = J + 5000 Z - 1000 26 = Z - 300 27 = J + 5000 Z - 2200 28 = Z - 1900 29 = J + 15000 Z + i Elle relut la page plus lentement, puis une nouvelle fois encore. Elle avait terriblement envie de faire preuve d'acuité d'esprit. - C'est codé ? Non, les chiffres se suivent... Est-ce une liste ? Des numéros de régiments ? Un nombre de soldats ? Ou alors les pertes et les renforts obtenus ? Le front froncé, elle ne s'arrêtait plus. Loukan était donc tout de même un espion. Mais que signifient les lettres " Z ", " J " et " i " ? Ce sont peut-être des formules ou des équations ? - Vous flattez le mort, Varvara Andréevna. C'est beaucoup plus simple. Si ce sont des équations, elles sont des plus élémentaires. Des équations à une seule inconnue ! - Une seule inconnue ? s'étonna Varia. - Regardez plus soigneusement. La première colonne comporte des chiffres, et Loukan les fait suivre de deux traits. Du 19 au 29 juillet selon le 160 calendrier occidental. A quoi s'est occupé le colonel durant ces dix jours ? - Comment voulez-vous que je le sache ? Je ne l'ai pas surveillé. (Varia réfléchit.) Il a dû se rendre à l'état-major, circuler sur la ligne du front. - Je n'ai pas vu une seule fois Loukan se rendre sur la 1-1-1-igne du front. En fait je ne l'ai jamais rencontré qu'en un seul lieu. - Le club ? - Très précisément. Et qu'y faisait-il ? - Rien, il jouait aux cartes. - B-b-bravo, Varvara Andréevna. Elle regarda la liste une nouvelle fois. - Ainsi il aurait noté ses gains et ses pertes. Le " Z " est toujours suivi d'un moins, le " J " d'un plus. Il notait donc après le " Z " ses pertes, après le " J " ses gains. C'est tout ? (Déçue, Varia haussa les épaules.) Mais où voit-on son travail d'espion ? - Il n'y a pas de travail d'espion. L'espionnage est un art savant, ici nous n'avons affaire qu'à une corruption de bas étage et à une trahison. Le 19 juillet, à la veille de la première bataille de Plevna, le club s'est enrichi du bretteur Zourov, et Loukan s'est piqué au jeu. - Ainsi donc " Z " c'est Zourov ? s'écria Varia. Attendez... (Les yeux fixés sur les chiffres, elle calcula à mi-voix :) Quarante-neuf... et je retiens sept... cent quatre... (Elle fit la somme :) En tout, il aurait perdu face à Zourov quinze mille huit cents roubles. Ça a l'air de coller. Hippolyte aussi, souvenez-vous, parlait de quinze mille roubles. Mais que signifie le " i " ? - Je sup-pose qu'il s'agit de sa célèbre bague, inel en roumain. Le 20, Loukan l'a perdue, le 29, il l'a récupérée. 161 - Alors, que représente le " J " ? dit Varia en se frottant le front. Je n'ai pas le souvenir d'avoir vu de joueur dont le nom commençait par un " J ". Cet homme aurait perdu au bénéfice de Loukan... Oh ! là ! là ! trente-cinq mille roubles ! Je ne rne souviens pas que le colonel ait fait un gain semblable. Il s'en serait certainement vanté. - En l'occurrence il n'y avait pas de quoi se vanter. Il s'agit là non pas d'un gain, mais d'honoraires venant payer une trahison. La première fois, c'est le 21 juillet, le jour où le colonel s'est fait battre à plate couture par Zourov, que le mystérieux " J " lui a remis de l'argent. Par la suite, le défunt a reçu de son protecteur inconnu cinq mille roubles le 23, le 25 et le 27. Soit un jour sur deux. Et c'est ce qui lui a permis de continuer à jouer contre Hippolyte. Le 29, Loukan a reçu quinze mille roubles d'un coup. On se demande pourquoi une si grosse somme, et pourquoi précisément le 29 ? Varia poussa un petit cri, elle avait compris : - Il a vendu le dispositif de la seconde attaque de Plevna ! L'assaut malheureux a eu lieu le 30 juillet, soit le lendemain ! - Bravo de nouveau ! Vous avez là le secret à la fois de la p-p-perspicacité de Loukan et de la surprenante précision de tir des Turcs qui ont décimé nos colonnes avant même qu'elles ne prennent position. - Mais qui est ce " J " ? Est-ce que vous ne soupçonnez personne ? - Bien sûr que si, marmonna Fandorine d'une voix à peine audible, je soupçonne bien quelqu'un... Mais pour le moment, ça ne colle pas. - Autrement dit, il suffit d'identifier ce " J ", Pétia retrouvera sa liberté, Plevna sera prise et la guerre finie ? 