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comme le font toutes vos " honnêtes femmes ". C'est vrai, je ne suis pas " une honnête femme ", en ce sens que je ne reconnais pas les usages de votre monde.
Comme esclave sans défense, elle se pose là, s'étonna en son for intérieur Eraste Pétrovitch, considérant d'en haut les yeux d'émeraude qui scintillaient. C'était plutôt un genre de reine des Amazones qu'il avait devant lui. Il était facile d'imaginer la façon dont elle faisait tourner la tête des hommes par ces va-et-vient rapides entre arrogance et docilité.
- Je vous demanderais de vous en t-tenir à l'affaire, dit sèchement Fandorine, refusant de s'abandonner à des sentiments déplacés.
- Mais je m'y tiens on ne peut mieux, répliqua l'Amazone d'un ton moqueur. Ce n'est pas vous qui m'achetez, c'est moi qui vous prends, en vous faisant payer, de surcroît ! Combien de vos femmes " honnêtes " auraient été heureuses de tromper leur mari avec ce même Général Blanc, mais elles l'auraient fait en secret, comme des voleuses. Moi, je suis une femme libre, et je n'ai aucune raison de me cacher. Oui, c'est vrai, Sobolev m'a plu. (De nouveau elle changea brusquement de ton, qui, de provocateur, se fit malicieux.) Et puis, pourquoi le cacher, il m'a semblé flatteur d'ajouter à ma collection un machaon de cette taille ! Après... (Wanda haussa une épaule.) Après, rien que d'habituel. Nous sommes venus chez moi, nous avons bu du vin. Je me rappelle mal ce qui s'est passé ensuite. J'avais la tête qui tournait un peu. A un moment, j'ai simplement réalisé que nous étions déjà là-bas, dans l'alcôve. (Elle eut un petit rire rauque qui s'interrompit presque aussitôt, tan-
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dis que son regard s'éteignait.) Ensuite, ce fut horrible, je préfère oublier. Permettez-moi d'omettre les détails physiologiques, d'accord ? On ne peut souhaiter cela à personne... Quand un amant, dans l'ardeur la plus extrême de ses tendresses, devient soudain tout raide et s'abat sur vous comme un poids mort...
Wanda eut un sanglot et écrasa rageusement une larme.
Eraste Pétrovitch observait attentivement ses mimiques et ses intonations. Apparemment, la demoiselle disait la vérité. Après un silence courtois, il demanda :
- Votre rencontre avec le g-général était-elle fortuite ?
- Oui. Enfin, pas tout à fait, bien sûr. J'avais entendu dire que le Général Blanc était descendu au Dusseaux. Et j'étais curieuse de le voir de près.
- Mikhaïl Dmitriévitch a-t-il bu beaucoup chez vous ?
- Oh non ! A peine une demi-bouteille de Château d'Yquem. Fandorine s'étonna :
- C'est lui qui avait apporté le vin ?
La maîtresse des lieux s'étonna à son tour :
- Non, quelle idée !
- Voyez-vous, madame, je connaissais assez bien le défunt, et le Château d'Yquem était son vin préféré. Comment pouviez-vous le savoir ?
Wanda eut un geste vague de ses doigts effilés : ^ -Je l'ignorais absolument. Mais, moi aussi, j'aime le Château d'Yquem. Je crois que, d'une manière générale, Sobolev et moi avions beaucoup de points communs. Comme il est dommage que notre rencontre ait été si brève...
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Elle eut un petit ricanement amer et, mine de rien, jeta un regard à l'horloge de la cheminée.
Ce mouvement n'échappa pas à l'attention de Fandorine, qui marqua volontairement une pause avant de poursuivre son interrogatoire.
- Bon. La suite est évidente. Vous avez pris peur. Sans doute avez-vous crié. Les officiers sont accourus, ont essayé de ramener Sobolev à la vie. Vous avez fait venir un médecin ?
- Non, on voyait bien qu'il était mort. Les officiers ont failli me mettre en pièces. (Elle eut un nouveau ricanement, où l'amertume avait fait place à la colère.) L'un d'eux surtout, en manteau circassien, était en rage. Il ne cessait de parler de honte, de la menace pour leur cause, de la mort dans le lit d'une prostituée. (Wanda eut un sourire mauvais qui dévoila une belle rangée de dents blanches et régulières.) Il y avait aussi un capitaine de Cosaques absolument terrifiant. Il a commencé par pleurer, puis a dit qu'il me tuerait si je parlais. Il m'a proposé de l'argent. Que j'ai d'ailleurs accepté. J'ai pris leurs menaces au sérieux. Ils étaient vraiment très convaincants, surtout ce capitaine de Cosaques.
- Oui, oui, je sais, dit Fandorine en hochant la tête.
- En somme, c'est tout. Ils ont rhabillé le défunt, l'ont pris sous les bras, comme s'il avait été soûl, et l'ont emmené. Ainsi, c'en était fini du héros. Vous vouliez la vérité ? La voilà. Vous pouvez faire savoir à votre gouverneur que le vainqueur des musulmans et l'espoir de la Russie a trouvé la mort des braves dans le lit d'une catin. Avec un peu de chance, j'entrerai dans l'histoire en qualité de nouvelle Dalila. Qu'en pensez-vous,
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monsieur Fandorine, parlera-t-on de moi dans les manuels d'histoire ?
Cette fois, elle rit d'une manière franchement arrogante.
- J'en doute, rétorqua Eraste Pétrovitch, pensif.
Le tableau était clair à présent. Comme était claire l'obstination des officiers à vouloir garder le secret. Un héros national trouvant la mort de la sorte. C'était difficile à admettre. Ce n'était pas dans les manières russes. Les Français auraient sans doute pardonné à leur idole, mais chez nous, on allait considérer cela comme une honte nationale.
En ce qui concernait la demoiselle Wanda, il n'y avait pas à s'inquiéter pour elle. C'était au gouverneur de décider de son sort, bien sûr, mais on pouvait cependant être certain que les autorités n'allaient pas importuner la chanteuse légère avec une enquête officielle.
On aurait pu considérer l'affaire comme terminée, mais, curieux de nature, Eraste Pétrovitch était tracassé par un détail. Cela faisait plusieurs fois que Wanda regardait l'horloge, et l'assesseur de collège avait l'impression que ces regards furtifs étaient de plus en plus inquiets. L'aiguille des heures approchait lentement du dix ; encore cinq minutes, et il serait dix heures juste. Wanda n'attendait-elle pas quelqu'un, et précisément à cette heure ? N'était-ce pas ce qui expliquait sa complaisance et sa franchise ? Fandorine hésitait. D'un côté, il était curieux de savoir qui la jeune femme attendait à cette heure tardive. De l'autre, Eraste Pétrovitch avait appris dès son plus jeune âge à ne pas imposer sa présence aux dames. En pareille circonstance, un homme bien élevé,
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qui plus est ayant obtenu ce qu'il venait chercher, prend congé et s'en va. Que faire ?
Une saine réflexion eut raison de ses hésitations : s'il attendait dix heures et que le visiteur arrive, certes, il le verrait, mais en sa présence, la discussion se limiterait à des banalités. Or il mourait d'envie d'entendre ce que l'éventuel visiteur et Wanda avaient à se dire.
Eraste Pétrovitch se leva donc, remercia Wanda de sa franchise et prit congé, procurant à la jeune femme un soulagement évident. Cependant, une fois sorti de l'annexe, au lieu de traverser la cour, Fandorine s'arrêta et, faisant mine d'enlever une poussière sur son épaule, il jeta un coup d'oil en direction des fenêtres pour voir si Wanda ne le regardait pas partir. Elle ne regardait pas. Ce qui était bien naturel : toute femme normale qui vient juste de voir partir un visiteur et attend l'arrivée imminente d'un autre ne se précipite pas à la fenêtre mais sur son miroir.
Lançant à tout hasard un regard aux autres fenêtres éclairées, Eraste Pétrovitch posa le pied sur l'avancée du mur et, prenant habilement appui sur le rebord de la fenêtre, s'élança pour se retrouver en un instant au-dessus de la chambre-salon de Wanda, à demi allongé sur l'avancée horizontale qui surplombait la fenêtre. Le jeune homme s'installa de côté sur une étroite corniche, une jambe appuyée sur la poitrine de l'une des cariatides et s'accrochant d'une main au cou puissant d'une autre. Après quelques petits mouvements pour asseoir sa position, il s'immobilisa, c'est-à-dire que, conformément à la science japonaise des ninjas, ou " rampants ", il se fit pierre, eau, herbe. Il se fondit dans le paysage. Du point de vue straté-
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gique, sa position était idéale : de la cour, Fandorine n'était pas visible - il faisait sombre et l'ombre du balcon lui assurait une protection supplémentaire ; de l'intérieur de la pièce, c'était encore plus vrai. Lui, en revanche, voyait la cour entière, et, la fenêtre étant ouverte en cette chaude soirée d'été, il pouvait entendre tout ce qui se disait dans le salon. Au besoin, avec un peu de souplesse, il pourrait même se laisser pendre et jeter un coup d'oil par une fente des stores.
Seul point négatif: l'inconfort de sa position. Contorsionné comme il l'était, n'ayant pour support qu'une corniche de quatre pouces de large, un homme normal n'aurait pas tenu longtemps. Mais, dans l'art antique des " rampants ", le degré suprême ne consiste pas à savoir tuer un adversaire à mains nues ni à sauter du mur d'une forteresse. Oh, non ! L'ultime performance pour un ninja consiste à maîtriser le grand art de l'immobilité. Seul un maître éminent peut rester immobile six ou huit heures sans qu'aucun de ses muscles ne frémisse. Pour en avoir commencé l'apprentissage à un âge trop avancé, Eraste Pétrovitch, quels qu'aient été ses efforts, n'était pas parvenu à devenir un maître éminent de cet art noble et terrible. En l'occurrence, il pouvait cependant se consoler en se disant qu'il y avait peu de chances pour que cette fusion avec le paysage ait à durer très longtemps. Le secret de tout acte difficile est simple : il suffit de voir dans toute difficulté, non pas un mal, mais un bien. La plus grande satisfaction que puisse connaître un homme noble ne réside-t-elle pas dans sa capacité à dominer les imperfections de sa nature ? Telles sont les pensées auxquelles il convient de se consacrer quand ces
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imperfections sont particulièrement douloureuses et prennent, par exemple, la forme d'un angle de pierre qui vous rentre dans le flanc.
A la seconde minute de cette intense satisfaction, la porte de derrière de l'hôtel Angleterre s'ouvrit brusquement, livrant passage à la silhouette d'un homme ramassé, sûr de lui, rapide. Fandorine n'aperçut son visage que furtivement, au moment où, juste avant d'entrer, l'homme pénétrait dans le triangle de lumière tombant de la fenêtre. Le visage de n'importe qui, sans aucun signe particulier : forme ovale, yeux assez rapprochés, cheveux clairs, arcade sourcilière légèrement proéminente, moustache à la prussienne, nez moyen et fossette au centre d'un menton carré. L'inconnu entra chez Wanda sans frapper, ce qui était déjà intéressant en soi. Eraste Pétrovitch tendit l'oreille. Des voix lui parvinrent presque aussitôt, et il s'avéra que l'ouïe seule n'était pas suffisante et qu'il lui fallait solliciter également ses connaissances en allemand, la discussion se déroulant dans la langue de Schiller et de Goethe. En son temps, le lycéen Fandorine n'avait guère brillé dans cette discipline, aussi l'épicentre de son effort pour venir à bout des imperfections de sa nature passa-t-il tout naturellement de l'inconfort de sa position à une tension intellectuelle. Et comme il n'est pas de mal sans bien, Fandorine en oublia totalement l'angle de pierre.
- Je suis mécontent de vos services, Fràulein Tollé, dit une voix coupante de baryton. Evidemment, il est bien que vous vous soyez ressaisie et que vous ayez fait ce qui vous avait été ordonné. Mais pourquoi fallait-il faire tant de minauderies et me mettre inutilement les nerfs à vif ? Je ne suis
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tout de même pas une machine, mais un être vivant !
- Vraiment ? répondit la voix ironique de Wanda.
- Eh oui, imaginez-vous. Bref, vous avez tout de même rempli votre mission, parfait. Mais pourquoi devais-je l'apprendre non pas de votre bouche, mais de celle d'un ami journaliste ? Vous tenez absolument à susciter ma fureur ? Je ne vous le conseille pas. (La voix de baryton se fit plus métallique.) Auriez-vous oublié ce que je pourrais faire de vous ?
Une certaine lassitude filtra dans la voix de Wanda :
- Je ne l'ai pas oublié, Herr Knabe, je ne l'ai pas oublié.
Là, Eraste Pétrovitch se livra à une contorsion habile mais prudente et jeta un coup d'oeil à l'intérieur de la pièce, mais le mystérieux Herr Knabe se tenait de dos. Hormis le fait qu'il eût enlevé son chapeau melon, on ne voyait pas grand-chose si ce n'est des cheveux peignés en arrière (blonds du troisième degré avec léger reflet roux, jugea Fandorine, usant de la terminologie policière) et un épais cou rouge (à première vue au moins de la taille six).
- C'est bon, c'est bon, je vous pardonne. Allons, ne faites pas la tête !
D'une main aux doigts courts, le visiteur tapota la joue de la jeune femme et l'embrassa sous l'oreille. Le visage de Wanda se trouvait, lui, en pleine lumière, et Eraste Pétrovitch vit passer sur ses traits délicats une grimace de dégoût.
Il fallut malheureusement interrompre l'observation, car un peu plus, Fandorine perdait l'équilibre
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et se retrouvait par terre, ce qui en l'occurrence eût été pour le moins malvenu.
- Racontez-moi tout, Wanda, dit l'homme d'une voix maintenant insinuante. Comment avez-vous opéré ? Avez-vous utilisé le produit que je vous ai donné ? Oui ou non ?
Silence.
- Apparemment non. L'autopsie n'a pas permis de déceler de traces de poison, cela, je le sais. Qui aurait pu penser qu'on irait jusqu'à l'autopsie ? Allons, dites-moi tout de même ce qui s'est passé. A moins que vous ayez eu de la chance et qu'il soit mort comme ça, subitement. Dans ce cas, c'est sans aucun doute la main du destin. Dieu protège notre Allemagne ! (La voix de baryton vibra d'émotion.) Mais pourquoi ne dites-vous rien ?
Wanda prononça d'une voix sourde :
- Partez. Je ne peux pas vous recevoir aujourd'hui.
- Encore ces machins féminins. Comme j'en suis lassé ! C'est bon, c'est bon ! Ne me lancez pas ces regards incendiaires ! Une grande chose a été accomplie, et c'est le principal. Bravo, Frâulein Tollé, je vous félicite, et je vous laisse. Mais demain, vous me raconterez tout. Cela me sera nécessaire pour mon rapport.
Bruit de baiser prolongé. Se rappelant la moue dégoûtée de Wanda, Eraste Pétrovitch grimaça. La porte claqua.
Herr Knabe traversa la cour en sifflotant et disparut.
Fandorine sauta par terre sans un bruit, étira avec délice ses membres engourdis et emboîta le pas au visiteur de Wanda. L'affaire prenait un tout autre tour.
-... Quant à mes propositions, elles se résument en un point, dit Fandorine, concluant son rapport : mettre immédiatement en place une surveillance discrète du ressortissant allemand Hans-Georg Knabe afin d'établir la liste de ses relations.
Le gouverneur fronça ses sourcils teints :
- Evguéni Ossipovitch, ne ferait-on pas mieux d'arrêter cette canaille ?
- Sans preuves, cela est tout à fait impossible, rétorqua le grand maître de la police. En plus, cela n'aurait aucun sens, l'homme est un fin renard. Pour ma part, Excellence, je proposerais plutôt de mettre la main sur cette Wanda et de la rudoyer un peu. Il y a gros à parier qu'on obtiendrait des preuves.
Piotr Parménytch Khourtinski, quatrième participant à la réunion secrète, garda le silence.
Les quatre hommes s'étaient retrouvés dès le matin, et la discussion se prolongeait. Eraste Pétrovitch avait d'abord relaté les événements de la veille au soir et exposé la façon dont il avait suivi le mystérieux visiteur, qu'il avait identifié comme étant Hans-Georg Knabe, homme d'affaires allemand, domicilié boulevard Karetny et
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représentant à Moscou l'établissement bancaire berlinois Kerbel und Schmidt. Lorsque l'assesseur de collège en était venu à la conversation entre Knabe et Wanda, le rapport avait été momentanément interrompu par un violent accès de colère du prince Dolgoroukoï, qui, brandissant le poing, s'était mis à hurler :
" Ah, les vauriens, ah, les bandits ! Oser s'en prendre à la vie du preux chevalier de la terre russe ! C'est un méfait sans précédent ! Un scandale à l'échelle mondiale ! Ils vont nous le payer, les Germains !
- Allons, Excellence, avait grommelé le chef de la Section spéciale en essayant de calmer le prince. Cette hypothèse reste extrêmement douteuse. Empoisonner le Général Blanc ? Délire ! Je ne peux pas croire que les Allemands aient pu prendre des risques pareils. C'est tout de même une nation civilisée, pas la Perse ou je ne sais quel autre pays barbare !
- Une nation civilisée ? avait repris le général Karatchentsev avec un ricanement mauvais. Tenez, je viens de recevoir par l'Agence télégraphique russe les articles des journaux britanniques et allemands parus ce matin. Comme chacun le sait, Mikhaïl Dmitriévitch ne portait pas ces deux pays dans son cour et ne faisait pas mystère de ses opinions. Cependant, comparez le ton des articles. Vous permettez, Excellence ? (Le grand maître de la police avait chaussé son pince-nez et sorti un feuillet de son dossier.) Le journal anglais Standard écrit : "Les Russes auront du mal à trouver un remplaçant à Sobolev. Sa seule apparition sur son cheval blanc à l'avant d'une ligne d'attaque éveillait chez, les soldats un enthousiasme sans équivalent,
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sinon peut-être chez les grognards de Napoléon Ier. La disparition d'une telle figure dans cette période critique est pour la Russie une perte irréparable. L'homme était un ennemi de l'Angleterre, mais ses exploits étaient suivis dans notre pays avec un intérêt qui n'était sans doute pas moindre que celui qu'ils suscitaient dans sa patrie."
- Rien à redire, c'est franc et magnanime, avait approuvé le prince.
- Absolument. A présent, je vais vous lire un passage du Berzen Kurier daté d'aujourd'hui, avait annoncé Karatchentsev en s'emparant d'un autre feuillet. Hum... Disons, à partir de là : "L'ours russe n'est plus dangereux. Que les panslavistes aillent pleurer sur la tombe de Sobolev. En ce qui nous concerne, nous autres Allemands, reconnaissons honnêtement que la mort de notre ennemi juré nous réjouit. Nous n'éprouvons aucun sentiment de commisération. L'homme qui vient de disparaître était le seul en Russie capable de mettre ses actions en conformité avec ses paroles... " Et le reste est du même tonneau. Alors, que dites-vous de la nation civilisée ? "
Le gouverneur était scandalisé :
" Quelle honte ! Certes, les sentiments antigermaniques du défunt étaient connus. Nous avons tous en mémoire l'écho considérable rencontré par son discours de Paris sur la question slave, lequel avait d'ailleurs bien failli brouiller l'empereur et le Kaiser. "La voie de Constantinople passe par Berlin et par Vienne !" avait-il lancé ce jour-là sans s'embarrasser de diplomatie. Mais de là à l'assassiner ! C'est inouï ! Je vais immédiatement informer Sa Majesté ! Même privés de Sobolev, nous saurons
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infliger aux bouffeurs de saucisses une correction si radicale que... "
C'est Evguéni Ossipovitch qui avait calmé l'ardeur du gouverneur :
" Excellence, ne faudrait-il pas commencer par écouter jusqu'au bout ce que monsieur Fandorine a à nous dire ? "
Par la suite, Eraste Pétrovitch avait pu parler sans être interrompu, ce qui n'empêcha pas sa proposition finale, qui se limitait à faire surveiller Knabe, de décevoir fortement les trois hommes, comme en témoignent les réactions rapportées plus haut.
Au chef de la police, Fandorine répondit :
- L'arrestation de Wanda signifierait un scandale qui salirait la mémoire du d-défunt, vraisemblablement sans rien nous apporter. Elle n'aurait pour effet que d'alerter Knabe. D'autre part, la conversation dont j'ai été le témoin me porte à croire que mademoiselle Wanda n'a pas tué le général. D'ailleurs l'autopsie du p-professeur Welling n'a révélé aucune trace de poison.
- Justement, fit Piotr Parménytch d'un air grave, s'adressant exclusivement au prince. Il s'agit d'une vulgaire paralysie du muscle cardiaque, Excellence. C'est bien triste, mais ce sont des choses qui arrivent. Même dans la fleur de l'âge, comme c'était le cas du défunt. D'ailleurs, je m'interroge. Monsieur l'assesseur de collège n'aurait-il pas entendu de travers ? Ou peut-être même imaginé tout cela ? Lui-même reconnaît être quelque peu fâché avec la langue allemande.
Eraste Pétrovitch considéra l'homme qui venait de s'exprimer avec une attention particulière,
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mais ne répondit rien. En revanche, le gendarme s'insurgea :
- Il s'agit bien d'imagination ! Sobolev avait une santé de fer ! Il était capable d'affronter un ours armé d'un unique épieu, se baignait dans des trous de glace ! Et alors qu'il avait réchappé des combats devant Plevna et dans le désert du Turkestan, il aurait succombé aux jeux de l'amour ? Absurde ! Vous feriez mieux, monsieur Khourtinski, de vous occuper à collecter les rumeurs qui courent dans la ville, plutôt que de fourrer votre nez dans les affaires d'espionnage !
Fandorine s'étonna d'un conflit aussi ouvert entre les deux hommes, mais le gouverneur semblait depuis longtemps habitué à ces scènes. Il leva les bras en un geste pacificateur :
- Messieurs, messieurs ! Ne vous disputez pas. Déjà qu'on ne sait plus où donner de la tête... Il y a tant de choses à régler avec cette disparition. Télégrammes, condoléances, délégations, le passage du Théâtre n'est plus qu'un amoncellement de couronnes : impossible de passer même à pied. De hautes personnalités de l'Etat sont en route pour venir assister aux obsèques. Il va falloir les accueillir et les loger. Le ministre de la Guerre et le chef d'état-major sont attendus ce soir. Le grand-duc Cyril Alexandrovitch, lui, arrivera demain matin, juste avant le début de la cérémonie. Et pour l'heure je dois me rendre chez le duc de Lichtenbourg. Lui et son épouse se sont trouvés à Moscou par hasard. Or, ladite épouse, comtesse Mirabeau, est la propre sour du défunt. Il faut que j'aille leur présenter mes condoléances, j'ai déjà fait annoncer ma visite. Vous, mon cher Eraste Pétrovitch, accompagnez-moi, vous me redirez
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tout dans la voiture, et on se creusera la cervelle pour décider quoi faire. Quant à vous, Evguéni Ossipovitch, chargez-vous en attendant de faire surveiller les deux : et l'Allemand, et la fille. Ce serait bien si on pouvait s'emparer du rapport dont parlait Knabe. Voilà comment procéder. Laissez-le rédiger le document à l'intention de ses supérieurs et prenez-le la main dans le sac. Dès que vous aurez mis en place cette surveillance, revenez ici, dans mon bureau. Quand Eraste Pétrovitch et moi-même serons de retour, nous arrêterons une position définitive. Mais attention aux faux pas. Cette affaire a des relents de guerre.
Le général claqua des talons et sortit. Aussitôt, Khourtinski se précipita vers le bureau du gouverneur.
- Excellence, j'ai là des documents d'une urgence extrême, dit-il en se penchant jusqu'à l'oreille du prince.
- Si urgents que cela ? demanda ce dernier d'un ton bougon. Tu as pourtant entendu, Pétroucha, je suis pressé, le duc m'attend.
Le conseiller aulique posa la paume de sa main sur son plastron amidonné, orné d'une décoration.
- La signature de ces documents ne saurait attendre, Vladimir Andréiévitch. Il s'agit, comme vous pouvez le voir, du devis concernant l'achèvement des fresques de la cathédrale. Je propose de confier ce travail à monsieur Guéguétchkori, un artiste confirmé, au mode de pensée irréprochable. Il demande une somme non négligeable, mais avec lui tout sera terminé dans les temps. C'est un homme de parole. Vous n'avez qu'à signer ici, et vous pourrez considérer le problème comme réglé.
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Piotr Parménytch glissa habilement le document sous le nez du gouverneur et s'empressa d'en extraire un second de son sous-main.
- J'ai là aussi, Vladimir Andréiévitch, le projet du creusement d'un métropolitain à l'instar de celui de Londres. L'entrepreneur pressenti est le conseiller de commerce Zykov. C'est un très grand projet. J'ai déjà eu l'honneur de vous en entretenir.
