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- Monsieur Klonov I avait-on crié. Une dépêche urgente pour vous I De la part de monsieur X.
Akhimas avait ouvert, tenant dans son dos sa main armée du revolver.
Il avait devant lui un homme de haute taille, en capote. La longue visière de sa casquette empêchait de voir son visage, et l'on ne distinguait que sa moustache frisée à la façon des militaires. Après avoir remis son pli, le messager s'était retiré sans un mot pour disparaître dans l'obscurité trouble de l'aube.
" Monsieur Velde, l'enquête est arrêtée, mais une petite difficulté a surgi. Agissant de sa propre initiative, l'assesseur de collège Fandorine a découvert votre cachette et a l'intention de vous arrêter. C'est le grand maître de la police de Moscou qui nous en a informé, en nous demandant notre aval. Nous lui avons donné ordre de n'entreprendre aucune action, sans toutefois en avertir l'assesseur de collège. Fandorine se présentera chez vous à six heures du matin. Il viendra seul sans savoir qu'il ne bénéficie d'aucun appui de la police. Par son comportement, cet homme met en péril toute l'opération. Faites avec lui ce que vous jugerez bon.
Je vous remercie pour votre excellent travail. X. "
Akhimas avait été en proie à deux sentiments: l'un agréable, l'autre profondément déplaisant.
Côté sentiment agréable, tout était clair. Tuer Fandorine serait la plus belle façon de mettre un point final à ses états de service. C'était à la fois indispensable pour mener à bien cette dernière opération et l'occasion de régler un vieux compte.
Pour ce qui était du second sentiment, les choses étaient plus complexes. De qui Fandorine tenait-il son adresse ? Pas de monsieur X, tout de même. Sans compter que six heures était l'heure qu'il avait fixée à Wanda. L'aurait-elle trahi ? Voilà qui changeait tout.
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Il avait regardé sa montre. Il était quatre heures et demie. Il disposait pour se préparer de plus de temps qu'il n'en fallait. Le risque était en fait inexistant. Akhimas avait tous les avantages de son côté, mais monsieur Fandorine était un homme sérieux, aucune négligence n'était permise.
Puis avait surgi une difficulté supplémentaire. Tuer un homme qui ne s'attend pas à être attaqué était chose facile, mais il fallait d'abord faire dire à Fandorine de qui il tenait son adresse.
Si seulement ce pouvait ne pas être de Wanda.
Pour l'heure, rien n'était plus important pour Akhimas.
Dès cinq heures et demie, il s'était placé en sentinelle à sa fenêtre, dissimulé par le store.
A six heures trois minutes, un homme portant une élégante veste crème et un pantalon étroit à la dernière mode avait pénétré dans la cour intérieure, inondée de la douce lumière du matin. Cette fois, Akhimas avait eu la possibilité d'examiner dans tous ses détails le visage de sa vieille connaissance. Et ce visage lui avait plu car il respirait l'énergie et l'intelligence. Un adversaire digne de respect. Simplement, cette fois, il n'avait pas de chance avec ses partenaires.
Fandorine s'était arrêté devant la porte et s'était empli les poumons d'air. Puis, gonflant bizarrement les joues, il les avait vidés par une suite de petites expirations. S'agissait-il d'une gymnastique particulière ?
Après cela, levant la main, il avait frappé doucement.
Deux fois, trois fois, puis encore deux fois.
Troisième partie
Le blanc et le noir
on/
Eraste Pétrovitch tendit l'oreille : tout était calme. Il frappa de nouveau. Rien. Il poussa prudemment la porte, et elle céda brusquement, avec un grincement mauvais.
Etait-il possible que la souricière fût vide ?
Tendant la main qui tenait le revolver, il gravit d'un bond les trois marches du petit escalier intérieur et se trouva dans une pièce carrée au plafond bas.
Après la lumière déjà vive du jour, l'endroit lui parut très sombre. A droite, se dessinait vaguement le rectangle gris foncé d'une fenêtre aux stores baissés, plus loin, près du mur, on devinait un lit en fer, une armoire et une chaise.
C'était quoi, là, sur le lit ? Une forme, sous une couverture. Quelqu'un était allongé.
Ses yeux s'étant habitués à la pénombre, l'assesseur de collège distingua une main, ou plus exactement une manche, pendant sans vie hors de la couverture. La main, gantée, était tournée paume vers le haut. Par terre gisait un revolver coït près duquel s'étalait une flaque sombre.
Pour une surprise, c'en était une ! Une déception mêlée d'amertume étreignit le cour de Fandorine.
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Il remit dans sa poche le Herstal désormais inutile, traversa la pièce et rabattit la couverture.
Akhimas se tenait immobile près de la fenêtre, derrière l'épais rideau. Quand le policier avait frappé en utilisant le signal convenu, il avait ressenti un profond malaise. C'était donc tout de même Wanda...
Dans la chambre, tout avait été préparé pour que, au lieu de promener ses yeux fureteurs dans toute la pièce, Fandorine concentre d'emblée son attention dans une fausse direction, se place de dos et range son arme.
Les trois objectifs étaient donc atteints.
- Parfait, dit Akhimas à mi-voix. Maintenant, mains sur la nuque. Et n'essayez pas de vous retourner, monsieur Fandorine, sinon je vous tue.
Le dépit, tel fut le premier sentiment qui saisit Eraste Pétrovitch lorsqu'il découvrit sous la couverture un mannequin rudimentaire fabriqué à l'aide de vêtements et qu'il entendit dans son dos la voix calme et assurée. Il s'était fait avoir comme un imbécile !
Mais ce dépit laissa immédiatement place à la perplexité. Comment Klonov-Pevtsov avait-il eu l'idée de préparer cette mise en scène ? Avait-il surveillé la fenêtre et vu qu'à la place de Wanda arrivait quelqu'un d'autre ? Mais il venait de l'appeler par son nom ! Il savait donc qu'il allait venir et l'attendait. Comment le savait-il ? Etait-ce Wanda qui avait tout de même réussi à le prévenir ? Mais, dans ce cas, pourquoi l'avait-il attendu au lieu de disparaître ?
Force était de conclure que l'individu était au courant de la visite imminente de " monsieur Fandorine ", mais pas de l'opération policière. Bizarre.
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Mais l'heure n'était pas à échafauder des hypothèses. Que fallait-il faire ? Se jeter sur le côté ? Toucher un homme qui a fait ses classes chez les " rampants " est infiniment plus compliqué que ne saurait l'imaginer un faux capitaine de gendarmerie.
Mais dans tous les cas, les coups de feu attireraient les policiers, qui tireraient, de telle sorte qu'on n'arriverait pas à prendre la cible vivante.
Fandorine posa ses deux mains sur sa nuque. Calmement, du même ton que son adversaire, il demanda :
- Et maintenant ?
- Otez votre veste, ordonna Akhimas. Jetez-la au milieu de la pièce.
Ladite veste fit entendre un bruit métallique nettement perceptible. Apparemment, à part le Herstal, il avait des réserves dans ses poches.
Derrière, le policier portait à sa ceinture un étui contenant un tout petit pistolet.
- Détachez le Derringer. Envoyez-le sous le lit, le plus loin possible. A présent, baissez-vous. Lentement. Relevez la jambe gauche de votre pantalon. Plus haut. Maintenant, la droite.
Il ne s'était pas trompé : manche vers le bas, un stylet était fixé à sa cheville gauche. Monsieur Fandorine était décidément bien équipé. Quel plaisir d'avoir affaire à un homme prévoyant I
- Maintenant, vous pouvez vous retourner.
Le policier fit ce qu'on lui demandait : sans aucune précipitation, afin de ne pas énerver inutilement son adversaire.
Pourquoi ces quatre étoiles métalliques sur ses bretelles ? Sans doute encore un de ces trucs orientaux.
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- Enlevez vos bretelles, et jetez-les sous le lit.
Le joli visage du policier se tordit en un rictus de rage. Ses longs cils frémirent. Fandorine clignait des yeux, essayant de distinguer les traits de son vis-à-vis qui se tenait à contre-jour.
Bon, maintenant il allait pouvoir se montrer et vérifier si la mémoire visuelle du jeune homme était bonne.
Elle l'était. Akhimas fit deux pas en avant et remarqua avec satisfaction que les joues du beau brun se couvraient dans un premier temps de taches pourpres avant de devenir d'un seul coup livides.
Eh oui, jeune homme ! La destinée est une dame fantasque.
Ce n'était pas un homme, mais un démon ! Il avait même compris que les shuriken étaient des armes. Eraste Pétrovitch bouillait de fureur de se voir délesté de tout son arsenal.
Ou plus exactement, presque tout.
De l'impressionnante quantité de moyens de défense dont il s'était pourvu (il lui avait pourtant semblé aller bien au-delà du nécessaire), il ne lui restait plus qu'une flèche dans la manche de sa chemise. Il s'agissait d'une flèche fine, en acier, fixée à un ressort. Il suffisait de plier brusquement le bras pour que le ressort se détende. Hélas, il est difficile de tuer quelqu'un avec une flèche, à moins de tomber en plein dans l'oil. D'ailleurs, comment faire un mouvement brusque alors qu'on est tenu en joue par un Bayard à six coups ?
Puis la sombre silhouette s'approcha, et Fandorine put enfin distinguer les traits de son adversaire.
Ces yeux ! Ces yeux blancs ! Ce visage qui, durant tant d'années, avait hanté ses rêves ! Non, ce n'était pas possible ! C'était de nouveau un cauchemar ! Vite, se réveiller !
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II fallait profiter de son avantage psychologique tant que la cible n'avait pas recouvré ses esprits.
- Qui vous a communiqué mon adresse, l'heure et le signal ?
Le policier se taisait.
Akhimas abaissa le canon de son arme, visant le genou, mais Fandorine n'eut pas l'air d'avoir peur. Tout au contraire, sa pâleur commença à s'estomper.
- Wanda? ne put s'empêcher de demander Akhimas, une note rauque et traîtresse perçant dans sa voix.
Non, cet homme ne répondra pas, se dit-il. Il se fera tuer, mais il ne dira pas un mot. Il est fait comme ça !
Mais soudain le policier ouvrit la bouche :
- Je vous répondrai. Mais en échange d'une réponse à ma propre question. Comment Sobolev a-t-il été tué ?
Akhimas hocha la tête. Les bizarreries de la nature humaine ne cessaient de l'étonner. Cela étant, une telle curiosité professionnelle au seuil de la mort méritait le respect.
- D'accord, dit-il avec un léger signe d'assentiment. Mais la réponse doit être honnête. C'est juré ?
- Juré !
- Extrait d'une fougère d'Amazonie. Paralysie du muscle cardiaque à l'accélération du cour. Aucune trace. Château d'Yquem.
Aucune précision supplémentaire ne fut nécessaire.
- C'était donc cela... marmonna Fandorine.
- Alors, c'est Wanda ? demanda Akhimas entre ses dents.
- Non ! Elle ne vous a pas trahi. Akhimas se sentit tellement soulagé qu'il en suffoqua. Il alla même jusqu'à fermer un court instant les yeux.
En voyant le visage de cet homme surgi de son passé se contracter dans l'attente d'une réponse, Eraste Pétrovitch comprit pourquoi il était encore en vie.
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Mais à peine la réponse à cette question, si importante pour l'homme aux yeux blancs, retentirait-elle qu'un coup de feu claquerait.
Il ne fallait pas laisser échapper la seconde précise durant laquelle, ébauchant son mouvement, le doigt bougerait sur la détente. Ayant affaire à un adversaire désarmé, l'homme qui tient une arme relâche immanquablement sa vigilance ; se sentant hors de danger, il s'en remet à l'excès au métal insensible. Les réactions d'un homme dans cette situation sont ralenties : c'est là le b.a.-ba de l'art des " rampants ".
L'essentiel était de choisir le bon moment. Il convenait alors de se précipiter en avant et sur la gauche : la première balle passerait à droite. De se jeter ensuite sous les pieds de l'adversaire : la seconde balle passerait au-dessus de la tête. Après cela, il ne resterait plus qu'à lui faire perdre l'équilibre.
Le risque était grand. Huit pas, c'était beaucoup. Et si, par malheur, il venait à l'idée de l'adversaire de reculer un tant soit peu, c'était fichu.
Mais il n'avait pas le choix.
C'est alors que l'homme aux yeux blancs commit sa première erreur en fermant les yeux une seconde.
C'était suffisant. Plutôt que de prendre des risques en se jetant sous les balles, Eraste Pétrovitch bondit, tel un ressort, pour sauter par la fenêtre.
Brisant le châssis de ses deux coudes, il s'envola dans un tourbillon d'éclats de verre. Il se retourna en l'air et atterrit avec succès sur les talons. Sans la moindre égratignure.
Ses oreilles tintaient. Apparemment, l'homme aux yeux blancs avait tout de même eu le temps de tirer. Mais sans le toucher, bien sûr.
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Fandorine partit en courant le long du mur. Il sortit à toute vitesse son sifflet de la poche de son pantalon et fit le signal annonçant le début de l'opération.
Akhimas n'avait encore jamais vu un homme se déplacer à une telle rapidité. Alors qu'il se tenait devant lui une seconde plus tôt, ses bottines vernies à guêtres blanches avaient déjà disparu par la fenêtre. Il tira, mais une fraction de seconde trop tard.
Sans réfléchir, il sauta à son tour par-dessus l'appui de la fenêtre parsemé de morceaux de verre et retomba dans la cour à quatre pattes.
Le policier courait en soufflant désespérément dans son sifflet. Akhimas eut même légèrement pitié de lui : le pauvre qui comptait sur une aide I
Léger et souple comme un gamin, Fandorine tournait déjà le coin. Akhimas tira main sur la hanche. Une poussière de plâtre s'envola du mur. Il l'avait manqué.
Mais la cour extérieure était plus vaste que la cour intérieure. Il n'aurait pas le temps d'arriver au portail.
Le portail d'entrée était là, devant lui, avec son petit auvent en bois et ses poteaux sculptés. Une construction typiquement russe, datant d'avant Pierre le Grand et que l'on appelait, allez donc savoir pourquoi, " porte suédoise ". Sans doute, dans des temps immémoriaux, les habitants de l'ancienne Moscovie avaient-ils appris cette technique de charpenterie de quelque marchand venu du Nord. Au milieu de la cour, ahuri, sa bouche ébréchée grande ouverte, le concierge restait planté, son balai à la main. Celui qui faisait l'ivrogne ne bougeait pas de son banc, les yeux rivés sur l'assesseur de collège qui passait en courant. La bonne femme,
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avec son châle à ramages et sa houppelande, se serrait craintivement contre le mur. Et Eraste Pétrovitch comprit brusquement : ce n'étaient pas des agents ! C'étaient tout bonnement un concierge, un fêtard, une mendiante.
Un bruit de pas précipités résonna dans son dos.
Fandorine fit un bond de côté. Juste à temps, car il ressentit une brûlure à l'épaule. C'était sans gravité, la balle l'avait simplement frôlé.
Au-delà du portail, on apercevait la rue dorée par le soleil. Elle paraissait toute proche, mais il ne l'atteindrait pas.
Eraste Pétrovitch s'arrêta, fit volte-face. Il n'allait tout de même pas se faire tirer dans le dos !
L'homme aux yeux blancs s'arrêta, lui aussi. Il avait tiré trois fois, il restait donc trois balles dans son Bayard. C'était plus que suffisant pour mettre un terme au passage sur terre de monsieur Fandorine, vingt-six ans, sans famille.