162 Eraste Pétrovitch réfléchit une minute, plissa son front lisse et répondit avec le plus grand sérieux : - Votre chaîne logique n'est pas tout à fait correcte, mais en principe elle est exacte. Ce premier soir, Varia n'osait pas se rendre au press-club. Il était certain que tout le monde l'accusait de la mort de Loukan (personne n'était au courant de sa trahison) ainsi que de l'exil du Français qui était unanimement apprécié. Après Bucarest, le journaliste n'était pas revenu au camp. Selon Eraste Pétrovitch, il avait commencé par faire de la prison, puis on lui avait donné vingt-quatre heures pour quitter le territoire de la principauté roumaine. Dans l'espoir de rencontrer Zourov ou, au moins McLaughlin, et d'essayer de savoir par eux le degré de sévérité de l'opinion à son égard, la pauvre coupable tournait en rond autour de la tente décorée de petits drapeaux de toutes les couleurs, observant une distance de cent pas. Il n'y avait absolument aucun autre lieu de promenade, et elle n'avait pas du tout envie de retourner sous sa tente. Les deux infirmières, créatures délicieuses mais un peu limitées, allaient encore débattre sans fin pour savoir lesquels des médecins étaient adorables et lesquels étaient des peaux de vache, puis se demander si c'était pour de bon que le lieutenant Strumpf de la chambre seize qui venait de perdre un bras avait fait sa demande à Nastia Prianichnikova. La portière de la tente se souleva, Varia aperçut une silhouette trapue vêtue de l'uniforme bleu des gendarmes et se détourna précipitamment, faisant 163 mine d'admirer la vue devenue depuis fort longtemps odieuse du petit village de Bogot qui accueillait à présent l'état-major du commandement suprême. Quelle injustice ! Ce sale intrigant et cet opritchnik de Kazanzakis entre au club sans difficultés, tandis qu'elle, qui n'est jamais qu'une victime innocente des circonstances, erre dans la poussière du chemin comme un chien bâtard ! Varia secoua la tête d'indignation et prit la ferme décision de rentrer chez elle quand la voix pateline du Grec honni résonna dans son dos : - Mademoiselle Souvorova ! Quelle heureuse rencontre ! Varia se retourna et fit la grimace, persuadée de voir l'inhabituelle amabilité du lieutenant-colonel laisser place immédiatement à une morsure de serpent. Kazanzakis la regardait, ses grosses lèvres étirées en un sourire, et son regard était incompréhensible, presque à la limite de la sollicitation. - Au club, on ne parle plus que de vous. On vous attend avec impatience. Ce n'est pas tous les jours, savez-vous, que des épées se croisent au nom d'une belle dame, et qui plus est avec une issue fatale. Renfrognée et sur ses gardes, Varia attendait le piège, mais le gendarme lui souriait avec de plus en plus de douceur. - Hier déjà le comte Zourov nous a dépeint l'épisode dans les couleurs les plus savoureuses, aujourd'hui, il y a cet article... - Quel article ? interrogea Varia, qui commençait sérieusement à prendre peur. - Mais c'est Paladin, notre ami banni, qui y est allé de toute une colonne dans La Revue parisienne. 164 II y raconte son duel. C'est romantique en diable. On ne vous appelle plus que " la belle mile S* ". - Mais alors (et la voix de Varia eut un léger tremblement), personne ne m'en veut ? Kazanzakis fronça ses sourcils épais : - Sauf peut-être McLaughlin et Erémeï lono-vitch. Mais le premier est connu pour son humeur bougonne ; quant au second, il vient rarement, si ce n'est en compagnie de Sobolev. Au fait, Pérépel-kine a été décoré de la croix de Saint-Georges pour le dernier combat. On se demande quel mérite particulier il y a eu ? Voilà ce que c'est que de se trouver là où il faut quand il le faut. Le lieutenant-colonel eut un claquement des lèvres rempli d'envie et passa prudemment à l'essentiel : - Tout le monde se demande ce qu'est devenue notre héroïne, et voilà que la chère dame se consacre à d'importantes affaires d'Etat. Alors, qu'en dit notre si rusé monsieur Fandorine ? Quelles sont ses hypothèses concernant les mystérieuses inscriptions de Loukan ? Ne vous étonnez pas, Var-vara Andréevna, je suis au courant. On a beau dire, je dirige tout de même la Section spéciale. Ah ! voilà donc ce qu'il a en tête, se dit Varia en regardant le lieutenant-colonel par en dessous. Compte sur moi pour te lâcher le morceau, bonhomme ! Voyez-moi cette belle humeur, tout cela pour tirer les marrons du feu ! - Eraste Pétrovitch m'a bien expliqué quelque chose, mais je n'ai pas très bien compris, dit-elle avec un battement naïf des cils. Il est question d'un certain " Z " et d'un certain " J ". Mais demandez-le plutôt vous-même au conseiller titulaire. En tout 165 cas, Petr Afanassiévitch lablokov n'est pas coupable, à présent c'est évident. - Peut-être n'est-il pas coupable de trahison, mais il a certainement fait preuve d'une imprudence répréhensible. (Varia retrouva dans la voix du gendarme un cliquetis métallique qu'elle connaissait bien.) Qu'il reste encore un peu en prison, votre fiancé, cela ne lui fera aucun mal ! (Mais Kazanzakis changea immédiatement de ton, se souvenant sans doute qu'aujourd'hui il se produisait dans un autre emploi.) Tout cela va s'arranger ! Soyez assurée, Varvara Andréevna, que je n'ai pas d'orgueil mal placé et que je suis toujours prêt à reconnaître une erreur. Prenez par exemple l'incomparable monsieur Paladin. Oui, c'est vrai, je lui ai fait subir un interrogatoire, je l'ai soupçonné, et j'avais des motifs de le faire. Sa fameuse interview du colonel turc a poussé notre commandement à commettre un faux pas, des hommes sont morts. J'avais fait l'hypothèse