- Je m'en souviens, grommela Dolgoroukoï. Et je me demande ce que vous êtes encore allé me chercher là. Et il exige beaucoup d'argent, votre métropolitain ?
- Non, pas grand-chose. Pour les travaux de prospection, Zykov demande un demi-million en tout et pour tout. J'ai étudié son devis : correct.
- " Pas grand-chose " ! soupira le prince. Depuis quand es-tu assez riche, Pétroucha, pour considérer un demi-million de roubles comme pas grand-chose ? (Et, remarquant le regard étonné de Fan-dorine face à une telle familiarité du gouverneur à l'égard du chef de la Section spéciale, le prince expliqua :) Avec Piotr Parménytch, je ne fais pas de manières, on est pratiquement en famille. Vous savez, il a grandi dans ma maison. Il est le fils de mon défunt cuisinier. Tu imagines, Pétroucha, la tête que ferait Parmen, Dieu ait son âme, en voyant son fils jongler ainsi avec les millions !
Visiblement mécontent de voir rappeler ainsi ses origines plébéiennes, Khourtinski glissa à Fandorine un regard mauvais.
- Je voudrais aussi vous parler du prix du gaz. J'ai rédigé une note à ce sujet, Vladimir Andréiévitch. Pour que l'éclairage des rues coûte moins cher, il faudrait baisser le tarif. Ramener le prix à trois roubles les mille pieds cubes. Ils
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s'en mettent bien assez dans les poches comme ça!
- Bon ! bon ! donne-moi tes documents, je les lirai dans la voiture et je les signerai, fit Dolgoroukoï en se levant. Il faut vraiment que j'y aille. Ça la fiche mal de faire attendre un personnage important. Venez, Eraste Pétrovitch, on bavardera en route.
Dans le couloir, Fandorine demanda du ton le plus respectueux :
- Est-ce possible, Excellence, comme j'ai cru le comprendre, que l'empereur ne vienne pas ? Sobolev n'était tout de même pas n'importe qui !
Dolgoroukoï jeta à l'assesseur de collège un regard de biais et dit avec gravité :
- Il ne l'a pas jugé possible. Il nous envoie son frère, Cyril Alexandrovitch. Quant à ses raisons, cela n'est pas de notre ressort.
Fandorine se borna à acquiescer d'un mouvement du buste, sans rien ajouter.
En route, ils n'eurent guère le loisir de " bavarder ". En effet, alors qu'ils avaient déjà pris place dans le carrosse - le gouverneur sur la confortable banquette rembourrée, Eraste Pétrovitch sur le banc tendu de cuir qui lui faisait face -, la portière se rouvrit, et Frol Védichtchev, le valet de chambre du prince, se hissa à l'intérieur en aha-nant. Il s'installa sans façon à côté du prince et cria au cocher :
- C'est bon, Michka, tu peux y aller !
Puis, sans accorder la moindre attention à Eraste Pétrovitch, il se tourna vers Dolgoroukoï et déclara d'un ton sans réplique :
- Je viens avec vous, Vladimir Andréiévitch.
- Mon bon Frol, protesta timidement le prince, pour ce qui est de mon médicament, je l'ai pris. Et
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maintenant, ne me dérange plus, j'ai à parler de choses importantes avec monsieur Fandorine.
- Votre discussion peut attendre, fit le despotique vieillard avec un geste furieux de la main. C'est quoi ces papiers que Pétroucha a essayé de vous faire signer ?
- Tiens, Frol, regarde, dit Vladimir Andréiévitch en ouvrant la chemise. Ça, c'est une commande au peintre Guéguétchkori pour l'achèvement des fresques de la cathédrale. Tu vois, un devis a même été établi. Et ça, c'est un contrat avec l'entrepreneur Zykov. Nous allons creuser une voie ferrée sous Moscou pour pouvoir nous déplacer plus rapidement. Et le dernier papier concerne la baisse du prix du gaz.
Védichtchev jeta un coup d'oil aux documents et déclara d'un ton péremptoire :
- Il ne faut pas confier les fresques de la cathédrale à ce Guéguétchkori, c'est une fripouille notoire. Vous feriez mieux d'en charger un de nos peintres de Moscou. Eux aussi ont besoin de vivre. Ça reviendrait moins cher, et ce ne serait pas moins beau. Et d'ailleurs, où prendre l'argent ? Vous savez bien que les caisses sont vides ! Quant à ce Guéguétchkori, il a promis à votre Pétroucha de lui décorer sa datcha d'Alabine. Maintenant vous comprenez pourquoi Pétroucha se décarcasse pour lui.
- Tu penses donc qu'il ne faut pas passer commande à Guéguétchkori ? demanda Dolgoroukoï d'un air pensif en glissant le document sous les deux autres.
- Il n'en est même pas question, trancha Frol. C'est comme ce métropolitain, ça n'a aucun sens. Quelle idée d'aller faire un trou dans la terre pour
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s'en mettent bien assez dans les poches comme ça !
- Bon ! bon ! donne-moi tes documents, je les lirai dans la voiture et je les signerai, fit Dolgoroukoï en se levant. Il faut vraiment que j'y aille. Ça la fiche mal de faire attendre un personnage important. Venez, Eraste Pétrovitch, on bavardera en route.
Dans le couloir, Fandorine demanda du ton le plus respectueux :
- Est-ce possible, Excellence, comme j'ai cru le comprendre, que l'empereur ne vienne pas ? Sobolev n'était tout de même pas n'importe qui !
Dolgoroukoï jeta à l'assesseur de collège un regard de biais et dit avec gravité :
- Il ne l'a pas jugé possible. Il nous envoie son frère, Cyril Alexandrovitch. Quant à ses raisons, cela n'est pas de notre ressort.
Fandorine se borna à acquiescer d'un mouvement du buste, sans rien ajouter.
En route, ils n'eurent guère le loisir de " bavarder ". En effet, alors qu'ils avaient déjà pris place dans le carrosse - le gouverneur sur la confortable banquette rembourrée, Eraste Pétrovitch sur le banc tendu de cuir qui lui faisait face -, la portière se rouvrit, et Frol Védichtchev, le valet de chambre du prince, se hissa à l'intérieur en aha-nant. Il s'installa sans façon à côté du prince et cria au cocher :
- C'est bon, Michka, tu peux y aller !
Puis, sans accorder la moindre attention à Eraste Pétrovitch, il se tourna vers Dolgoroukoï et déclara d'un ton sans réplique :
- Je viens avec vous, Vladimir Andréiévitch.
- Mon bon Frol, protesta timidement le prince, pour ce qui est de mon médicament, je l'ai pris. Et
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maintenant, ne me dérange plus, j'ai à parler de choses importantes avec monsieur Fandorine.
- Votre discussion peut attendre, fit le despotique vieillard avec un geste furieux de la main. C'est quoi ces papiers que Pétroucha a essayé de vous faire signer ?
- Tiens, Frol, regarde, dit Vladimir Andréiévitch en ouvrant la chemise. Ça, c'est une commande au peintre Guéguétchkori pour l'achèvement des fresques de la cathédrale. Tu vois, un devis a même été établi. Et ça, c'est un contrat avec l'entrepreneur Zykov. Nous allons creuser une voie ferrée sous Moscou pour pouvoir nous déplacer plus rapidement. Et le dernier papier concerne la baisse du prix du gaz.
Védichtchev jeta un coup d'oil aux documents et déclara d'un ton péremptoire :
- Il ne faut pas confier les fresques de la cathédrale à ce Guéguétchkori, c'est une fripouille notoire. Vous feriez mieux d'en charger un de nos peintres de Moscou. Eux aussi ont besoin de vivre. Ça reviendrait moins cher, et ce ne serait pas moins beau. Et d'ailleurs, où prendre l'argent ? Vous savez bien que les caisses sont vides ! Quant à ce Guéguétchkori, il a promis à votre Pétroucha de lui décorer sa datcha d'Alabine. Maintenant vous comprenez pourquoi Pétroucha se décarcasse pour lui.
- Tu penses donc qu'il ne faut pas passer commande à Guéguétchkori ? demanda Dolgoroukoï d'un air pensif en glissant le document sous les deux autres.
- Il n'en est même pas question, trancha Frol. C'est comme ce métropolitain, ça n'a aucun sens. Quelle idée d'aller faire un trou dans la terre pour
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y faire rouler une locomotive ! C'est balancer l'argent de l'Etat par les fenêtres ! Qu'est-ce qu'on va pas chercher !
- Non, cette fois tu n'as pas raison, objecta le prince. Le métropolitain, c'est une bonne chose. Regarde un peu cette circulation, c'est à peine si on avance !
Et c'était vrai. Depuis qu'il avait tourné dans la rue Néglinnaïa, le carrosse du gouverneur était immobilisé, et les gendarmes de l'escorte avaient beau se démener en tous sens, ils n'arrivaient pas à dégager la voie, encombrée comme tous les samedis par les télègues et les chariots des marchands.
Védichtchev secoua la tête, comme pour signifier que le prince aurait dû comprendre de lui-même qu'il avait tort de s'obstiner.
- C'est sûr, les conseillers municipaux vont dire que cette fois Dolgoroukoï a complètement perdu la tête. Et, à Piter, vos ennemis ne vous épargneront pas non plus. Ne signez pas, Vladimir Andréiévitch !
Le gouverneur eut un soupir attristé et écarta à son tour le second document.
- Et pour le gaz, qu'est-ce que je fais ? Védichtchev prit la note, 1 éloigna de ses yeux et remua les lèvres.
- Celui-là, ça va, vous pouvez le signer. La ville y gagne, et ça soulagera les Moscovites.
- C'est aussi ce que je pense !
Son visage s'illuminant, le prince déploya un petit pupitre fixé à la portière, comportant un nécessaire d'écriture, et apposa sur le troisième document une ample signature.
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Abasourdi par cette scène incroyable, Eraste Pétrovitch s'appliquait à faire comme si de rien n'était et regardait par la fenêtre avec un intérêt croissant. C'est alors qu'ils arrivèrent devant la maison de la princesse Béloselskaïa-Bélozerskaïa qui accueillait chez elle le duc de Lichtenbourg et son épouse. Née Zinaïda Dmitrievna Soboleva, cette dernière avait reçu par son mariage morganatique le titre de comtesse Mirabeau.
Eraste Pétrovitch savait qu'Evguéni de Lichtenbourg, major général de la garde russe et chef des cuirassiers impériaux de Potsdam, était un neveu de l'empereur Nicolas Ier. Le duc n'avait pourtant pas hérité du célèbre regard de basilic de son terrible grand-père, l'empereur Paul : les yeux de Son Excellence étaient du bleu de la faïence saxonne, et, derrière leur pince-nez, ils vous considéraient avec douceur et respect. La comtesse en revanche ressemblait beaucoup à son illustre frère. A première vue elle n'avait pas la même prestance, ni son allure martiale, et l'ovale de son visage était doux, mais ses yeux bleus étaient en tout point semblables. On ne pouvait s'y tromper, elle appartenait à la même lignée, celle des Sobolev. Dès le départ, l'entretien partit dans tous les sens.
- La comtesse et moi-même étions venus à Moscou pour tout autre chose, et voilà qu'arrivé un malheur pareil, dit pour commencer le duc, avec une curieuse façon de prononcer les / et en s'aidant de menus gestes de sa main ornée d'un saphir manifestement très ancien porté à l'annulaire.
Zinaïda Dmitrievna ne laissa pas son mari terminer :
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- Mais comment, comment cela a-t-il pu arriver ? s'écria-t-elle, et des pleurs inondèrent son visage charmant bien que gonflé de larmes. Prince, Vladimir Andréiévitch, quel épouvantable malheur !
La bouche de la princesse s'incurva telle la tige d'une palanche, et elle fut incapable de continuer.
- La main de Dieu est sur toute chose, bredouilla le duc, confus, en tournant un regard affolé vers Dolgoroukoï et Fandorine.
- Evguéni Maximilianovitch, Votre Altesse, soyez assuré que les circonstances de la mort prématurée de votre parent font l'objet d'une enquête très soigneuse, fit savoir le gouverneur d'une voix déformée par l'émotion. Monsieur Fandorine ici présent, fonctionnaire chargé auprès de moi des missions les plus importantes, s'en occupe.
Eraste Pétrovitch s'inclina, et le duc arrêta son regard sur le visage du jeune fonctionnaire, tandis que la comtesse pleurait de plus belle.
- Zinaïda Dmitrievna, ma chère amie, fit le prince dans un sanglot. Eraste Pétrovitch était un compagnon de combat de votre frère. Le hasard a voulu qu'il descende dans le même hôtel, le Dusseaux. C'est un enquêteur talentueux et expérimenté, il va tirer tout cela au clair. Mais il ne faut pas pleurer, cela ne nous le rendra pas...
Le pince-nez d'Evguéni Maximilianovitch lança un éclat froid et impérieux :
- Si monsieur Fandorine apprend quoi que ce soit d'important, je vous prie de m'en informer personnellement et sans délai. Jusqu'à l'arrivée du grand prince Cyril Alexandrovitch, c'est moi qui représente ici Sa Majesté l'Empereur.
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Eraste Pétrovitch s'inclina une seconde fois sans rien dire.
- Oui, Sa Majesté... (D'une main tremblante, Zinaïda Dmitrievna sortit de son réticule un télégramme froissé.) On m'a remis un message de Sa Majesté l'Empereur : " Suis stupéfait et attristé par la mort brutale du général Sobolev. (Elle eut un sanglot, se moucha et poursuivit :) C'est pour l'armée russe une perte difficilement réparable que tout militaire véritable pleure avec émotion. Il est triste de perdre des personnalités si utiles et si dévouées. Alexandre. "
Fandorine haussa imperceptiblement les sourcils : le télégramme lui avait paru bien peu chaleureux. " Difficilement réparable " ? Ce qui signifiait qu'elle pouvait tout de même être réparée. " Attristé " - c'était tout ?
- Demain il y aura une cérémonie d'adieux et un office des morts, dit Dolgoroukoï. Les Moscovites souhaitent rendre un dernier hommage au héros. Je suppose qu'ensuite le corps sera transféré par train dans la capitale ? Sa Majesté ordonnera sans doute des funérailles nationales. Beaucoup voudront saluer la dépouille de Mikhaïl Dmitrié-vitch. (Le gouverneur se redressa.) Toutes les mesures ont été prises, Votre Altesse. Le corps a été embaumé, il n'y aura donc aucun problème.
Le duc glissa un regard en coin à sa femme, qui n'en finissait pas d'essuyer ses larmes, et dit à mi-voix :
- Voyez-vous, prince, l'empereur s'est incliné devant les voux de la famille et autorise un enterrement dans l'intimité. Michel sera inhumé dans son domaine du gouvernorat de Riazan.
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Avec une hâte qui parut à Fandorine quelque peu excessive, Vladimir Andréiévitch répondit :
- C'est une bonne décision, ce sera plus humain, sans pompe ni solennité. Quel homme c'était ! Le meilleur de tous !
Voilà justement ce qu'il ne fallait pas dire. Les sanglots de la comtesse qui commençaient à s'apaiser repartirent de plus belle. Le gouverneur commença à cligner des yeux, sortit de sa poche un mouchoir de taille imposante et essuya paternellement le visage de Zinaïda Dmitrievna. Après quoi, bouleversé, il s'y moucha bruyamment. Evguéni Maximilianovitch considérait d'un air déconcerté ce manque de retenue typiquement slave.
- Mon Dieu, Via... Vladimir André... iévitch ? fit la comtesse, se jetant sur la poitrine avantageusement corsetée du prince. Quand je pense qu'il n'avait que six ans de plus que moi... Ou-ou-ou...
Elle émit une lamentation qu'on aurait plus attendue dans la bouche d'une femme du peuple que dans celle d'une aristocrate et qui chavira définitivement Dolgoroukoï.
- Mon ami, dit-il à Fandorine par-dessus la nuque rousse de Zinaïda Dmitrievna, d'une voix brisée par l'émotion. Vous... vous n'avez qu'à y aller... Je vais rester un peu ici. Partez avec Frol, ne m'attendez pas. Et dites au cocher qu'il revienne me chercher. Là-bas, discutez avec Evguéni Ossi-iîovitch et prenez les décisions qui s'imposent. Vous voyez la situation...
Pendant tout le trajet de retour, Frol Grigorié-vitch se plaignit des intrigants (qu'il appelait les " entrégants ") et des dilapideurs de fonds publics.
- Vous n'imaginez pas ce qu'ils font, ces monstres ! Chaque puceron cherche à avoir sa part du gâteau ! Un commerçant veut ouvrir une boutique, pour vendre par exemple des pantalons en toile. Quoi de plus simple a priori ? Il paye ses quinze roubles de taxe municipale, et il ouvre son commerce. Eh bien non ! Il doit graisser la patte au commissaire du quartier, au contrôleur des impôts, au médecin de l'inspection sanitaire ! Et cela en toute illégalité ! Quant aux pantalons, qui valent à tout casser un rouble et demi, les voilà vendus trois roubles ! Moscou n'est plus une ville, c'est une jungle !
- Une quoi ? demanda Fandorine.
- Une jungle. Bête sauvage contre bête sauvage ! C'est comme la vodka. Ah, monsieur, l'histoire de la vodka, c'est une vraie tragédie ! Tenez, écoutez ça...
Et s'ensuivit une dramatique histoire sur la façon dont les marchands, au mépris de toutes les lois divines et humaines, achetaient aux fonctionnaires des impôts indirects des étiquettes à un kopeck pièce, les collaient sur des bouteilles de tord-boyaux maison, qu'ils faisaient ensuite passer pour une marchandise normalement déclarée. Eraste Pétrovitch ne savait trop que dire mais, par chance, on ne lui demandait pas de participer à la conversation.
Quand, roulant avec fracas sur les pavés, la voiture s'arrêta devant le perron d'honneur de la résidence du gouverneur, Védichtchev interrompit sa diatribe au beau milieu d'une phrase :
- Vous, montez directement. Le grand maître de la police doit être dans le bureau à vous attendre impatiemment. Moi, j'ai à faire.
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Et, avec une célérité qui s'accordait mal à son âge et à ses imposants favoris, il disparut dans un petit couloir latéral.
La conversation en tête à tête fut professionnelle et fructueuse. Fandorine et Karatchentsev se comprenaient à demi-mot et trouvaient cela fort agréable.
Le général s'installa dans un fauteuil près de la fenêtre, Eraste Pétrovitch prit place en face de lui, sur une chaise tapissée de velours.
- Pour commencer, laissez-moi vous parler de Herr Knabe, dit Evguéni Ossipovitch d'entrée de jeu, tenant à la main un dossier qu'il n'éprouvait pas le besoin, pour le moment, de consulter. Je connais très bien cet individu. Simplement, je ne tenais pas à le dire devant tout ce monde. (Il tordit la bouche de manière expressive, et Fandorine comprit qu'il faisait allusion à Khourtinski. Le général tapota son dossier :) J'ai ici une directive secrète datant de l'an dernier. Emanant de la Troisième Section, qui, comme vous n'êtes pas sans le savoir, s'occupe de toutes les affaires politiques, et qui me recommande d'avoir l'oil sur Hans-Georg Knabe et de veiller à ce qu'il ne dépasse pas certaines limites.
Eraste Pétrovitch pencha la tête d'un air interrogateur.
- C'est un espion, expliqua le grand maître de la police. Selon les renseignements dont nous disposons, il serait capitaine à l'état-major général allemand. C'est le résident à Moscou des services de renseignements du Kaiser. Fort de ces informations, j'ai immédiatement et sans réserve accordé crédit à votre récit.
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- Et vous le laissez en liberté, p-parce qu'un espion connu vaut mieux qu'un espion inconnu ? précisa, plus qu'il n'interrogea, l'assesseur de collège.
- Exactement. En outre, la diplomatie a ses convenances. Admettons que je l'arrête et que je l'expulse. Résultat ? Aussitôt les Allemands expulseraient un homme à nous. Quel intérêt ? Il n'est pas de coutume de toucher aux résidents sans ordre formel. Cela étant, dans le cas d'espèce, son comportement dépasse les limites de la courtoisie.
Face à un tel euphémisme, Fandorine ne put s'empêcher de sourire :
- C'est peu dire !
Le général sourit à son tour.
- Nous allons donc procéder à l'arrestation de Herr Knabe. Question : où et quand ? (Le sourire d'Evguéni Ossipovitch s'élargit.) Je penche pour ce soir, au restaurant Alpenrose. Selon mes informations (il tapa de nouveau sur son dossier fermé), Knabe fréquente assidûment l'endroit. Aujourd'hui, il a téléphoné et retenu une table pour sept heures. Au nom de Rosenberg, curieusement, alors que, comme vous vous en doutez, il est parfaitement connu dans cet établissement.
- Intéressant, remarqua Fandorine. Et en effet, il faut l'arrêter. Le général approuva d'un signe de tête.
- Je suis en possession d'un ordre d'arrestation signé du gouverneur. Et, en bon soldat, quand un supérieur me donne un ordre, j'exécute.
- Comment a-t-on appris que Knabe avait téléphoné et retenu une table sous un faux nom ? demanda Eraste Pétrovitch après réflexion.
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- Ça, c'est le progrès technique, fit le grand maître de la police, un éclair de malice dans les yeux. On peut écouter les conversations téléphoniques depuis le central. Mais ceci reste strictement entre nous. Si on l'apprenait, je perdrais la moitié de mes informations. A ce propos, votre petite amie Wanda sera également à La Rosé des Alpes ce soir. Elle a demandé au portier de lui faire venir une voiture pour six heures. Voilà une intéressante rencontre en perspective. Ce qui serait bien, c'est de prendre ces deux tourtereaux ensemble. Question : comment procéder ?
- Résolument, mais d-discrètement. Karatchentsev soupira :
- Pour ce qui est d'être résolus, mes gars sont tout à fait au point, pour le reste, c'est moins sûr.
Eraste Pétrovitch se mit à parler par phrases courtes :
- Et si je m'en chargeais ? A titre privé ? Comme ça, pas de risque d'incident diplomatique. Vos gars seraient là pour le cas où. Simplement, Votre Excellence, pas de double jeu comme hier à l'Angleterre !
Sapristi, travailler avec toi est un vrai plaisir, pensa le général avant de prononcer à voix haute :
- Pour hier, je vous présente mes excuses. Cela ne se reproduira plus. Pour ce qui est de ce soir... Deux hommes dans la rue, deux dans la salle ? Qu'en dites-vous ?
- Supprimez ceux de la salle, un professionnel les repérerait à tout coup, déclara l'assesseur de collège d'un ton assuré. Quant à la rue, ce serait bien qu'il y ait un homme dans une voiture, devant l'entrée principale, et un autre à l'entrée de service.
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A toutes fins utiles. Je pense que ce serait suffisant. C'est un espion, pas un terroriste tout de même !
- Et comment pensez-vous agir ?
- A vrai dire, je n'en sais rien. J'improviserai. Je verrai en fonction des événements. Je n'aime pas anticiper.
- Je comprends, dit le général avec un hochement de tête approbateur. Et je me fie entièrement à votre jugement. Avez-vous une arme ? Monsieur Knabe est dans une situation désespérée. Il ne s'en tirera pas avec une simple expulsion, et si les choses tournent mal, ses supérieurs le désavoueront. Sans être un terroriste, il pourrait se montrer nerveux.
Eraste Pétrovitch glissa la main sous sa redingote, et, la seconde suivante, il présentait à son interlocuteur un joli petit revolver qui avait visiblement beaucoup servi, car les stries de la crosse étaient presque entièrement effacées.
- Un Herstal ? s'écria Evguéni Ossipovitch, plein de respect. C'est un joujou formidable. Vous permettez que j'admire ?
Le général prit en mains le revolver, releva habilement le barillet et fit claquer sa langue :
- Pas besoin de l'armer ? Quelle merveille ! En cas de besoin, on peut tirer les six balles à la suite. Mais la détente n'est pas un peu trop sensible ?
- Regardez, là, ce petit bouton, indiqua Fando-rine. C'est un dispositif de sécurité. Avec ça, un coup ne risque pas de partir dans votre poche. La précision de tir, bien sûr, est médiocre, mais dans notre affaire, l'essentiel est de tirer vite. Nous n'avons pas à viser la tête d'un moineau !
- C'est tout à fait vrai, acquiesça Evguéni Ossipovitch en rendant l'arme. Mais cette Wanda, elle va vous reconnaître, non ?
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- Ne vous inquiétez pas, Votre Excellence. Je p-possède tout un arsenal de maquillage. Elle ne me reconnaîtra pas.
Pleinement satisfait, Karatchentsev se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et, bien que la discussion sérieuse parût terminée, il ne se pressa pas pour mettre fin à l'entrevue. Il proposa un cigare à son interlocuteur, mais celui-ci sortit les siens, rangés dans un élégant étui de daim.
- Un authentique batavia, Evguéni Ossipovitch. Est-ce que cela vous dit ?