Quinze pas les séparaient. C'était trop pour essayer d'entreprendre quoi que ce fût. Où était Karatchentsev ? Où étaient ses gens ? Il n'avait pas le temps de se poser la question.
Sous sa manchette, il avait sa flèche qui, à cette distance, n'avait malheureusement que peu de chances d'être efficace. Néanmoins, Eraste Pétrovitch leva le bras, se préparant à plier brutalement son coude.
De son côté, prenant son temps, l'homme aux yeux blancs le visait à la poitrine.
Par association d'idées, une image traversa fugitivement l'esprit de l'assesseur de collège : la scène du duel dans l'opéra Eugène Onéguine. L'homme
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aux yeux blancs allait se mettre à chanter : " Vais-je périr, transpercé par cette flèche... "
Deux balles dans la poitrine. Puis s'approcher et tirer la troisième dans la tête.
Les coups de feu n'attireraient personne. Dans ce coin de la ville, même en plein jour, il était impossible de trouver un sergent de ville. Il pouvait prendre son temps.
C'est alors qu'Akhimas perçut du coin de l'oil un mouvement rapide. Une ombre courte et rapide qui se détachait du mur.
Se retournant brutalement, il découvrit, sous un ridicule châle bariolé, un visage aux yeux étroits, défiguré par une grimace féroce, la bouche ouverte en un ululement sauvage. Le Japonais !
Son doigt pressa la détente.
La vieille mendiante qui se serrait craintivement contre le mur lança soudain le cri de guerre des yakuzas de Yokohama et se rua sur l'homme aux yeux blancs selon toutes les règles du jiu-jitsu.
Ce dernier se retourna promptement et tira, mais la femme plongea sous la balle et, d'un mawashi giri exécuté avec une maestria remarquable, fit tomber le tireur. Son châle ridicule glissa sur ses épaules, et l'on vit apparaître une tête aux cheveux noirs, entourée d'un bandage blanc.
Massa ! D'où sortait-il ? Il l'avait suivi, l'animal ! Voilà pourquoi il avait si facilement laissé partir son maître seul !
Et ce n'était pas du tout un châle qu'il avait sur la tête, c'était le petit tapis de l'hôtel Dusseaux. Quant à sa houppelande, elle n'était rien d'autre que la housse du fauteuil !
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Mais l'heure n'était pas à faire preuve d'un esprit d'observation pour le moins tardif. Eraste Pétro-vitch se rua en avant, brandissant son bras porteur de la flèche, mais craignant de tirer de peur de toucher Massa par inadvertance.
Du tranchant de la main, le Japonais frappa l'homme à terre au poignet. Le Bayard voltigea sur le côté, alla heurter une pierre, et un coup partit en direction du ciel bleu.
La seconde suivante, un poing de fer s'abattait de toute sa force sur la tempe du Japonais. Massa vacilla et tomba le nez dans la terre.
Jetant un très bref regard à Fandorine qui s'approchait, puis au revolver propulsé à distance, l'homme aux yeux blancs bondit sur ses pieds avec une agilité suprême, fit demi-tour pour s'élancer de nouveau vers la cour intérieure.
Le Bayard était hors d'atteinte. L'adversaire était habile et possédait à fond la technique du corps-à-corps. Ils auraient à peine commencé à se battre que le Japonais aurait recouvré ses esprits, or, à lui seul, il ne viendrait pas à bout de deux adversaires de cette qualité.
Il fallait retourner au plus vite dans la chambre. Le, par terre, près du lit, se trouvait son coït chargé.
Ralentissant un instant sa course, Fandorine ramassa le revolver. L'opération ne lui prit qu'une demi-seconde, mais l'homme aux yeux blancs avait eu le temps de disparaître derrière le coin du bâtiment. De nouveau, comme peu avant, une pensée totalement hors de propos lui vint : on dirait des enfants jouant à ce jeu consistant à courir tous ensemble dans une direction, puis tous ensemble dans une autre.
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Cinq coups avaient été tirés, il ne restait donc plus qu'une balle dans le barillet. L'erreur n'était pas permise.
Comme il débouchait enfin dans la cour intérieure, il vit que l'homme aux yeux blancs avait déjà la main sur la poignée de la porte numéro sept. Sans viser, l'assesseur de collège décocha sa flèche.
Peine perdue, la cible avait disparu dans l'entrebâillement de la porte.
Une fois passée la porte, Akhimas trébucha, sa jambe venait de lui manquer et ne voulait plus lui obéir.
Ne comprenant pas ce qui se passait, il regarda : sur le côté, au niveau de la cheville, pointait une fine tige métallique. Qu'était-ce encore que cette chimère ?
Essayant de dominer une douleur aiguë, il réussit tant bien que mal à grimper les trois marches et rampa à quatre pattes en direction du coït. Mais à l'instant précis où ses doigts se refermaient sur la crosse striée, un coup de tonnerre éclata dans son dos.
Il avait fait mouche !
La sombre silhouette s'étira de tout son long. Le revolver noir glissa de ses doigts desserrés.
En deux bonds, Eraste Pétrovitch traversa la pièce et ramassa l'arme. Puis il releva le chien et recula à tout hasard.
L'homme aux yeux blancs gisait face contre terre. Au milieu de son dos, une tache humide s'élargissait rapidement.
Derrière, quelqu'un venait mais, reconnaissant les pas courts de Massa, l'assesseur de collège ne tourna même pas la tête.
Il dit en japonais :
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- Mets-le sur le dos. Mais fais bien attention, c'est un homme très dangereux.
En quarante ans d'existence, Akhimas n'avait pas été blessé une seule fois. Il en était très fier, mais craignait en secret de voir tôt ou tard sa chance l'abandonner. Il n'avait pas peur de mourir mais d'être blessé : la douleur, l'impotence, ça oui, il le redoutait. Et si la souffrance devenait intolérable ? Et s'il perdait la maîtrise de son corps ou de sa tête, comme c'était si souvent arrivé à d'autres sous ses yeux ?
Il n'avait pas mal. Du tout. Mais son corps avait cessé de lui obéir.
La colonne vertébrale est brisée, pensa-t-il. Le comte de Santa Croce ne rejoindra pas son île. C'était une simple constatation, dénuée de regret.
Puis il se passa quelque chose. Une seconde avant, il avait devant les yeux les lames poussiéreuses du parquet. Maintenant, c'était tout à coup le plafond gris avec ses toiles d'araignée dans les coins qu'il voyait.
Akhimas déplaça son regard. Au-dessus de lui se tenait Fandorine, son revolver au poing.
Comme l'être humain est ridicule vu d'en dessous ! C'est exactement comme cela que nous voient les chiens, les vers de terre et autres bestioles.
- Vous m'entendez? demanda le policier.
- Oui, répondit Akhimas, s'étonnant lui-même de constater combien sa voix était égale et sonore.
Son sang coulait sans interruption, il en avait conscience. Si on ne l'arrêtait pas, tout serait bientôt terminé. Et tant mieux. Il fallait faire en sorte qu'on n'empêche pas son sang de couler. Et pour cela il fallait parler.
L'homme qui gisait à terre regardait fixement Eraste Pétrovitch, comme s'il essayait de déceler
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dans son visage quelque chose d'essentiel. Puis il se mit à parler. Par phrases courtes et claires.
- Je vous propose un marché. Je vous sauve la vie. Et vous, vous accédez à ma demande.
- Quelle demande ? s'étonna Fandorine, persuadé que l'homme aux yeux blancs délirait. Et comment pouvez-vous me sauver la vie ?
- Pour ce qui est de ma demande, après. Vous êtes condamné. Moi seul peux vous sauver. Vos propres supérieurs vont vous assassiner. Ils vous ont déjà supprimé. Rayé des vivants. Je n'ai pas réussi à vous tuer. D'autres le feront.
- C'est absurde ! s'écria Eraste Pétrovitch.
Mais une crispation désagréable se fit sentir au creux de son estomac. Où était passée la police ? Où était Karatchentsev ?
- Faisons comme ça, dit le blessé en passant sa langue sur ses lèvres exsangues. Je vous dis ce que vous devez faire. Si vous me croyez, vous accédez à ma demande. Sinon, tant pis pour moi. Juré ?
Fandorine acquiesça d'un signe de tête, regardant, comme ensorcelé, cet homme surgi de son passé.
- Voici ma demande. Sous le lit se trouve la serviette. La fameuse serviette ! Personne ne la cherchera. Elle ne fait qu'embarrasser les uns et les autres. Elle est à vous. A l'intérieur il y a également une enveloppe. Avec cinquante mille roubles dedans. Faites parvenir cette enveloppe à Wanda. D'accord ?
- Non ! s'insurgea l'assesseur. L'argent sera intégralement remis aux autorités. Je ne suis pas un voleur ! Je suis un fonctionnaire et un noble !
Akhimas prêta attention à ce qui se passait dans son corps. Il lui restait visiblement moins de temps qu'il ne
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l'avait pensé. Parler lui devenait de plus en plus pénible. Pourvu qu'il tienne I
- Vous n'êtes rien ni personne. Vous êtes un cadavre. (La silhouette du policier commençait à devenir imprécise, et Akhimas accéléra son débit.) Sobolev avait été condamné par un tribunal secret. Un tribunal impérial. Maintenant, vous connaissez toute la vérité. Pour cela, on vous tuera. Raison d'Etat. Dans la serviette, il y a plusieurs passeports. Des billets pour le train de Paris. Il part à huit heures. Vous avez le temps de le prendre. Sinon, c'est la mort.
Tout devint noir devant ses yeux. Akhimas fit un effort et chassa le voile.
Dépêche-toi de réfléchir, Fandorine, se dit-il mentalement. Tu es un homme intelligent, et moi, il ne me reste plus que quelques secondes à vivre.
L'homme aux yeux blancs disait la vérité.
Quand il en fait définitivement persuadé, Eraste Pétrovitch chancela.
S'il en était ainsi, il était un homme fini. Il avait tout perdu : sa fonction, son honneur, le sens de sa vie. Cette canaille de Karatchentsev l'avait trahi, l'avait envoyé à une mort certaine. Non, pas Karatchentsev, l'Etat, le pays, la patrie.
S'il était encore en vie, c'était grâce à un miracle. Plus exactement grâce à Massa.
Fandorine se tourna vers son serviteur. Celui-ci écarquillait les yeux, une main pressant sa tempe meurtrie.
Le pauvre. Aucune tête, fût-elle en fonte, n'était capable de supporter pareil traitement. Oh, Massa, Massa, qu'allons-nous devenir à présent, tous les deux? Tu as bien mal choisi la personne à qui attacher ta vie !
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- Ma demande. Promettez, murmura le mourant dune voix à peine audible.
- Je le ferai, lâcha Eraste Pétrovitch à contrecour.
L'homme aux yeux blancs sourit et ferma les yeux.
Akhimas sourit et ferma les yeux. Tout était bien. Belle vie, belle fin. Meurs, s'intima-t-il. Et il mourut.
La cloche de la gare retentit une seconde fois, et la locomotive Ericsson, impatiente, cracha avec bruit un puissant jet de fumée, prête à bondir et à s'élancer sur les rails étincelants à la poursuite du soleil. L'express transeuropéen Moscou-Varsovie-Berlin-Paris se préparait au départ.
Dans l'un des compartiments de première classe (bronze, velours, acajou) avait pris place un jeune homme à la mine sombre, vêtu d'une veste crème, tachée et déchirée aux coudes. Il regardait par la fenêtre d'un regard vide, mâchonnait un cigare et lançait lui aussi des jets de fumée, mais, contrairement à la locomotive, sans le moindre enthousiasme.
J'ai vingt-six ans, et ma vie est finie, se disait-il. Cela ne fait que quatre jours que je suis de retour, plein de force et d'espérance. Et me voilà obligé de quitter ma ville natale définitivement, sans espoir de retour. Déshonoré, pourchassé, ayant abandonné ma fonction, trahi mon devoir et ma patrie. Non, je n'ai pas trahi. C'est ma patrie qui a abandonné son fidèle serviteur ! Ah ! ils sont beaux, les intérêts supérieurs de l'Etat si, en leur nom, on commence par transformer un honnête serviteur en un rouage insensé, pour finir par l'anéantir purement et simplement. Lisez Confucius, messieurs
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les gardiens du trône. Il y est dit : l'homme bien né ne saurait être l'instrument de quiconque !
Et maintenant, qu'allait-il se passer ? Diffamé, présenté comme un voleur, on lancerait contre lui un avis de recherche à travers l'Europe entière.
En fait, non, il ne serait pas présenté comme un voleur : ils préféreraient ne pas mentionner la serviette.
Ils ne lanceraient pas non plus un avis de recherche officiel, ils n'avaient pas intérêt à ébruiter l'affaire.
Ils le prendraient en chasse et, tôt ou tard, ils le retrouveraient et le tueraient. Est-il bien difficile de dénicher un voyageur accompagné d'un serviteur japonais ? Pourtant, que faire de Massa ? Seul en Europe, jamais il ne s'en sortirait.
Mais, au fait, où était-il ?
Eraste Pétrovitch sortit sa Bréguet. Il restait deux minutes avant le départ.
Ils étaient arrivés à la gare en avance, l'assesseur de collège (ou plutôt l'ex-assesseur de collège) avait même eu le temps d'envoyer un pli à l'hôtel Angleterre au nom de madame Tollé. Mais, à huit heures moins le quart, alors qu'ils étaient déjà installés, Massa s'était révolté, déclarant qu'il avait faim, qu'il refusait résolument de manger au wagon-restaurant des oufs de poule, du beurre répugnant et de la viande de porc crue puant la fumée, et il était parti à la recherche de boubliks chauds.
La cloche retentit une troisième fois, et la locomotive fit entendre un sifflement puissant et dynamique.
Pourvu qu'il ne se perde pas, ce gros pataud ! Fandorine, inquiet, passa la tête par la fenêtre.
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Le Japonais arrivait, tenant à la main un cornet de dimension imposante. Sa tête portait un pansement blanc de chaque côté : sa bosse à la nuque n'était pas encore résorbée, et maintenant il avait cet hématome à la tempe.
Mais qui était avec lui ?
Pour protéger ses yeux du soleil, Eraste Pétro-vitch mit sa main en visière.
Un homme grand, maigre, en livrée et portant d'épais favoris poivre et sel.
Frol Grigoriévitch Védichtchev, le valet de chambre personnel du prince Dolgoroukoï ! Que pouvait-il bien faire là ? Et comme cette rencontre tombait mal !
Védichtchev l'aperçut et se mit à lui faire des signes :
- Monsieur Fandorine, Votre Haute Noblesse ! Je viens vous chercher !
Eraste Pétrovitch se recula de la fenêtre, mais aussitôt eut honte de son geste. C'était stupide. Et cela ne servait à rien. En plus, il fallait comprendre ce que signifiaient ces coïncidences !
Il descendit sur le quai, la serviette sous le bras.
- Ouf ! Un peu plus, j'arrivais en retard... Tout essoufflé, Védichtchev essuyait sa calvitie ruisselante de sueur avec un mouchoir bariolé.
- On y va, monsieur, Son Excellence vous attend.
- Mais c-comment m'avez-vous retrouvé ?
Le jeune homme jeta un regard à la voiture qui s'ébranlait doucement.
Bon, tant pis ! Quel sens cela avait-il de fuir par un chemin de fer dont l'itinéraire était parfaitement connu des autorités ? Il leur suffirait d'envoyer un télégramme, et il serait arrêté à la première gare.