que le colonel Ali Bey était un personnage mythique, inventé par le Français soit par vantardise de journaliste reporter, soit pour d'autres raisons moins innocentes. Maintenant je vois que j'ai été injuste. (Il baissa la voix et continua sur le ton de la confidence.) Nous avons reçu des informations de nos agents à Plevna. Osman Pacha a en effet auprès de lui un certain Ali Bey qui est son aide ou son conseiller. Cet homme ne se montre pratiquement jamais en public. Notre agent n'a pu l'apercevoir que de loin et n'a distingué qu'une barbe noire très épaisse et des lunettes teintées. D'ailleurs Paladin avait lui aussi mentionné sa barbe. - Une barbe, des lunettes ? (Varia baissa elle aussi la voix.) Ne serait-ce pas, comment s'appelle-t-il, le fameux Anvar Effendi ? 166 - Chut ! Kazanzakis jeta alentour des regards nerveux et parla plus bas encore : - Je suis certain que c'est lui. C'est un personnage très retors. Il s'est joué de notre correspondant dans les grandes largeurs en lui parlant des trois-quatre hommes qu'il avait à sa disposition alors que les forces essentielles n'allaient pas arriver de sitôt. Ce n'était pas un montage très compliqué, mais c'était intelligemment ficelé. Et nous, pauvres crétins, nous avons mordu à l'hameçon. - Cela dit, si Paladin n'est pour rien dans la première défaite de Plevna et si Loukan qu'il a tué était un traître, c'est à tort que le journaliste a été renvoyé, n'est-ce pas ? demanda Varia. - En effet, vous avez raison. Le malheureux n'a simplement pas eu de chance, conclut le lieutenant-colonel avec un geste de la main qui marqua son indifférence. Vous voyez, Varvara Andréevna, comme je suis franc avec vous. Je vous ai entre autres mise au courant d'une information secrète. Et vous, vous ne voulez pas me confier une simple bêtise. J'ai recopié la page du carnet de Loukan, et cela fait trois jours que je me creuse la tête sans parvenir à rien. J'avais d'abord pensé que c'était codé, mais cela n'en a pas l'air. Est-ce une énumé-ration de corps de troupe ou l'indication de leurs mouvements ? Le chiffre de pertes ou de renforts ? Soyez gentille, dites-moi les résultats auxquels est parvenu Fandorine. - Je ne vous dirai qu'une chose. C'est beaucoup plus simple que cela, lâcha Varia avec condescendance. Et, réajustant son chapeau, elle prit d'une démarche légère la direction du press-club. 167 Les préparatifs du troisième et dernier assaut de la forteresse de Plevna occupèrent tout le mois d'août qui, cette année-là, fut particulièrement tor-ride. Ils se déroulèrent dans le plus grand secret, ce qui n'empêcha pas tout le camp d'affirmer ouvertement que le combat aurait certainement lieu le 30, jour de la fête du souverain. Du matin au soir, l'infanterie et la cavalerie travaillaient dans les plaines et les collines avoisinantes à des manouvres communes. Les routes étaient jour et nuit encombrées par des convois d'armes d'assaut et de campagne. Les jeunes soldats épuisés, avec leur vareuse mouillée de transpiration, leur képi gris de poussière et leur mouchoir dans le cou pour se protéger du soleil faisaient peine à voir, mais l'humeur générale était à la vengeance et à la gaieté : cette fois c'était la fin, notre patience était à bout. Les Russes mettent du temps à atteler, mais ils roulent vite, et cette sale petite mouche de Plevna allait voir s'abattre sur elle notre puissante poigne d'ours. Au club comme au mess des officiers où Varia prenait ses repas, tout le monde était soudain devenu stratège : chacun dessinait des plans, faisait parade de sa connaissance des pachas turcs, se demandait où serait porté le coup essentiel. Sobolev était passé plusieurs fois, mais il ne se départait pas d'un air mystérieux et important, il ne jouait plus aux échecs, considérait Varia avec dignité et ne se plaignait plus de son triste destin. Un ami de l'état-major avait laissé entendre que, dans l'assaut qui se préparait, le major général allait être amené à jouer un rôle si ce n'est décisif, du moins d'une très grande importance et qu'il 168 avait désormais sous ses ordres deux brigades et un régiment. Les mérites de Mikhaïl Dmitriévitch avaient donc fini par être reconnus. Une grande animation régnait dans le camp, et Varia essayait de toutes ses forces de se pénétrer de cet entrain général. Bizarrement, elle n'y parvenait pas. A vrai dire, elle n'en pouvait résolument plus de toutes ces conversations sur les réserves, les dislocations et les communications. On ne la laissait toujours pas aller voir Pétia ; Fandorine était plus sombre que la nuit et ne répondait plus aux questions que par des sons inarticulés et inintelligibles ; Zourov n'apparaissait plus que dans le sillage de son patron, coulait à Varia les regards d'un loup emprisonné, adressait des grimaces pitoyables au garçon du club, mais ne jouait pas aux cartes et ne demandait rien à boire : une