Le grand maître de la police prit un fin bâtonnet couleur chocolat, l'alluma et lâcha avec délectation un mince filet de fumée. Décidément, monsieur Fandorine plaisait au général, qui prit résolument la décision d'engager la conversation sur une voie délicate :
- Vous êtes nouveau venu dans la jungle moscovite... commença-t-il prudemment.
Tiens, un autre qui parle de jungle, s'étonna mentalement Eraste Pétrovitch, ne laissant toutefois rien paraître.
- Nouveau venu dans la jungle russe en général, dit-il simplement.
- Eh oui, justement. Bien des choses ont changé durant votre longue absence...
Un sourire aux lèvres, Fandorine attendait la suite : de toute évidence, on n'allait pas parler de la pluie et du beau temps.
- Quelle impression vous a faite notre Vladimir Beau Soleil ? demanda soudain le grand maître de la police.
Après une courte hésitation, Eraste Pétrovitch répondit :
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- Selon moi, Son Excellence n'est pas aussi naïve qu'elle le paraît.
- Hélas ! fit le général en soufflant énergiquement vers le plafond une colonne de fumée. Autrefois, le prince était tout sauf naïf. Seize ans qu'il dirige la première capitale russe d'une main de fer, ce n'est tout de même pas rien. Mais le vieux loup n'a plus ses dents d'antan. D'ailleurs, faut-il s'en étonner ? il est dans sa huitième décennie. Il a vieilli, perdu sa poigne. (Evguéni Ossipovitch se pencha en avant et baissa la voix pour dire sur le ton de la confidence :) II vit ses derniers jours. Vous l'avez vu vous-même, ses deux Pompadour que sont Khourtinski et Védichtchev font de lui ce qu'ils veulent. Et cette fameuse cathédrale ! Elle pompe tout l'argent de la ville ! Et dans quel but, je vous le demande ? Combien d'asiles et d'hôpitaux on aurait pu construire pour la même somme ! Mais non, notre nouveau Kheops entend à tout prix laisser derrière lui sa pyramide.
Eraste Pétrovitch écoutait avec la plus grande attention, sans desserrer les dents.
- Je comprends qu'il serait déplacé de votre part de discuter de cela, dit Karatchentsev, s'appuyant de nouveau au dossier de son fauteuil. Ecoutez simplement un homme qui a pour vous une sympathie sincère. Je ne vous cacherai pas qu'à la cour on n'est pas satisfait de Dolgoroukoï. Le moindre faux pas de sa part, et c'est la fin. On l'envoie à Nice prendre une retraite bien méritée. A ce moment-là, Eraste Pétrovitch, toute sa camarilla moscovite sera éliminée. Un autre homme viendra, totalement différent, qui amènera ses gens à lui. D'ailleurs, ses hommes sont déjà là. Ils préparent le terrain.
- Vous, par exemple ?
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Evguéni Ossipovitch baissa les paupières en signe d'approbation :
- Vous comprenez à demi-mot. Ce qui veut dire que je n'ai pas besoin d'aller plus loin. Vous avez saisi le sens de ma démarche.
Effectivement, en fait d'ancienne capitale de l'Empire, c'est une sorte de jungle, pensa Eraste Pétrovitch en observant le grand maître de la police, un homme de toute évidence honnête et intelligent, et dont le regard débordait de sympathie à son égard. L'assesseur de collège offrit son plus beau sourire et écarta les mains, l'air désarmé.
- J'apprécie la confiance que vous me t-témoi-gnez, j'en suis même honoré. Moscou gagnerait sans doute à un nouveau gouverneur. Cela étant, je ne me permettrai pas d'en juger car, pour l'instant, je ne connais rien aux affaires de la ville. Voyez-vous, Excellence, je viens de passer quatre années au Japon, et j'en reviens totalement " japo-nisé ", au point que, parfois, je m'en étonne moi-même. Chez les Japonais, un samouraï - et, selon leurs conceptions, vous et moi sommes des samouraïs - doit garder fidélité à son suzerain, aussi mauvais soit-il. Il est absolument impossible de faire autrement, sinon le système s'écroulerait. Vladimir Andréiévitch n'est pas tout à fait mon suzerain, mais je ne saurais cependant me considérer comme libre de toute obligation à son égard. Ne m'en veuillez pas.
- Eh bien, c'est dommage, soupira le général, comprenant qu'il était inutile d'insister. Vous auriez pu avoir un bel avenir. Mais peu importe. Peut-être l'aurez-vous tout de même. En tout cas, vous pourrez toujours compter sur mon soutien. Puis-je espérer que cette conversation restera entre nous ?
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- Oui, répondit brièvement l'assesseur de collège. Karatchentsev le crut sans hésitation.
- Il est temps d'y aller, dit-il en se levant. Je vais donner des ordres concernant La Rosé et vous choisir des aides dégourdis. Et vous, de votre côté...
Alors qu'ils s'apprêtaient à sortir du cabinet du gouverneur, tout en mettant au point les derniers détails de l'opération, s'ouvrit une petite porte placée dans un angle. Là, se trouvait une minuscule pièce où le vieux prince aimait à faire la sieste après déjeuner. Discret grâce à ses semelles de feutre, en sortit Frol Grigoriévitch Védichtchev. Ses sourcils blancs et broussailleux étaient froncés en une expression sévère. Le valet de chambre du prince s'approcha du fauteuil où, une minute plus tôt, était assis le grand maître de la police et, d'un air féroce, envoya, tout droit sur le siège de cuir, un jet de salive brune imprégnée de tabac.
A l'hôtel, une surprise attendait Eraste Pétrovitch. Presque arrivé à la chambre 20, le jeune homme vit sa porte s'ouvrir brusquement et une plantureuse femme de chambre sortir précipitamment dans sa direction. Fandorine ne put distinguer son visage, tourné de côté, mais un certain nombre de détails éloquents, tels que son tablier à l'envers, son jabot de dentelle tout de guingois et sa robe boutonnée de travers, n'échappèrent pas à son attention. Massa parut sur le seuil, content de lui et nullement gêné par l'arrivée inopinée de son maître.
- Les femmes russes sont très bien, prononça le serviteur avec une profonde conviction. Je le supposais déjà avant, mais maintenant j'en ai la certitude.
- La certitude ? demanda Fandorine, curieux, en considérant attentivement le visage luisant du Japonais.
- Oui, maître. Elles sont ardentes et, pour l'amour, elle n'exigent pas de cadeaux. C'est autre chose que les habitantes de la ville française de Paris !
- Mais tu ne connais pas le russe, fit remarquer Eraste Pétrovitch en secouant la tête. Comment t'es-tu fait comprendre ?
- Je ne connaissais pas le français non plus. Mais pour s'expliquer avec une femme, les mots
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sont inutiles, déclara le serviteur d'un air important. L'essentiel, c'est la respiration et le regard. Si tu respires rapidement et bruyamment, la femme comprend que tu es amoureux d'elle. Quant au regard, il faut faire comme ça. (Il plissa les paupières, et ses petits yeux déjà très étroits sans cela se mirent soudain à pétiller d'une manière surprenante. Fandorine ne put qu'émettre un ricanement.) Après, il ne reste qu'à lui faire un brin de cour, et la femme ne peut plus résister.
- Et comment t'y es-tu pris pour lui faire la cour ?
- Chaque femme exige une approche personnelle, maître. Les maigres aiment les sucreries, les grosses, les fleurs. Concernant cette femme magnifique qui s'est enfuie dès qu'elle a entendu vos pas, je lui ai offert une branche de magnolia et ensuite je lui ai fait un massage du cou.
- Où as-tu trouvé le magnolia ?
- Là-bas, dit Massa en désignant un lieu quelque part vers le bas. Il y en a dans des bacs.
- Et pourquoi ce massage du cou ? Le serviteur regarda son maître avec commisération :
- Le massage du cou devient massage des épaules, puis massage du dos, puis...
- C'est clair, fit Fandorine avec un soupir. Tu peux t'abstenir de la suite. Va plutôt me chercher le petit coffre avec mon nécessaire de grimage.
Massa s'anima :
- Nous partons pour une nouvelle aventure ?
- Pas nous, moi. Et puis, il y a autre chose : ce matin, je n'ai pas eu le temps de faire ma gymnastique, or ce soir je dois être en pleine forme.
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Le Japonais commença à défaire le peignoir de coton qu'il portait habituellement comme vêtement d'intérieur.
- Maître, nous courons un peu au plafond ou nous faisons encore la lutte ? Ce serait mieux de courir. Ce mur est très bien adapté.
Après avoir examiné la paroi tapissée de papiers peints et le plafond orné de moulures, Fandorine émit des doutes :
- C'est affreusement haut. Il n'y a pas moins de douze sha ku. Bon, mais après tout essayons.
Massa était déjà en position, avec pour tout vêtement une large bande autour du ventre. Son front était ceint d'un petit chiffon blanc bien propre qui portait, écrit à l'encre de Chine rouge, l'idéogramme signifiant " application ". Eraste Pétrovitch, lui, enfila un maillot rayé très moulant et des chaussons de caoutchouc, fit quelques petits sauts suivis de plusieurs flexions, puis lança l'ordre :
- Iti, ni, san !
Les deux hommes s'élancèrent au même instant, coururent sur le mur et, un peu avant d'atteindre le plafond, se projetèrent à la verticale. Après quoi, effectuant dans l'air un saut périlleux, ils retombèrent sur leurs pieds.
- Maître, je suis monté plus haut que vous ! Je suis allé jusqu'à cette rosé-là ; vous, vous vous êtes arrêté deux rosés plus bas, se vanta Massa en montrant le papier peint.
En guise de réponse, Fandorine hurla de nouveau :
- Iti, ni, san !
Le numéro vertigineux fut réitéré mais, cette fois, effectuant sa culbute, le serviteur toucha le plafond de son pied.
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- J'ai réussi, pas vous ! déclara-t-il. Et cela, maître, alors que vous avez les jambes beaucoup plus longues que les miennes.
- Toi, tu es en caoutchouc ! bougonna Fandorine, légèrement essoufflé. Bon, à présent, un peu de lutte.
Le Japonais salua très bas et, sans enthousiasme particulier, se mit en position de combat : genoux fléchis, pieds écartés, bras souples.
Eraste Pétrovitch fit un petit bond, exécuta une pirouette en l'air et, du bout de son chausson, porta un coup assez fort sur le sommet du crâne de son adversaire qui n'avait pas eu le temps d'esquiver.
- Un point pour moi, cria-t-il. On continue !
Massa fit un geste de diversion : il arracha le bandeau blanc qu'il avait sur le front, le lança sur le côté et, alors que le regard de Fandorine suivait instinctivement l'objet qui volait, le serviteur poussa un cri guttural et roula sur le sol, tel un ballon souple, en essayant de placer un balayage sous la cheville de son maître. Mais Eraste Pétrovitch bondit en arrière au dernier moment, tout en se contorsionnant de telle manière que, du tranchant de la main, il frappa un léger coup sur l'oreille du petit homme.
- Deux points pour moi !
Le Japonais sauta prestement sur ses jambes et se mit à courir à petits pas dans la pièce en décrivant un demi-cercle. Fandorine, lui, faisait pratiquement du surplace, les deux mains ouvertes à hauteur de sa taille.
- Ah, oui, maître, j'avais complètement oublié ! fit Massa sans interrompre son mouvement tournant.
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Je suis impardonnable. Une dame est venue vous voir il y a une heure. Toute en noir. Eraste Pétrovitch baissa les mains.
- Quelle femme ?
Et il reçut en même temps un coup de pied dans la poitrine qui le projeta contre le mur, tandis que Massa s'écriait triomphalement :
- Touché ! Une femme qui n'était ni jeune ni belle. Et ses vêtements étaient entièrement noirs. Je n'ai pas compris ce qu'elle voulait, et elle est repartie.
Fandorine frottait sa poitrine endolorie.
- Il serait temps que tu apprennes le russe. Pendant mon absence, prends le dictionnaire que je t'ai offert et apprends quatre-vingts mots.
- Quarante suffiront ! s'indigna Massa. Vous voulez simplement vous venger ! En plus, j'en ai déjà appris deux aujourd'hui : chéli, qui veut dire " cher monsieur ", et Chinois, qui signifie " Japonais " en russe.
- Je devine qui a été ton professeur. Mais ne t'avise surtout pas de m'appeler chéli. J'ai dit quatre-vingts mots, pas un de moins ! La prochaine fois tu combattras plus loyalement.
Eraste Pétrovitch s'assit devant le miroir et commença sa transformation.
Après avoir hésité entre plusieurs, il choisit une perruque d'un roux foncé aux cheveux raides, séparés au milieu par une raie bien droite. Il déroula les pointes de sa moustache noire, s'en colla une autre plus fournie et plus claire pardessus et, à son menton, fixa une épaisse barbe en éventail. Il colora ses sourcils en conséquence, les fit bouger dans un sens puis dans l'autre, se gonfla les lèvres, atténua l'éclat de ses yeux, tapota ses
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joues vermeilles, se laissa lourdement tomber sur une chaise et, comme par un coup de baguette magique, se métamorphosa en un arrogant petit marchand de l'Okhotny Riad.
Peu après sept heures du soir, une voiture de louage arriva à l'Alpenrose, restaurant allemand situé rue Sophie. C'était une calèche laquée montée sur ressorts d'acier, tirée par deux chevaux moreaux à la crinière entrelacée de rubans écarlates. Les rayons de ses roues étaient peints en ocre. Pour arrêter son attelage, le cocher lança un cri assourdissant qu'il accompagna d'un claquement crâne de son fouet.
- Réveillez-vous, monsieur, vous voilà à destination !
Derrière, avachi sur le siège de velours, ronflo-tait le passager, un jeune marchand en longue redingote bleu foncé, gilet framboise et hautes bottes en forme de bouteille. Sur la tête du fêtard, un haut-de-forme étincelant s'en allait tout de travers.
Le marchand entrouvrit ses yeux hébétés et dit dans un hoquet :
- Où ça ?
- Là où vous avez demandé, jeune monsieur. La fameuse Rosé, c'est ici.
Devant le célèbre restaurant stationnait une longue file d'équipages. Leurs cochers regardèrent d'un air mécontent leur bruyant confrère : à crier comme ça et à faire claquer son fouet, il effrayait les chevaux des autres. L'un d'entre eux, un jeune gars au visage glabre et nerveux vêtu d'une veste de cuir lustré s'approcha du fauteur de troubles et le prit à partie :
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- Qu'est-ce que t'as à faire tout ce boucan ! On n'est pas à la foire ! T'es arrivé, alors mets-toi dans le rang comme les autres ! (Et il ajouta à mi-voix :) File, Sinelnikov, tu as fait ton travail, alors file, disparais ! J'ai moi-même une voiture. Et dis à Evguéni Ossipovitch que tout se déroule comme prévu.
Le jeune marchand sauta sur le trottoir, vacilla sur ses jambes et fit un geste à son cocher :
- Tu peux t'en aller ! Je vais passer la nuit ici !
Le garçon fit claquer son fouet et partit à toute allure en sifflant comme un voyou. Le jeune marchand en goguette, lui, fit quelques pas mal assurés et perdit l'équilibre. Mais le cocher au visage glabre se trouva là pour le rattraper.
- Attends, je vais t'aider, monsieur. Faut faire attention, tu pourrais tomber...
Et le prenant par le coude avec sollicitude, il lui glissa à l'oreille :
- Agent Kliouev, Votre Haute Noblesse. Ma voiture est là, c'est celle qui a le cheval roux. Je vous attends sur mon siège. A l'entrée de service se tient l'agent Neznamov, déguisé en rémouleur avec un tablier en toile cirée. L'objet est arrivé il y a dix minutes. Il s'est collé une barbe rousse et a l'air très nerveux. Il est armé : j'ai remarqué une bosse sur le côté. Et tenez, Son Excellence m'a chargé vous remettre ça.
Et juste avant d'arriver à la porte, le " cocher " glissa fort habilement dans la poche du marchand une feuille pliée en huit puis, retirant sa casquette, il lui fit un profond salut. Mais, ne recevant aucun pourboire, il poussa un grognement dépité quand la porte se referma devant son nez.
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Et c'est sous les quolibets de ses collègues (" Alors, gros malin, tu l'as eue ta pièce ? ") qu'il retourna à sa voiture et remonta sur son siège, la tête basse.
Le restaurant Alpenrose avait la réputation d'être un établissement respectable, européen. En tout cas, dans la journée. Au petit déjeuner et au repas de midi, il était fréquenté par les Allemands de Moscou, commerçants aussi bien que fonctionnaires. On y venait savourer le jarret de porc à la choucroute, boire de l'authentique bière bavaroise tout en lisant les journaux de Berlin, de Vienne et de Riga. Le soir, en revanche, les tristes buveurs de bière rentraient chez eux pour faire leurs comptes de la journée, dîner et se mettre au lit avant la nuit tombée, et c'était alors un public plus gai et plus généreux qui se retrouvait à La Rosé. Les étrangers y prédominaient tout de même, mais il s'agissait de gens plus insouciants et qui préféraient se distraire à l'européenne plutôt qu'à la russe, sans criailleries d'ivrognes ni débordements excessifs. Et si des Russes y venaient parfois, c'était essentiellement par curiosité ou, depuis quelque temps, pour entendre chanter mademoiselle Wanda.
Le jeune marchand s'arrêta dans le hall de marbre blanc, examina en hoquetant les colonnes et l'escalier couvert de tapis, lança son splendide haut-de-forme au laquais et fit signe au maître d'hôtel.
Il commença par lui glisser un billet de dix roubles, après quoi, au milieu des effluves de cognac, il exigea :
- Tu me trouves une table, le Teuton, et pas une de celles dont personne ne veut et qui reste vide tous les soirs, mais une table qui me plaise.
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- On a beaucoup de monde aujourd'hui... fit avec un geste d'impuissance le maître d'hôtel qui, bien qu'allemand, parlait russe à la façon des vrais Moscovites.
- Débrouille-toi, dit le marchand en levant un doigt menaçant. Sinon, je fais un scandale ! Et, dis-moi, il est où le petit coin dans cette maison ?
Le maître d'hôtel fit signe à un laquais, et c'est avec tous les égards que le client tapageur fut conduit dans des toilettes bénéficiant des dernières trouvailles de la technique européenne : sièges en porcelaine, chasses d'eau et immenses miroirs devant les lavabos. Mais, en bon Russe qu'il était, le marchand n'accorda pas le moindre intérêt à ces nouveautés allemandes. Demandant au laquais de l'attendre à l'extérieur, il sortit de sa poche la feuille de papier, qu'il déplia, puis, fronçant les sourcils d'un air concentré, il se mit à lire.
Il s'agissait de la transcription d'une conversation téléphonique.
2 heures 17 minutes de l'après-midi. L'abonné 1 est de sexe masculin, l'abonné 2 de sexe féminin.
A 1 : Mademoiselle, pouvez-vous me passer le numéro 762... L'hôtel Angleterre ? Ici GeorgKnabe. Pourrais-je parler à madame Wanda ?
Une voix (sexe non identifié) : Tout de suite, monsieur.
A 2 : Ici Wanda. Qui est à l'appareil ?
A 1 : (Observation en marge : " à partir de là, la conversation se déroule en allemand ") Moi. C'est urgent et très important. Dites-moi seulement : lui avez-vous administré quelque chose ? Vous comprenez de quoi je parle. L'avez-vous fait ou non ? Dites-moi la vérité, je vous en conjure !
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A 2 (après une longue pause) : Je n'ai pas fait ce à quoi vous faites allusion. Tout s'est passé comme ça. Mais qu'avez-vous ? Vous avez une drôle de voix.
A 1 : C'est vrai, vous ne l'avez pas fait ? Oh, le Seigneur en soit loué ! Vous n'imaginez pas dans quelle situation je me trouve. Un vrai cauchemar.
A 2 : Vous m'en voyez ravie. (Une phrase n'a pu être déchiffrée.)
A 1 : Ne plaisantez pas. Tout le monde me tourne le dos ! Au lieu de recevoir des félicitations pour avoir fait preuve d'initiative, je me heurte à l'ingratitude la plus noire. Et ce n'est pas le pire. Il se pourrait même que, loin de repousser le conflit, l'événement que vous savez ne le rapproche, au contraire. Voilà ce que l'on m'a fait savoir. Mais vous n'avez rien fait, c'est bien sûr ?
A2:Je vous l'ai dit et je le répète : non.
Al : Et où est le flacon ?
A 2 : Ici, dans ma chambre. Et il est cacheté comme il l'était.
Al:// faut que je le récupère. Aujourd'hui même.
A 2 : Aujourd'hui je chante, et je ne pourrai pas m'éclipser. Cela fait déjà deux soirs que je ne suis pas allée au restaurant.
A 1 : Je sais. J'y serai. J'ai déjà retenu une table. Pour sept heures. Ne vous étonnez pas, je serai grimé. On doit observer le plus grand secret. Apportez le flacon. Et autre chose, Frdulein Wanda : vous en prenez un peu trop à votre aise ces derniers temps. Faites attention, avec moi on ne plaisante pas.
(A 2 raccroche sans répondre.)
Sténographié et traduit de l'allemand par Youli Schmidt.
En dessous, d'une écriture penchée d'officier de la garde, était ajouté : " // ne faudrait pas que,
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dans l'affolement, il la supprime. Qu'en pensez-vous ? E.O. "
Le jeune marchand sortit des toilettes l'air nettement plus frais. Accompagné du maître d'hôtel, il pénétra dans la salle, promena un regard vaseux sur les tables recouvertes de nappes d'une blancheur éblouissante et toutes scintillantes d'argent et de cristal. Il cracha sur le parquet étincelant (le maître d'hôtel se contenta d'un regard atterré) et finit par pointer le doigt vers une table (heureusement libre) située près du mur. A gauche, deux étudiants cossus dînaient en compagnie de cousettes qui riaient à gorge déployée ; à droite, un monsieur à barbe rousse en veston à carreaux suivait ce qui se passait sur la scène en sirotant du vin de Moselle.
Sans les indications de l'agent Kliouev, Fando-rine n'aurait jamais reconnu Herr Knabe. Un as, lui aussi, dans l'art du déguisement. Après tout, étant donné sa profession principale, il n'y avait là rien d'étonnant.
Des applaudissements désordonnés mais enthousiastes éclatèrent dans la salle. Mince, énergique, moulée dans une robe pailletée qui la faisait ressembler à un serpent merveilleux, Wanda venait de monter sur la petite scène.
- Elle est maigre à faire peur, lança à la table voisine l'une des deux midinettes.
Plutôt bien en chair, elle était vexée de voir les deux étudiants fixer la chanteuse d'un regard fasciné.
Cette dernière embrassa la salle d'un regard de ses grands yeux lumineux et, sans préambule ni introduction musicale, entonna doucement une
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première chanson. Très vite, le pianiste qui l'accompagnait saisit la mélodie et commença à tisser la fine dentelle de ses accords autour de cette voix basse et pénétrante.
Au lointain carrefour, dans le sable Le cadavre du suicidé est enfoui ; Sur lui pousse une petite fleur bleue, La fleur des suicidés...
J'étais là, soupirant... Le soir Enveloppa tout de sommeil et de froid Et sous la lune se mit à osciller La fleur des suicidés.
Choix étrange pour un restaurant, se dit Fandorine en prêtant attention aux paroles allemandes de la chanson. Il me semble que c'est un poème de Heine.
Un grand silence plana sur la salle, puis les applaudissements fusèrent de toutes parts, et la midinette jalouse alla même jusqu'à crier " bravo ! ". S'apercevant qu'il venait de sortir de son rôle, Eraste Pétrovitch eut un sursaut, mais personne ne semblait avoir remarqué l'expression sérieuse qui, de façon tout à fait inattendue, était apparue sur le visage du marchand un peu ivre. En tout cas, l'homme à la barbe rousse qui occupait la table voisine ne regardait que la scène.
Les derniers accords de la triste ballade résonnaient encore que Wanda claquait déjà des doigts, lançant un tempo rapide. Secouant sa tête bouclée, le pianiste écourta la fin du morceau en plaquant ses dix doigts sur le clavier, et chacun commença à se balancer sur sa chaise au rythme enlevé d'une chansonnette parisienne.
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Un Russe de l'assistance, selon toute apparence un industriel, eut un comportement étrange : faisant signe à la marchande de fleurs, il choisit dans sa corbeille un petit bouquet de violettes qu'il enveloppa dans un billet de cent roubles avant de le lancer à Wanda. Sans cesser de chanter, celle-ci huma le bouquet et ordonna qu'il soit retourné à son envoyeur avec le billet de cent roubles. L'industriel, qui jusque-là se prenait pour le seigneur des lieux, se fit tout petit et, coup sur coup, vida cul sec deux grands verres de vodka. Bizarrement, la salle lui jetait des regards moqueurs.