Il faudrait trouver autre chose pour quitter Moscou :
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- Je ne peux pas retourner auprès de Son Excellence, Frol Grigoriévitch. Les circonstances sont telles que je dois quitter mon poste... Je... Je dois partir au plus vite. J'expliquerai tout au p-prince dans une lettre.
Oui, c'était une bonne idée ! Tout raconter à Dolgoroukoï par écrit. Que quelqu'un au moins connaisse les dessous de cette horrible et scandaleuse histoire.
- Pourquoi user du papier pour rien ? dit Védichtchev en haussant les épaules d'un air bonhomme. Son Excellence connaît parfaitement les circonstances que vous évoquez. Allons-y, vous expliquerez tout de vive voix. Tout à propos de ce tueur, qu'il aille brûler en enfer, tout sur la façon dont ce Judas de grand maître de la police vous a trompé !
Eraste Pétrovitch faillit s'étrangler.
- Mais... comment ? ! D'où savez-vous tout cela ?
- Nous disposons de quelques moyens, répondit nébuleusement le valet de chambre. Nous avons été prévenus de votre démarche d'aujourd'hui. J'ai même envoyé un homme à moi pour voir comment les choses allaient tourner. Vous ne l'avez pas remarqué ? Un homme en casquette qui faisait mine d'être soûl ? En fait, c'est un homme qui ne boit jamais, même le jour de Pâques pour rompre le carême. C'est pour cela que je le garde. C'est lui qui nous a fait savoir que vous aviez demandé au cocher de vous conduire à la gare de Briansk. Oh la la, quelle peine j'ai eue à vous rattraper ! Et si je vous ai retrouvé, c'est uniquement grâce à Dieu. Heureusement que j'ai aperçu votre bonhomme aux yeux bridés au buffet, sinon je n'avais plus qu'à visiter tout le train. Et moi, je n'ai pas vingt ans comme vous pour courir de la sorte.
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- Mais Son Excellence sait-elle... que l'affaire est particulièrement délicate ?
- Il n'y a rien de délicat, rétorqua Védichtchev. C'est une banale affaire policière. Vous vous étiez mis d'accord avec le chef de la police pour arrêter un individu suspect, un filou qui se faisait passer pour un marchand de Riazan. A propos, il paraît que le vrai Klonov est un homme parfaitement respectable, qui fait dans les cent vingt kilos ! Karatchentsev, cette tête de linotte, s'est trompé d'heure, et vous avez été amené à risquer votre vie. Dommage qu'on n'ait pas réussi à prendre cette canaille vivante. On ne connaîtra jamais ses intentions. Mais vous au moins, vous êtes sain et sauf, et c'est l'essentiel. Son Excellence a déjà fait savoir à Piter, au souverain en personne, comment les choses s'étaient passées. La suite est claire : le grand maître de la police va se faire chasser comme un malpropre pour sa bêtise, et on en nommera un autre à sa place ; quant à Votre Haute Noblesse, elle aura droit à une décoration. C'est simple comme bonjour.
- Simple comme b-bonjour? répéta Eraste Pétrovitch, fixant d'un regard scrutateur les yeux décolorés du vieillard.
- Rien de plus simple. A moins qu'il y ait eu autre chose ?
-... Non, rien, répondit Fandorine après un instant de réflexion.
- Eh bien, vous voyez ! Mais, dites donc, vous avez là une sacrée serviette. Une belle chose ! Fabriquée à l'étranger, je parie.
L'assesseur de collège (et non plus ex, mais tout ce qu'il y avait de plus actuel) tressaillit :
- Cette serviette n'est pas à moi. J'ai l'intention de la faire parvenir à la Douma municipale. Il s'agit
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d'un important don anonyme destiné à l'achèvement des travaux de la cathédrale.
Le valet de chambre regarda attentivement le jeune homme :
- Si important que ça ?
- Près d'un million de roubles. Védichtchev acquiesça d'un signe de tête.
- Quelle joie ça va être pour Vladimir Andréié-vitch. On en aura enfin terminé avec cette maudite église ! On a assez tiré comme ça sur le budget de la ville ! (Il se signa plusieurs fois avec ferveur.) C'est heureux de constater qu'il reste encore de généreux donateurs dans notre vieille Russie. Que Dieu leur accorde la santé sur terre et le repos éternel dans l'au-delà !
Sans achever son dernier signe de croix, Frol Grigoriévitch parut se ressaisir et se mit à agiter les bras :
- Allons-y, Eraste Pétrovitch, allons-y, mon ami. Son Excellence a dit qu'elle ne commencerait pas son petit déjeuner sans vous. Or elle a un régime à observer : à huit heures et demie, elle doit manger sa bouillie de céréales. Le carrosse du gouverneur attend sur la place, nous serons là-bas en un rien de temps. Ne vous en faites pas pour votre Asiate, je vais le prendre avec moi. Moi non plus, je n'ai pas déjeuné, et il me reste une pleine gamelle de soupe au chou d'hier avec des abattis, il m'en dira des nouvelles ! Quant à ces boubliks, on va les jeter, il n'est pas bon de se bourrer de pâte, ça fait gonfler l'estomac et rien de plus !
Fandorine regarda avec commisération le pauvre Massa, qui, les narines dilatées, humait avec délice l'odeur qui montait de son cornet.
Une rude épreuve attendait le malheureux.
CINQUIEME LIVRE=:
LE VALET DE PIQUE
Le " Valet de Pique " passe les bornes
II n'était, en ce bas monde, homme plus infortuné qu'Anissi Tioulpanov. Peut-être, à la rigueur, s'en trouvait-il un quelque part en Afrique noire ou tout là-bas en Patagonie, mais, plus près, sans doute pas.
Jugez vous-même. D'abord, son petit nom : Anissi. Avez-vous déjà vu un homme honorable, gentilhomme de la chambre ou même chef de bureau, qui s'appelât Anissi ? Tout de suite, cela sentait la veilleuse d'icône, la sacristie.
Et son nom de famille ! On ne pouvait qu'en rire. Il tenait ce maudit patronyme de son arrière-grand-père, sacristain d'une église de village. Alors que l'ancêtre d'Anissi étudiait au séminaire, le père recteur avait eu l'idée de changer les noms de famille malsonnants des futurs serviteurs de l'Eglise pour d'autres plus plaisants à Dieu. Par souci de simplicité et de commodité, une année il donnait aux séminaristes exclusivement des noms de fêtes religieuses, l'année suivante des noms de fruits, et, quant à lui, l'arrière-grand-père était tombé sur l'année des fleurs : jacinthe, balsamine, renoncule... Pour lui ce fut la tulipe. L'aïeul ne termina pas le
séminaire, mais transmit son stupide nom de famille à sa descendance. Encore heureux qu'on l'ait appelé Tioulpanov et non Pissenlitov ou quelque chose dans ce genre.
Mais son nom n'était encore rien à côté de son physique ! Premièrement, ses oreilles : elles saillaient de chaque côté telles les anses d'une soupière. Il avait beau essayer de les plaquer sous sa casquette, elles n'en faisaient qu'à leur guise, ne cessant de s'échapper et de pointer à nouveau comme pour servir d'appui au couvre-chef. Bien trop élastiques et cartilagineuses pour tenir en place.
Auparavant, Anissi restait de longs moments devant le miroir. Il se tournait dans un sens, dans l'autre, ramenait en avant les cheveux qu'il laissait volontairement pousser de part et d'autre dans l'espoir de cacher ses feuilles de chou, ce qui semblait améliorer les choses, momentanément du moins. Mais quand son visage s'était peu à peu entièrement couvert de boutons (cela faisait deux ans maintenant), Tioulpanov avait relégué le miroir au grenier, car la vision de sa sale figure était désormais une épreuve au-dessus de ses forces.
Pour se rendre au travail, Anissi se levait aux aurores, et alors qu'il faisait encore nuit pendant les mois d'hiver. Il avait un bon bout de chemin à parcourir. Sa maisonnette, hérité de son père sacristain, se trouvait sur les terres du monastère de l'Intercession, tout près de la porte Saint-Sauveur, et, même en marchant vite, il lui fallait une bonne heure pour rallier la Direction de la gendarmerie, à travers rues désertes et quartiers mal famés. Et, pour peu, comme c'était le cas aujourd'hui, qu'il gelât et que le chemin fût verglacé, c'était le comble.
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Avec ses bottines éculées et sa capote usée jusqu'à la corde, il avait plutôt piètre allure. Il claquait des dents et se rappelait les jours meilleurs, son adolescence insouciante, sa chère maman, Dieu ait son âme.
L'année précédente, après qu'il fut entré au service des filatures, tout était bien plus facile. Il recevait un salaire de dix-huit roubles, plus un complément pour les heures supplémentaires, pour le travail de nuit, et parfois même pour ses frais de déplacement. Il arrivait qu'il se fasse jusqu'à trente-cinq roubles dans le mois. Mais Tioulpanov, pauvre bougre, n'avait pas su se maintenir dans cet excellent et lucratif emploi. Il avait été jugé par le lieutenant-colonel Svertchinski en personne comme étant un agent sans avenir et plus généralement une chiffe. En premier lieu, il avait été justement accusé d'avoir abandonné son poste d'observation (mais comment faire autrement quand sa sour Sonia restait sans manger depuis le matin ?). Puis il y avait eu plus grave, la fois où il avait laissé échapper une dangereuse révolutionnaire. Lors d'une opération visant un appartement clandestin, il se tenait en faction à la porte de service donnant sur la cour située à l'arrière de l'immeuble. Par mesure de précaution, vu son jeune âge, on n'avait pas laissé Tioulpanov participer à l'assaut lui-même. Or il avait fallu que les hommes chargés de l'opération, limiers expérimentés, maîtres dans leur art, laissent filer une jeune étudiante. Soudain, Anissi avait vu une demoiselle à petites lunettes fonçant sur lui, l'air affolé, désespéré. Il lui avait crié " Arrêtez ! " mais n'avait pu se résoudre à l'attraper : elle avait des bras si frêles, cette demoiselle. Et il était resté
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planté comme une bûche à la regarder s'enfuir. Il n'avait même pas fait usage de son sifflet.
Pour ce manquement manifeste, on avait voulu purement et simplement renvoyer Tioulpanov mais, prenant en pitié l'orphelin, la Direction s'était contentée de le rétrograder au rang de commissionnaire. Désormais, Anissi occupait une fonction bien modeste, voire humiliante pour un homme instruit qui avait étudié cinq années au lycée technique. Et surtout, une fonction n'offrant aucune perspective. Il allait passer toute sa vie à courir comme un pitoyable débutant sans espoir d'accéder un jour ne serait-ce qu'au rang de registrateur de collège.
A vingt ans, n'importe qui eût été amer de devoir mettre une croix sur son propre avenir, mais ce n'était même pas une question d'amour-propre. Essayez donc de subsister avec douze roubles et demi par mois. Pour sa part, il n'avait pas besoin de grand-chose, mais Sonia, comment lui expliquer que son petit frère avait raté sa carrière ? Elle avait envie de beurre, de fromage blanc, sans compter qu'il fallait bien la gâter avec quelque friandise de temps à autre. Et le bois pour le poêle - actuellement il fallait compter trois roubles le stère. Sonia avait beau être simple d'esprit, cela ne l'empêchait pas de beugler et de pleurer quand elle avait froid.
Avant de filer, Anissi avait pris le temps de changer sa sour, qui s'était mouillée. Elle avait à grand-peine ouvert ses petits yeux porcins et, avec un sourire endormi à son frère, avait balbutié :
" Nissi, Nissi.
- Reste ici bien sagement, petite idiote, et ne fais pas de bêtise ", lui avait intimé Anissi avec une
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feinte sévérité, tout en retournant le corps pesant et chaud de sommeil.
Sur la table il avait posé comme convenu une pièce de dix kopecks pour la voisine chargée de surveiller la malheureuse. Il avait à la hâte avalé un petit pain rassis, qu'il avait fait passer avec du lait froid, puis il avait été temps d'aller affronter l'obscurité et la tempête de neige.
Alors que, glissant à chaque instant, il traversait à petits pas le terrain vague enneigé en direction de la Taganka, Tioulpanov se lamentait sur son sort. Comme s'il n'avait pas suffi qu'il soit pauvre, moche et incapable, il avait fallu par-dessus le marché qu'il eût Sonia à traîner comme un boulet jusqu'à la fin de ses jours. Sa vie était fichue, il n'aurait jamais ni femme, ni enfants, ni confortable maison.
Passant en courant devant l'église de Tous-les-Affligés, il se signa comme à l'accoutumée devant l'icône de la Mère de Dieu qu'éclairait une veilleuse. Anissi aimait cette icône depuis l'enfance : au lieu d'être au sec et à la chaleur, elle pendait sur la façade, offerte à tous les vents, seulement protégée de la pluie et de la neige par un petit auvent surmonté d'une croix de bois. La petite flamme qui brûlait sans jamais s'éteindre sous sa cloche de verre s'apercevait de loin. C'était bon de la voir, surtout au milieu des ténèbres, du froid et des hurlements du vent.
Mais qu'était cette chose blanche au-dessus de la croix ?
Une colombe ! Elle était là en train de nettoyer ses ailes avec son bec, indifférente à la tempête. D'après feu la maman d'Anissi, grande connaisseuse des présages, une colombe blanche sur une croix annonçait
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chance et joie inattendue. Mais d'où pourrait bien lui venir une telle chance ?
Un vent tourbillonnant balayait la neige. Dieu qu'il faisait froid.
Mais, de fait, la journée de travail d'Anissi commença pas mal du tout. On peut même dire que Tioulpanov joua de chance. Igor Sémionitch, le registrateur de collège qui dirigeait le service des expéditions, jeta un regard en biais au pauvre manteau d'Anissi, secoua sa tête chenue et lui confia une bonne petite mission à l'abri du froid. Il n'aurait pas à courir aux quatre coins de l'immense cité battue par les vents mais seulement à remettre un dossier renfermant des rapports et autres documents à Sa Haute Noblesse1 monsieur Eraste Pétrovitch Fando-rine, fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès de Son Excellence le général gouverneur. A remettre le dossier et à attendre une éventuelle réponse de monsieur le conseiller aulique.
Rien de sorcier. Anissi reprit courage et apporta le dossier en moins de rien, sans même avoir le temps de sentir la morsure du gel. Monsieur Fandorine habitait à deux pas, rue Malaïa Nikitskaïa, où il possédait le pavillon jouxtant la résidence du baron Evert-Kolokoltsev.
Anissi adorait monsieur Fandorine. De loin, timidement, il lui vouait une vénération dénuée de tout espoir que le grand homme prêtât un jour attention à lui, remarquât l'existence de l'obscur Tioulpanov. Bien qu'il appartînt à une autre instance, le conseiller
1. Pour la table des rangs, voir, du même auteur, p. 319.
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aulique Eraste Pétrovitch jouissait à la Direction de la gendarmerie d'une solide réputation. Et quand bien même fût-il lieutenant général, Son Excellence le grand maître de la police de Moscou, Efim Efi-movitch Baranov en ' personne, n'avait aucune honte à demander un conseil confidentiel au fonctionnaire des missions spéciales, voire à rechercher sa protection.
A cela, il y avait de bonnes raisons : toute personne un tant soit peu au fait de la grande politique moscovite savait que le père de l'ancienne capitale, le prince Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï, avait une considération particulière pour le conseiller aulique et prêtait attention à ses opinions. Les bruits les plus divers couraient à propos de monsieur Fandorine. Par exemple, qu'il aurait possédé un don particulier : celui de lire dans les pensées de n'importe quel individu et de déceler en un clin d'oil et dans ses moindres détails le secret le mieux enfoui.