discipline de fer régnait dans le détachement de Sobolev. A mi-voix, le hussard avait confié à l'assemblée que " le gars Jérôme " avait pris en main " les choses et les gens " et qu'il ne laissait personne respirer. Quant à Mikhaïl Dmitriévitch, il le protégeait et l'empêchait de recevoir la bonne leçon qu'il méritait. Vivement l'assaut ! Le seul événement heureux de toutes ces journées avait été le retour de Paladin qui, finalement, avait attendu à Kichinev que les choses se tassent et, apprenant sa complète réhabilitation, s'était hâté de regagner le théâtre des opérations. Mais le Français lui-même, que Varia avait été si heureuse de retrouver, n'était plus comme avant. Il ne lui racontait plus d'histoires amusantes pour la distraire, évitait de parler de l'incident de Bucarest et passait son temps à courir dans le camp pour 169 rattraper son mois d'absence, rédigeant article sur article pour sa revue. Bref, Varia avait sensiblement le même sentiment qu'au restaurant de l'hôtel Royal quand, sentant une odeur de sang, les hommes s'étaient déchaînés, oubliant totalement son existence. Cela ne faisait que confirmer une fois de plus que l'homme était par son être proche du monde animal, le principe animal s'exprimait en lui d'une manière plus évidente que chez la femme, c'est pourquoi c'est justement cette dernière qui, étant un être plus développé, plus fin et plus complexe, était la variante la plus authentique de Y Homo sapiens. Malheureusement, elle n'avait personne à qui faire part de ses réflexions. A l'écou-ter, les deux infirmières ne faisaient que pouffer en mettant leur main devant leur bouche ; quant à Fandorine, il hochait la tête d'un air distrait et en pensant à autre chose. En un mot, ce fut pour elle une période d'ennui, morne et sans intérêt. A l'aube du 30 août, Varia fut réveillée par un grondement terrible. C'était la première canonnade qui commençait. La veille, Eraste Pétrovitch lui avait expliqué qu'outre l'habituelle préparation d'artillerie, les Turcs allaient être soumis à une action psychologique - c'était dans l'art militaire un terme nouveau. Au premier rayon du soleil, au moment précis où le croyant doit adresser sa première prière à Allah, trois cents canons russes et roumains allaient ouvrir un feu roulant sur les fortifications turques. A neuf heures précises la canonnade devait cesser. Prévoyant une attaque, Osman Pacha allait faire monter en première ligne 170 des forces neuves, mais voilà : les alliés n'allaient pas bouger, et le silence allait s'instaurer sur la plaine de Plevna. A onze heures zéro zéro, les Turcs perplexes allaient voir fondre sur eux une nouvelle rafale d'artillerie qui allait durer jusqu'à une heure de l'après-midi. Puis nouveau calme. L'ennemi emporte ses blessés et ses morts, répare à la va-vite les dégâts subis, fait avancer de nouveaux canons pour remplacer les anciens, mais l'attaque ne survient toujours pas. Les Turcs, qui n'ont pas les nerfs solides et qui, comme on le sait, sont capables d'une action forte et brève, mais ne résistent pas à un effort prolongé, commencent à s'affoler, la panique s'installe peut-être dans leurs rangs. Selon toute vraisemblance, la totalité de leur haut commandement se rassemble sur la ligne du front, braque les lunettes et n'y comprend rien. Et c'est à ce moment-là, à quatorze heures trente, qu'une troisième salve de canonnade assaille l'ennemi, après quoi, une heure après, les colonnes montent à l'assaut des Turcs épuisés par l'attente. Varia se recroquevilla entre ses draps en imaginant les malheureux défenseurs de Plevna. Ce doit être affreux d'attendre un événement décisif une heure, deux heures, trois heures, toujours sans rien voir venir. Elle, elle n'y aurait pas tenu, elle en était sûre. C'était bien pensé, il n'y avait pas à dire, on ne pouvait pas ne pas leur reconnaître cela, à ces génies de l'état-major ! Ba-an ! Ba-an ! ban ! ban ! Il y en a pour un moment, se dit Varia. Il faudrait aller déjeuner. Non avertis du plan subtil de la préparation d'artillerie, les journalistes étaient partis au front avant le lever du jour. Pour la position du point presse, il 171 convenait de se mettre d'accord au préalable avec le commandement, et, au terme de longues discussions, il avait été décidé en majorité de demander à être placés sur une hauteur située entre Grivitsa, où se trouvait le centre des positions russes, et la route de Lovtcha, au-delà de laquelle s'étendait le flanc gauche. Dans un premier temps, la plupart des correspondants avaient demandé à être plus proches du flanc droit, car, de toute évidence, c'est là qu'allait être portée l'attaque essentielle, mais Paladin et McLaughlin avaient amené leurs collègues à changer d'avis, leur argument majeur étant que, même si le flanc gauche était destiné à ne jouer qu'un rôle secondaire, c'est là qu'était Sobolev, et les choses n'allaient