Eraste Pétrovitch ne se laissa plus aller à oublier son rôle. Il s'amusa d'abord à faire l'imbécile : il versa du Champagne dans une tasse à thé et, de là, dans sa soucoupe. Gonflant ses joues, il avala une infime quantité de liquide afin que cela ne lui monte pas à la tête, mais en déglutissant le plus bruyamment possible. Il demanda ensuite au garçon de lui apporter une autre bouteille de cham-pagne (" et pas du Lanin, du vrai, du Moët ! ") ainsi que de lui griller un petit cochon de lait, mais un vivant, et qu'on vienne d'abord le lui montrer, " sinon je vous connais, Teutons de malheur, vous êtes capables de m'en préparer un qui viendra de la glacière ! ". L'idée de Fandorine était que, pendant qu'ils s'emploieraient à trouver un porcelet vivant, la situation aurait tout le temps de s'éclair-cir d'une manière ou d'une autre.
Knabe jetait à son bruyant voisin des regards irrités, sans toutefois lui prêter grande attention. L'espion avait déjà sorti quatre fois sa montre Bréguet, et on voyait qu'il était nerveux. A huit heures moins cinq, après avoir annoncé que la chanson suivante serait la dernière avant la pause,
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Wanda entonna une ballade irlandaise à fendre l'âme, sur la pauvre Molly qui avait en vain attendu le retour de son fiancé parti à la guerre. Ici et là dans la salle, un spectateur essuyait ses larmes.
Elle va terminer sa chanson et venir s'asseoir à la table de Knabe, se dit Fandorine, et il se prépara à cette éventualité. Laissant tomber sa tête sur son coude, comme terrassé par l'abus d'alcool, sans toutefois oublier de repousser la mèche qui lui bouchait l'oreille droite, Eraste Pétrovitch, conformément à la science de la concentration, débrancha tous ses organes sensoriels à l'exception de l'ouïe. Il se transforma pour ainsi dire en son oreille droite. Le chant de Wanda semblait à présent venir de loin, tandis qu'il percevait avec une netteté exceptionnelle les moindres mouvements de Herr Knabe. L'Allemand ne tenait pas en place : il faisait grincer sa chaise, raclait le plancher de ses pieds. Puis, brusquement, il se mit à taper par terre avec ses talons. Eraste Pétrovitch tourna à tout hasard la tête et entrouvrit un oil, et bien lui en prit, car il eut juste le temps de voir l'homme à la barbe rousse disparaître sans bruit par une porte latérale.
La salle croulait sous les applaudissements.
- Une vraie déesse ! cria un des deux étudiants, profondément ému.
Les deux midinettes frappaient à tout rompre dans leurs mains.
Cette façon qu'avait eue Herr Knabe de s'éclipser en douce déplut souverainement à l'assesseur de collège. Ajouté à son déguisement et à son faux nom, cela avait de quoi inquiéter.
Le petit marchand se leva brutalement en renversant sa chaise et déclara en confidence à la joyeuse compagnie installée à la table voisine :
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- Voilà maintenant qu'il faut que j'aille me soulager !
Et, titubant légèrement, il se dirigea vers la porte latérale.
Un garçon le rattrapa à la hâte :
- Monsieur, les commodités ne sont pas par là !
- Déguerpis ! fit le malotru en le repoussant sans même se retourner. Je me soulage où j'ai envie !
Horrifié, le garçon resta figé sur place, tandis que le marchand repartait à grandes enjambées. Zut, ça commençait mal. Il fallait faire vite. D'autant que, descendant de scène, Wanda venait de se faufiler dans les coulisses.
Juste devant la porte, surgit un nouvel obstacle, sous la forme d'un porcelet poussant des cris désespérés qu'on venait présenter au capricieux client.
- Tenez, voilà ce que vous avez commandé ! lança le cuisinier tout essoufflé, en exhibant fièrement son trophée. Tout ce qu'il y a de vivant. Vous voulez qu'on vous le grille ?
Eraste Pétrovitch regarda les petits yeux rosés remplis de terreur du cochon de lait et fut saisi de pitié pour la pauvre petite bête, venue au monde dans le seul but de remplir la panse de quelque goinfre.
Le marchand rugit :
- Il est bien petiot ! Laisse-le se faire encore un peu de lard !
Décontenancé, le cuisinier serra l'artiodactyle sur sa poitrine, tandis que, se cognant au chambranle de la porte, le despote s'engouffrait dans le couloir.
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Réfléchissons, se dit Fandorine, en proie à une intense fébrilité. A droite, on va vers le hall d'entrée. Les services et la loge de Wanda sont donc sur la gauche.
Il longea le couloir au pas de course. A un tournant, dans un recoin obscur, il entendit un petit cri et un remue-ménage.
Eraste Pétrovitch se précipita vers le bruit. L'homme à la barbe rousse avait saisi Wanda par-derrière et, lui plaquant une main sur la bouche, approchait de sa gorge une fine lame d'acier.
La chanteuse avait beau se cramponner des deux mains au large poignet couvert de poils roux, la distance qui séparait le poignard de son cou frêle diminuait rapidement.
- Arrêtez ! Police ! hurla Fandorine d'une voix éraillée par l'émotion.
Herr Knabe fit alors preuve d'une rapidité de réaction exceptionnelle : il saisit la chanteuse qui se débattait et l'expédia droit sur Eraste Pétrovitch. Celui-ci n'eut d'autre choix que d'entourer de ses bras les épaules graciles de la demoiselle, laquelle, toute tremblante, s'accrocha de toutes ses forces à son sauveur. L'Allemand, lui, les contourna en deux bonds et fonça dans le couloir tout en fouillant sous sa veste. Fandorine vit la main du fuyard émerger avec quelque chose de noir et de lourd et eut à peine le temps de plaquer Wanda au sol en la couvrant de son corps. Une seconde de plus, et la balle les transperçait tous les deux. L'assesseur de collège demeura un instant assourdi par le bruit du coup de feu qui avait envahi l'étroit couloir. Wanda, elle, poussa un hurlement désespéré et commença à se tortiller sous le corps du jeune homme.
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- C'est moi, Fandorine, fit-il, haletant, en essayant de se relever. Lâchez-moi !
Il voulut se remettre sur ses pieds, mais Wanda, toujours allongée par terre, le retenait fermement par une cheville et émettait des sanglots hystériques.
- Pourquoi a-t-il fait ça, pourquoi ? Je vous en prie, ne m'abandonnez pas !
Comprenant qu'il eût été vain d'essayer de dégager sa jambe - la chanteuse s'y cramponnait et ne l'aurait pas lâchée -, Eraste Pétrovitch dit d'une voix volontairement très calme :
- Vous savez très bien pourquoi. Mais Dieu est miséricordieux, et tout se termine bien.
Puis, délicatement mais fermement, il desserra les doigts de la jeune femme et se lança à la poursuite de l'espion. Il avait perdu un peu de temps, mais ce n'était pas grave, devant la porte il y avait Kliouev. C'était un agent intelligent, il ne le laisserait pas filer. Tout au moins parviendrait-il à le retarder.
Mais, passant en trombe la porte du restaurant, Fandorine découvrit que les choses se présentaient aussi mal que possible. Déjà installé dans une calèche anglaise à une place, appelée " égoïste ", Knabe fouettait à qui mieux mieux le petit cheval sec à la robe isabelle qui y était attelé. L'animal battit l'air de ses deux sabots de devant et s'élança si impétueusement que l'Allemand se trouva projeté en arrière contre le dossier de son siège.
Kliouev, l'agent intelligent, assis sur le trottoir, se tenait la tête à deux mains. Du sang coulait entre ses doigts.
- C'est ma faute, je l'ai laissé filer, gémit-il d'une voix sourde. Je lui ai crié " stop ", mais il m'a donné un coup de crosse sur le front.
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- Debout ! ordonna Eraste Pétrovitch en attrapant le blessé par l'épaule pour l'obliger à se relever. Il va nous échapper !
Au prix d'un gros effort sur lui-même, Kliouev se leva, étala le liquide bordeaux sur son visage et, en avançant de biais, se mit à clopiner en direction de sa voiture.
- Ça va, bredouilla-t-il en grimpant sur le siège du cocher, simplement, tout flotte autour de moi.
En un bond, Fandorine fut à l'arrière, Kliouev secoua les rênes, et le petit cheval roux fit entendre le bruit sonore de ses sabots sur le pavé. Mais il allait lentement, trop lentement. L'égoïste avait déjà une centaine de pas d'avance.
- Plus vite ! hurla Fandorine à un Kliouev quelque peu ramolli. Fonce !
Lancés à une vitesse folle - maisons, enseignes des magasins, passants abasourdis défilaient à toute allure -, les deux équipages tournèrent le coin de la courte et étroite rue Sophie pour déboucher sur la rue Loubianka, beaucoup plus large. Et là, la course-poursuite commença pour de bon. Scandalisé, le sergent de ville en faction en face de la photographie de Moebius lança un coup de sifflet indigné, menaça les deux perturbateurs du poing, mais s'arrêta là. Ah, si seulement il y avait un appareil téléphonique dans la voiture, rêva un instant Fandorine, et que l'on puisse appeler Karatchentsev et lui demander d'envoyer deux voitures pour faire barrage ! Fantaisie stupide et hors de propos : tout ne reposait pour le moment que sur le petit cheval roux. Et la brave bête faisait de son mieux, lançant en avant ses pattes vigoureuses, agitant sa crinière, regardant de temps à autre en arrière d'un oil
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exorbité, avec l'air de demander si cela allait ou s'il fallait faire un effort supplémentaire. Vas-y, plus vite, mon joli, le supplia mentalement Eraste Pétrovitch. Kliouev semblait avoir retrouvé ses esprits et, debout, faisait claquer son fouet et ululait avec une telle énergie qu'on aurait pu croire que c'était la horde du khan Mamaï qui déferlait ce soir-là sur la paisible rue.
Progressivement, l'égoïste perdait de son avance. Knabe, inquiet, se retourna une première fois, puis une deuxième, et comprit sans doute qu'il n'arriverait pas à s'échapper. Quand il ne resta plus qu'une trentaine de pas entre lui et ses poursuivants, il se retourna, tendit en arrière sa main gauche armée d'un revolver et tira. Kliouev eut juste le temps de se baisser.
- Il vise bien, le démon ! La balle a sifflé juste au-dessus de mon oreille ! Il a un Reichsrevolver ! Tirez, Votre Haute Noblesse ! Visez le cheval ! Sinon il nous échappe !
- Mais la pauvre bête n'y est pour rien, grommela Fandorine en repensant au cochon de lait.
En réalité, il n'aurait pas hésité à sacrifier le cheval Isabelle aux intérêts de la patrie, mais hélas son Herstal n'était pas adapté à des tirs à cette distance. Si par malheur il touchait Knabe au lieu du cheval, c'était toute l'opération qui capotait.
A l'angle du boulevard Srétenski, l'Allemand se retourna une nouvelle fois et, prenant davantage de temps pour viser, fit jaillir de son arme une langue de feu. A la même seconde, Kliouev partit à la renverse et s'écroula sur Eraste Pétrovitch. L'un de ses yeux fixait l'assesseur de collège d'un regard horrifié, l'autre n'était plus qu'un trou rouge.
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- Votre Haute... articulèrent ses lèvres, sans pouvoir terminer.
La voiture partait sur le côté, et Fandorine fut obligé de repousser l'homme sans ménagement. Il saisit les rênes et les tira, évitant de justesse à la calèche d'aller se fracasser contre la grille de fonte du boulevard. Emporté par son élan, le cheval roux voulait poursuivre sa course, mais la roue avant droite s'accrocha à une borne.
Eraste Pétrovitch se pencha sur l'agent et constata que le seul oeil qui lui restait n'était plus horrifié mais fixe et concentré, comme si Kliouev était en train d'observer tout là-haut quelque chose de très intéressant, bien plus intéressant que le ciel et les nuages.
D'un geste machinal, Fandorine voulut se découvrir, mais ne put le faire, car son somptueux haut-de-forme était resté au vestiaire de l'Alpenrose.
L'opération était une vraie réussite : un agent tué, Knabe en fuite.
Mais au fait, où avait-il pu s'enfuir ? A part chez lui, boulevard Karetny, l'espion ne pouvait aller nulle part dans l'immédiat. Il avait absolument besoin d'y passer, ne serait-ce que cinq minutes, le temps de prendre des papiers d'identité de rechange et de l'argent et de détruire les documents compromettants.
L'heure n'était donc pas à l'abattement. Eraste Pétrovitch saisit le cadavre de l'agent sous les bras, le tira hors de la voiture et l'assit par terre, dos à la grille.
- Reste là un moment, ami, bredouilla-t-il.
Et, sans porter la moindre attention aux passants pétrifiés de peur et d'étonnement, il grimpa sur le siège du cocher.
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Devant l'entrée de la belle maison de rapport au deuxième étage de laquelle vivait le représentant de la banque Kerbel und Schmidt, stationnait le fameux égoïste. Le cheval isabelle, couvert d'écume, piétinait nerveusement sur place en agitant sa tête trempée de sueur. Fandorine se précipita dans le hall d'entrée.
- Stop, où allez-vous ? demanda un portier à tête de bouledogue en l'attrapant par la main.
Mais, sans explication superflue, l'homme se vit gratifier d'un coup de poing à la tempe qui l'envoya dinguer de côté.
Une porte claqua dans les étages. Le bruit semblait justement venir du second ! Fandorine grimpa l'escalier quatre à quatre, son Herstal à la main. Il faudrait tirer deux fois, une fois dans chaque main. L'homme avait tenté d'assassiner Wanda de la main droite, mais avait tiré de la gauche. Il était donc aussi habile d'une main que de l'autre.
Arrivé devant la porte ornée d'une plaque de cuivre indiquant " Hans-Georg Knabe ", Fandorine tira d'un mouvement sec la poignée de bronze : la porte n'était pas fermée. A partir de là, il se déplaça rapidement, mais avec les précautions de rigueur : son revolver brandi en avant, le cran de sûreté débloqué.
Le long couloir était sombre, la seule source de lumière provenant de la fenêtre ouverte située tout à l'autre bout. C'est pourquoi, s'attendant à un danger venant de devant ou de côté, mais sûrement pas de sous lui, Eraste Pétrovitch ne remarqua pas une chose volumineuse étendue par terre, trébucha et faillit tomber de tout son long. Se rétablissant habilement, il s'apprêta à tirer, mais n'eut pas à le faire.
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Au sol, couché à plat ventre, un bras allongé en avant, il reconnut l'homme au veston à carreaux, dont les pans étaient relevés. La première idée d'Eraste Pétrovitch fut qu'il s'agissait d'une mise en scène destinée à l'abuser. Mais en retournant le corps sur le dos, il vit immédiatement le manche en bois d'un couteau de cuisine planté dans son flanc droit. Il ne s'agissait donc nullement d'un piège. L'espion avait été tué, et, à en juger par le sang qui continuait de s'écouler par saccades de sa blessure, le meurtre venait tout juste d'être commis.
Fandorine cligna des yeux d'un air de défi et se mit à courir d'une pièce à l'autre. Un désordre indescriptible y régnait : tout avait été mis sens dessus dessous, les livres étaient dispersés sur le sol, dans la chambre à coucher, tels des flocons de neige, voletait le duvet de l'édredon éventré. Mais pas âme qui vive.
Regardant par la fenêtre destinée à éclairer le couloir, Eraste Pétrovitch découvrit, juste au-dessous, le toit d'une petite construction attenante. Les choses s'éclairaient.
Sautant sans hésiter, il se mit à courir en faisant résonner la tôle. Du toit, la vue était magnifique : un coucher de soleil vermeil illuminait les clochers et les tours de Moscou, et, sur ce fond rouge, se détachait un vol noir de corbeaux. Mais, habituellement très sensible à la beauté, l'assesseur de collège ne jeta même pas un regard au merveilleux panorama qui s'offrait à lui.
C'était étrange. Le meurtrier avait disparu, alors que ce toit ne menait absolument nulle part. Il ne s'était tout de même pas envolé dans les airs...
Deux heures plus tard, l'appartement du boulevard Karetny était méconnaissable. Les pièces exiguës
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étaient parcourues en tous sens par divers fonctionnaires de la police judiciaire. Les collaborateurs du Département du chiffre numérotaient et répartis-saient dans des chemises en carton tous les papiers trouvés. Le photographe de la gendarmerie prenait des clichés du cadavre sous différents angles. Les hauts responsables, à savoir le grand maître de la police, celui de la Section spéciale de la chancellerie du gouverneur ainsi que le fonctionnaire en charge des missions spéciales, s'étaient installés dans la cuisine, où la fouille était déjà terminée.
- Quelles sont les impressions de ces messieurs de la police ? demanda Khourtinski en se glissant dans le nez une prise de tabac.
- Le tableau est clair, répondit Karatchentsev en haussant les épaules. On a voulu simuler un cambriolage. En prenant les gens pour des imbéciles. Ils ont mis la maison sens dessus dessous, mais n'ont pris aucun objet de valeur. Même les cachettes n'ont pas été touchées. Tout est à sa place : les armes, le manuel de chiffrage, l'arsenal technique... Ils espéraient visiblement que nous n'irions pas chercher plus loin.
- Atchoum ! éternua le conseiller aulique avec bruit, mais sans recevoir en retour les traditionnels voux de santé.
Le général se détourna de lui et poursuivit en s'adressant à Fandorine :
- Le détail le plus " vraisemblable " est l'arme du crime. Elle a été prise ici, fit Karatchentsev en montrant une rangée de crochets auxquels pendaient des couteaux de différentes tailles et dont l'un était vide. Façon de suggérer que le voleur a attrapé la première chose qui lui tombait sous la main. Ruse typiquement allemande, grosse comme
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une maison. Le coup au foie a été porté d'une manière éminemment professionnelle. Quelqu'un attendait notre Knabe dans le couloir obscur.
- Qui cela peut-il bien être ? demanda Piotr Parménytch en bourrant soigneusement sa seconde narine.
^ Le grand maître de la police ne daigna pas donner d'explications complémentaires, et ce fut à Eraste Pétrovitch de le faire :
- Ce sont sans doute les siens qui ont fait le coup. Je ne vois p-personne d'autre.
- Les bouffeurs de saucisses ont pris peur, ils craignent un conflit diplomatique, acquiesça Evguéni Ossipovitch. Le cambriolage n'est, bien sûr, qu'une mise en scène. Par exemple, pourquoi éventrer l'édredon ? Ils ont voulu nous donner le change. Ce n'est pas bien, meine Herren, des chrétiens n'agissent pas comme ça : saigner son propre agent comme un porc à l'abattoir ! Cela dit, je comprends les raisons de leur panique. S'il avait été démasqué, les choses risquaient de se terminer non par un simple scandale, mais par un conflit armé. Il était allé trop loin, le capitaine de l'état-major général ; il avait voulu trop bien faire. Un zèle excessif est toujours dangereux. Ça lui apprendra, à ce carriériste. Eh bien, messieurs, notre tâche arrive à son terme. Les circonstances de la mort du général Sobolev se sont bien éclaircies. Au-delà, c'est à nos supérieurs de prendre leurs décisions. Reste à déterminer que faire de cette Wanda.
- Elle n'a rien à voir avec la mort de Sobolev, dit Fandorine. Quant à ses c-contacts avec l'espion allemand, ils lui ont coûté assez cher. Elle a failli y laisser la vie.
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Khourtinski alla dans le même sens :
- Ne touchons pas à la chanteuse. Sinon on va faire remonter à la surface des choses qu'il vaudrait mieux garder enfouies !
Réfléchissant sans doute à la façon dont il allait rédiger son rapport à ses supérieurs, le grand maître de la police résuma la situation :
- Ainsi donc, en deux jours à peine, l'enquête a permis de reconstituer en totalité l'enchaînement des faits. Voulant se distinguer aux yeux de ses supérieurs, Knabe, l'espion résident allemand, a conçu, à ses risques et périls, le projet d'éliminer le meilleur commandant de l'armée russe, connu pour son antigermanisme virulent et unanimement considéré comme le chef de file du parti nationaliste. Apprenant la venue à Moscou de Sobolev, Knabe a mis sur la route du général une demi-mondaine à laquelle il a remis une fiole contenant un poison extrêmement violent. La femme n'a pas voulu ou n'a pas eu le temps d'en faire usage. Le flacon cacheté a été récupéré chez elle et se trouve actuellement à la Direction du corps de gendarmes du gouvernorat de Moscou. La mort du général a pour origine des causes naturelles. Mais, l'ignorant, Knabe s'est empressé de rendre compte de son action à Berlin, espérant une récompense. Les autorités allemandes, horrifiées par la nouvelle et imaginant les conséquences possibles d'un tel assassinat, ont pris la décision de se débarrasser sur-le-champ de cet agent trop zélé, ce qui a été fait. Il n'y a pas de raisons directes d'effectuer une démarche diplomatique en direction du gouvernement allemand, d'autant qu'en fait l'attentat n'a pas eu lieu. (Et Evguéni Ossipovitch acheva sur un ton qui n'avait plus rien d'officiel :) L'habile Hauptmann s'est
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trouvé victime d'un fatal concours de circonstances. Bien fait pour cette canaille ! Khourtinski se leva :
- Amen. Eh bien, messieurs, je vous laisse terminer et, avec votre permission, je vais me retirer. Son Excellence attend mon rapport.
Eraste Pétrovitch fut de retour à l'hôtel bien après minuit. Massa, immobile, l'attendait devant la porte de sa chambre.
- Maître, elle est de nouveau là, annonça-t-il, laconique.
- Oui?
- La femme en noir. Elle est venue et n'a pas voulu repartir. J'ai regardé dans mon dictionnaire et lui ai dit que je ne savais pas quand vous alliez rentrer : " Monsieur tout de suite pas là. Après là. " Elle s'est assise et ne bouge plus depuis. Cela fait trois heures qu'elle est assise à l'intérieur, pendant que moi je suis debout ici.
Eraste Pétrovitch poussa un soupir, entrouvrit la porte et jeta un petit coup d'oil dans l'entrebâillement. Devant la table, les mains croisées sur les genoux, était assise une jeune fille aux cheveux d'or vêtue d'une robe de deuil et coiffée d'un chapeau à larges bords garni d'un voile noir. On pouvait distinguer ses longs cils baissés, son nez fin légèrement busqué, l'ovale parfait de son visage. Entendant la porte grincer, l'inconnue leva les yeux, et Fandorine fut subjugué par leur beauté. Reculant machinalement d'un pas, il souffla entre ses dents :
- Massa, tu m'avais dit qu'elle n'était pas jeune. Elle n'a pas plus de vingt-cinq ans !
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- Les femmes européennes font tellement vieux, répliqua le Japonais en secouant la tête. Et d'ailleurs, vingt-cinq ans, est-ce si jeune que ça ?
- Tu m'avais dit qu'elle était vilaine !
- Et c'est bien ce qu'elle est, la pauvrette ! Cheveux jaunes, grand nez, yeux aqueux, tout à fait comme les vôtres, maître.
- Oui, bien sûr, murmura Eraste Pétrovitch, offensé. Ici, il n'y a que toi qui incarnes la beauté !
Et, poussant de nouveau un profond soupir, mais qui cette fois avait un tout autre sens, il entra dans la pièce.
- Monsieur Fandorine ? demanda la jeune fille en se levant d'un mouvement brusque. C'est bien vous qui conduisez l'enquête sur les circonstances de la mort de Mikhaïl Dmitriévitch Sobolev ? C'est Goukmassov qui me l'a dit.
Après l'avoir saluée en silence, Eraste Pétrovitch considéra plus attentivement le visage de l'inconnue. Ses traits étaient un mélange de volonté et de fragilité, d'intelligence et de féminité tel qu'on en rencontre rarement chez les jeunes filles. Quelque chose en elle rappelait Wanda, à cela près que la ligne de sa bouche ne portait pas la moindre trace de dureté ni d'ironie cynique.
La visiteuse nocturne s'approcha du jeune homme à le toucher, le regarda dans les yeux et, d'une voix tremblante, dont on ignorait si c'était de larmes contenues ou de fureur, elle demanda :
- Savez-vous que Mikhaïl Dmitriévitch a été assassiné ? Fandorine fronça les sourcils.
- Oui... On l'a assassiné, répéta la jeune fille, les yeux brillant d'un éclat fiévreux. A cause de cette maudite serviette !
En ce dimanche, depuis tôt le matin, un tintement incessant de cloches emplissait le ciel serein, décoloré par un soleil ardent. La journée s'annonçait belle, et les coupoles dorées des innombrables églises de Moscou brillaient d'un tel éclat qu'on était obligé de cligner des yeux, et pourtant seuls le froid et la tristesse habitaient le cour de la ville déployée sur ses petites collines. Triste et lugubre était le son des célèbres cloches : Moscou priait dans l'affliction pour le repos de l'âme du défunt serviteur de Dieu, Mikhaïl.