De par ses fonctions, il revenait au conseiller aulique d'être l'oil du général gouverneur dans toutes les affaires secrètes de Moscou relevant de la compétence de la gendarmerie et de la police. Pour cette raison, Eraste Pétrovitch recevait chaque matin les informations nécessaires de la part du général Baranov et de la Direction de la gendarmerie, lesquelles lui étaient généralement portées à la résidence du gouverneur, rue de Tver, mais parfois aussi à son domicile, car le conseiller aulique était entièrement libre de son emploi du temps et pouvait, si tel était son désir, ne pas paraître du tout à son bureau.
Voilà donc le personnage important qu'était monsieur Fandorine, lequel, pourtant, se comportait
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avec simplicité et sans aucune arrogance. Par deux fois Anissi lui avait livré des plis rue de Tver, et il avait été totalement conquis par les manières affables d'un personnage aussi influent : il ne vous humiliait pas sous prétexte que vous étiez un petit, s'adressait à vous respectueusement, vous invitait toujours à vous asseoir et vous voussoyait.
Et puis c'était passionnant d'observer de près un personnage sur lequel, dans tout Moscou, couraient des bruits véritablement fantastiques. On voyait immédiatement qu'il s'agissait d'un homme à part. Alors que son visage était beau, lisse, jeune, ses cheveux de jais grisonnaient fortement aux tempes. Sa voix était calme, douce, il était affligé d'un léger bégaiement, mais chaque mot était à sa place et, de toute évidence, il n'avait pas pour habitude de répéter deux fois la même chose. Un homme imposant, il n'y avait pas à dire.
Tioulpanov n'avait pas encore eu l'occasion de se rendre au domicile du conseiller aulique, raison pour laquelle, franchissant le portail ajouré surmonté d'une couronne de fonte, il se dirigea avec une certaine émotion vers l'élégant pavillon de plain-pied. La demeure d'un homme aussi extraordinaire était sans doute elle aussi quelque peu singulière.
Il pressa le bouton de la sonnette électrique, non sans avoir préparé à l'avance sa première phrase : " Courrier Tioulpanov, de la Direction de la gendarmerie. Des documents pour Sa Haute Noblesse. " Se rendant subitement compte d'un détail qui clochait, il fourra sous sa casquette son oreille droite rebelle.
La porte de chêne sculptée s'ouvrit en grand. Sur le seuil se tenait un Asiate, petit mais de robuste
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constitution, avec des yeux étroits, des joues rondes, des cheveux noirs et drus coupés en brosse. L'Asiate portait une livrée verte à galon doré et, bizarrement, avait aux pieds des sandales de paille. Le serviteur considéra le visiteur d'un air mécontent et demanda :
- C'est poul quoi ?
Des profondeurs de la maison retentit une sonore voix de femme :
- Massa ! Combien de fois faudra-t-il te le répéter ! On ne dit pas " c'est pour quoi ", mais " que désirez-vous " !
L'Asiate lança un regard mauvais quelque part derrière lui et, s'adressant à Anissi, grommela de mauvais gré :
- Quo désiles-to ?
- Courrier Tioulpanov, de la Direction de la gendarmerie. Des documents pour Sa Haute Noblesse, débita d'une traite Anissi.
- Bon, va, fit le serviteur, s'écartant pour le laisser passer.
Tioulpanov se retrouva dans une vaste entrée, regarda autour de lui avec intérêt et, dans un premier temps, éprouva une certaine déception : il n'y avait pas d'ours tenant un plateau d'argent pour les cartes de visite, or pouvait-on concevoir une maison noble sans ours empaillé ? Etait-ce à dire que le fonctionnaire pour les missions spéciales ne recevait pas de visites ?
Cela étant, bien qu'il n'y eût pas d'ours, le vestibule était meublé de façon charmante et, dans un coin, à l'intérieur d'une armoire vitrée, se dressait une curieuse armure : entièrement constituée de petites plaques métalliques, avec un monogramme
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alambiqué sur la cuirasse et un casque à cornes rappelant un scarabée.
Sur le seuil de la porte menant aux appartements, dont l'entrée était évidemment interdite à un courrier, parut une femme d'une rare beauté, vêtue d'un peignoir de soie rouge tombant jusqu'au sol. La somptueuse chevelure brune de la belle dame était arrangée en une savante coiffure, son cou long et fin était dénudé, ses mains blanches couvertes de bagues étaient croisées sur sa poitrine haute. De ses immenses yeux noirs, la dame fixa Anissi d'un air déçu, fronça imperceptiblement son nez grec et lança :
- Eraste, c'est pour toi ! Du bureau.
Pour quelque obscure raison, Anissi s'étonna que le conseiller aulique fût marié, bien que, dans le fond, il n'y eût rien d'étonnant à ce qu'un tel homme eût une épouse magnifique, au port de reine et au regard hautain.
Madame Fandorina bâilla aristocratiquement, sans desserrer les lèvres, et disparut derrière la porte, puis, une minute plus tard, monsieur Fando-rine en personne entra dans le vestibule.
Il était également en peignoir, noir et non rouge, avec des glands et une cordelière de soie.
- Bonjour, T-Tioulpanov, dit le conseiller aulique tout en égrenant un chapelet de jade vert.
Anissi manqua défaillir de plaisir : jamais il n'aurait imaginé qu'Eraste Pétrovitch se souviendrait de lui et a fortiori de son nom de famille. Alors que des tas de sous-fifres venaient lui porter des plis, incroyable !
- Qu'avez-vous là ? Donnez. Passez au salon, et asseyez-vous quelques instants. Massa, débarrasse m-monsieur Tioulpanov de son manteau.
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Pénétrant timidement dans la pièce sans oser examiner trop attentivement les lieux, Anissi s'assit modestement sur le bord d'une chaise habillée de velours bleu marine et, quelques instants après seulement, se mit discrètement à regarder autour de lui.
La pièce était intéressante : tous les murs étaient couverts de gravures japonaises en couleurs, actuellement très à la mode, Anissi le savait. Il observa également des parchemins écrits en idéogrammes et, sur un support en bois laqué, deux sabres à lame recourbée, l'un plus long que l'autre.
Le conseiller aulique feuilletait les documents, les annotant ici et là avec un petit crayon doré. Son épouse, sans prêter attention aux deux hommes, se tenait près de la fenêtre et contemplait le jardin d'un air maussade.
- Chéri, dit-elle en français, mais pourquoi ne sortons-nous jamais ? C'est insupportable, à la fin. J'aimerais aller au théâtre, j'aimerais aller au bal.
- Vous d-disiez vous-même, Addi, que cela n'était pas convenable, répondit Fandorine, s'arrachant à ses papiers. Nous pourrions y rencontrer certaines de vos connaissances de Saint-Pétersbourg. Ce serait gênant. Mais moi, personnellement, cela m'est égal.
Il jeta un regard à Tioulpanov, lequel rougit. Mais, après tout, ce n'était pas sa faute si, bien qu'approxi-mativement, il comprenait le français !
Il en ressortait que la belle dame n'était nullement madame Fandorina.
- Ah, pardonne-moi, Addi, reprit Eraste Pétrovitch en russe. Je ne t'ai pas présenté monsieur Tioulpanov, il travaille à la Direction de la gendarmerie.
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Monsieur Tioulpanov, je vous présente la comtesse Ariadna Arkadievna Opraksina, m-mon excellente amie.
Anissi crut percevoir une légère hésitation chez le conseiller aulique comme si celui-ci ne savait pas exactement comment présenter la belle dame. Mais peut-être était-ce à cause du bégaiement qu'il avait eu cette impression.
- Oh, mon Dieu, fit la comtesse Addi avec un soupir affligé avant de quitter la pièce d'un pas résolu.
Presque aussitôt, sa voix se fit entendre :
- Massa, éloigne-toi immédiatement de ma Nathalie ! Et toi, retourne dans ta chambre, gredine ! Non, vraiment, c'est insupportable !
Eraste Pétrovitch soupira à son tour et se replongea dans ses papiers.
C'est alors que retentirent les vibrations de la sonnette, suivies d'un bruit étouffé de voix provenant du vestibule, et que l'Asiate déboula dans le salon.
Il se mit à baragouiner dans un langage barbare, mais, d'un geste, Fandorine lui intima l'ordre de se taire.
- Massa, je te l'ai dit mille fois : en présence d'invités, tu ne dois pas t'adresser à moi en japonais mais en russe.
Promu au rang d'invité, Anissi se redressa et considéra le serviteur avec curiosité : ça alors, un Japonais en chair et en os !
- Do la pal do Védissev-san, annonça brièvement Massa.
- De Védichtchev ? Frol G-Grigoriévitch ? Fais entrer.
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Qui était ce Frol Grigoriévitch Védichtchev, Anissi le savait parfaitement. Une personnalité connue, surnommée l'Eminence Grise. Au service du prince Dolgoroukoï depuis sa plus tendre enfance, d'abord en qualité de factotum, puis d'ordonnance, puis de laquais, et enfin de valet de chambre particulier, fonction qu'il occupait depuis l'époque où, vingt ans plus tôt, Vladimir Andréiévitch avait pris l'antique cité entre ses mains fermes et puissantes. A priori, un valet de chambre n'est pas un personnage de premier plan. Pourtant, tout le monde savait que Dolgoroukoï, homme prudent et avisé, ne prenait jamais aucune décision sans avoir au préalable demandé conseil à son fidèle Frol. Vous souhaitiez soumettre une importante requête à Son Excellence, vous vous gagniez les faveurs de Védichtchev et la moitié du chemin était fait.
Un solide gaillard, vêtu de la livrée des gens du gouverneur, entra, ou plutôt fit irruption dans le salon et débita depuis le seuil :
- Votre Haute Noblesse, Frol Grigoriévitch vous demande ! Vous devez absolument venir de toute urgence ! C'est le bazar chez nous, Eraste Pétrovitch, une vraie maison de fous ! Frol Grigoriévitch dit qu'on ne s'en sortira pas sans vous ! J'ai pris le traîneau du prince, nous y serons en moins de rien.
- C'est quoi, ce " bazar " ? demanda le conseiller aulique d'un air renfrogné, ce qui ne l'empêcha pas de se lever et d'ôter sa robe de chambre. Bon, allons-y, nous v-verrons bien.
Sous sa robe de chambre, il portait une chemise blanche et une cravate noire.
- Massa, un gilet et une redingote, vite ! cria Fandorine en glissant les documents dans le dossier. Et
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vous, Tioulpanov, vous allez devoir m'accompagner pour une petite promenade. Je finirai de lire ça en route.
Anissi était prêt à suivre Sa Haute Noblesse n'importe où, ce qu'il exprima en bondissant de sa chaise.
Jamais, au grand jamais, le petit commissionnaire Tioulpanov n'aurait osé imaginer monter un jour dans le traîneau du général gouverneur.
Une fameuse voiture, un vrai carrosse sur patins. Intérieur entièrement tapissé de satin, sièges en cuir de Russie, poêle à tuyau de bronze dans un coin. Pas allumé, il est vrai.
Le laquais prit place sur le siège du cocher et les quatre fougueux trotteurs du prince s'élancèrent gaiement.
Ballotté sans à-coups, presque délicatement, sur le siège moelleux destiné à d'ô combien plus nobles postérieurs, Anissi pensa : " Sûr que personne ne me croira. "
Un craquement de cire se fit entendre alors que monsieur Fandorine décachetait une dépêche. Il fronça son front haut et pur. Qu'est-ce qu'il peut être beau ! pensa Tioulpanov, sans jalousie, avec une sincère admiration, en observant du coin de l'oil le conseiller aulique en train de tirailler sa fine moustache.
Il ne leur fallut que cinq minutes pour arriver au grand bâtiment de la rue de Tver. Le traîneau ne tourna pas à gauche, vers les services administratifs, mais à droite, en direction de l'entrée d'honneur et des appartements privés du " grand prince de Moscou ", le tout-puissant Vladimir Andréiévitch.
- Vous m'excuserez, Tioulpanov, prononça à toute vitesse Fandorine en ouvrant en grand la portière, mais je ne peux pas vous libérer pour l'instant. Après, j'aurai quelques lignes à écrire au c-colonel. Mais d'abord, je vais m'occuper de ce " bazar ".
Anissi descendit de voiture à la suite d'Eraste Pétrovitch, pénétra dans le hall de marbre mais, là, il ralentit le pas, intimidé à la vue de l'imposant suisse tenant un bâton doré. Tioulpanov eut alors une peur terrible de l'affront qu'il subirait si monsieur Fandorine le laissait en bas de l'escalier, à piétiner sur place comme un vulgaire chien. Mais il ravala sa fierté, prêt à pardonner au conseiller aulique : comment aurait-il pu se présenter dans les appartements du gouverneur flanqué d'un minable comme lui, vêtu d'un tel manteau et coiffé d'une casquette à la visière toute fendillée ?
Alors qu'il était déjà au milieu de l'escalier, Eraste Pétrovitch se retourna et demanda avec impatience :
- Vous avez pris racine ou quoi ? Ne restez pas en arrière. C'est vraiment la pagaille ici.
Alors seulement Anissi se rendit compte que, dans la maison du gouverneur, il se passait effectivement des événements hors du commun. Et, à y regarder de plus près, l'imposant suisse n'avait pas tant l'air imposant que décontenancé. Des petits gars affairés entraient, chargés de malles, de boîtes, de caisses marquées en lettres étrangères. Un déménagement ?
D'un bond, Tioulpanov rejoignit le conseiller aulique et s'efforça de ne pas s'éloigner de lui de plus de deux pas, ce qui l'obligeait par moments à trotter ridiculement, car Sa Haute Noblesse avançait rapidement, en faisant de longues enjambées.
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Oh, comme tout était beau dans la résidence du gouverneur ! Presque aussi beau que dans un temple : colonnes multicolores (en porphyre, peut-être ?), portières de brocart, statues de déesses grecques. Et les lustres ! Et les tableaux aux cadres recouverts d'or ! Et le parquet en marqueterie luisant comme un miroir !
Regardant derrière lui, Anissi vit soudain que ses infâmes bottines avaient laissé des traces sales et mouillées sur ce sol merveilleux. Mon Dieu, faites que personne ne le remarque !
Dans une vaste salle, où il n'y avait pas âme qui vive, mais seulement des fauteuils alignés le long du mur, le conseiller aulique lui dit :
- Asseyez-vous ici. Et gardez le d-dossier.
Pour sa part, il se dirigea vers la haute porte entièrement couverte de dorures, dont les deux battants s'ouvrirent avant même qu'il ait levé la main. Tout d'abord, un brouhaha de voix surexcitées se fit entendre, puis quatre hommes entrèrent dans la salle : un général de belle stature, un grand escogriffe apparemment étranger vêtu d'un manteau à carreaux surmonté d'une pèlerine, un vieillard maigre et chauve aux énormes favoris et un fonctionnaire à lunettes vêtu d'un uniforme.
En la personne du général, Anissi reconnut le prince Dolgoroukoï et, palpitant d'émotion, il se mit au garde-à-vous.
De près, Son Excellence ne paraissait pas si jeune ni si fraîche que lorsqu'on la regardait depuis la foule : son visage était creusé de rides profondes, sa chevelure bouclée était trop abondante pour être naturelle et, quant à ses longues moustaches et ses
favoris, ils étaient beaucoup trop châtains pour un homme de soixante-quinze ans.