donc pas s'y passer sans incidents pittoresques. Ayant pris son petit déjeuner en compagnie des deux infirmières qui étaient toute pâles et qui sursautaient au moindre coup de feu, Varia partit à la recherche d'Eraste Pétrovitch. Il n'était pas à l'état-major, il n'était pas non plus à la Section spéciale, et ce n'est qu'en jetant à tout hasard un coup d'oil chez lui qu'elle le trouva installé bien tranquillement dans son fauteuil pliant, un livre à la main, en train de prendre son café en balançant au bout de son pied une mule en maroquin au bout redressé. - Quand allez-vous sur la ligne de front ? demanda Varia en s'asseyant sur le lit parce que c'était le seul endroit où l'on pouvait s'asseoir. Eraste Pétrovitch haussa les épaules. Il avait le visage tout rayonnant de belles couleurs. La vie du camp convenait parfaitement à l'ex-engagé volontaire. 172 - Vous n'allez tout de même pas rester ici toute la journée ? Paladin a dit que la bataille d'aujourd'hui allait être le plus grand assaut donné à une position forte de toute l'histoire mondiale. Plus grandiose que la prise du tertre de Malakoff. - Votre Paladin aime à enj-j-joliver les choses, répondit le conseiller titulaire. Waterloo et Boro-dino ont été plus importants, sans parler de la Bataille des peuples de Leipzig. - Vous êtes vraiment quelqu'un de pas comme les autres ! Le destin de la Russie se joue, des milliers d'hommes meurent. Lui, il reste là à lire un livre ! Pour finir, c'est immoral ! - Parce que vous t-t-trouvez qu'observer à distance et sans courir de risques la façon dont les gens s'entretuent est moral ? (O miracle ! un sentiment humain, de l'irritation, venait de se faire entendre dans la voix d'Eraste Pétrovitch !) M-m-merci bien, j'ai déjà eu l'occasion d'assister à pareil spectacle et même d'y prendre part. Et cela ne m'a pas plu. Je préfère rester en compagnie de Tacite. Et il se plongea ostensiblement dans sa lecture. Varia bondit du lit, tapa du pied et prit la direction de la porte quand elle entendit Fandorine lui dire : - Faites un peu att-ttention, d'accord ? Ne vous éloignez pas du poste des journalistes. On ne sait jamais. Etonnée, elle s'arrêta et se retourna pour considérer Eraste Pétrovitch : - Vous vous souciez de moi ? - C'est vrai, Varvara Andréevna, quel besoin avez-vous d'y aller ? D'abord il y aura de longs tirs au canon, puis des hommes se précipiteront en avant et il y aura de tels nuages de poussière que 173 vous ne verrez rien, vous entendrez seulement les uns crier " hourra ! " tandis que d'autres hurleront de douleur. Vous pensez comme c'est intéressant ! Notre travail à nous n'est pas là-bas, il est ici, à l'arrière. Varia se souvint soudain d'un terme qui lui parut convenir à la situation : - Planqué ! jeta-t-elle à Fandorine en le laissant seul avec son Tacite. Elle n'eut aucune difficulté à trouver la petite hauteur sur laquelle avaient pris place les correspondants de guerre ainsi que les observateurs des pays neutres. De la route entièrement occupée par des chariots lourdement chargés de munitions, elle aperçut au loin le grand drapeau blanc qui se balançait mollement au vent et, à ses pieds, une grande concentration de gens : une centaine de personnes sans doute, si ce n'est plus. Le responsable du secteur, un capitaine à la voix cassée à force de crier, qui portait un brassard rouge et dont la fonction était de diriger les convois de munitions dans les différentes directions, eut un sourire rapide et un petit geste de la main en direction de la jolie jeune fille en chapeau de dentelle : - Par là, mademoiselle, par là ! Et surtout ne vous écartez pas de ce chemin. L'artillerie ennemie respecte le drapeau blanc, mais partout ailleurs on n'est jamais à l'abri d'un mauvais coup. Allons, allons, où vas-tu, bougre de crétin ! J'ai dit les obus de quatre livres au sixième ! Varia toucha les rênes du gentil petit cheval roux emprunté à l'infirmerie et prit la direction du drapeau tout en jetant autour d'elle des regards curieux. 174 Au pied de la chaîne de collines derrière lesquelles s'étendaient les abords de Plevna, toute la plaine était parsemée de petits îlots. C'était l'infanterie qui, déployée en compagnies, attendait dans l'herbe l'ordre d'attaquer. Les soldats échangeaient quelques mots à voix basse, de loin en loin se faisait entendre un rire plus fort qui sonnait faux. Les officiers, regroupés à plusieurs, fumaient. Les uns et les autres accompagnaient Varia qui passait en amazone sous les regards étonnés et méfiants, comme si elle avait été un être d'un monde différent et irréel. Devant cette campagne tout en mouvements et en bruissements, la jeune fille ressentit un malaise. Elle vit très distinctement l'ange de la mort voler au-dessus de l'herbe poussiéreuse, examinant les hommes et marquant certains visages de son sceau invisible. Donnant du talon à son cheval, elle