Le général avait longuement vécu à Saint-Pétersbourg alors qu'il ne faisait que passer dans l'ancienne capitale. Pourtant, Moscou l'aimait plus que Piter, ville froide et guindée. Elle l'aimait avec abnégation, comme aime une femme du peuple, sans trop réfléchir aux mérites de son idole. Elle l'aimait déjà parce qu'il était bien de sa personne et couvert de gloire, mais elle l'aimait surtout parce qu'elle sentait en lui un homme russe véritable, sans les arrogances et les faux-semblants appris de l'étranger. Aussi, des lithographies représentant le Général Blanc avec barbe déployée et sabre au clair pendaient aux murs de presque toutes les maisons
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de Moscou, aussi bien celles des petits fonctionnaires que celles des marchands ou des bourgeois.
La ville n'avait jamais manifesté un tel chagrin, pas même en mars de l'année passée quand des messes avaient été dites pour Alexandre le Libérateur, sauvagement assassiné, et alors qu'on allait porter le deuil durant toute une année, oubliant belles tenues et coiffures recherchées, soirées, fêtes et spectacles de comédie.
Bien avant que ne s'ébranle le cortège qui, traversant tout le centre de la ville, devait rejoindre les Portes Rouges où, dans l'église des Trois-Saints, serait célébré l'office des morts, tout le long du parcours, les trottoirs, les fenêtres, les balcons et même les toits étaient noirs de monde. Des gamins étaient juchés dans les arbres, les plus audacieux sur les gouttières. Sur tout le trajet, les troupes de la garnison et les élèves des écoles militaires faisaient la haie. A la gare de Riazan attendait un train funéraire constitué de quinze voitures abondamment décorées de drapeaux, de croix de Saint-Georges et de feuilles de chêne. Puisque Saint-Pétersbourg n'avait pas souhaité rendre un dernier hommage au héros, c'est la Russie profonde qui le ferait, une Russie dont le cour était situé très exactement entre Moscou et Riazan et où, dans un village du district de Ranenbourg, le Général Blanc devait connaître le repos éternel.
La procession s'étirait sur une bonne verste. On comptait déjà une vingtaine de personnes portant les coussins sur lesquels étaient présentées les décorations du défunt. A leur tête, arborant l'étoile de Saint-Georges du premier degré, marchait le général d'infanterie Ganetski, commandant la région militaire de Saint-Pétersbourg. Puis venaient
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les couronnes, une multitude de couronnes ! La première, qui faisait bien deux mètres, était offerte par les marchands d'Okhotny Riad. D'autres suivaient : celle du Club anglais, celle du Conseil des bourgeois de Moscou, celle des Chevaliers de la croix de Saint-Georges -impossible de toutes les énumérer. Devant le catafalque - un affût de canon tendu de velours cramoisi et surmonté d'un dais d'or- chevauchaient des hérauts portant leurs flambeaux renversés, puis les ordonnateurs des funérailles : le général gouverneur et le ministre de la Guerre. Derrière le cercueil, seul, monté sur une jument arabe morelle, venait le grand-duc Cyril Alexandrovitch, frère et représentant personnel du souverain. A sa suite, des aides de camp menaient par la bride Bajazet, le célèbre cheval blanc de Sobolev, revêtu d'un caparaçon de deuil. Un peu plus loin, la garde d'honneur avançait à pas lents, puis venaient les porteurs de couronnes plus modestes et enfin, tête nue, les personnages importants : haut dignitaires, généraux, membres du conseil municipal, gros bonnets de la finance. Un spectacle grandiose, incomparable.
Brusquement, comme honteux de son éclat incongru, le soleil de juin se cacha derrière les nuages, le temps se mit au gris, et, lorsque le cortège atteignit les Portes Rouges où sanglotait et se signait une foule de cent mille personnes, une petite pluie fine et attristée commença à tomber. La nature se mettait en harmonie avec l'humeur générale.
Fandorine essayait de se frayer un chemin à travers la foule dense dans l'espoir de trouver le grand maître de la police. Il s'était présenté au domicile du général dès potron-minet, mais on lui avait dit
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que Son Excellence était déjà partie pour le Dusseaux. Rien d'étonnant : une journée comme celle-ci et une responsabilité pareille ! Tout reposait sur les épaules d'Evguéni Ossipovitch.
Puis avait suivi une longue suite de malchances. A l'entrée de l'hôtel, un capitaine des gendarmes avait annoncé à Eraste Pétrovitch que le général " était encore là il y a une seconde " mais venait de partir pour la Direction de la police judiciaire. Là, il s'avéra que Karatchentsev avait filé remettre de l'ordre devant l'église où une bousculade était à craindre.
Le problème urgent et d'importance vitale auquel été confronté Fandorine aurait pu tout aussi bien être résolu par le gouverneur. Mais lui, inutile de le chercher : il était là, à la vue de tous, en tête du cortège, raide et digne, montant en parfait cavalier de la garde qu'il était son poulain pommelé. Mais essayez donc de vous approcher de lui !
Dans l'église des Trois-Saints, dans laquelle Fandorine ne pénétra que grâce au secrétaire du prince qui avait eu l'excellente idée de se retourner au bon moment, les choses n'allèrent pas mieux. Mettant à profit sa connaissance de l'art des " rampants ", il réussit à se faufiler presque jusqu'au cercueil, mais là, collés les uns aux autres, les dos constituaient un véritable mur. Solennel, pommadé, une larme de vieillard dans ses yeux grands ouverts, Vladimir Andréiévitch se tenait aux côtés du grand-duc et du duc de Lichtenbourg. Il était totalement exclu de lui adresser la parole, et si cette possibilité s'était présentée, sans doute n'aurait-il pas immédiatement compris l'urgence du problème.
Furieux de son impuissance, Fandorine écouta le touchant discours de Son Eminence l'évêque Ambroisie, qui évoqua les voies impénétrables du
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Seigneur. Un jeune cadet, pâle d'émotion, déclama d'une voix sonore une longue épitaphe en vers qui s'achevait par ces mots :
N'était-il pas celui que l'ennemi arrogant Craignait plus que le feu et la foudre du ciel ? Peut-être n'est-il plus aujourd'hui que poussière, Mais l'esprit du héros en nous tous est resté !
Autour du cercueil, pour la énième fois, tous eurent la larme à l'oil. On entendit des pieds glissant par terre : on sortait les mouchoirs. La cérémonie se déroulait avec la lenteur qui convenait à l'événement.
Et, en attendant, le temps filait.
La nuit précédente, Fandorine avait eu connaissance de circonstances nouvelles qui faisaient apparaître l'affaire sous un jour tout à fait différent. La visiteuse nocturne que le serviteur, étranger aux canons européens de la beauté, considérait comme ni jeune ni jolie, et que, porté au romantisme, son maître trouvait belle et intéressante, était en fait Ekatérina Alexandrovna Golovina, enseignante au lycée de jeunes filles de Minsk. Malgré sa constitution frêle et son évident chagrin, Ekatérina Alexandrovna s'était exprimée avec une franchise et une détermination inhabituelles chez les personnes de sa profession. Etait-ce un trait de sa nature ou le malheur l'avait-il endurcie ?
" Monsieur Fandorine, avait-elle commencé en prononçant chaque syllabe avec une netteté appliquée. Je dois d'abord vous expliquer les liens qui m'unissaient au... au... défunt. "
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Elle avait visiblement de la peine à prononcer ce dernier mot. Une ligne de souffrance avait barré son front haut et pur, mais sa voix n'avait pas tremblé. Une Spartiate, s'était dit Eraste Pétrovitch. Exactement, une Spartiate.
" Sinon, avait-elle poursuivi, vous ne comprendrez pas pourquoi je suis au courant de choses que personne ne savait, y compris les plus proches collaborateurs de Mikhaïl Dmitriévitch. Michel et moi, nous nous aimions. (Madame Golovina avait jeté à Fandorine un regard inquisiteur et, insatisfaite sans doute de son expression à la fois polie et attentive, elle avait cru nécessaire de préciser :) J'étais son amie. "
Elle avait pressé contre sa poitrine ses deux petits poings serrés et, à cet instant, Eraste Pétrovitch avait de nouveau eu l'impression de revoir Wanda quand celle-ci lui avait parlé d'amour libre : même ton provocateur, même façon de se tenir prête à braver l'offense. Mais l'assesseur de collège continuait de regarder la demoiselle de la même façon : poliment et sans laisser paraître le moindre jugement négatif. Ekatérina Alexandrovna avait alors poussé un soupir et expliqué une troisième fois à son interlocuteur obtus :
" Nous vivions comme mari et femme, vous comprenez ? C'est pour cela qu'il était plus franc avec moi qu'avec les autres. "
Eraste Pétrovitch avait pour la première fois desserré les lèvres :
" J'avais p-parfaitement compris, madame, poursuivez.
- Mais, comme vous le savez, Michel avait une épouse légitime, avait cependant jugé utile de préciser la jeune femme, faisant comprendre par son
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comportement qu'elle tenait à éviter toute équivoque et n'avait nullement honte de son statut.
- Je sais, une épouse née princesse Titov. Mais Mikhaïl Dmitriévitch et elle vivaient séparés depuis longtemps. Elle ne s'est même pas d-déran-gée pour ses obsèques. Maintenant parlez-moi de la serviette. "
Ekatérina Golovina avait eu l'air de perdre le fil :
" Oui, oui, je vais le faire... Mais je tiens à vous raconter les choses dans l'ordre. Parce que je dois d'abord vous expliquer que... Il y a un mois, Michel et moi avons eu une querelle... (Elle avait rougi violemment.) En fait, nous nous sommes quittés et ne nous sommes pas revus depuis. Il est parti à des manouvres, puis, après une journée passée à Minsk, il... "
Respectueusement, mais fermement, Fandorine avait ramené son interlocutrice à l'essentiel :
" Je suis au courant des déplacements de Mikhaïl Dmitriévitch durant le dernier mois. "
Après un temps d'hésitation, la jeune femme avait lancé en martelant chaque mot :
" Etes-vous également au courant, monsieur, du fait qu'en mai Michel avait réalisé la totalité de ses actions et de ses titres, vidé tous ses comptes, hypothéqué son domaine de Riazan et emprunté un grosse somme à la banque ?
- A quelle fin ? s'était rembruni Eraste Pétrovitch.
- Ça, je l'ignore. Il avait en vue une affaire secrète et très importante, à laquelle il ne souhaitait pas m'associer... Je lui en voulais, nous nous querellions... Je n'ai jamais partagé les idées politiques de Michel : la Russie aux Russes, l'union des Slaves, la voie spécifique non-européenne et autres
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sottises... C'est d'ailleurs en partie à cause de cela qu'a éclaté notre dernière querelle, notre querelle définitive. Mais il y avait aussi autre chose... Je sentais que j'avais cessé d'occuper la première place. Quelque chose de plus important que moi était apparu dans sa vie... (Elle avait rougi.) Et peut-être n'était-ce pas quelque chose, mais quelqu'un... Mais laissons cela, ce n'est pas essentiel. L'essentiel est ailleurs. (Golovina avait baissé la voix.) Tout l'argent était dans une serviette que Michel avait achetée à Paris lors de son voyage de février. Une serviette marron, en cuir, pourvue de deux serrures en argent ayant chacune sa clé. "
Fandorine avait cligné des yeux, essayant de se souvenir. Avait-il vu une telle serviette dans les affaires du mort au moment de l'inspection de l'appartement 47 ? Non, il était certain que non.
" II m'avait dit avoir besoin de cet argent pour son voyage à Moscou et à Saint-Pétersbourg, avait poursuivi l'enseignante. Voyage qui devait avoir lieu fin juin, immédiatement après les manouvres. Or vous n'avez pas retrouvé la serviette dans ses affaires, n'est-ce pas ? "
Eraste Pétrovitch avait secoué négativement la tête.
" Goukmassov dit, lui aussi, que la serviette a disparu. Pourtant Michel ne s'en séparait jamais, et, à l'hôtel, il l'avait enfermée dans son coffre-fort. Goukmassov l'a vu faire. Et pourtant, après... plus tard... Quand Prokhor Akhraméiévitch a ouvert le coffre, il n'y a trouvé que des papiers, la serviette n'y était pas. Goukmassov n'a pas accordé d'importance à cette disparition. D'abord, il était en état de choc, ensuite il ignorait la somme contenue dans la serviette.
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- Et qu-quelle était cette somme ? avait demandé Fandorine.
- Pour autant que je sache, plus d'un million de roubles ", avait dit Ekatérina Alexandrovna en baissant la voix.
Eraste Pétrovitch était tellement surpris qu'il n'avait pu retenir un sifflement, ce dont il s'était aussitôt excusé. Tout ce qu'il venait d'apprendre lui déplaisait souverainement. Une affaire secrète ? Quelle affaire secrète pouvait occuper un général d'infanterie commandant d'un corps d'armée ? Et quels étaient donc ces papiers qui avaient été retrouvés ? Quand, en présence du grand maître de la police, Fandorine avait regardé dans le coffre, celui-ci était totalement vide. Pourquoi Goukmassov avait-il pris sur lui de soustraire ces documents à l'enquête ? Pourtant on ne plaisantait pas avec ces choses-là. Et surtout, la somme en question était énorme, tout simplement incroyable ! A quoi Sobolev la destinait-il ? La question centrale restait cependant de savoir où elle était passée.
Voyant le visage préoccupé de l'assesseur de collège, Ekatérina Alexandrovna s'était mise à parler vite, sur un ton exalté :
" II a été assassiné, je le sais. A cause de ce maudit million. Ensuite, on s'est arrangé pour maquiller le meurtre en mort naturelle. Michel était robuste, une vraie force de la nature, son cour aurait supporté des siècles de batailles et de bouleversements divers ; cet homme était fait pour supporter les chocs ! "
Eraste Pétrovitch avait eu un petit hochement de tête compatissant :
" Oui, tout le monde s'accorde à le dire.
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- Et si je n'insistais pas pour qu'on se marie, avait continué Golovina, devenue toute rosé sous le coup de l'émotion et sans écouter son interlocuteur, c'est parce que je ne m'en sentais pas le droit. Il avait une autre mission, il ne pouvait pas se contenter d'appartenir à une femme, et moi je ne voulais pas me contenter de restes... Mon Dieu, qu'est-ce que je raconte ! Pardonnez-moi... (Cachant ses yeux derrière sa main, elle avait poursuivi à un rythme plus lent, comme au prix d'un effort surhumain.) Hier, en recevant le télégramme de Goukmassov, je me suis immédiatement précipitée à la gare. Déjà alors, je n'ai pas cru à cette paralysie du cour, mais en apprenant la disparition de la serviette... Il a été assassiné, cela ne fait aucun doute. (Brusquement, elle avait saisi le bras de Fan-dorine, et celui-ci s'était étonné d'une telle force dans des doigts si fins.) Trouvez l'assassin ! Prokhor Akhraméiévitch dit que vous êtes le génie de l'analyse, que vous pouvez tout. Faites-le ! Il n'a pas pu mourir d'une crise cardiaque. Vous ne connaissiez pas cet homme comme je le connaissais ! "
Cette fois, elle avait fini par fondre en larmes et, telle une petite fille, avait enfoui son visage dans la poitrine de l'assesseur de collège. Prenant maladroitement la demoiselle par les épaules, Eraste Pétrovitch s'était revu, peu auparavant et dans des circonstances tout autres, tenant Wanda de la même façon. Mêmes épaules frêles, même vulnérabilité, même parfum émanant de leurs cheveux. On comprenait que Sobolev ait été attiré par la chanteuse qui ne pouvait pas ne pas lui rappeler son amour de Minsk.
" Je ne connaissais pas Mikhaïl Dmitriévitch comme vous, bien sûr, avait dit Fandorine d'une
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voix douce, mais je le connaissais suffisamment pour douter qu'il soit mort naturellement. Les hommes de sa trempe ne meurent jamais de leur belle mort. "
Installant la jeune femme secouée de sanglots dans un fauteuil, Eraste Pétrovitch avait fait quelques pas dans la pièce, puis, soudain, il avait frappé huit fois de suite dans ses mains.
Ekatérina Alexandrovna avait sursauté et, de ses yeux luisants de larmes, elle avait fixé le jeune homme d'un air apeuré.
" Ne faites pas attention, s'était empressé de la rassurer Fandorine. C'est un exercice oriental d-destiné à faciliter la concentration. Il permet d'évacuer le secondaire pour se consacrer à l'essentiel. Suivez-moi. "
Et il était sorti dans le couloir d'un pas décidé. Stupéfaite, la jeune femme s'était élancée à sa suite. En passant, Eraste Pétrovitch avait jeté à Massa qui attendait derrière la porte :
" Prends mon sac avec les instruments et rattrape-nous. "
Trente secondes plus tard, alors que Fandorine et sa compagne descendaient l'escalier, Massa les avait déjà rejoints et trottinait à petits pas, presque collé au dos de son maître. Il tenait à la main un petit sac de voyage renfermant tout l'attirail nécessaire au travail d'enquête, soit une multitude d'objets utiles, voire irremplaçables, pour tout limier digne de ce nom.
Dans le hall, Eraste Pétrovitch avait appelé le portier de nuit et lui avait demandé d'ouvrir l'appartement 47.
L'homme avait écarté les deux bras dans un geste d'impuissance :
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" C'est absolument impossible. Messieurs les gendarmes ont apposé les scellés et emporté la clé. (Et il avait ajouté en baissant la voix :) Vous savez que le défunt, Dieu ait son âme, est toujours à l'intérieur. A l'aube, il y a des gens qui vont venir pour le préparer. Les funérailles ont lieu dans la matinée.
- Les scellés ! Encore heureux qu'ils n'aient pas p-placé une garde d'honneur, avait grommelé Fandorine. Voilà qui aurait été le comble de la stupidité, une garde d'honneur dans une chambre à coucher ! Ce n'est pas grave, j'ouvrirai la porte moi-même. Suis-moi, tu allumeras les bougies. "
Pénétrant dans le couloir " Sobolev ", l'assesseur de collège avait arraché la cire d'une main ferme et sorti de son sac un trousseau de passe-partout. Une minute plus tard, il était dans l'appartement.
Tout en jetant des regards apeurés vers la porte close de la chambre et en multipliant les signes de croix, le portier avait allumé les bougies. Ekatérina Alexandrovna, elle aussi, regardait le rectangle blanc derrière lequel reposait le corps embaumé. Ses yeux étaient fixes, comme fascinés, ses lèvres bougeaient sans qu'aucun son ne sorte de sa bouche. Mais Fandorine ne se souciait plus de l'enseignante et de ses émotions, il travaillait. Il s'était débarrassé du second cachet de cire sans plus de cérémonie et, cette fois, il n'avait pas eu besoin de passe-partout, la chambre à coucher n'était pas fermée à clé.
Fandorine s'était retourné vers l'employé d'un air impatient :
" Alors, qu'est-ce que tu attends ? Apporte des bougies. "
Et il avait pénétré dans le royaume de la mort.
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Dieu merci, le cercueil était fermé, sinon, au lieu d'entreprendre ce qu'il avait à faire, il lui aurait sans doute fallu s'occuper de la demoiselle. Près du chevet, un livre de prières était ouvert et un gros cierge achevait de se consumer.
" Madame, avait lancé Fandorine en se tournant vers le salon. Je vous prie de ne pas entrer dans cette pièce. Vous me gêneriez. (Puis, s'adressant en japonais à Massa :) Vite, la lampe ! "
Muni de sa lampe électrique anglaise, il s'était dirigé vers le coffre. Braquant la lumière sur le trou de la serrure, il avait lancé par-dessus son épaule :
" Loupe numéro quatre ! "
Voyez-moi ça ! Ils avaient dû la tripoter, cette fichue porte, à en juger par la quantité d'empreintes. Deux ans auparavant, au Japon, Eraste Pétrovitch, aidé du professeur Garding, avait réussi à retrouver l'auteur d'un double assassinat dans le quartier anglais en relevant des empreintes digitales sur les lieux du crime. Cette nouvelle méthode faisait maintenant fureur, mais, en Russie, il faudrait des années pour mettre en place un laboratoire de dactyloscopie et des fichiers. Quel dommage, les traces étaient si nettes ! Et juste à proximité du trou de la serrure. Bon, voyons maintenant ce que nous avons à l'intérieur.
" Loupe numéro six. "
Ce fort grossissement faisait apparaître avec netteté des griffures fraîches. Le coffre avait donc été ouvert à l'aide d'un rossignol, et non avec une clé. Par ailleurs, chose étrange, il restait des traces d'un produit blanc dans la serrure. Fandorine en avait prélevé une minuscule pincée, qu'il avait examinée. De la cire, apparemment. Curieux.
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Soudain, dans son dos, une petite voix fine et tendue s'était fait entendre.
" C'est dans ce fauteuil qu'on l'a trouvé ? "
Eraste Pétrovitch s'était retourné, contrarié. Ekatérina Alexandrovna se tenait sur le seuil, serrant frileusement ses bras autour d'elle. La demoiselle ne regardait pas le cercueil, elle faisait même tout son possible pour l'éviter. Non, elle examinait le fauteuil dans lequel Sobolev était censé avoir trouvé la mort. En tout cas, s'était dit Fandorine, elle n'a sûrement pas besoin de savoir où les choses se sont vraiment passées.
" Je vous avais demandé de ne pas entrer ! " avait-il sèchement lancé à l'institutrice, sachant qu'en pareille circonstance la sévérité est plus efficace que la compassion.
Que la bien-aimée du défunt général se souvienne de ce qui les avait amenés ici en pleine nuit. Qu'elle s'en souvienne, et qu'elle se ressaisisse. Ekatérina Alexandrovna avait fait demi-tour et regagné le salon.
" Asseyez-vous, lui avait crié Fandorine. Cela peut être long. "
L'examen méticuleux des lieux avait pris plus de deux heures. Le portier, qui avait depuis longtemps cessé d'avoir peur du cercueil, s'était installé dans un coin et somnolait doucement. Massa suivait son maître telle une ombre en fredonnant une chanson et en lui tendant de temps à autre les instruments qu'il réclamait. Ekatérina Alexandrovna ne s'était plus montrée. A un moment, Fandorine avait jeté un regard dans le salon : elle était assise à la table, le front appuyé sur ses bras croisés. Comme si elle avait senti le regard posé sur elle, elle avait sursauté, foudroyé l'assesseur de collège
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d'un coup d'oil incendiaire, mais n'avait posé aucune question.
Ce n'est qu'à l'aube, quand la lampe était devenue inutile, que Fandorine avait enfin trouvé un indice. Sur l'appui de la fenêtre la plus à gauche se dessinait la trace ténue d'une semelle : fine, féminine, mais la chaussure était de toute évidence celle d'un d'homme. A la loupe, on pouvait distinguer un dessin à peine perceptible composé de croix et d'étoiles. Eraste Pétrovitch avait levé la tête. Le vasistas était entrouvert. S'il n'y avait eu cette empreinte, il n'aurait accordé aucune importance à ce détail, le passage étant extrêmement étroit.
Il avait interpellé le portier endormi : " Eh ! l'ami, réveille-toi ! Est-ce que le ménage a été fait dans l'appartement ?
- Bien sûr que non, avait répondu le garçon en se frottant les yeux. Quelle idée ! Vous voyez bien vous-même. "
Et d'un bref signe de tête il avait indiqué le cercueil.
" Et est-ce que les fenêtres ont été ouvertes ?
- Je ne peux pas le savoir. Mais j'en doute. Là où se trouve un mort, on n'ouvre pas les fenêtres. "
Eraste Pétrovitch avait examiné les deux autres fenêtres, sans plus rien trouver de notable.
A quatre heures et demie, il avait fallu interrompre l'inspection, le maquilleur et ses aides venant d'arriver afin de préparer Achille pour son dernier voyage.
L'assesseur de collège avait libéré le portier et pris congé d'Ekatérina Alexandrovna sans rien lui dire. Elle lui avait fermement serré la main, l'avait regardé dans les yeux d'un air scrutateur, mais
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avait su s'abstenir de paroles superflues. On l'a dit, c'était une Spartiate.
Eraste Pétrovitch avait hâte de se retrouver seul pour réfléchir aux résultats de sa perquisition et élaborer un plan d'action. Malgré sa nuit blanche, il n'avait pas du tout sommeil et n'éprouvait aucune fatigue. De retour dans sa chambre, il entreprit son travail d'analyse.
Apparemment, cette visite nocturne à l'appartement 47 n'avait pas donné grand-chose, pourtant le tableau qui se dessinait était assez clair.
A dire vrai, dans un premier temps, l'idée qu'on ait assassiné le héros national pour de l'argent était apparue à Fandorine comme une hypothèse improbable et même loufoque. Pourtant, quelqu'un était entré par le vasistas durant la nuit. Quelqu'un qui avait ouvert le coffre et dérobé la serviette. Et la politique n'avait rien à voir là-dedans. Le voleur n'avait pas emporté les documents gardés dans le coffre, alors que ceux-ci étaient suffisamment importants pour que Goukmassov juge nécessaire de les enlever avant l'arrivée des autorités. On pouvait en conclure que celui qui avait forcé le coffre-fort ne s'intéressait qu'à la serviette.