- Eraste Pétrovitch, vous tombez bien ! s'écria le gouverneur. Il écorche le français de telle façon qu'on ne comprend rien de ce qu'il dit, et il ne connaît pas un mot de notre langue. Vous qui parlez l'anglais, expliquez-moi ce qu'il me veut ! Et comment a-t-on pu le laisser entrer ? ! Voilà une heure que j'essaie de m'expliquer avec lui, et tout cela en pure perte !
- Votre Haute Excellence, comment ne pas le laisser entrer alors qu'il est lord et a accès à votre maison ? protesta l'homme à lunettes d'une voix plaintive, répétant visiblement la même chose pour la énième fois. Comment pouvais-je savoir... ?
L'Anglais se mit à parler à son tour en s'adressant au nouveau venu et en agitant, l'air indigné, un document couvert de multiples cachets. Eraste Pétrovitch, impassible, commença à traduire :
- C'est malhonnête, on ne se comporte pas comme cela dans les pays civilisés. J'étais chez ce vieux monsieur hier, il a signé l'acte de vente de sa maison et nous nous sommes serré la main pour sceller l'accord. Et maintenant, voyez-vous, il a changé d'avis et refuse de quitter les lieux. Son petit-fils, mister Speier, m'a expliqué que le vieux gentleman devait déménager dans la Maison des vétérans des guerres napoléoniennes, qu'il y serait mieux car les soins y sont excellents, et donc que cet hôtel particulier était à vendre. Une telle inconstance est indigne, surtout quand l'argent a déjà été versé. Et pas une petite somme, cent mille roubles. Tenez, voici l'acte de vente !
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- Il n'arrête pas d'agiter ce bout de papier mais ne le donne à personne, fit remarquer le vieillard chauve qui s'était tu jusqu'à cet instant.
De toute évidence, il s'agissait de Frol Grigorié-vitch Védichtchev.
- Moi, le grand-père de Speier ? bredouilla le prince. Moi, à l'asile de vieillards ? !
Le fonctionnaire, qui s'était avancé à pas de loup derrière l'Anglais, se haussa sur la pointe des pieds et réussit à jeter un coup d'oil au mystérieux document.
- Effectivement, cent mille roubles, et légalisé par un notaire, confirma-t-il. Et c'est bien notre adresse : rue de Tver, résidence du prince Dolgo-roukoï.
Eraste Pétrovitch demanda :
- Vladimir Andréiévitch, qui est Speier ?
Le prince essuya son front cramoisi avec son mouchoir et écarta les mains :
- Speier est un très charmant jeune homme. Avec d'excellentes recommandations. Il m'a été présenté au bal de Noël par... hum... par qui déjà ? Ah non, je me souviens ! Ce n'était pas au bal ! C'est Son Altesse le duc de Saxe-Limbourg qui me l'a recommandé par lettre. Speier est un jeune homme merveilleux, d'une grande courtoisie, un cour d'or et en même temps un garçon si infortuné. Lors de la campagne de Kuchka, il a été blessé à la colonne vertébrale et, depuis, il a perdu l'usage de ses jambes. Il se déplace dans une chaise roulante, mais n'a pas perdu le moral. Il se voue à la bienfaisance, collecte des dons pour les orphelins et y consacre lui-même des sommes considérables. Il était ici hier matin avec cet Anglais complètement fou, qu'il
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m'a présenté comme étant le célèbre philanthrope britannique lord Pitsbrook. Il m'a demandé la permission de faire visiter la maison à l'Anglais, le lord étant connaisseur et féru d'architecture. Pouvais-je refuser au pauvre Speier une faveur aussi insignifiante ? Et voilà, c'est Innokenti qui les a accompagnés.
A ces mots, Dolgoroukoï pointa un doigt rageur sur le fonctionnaire, lequel leva les bras au ciel.
- Votre Haute Excellence, comment aurais-je pu... ? C'est vous-même qui m'avez ordonné de me montrer le plus aimable possible...
- Vous avez serré la main de lord P-Pitsbrook ? demanda Fandorine.
Alors qu'il prononçait ces mots, Anissi crut voir une étincelle passer dans les yeux du conseiller aulique.
- Oui, évidemment, répondit le prince en haussant les épaules. Speier lui a d'abord raconté en anglais quelque chose me concernant. Le visage de cet escogriffe s'est alors illuminé et il s'est précipité pour me serrer la main.
- Et, auparavant, vous aviez signé un p-papier quelconque ?
Le gouverneur fronça les sourcils, essayant de se souvenir.
- En effet, Speier m'a demandé de signer une lettre souhaitant plein succès à l'asile Sainte-Catherine récemment ouvert. C'est si noble de vouloir remettre les jeunes pécheresses dans le droit chemin ! Mais je n'ai signé aucun acte de vente ! Vous me connaissez, mon cher, je lis toujours attentivement tout ce que je signe.
- Et ensuite, qu'a-t-il fait de cette lettre ?
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- Si je me souviens bien, il l'a montrée à l'Anglais, a dit quelque chose et l'a fourrée dans un dossier. Il avait un dossier dans sa chaise roulante. (Le visage déjà menaçant de Dolgoroukoï se fit plus sombre qu'une nuée d'orage.) Ah, merde ! Est-il possible que...
Eraste Pétrovitch s'adressa en anglais au lord et parvint manifestement à gagner l'entière confiance du fils d'Albion, car il se vit remettre pour examen le mystérieux document.
- Tout est établi dans les règles, marmonna le conseiller aulique, parcourant l'acte du regard. Avec le sceau impérial, le cachet de l'étude notariale Moebius et la signature de... Qu'est-ce que c'est que ça ?
Sur le visage de Fandorine se refléta la plus extrême perplexité.
- Vladimir Andréiévitch, regardez ! Regardez la signature !
D'un air dégoûté, comme s'il se fût agi d'un crapaud, le prince saisit le document et l'éloigna le plus possible de ses yeux de presbyte. Puis il lut à voix haute :
- "Le Valet de Pique"... Excusez-moi, mais dans quel sens, " valet " ?
- Ti-iens donc ! prononça Védichtchev d'une voix traînante. Maintenant, tout est clair. Encore le Valet de Pique. Ça, par exemple ! Sainte Mère de Dieu, il ne nous manquait plus que ça.
- Le Valet de Pique ? répéta Son Excellence, continuant de ne pas comprendre. Mais c'est une bande d'escrocs qui s'appelle comme ça. Ceux-là mêmes qui, le mois dernier, ont vendu ses propres chevaux au banquier Poliakov et qui, à Noël, ont
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aidé le marchand Vinogradov à extraire de l'or d'une rivière près de Moscou. C'est Baranov qui me l'a rapporté. Nous recherchons ces scélérats, m'a-t-il dit. Et le mieux, c'est que cela m'a fait rire. Est-il possible qu'ils aient osé... moi, Dolgoroukoï ? !
D'un geste brusque, le général gouverneur défit son col brodé d'or, et son visage prit un air si terrible qu'Anissi rentra la tête dans les épaules.
Telle une poule affolée, Védichtchev s'élança vers le prince hors de lui et se mit à glousser :
- Vladimir Andréiévitch, il n'est si bon charretier qui ne verse, il n'y a pas de quoi se mettre dans un état pareil ! Tenez, je vais vous donner quelques gouttes de valériane et appeler le médecin, qu'il vous fasse une saignée ! Innokenti, vite, une chaise !
Mais Anissi fut le premier à présenter une chaise à la haute autorité. On fit asseoir le gouverneur en émoi, mais celui-ci essayait sans cesse de se relever et repoussait son valet de chambre.
- Comme un vulgaire petit marchand ! Pour qui me prennent-ils, pour un gamin ? Je vais leur en faire voir, moi, de l'asile de vieux ! criait-il de façon plus ou moins cohérente.
Pendant ce temps, Védichtchev émettait divers sons voués à calmer Son Excellence et, une fois, il alla même jusqu'à caresser ses cheveux teints, voire carrément artificiels.
Le gouverneur se tourna vers Fandorine et dit d'un ton plaintif :
- Eraste Pétrovitch, mon ami, c'est tout de même incroyable ! Ces brigands dépassent les bornes ! A travers ma personne, c'est tout Moscou qu'ils offensent, humilient, couvrent de ridicule ! Mettez en branle la police, la gendarmerie, qui vous voudrez,
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mais retrouvez-moi ces voyous ! Qu'on les traduise en justice ! Qu'on les expédie en Sibérie ! Je sais que vous pouvez tout, mon cher ami. A partir de maintenant, considérez cela comme votre tâche essentielle et comme une demande personnelle de ma part. Baranov seul n'en viendra pas à bout, qu'au moins il vous aide.
- Impossible de faire intervenir la police, dit le conseiller aulique, l'air préoccupé. (Aucune étincelle ne brillait plus dans les yeux bleus de monsieur Fan-dorine, et son visage n'exprimait désormais qu'inquiétude pour le représentant du pouvoir.) Le b-bruit va se répandre, toute la ville va se tordre de rire. Il ne faut pas permettre une chose pareille.
- Un instant, reprit le prince, s'échauffant de nouveau. Vous voulez dire qu'il faut laisser faire, baisser les bras devant ces Valets ?
- En aucun cas. Je vais m'occuper de cette affaire. Mais d-discrètement, sans publicité. (Fan-dorine réfléchit un instant avant de poursuivre :) II va falloir prélever sur les finances de la ville de quoi rendre son argent à lord Pitsbrook, lui présenter des excuses et ne rien dire à propos du Valet. Il n'y a qu'à lui expliquer qu'il s'agit d'un malentendu. Que votre petit-fils a agi de manière inconsidérée.
En entendant prononcer son nom, l'Anglais, inquiet, demanda quelque chose au conseiller aulique, lequel répondit brièvement avant de se tourner de nouveau vers le gouverneur :
- Frol Grigoriévitch trouvera une explication plausible pour les domestiques. Quant à moi, je me mets en chasse.
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- Vous croyez vraiment que, seul, il est possible de mettre la main sur une engeance pareille ? demanda le valet de chambre, sceptique.
- Je reconnais que ce ne sera pas facile. Mais il n'est pas souhaitable d'élargir le cercle des initiés.
Fandorine lança un regard à l'homme à lunettes que le prince appelait " Innokenti " et secoua la tête. Apparemment, le secrétaire ne lui convenait pas en tant qu'assistant. Puis Eraste Pétrovitch se tourna vers Anissi. Ce dernier se raidit, avec le sentiment aigu de sa piteuse apparence : jeunot, maigrichon, oreilles en feuilles de chou, sans parler des boutons.
- Je... je ne dirai pas un mot, bredouilla-t-il. Vous avez ma parole d'honneur.
- C'est qui, celui-là ? rugit Son Excellence, comme s'il remarquait pour la première fois la présence du pitoyable commissionnaire. Qu'est-ce qu'il fiche ici ?
- C'est Tioulpanov, expliqua Fandorine. De la Direction de la gendarmerie. Un agent expérimenté. C'est l'homme qu'il me faut p-pour m'aider.
Le prince enveloppa du regard le pauvre Anissi, tout ratatiné sur lui-même, et fronça ses sourcils menaçants.
- Fais bien attention à ce que je vais te dire, Tioulpanov. Si tu te montres utile, je ferai de toi quelqu'un. Mais si tu fais des âneries, je te réduis en poussière.
Alors qu'Eraste Pétrovitch et Anissi, complètement hébété, se dirigeaient vers l'escalier, on entendit Védichtchev qui disait :
- Vladimir Andréiévitch, comme vous voudrez, mais il n'y a pas d'argent dans les caisses. Cent mille roubles, ce n'est pas rien. L'Anglais devra se contenter d'excuses.
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Dans la rue, un nouveau choc attendait Tioulpa-nov.
Tout en enfilant ses gants, le conseiller aulique demanda brusquement :
- Est-il exact, ainsi qu'on me l'a rapporté, que vous avez une sour invalide à votre charge et que vous avez refusé de la placer dans une institution d'Etat ?
Anissi ne s'attendait pas que sa situation familiale fût ainsi connue mais, dans l'état de stupéfaction où il se trouvait, il s'en étonna moins qu'il n'aurait dû.
- Il est impossible de la mettre dans une institution, expliqua-t-il. Elle y dépérirait. La pauvre idiote est bien trop habituée à moi.
C'est alors que Fandorine prononça des paroles qui le bouleversèrent.
- Je vous envie, dit-il avec un soupir. Vous êtes un homme heureux, Tioulpanov. Si jeune, vous avez déjà de quoi être f-fier de vous. Le Seigneur vous a donné un pivot pour toute la vie.
Alors qu'Anissi essayait d'élucider le sens de ces étranges paroles, le conseiller aulique poursuivit :
- Ne vous faites pas de souci pour votre sour. Engagez une garde-malade pendant la durée de l'enquête. Aux frais de l'Etat, cela va de soi. Dorénavant, et jusqu'à la conclusion de l'affaire concernant le Valet de Pique, vous serez à ma disposition. Nous travaillerons ensemble. J'espère que v-vous ne vous ennuierez pas.
La voilà donc, la joie inattendue, se souvint subitement Tioulpanov. Le voilà, le bonheur. Chère colombe blanche !
La science vitale selon Momus
II avait si souvent changé de nom au cours des dernières années qu'il commençait à oublier celui qu'il portait en venant au monde. Depuis longtemps déjà, il s'appelait lui-même Momus.
" Momus " était, chez les Grecs anciens, un personnage moqueur et malfaisant, le fils de Nyx, la déesse de la Nuit. Dans l'ouvrage de cartomancie La Pythie d'Egypte, c'est ainsi qu'est désigné le valet de pique, une carte néfaste qui annonce la rencontre avec un mauvais plaisantin ou un méchant tour du sort.
Momus aimait les cartes et même les vénérait, mais il ne croyait pas à la divination et donnait un tout autre sens au nom qu'il avait choisi.
Tout mortel, comme chacun sait, joue aux cartes avec le destin. La donne ne dépend pas de l'individu ; là, c'est la chance qui décide : l'un se verra distribuer uniquement des as, l'autre seulement des deux et des trois. A Momus, la nature avait distribué des cartes moyennes, des petites cartes médiocres, pourrait-on dire : des dix et des valets. Mais même avec ça, un bon joueur pouvait gagner.
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Et, dans la hiérarchie humaine, il se plaçait plutôt au niveau du valet. Momus portait sur lui-même un jugement sain : s'il n'était pas un as, naturellement, ni même un roi, il n'était pas non plus une basse carte. Un valet, sans plus. Mais pas n'importe lequel : ni l'assommant valet de trèfle, ni le respectable valet de carreau, ni, grâce à Dieu, le valet de cour baveux. Non, il était un valet à part : un valet de pique. Le pique n'est pas une couleur simple. Dans tous les jeux, c'est la moins forte, sauf au bridge-whist, où elle bat le trèfle, le cour et le carreau. Conclusion : décide toi-même à quel jeu tu veux jouer avec la vie, et ta couleur sera la plus forte.
Dans sa prime enfance, Momus se demandait toujours pourquoi les gens disaient qu'il ne faut pas courir deux lièvres à la fois. Et pour quelle raison ? s'interrogeait-il, perplexe. Cela voulait-il dire qu'il fallait renoncer à l'un des deux ? Le petit Momus (qui à l'époque n'était pas encore Momus mais Mitia Sawine) était résolument en désaccord avec ce principe. Et il s'avéra qu'il avait entièrement raison. Cette formule se révéla stupide, tout juste bonne pour les crétins et les paresseux. Momus, des petites bêtes grises à fourrure épaisse et à longues oreilles, il lui arrivait d'en attraper pas seulement deux à la fois mais bien plus. Pour cela, il avait élaboré sa propre théorie psychologique.