traversa au plus vite cette sinistre salle d'attente. Au poste d'observation, en revanche, chacun était excité et rempli d'une attente joyeuse. Il régnait une atmosphère de pique-nique, et certains d'ailleurs, ayant pris place autour de nappes blanches posées par terre, étaient occupés à manger de bon appétit. Elle fut accueillie par Paladin qui venait de regagner le camp et qui était aussi émoustillé que les autres : - Je commençais à me demander si vous alliez venir ! Varia remarqua qu'il avait aux pieds ses célèbres bottes rousses. - Nous sommes là comme des imbéciles depuis le lever du soleil, tandis que les officiers russes 175 n'ont commencé à arriver que vers midi. Monsieur Kazanzakis nous a fait la grâce de venir nous rejoindre il y a un quart d'heure, et c'est lui qui nous a appris que l'attaque n'allait commencer qu'à trois heures. (Le journaliste était d'excellente humeur et n'avait visiblement nulle envie de se taire.) Je vois que vous aussi, vous connaissiez ces dispositions d'avance. Ce n'est pas bien, mademoiselle Barbara, vous auriez pu m'avertir en ami. Savez-vous que je me suis levé à quatre heures du matin et que, pour moi, c'est pire que la mort ? Le Français aida la jeune fille à descendre de son cheval, l'installa sur une chaise pliante et se lança dans des explications. - Tenez, là-bas, sur la hauteur qui nous fait face, ce sont les positions fortes des Turcs. Vous voyez les obus qui éclatent et qui font comme des fontaines. C'est là le point central de leur position. L'armée russo-roumaine s'est étirée en une ligne droite d'une quinzaine de kilomètres, mais d'ici nous ne pouvons voir qu'une partie de cet énorme dispositif. Regardez cette colline arrondie. Non, pas celle-là, l'autre sur laquelle vous voyez une tente blanche. C'est le point de commandement, le quartier général provisoire. C'est là que se tiennent le prince Karl de Roumanie, commandant du détachement occidental, le grand-duc Nikolaï, commandant en chef, et l'empereur Alexandre lui-même. Oh ! ça y est, ils lancent des fusées ! Quel beau spectacle, non ! Au-dessus de la plaine vide qui séparait les armées ennemies, des bandes de fumée dessinèrent des arcs pointus, comme si quelqu'un avait découpé le ciel en tranches, comme une pastèque 176 ou une brioche. Varia leva la tête et vit très haut en l'air trois ballons de couleur. Le premier était tout proche, le second plus loin, au-dessus du quartier général de l'empereur, le troisième, lui, était à la ligne d'horizon. - Ce sont des ballons grâce auxquels on corrige le tir de l'artillerie par le moyen de petits fanions qui servent de repères, expliqua Kazanzakis qui venait de s'approcher. Le gendarme était encore plus désagréable à regarder que d'habitude. D'excitation, il faisait craquer ses doigts, ses narines se dilataient nerveusement. Le vampire percevait une odeur de sang humain ! Varia tira ostensiblement sa chaise plus loin, mais le lieutenant-colonel fit mine de ne pas remarquer sa manouvre et revint vers elle, le doigt pointé dans la direction où, derrière la rangée de collines, le fracas des armes était le plus fort. - Notre ami commun Sobolev a fait des siennes comme d'habitude. Selon le plan, son rôle était de retenir l'attention de la redoute de Krichine, pendant que l'essentiel des troupes allaient frapper au centre. Mais le vaniteux n'a pas eu la patience d'attendre. Faisant fi des instructions, il s'est lancé dès le matin dans une attaque frontale. Non seulement il a perdu contact avec le reste de l'armée dont il est coupé par la cavalerie turque, mais il risque d'avoir compromis toute l'opération. Qu'est-ce qu'il va prendre ! Kazanzakis tira de sa poche sa montre en or, arracha son képi d'un geste qui dénotait l'émotion et fit le signe de croix. - Il est trois heures. Ils vont monter à l'attaque. En se retournant, Varia vit que toute la plaine s'était mise en mouvement : les petits îlots de 177 vareuses blanches s'agitaient, se regroupant rapidement sur une ligne. Au pied de la colline passaient en courant des hommes pâles précédés d'un officier d'un certain âge portant une longue moustache et dont le boitillement ne ralentissait pas l'allure. - Ne traînez pas ! Plus haut les sabres ! cria-t-il d'une voix perçante en se retournant. Sémentsov, gare à toi ! Je t'arracherai la tête ! De nouvelles colonnes passaient déjà à proximité, mais Varia continuait à accompagner du regard la première, avec son commandant d'un certain âge et ce Sémentsov qu'elle ne connaissait pas. La compagnie se déploya en une ligne et courut lentement en direction de la lointaine redoute au sommet de laquelle des fontaines de terre se cabraient de plus belle. - Qu'est-ce qu'il va leur mettre ! dit une voix à côté d'elle. Au loin dans la plaine, les obus éclataient de plus en plus nombreux, une fumée qui couvrait le sol empêchait de voir, mais la compagnie de