Autre détail important : le voleur savait que Sobolev était absent de chez lui et qu'il ne risquait pas de rentrer à l'improviste ; il avait en effet pris tout son temps pour ouvrir la serrure. Le plus intéressant était cependant que, délesté de son contenu, le coffre n'avait pas été laissé ouvert mais soigneusement refermé, ce qui, comme on le sait, demande beaucoup plus de temps et de savoir-faire que de l'ouvrir. Pourquoi prendre ce risque supplémentaire, dans la mesure où la disparition de la serviette serait de toute façon découverte
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par son propriétaire ? Et pourquoi ressortir par le vasistas quand on pouvait passer par la fenêtre ? Conclusions...
Fandorine se leva et fit quelques pas dans la pièce.
Le voleur savait que Sobolev ne reviendrait plus. Du moins vivant. Et d'un.
Il savait également que personne, en dehors du général lui-même, ne partirait à la recherche de la serviette, puisque Sobolev était le seul à savoir qu'elle contenait un million de roubles. Et de deux.
Tout cela supposait un degré d'information absolument fantastique. Et de trois.
Et, bien sûr, quatre : il était indispensable de retrouver le voleur. Ne serait-ce que parce qu'il n'était peut-être pas seulement le voleur, mais également l'assassin. Un million constitue un mobile sérieux.
Retrouver le voleur, facile à dire. Mais comment ?
Eraste Pétrovitch s'installa à sa table et prit du papier à lettres.
Soucieux de ne pas gêner son maître dans l'appréhension du sens de la Grande Spirale sur laquelle sont enfilées toutes les causes et toutes les conséquences, les plus grandes comme les plus petites, Massa était jusqu'à cet instant resté collé au mur, essayant même de faire le moins de bruit possible en respirant. Mais là, il bondit en demandant :
" Un pinceau et de l'encre ? "
Fandorine fit oui de la tête tout en poursuivant sa réflexion.
Le temps était précieux. La veille, quelqu'un s'était enrichi d'un million, et peut-être était-il déjà très loin avec son butin. Mais s'il était intelligent,
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et tout portait à croire que le bonhomme était futé, il ne ferait aucun geste brusque et se planquerait.
Qui pouvait connaître les rats d'hôtel professionnels ? Son Excellence Evguéni Ossipovitch. Fallait-il courir chez lui ? Difficile. A cette heure, le général était en train de dormir et de prendre des forces avant la dure journée qui l'attendait. En outre, il ne gardait pas chez lui le fichier des voleurs. Quant à la Direction de la police judiciaire, il n'avait aucune chance d'y trouver qui que ce soit à cette heure matinale. Fallait-il attendre l'arrivée des fonctionnaires ?
Cela étant, possédaient-ils seulement un fichier ? Avant, en tout cas, quand Fandorine y travaillait, on était bien loin de ces subtilités. Non, mieux valait ne pas attendre le matin.
Pendant ce temps, Massa s'était empressé d'écraser un bâton d'encre de Chine dans un petit récipient de laque carré, avait ajouté une goutte d'eau. Puis, l'ayant trempé dans l'encre, il tendit respectueusement le pinceau à Fandorine et se recula aussitôt pour ne pas distraire son maître de son exercice de calligraphie.
Eraste Pétrovitch leva lentement le pinceau, attendit une seconde, puis entreprit de tracer soigneusement sur son papier l'idéogramme " patience ", en s'appliquant à ne penser qu'à une chose : faire que le caractère soit aussi parfait que possible. Le résultat était déplorable : les traits étaient forcés ; les différents éléments du caractère ne s'harmonisaient pas entre eux ; à gauche, il y avait une tache. La feuille froissée vola par terre, suivie d'une seconde, d'une troisième, d'une quatrième. Les mouvements du pinceau étaient de plus en plus rapides, de plus en plus sûrs. A la dix-huitième tentative, l'idéogramme était absolument irréprochable.
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Fandorine remit son chef-d'ouvre à Massa :
" Tiens, conserve-le. "
Le serviteur admira le résultat, émit un clappement approbateur et rangea la feuille dans une chemise spéciale en papier de riz.
Eraste Pétrovitch savait à présent ce qu'il avait à faire, et sa décision simple et juste ramena le calme dans son esprit. Les décisions justes sont toujours simples. Ne dit-on pas, en effet, qu'un homme de qualité n'aborde jamais un travail qu'il ne connaît pas sans être allé chercher de la sagesse chez son maître ?
" Prépare-toi, Massa. Nous allons rendre visite à mon vieux maître. "
Ksavéri Féofilaktovitch Grouchine, ex-commissaire principal à la Direction de la police judiciaire, était plus précieux que n'importe quel fichier. C'est sous sa tutelle paternelle et bienveillante que le jeune Eraste Pétrovitch avait commencé sa carrière d'enquêteur. Il ne lui avait pas été donné de travailler longtemps avec lui, mais il avait beaucoup appris à son contact. Grouchine était à présent âgé, à la retraite depuis plusieurs années, mais il connaissait par cour le Moscou des voleurs qu'il avait eu tout loisir d'étudier en long, en large et en travers durant ses longues années de service. Fandorine se souvenait avec émotion d'avoir arpenté à ses côtés le quartier de la Khitrovka. Le jeune homme de vingt ans qu'il était allait d'étonnement en étonnement. Toutes sortes de gens abordaient le commissaire, des individus à gueule de truand, d'épouvantables gueux, des dandys pommadés au regard fuyant, et chacun enlevait son chapeau, saluait et disait quelques paroles aimables. Ksavéri Féofilaktovitch échangeait deux trois mots à voix basse avec l'un, tapotait amicalement la joue d'un
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autre, serrait la main d'un troisième. Et aussitôt, quelques pas plus loin, il expliquait à son collaborateur inexpérimenté : " Celui que nous venons de croiser était Tichka Gros Lard, l'homme des chemins de fer. Il a établi son petit commerce à proximité des gares et s'occupe de faire tomber les valises des fiacres en marche. L'autre, c'est Goulia, le roi des échangeurs. - Des échangeurs ? " interrogeait timidement Eraste Pétrovitch, se retournant sur un homme d'allure distinguée, avec canne et chapeau melon. " C'est cela même, un échangeur ! Il vend des bijoux en or dans la rue. Et il est d'une habileté incroyable pour remplacer une vraie bague par du loc. Il montre à ses acheteurs un objet en or, et leur refile une vulgaire imitation en métal doré. C'est un métier respectable qui exige une grande pratique. " Quand il arrivait à Grouchine de s'arrêter devant des " joueurs ", ces hommes qui plumaient les naïfs à l'aide de trois dés à coudre, il expliquait : " Vous avez l'impression, jeune homme, que Stepka vient de mettre la boulette de pain sous le dé de droite ? Eh bien, n'en croyez pas vos yeux. La boulette est restée collée à son ongle, et on n'a aucune chance de la trouver sous le dé ! - Les bandits ! Pourquoi ne les arrêtons-nous pas ? " s'écriait Fandorine avec fougue, mais Grouchine se bornait à répondre avec un sourire amusé : " II faut que tout le monde vive, mon petit. Je ne leur demande qu'une chose : rester dans certaines limites et ne mettre personne sur la paille. " Ce respect particulier dont jouissait le commissaire parmi le Moscou des voleurs était dû à son équité, au fait qu'il permettait à chacun de se faire une petite place au soleil, mais surtout à son désintéressement. A la différence de bien des policiers,
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Ksavéri Féofilaktovitch ne prenait jamais de pots-de-vin, aussi n'avait-il pas fait fortune, et, la retraite venue, c'est dans une modeste maisonnette des faubourgs de Moscou qu'il s'était installé. Vivant dans le lointain Japon, où il travaillait dans les services diplomatiques, Eraste Pétrovitch recevait de temps à autre des nouvelles de son ancien chef, et, de retour à Moscou, il avait la ferme intention d'aller lui rendre visite dès qu'il se serait un peu installé. Mais, vu les circonstances, c'était tout de suite qu'il allait le faire.
Alors que le fiacre bringuebalait avec fracas sur le pont de Moskvoretsk, inondé de la toute première et encore timide lumière du matin, Massa, inquiet, demanda :
" Maître, Gouroussine-sensei, est-il simplement sensei ou onsi ? "
Et hochant la tête d'un air réprobateur, il exposa les raisons de son inquiétude :
" II est encore bien tôt pour aller présenter ses hommages à un sensei, et plus encore s'il s'agit d'un onsi. "
Sensei désignait simplement un maître, onsi quelque chose d'infiniment plus important: un maître pour lequel on éprouve une reconnaissance sincère et profonde.
" II serait plutôt un onsi. "
Eraste Pétrovitch regarda la bande rouge du soleil levant qui occupait la moitié de la voûte céleste et dit avec désinvolture :
" II est un peu tôt, tu as raison. Mais je parie, de toute façon, que Grouchine a des insomnies. "
Et, de fait, Ksavéri Féofilaktovitch ne dormait pas. Assis à la fenêtre d'une maisonnette, modeste
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mais bien à lui, située au cour d'un labyrinthe de ruelles, il s'adonnait à des réflexions sur les étranges particularités du sommeil. Le fait qu'en vieillissant un homme dorme moins semblait d'un côté juste et raisonnable. Pourquoi perdre du temps quand, bientôt, on aurait le loisir de dormir tout son soûl ? D'un autre côté, quand on est jeune, le temps est tellement plus précieux ! Il se revoyait courant en tous sens du matin jusqu'au soir et, alors qu'il lui aurait fallu encore deux heures tout au plus pour boucler une affaire, il lui fallait consacrer huit heures à son oreiller. C'était parfois terriblement rageant, mais il n'y avait rien à faire, la nature réclamait son dû. A présent, une petite heure ou deux à somnoler le soir dans son jardinet, et, la nuit, ce n'était même plus la peine d'essayer de fermer l'oil, et malheureusement il n'y avait rien pour s'occuper. Nouvelle époque, nouvelles mours. On avait réformé le vieux canasson et on l'avait envoyé finir ses jours au chaud dans sa stalle. En soi, ce n'était pas méchant, il n'avait pas à se plaindre. Seulement, il s'ennuyait. Son épouse, Dieu ait son âme, était morte il y a trois ans. Sachenka, sa fille unique, avait épousé un enseigne de vaisseau atteint de la bougeotte, et elle l'avait suivi à Vladivostok, autant dire au diable. Il avait bien sûr Nastassia, sa cuisinière, qui lui préparait à manger et tenait son ménage, mais on a aussi envie de parler à quelqu'un de temps à autre. Et de quoi aurait-il pu parler avec cette gourde ? Des prix du pétrole et des graines de tournesol ?
Et pourtant, il aurait encore pu être utile, le vieux Grouchine, et comment donc. Il n'avait pas perdu toutes ses forces, et son cerveau, Dieu merci, n'était pas rouillé. Vous avez fait un mauvais
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calcul, monsieur le grand maître de la police. Vous en avez attrapé beaucoup, des malfaiteurs, avec vos bertillonnages imbéciles ? On n'ose plus se promener seul dans Moscou ! A peine sorti, on t'a déjà piqué ton porte-monnaie, et le soir on n'est jamais à l'abri d'un coup de gourdin sur la caboche.
Ce débat intérieur avec ses anciens chefs conduisait habituellement Ksavéri Féofilaktovitch à une humeur chagrine. Le policier en retraite était honnête avec lui-même : si, tant bien que mal, le service pouvait se passer de lui, lui, en revanche, avait la nostalgie du service. Ah, comme c'était bien quand il partait sur une enquête : tout vibrait à l'intérieur de lui, comme un ressort tendu à l'extrême. Après un café et une première pipe, son esprit était clair, ses pensées élaboraient d'elles-mêmes le plan d'action. Aujourd'hui, il découvrait que c'était ça le bonheur, que c'était ça la vraie vie. Seigneur, il en avait vécu des choses, mais qu'est-ce qu'il aurait aimé en vivre encore ! Grouchine avait soupiré et jeté un regard réprobateur au soleil qui venait d'apparaître derrière les toits : une nouvelle journée longue et vide commençait.
Et le Seigneur l'entendit. Ksavéri Féofilaktovitch plissa ses yeux pour mieux voir de loin : dans la rue en terre battue, un fiacre approchait dans un nuage de poussière. Bientôt, il y distingua deux hommes : le premier portait une cravate, le second, plus petit, était vêtu de vert. Qui cela pouvait-il bien être à une heure si matinale ?
Après les embrassades, les congratulations et les questions d'usage, auxquelles Grouchine répondit de façon prolixe tandis que Fandorine s'attachait à être bref, on passa aux choses sérieuses. Eraste Pétrovitch n'entra pas dans les détails et, à plus
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forte raison, garda le silence sur Sobolev, se contentant d'exposer le problème dans ses grandes lignes.
Un coffre-fort avait été dévalisé dans un hôtel. On pouvait faire les observations suivantes : le travail n'avait pas été fait très soigneusement. A en juger par les éraflures, le voleur avait eu du mal. Détail surprenant : il y avait de la cire dans le trou de la serrure. Le cambrioleur se caractérisait par une minceur et une souplesse exceptionnelles qui lui avaient permis d'entrer dans la pièce par un vasistas de sept pouces sur quatorze. Il était chaussé de bottes ou de bottines dont les semelles étaient sculptées d'étoiles et de petites croix. La longueur de son pied était approximativement de neuf pouces et la largeur d'un peu moins de trois... Fandorine n'eut pas le temps d'achever que Ksavéri Féofilaktovitch déclarait :
" Des bottes. "
L'assesseur de collège jeta un regard effrayé à Massa qui somnolait dans un coin. N'étaient-ils pas venus pour rien, le vieil onsi n'avait-il pas perdu la tête ?
" Pardon ?
- Des bottes, répéta le policier. Pas des bottines. Des bottes en veau tanné, étincelantes comme un miroir. Il ne porte jamais autre chose. "
A l'intérieur de Fandorine, tout se figea. Tout doucement, comme s'il craignait de l'effaroucher, il demanda au vieux limier :
" Parce que vous savez de qui il s'agit ?
- Oui, parfaitement, dit Grouchine, son visage doux et ridé, à la peau trop grande pour lui, s'épanouissant en un sourire satisfait. Il s'agit de Micha le Petit, ce ne peut être personne d'autre. La seule
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chose qui m'étonne, c'est qu'il ait mis beaucoup de temps à faire le travail ; pour lui, forcer un coffre-fort est un jeu d'enfant. Parmi les rats d'hôtel, il n'y a que Micha qui puisse passer par un vasistas, et ses passe-partout sont toujours enduits de cire. C'est un garçon très délicat, il ne supporte pas d'entendre grincer.
- Micha le Petit ? Qui est-ce ? "
Sans se presser, Ksavéri Féofilaktovitch ouvrit sa blague à tabac et bourra sa pipe avant de répondre :
" Eh bien voyons, c'est le roi des "actifs" de Moscou, le maître incontesté des perceurs de coffres-forts, mais, à l'occasion, il ne recule pas devant le meurtre. C'est aussi ce qu'on appelle un "chat", un receleur d'objets volés et un chef de bande. Micha a toute une palette de talents, c'est, disons, le Ben-venuto Cellini du crime. De petite taille : à peine plus d'un mètre cinquante. Fluet. Soigne sa mise. Rusé, insaisissable, cruel et sans scrupule. C'est une personnalité célèbre à la Khitrovka.
- Et avec de p-pareils états de service, on n'a pas encore trouvé le moyen de l'envoyer au bagne ? " s'étonna Fandorine.
Le policier ricana et tira voluptueusement sur sa pipe : la première bouffée du matin est toujours la plus délicieuse.
" Essayez donc de mettre la main dessus. Personnellement, je n'y suis pas parvenu, et je doute que les hommes d'aujourd'hui fassent mieux. Ce brigand a des hommes à lui dans la police, c'est une certitude. Combien de fois n'ai-je pas tenté de le pincer. Rien à faire ! (Grouchine eut un geste désabusé de la main.) Il échappe à toutes les souricières. Il se trouve toujours de bonnes âmes pour le prévenir. Sans compter que tout le monde a peur
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de Micha, et ce n'est rien de le dire ! Sa bande est un ramassis de tueurs sans foi ni loi. J'ai beau avoir mes entrées à la Khitrovka, sur Micha le Petit, c'est motus et bouche cousue, il faudrait des tenailles pour leur arracher la vérité ! Et moi, vous le savez, au pire, je donne un bon coup de poing dans la mâchoire. Micha, lui, ce n'est pas de tenailles qu'il se sert, mais de pinces chauffées à blanc. Une fois, il y a maintenant quatre ans, j'ai été à deux doigts de lui mettre la main dessus. Je m'étais mis dans la poche une de ses filles, une brave gamine pas encore tout à fait fichue. Eh bien, à un cheveu du but, alors que je n'avais plus qu'à aller cueillir Micha dans son repaire de bandits, un grand sac a été jeté juste devant la Direction. Dedans, on a retrouvé mon indicatrice, découpée à la scie en douze morceaux... Ah, Eraste Pétrovitch, mon cher petit, j'en aurais à vous raconter sur ses exploits, mais, si je comprends bien, vous n'avez pas beaucoup de temps. Sinon vous ne seriez pas venus me trouver à cinq heures et demie du matin. "
Et, fier de sa perspicacité, Ksavéri Féofilakto-vitch fit un clin d'oil malicieux.
" II me faut absolument Micha le Petit, déclara Fandorine en fronçant les sourcils. Cela p-paraît incroyable, mais il est en quelque sorte lié à... Malheureusement, je ne suis pas autorisé... Je peux tout de même vous dire que l'affaire revêt une importance nationale et qu'en outre elle est de la plus grande urgence. Et si on y allait maintenant et qu'on cueille votre Benvenuto, qu'en dites-vous ? "
Grouchine leva les bras au ciel :
" Vous ne manquez pas d'ambition, dites-moi ! Je connais la Khitrovka comme ma poche, mais où Micha passe ses nuits, je n'en ai aucune idée. Il fau-
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drait organiser une rafle générale. Mais que tout parte d'en haut, sans commissaires ni policiers de quartier : ils l'avertiraient. Il faudrait encercler le quartier et tout ratisser méthodiquement et sans précipitation. Si on ne prend pas Micha lui-même, il y a de bonnes chances pour qu'on chope quelqu'un de sa bande ou l'une de ses filles. Mais pour une opération de cette envergure, il faut cinq cents hommes, pas moins. Et qu'ils ignorent jusqu'à la dernière seconde le but poursuivi. Ce dernier point est capital. "
Voilà donc pourquoi Eraste Pétrovitch courait depuis le matin à travers la ville plongée dans l'affliction, allant et venant entre le boulevard de Tver et les Portes Rouges, à la recherche des chefs le plus hauts placés qui soient. Et le temps précieux filait, filait à toute vitesse ! Avec une somme aussi fabuleuse en poche, Micha avait peut-être déjà eu le temps de décamper pour la joyeuse ville d'Odessa, pour Rostov ou Varsovie. L'Empire était grand, il n'y manquait pas d'endroits où faire la fête pour un homme au portefeuille bien garni. Depuis l'avant-veille, Micha était à la tête d'une somme dont il n'avait jamais osé rêver. Raisonnablement, il lui aurait fallu attendre un peu, rester tranquillement dans son coin, voir s'il y aurait ou non du remue-ménage. Micha était assez rusé et expérimenté pour savoir tout ça par cour. Seulement, une somme pareille, ça brûle les doigts. Il n'attendrait pas longtemps, il allait disparaître, couper les ponts. Si ce n'était déjà fait. Ah ces funérailles, on peut dire qu'elles tombaient mal...
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Une seule fois, au moment où Cyril Alexandro-vitch s'approcha du cercueil tandis qu'un silence respectueux se faisait dans l'église, Fandorine parvint à accrocher le regard du général gouverneur. Il se mit à hocher désespérément la tête pour attirer sur lui l'attention de Son Excellence, mais le prince répondit par un mouvement de tête à ce qu'il avait pris pour un salut, poussa un profond soupir et se plongea avec componction dans la contemplation du lustre étincelant de mille bougies. Le manège de l'assesseur de collège fut en revanche remarqué par Son Altesse le duc de Lich-tenbourg qui paraissait un peu gêné au milieu de tous ces ors byzantins, ne se signait pas comme tout le monde, mais de gauche à droite, et qui, plus généralement, n'avait pas l'air dans son assiette. Soulevant légèrement un sourcil, Evguéni Maximi-lianovitch arrêta son regard sur le jeune fonctionnaire puis, après une courte réflexion, toucha du doigt l'épaule de Khourtinski dont on apercevait la nuque gominée au-dessus de l'épaulette du gouverneur. Piotr Parménytch se révéla plus réceptif que son supérieur : il comprit en un instant qu'il s'était passé quelque chose d'exceptionnel et, du menton, désigna à Fandorine l'une des sorties latérales.
Eraste Pétrovitch recommença à louvoyer au milieu de la foule compacte. Cette fois, il allait cependant dans une direction différente et se glissait de biais et non plus vers le centre, ce qui facilitait son déplacement. Et durant tout le temps de son trajet, au milieu des gens qui priaient et s'affligeaient, les voûtes de l'église résonnaient de la voix profonde et mâle du grand-duc, auquel chacun prêtait une attention particulière. Et ce n'était pas seulement parce que Cyril Alexandrovitch était le frère préféré
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du souverain. Beaucoup de ceux qui assistaient à l'office savaient parfaitement que ce beau général à la taille imposante, dont le visage avait un petit quelque chose de l'épervier ou du vautour, ne se contentait pas de commander la garde, mais était en quelque sorte le véritable maître de l'Empire. Il avait en effet la haute main à la fois sur le ministère de la Guerre et sur le Département de la police et, plus fondamental encore, sur le Corps des gendarmes. L'essentiel était cependant que le tsar, d'après ce qu'on disait, ne prenait jamais une décision de quelque importance sans en avoir préalablement discuté avec son frère. Tout en se frayant un chemin vers la sortie, Eraste Pétrovitch prêtait l'oreille au discours du grand-duc et se disait que la nature avait joué un bien mauvais tour à la Russie : si l'un des deux frères était né deux ans avant, et l'autre deux ans après, le souverain de toutes les Russies aurait été non pas le lent, mou et taciturne Alexandre, mais Cyril, homme intelligent, clairvoyant et déterminé. Ah, que de changements aurait pu connaître la Russie somnolente ! Quelle place de premier plan aurait pu prendre l'Empire dans l'arène mondiale ! Mais il ne servait à rien d'incriminer la nature, et s'il fallait en vouloir à quelqu'un, c'était au Destin. Or le Destin ne réalise jamais rien sans une raison supérieure, et si le sort de la Russie n'était pas de connaître un nouvel éveil sous la houlette d'un nouveau Pierre le Grand, c'était donc que la chose n'était pas conforme aux voux du Seigneur. Celui-ci préparait pour la troisième Rome un autre destin dont nul n'avait encore connaissance. Pourvu seulement que ce destin soit heureux et rempli de lumière ! A cette pensée, Fandorine se signa, ce qu'il faisait extrêmement rarement. Son
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geste cependant n'attira l'attention de personne, car tous autour de lui faisaient des signes de croix sans fin. Peut-être songeaient-ils à la même chose ?
Cyril parlait bien, dans un style dense, noble, sans phrases toutes faites :
-... Nombreux sont ceux qui se lamentent de voir que ce héros valeureux, l'espoir de la terre russe, nous a quittés d'une manière si subite et, pourquoi le cacher, si absurde. Celui que nous appelions Achille pour cette chance légendaire au combat qui l'avait tant de fois arraché à un péril certain, n'est pas tombé sur un champ de bataille, il a connu une mort paisible, une mort de civil. Mais en est-il réellement ainsi ? (Sa voix se mit à tinter tel du bronze antique.) Le cour de Sobolev a cessé de battre parce qu'il avait été éprouvé par des années passées au service de la patrie, affaibli par les nombreuses blessures reçues en combattant nos ennemis. Ce n'est pas Achille qu'il eût fallu l'appeler. Oh, non ! Protégé par les eaux du Styx, Achille était invulnérable aux flèches et aux glaives, et jusqu'au dernier jour de sa vie, il ne versa pas une seule goutte de son sang. Mikhaïl Dmitriévitch, lui, portait sur son corps la trace de quatorze blessures, dont chacune avait subrepticement hâté l'heure de sa mort. Non, ce n'est pas avec Achille le chanceux qu'il fallait comparer Sobolev, mais bien plutôt avec le noble Hector, simple mortel qui avait pour habitude de risquer sa vie à égalité avec ses soldats !