Les gens inventaient toutes sortes de sciences dont la plupart n'étaient strictement d'aucune utilité pour l'homme normal, ce qui ne les empêchait pas d'écrire des traités, de soutenir des thèses de maîtrise et de doctorat, de devenir membres des académies. Tout petit déjà, Momus sentait dans sa
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chair et dans ses os que la plus importante des sciences n'était pas l'arithmétique et encore moins le latin, mais Yaptitude à plaire. Là était la clé capable d'ouvrir n'importe quelle porte. Le plus curieux était que cette science primordiale n'était enseignée ni par les précepteurs ni par les professeurs. Il fallait donc se débrouiller seul pour en pénétrer les lois.
Mais, tout bien réfléchi, cela l'arrangeait. Très tôt le garçon avait manifesté un don pour cette science fondamentale, et si les autres ignoraient les avantages qu'offrait cette discipline, tant mieux.
Bizarrement, les gens ordinaires montraient à l'égard de ce domaine essentiel aussi peu d'intérêt que de bon sens : je plais, très bien ; je déplais, tant pis, on ne peut pas se forcer à être aimable. Eh bien si, pensa le jeune Mitia en grandissant, c'est exactement ce que tu vas faire. Si tu parviens à plaire à quelqu'un, que tu arrives à découvrir par quel biais le prendre, c'est gagné, il est ton homme, fais-en ce que bon te semble.
Il en arriva à la conclusion qu'il était possible de plaire à tout le monde et que, pour y parvenir, il y avait besoin de peu de chose : de comprendre le genre d'individu auquel on avait affaire, ses aspirations, sa vision du monde, ses peurs. Et dès qu'on avait compris, il n'y avait plus qu'à se servir de lui comme d'un pipeau pour jouer n'importe quelle mélodie. Une sérénade aussi bien qu'une polka.
Neuf personnes sur dix sont prêtes à tout vous raconter spontanément pour peu que vous acceptiez de les écouter. Or, ce qui est ahurissant, c'est que personne n'écoute vraiment personne. Dans le meilleur des cas, s'ils sont bien élevés, les gens attendent que se présente une pause dans la conversation et,
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aussitôt, ils recommencent à parler de ce qui les intéresse, eux. Pourtant, c'est fou la quantité de choses importantes et intéressantes qu'on peut apprendre si l'on sait écouter !
Ecouter correctement est, à sa manière, un art. Vous devez imaginer que vous êtes une fiole vide, un récipient transparent communiquant avec votre interlocuteur au moyen d'un tuyau invisible. Laissez le contenu du partenaire s'écouler en vous goutte à goutte, jusqu'à être rempli d'un liquide de même composition, même couleur, même saveur. Jusqu'à cesser pendant un temps d'être vous-même pour devenir lui. Alors, l'individu se révélera à vous dans son essence même, et vous saurez d'avance ce qu'il va dire et faire.
Momus avait acquis progressivement sa science, n'y recourant d'abord que modérément, pour en tirer de petits avantages, et avant tout dans le but de l'expérimenter et d'en vérifier la validité. Pour avoir une bonne note au lycée quand il n'avait pas appris sa leçon ; puis, alors qu'il était déjà cadet, pour s'assurer le respect et l'affection de ses camarades ; pour emprunter de l'argent ; se faire aimer d'une demoiselle.
Plus tard, lorsqu'il intégra le régiment, l'ayant consolidée et développée, il commença à tirer de sa science des avantages plus substantiels. Par exemple, il plumait aux cartes un bonhomme plein aux as, tandis que l'autre restait paisiblement à sa place, incapable d'en vouloir à un garçon aussi brave que le cornette Mitia Sawine. Sans compter qu'on ne pouvait pas rester l'oil rivé sur les mains d'un partenaire agréable. Pas mal, non ?
Mais ce n'était encore que de la gymnastique, une mise en jambes. La science et le talent du futur Momus avaient réellement montré leur utilité six ans plus tôt, lorsque le destin lui avait offert sa première vraie Chance. A l'époque, il ignorait encore que la Chance ne se saisit pas mais se crée. Il continuait d'attendre qu'une occasion se présente d'elle-même et ne craignait qu'une chose : la laisser échapper.
Ce qu'il ne fit pas.
La situation personnelle du cornette était alors dans l'impasse. Depuis plus d'un an son régiment était stationné à Smolensk, un chef-lieu de gouvernerai, et toutes les possibilités d'exercer ses talents y étaient épuisées. Il avait plumé qui il pouvait plumer ; il avait depuis bien longtemps emprunté tout ce qu'il y avait à emprunter ; la colonelle, bien qu'aimant Mitia de toute son âme, lui donnait de l'argent avec parcimonie et, de surcroît, l'exaspérait par sa jalousie. C'est alors qu'un incident eut lieu avec l'argent de la remonte : le cornette Sawine fut envoyé à la foire aux chevaux de Torjok et, se laissant emporter par son enthousiasme, il dépensa plus que la somme autorisée.
Bref, le destin ne lui offrait que trois possibilités : passer en jugement, prendre ses jambes à son cou, épouser la fille du marchand Potchetchouiev, une gamine au visage parsemé de points noirs. La première solution était bien sûr exclue, et le talentueux jeune homme hésitait sérieusement entre la deuxième et la troisième.
C'est alors que, brusquement, la fortune lui distribua un jeu plein d'as, à l'aide duquel il devenait tout à fait possible de sauver une partie vouée à l'échec.
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Sa tante, une propriétaire terrienne de Viatka, mourut en léguant son domaine à son neveu préféré. Jadis, alors qu'il était encore élève officier, il avait passé chez elle un mois d'un ennui mortel et, pour tuer le temps, en avait profité pour expérimenter un peu sa science vitale. Puis la vieille dame lui était sortie de l'esprit, mais la tante, elle, n'avait pas oublié le si calme et si charmant garçon. Ignorant tous ses autres neveux et nièces, c'était lui qu'elle avait choisi de combler dans son testament. En fait de latifundium, Mitia héritait de mille malheureux hectares, perdus au fin fond d'une obscure province, où il était déshonorant, pour tout homme convenable, de passer ne serait-ce qu'une semaine.
Comment aurait agi un jeune officier ordinaire devant pareille aubaine ? Il aurait vendu les biens hérités de sa tante, comblé le trou fait dans la caisse du régiment, remboursé une partie de ses dettes, puis recommencé à vivoter comme avant, le pauvre imbécile.
Et que faire d'autre ? demanderez-vous.
Permettez-moi de vous poser une petite colle. Vous possédez un domaine qui vaut vingt-cinq mille roubles, trente mille à tout casser. Or vous avez bien pour cinquante mille de dettes. Et, surtout, vous en avez par-dessus la tête de lésiner sur tout, vous avez envie de vivre un peu dignement : d'avoir un bon équipage, de descendre dans les meilleurs hôtels, de faire de votre existence un éternel jour de fête et, au lieu de vous laisser entretenir par une grosse colonelle, de vous choisir pour maîtresse une jolie fleur, une tubéreuse aux yeux doux, à la taille fine et au rire cristallin.
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Assez de se laisser porter par la vie telle une brindille au fil de la rivière, se dit Mitia, résolu à prendre le destin par son long cou de cygne. Le moment était venu de mettre à profit sa science psychologique dans toute son ampleur.
Dans son trou perdu, il passa non pas une ni deux semaines mais trois mois entiers. Il rendit visite à ses voisins, sut plaire à chacun, à sa manière. Avec le commandant à la retraite, un vieux grincheux aux manières rustiques, il buvait du rhum et chassait l'ours (il avait eu une de ces frousses !). Avec la veuve d'un conseiller de collège, une fermière économe, il faisait de la confiture avec des pommes de Chine et notait dans un carnet de précieux conseils sur la mise bas des truies. Avec le maréchal de la noblesse, un ancien du corps des pages, il commentait les nouvelles du grand monde. Avec le juge de paix, il allait au campement des tsiganes, de l'autre côté de la rivière.
Il réussit à merveille : il se révéla être à la fois un garçon plein d'allant, une fine mouche de la capitale, un jeune homme sérieux, un cour vaillant, un " homme nouveau ", un défenseur des traditions et enfin un excellent candidat au rôle de fiancé (pour deux familles ne se connaissant pas).
Puis, lorsqu'il jugea qu'il avait suffisamment préparé le terrain, il boucla l'affaire en deux jours.
Même maintenant, après des années, alors qu'on aurait pu penser qu'il avait largement de quoi alimenter ses souvenirs et être fier, Momus prenait plaisir à se remémorer sa première véritable " opération ". Surtout l'épisode avec Euripide Kallistrato-vitch Kandélaki, un homme qui passait parmi les hobereaux du cru pour le pire des grigous et des
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chicaneurs que la terre eût connus. Il eût été possible, bien sûr, de se passer de Kandélaki mais, jeune et d'une nature fougueuse, Mitia aimait les proies coriaces.
Ce grippe-sou de Grec était un fonctionnaire des impôts à la retraite. Il n'existait qu'une manière de plaire à un individu de ce type : lui donner l'impression qu'il pouvait vous tondre la laine sur le dos.
Le brave cornette arriva chez son voisin sur un cheval écumant, les yeux remplis de larmes, rouge, les mains tremblantes.
Depuis le seuil, il hurla :
- Euripide Kallistratovitch, sauvez-moi ! Vous êtes mon seul espoir ! Me voilà devant vous comme à confesse ! Je suis convoqué devant le conseil militaire de mon régiment ! Pour gaspillage de fonds publics ! Vingt-deux mille roubles !
Il avait effectivement reçu une lettre du régiment concernant l'affaire des chevaux. Ses chefs en avaient assez d'attendre que Sawine revienne de congé.
Mitia sortit d'abord le pli portant le cachet du régiment, puis un autre document.
- Dans un mois, je dois recevoir un prêt de vingt-cinq mille roubles du Crédit foncier de la noblesse, gagés sur le domaine de ma tante. Je pensais, dit-il dans un sanglot, tout en sachant pertinemment que le Grec n'était pas homme à se laisser apitoyer, que je recevrais l'argent et que je pourrais combler le trou. Mais non, je n'aurai pas le temps ! Sortez-moi de là, Euripide Kallistratovitch, mon cher ami ! Donnez-moi vingt-deux milles roubles, et je vous établis une procuration qui vous permettra de toucher mon prêt. Je vais regagner mon régi-
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ment, me justifier, sauver mon honneur et ma vie. Et vous, dans un mois, vous recevrez vingt-cinq mille roubles. Pour vous, c'est tout bénéfice, et pour moi, c'est le salut ! Je vous en supplie !
Kandélaki chaussa ses lunettes, lut la lettre menaçante reçue du régiment, étudia attentivement le contrat d'hypothèque signé avec la banque (également authentique et établi parfaitement dans les règles), se mordilla les lèvres et proposa quinze mille roubles. On transigea à dix-neuf mille.
On peut imaginer la scène un mois plus tard quand, le jour dit, se retrouvèrent ensemble à la banque les onze porteurs de procurations délivrées par Mitia.
Il avait récolté une somme assez rondelette. Naturellement, après cela, il lui avait fallu changer radicalement d'existence. Mais après tout, il n'allait pas pleurer sur sa vie passée.
L'ancien cornette n'avait rien à craindre du côté de la police. L'empire, grâce à Dieu, était vaste, il regorgeait d'imbéciles à plumer et les villes riches n'y manquaient pas. L'homme Imaginatif et audacieux y trouverait toujours un endroit où exercer ses talents. Quant au problème du nom et des papiers d'identité, cela ne valait même pas la peine d'en parler : il suffisait de choisir comment on voulait s'appeler et qui on voulait être, et le tour était joué.
Côté physique, il faut dire, Momus avait été servi par une chance exceptionnelle. Il adorait son visage et pouvait l'admirer durant des heures dans le miroir.
Ses cheveux étaient d'un admirable blond terne, comme ceux d'une écrasante majorité de la population slave. Ses traits étaient réguliers, anodins, ses
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yeux gris-bleu, son nez de forme indécise, son menton dénué de caractère. Bref, il n'y avait rien en lui qui pût retenir le regard. Ce n'était pas un visage, mais une feuille vierge sur laquelle on pouvait dessiner ce que l'on voulait.
Taille moyenne, signes particuliers : néant. Sa voix, il est vrai, n'était pas ordinaire : profonde, sonore. Mais Momus avait appris à maîtriser cet instrument à la perfection : il pouvait monter de la basse la plus grave au soprano le plus aigu en passant par le ténor de charme et la voix de fausset.
En effet, pour changer d'apparence jusqu'à en être méconnaissable, il ne suffit pas de se teindre les cheveux et de se coller une fausse barbe. Ce qui fait d'un homme ce qu'il est, ce sont ses mimiques, sa façon de marcher, de s'asseoir, ses gestes, ses intonations, ses tics de langage, la force de son regard. Et, cela va de soi, certains éléments annexes : vêtements, première impression donnée, nom, titre.
Si les acteurs gagnaient mieux leur vie, Momus serait à coup sûr devenu un nouveau Chtchepkine ou un nouveau Sadovski - il le sentait au fond de lui-même. Mais ses besoins excédaient de beaucoup ce que l'on payait les comédiens, y compris les vedettes des meilleurs théâtres de Moscou ou de Saint-Pétersbourg. De surcroît, plutôt que d'interpréter sur scène des pièces entrecoupées de deux entractes de quinze minutes, il était infiniment plus intéressant de jouer dans la vie, sans relâche et du soir au matin.
Combien de rôles n'avait-il pas joués au cours de ces six années ! Impossible de se les rappeler tous. Et les pièces étaient entièrement de son cru. A la manière des stratèges militaires, Momus les appelait
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" opérations " et, avant le début de chaque nouvelle aventure, il aimait à s'imaginer dans la peau du maréchal de Saxe ou de Napoléon, même si, par nature, il ne s'agissait évidemment pas de batailles sanglantes mais d'aimables divertissements. Si les autres personnages n'étaient sans doute pas en mesure d'apprécier toute la subtilité du sujet, Momus, pour sa part, en tirait toujours un grand plaisir.
Il avait monté un grand nombre de spectacles : des grands, des petits, certains triomphaux, d'autres moins réussis, mais jamais jusqu'à ce jour il n'avait connu de four avec sifflets et huées.
Pendant un temps, Momus s'était occupé avec ferveur de perpétuer la mémoire des héros nationaux. Cela avait commencé le jour où, sur un bateau remontant la Volga, il avait perdu à la préférence. Descendu à Kostroma sans un sou vaillant en poche, il avait collecté des dons en vue d'ériger une statue de bronze à Ivan Soussanine. Mais les petits marchands regardaient à la dépense et les nobles avaient tendance à verser leur contribution en huile ou en seigle, si bien que la recette avait été minime : moins de huit mille roubles. En revanche, à Odessa, pour le monument à Alexandre Pouchkine, les gens s'étaient montrés généreux, en particulier les marchands juifs, et à Tobolsk, pour celui d'Iermak Timofeiévitch, ce n'est pas moins de soixante-quinze mille roubles que les négociants en fourrure et les chercheurs d'or avaient versés au persuasif " membre de la Société historique impériale ".