Varia courait pour le moment sans obstacles, et personne n'avait l'air de lui tirer dessus. - Vas-y, Sémentsov, vas-y ! murmurait la jeune femme en serrant les poings. Bientôt l'ensemble des colonnes déployées dans la plaine l'empêchèrent de voir la " sienne ". Mais quand l'espace vide jusque-là qui s'étendait devant la redoute fut occupé jusqu'à la moitié par des vareuses blanches, juste au milieu de la masse humaine, tels des petits buissons bien rangés, des obus éclatèrent : un premier, un deuxième, un troi- 178 sième, un quatrième. Puis, un peu plus près, une nouvelle fois : un premier, un deuxième, un troisième, un quatrième. Puis d'autres, puis d'autres encore. - Ils ont un feu nourri ! entendit-elle. Voilà ce qu'a donné la préparation d'artillerie. Ils auraient mieux fait de ne pas faire les malins avec ces nouvelles idées psychologiques, mais de taper sans relâche ! - Ils battent en retraite ! Ils reculent ! Kazanzakis attrapa l'épaule de Varia qu'il serra très fort. Indignée, elle le toisa de bas en haut, mais comprit bien vite qu'il n'avait plus sa tête. Se libérant tant bien que mal, elle regarda en direction de la plaine. Celle-ci était dissimulée par une couche de fumée dans laquelle scintillaient des taches blanches et volaient des mottes de terre noire. Sur la hauteur, ce fut le silence. Emergeant du brouillard bleuâtre, une foule silencieuse courait, passant des deux côtés du poste d'observation. Varia vit du rouge sur les vareuses blanches et rentra la tête dans ses épaules. La fumée se dispersait peu à peu. Bientôt on put découvrir la plaine couverte des trous noirs des explosions et des points blancs des vareuses. En regardant plus soigneusement, Varia s'aperçut que les points blancs bougeaient, et elle entendit une plainte sourde qui avait l'air de monter de la terre elle-même. Les canons venaient justement de se taire. - La première phase de l'opération est achevée, dit l'officier qui avait été attaché aux journalistes 179 par l'état-major général. Osman est solidement implanté. Il faudra se donner du mal. On va reprendre la préparation d'artillerie, après quoi on remonte. Varia fut prise d'une nausée. o/ Les Nouvelles russes (Saint-Pétersbourg) 31 août (12 septembre) 1877 ... Ayant en tête les propos paternels que venait de lui prodiguer son commandant aimé, le valeureux soldat s'écria : " Mikhaïl Dmitriévitch, je mourrai, mais le message sera transmis ! " Ce jeune héros de dix-neuf ans sauta sur son coursier et partit au galop sur la plaine caressée par des vents de plomb, en direction des forces centrales de l'armée dont le séparaient les Bachi-Bouzouks, tapis dans un pli du terrain. Les balles sifflaient au-dessus de sa tête, mais il n'en finissait pas d'éperonner sa monture bouillonnante en murmurant : " Plus vite ! Plus vite ! C'est de moi que dépend l'issue du combat ! " Le destin fatal est hélas plus puissant que la bravoure. Des coups de feu nourris claquèrent, et le vaillant messager s'effondra sur le sol. Couvert de sang, il sauta sur ses jambes et courut vers l'ennemi, brandissant son épée, mais déjà les Bachi-Bouzouks l'assaillaient en grand nombre, tels des milans noirs. Ils le jetèrent à terre et durant un long moment, avec une cruauté sans nom, s'employèrent à hacher de leurs sabres le corps privé de vie. 181 Ainsi mourut Serge Véréchtchaguine, le frère du célèbre peintre. Ainsi disparut un talent très prometteur dont le destin était de ne pas se déployer dans toute sa force. Ainsi périt le troisième messager dépêché par Sobo-lev au souverain.. Vers sept heures du soir, Varia se retrouva au fameux croisement où, cette fois, à la place du capitaine à la voix enrouée, c'était un lieutenant à la voix tout aussi cassée qui dirigeait les opérations. Sa tâche était encore plus malaisée car il s'agissait à présent de coordonner deux flux contraires : comme la première fois des chariots de munitions étaient acheminés au front, mais en même temps, du front, on évacuait les blessés. Ayant assisté à la première attaque, la jeune fille avait flanché, comprenant qu'elle ne supporterait pas une seconde fois un spectacle pareil, et elle avait voulu regagner l'arrière. En route, elle avait d'ailleurs versé quelques larmes, heureuse de n'avoir personne à proximité pour la voir pleurer. Elle hésitait cependant à retourner au camp. Elle avait honte. La malheureuse ne se ménageait pas les reproches : pauvre mimosa fragile, petite mijaurée, sexe faible. Tu savais pourtant bien que tu allais à la guerre et non pas à la parade de Pavlovsk. En même temps, elle ne voulait surtout pas faire plaisir au conseiller titulaire qui, finalement, avait eu raison une fois de plus. 182 En fin de compte, elle rebroussa chemin. Elle allait au pas et, au fur et à mesure que les bruits du combat se rapprochaient, elle avait le cour qui se serrait. Au centre de la ligne de front, les