Eraste Pétrovitch n'entendit pas la fin de ce discours empreint d'émotion, car c'est à ce moment précis qu'il atteignit enfin la fameuse porte où l'attendait déjà le chef de la Section spéciale de la chancellerie du gouverneur.
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- Alors, qu'est-il arrivé ? demanda le conseiller aulique, plissant son front haut et pâle et entraînant Fandorine à l'écart pour éviter les oreilles indiscrètes.
Eraste Pétrovitch exposa la situation avec la concision et la précision mathématique qui le caractérisaient et termina par ces mots :
- Il convient donc d'organiser une rafle massive sans tarder et, en tout cas, pas plus tard que cette nuit. Et de six.
Khourtinski écoutait avec la plus grande attention. Par deux fois, il avait poussé une exclamation horrifiée et, vers la fin de l'exposé, il avait dû desserrer son col de chemise.
- Je suis atterré par ce que vous me racontez, Eraste Pétrovitch, tout simplement atterré ! finit-il par dire. Le scandale est pis encore qu'une affaire d'espionnage. Si le héros de Plevna a été assassiné pour une méprisable affaire de gros sous, c'est une honte à l'échelle du monde entier. Quoique un million ne soit pas une somme si méprisable... (En proie à ses réflexions, Piotr Parménytch fit craquer ses doigts.) Seigneur, que faire, comment procéder?... S'adresser à Vladimir Andréiévitch serait absurde, il n'a pas l'esprit à ça pour le moment. Karatchentsev, lui non plus, ne serait d'aucune aide : il n'a pas actuellement un seul homme disponible. On doit s'attendre ce soir à une effervescence généralisée à l'occasion du triste événement, sans compter que de nombreuses personnalités se sont déplacées et qu'il faut protéger tout ce joli monde des terroristes et autres poseurs de bombes. Non, cher monsieur, il est absolument impossible d'organiser une rafle aujourd'hui, n'y songez même pas.
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- Mais nous allons le laisser filer ! s'écria Fan-dorine, gémissant presque. Il va disparaître !
- C'est vraisemblablement déjà fait, fit remarquer Khourtinski avec un soupir lugubre.
- Même si c'est le cas, ses traces sont encore fraîches. Avec un peu de chance, on peut t-trouver un fil conducteur...
Avec une extrême délicatesse, Piotr Parménytch prit son interlocuteur par le bras :
- Vous avez raison. Il est criminel de perdre du temps. Voilà des années que les mystères de Moscou sont mon lot quotidien. Je connais Micha le Petit. Il y a longtemps que j'ai l'oil sur lui, mais il est habile, l'animal. Je voudrais vous dire un certain nombre de choses, cher Eraste Pétrovitch. (La voix du conseiller aulique se fit caressante, confiante ; ses yeux d'ordinaire toujours à demi fermés prirent toute leur dimension, montrant combien ils étaient intelligents et pénétrants.) Pour parler franchement, de prime abord vous ne m'avez pas plu. Pas plu du tout. Je me suis dit : c'est un petit godelureau, un poseur. Il est venu à Moscou pour cueillir les fruits d'un travail réalisé dans la sueur et dans le sang. Mais Khourtinski est toujours prêt à reconnaître ses erreurs. Je m'étais trompé sur votre compte, et les événements de ces derniers jours l'ont amplement prouvé. Je vois que vous êtes un homme d'une grande intelligence, d'une grande expérience et que vous êtes également un détective hors pair. Fandorine fit un léger salut et attendit la suite.
- J'ai donc une petite proposition à vous faire. Si elle ne vous fait pas peur, bien sûr... (Piotr Parménytch s'approcha d'Eraste Pétrovitch à le toucher et continua dans un murmure :) Pour que la soirée d'aujourd'hui ne soit pas perdue, que
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diriez-vous d'une petite promenade dans les bouges de la Khitrovka, histoire de recueillir quelques informations ? Je crois savoir que vous êtes un maître inégalé dans l'art du déguisement, vous faire passer pour un gars du milieu sera pour vous enfantin. Je pourrais pour ma part vous indiquer où vous avez le plus de chances de tomber sur les traces de Micha. Je dispose de certaines informations. Par ailleurs, je vous détacherai comme accompagnateurs quelques-uns de mes meilleurs agents. Alors, vous acceptez le travail ? A moins qu'il ne vous fasse peur ?
- Je l'accepte, et il ne me fait pas peur, fit Eraste Pétrovitch, ne trouvant pas sotte du tout la " petite proposition " du conseiller aulique.
En effet, si une opération de police n'était pas possible, pourquoi ne pas essayer soi-même ?
- Et si vous trouvez quelque chose, poursuivit Khourtinski, à l'aube, on pourrait tenter une rafle. Faites-moi simplement passer un message. Je ne vous trouverai pas cinq cents hommes, bien sûr, mais on n'en aura pas besoin de tant. Car on peut supposer que, d'ici là, vous aurez délimité le champ des recherches. Envoyez-moi l'un de mes agents, et je me charge du reste. Et on se passera parfaitement de Son Excellence Evguéni Ossipovitch.
Eraste Pétrovitch grimaça, ayant décelé dans ces dernières paroles un écho des intrigues moscovites qu'il eût mieux valu, pour l'heure, oublier.
- Merci pour l'aide que vous me p-proposez, mais je n'aurai pas besoin de vos hommes, dit-il. Je suis habitué à me débrouiller seul, et j'ai un collaborateur parfaitement efficace.
- Vous parlez de votre Japonais ? fit Khourtinski, montrant un niveau d'information tout à fait inattendu.
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Quoiqu'il n'y eût pas lieu de s'étonner. Son poste lui imposait par définition de tout savoir sur tout le monde.
- Oui. Et il me suffira amplement. Je ne vous d-demanderai qu'une chose, c'est de me dire où chercher Micha le Petit.
Le glas retentit, et le conseiller aulique se signa.
- Il existe à la Khitrovka un lieu particulièrement malfamé, une sorte de taverne appelée Le Bagne. Dans la journée, c'est une gargote sordide comme beaucoup d'autres, mais vers le soir on y voit se rassembler tous les " actifs " - à Moscou, c'est comme ça qu'on appelle les bandits. Micha le Petit y passe volontiers. S'il ne vient pas lui-même, vous y rencontrerez à coup sûr l'une de ses âmes damnées. Ayez également à l'oil le tenancier, c'est un brigand notoire. (Khourtinski secoua la tête d'un air désapprobateur :) Vous avez tort de refuser l'aide de mes agents. L'endroit est très dangereux. Ce ne sont pas les mystères de Paris, mais la Khitrovka de Moscou, avec tout ce que cela veut dire ! Un petit coup de couteau bien placé, et l'on n'entendra plus parler de vous. Acceptez au moins que l'un de mes hommes vous accompagne jusqu'à la porte du Bagne et qu'il fasse le guet à l'extérieur. Je vous en prie, ne vous obstinez pas.
- Merci infiniment, mais je vais arriver à me débrouiller seul, répondit Fandorine, sûr de lui et dominateur.
- Nastassia, pourquoi tu hurles comme si on t'égorgeait ? demanda Ksavéri Féofilaktovitch, furieux, en passant la tête dans l'entrée.
Sa cuisinière était une bonne femme stupide, bavarde comme une pie et qui manquait totalement de respect à son maître. Grouchine ne la gardait que par habitude, et aussi parce que cette idiote savait cuisiner comme personne les petits pâtés à la rhubarbe et au foie. Mais sa voix de diablesse, dont elle faisait un usage immodéré dans les éternelles joutes oratoires qui l'opposaient à la voisine Glacha, au sergent de ville Silitch ou aux mendiants de passage, avait plus d'une fois arraché Ksavéri Féofilaktovitch à sa lecture des Nouvelles de la police moscovite, à des réflexions philosophiques et même à son doux sommeil vespéral.
Tel était le cas à l'instant. La maudite mégère faisait un tel tapage que Grouchine avait dû s'arracher aux bras de Morphée. Dommage. Il était en train de rêver qu'au lieu d'être un policier à la retraite, il était un chou poussant dans un potager. Seule sa tête dépassait de la plate-bande, et un gros corbeau, installé juste à côté, était en train de lui donner des petits coups de bec sur la tempe gauche,
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mais sans du tout lui faire mal, au contraire, c'était très apaisant et agréable. Il n'avait à courir nulle part, n'avait aucune raison de se dépêcher ni de se faire du souci. En un mot, la félicité. Mais voilà que le corbeau se prenait brusquement à son jeu, le picorait pour de bon et avec cruauté, en faisant craquer sa tempe. Sans compter que la maudite bestiole s'était mise à croasser de manière assourdissante, si bien que Grouchine s'était réveillé au milieu des braillements de Nastassia et avec un furieux mal de tête.
- Que le ciel te rende encore plus difforme ! glapissait la cuisinière de l'autre côté du mur. Et toi, mécréant, qu'est-ce que t'as à cligner des yeux comme ça ? Attends un peu que je te flanque un coup de serpillière sur ta sale face de lune !
Ksavéri Féofilaktovitch prêta l'oreille à cette phi-lippique et eut envie d'en savoir plus. De quel être difforme s'agissait-il ? Quel était ce mécréant ? Il se leva en geignant avec l'idée d'aller rétablir l'ordre.
Le sens des propos de Nastassia lui apparut dès qu'il fut sur le perron.
C'était tout simple : il s'agissait encore de mendiants. Il en défilait du matin au soir dans les misérables ruelles du quartier. Le premier était un vieux bossu tout contrefait, qui s'appuyait sur deux courtes béquilles. L'autre, un Kirghize crasseux, vêtu d'un long vêtement taché de graisse sous une houppelande en loques. Seigneur, ce n'était pas croyable ce qu'on pouvait voir de nos jours à Moscou !
- Assez, Nastassia, tu vas me rendre sourd ! cria Grouchine. Donne-leur chacun un kopeck et qu'ils s'en aillent !
La cuisinière se retourna, fumant de colère :
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- Mais ils veulent vous voir ! Et celui-là (elle désigna le bossu) me dit, comme quoi il faut que je vous réveille, qu'il a quelque chose à dire à mon patron. Que je vous réveille, et quoi encore ! Mais c'est qu'ils ne vous laisseront pas tranquille !
Ksavéri Féofilaktovitch considéra les deux mendiants avec un peu plus d'attention. Minute ! Le Kirghize lui rappelait quelque chose ! En fait ce n'était pas du tout un Kirghize. Le policier porta la main à son cour :
- Qu'est-il arrivé à Eraste Pétrovitch ? Où est-il ? Ah, oui c'est vrai, il ne comprenait pas le russe ! Grouchine se pencha vers le vieillard :
- Dis-moi, vieil homme, tu viens de la part de Fandorine ? Il est arrivé quelque chose ?
L'infirme se redressa, et se révéla d'une demi-tête plus grand que le policier en retraite.
- Si vous-même ne m'avez pas reconnu, Ksavéri Féofilaktovitch, c'est que mon d-déguisement est réussi, dit-il avec la voix d'Eraste Pétrovitch.
Grouchine s'extasia :
- Personne ne risque de vous reconnaître ! Bravo, c'est remarquable ! Sans votre serviteur, je ne me serais douté de rien. Mais ce n'est pas fatigant de se déplacer comme ça, tout tordu ?
- Non, ça va, dit Fandorine avec un geste résigné. Surmonter les difficultés fait partie des plaisirs de l'existence !
- Je suis prêt à en débattre avec vous, dit Grouchine en faisant entrer ses visiteurs. Pas tout de suite, bien sûr, mais un jour prochain, autour du samovar. Pour l'heure, si je comprends bien, vous partez en expédition ?
- C'est cela même. Je me propose d'aller faire un petit tour à la Khitrovka et de visiter une
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certaine t-taverne qui porte le nom romantique de Bagne. Micha le Petit y aurait, dit-on, son quartier général.
- Qui dit cela ?
- Piotr Parménytch Khourtinski, le chef de la Section spéciale de la chancellerie du gouverneur. Ksavéri Féofilaktovitch leva les bras au ciel.
- Celui-là connaît beaucoup de choses, c'est vrai. Il a des yeux et des oreilles partout ! Donc, comme ça, vous avez l'intention d'aller au Bagne ?
- Exact. Mais avant, racontez-moi ce qu'est exactement cette taverne, quelles en sont les habitudes et, surtout, comment s'y rendre, demanda Fandorine.
- Asseyez-vous, mon ami. Non, pas dans ce fauteuil, plutôt là, sur ce banc, sinon votre tenue... (Ksavéri Féofilaktovitch s'assit à son tour et bourra sa pipe.) Bien, prenons dans l'ordre. Première question : qu'est-ce que cette taverne ? Ma réponse : la propriété de monsieur Eropkine, conseiller d'Etat actuel.
- Comment cela ? s'étonna Eraste Pétrovitch. Moi qui croyais que c'était un bouge, un c-cloaque grouillant de voleurs !
- Et vous ne vous trompiez pas. Mais la maison n'en appartient pas moins à Son Excellence, qui en tire chaque année un coquet bénéfice. Le général lui-même n'y met évidemment jamais les pieds, il se contente de louer la maison. Eropkine possède beaucoup d'établissements de ce genre à travers Moscou. Comme vous le savez, l'argent n'a pas d'odeur. A l'étage, il y a des chambres avec des filles bon marché qu'on peut se payer pour cinquante kopecks, et en sous-sol se trouve la taverne. Mais la valeur principale de la maison tient à autre
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chose. A cet emplacement, à l'époque d'Ivan le Terrible, se trouvait une prison souterraine avec salle de torture. La prison a été rasée depuis longtemps, mais le labyrinthe souterrain a subsisté. De plus, en trois cents ans, bien d'autres passages ont été creusés, au point que le diable lui-même ne s'y retrouverait pas. C'est pourquoi on peut toujours courir pour y dénicher Micha le Petit. A présent, votre seconde question : quelles sont les habitudes de la maison ? (Ksavéri Féofilaktovitch émit un clappement satisfait. Il y avait bien longtemps qu'il ne s'était pas senti aussi bien. Et même son mal de tête était passé.) Ces habitudes sont terribles. Dignes des pires brigands. Ni la police ni la loi ne pénètrent au Bagne. A la Khitrovka, seules deux races d'individus survivent : ceux qui se soumettent aux forts, et ceux qui écrasent les faibles. Il n'y a pas d'intermédiaire. Et pour eux, Le Bagne, c'est comme leur grand monde : des masses d'argent y circulent, les marchandises volées trouvent à s'y échanger, et tous les truands un tant soit peu importants y passent de temps à autre. Khourtinski a raison, c'est à partir du Bagne qu'on peut mettre la main sur Micha le Petit. Mais comment s'y prendre ? Là est toute la question. On ne peut pas s'y précipiter comme ça !
- La troisième question ne p-portait pas là-dessus, fit remarquer poliment mais fermement Fandorine. Je vous demandais où se trouvait Le Bagne.
- Eh bien, cela, je ne vous le dirai pas. Ksavéri Féofilaktovitch sourit et se laissa aller contre le dossier de son fauteuil.
- Et pourquoi ?
- Parce que je vous y conduirai moi-même. Et ne discutez pas, je ne veux rien entendre. (Remarquant un geste de protestation de son interlocuteur,
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le policier fit mine de se boucher les oreilles.) Premièrement, sans moi vous n'avez aucune chance de le trouver. Deuxièmement, si vous le trouvez, vous ne pourrez pas y pénétrer. Et si vous y pénétrez, vous n'en ressortirez pas vivant.
Voyant que ses arguments n'avaient aucun effet sur Eraste Pétrovitch, Grouchine essaya de l'apitoyer :
- Allons, mon bon ami, ne me laissez pas tomber ! En souvenir du passé ! Ayez pitié du pauvre vieux, faites-lui plaisir, il se dessèche à force de rester inactif. Ce serait si bien de faire cette petite escapade ensemble !
- Cher Ksavéri Féofilaktovitch, dit patiemment Fandorine comme s'il s'adressait à un petit enfant. Réfléchissez un instant, vous savez bien qu'à la Khitrovka le moindre chien se souvient de vous !
Grouchine sourit malicieusement :
- Ça, ce ne sont pas vos oignons. Vous croyez peut-être être le seul à connaître l'art du déguisement ?
Et s'engagea une longue et épuisante discussion.
Quand ils arrivèrent aux abords de la maison d'Eropkine, il faisait déjà sombre. Fandorine n'avait jamais eu l'occasion de se trouver dans la tristement célèbre Khitrovka après la tombée de la nuit. L'endroit était sinistre, une sorte de royaume souterrain, peuplé non pas d'individus vivants, mais d'ombres. Pas un seul réverbère pour éclairer les rues tortueuses, de piteuses maisonnettes penchant tantôt vers la gauche, tantôt vers la droite, une odeur pestilentielle montant des tas d'ordures. Ici, on ne marchait pas, on glissait, on se faufilait, on clopinait le long des murs. Par moments, une
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silhouette grise émergeait d'un porche ou d'une porte dérobée, jetait des regards furtifs ici et là, traversait la rue à la hâte, puis disparaissait de nouveau dans quelque interstice. Un pays de rats, se dit Eraste Pétrovitch en boitillant, appuyé sur ses courtes béquilles. A ceci près que les rats ne chantent pas avec des voix avinées, ne s'égosillent pas, ne jurent pas, ne braillent pas et ne grommellent pas d'obscures menaces dans le dos des passants.
- Le voilà, votre Bagne, dit Grouchine en désignant un petit bâtiment sombre à un étage dont les fenêtres étroites ne laissaient filtrer qu'une lumière lugubre. (Et, se signant, il ajouta :) Que Dieu nous aide à mener à bien notre affaire et à ressortir sur nos deux pieds !
Ils entrèrent comme ils en étaient convenus : Ksavéri Féofilaktovitch et Massa d'abord, Fandorine un peu après. Telle avait été la condition posée par l'assesseur de collège. " Ne vous inquiétez pas si mon Japonais ne parle pas le russe, avait expliqué Eraste Pétrovitch. Il s'est trouvé dans toutes sortes de mauvais coups et sent le danger d'instinct. Il a d'ailleurs dans le temps fait p-partie des yaku-sas, des bandits japonais. Il réagit avec la vitesse de l'éclair et manie son couteau aussi habilement que Pirogov son scalpel. Avec Massa, vous n'avez pas à vous soucier de ce qui se passe dans votre dos. Mais si on fait irruption à trois, ce sera suspect, ça ferait tout de suite d-descente de police. "
Bref, il l'avait convaincu.
A l'intérieur du Bagne, il faisait sombre. La population du coin n'aimait visiblement pas la lumière vive. L'éclairage se limitait à une lampe à pétrole sur le comptoir - pour recompter l'argent - et à une grosse bougie de suif sur chacune des tables en
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vulgaires planches. Dès qu'une flamme vacillait, les voûtes basses s'animaient d'ombres monstrueuses. Mais la pénombre ne constitue pas un obstacle pour un oil entraîné. Il suffit d'attendre un peu et de regarder avec attention pour voir ce que l'on a besoin de voir. Là, dans un coin, par exemple, à une table abondamment servie et même recouverte d'une nappe, se tenait en silence un petit groupe d'" actifs ". Ils buvaient modérément, mangeaient moins encore, et n'échangeaient entre eux que des phrases courtes, incompréhensibles pour quiconque n'était pas de leur monde. Ils attendaient visiblement quelque chose : soit ils s'apprêtaient à partir sur un coup, soit ils avaient une conversation sérieuse en perspective. Pour le reste, c'était un public de gens sans intérêt : du menu fretin. Quelques filles, des loqueteux ayant définitivement sombré dans l'ivrognerie et, bien sûr, des pickpockets et autres gibiers de potence qui, eux, étaient sans doute des habitués de la maison. Selon la coutume, ces derniers étaient justement en train de répartir le butin de la journée en s'empoignant, en examinant dans les moindres détails ce que chacun avait ramené et ce qu'on pouvait en tirer. Ils avaient déjà jeté un des leurs sous la table et le bourraient sauvagement de coups de pied. Le malheureux hurlait et essayait de se relever, mais les autres le repoussaient en répétant : " Ça t'apprendra ! Ça t'apprendra à vouloir rouler les tiens ! "
Tout à coup on vit entrer un vieux bossu. Il s'arrêta un moment sur le seuil, tourna sa bosse dans un sens et dans l'autre, regarda autour de lui, puis clopina en direction d'un coin, maniant habilement ses béquilles. Le mendiant portait au cou une lourde croix pendant à un sautoir couvert de
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vert-de-gris et une curieuse chaîne de pénitence constituée d'étoiles métalliques. Faisant entendre quelques geignements, le bossu s'installa à une table. Il avait choisi une bonne petite place, avec un mur derrière et des voisins tranquilles. A droite, un mendiant aveugle fixait le vide de ses prunelles troubles et mastiquait à un rythme lent et régulier : il était en train de dîner. A gauche, sa tête brune abandonnée sur la table et un bras passé autour d'une grande bouteille à moitié vide, une fille dormait d'un sommeil de plomb : il s'agissait sans doute de la bergère d'un des " actifs ". Elle était mieux habillée que les autres catins, portait des boucles d'oreilles de turquoise et, surtout, personne ne l'embêtait. Apparemment ce n'était pas indiqué. Fatiguée, la pauvre fille s'était endormie. Quand elle se réveillerait, elle boirait un coup.
Le serveur approcha et demanda d'un air soupçonneux :
- D'où qu'tu viens, grand-père ? Y m'semble bien que j't'ai jamais vu ici !
Dans un rictus révélant une affreuse rangée de chicots, le bossu répondit :
- D'où je viens ? Tantôt d'ici, tantôt de là, tantôt grimpant, tantôt roulant ! Apporte-moi donc de quoi me rincer la dalle, l'ami, et pas du tord-boyaux ! J'en ai fait des pas dans la journée, et tout contorsionné comme ça, je te jure que c'est éreintant. Ne t'inquiète pas, j'ai de quoi payer ! (Il fit sonner des pièces :) Les chrétiens ont pitié du pauvre infirme.
Le pétulant vieillard fit un clin d'oil, retira la boule d'ouate qu'il portait dans le dos, redressa les épaules et s'étira. Et soudain, plus trace de bosse.
- Oh, j'ai la carcasse toute moulue avec ce boulot tordu. Ce qui m'faudrait maintenant, c'est
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quèqu'chose à me mettre sous la dent, et une jolie poupée pour me r'monter.
Se penchant vers sa gauche, le rimailleur donna une légère tape à la fille qui dormait.
- Eh, la gamine, t'es à qui, toi ? Tu ferais pas un p'tit câlin à un pauv' vieux ?
Et il continua dans le même style, arrachant au serveur un gloussement graveleux : il était rigolo, le grand-père.
- Tourne pas autour de Fiska, lui conseilla cependant le garçon. C'est pas une fille pour toi. Mais si t'as envie d'une bonne femme, t'as qu'à monter l'escalier qu'est là-bas. Et oublie pas de prendre cinquante kopecks et une demi-bouteille.
Le petit vieux vit arriver la bouteille, mais ne se pressa pas de monter : visiblement, il se trouvait bien là où il était. Il s'envoya un petit verre et se mit à fredonner une chansonnette d'une voix fluette, en furetant dans les coins de ses yeux vifs, à l'éclat juvénile. Après un tour rapide de l'assistance, il attarda son regard sur les " actifs " et se tourna vers le comptoir où Abdoul, un Tatar calme et musculeux, connu et redouté de toute la Khitrovka, discutait à mi-voix avec un fripier de passage. C'était d'ailleurs surtout ce dernier qui parlait. Le tenancier, lui, répondait sans conviction et par monosyllabes, tout en essuyant lentement un verre à facettes avec son torchon sale. Mais le fripier, un vieil homme à barbe blanche vêtu d'un robuste manteau de nankin et portant des galoches par-dessus ses bottes, ne lâchait pas prise. A moitié couché sur le comptoir, il continuait à dérouler sa litanie à voix basse, pointant de temps à autre le doigt sur la boîte en bois que portait à l'épaule son compagnon, un Kirghize de petite
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taille qui jetait des regards méfiants alentour de ses petits yeux étroits et perçants.
Jusqu'à maintenant, tout se déroulait conformément au plan. Eraste Pétrovitch savait que Grou-chine se faisait passer pour un trafiquant qui, tombant sur une bonne occasion, avait fait l'acquisition de tout un attirail pour rat d'hôtel et cherchait un acheteur averti. L'idée n'était pas mauvaise, mais l'attention avec laquelle les " actifs " observaient le fripier et son acolyte inquiétait au plus haut point Fandorine. Auraient-ils flairé quelque chose ? Mais comment ? Pourquoi ? Ksavéri Féo-filaktovitch était magistralement déguisé : impossible de le reconnaître.
Brusquement, Massa lui aussi perçut une menace : il se redressa et glissa ses deux mains dans ses manches, fermant à demi ses paupières épaisses. Dans l'une des manches il avait un poignard, et sa posture indiquait qu'il était prêt à parer toute attaque, d'où qu'elle vienne.