Deux ans plus tôt, à Nijni-Novgorod, il avait remporté un succès considérable avec la Société de crédit Butterfly. Simple et géniale, l'idée était
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fondée sur l'existence d'une race répandue d'individus chez qui la foi en un miracle gratuit l'emporte sur la méfiance naturelle. La société Butterfly empruntait de l'argent aux bourgeois, à un taux sans précédent. La première semaine, seules dix personnes (dont neuf prête-noms appointés par Momus lui-même) versèrent des fonds. Toutefois, quand le lundi suivant (les intérêts étaient payés hebdomadairement), chacun reçut dix kopecks par rouble investi, un vent de folie souffla sur la ville. Devant le siège de la société, se forma une file d'attente s'étirant sur trois pâtés de maisons. La semaine suivante, Momus paya de nouveau dix pour cent d'intérêt à chacun, après quoi il fallut louer deux autres locaux et embaucher douze employés supplémentaires pour recevoir les souscriptions. Le quatrième lundi, les portes de l'office restèrent closes. Le joli papillon avait à jamais quitté les rives de la Volga pour s'envoler vers d'autres cieux.
Le profit réalisé à Nijni-Novgorod aurait suffi à n'importe qui pour vivre le restant de ses jours mais, chez Momus, l'argent ne s'attardait guère. Parfois, il se faisait l'effet d'un moulin à vent dans lequel se déversaient à grands flots billets et pièces de monnaie. Le moulin actionnait sans répit ses ailes immenses, transformait l'argent en une fine poudre - en épingles de cravate serties de diamants, en pur-sang, en bringues de plusieurs jours, en extravagants bouquets pour les actrices. Mais le vent soufflait, soufflait toujours, et la farine se dispersait à travers les espaces infinis jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à moudre.
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Eh bien, qu'elle se disperse. Du grain, Momus en avait suffisamment pour l'éternité. Le moulin merveilleux n'était pas près de s'arrêter.
Il tourna dans les grandes foires et les chefs-lieux de gouvernorats, acquit du métier. L'année passée, il avait enfin rallié la capitale. Et il avait joliment écume la ville de Saint-Pétersbourg ; fournisseurs de la cour, habiles banquiers et conseillers de commerce se souviendraient longtemps du Valet de Pique.
L'idée de dévoiler au public son exceptionnel talent avait germé depuis peu dans l'esprit de Momus. Saisi par le démon de l'orgueil, il en avait assez de l'anonymat. Tu inventes des stratagèmes brillants et complètement inédits, se disait-il, tu y mets ton imagination, ton talent, ta ferveur, et tout cela sans la moindre reconnaissance. Tantôt c'est une bande de spéculateurs qu'on met en cause, tantôt ce sont les menées juives, tantôt les responsables locaux. Et ainsi, les braves gens ignorent que tous ces chefs-d'ouvre^ d'orfèvrerie sont le fait du même artiste.
L'argent ne suffisait plus à Momus, il aspirait à la gloire. Bien sûr, travailler sous sa marque de fabrique était beaucoup plus risqué, mais la gloire n'est pas faite pour les poltrons. Et puis, allez l'attraper quand, pour chaque opération, il avait un nouveau masque prêt à servir. Attraper qui, chercher qui ? Quelqu'un avait-il déjà vu le vrai visage de Momus ? Tout était là.
Exclamez-vous, cancanez, rigolez encore un peu avant les adieux, pensait Momus s'adressant à ses
1. En français dans le texte.
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compatriotes. Applaudissez le grand artiste, car il ne restera pas éternellement avec vous.
Non, il n'avait pas la moindre intention de mourir, mais il songeait de plus en plus sérieusement à quitter les grands espaces de la Russie chers à son cour. Il ne lui restait plus qu'à écrémer l'ancienne capitale de l'empire, et il serait alors temps de montrer de quoi il était capable sur la scène internationale - d'ores et déjà, Momus sentait en lui assez de force pour cela.
Merveilleuse ville que Moscou ! Les Moscovites étaient encore plus obtus que les Pétersbourgeois, plus naïfs, moins futés, mais pas moins argentés pour autant. Momus y était installé depuis l'automne et avait déjà eu le temps d'y réussir quelques jolis coups. Encore deux ou trois opérations, et adieu la terre natale. Il faudrait tourner en Europe, aller jeter un coup d'oil en Amérique. On racontait beaucoup de choses fort intéressantes sur les Etats d'Amérique du Nord. Son flair lui disait qu'il y trouverait où s'ébattre. On pouvait entreprendre de creuser un canal, constituer une société par actions pour la construction d'un chemin de fer transaméricain ou, disons, pour la recherche de l'or des Aztèques. Par ailleurs, la demande en princes allemands était actuellement importante, en particulier dans les nouveaux pays slaves et sur le continent sud-américain. Il y avait là sujet à réflexion. Prévoyant, Momus avait déjà pris certaines dispositions.
Mais, en attendant, il y avait les petites affaires de Moscou. Il fallait continuer à secouer ce pommier. Encore un peu de temps, et ce sont des romans entiers que les auteurs moscovites écriraient sur le Valet de Pique.
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Le lendemain du truc amusant avec le lord anglais et le vieux gouverneur, Momus s'était réveillé tard et avec mal à la tête. Toute la soirée et jusqu'au milieu de la nuit, ils avaient fêté ça. Mimi adorait faire la noce, c'était son véritable élément, si bien qu'ils s'étaient amusés comme des fous.
La coquine avait transformé la suite de l'hôtel Métropole en jardin d'Eden : plantes tropicales dans des bacs, lustre entièrement recouvert de chrysanthèmes et de lis, tapis jonché de pétales de rosé et, dispersés ça et là, paniers de fruits et bouquets provenant des plus prestigieux magasins de la ville. Autour d'un palmier, tel un anneau ouvragé, s'enroulait un boa constricteur venu de la ménagerie de Morselli et figurant le serrJent tentateur. Certes, il n'était guère convaincant ; l'hiver, il roupillait et n'avait pas une seule fois ouvert l'oil. En revanche, Mimi, qui représentait Eve, était en pleine forme. Au souvenir de la veille, Momus sourit et se frotta la tempe pour en chasser la douleur lancinante. Maudit Veuve-Clicquot. Après la Chute, alors qu'il se prélassait dans la vaste baignoire de porcelaine au milieu des orchidées Wanda (à quinze roubles pièce), Mimi l'avait arrosé de Champagne avec d'énormes bouteilles. Pendant toute la durée de l'opération il s'était appliqué à happer la fontaine mousseuse avec un zèle manifestement excessif.
La petite Mimi elle aussi s'en était donné à cour joie, jusqu'à épuisement. Il suffisait de la regarder : l'immeuble aurait pu s'écrouler qu'elle ne se serait pas réveillée. Elle dormait la joue posée sur ses mains jointes, comme à son habitude ; ses lèvres gonflées de sommeil étaient légèrement entrouvertes, ses épaisses boucles d'or s'éparpillaient sur l'oreiller.
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Alors qu'ils réfléchissaient à l'idée de poursuivre la route ensemble, Momus lui avait dit : " Tu vois, petite, la vie de chaque homme est à son image : cruelle si l'homme est cruel, terrifiante s'il est peureux, triste s'il est taciturne. Et comme je suis d'un tempérament gai, ma vie l'est également, et la tienne le sera aussi. "
Et Mimi s'était coulée dans cette joyeuse existence comme si elle était faite spécialement pour elle. Même si l'on pouvait supposer qu'en vingt-deux ans d'existence elle avait goûté des fruits amers plus souvent qu'à son tour. Cependant Momus ne lui posait pas de questions, ce n'était pas son affaire. Quand elle le voudrait, elle lui raconterait. Mais cette petite n'était pas du genre à remâcher les mauvais souvenirs et encore moins à jouer sur la pitié.
Il l'avait ramassée au printemps précédent à Kichinev, où elle se produisait aux Variétés en qualité de danseuse éthiopienne, jouissant, parmi les bambocheurs du cru, d'une popularité folle. La peau colorée en noir, les cheveux teints et frisés, elle se démenait d'un bout à l'autre de la scène avec sur elle, en tout et pour tout, des guirlandes de fleurs et des bracelets aux poignets et aux chevilles. Les habitants de Kichinev la prenaient pour la plus authentique négrillonne qui fût. Il est vrai qu'au début certains avaient émis des doutes, mais, un négociant de Naples qui était allé plusieurs fois en Abyssinie ayant affirmé que mademoiselle Zemtchandra parlait effectivement éthiopien, tous les soupçons s'étaient dissipés.
C'est en particulier ce détail qui, initialement, avait enthousiasmé Momus car, dans l'art de la mystification, il appréciait au plus haut point le mélange
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d'effronterie et de rigueur. Avec ses yeux bleus couleur de campanule et son minois typiquement slave, même barbouillé de noir, se faire passer pour éthiopienne exigeait un sacré culot. Et elle avait appris l'éthiopien par-dessus le marché !
Plus tard, quand ils étaient devenus amis, Mimi lui avait raconté comment les choses s'étaient passées. Elle vivait à Saint-Pétersbourg et, s'étant retrouvée sur la paille après la faillite de l'Opéra-Comique, elle s'était fait engager comme gouvernante des jumeaux de l'ambassadeur d'Abyssinie. Le prince éthiopien, le raïs comme ils disaient, ne pouvait que se féliciter de sa trouvaille : de bonne composition, gaie, la demoiselle se contentait de modestes émoluments, et les enfants l'adoraient. Ils passaient leur temps à échanger des messes basses avec elle, à faire des cachotteries, et étaient devenus sages comme des images. Un beau jour, alors qu'il se promenait au jardin d'Hiver en compagnie du secrétaire d'Etat Morder, avec qui il s'entretenait de la dégradation des relations italo-abyssiniennes, le raïs voit soudain un attroupement. Il approche... Dieu du ciel éthiopien ! La gouvernante était en train de jouer de l'accordéon, tandis que son fils et sa fille dansaient et chantaient. Fascinés par les deux petits nègres, les badauds applaudissaient et, avec bon cour et générosité, jetaient de l'argent dans une serviette de toilette arrangée en turban.
En résumé, Mimi n'avait plus eu qu'à prendre ses jambes à son cou et à décamper de la capitale du Nord avec la plus grande célérité : sans bagages, sans papiers d'identité. Tout cela ne serait rien sans les deux négrillons, se disait-elle en soupirant tristement.
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Le pauvre petit Mariam et la pauvre petite Assef doivent drôlement s'ennuyer maintenant.
" En revanche, je ne m'ennuie pas avec toi ", pensa Momus en regardant amoureusement l'épaule qui dépassait de la couverture, avec ses trois sympathiques grains de beauté formant un triangle isocèle.
Il croisa ses mains derrière la tête et examina la suite où ils s'étaient installés seulement la veille, cherchant à brouiller les pistes. C'était un luxueux appartement, avec boudoir, salon, bureau. Toutefois, il y avait un peu trop de dorures, cela sentait le parvenu. Au Loskoutna'ïa, la suite était plus distinguée, mais il était temps de se tirer de là - de manière tout à fait officielle, bien entendu, avec généreuse distribution de pourboires et séance de pose devant le dessinateur de L'Observateur de Moscou. Se pavaner sur la couverture d'une respectable revue illustrée en se faisant appeler " Son Altesse " n'avait rien de gênant ; au contraire, cela pouvait fort bien servir un jour.
Momus regarda distraitement le petit amour doré et joufflu installé sous le baldaquin. Le polisson de plâtre dirigeait sa flèche droit sur le front de l'hôte. La flèche à proprement parler n'était pas visible car y pendait la culotte en dentelle couleur " cour ardent " de Mimi. Comment était-elle arrivée ici ? Et d'où sortait-elle, alors que Mimi incarnait Eve et en avait le costume ? Mystère.
Sans qu'il sût vraiment pourquoi, la présence déconcertante de la culotte commença à intriguer Momus. En dessous, devait se trouver une flèche, c'était évident. Et si ce n'était pas une flèche mais tout autre chose ? Et si le petit Cupidon avait refermé son poing potelé en un geste obscène, l'avait
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recouvert du tissu de couleur vive, puis l'avait tendu à la manière d'une flèche ?
Tiens, tiens, quelque chose commençait à se dessiner.
Oubliant son mal de tête, Momus s'assit sur le lit, tout en continuant de regarder la culotte.
On s'attend qu'en dessous se trouve une flèche dans la mesure où c'est le rôle et la fonction de Cupidon que d'avoir une flèche, mais si effectivement ce n'était pas une flèche mais un poing fermé en train de vous narguer ?
- Eh, petite, réveille-toi ! dit-il en donnant une tape sur l'épaule rosé de Mimi. Vite ! Un papier et un crayon ! Rédigeons une annonce à faire paraître dans le journal !
En guise de réponse, Mimi tira la couverture sur sa tête. Momus, lui, sauta du lit, heurta du pied quelque chose de rugueux et de froid, et se mit à pousser des cris d'horreur : sur le tapis, enroulé comme un tuyau d'arrosage en toile goudronnée, dormait le boa constricteur, tentateur de l'Eden évoqué précédemment.
Habile, le gredin
Ainsi pouvait-on servir dans la police de multiples façons.
Il y avait les filatures qui consistaient à rester pendant des heures sous la pluie à observer, depuis des buissons pleins d'épines, la deuxième fenêtre en partant de la gauche du troisième étage, ou bien encore à vous traîner dans les rues derrière un " objet " dont vous ne saviez ni qui il était ni ce qu'il avait bien pu fabriquer.
Il y avait les courses, qui vous obligeaient à courir, la langue pendante, à travers toute la ville, avec une besace bourrée de plis et de paquets.
Mais on pouvait également être l'assistant temporaire de Sa Haute Noblesse, monsieur le fonctionnaire chargé des missions spéciales. Il convenait d'arriver rue Malaïa Nikitskaïa vers dix heures du matin. Ce qui voulait dire qu'on pouvait s'y rendre comme un être humain, sans avoir à courir dans les rues sombres, mais en marchant tranquillement, avec dignité et en plein jour. Anissi se voyait allouer de quoi payer un cocher, si bien qu'au lieu de perdre une heure il aurait pu se faire conduire à son travail
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comme un seigneur. Mais il préférait tout de même aller à pied : cinquante kopecks de plus n'étaient pas à négliger.
A la porte, il était accueilli par Massa, le serviteur japonais, avec qui Anissi avait eu le temps de faire plus ample connaissance. Massa s'inclinait et disait : " Zour, Tiouli-san ", ce qui signifiait " Bonjour, monsieur Tioulpanov ". Le Japonais peinait sur les mots longs, raison pour laquelle " Tioulpanov " se transformait dans sa bouche en " Tiouli ". Mais Anissi n'en tenait pas rigueur au valet de chambre de Fandorine, avec qui s'étaient établies des relations de franche cordialité, on pouvait même dire de complicité.
Avant toute chose, Massa l'informait à mi-voix des " conditions atmosphériques ", ainsi qu'en son for intérieur Anissi qualifiait l'humeur qui régnait dans la maison. Si le Japonais disait : " calmo ", cela signifiait que tout était calme, que la belle comtesse Addi s'était réveillée dans d'excellentes dispositions d'esprit, qu'elle fredonnait, roucoulait auprès d'Eraste Pétrovitch et qu'elle regarderait Tioulpanov d'un oil distrait mais bienveillant. Dans ce cas, il pouvait entrer sans hésiter dans le salon. Massa lui apporterait du café et un petit pain, monsieur le conseiller aulique se lancerait dans des propos légers et pleins d'esprit, tandis qu'entre ses doigts son chapelet de jade ferait entendre des petits claquements pleins de vigueur et d'énergie.