coups de feu avaient pratiquement cessé, et on n'entendait plus que le grondement des canons. En revanche, sur la route de Lovtcha où, coupé des autres, se battait le détachement de Sobolev, les salves se succédaient et, bien que faiblement audible à cette distance, un hurlement incessant de voix humaines nombreuses se faisait entendre. Le général Michel rencontrait visiblement de sérieuses difficultés. Soudain Varia tressaillit : McLaughlin, tout éclaboussé de boue, sortait des buissons. Son chapeau était parti sur le côté, il avait le visage tout rouge et le front inondé de sueur. - Alors ? Comment ça se passe ? demanda Varia en attrapant le cheval de l'Irlandais par la bride. - Je crois que ça va, répondit-il en s'essuyant les joues avec son mouchoir. Ouf! je me suis enfoncé dans des broussailles, et j'ai bien cru que je ne m'en sortirais jamais ! - Comment ça, ça va ? Les redoutes sont prises ? - Non, au centre les Turcs ont résisté, mais il y a une vingtaine de minutes, le comte Zourov est passé à proximité de notre poste d'observation. Pressé de rejoindre l'état-major de l'empereur, il s'est contenté de nous lancer : " Victoire ! Nous sommes entrés dans Plevna ! Je n'ai pas le temps de m'arrêter, messieurs, car je suis porteur d'un message de la plus grande urgence ! " Monsieur 183 Kazanzakis lui a emboîté le pas. Ce monsieur est un grand vaniteux, et il veut certainement être aux côtés de celui qui va annoncer une bonne nouvelle, on ne sait jamais, il pourrait toujours en retirer un petit bénéfice. (McLaughlin hocha la tête avec désapprobation.) Recueillant l'information, ces messieurs les journalistes sont partis en courant - vous savez bien que, pour ces cas-là, chacun a son homme parmi les télégraphistes - et je vous assure qu'à cette minute même des télégrammes annonçant la prise de Plevna volent en direction des diverses rédactions. - Et vous, pourquoi êtes-vous ici ? Le correspondant répondit avec dignité : - Moi, mademoiselle Souvorova, je ne me précipite jamais. Je prends toujours mon temps. Il faut commencer par se renseigner en détail. Aussi, au lieu d'une annonce brève, j'enverrai tout un article qui passera dans la même livraison du matin que leurs petits télégrammes. - On peut donc retourner au camp ? demanda Varia, soulagée. - Je suppose que oui. Nous en apprendrons plus à l'état-major que dans cette savane. D'ailleurs il va bientôt faire nuit. Malheureusement, à l'état-major, on ne savait rien de précis. Aucune information sur la prise de Plevna n'était parvenue du quartier général, et il apparaissait au contraire que l'attaque avait été repoussée sur tous les points essentiels et que les pertes étaient colossales, vingt mille hommes au moins. On racontait que le souverain était on ne peut plus abattu et, interrogés sur une éventuelle 184 victoire de Sobolev, les officiers se contentaient de faire un geste de dénégation : comment ce général, qui ne disposait que de deux brigades, aurait-il pu prendre Plevna, quand les soixante bataillons du centre et du flanc droit n'avaient même pas réussi à occuper la première ligne des redoutes ? Personne n'y comprenait rien. McLaughlin triomphait, fier de sa prudence ; quant à Varia, elle en voulait à Zourov qui n'était qu'un vantard, un menteur, et qui avait raconté n'importe quoi en semant la confusion générale. La nuit tomba, et les généraux, maussades, rallièrent l'état-major. Varia aperçut Nikolaï Nicolaé-vitch qui se rendait dans la tente du département des Opérations avec ses officiers d'ordonnance. Son visage chevalin, encadré par d'épais favoris, était dévoré de tics. A voix basse, on échangeait des informations sur les énormes pertes subies : c'était le quart de l'armée qui était tombé, mais à voix haute on ne parlait que de la conduite héroïque des soldats et des officiers. Il était plus de minuit quand Fandorine retrouva Varia. Il avait un air très sombre. - Venez, Varvara Andréevna. Le haut commandement désire nous voir, dit-il. - Moi aussi ? - Oui. Ils veulent voir la Section spéciale au grand complet, y compris nous deux. Et ils gagnèrent d'un pas pressé la maisonnette en terre battue dans laquelle était localisé le service du lieutenant-colonel Kazanzakis. Dans la pièce que Varia connaissait bien se trouvaient rassemblés tous les officiers collaborateurs 185 de la Section spéciale du détachement occidental, mais leur supérieur n'était pas là. En revanche, renfrogné d'une manière menaçante, trônait à la table Lavrenty Arkadiévitch Mizinov en personne. - Ha ! ha ! monsieur le conseiller titulaire nous fait l'honneur d'être là avec madame sa secrétaire, fit-il avec fiel. Bon, c'est parfait, il ne nous reste plus qu'à attendre Son Excellence monsieur le lieutenant-colonel, et on pourra commencer. Où est Kazanzakis ? tonna-t-il. - Personne n'a vu Ivan Kharitonovitch ce soir, répondit timidement l'aîné des officiers.