- Hé, le bridé ! cria l'un des " actifs " en se levant. Tes de quelle tribu ? Le fripier se retourna prestement.
- C'est un petit Kirghize, l'ami, dit-il poliment mais nullement intimidé. C'est un pauvre orphelin, ces chiens de musulmans lui ont tranché la langue. Mais moi, c'est tout juste ce qu'il me faut. Vu le genre d'affaires que je fais (il remua les doigts d'un air entendu), je n'ai pas besoin de bavards !
Comprenant d'où pouvait venir le danger, Massa se mit à son tour dos au comptoir. Il avait maintenant les yeux complètement fermés, et seule une petite étincelle continuait de scintiller de loin en loin entre ses paupières.
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Les " actifs " échangèrent un regard. Les propos et le geste énigmatiques du fripier avaient bizarrement exercé sur eux un effet calmant. Eraste Pétrovitch se sentit rasséréné : Grouchine n'était pas tombé de la dernière pluie, il savait se défendre tout seul. Fandorine poussa un soupir de soulagement et enleva de sous la table la main qu'il tenait jusque-là à portée de la crosse du Herstal.
Et c'était justement ce qu'il ne fallait pas faire.
Profitant de ce que ses deux vis-à-vis lui tournaient le dos, le cabaretier saisit sur le comptoir un poids de deux livres accroché à une corde et, d'un geste apparemment facile, mais d'une puissance redoutable, il en frappa la nuque ronde du " petit Kirghize ". Un craquement sinistre se fit entendre, et Massa s'affaissa sur le sol tel un sac, puis avec une habileté remarquable - on sentait une longue et solide pratique -, l'infâme Tatar frappa Grouchine à la tempe gauche au moment où celui-ci commençait à se retourner, l'empêchant ainsi d'achever son mouvement.
Ne comprenant rien à ce qui se passait, Eraste Pétrovitch renversa sa table et dans le même geste extirpa son revolver de son giron :
- Personne ne bouge ! hurla-t-il d'une voix hystérique. Police !
L'un des " actifs " glissa sa main sous la table, et Fandorine tira sans sommation. Le malfrat se mit à hurler en pressant sa poitrine de ses deux mains, puis s'effondra sur le sol où il commença à se tordre dans d'affreuses convulsions. Les autres restèrent figés.
- Au premier qui bouge, je tire ! En un va-et-vient rapide, Eraste Pétrovitch dirigeait son arme tantôt sur les " actifs ", tantôt sur
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le tenancier, tout en se livrant à un calcul fébrile : aurait-il assez de balles pour tous et que ferait-il après ? Un médecin, il fallait un médecin ! Encore que les coups avaient été portés avec une telle violence qu'un médecin ne serait sans doute d'aucune aide... Il embrassa la salle du regard. A l'arrière, le mur; sur les flancs, l'ordre semblait également régner : l'aveugle n'avait pas bougé de sa chaise et se contentait de tourner la tête de tous côtés en écarquillant ses horribles prunelles blanchâtres ; le coup de feu avait réveillé la fille, qui leva la tête, découvrant un minois plutôt joli, mais ravagé par l'alcool. Yeux noirs et brillants - une Tsigane de toute évidence.
- Ma première balle est pour toi, salaud ! hurla Fandorine au Tatar. Je n'attendrai pas que tu sois jugé, je vais sur-le-champ te...
Il n'acheva pas, car, sans bruit, telle une chatte, la Tsigane se leva et lui asséna un coup de bouteille sur la nuque. Chose qu'Eraste Pétrovitch ne vit pas. Pour lui, d'une manière subite et sans qu'il sache pourquoi, ce fut simplement le noir.
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Eraste Pétrovitch ne revint à lui que progressivement, chacun de ses sens renaissant l'un après l'autre. L'odorat fut le premier à se remettre en marche. Cela sentait le moisi, la poudre, la poussière. Puis son toucher reprit vie : sa joue reconnut une surface de bois rugueuse, ses poignets le brûlaient. Il avait dans la bouche un goût salé, sans doute du sang. Les derniers à lui revenir furent l'ouïe et la vue, et, avec eux, enfin, ses facultés mentales.
Fandorine comprit qu'il gisait face contre terre, mains attachées dans le dos. Entrouvrant un oil, l'assesseur de collège découvrit un plancher couvert de crachats, un gros cafard roux qui s'enfuyait et plusieurs paires de bottes. L'une d'entre elles, élégante, en box, avec, au bout, de petites ferrures en argent, était toute petite, comme celle d'un enfant de douze ou treize ans. Un peu plus loin, derrière les bottes, Eraste Pétrovitch vit quelque chose qui d'un coup lui rendit la mémoire : l'oil mort de Ksavéri Féofilaktovitch fixé sur lui. Le policier était, lui aussi, étendu sur le sol et son visage exprimait le mécontentement, voire la colère, comme s'il avait voulu dire : " Eh bien, pour un fiasco, c'est un fiasco ! " A ses côtés, on
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apercevait la nuque brune de Massa, tout ensanglantée. Eraste Pétrovitch serra de toutes ses forces ses paupières. Il avait envie de retourner dans le noir, de ne plus rien voir ni entendre, mais des voix perçantes qui résonnaient douloureusement dans sa tête l'en empêchèrent.
- ... Faut dire ce qui est, notre Abdoul, c'est un cerveau ! disait l'une de ces voix, exaltée et teintée d'un nasillement de syphilitique. Quand le fripier a parlé de ses affaires, je me suis dit que ce n'était pas lui, mais Abdoul te lui a envoyé un de ces coups avec son poids !
D'une voix tramante, avec cette façon d'avaler la fin des mots propre aux Tatars, quelqu'un répondit :
- Comment ça, pas lui, pauvre crétin ! Il avait bien été dit qu'il fallait cogner celui qui viendrait accompagné d'un Chinois aux yeux bridés !
- Mais c'était pas un Chinois, c'était un Kirghize !
- Kirghize toi-même ! Comme si y en avait beaucoup, à la Khitrovka, des bridés ! Et si je m'étais trompé, c'était pas un drame. On le balançait à la flotte, et le tour était joué.
- Et Fiska, vous avez vu ? dit une troisième voix, obséquieuse mais avec une pointe d'hystérie. Sans elle, le petit vieux nous butait tous. Et toi, Micha, qui disais qu'ils allaient être deux, hein, Micha ? Mais tu vois, Micha, ils étaient trois. Et t'as vu, comme il lui a troué le bide au Quignon. Il est en train de passer, le Quignon, Micha. Il lui a cramé les tripes avec sa balle !
En entendant le nom de Micha, Fandorine abandonna définitivement l'idée de replonger dans le noir. Sa nuque lui faisait mal, mais il chassa la douleur, la repoussa dans le vide, dans ce grand
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trou noir d'où il venait d'émerger. Il avait mieux à faire que penser à sa souffrance.
- Toi, Fiska, il te faudrait une bonne raclée pour que t'arrêtes de boire, fit une voix de fausset, d'un ton mou et sans conviction. Mais pour un coup pareil, je te pardonne. Tu l'as pas loupé, le
flicard !
Deux bottines vermeilles en maroquin vinrent se placer en face des bottes de cuir luisant :
- Tu peux me filer une raclée, mon petit Micha, modula une voix féminine, chantante et légèrement éraillée. Mais ne me chasse pas. Ça fait trois jours que je t'ai pas vu, mon loup. Je suis toute triste... Viens me retrouver cette nuit, je te ferai plein de caresses.
- Pour les caresses, on verra après. (Les bottes élégantes firent un pas pour se rapprocher de Fan-dorine.) En attendant, voyons qui est cet oiseau qu'est venu nous rendre visite. Retourne-le, Choukha ! Tiens, y commence à ouvrir un oil.
Et Eraste Pétrovitch se retrouva sur le dos.
Voilà donc à quoi ressemblait le fameux Micha. Par sa taille, il dépassait à peine l'épaule de la Tsigane, et à côté des " actifs ", il faisait carrément figure de demi-portion. Son visage était fin, parcouru de tics, avec un frémissement constant au coin de la bouche. Les yeux étaient déplaisants, comme si ce n'était pas un homme, mais un poisson qui vous regardait. Mais, globalement, on pouvait dire que c'était un bel homme. Soigneusement partagés en deux par une raie bien droite, ses cheveux frisaient légèrement aux pointes. Détail désagréable : sa fine moustache noire était en tous points identique à celle d'Eraste Pétrovitch, avec les pointes effilées de la même façon. Fandorine se
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jura immédiatement de ne plus utiliser de fixateur pour ses moustaches. Puis aussitôt, il se dit qu'il y avait de bonnes chances pour qu'il n'ait plus jamais l'occasion de le faire.
Dans une main, le roi des bandits tenait son Herstal, dans l'autre, le stylet que Fandorine portait toujours à son mollet. Il avait donc été fouillé.
- Alors, t'es qui, toi ? demanda Micha le Petit entre ses dents. (Vu d'en dessous, il n'avait pas l'air petit du tout ; au contraire, on aurait dit Gulliver.) De quel commissariat tu viens ? De celui de la rue Miasnitskaïa, hein ? Ça doit être ça. Tous les vampires insatiables qui me persécutent se sont concentrés là-bas !
Premièrement, Eraste Pétrovitch fut étonné d'apprendre que Mitia était persécuté par des " vampires ". Deuxièmement, il retint pour l'avenir que le commissariat de la rue Miasnitskaïa ne pratiquait pas les pots-de-vin. L'information était précieuse. Si toutefois l'occasion lui était un jour donnée d'en faire usage.
Mais Micha lui posa soudain une question quelque peu surprenante :
- Pourquoi vous êtes venus à trois ? Ou alors t'es tout seul, et les deux autres sont venus de leur côté?
Fandorine fut tenté d'approuver d'un signe de tête, mais décida qu'il était plus juste de se taire. Et de voir comment les choses allaient tourner.
Et ce qui suivit fut bien désagréable. Prenant un court élan, Micha frappa l'homme à terre d'un coup de pied à l'aine. Mais, ayant vu venir l'attaque, Eraste Pétrovitch eut le temps de s'y préparer. Il s'imagina sautant à pieds joints dans un trou de
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glace. Et la brûlure de l'eau fut si forte qu'en comparaison le coup de botte ferrée lui parut une aimable plaisanterie. Il n'émit même pas un son.
- Il est coriace, le vieux, s'étonna Micha. J'ai l'impression qu'il va nous donner du fil à retordre. Mais peu importe, finalement c'est plus intéressant, en plus on a tout notre temps. En attendant, les gars, balancez-le dans la cave. On va commencer par manger un morceau, ensuite on pourra s'en donner à cour joie. Pour ma part, je vais m'en payer, je vais me déchaîner comme jamais, et après, Fiska saura bien me calmer !
Et tandis qu'un gloussement de femme se faisait entendre, on prit l'assesseur de collège par les pieds et on le tira jusque derrière le comptoir puis le long d'un couloir sombre. La porte de la cave grinça, et, la seconde suivante, Eraste Pétrovitch fut précipité dans l'obscurité la plus totale. Il essaya tant bien que mal de se rouler en boule durant la chute, mais se fit tout de même mal à la hanche et à l'épaule.
- Tiens, attrape tes cannes, bancroche ! fit une voix rieuse venant d'en haut. Tu trouveras peut-être un rat à apitoyer !
L'une après l'autre, les petites béquilles tombèrent sur Fandorine. En haut, le carré de lumière glauque disparut dans un claquement, et Eraste Pétrovitch ferma les yeux. De toute façon, il n'aurait rien pu voir.
En tordant les mains, il réussit à tâter avec ses doigts les liens qui entouraient ses poignets : une ficelle ordinaire, autant dire pas grand-chose. Il suffisait d'une surface un peu dure, si possible avec un angle aigu, et d'une bonne dose de patience. Et cette chose, là, c'était quoi ? Tiens, une échelle,
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c'était à elle qu'il venait de se cogner. Fandorine se plaça de dos par rapport à l'échelle et, dans un mouvement rapide et rythmé, il commença à frotter ses liens contre un des montants de bois. Il estimait en avoir pour une trentaine de minutes.
Il entreprit également de compter jusqu'à mille huit cents - pas pour tuer le temps, mais pour éviter de penser à des choses horribles. Ce subterfuge n'empêcha malheureusement pas les pensées noires de pénétrer telles des aiguilles dans le pauvre cour de l'assesseur de collège.
Vous avez fait du joli, monsieur Fandorine ! Vous êtes inexcusable, et, pour votre faute, il n'y aura jamais de pardon.
Comment avait-il pu entraîner son vieux maître dans cette cage aux fauves ! Le bon et généreux Ksavéri Féofilaktovitch s'était fié à son jeune ami, il avait été heureux de rendre encore une fois service à sa patrie, et voilà comment les choses s'étaient terminées. Le destin et le mauvais sort n'y étaient pour rien, la faute en revenait à l'imprudence et à l'incompétence de celui en qui le commissaire à la retraite avait confiance comme en lui-même. Les chacals de la Khitrovka attendaient Fandorine, c'était évident. Ou, plus exactement, ils attendaient un homme accompagné d'un " Chinois ". Et Fandorine, détective incapable, avait conduit deux personnes qui lui étaient chères à une mort certaine. Grouchine l'avait pourtant mis en garde, il lui avait bien dit que Micha le Petit avait toute la police à sa solde. L'antipathique Khourtinski avait dû toucher deux mots de son expédition à l'un de ses hommes, qui s'était empressé d'envoyer un message à la Khitrovka. Simple comme bonjour. Plus tard, bien sûr, on
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finirait par identifier ce Judas de la Section spéciale, mais cela ne ramènerait à la vie ni Massa ni Grouchine. Impardonnable erreur ! Non, pas erreur, crime !
Gémissant sous l'effet d'une souffrance morale intolérable, Eraste Pétrovitch accéléra le rythme de ses mouvements, et la ficelle se désagrégea plus rapidement que prévu, relâchant son étreinte. Mais l'assesseur de collège n'eut même pas le cour de s'en réjouir. Portant ses mains libérées à son visage, il fondit en larmes. Ah, Massa, Massa...
Quatre ans auparavant, à Yokohama, alors qu'il était second secrétaire de l'ambassade de Russie, Fandorine avait sauvé la vie à un petit gars membre des yakusas. A dater de ce jour, Massakhiro était devenu pour lui un ami sûr, ou disons plutôt son seul ami, et c'est plus d'une fois qu'il avait sauvé la vie au jeune diplomate assoiffé d'aventures, en continuant malgré tout à se considérer comme à jamais son débiteur. Au nom de quoi, monsieur Fandorine, avez-vous entraîné un brave Japonais à mille lieues de chez lui pour le plonger dans un monde totalement étranger ? Pour qu'il périsse, bêtement et par votre faute, victime d'un coup porté en traître par un assassin sans scrupule !
Eraste Pétrovitch était en proie à une amertume indicible, et s'il ne se fracassa pas le crâne contre les parois gluantes de la cave, ce n'est qu'en prévision de sa vengeance. Oh, comme le châtiment serait cruel et impitoyable ! En tant que chrétien, Ksavéri Féofilaktovitch n'en aurait peut-être rien à faire, mais l'âme japonaise de Massa qui se préparait à sa prochaine naissance s'en réjouirait sans doute.
Fandorine ne craignait plus pour sa propre vie. Micha le Petit avait eu une excellente occasion d'en
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finir avec lui là-haut, quand il s'était retrouvé par terre, étourdi, ligoté et désarmé. Maintenant, Votre Altesse, prince des bandits, je vous prie de m'excuser ! Comme disent les joueurs, la main passe.
L'ex-bossu avait encore autour du cou sa croix de cuivre au bout de sa chaîne, ainsi que son étrange instrument de pénitence en forme d'étoiles. En plus, en lui renvoyant ses béquilles, ces andouilles lui avaient fait un cadeau royal. Ce qui signifiait qu'Eraste Pétrovitch disposait d'un arsenal japonais complet.
Il retira de son cou son instrument de pénitence et sépara les étoiles. Il en tâta les bords : coupants comme des rasoirs. Ces étoiles s'appelaient des shu-riken, et l'art de les lancer sans jamais manquer sa cible faisait partie du premier degré de préparation du ninja. En outre, dans les cas les plus sérieux, on enduisait de poison l'extrémité des branches, mais Fandorine avait jugé cette précaution superflue. Il lui restait à présent à rassembler son nunchaku, arme ô combien plus terrible que n'importe quel sabre.
Il enleva également sa croix et sa chaîne. Il mit la croix de côté et accrocha chacune de ses cannes à une extrémité de la chaîne. Les deux bâtons de bois portaient en effet à cette intention de petits crochets. Son nunchaku ainsi rassemblé, sans prendre la peine de se lever, le jeune homme dessina au-dessus de sa tête un huit rapide comme l'éclair qui lui donna entière satisfaction. Le repas était servi, il ne manquait plus que les invités.
Après avoir gravi à tâtons les marches de l'échelle, il essaya de soulever la trappe avec sa tête, mais celle-ci était verrouillée de l'extérieur. Eh bien, il attendrait. Après tout, ce n'est pas l'avoine qui va aux chevaux !
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Il redescendit d'un bond, se mit à quatre pattes et tâtonna par terre. Bientôt sa main rencontra un vieux sac en toile à moitié pourri qui dégageait une odeur insupportable. Tant pis, ce n'était pas le moment de faire le délicat.
Eraste Pétrovitch posa la tête sur cet oreiller improvisé. Un profond silence régnait, troublé uniquement par un va-et-vient furtif : sans doute des souris, ou peut-être même des rats. Oh, vivement qu'ils viennent, se dit Fandorine et, sans même s'en apercevoir, il plongea dans le sommeil. Il est vrai qu'il n'avait pas dormi du tout la nuit précédente.
Il se réveilla au grincement de la trappe et se souvint immédiatement de l'endroit où il se trouvait et des raisons pour lesquelles il y était. La seule chose qu'il ignorait, c'était combien de temps il avait dormi.
Vêtu d'un manteau de paysan, plissé à la taille, et chaussé de bottes en cuir épais, un homme descendait l'escalier d'un pas lourd. Il tenait une bougie à la main. Eraste Pétrovitch reconnut l'un des " actifs " de Micha. Juste derrière lui, la trappe livra passage aux célèbres bottes en box à ferrures d'argent.
En tout, les invités étaient cinq : Micha le Petit lui-même et quatre des hommes vus un peu plus tôt. Pour que la fête fût complète, il manquait Abdoul, ce qui attrista Fandorine, qui alla même jusqu'à soupirer.
- T'as raison de soupirer, sale flicard, lança Micha avec un rictus découvrant une rangée de dents nacrées. Je m'en vais de ce pas te faire gueuler si fort que même les rats vont se planquer dans les trous. Tiens, t'as fait ami-ami avec une charo-
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gne ? Et t'as pas tort ! Tu seras bientôt dans le même état que lui.
Fandorine regarda le sac qui lui servait d'oreiller et s'assit, horrifié. Au sol, un vieux cadavre décomposé le considérait de ses orbites profondément enfoncées. Les " actifs " partirent d'un rire énorme. A part Micha le Petit, chacun avait à la main une bougie, et l'un d'eux tenait également une sorte de pince ou des tenailles.
- Eh ben quoi, y te plaît pas ? persifla le nabot. On a chope cet espion minable l'automne dernier. Lui aussi y venait de la rue Miasnitskaïa. Tu le remets, non ? (Nouveau rire bruyant, tandis que la voix de Micha se faisait tendre, onctueuse.) Il a souffert longtemps, le pauvre type. Quand on a commencé à lui retirer les tripes du ventre, il s'est souvenu de sa mère et de son père.
Eraste Pétrovitch aurait pu le tuer à cet instant même, car chacune de ses deux mains cachées derrière son dos tenait un shuriken. Mais il est indigne d'un homme de qualité de s'abandonner à des émotions déraisonnables. Il avait besoin de discuter avec Micha. Comme avait coutume de le dire Alexandre Ivanovitch Pélikan, consul à Yokohama, " les questions à lui poser s'étaient accumulées ". Il aurait pu également commencer par mettre hors d'état de nuire la suite de Son Altesse, prince de la Khitrovka. Les bandits s'étaient disposés d'une manière tellement commode : deux à gauche, deux à droite. Apparemment aucun d'entre eux n'avait d'arme à feu, seul Micha n'arrêtait pas de jouer avec le Herstal. Mais c'était sans danger. Il ignorait l'existence du petit levier, et le dispositif de sûreté n'étant pas ôté, le revolver n'avait aucune chance de tirer.
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Il valait sans doute mieux essayer de savoir quelque chose tant que Micha le Petit se sentait maître de la situation. Sinon, après, voudrait-il parler? Tout laissait supposer que c'était un gars qui n'avait pas froid aux yeux. Et si jamais il se rebiffait ?
- Je cherche une serviette, mon cher petit Micha. Une serviette bourrée d'argent, avec beaucoup, beaucoup de billets de mille roubles, commença-t-il en prenant la voix du pauvre mendiant bossu. Qu'est-ce que tu en as fait, dis-moi ?
Micha accusa le coup, tandis qu'un de ses acolytes demandait de sa voix nasillarde :
- Qu'est-ce qu'y raconte, Micha ? C'est quoi, ces billets de mille ?
- Y raconte n'importe quoi, ce chien ! rugit le Roi. Il essaye d'enfoncer un coin entre nous. Attends un peu, ordure ! Je vais te faire cracher le sang, moi.
Extrayant de sa botte un long couteau effilé, Micha le Petit fit un pas en avant. Eraste Pétro-vitch, lui, tira certaines conclusions. C'était bien Micha qui avait pris la serviette. Et d'un. Sa bande n'était pas au courant, il n'avait donc pas l'intention de partager le butin. Et de deux. Il avait peur d'être démasqué et s'apprêtait dans les plus brefs délais à clouer définitivement le bec du prisonnier. Et de trois. Il convenait donc de changer de tactique.
- Attends, mon gars, attends un peu, il a des choses pour toi, le petit vieux, débita à toute vitesse Fandorine. Tu m'épargnes, je me tais ! Tu me traites gentiment, je te file des tuyaux !
Le nasillard saisit le chef par la manche :
- Te dépêche pas d'ie liquider, Micha. Qu'il vide son sac avant.
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L'assesseur de collège fit un clin d'oil entendu au Petit, puis le fixa avec une extrême attention : son hypothèse se confirmait-elle ?
- Un grand salut de monsieur Khourtinski, Piotr Parménytch, dit-il. Mais cette fois Micha ne cilla même pas.
- Y perd le nord, le vieux ! C'est qui encore, ce Parménytch? Si c'est comme ça, on a qu'à lui remettre la cervelle à l'endroit. Kour, toi, tu t'assieds sur ses jambes. Toi, Pronia, passe-moi les tenailles. Je vais le faire chanter comme un coq de basse-cour, ce maudit corbeau !
f Et Eraste Pétrovitch comprit qu'il ne tirerait rien d'intéressant du prince de la Khitrovka. Celui-ci se méfiait trop des siens.
Il poussa un profond soupir et ferma les yeux un instant. L'impatience est le sentiment le plus dangereux qui soit. Bien des entreprises importantes échouent de son fait.
Fandorine rouvrit les yeux, adressa un sourire à Micha, puis, de derrière son dos, fusèrent l'une après l'autre sa main droite puis sa main gauche. Fuitt... Fuitt... firent deux petites ombres tournoyantes. La première alla se planter dans la gorge de Kour, la seconde dans celle de Pronia. Les deux hommes râlaient encore, leur sang giclant dans tous les sens, chancelaient encore sans réaliser tout à fait qu'ils étaient en train de mourir, que, saisissant par terre son nunchaku, l'assesseur de collège bondissait sur ses jambes. Sans parler du dispositif de sûreté, Micha le Petit n'eut même pas le temps de lever la main : un des deux bâtons le frappa au sommet du crâne. Pas très fort, juste pour l'assommer. A peine eut-il le temps d'ouvrir la bouche d'un air ahuri que le gaillard que Micha
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avait appelé Choukha reçut, lui, un coup puissant sur la tête, qui le renversa en arrière sur le sol, où il demeura sans plus bouger. Le dernier des " actifs ", dont Fandorine ne devait jamais connaître le nom, se révéla plus habile que ses camarades. Un écart lui ayant permis d'éviter le nunchaku, il tira un poignard de la tige de sa botte, se protégea du second passage de l'arme, mais l'impitoyable huit brisa la main qui tenait le couteau avant de lui défoncer le crâne. Eraste Pétrovitch s'immobilisa, le temps de retrouver une respiration régulière. Deux des bandits se tordaient par terre, pressant en vain sous leurs doigts leur gorge déchirée. Deux autres gisaient immobiles. Micha le Petit, assis, tournait la tête dans tous les sens, l'air hébété. A quelques pas de lui, scintillait l'acier noir du Herstal.