En revanche, si Massa murmurait : " gourlon-der ", c'est-à-dire " gronder ", mieux valait se faufiler dans le bureau sur la pointe des pieds et se mettre d'emblée au travail, parce qu'il y avait de l'orage dans l'air. Une fois de plus, Addi sanglotait et
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criait qu'elle s'ennuyait, qu'Eraste Pétrovitch avait causé sa perte, qu'il l'avait séduite, arrachée à son mari, l'homme le plus respectable et le plus noble qui fût. " Comme si on pouvait t'arracher à qui que ce soit ", pensait Anissi, qui écoutait d'une oreille craintive les roulements de tonnerre tout en feuilletant les journaux.
Car telle était désormais sa tâche matinale : éplucher la presse moscovite. Un travail bien agréable que celui qui consiste à lire les potins de la ville et à examiner d'alléchantes réclames, cela dans le doux froissement des pages et la délicieuse odeur de l'encre d'imprimerie. Sur la table, s'alignaient des crayons parfaitement taillés, un bleu pour les annotations ordinaires, un rouge pour les remarques particulières. Il n'y avait pas à dire, la vie d'Anissi avait changé du tout au tout.
En outre, pour ce travail en or, sa paye était le double de ce qu'il touchait précédemment, sans compter qu'il avait obtenu de l'avancement. Eraste Pétrovitch n'avait eu qu'à gribouiller deux lignes à l'intention de la Direction pour qu'aussitôt Tioulpa-nov se retrouve sur la liste des candidats au titre de fonctionnaire de quatorzième rang. Dès que se présenterait une vacance, il passerait un petit examen de rien du tout, et l'affaire serait entendue : de commissionnaire, il serait devenu monsieur le regis-trateur de collège.
Et voici comment tout avait commencé.
Ce jour mémorable où la colombe blanche était apparue à Anissi, sitôt quittée la maison du gouverneur, le conseiller aulique et lui-même s'étaient rendus à l'étude notariale qui avait enregistré l'acte
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de vente à la perfide signature. Hélas, derrière la porte sur laquelle une plaque de cuivre indiquait " Ivan Karlovitch Moebius ", il n'y avait personne. Madame Kapoustina, épouse d'un conseiller titulaire, à qui appartenait la maison, avait ouvert la porte avec sa clé personnelle et déclaré que monsieur Moebius avait loué le rez-de-chaussée deux semaines plus tôt et avait payé un mois d'avance. Il s'agissait d'un homme sérieux, posé ; il avait fait paraître sur son étude une réclame dans tous les quotidiens et à l'emplacement le plus visible. Il n'avait pas reparu depuis la veille, elle était d'ailleurs la première à s'en étonner.
Fandorine écoutait, hochait la tête, posait de temps à autre de courtes questions. Il ordonna à Anissi de noter la description physique du notaire disparu. " Taille normale, écrivit soigneusement Tioulpanov en faisant grincer son crayon sur le papier. Moustaches, petite barbe taillée en pointe. Cheveux filasse. Pince-nez. Se frotte les mains et ricane en permanence. Poli. Grosse verrue brune sur la joue droite. Age apparent : au moins quarante ans. Galoches en cuir. Pardessus gris avec col châle noir. "
- Inutile de noter ce qui concerne les galoches et le pardessus, dit le conseiller aulique après avoir jeté un coup d'oil dans le carnet d'Anissi. Seulement les caractéristiques physiques.
La porte s'ouvrit sur une étude des plus ordinaires avec, dans la réception, un bureau, un coffre-fort, des étagères encombrées de dossiers. En fait de dossiers, il s'agissait de couvertures vides et, dans le coffre-fort, au beau milieu d'une étagère métallique, était posée une carte à jouer : un valet de pique.
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Eraste Pétrovitch prit la carte, l'examina à la loupe, puis la jeta par terre. En guise d'explication, il dit à Anissi :
- Une carte ordinaire, comme on en vend un peu partout. Sachez, Tioulpanov, que je ne peux pas supporter les cartes, et singulièrement le v-valet de pique, qu'on appelle également Momus. Il me rappelle de fort désagréables souvenirs.
En sortant de l'étude, ils s'étaient rendus au consulat anglais pour y rencontrer lord Pitsbrook. Cette fois, le fils d'Albion était en compagnie d'un traducteur officiel, si bien qu'Anissi put prendre lui-même en note la déposition de la victime.
Le Britannique déclara au conseiller aulique que c'était mister Speier qui lui avait recommandé l'office notarial Moebius comme étant l'un des plus anciens et des plus respectables établissements juridiques de Russie. A l'appui de ses dires, mister Speier avait montré des journaux où, en bonne place, figurait une réclame pour l'étude Moebius. Le lord ne connaissait pas le russe, mais la date de fondation de la firme - mille six cent et quelques - avait produit sur lui l'impression la plus favorable.
Pitsbrook exhiba un des journaux en question, La Gazette de Moscou, que dans sa langue il appelait " Moscow News ". Anissi tendit le cou par-dessus l'épaule de monsieur Fandorine et vit, écrit en gros sur un quart de page :
Etude notariale MOEBIUS
Enregistrée auprès du ministère de la Justice sous le numéro 1672.
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Etablissement d'actes de vente, testaments, procurations,
garanties hypothécaires, recouvrement
de créances et autres services.
On conduisit le Britannique à la malencontreuse étude. Il raconta dans tous les détails comment, après avoir reçu le papier signé par le " vieux gentleman " (à savoir Son Excellence monsieur le général gouverneur), il s'était rendu là, à l'office. Mister Speier n'était pas venu avec lui, car il ne se sentait pas très bien, mais il lui avait assuré que le directeur de la firme était prévenu et attendait son illustre client étranger. Le lord avait effectivement été reçu très aimablement ; on lui avait offert du thé accompagné de biscuits et un excellent cigare. Les documents avaient été établis très rapidement. Pour ce qui était de l'argent - cent mille roubles -, le notaire l'avait pris en dépôt et placé dans son coffre.
- C'est cela, en dépôt, grommela Eraste Pétrovitch, avant de demander quelque chose à l'Anglais en montrant le coffre-fort.
Ce dernier hocha la tête, entrouvrit la porte métallique et jura entre ses dents.
Le lord ne put rien ajouter d'essentiel au portrait d'Ivan Karlovitch Moebius, mais revint à maintes reprises sur la verrue. Anissi avait même retenu le mot anglais wart.
- Voilà un indice de taille, Votre Haute Noblesse. Une grosse verrue brune sur la joue droite. Cela peut nous permettre de retrouver ce gredin, n'est-ce pas ? osa timidement Tioulpanov.
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La menace du général gouverneur était restée imprimée dans son esprit, et il tenait à démontrer son utilité.
Mais le conseiller aulique n'apprécia guère la contribution d'Anissi à l'enquête. Il dit d'un air distrait :
- Cette histoire de verrue est sans intérêt, Tioul-panov. Il s'agit d'un artifice psychologique. Imiter une verrue ou encore une tache de naissance couvrant la moitié de la joue ne présente aucune difficulté. En général, les témoins ne se rappellent que le signe p-particulier qui saute aux yeux et, par voie de conséquence, accordent moins d'attention aux autres. Occupons-nous plutôt du d-défenseur des jeunes pécheresses, mister Speier. Vous avez noté son portrait ? Montrez-moi. De taille inconnue, puisqu'en fauteuil roulant. Cheveux blond foncé, coupés court aux tempes. Regard doux, bon. Hum... Yeux clairs, semble-t-il. Cela est important, il faudra de nouveau interroger le secrétaire de Sa Haute Excellence. Visage ouvert, agréable. Autrement dit, rien de tangible. Il va falloir déranger Son Altesse le duc de Saxe-Limbourg. Espérons qu'il sait quelque chose à propos du " petit-fils ", puisque c'est lui qui l'a recommandé au " grand-père " par lettre spéciale.
Eraste Pétrovitch, revêtu de son uniforme, se rendit seul au Loskoutnaïa pour y rencontrer le haut personnage. Il resta longtemps absent et revint le visage sombre. A l'hôtel, on lui avait dit que Son Altesse était partie la veille et avait pris le train pour Varsovie. Or l'illustre passager ne s'était jamais présenté à la gare de Briansk.
Le soir, afin de dresser le bilan de cette longue journée, le conseiller aulique invita Anissi à une réu-
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nion de travail, qu'il appela " analyse opérationnelle ". Pour Tioulpanov, cette procédure était inédite. Plus tard, quand il se fut habitué à ce que la journée se terminât par cette séance d'" analyse ", il prit peu à peu de l'assurance mais, ce premier soir, il resta pour l'essentiel silencieux, par crainte de lâcher une bourde.
- Eh bien, essayons d'y voir plus clair, commença le conseiller aulique. Le notaire Moebius, qui n'est pas plus notaire que vous et moi, est introuvable. Volatilisé. Et d'un. (Le chapelet de jade émit un claquement sonore.) L'invalide bienfaiteur Speier, qui n'est pas le moins du monde bienfaiteur et sans doute pas non plus invalide, est également introuvable. Disparu sans laisser de traces. Et de deux. (Nouveau claquement !) Ce qui est p-particulièrement surprenant, c'est que le duc ait lui aussi disparu de façon incompréhensible, alors que, contrairement au " notaire " et à l'" invalide ", il semble qu'il existe bel et bien. Evidemment, en Allemagne, les petits potentats sont légion, impossible de les avoir tous à l'oeil, mais celui-là était reçu à Moscou avec tous les honneurs, les j-journaux avaient parlé de son arrivée. Et de trois. (Claquement !) En revenant de la gare, je suis passé me renseigner à la rédaction de La Semaine et du Messager russe. Je leur ai demandé comment ils avaient été mis au courant de la prochaine visite de Son Altesse le duc de Saxe-Limbourg. Il s'avère que les journaux ont obtenu cette information de la manière habituelle, par télégrammes reçus de leurs correspondants à Saint-Pétersbourg. Qu'en pensez-vous, Tioulpanov ?
Anissi, en proie à une suée soudaine tant la tension était forte, dit d'une voix mal assurée :
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- En fait, Votre Haute Noblesse, n'importe qui aurait pu les envoyer, ces télégrammes.
- C'est exactement ce que je pense, approuva le conseiller aulique, au grand soulagement de Tioulpa-nov. Il suffit de connaître l'identité des correspondants à Saint-Pétersbourg et, dès lors, n'importe qui peut envoyer un télégramme n'importe où... Mais, à propos, cessez de m'appeler " Votre Haute Noblesse ", nous ne sommes pas dans l'armée, que diable. Le prénom et le patronyme suffiront, ou bien... ou bien appelez-moi simplement chef, c'est plus court et plus commode. (Pour une raison connue de lui seul1, Fan-dorine eut un sourire triste, puis poursuivit l'" analyse opérationnelle ".) Voyons ce que cela nous donne. Un individu astucieux, après avoir simplement relevé les noms de quelques correspondants -pour cela, il n'a eu qu'à feuilleter les journaux-, adresse un télégramme aux rédactions les informant de l'arrivée d'un Fùrst allemand, et tout s'enchaîne naturellement. Les reporters accueillent " Son Altesse " à la gare, La Pensée russe publie un entretien dans lequel le respectable hôte fait part de réflexions très audacieuses concernant la question des Balkans, prend résolument ses distances avec la politique conduite par Bismarck, et c'est tout : Moscou est conquise, nos patriotes accueillent le duc à bras ouverts. Ah, la presse ! Comme nous avons tort, en Russie, de sous-estimer sa force réelle... Eh bien, Tioulpanov, si nous passions aux conclusions ?
Le conseiller aulique, autrement dit le " chef ", marqua une pause, et Anissi craignit que ce ne soit à lui de tirer les conclusions. Or dans l'esprit du mal-
1. Voir Azazel.
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heureux commissionnaire régnait le plus épais brouillard.
Mais non, monsieur Fandorine se passa de la collaboration d'Anissi. Il se mit à arpenter le bureau d'un pas énergique, fit claquer son chapelet, puis croisa les mains dans son dos.
- Nous ignorons la composition de la bande appelée Valet de Pique. Ses membres sont au moins au nombre de trois : " Speier ", le " notaire " et le " duc ". Et d'un. Ils ont un culot monstre, sont extrêmement ingénieux et incroyablement sûrs d'eux. Et de deux. Ils ne laissent aucune trace derrière eux. Et de t-trois... (Après un court silence, doucement, d'un ton qu'on eût pu qualifier de patelin, Eraste Pétro-vitch termina :) Mais nous avons tout de même quelques débuts de pistes, et de quatre.
- Vraiment ? fit Anissi, sortant brusquement de l'abattement dans lequel l'avait plongé la perspective d'un tout autre dénouement, du genre " il n'y a plus d'espoir, Tioulpanov, retourne donc à ton travail de commissionnaire ".
- Je pense que oui. Les Valets sont f-fermement convaincus de leur impunité, ce qui veut dire qu'ils vont probablement recommencer leurs petites plaisanteries. Et d'un. Il ne faut pas oublier qu'avant ce qui vient de se passer avec lord Pitsbrook, ils ont réussi deux affaires extrêmement audacieuses. Les deux fois avec un profit non négligeable, et les deux fois en ayant le toupet de laisser leur carte de visite. Mais l'idée de quitter Moscou avec leur considérable butin ne les a même pas effleurés. Autre chose... Vous voulez un cigare ?
D'une chiquenaude, le conseiller aulique ouvrit le petit coffret d'ébène posé sur la table.
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Anissi, quoiqu'il ne fît pas usage de tabac pour raisons d'économie, ne s'en priva pas cette fois et se servit - ils étaient vraiment trop appétissants, ces jolis petits cigares chocolat avec leur bague rouge et or. Imitant Eraste Pétrovitch, il tira bruyamment sur son cigare pour attiser la flamme et s'apprêta à goûter à un plaisir suprême, uniquement accessible aux riches messieurs. Il avait vu de tels cigares dans la vitrine d'un magasin de denrées coloniales - à un rouble et demi pièce.
- Point suivant, reprit Fandorine. Les Valets recourent toujours aux mêmes méthodes. Et de deux. Que ce soit dans l'affaire du " duc " ou dans l'épisode du " notaire ", ils ont misé sur la confiance qu'ont les gens dans une parole dès l'instant qu'elle est imprimée. Pour ce qui est du lord, p-passe encore. Les Anglais, on le sait, sont habitués à croire tout ce que raconte leur Times. Quant à nos journaux, ils tiennent le pompon : ils ont informé les Moscovites de l'arrivée de " Son Altesse ", ont fait du tapage, ont tourné la tête à toute la ville... Tioul-panov, on n'avale pas la fumée d'un cigare !
Trop tard. Après s'y être soigneusement préparé, Anissi venait d'aspirer une grande bouffée de fumée âpre qui lui picotait le palais. Puis le jour s'obscurcit, ce fut comme si une râpe lui déchirait les intérieurs, et le pauvre Tioulpanov se plia en deux, toussant, suffoquant, sentant sa mort imminente.
Après avoir ramené son assistant à la vie (au moyen d'une carafe d'eau et de quelques tapes énergiques sur son maigre dos), Fandorine résuma brièvement :
- Notre tâche : ouvrir l'oil et le bon.
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Et voilà déjà une semaine que Tioulpanov ouvrait l'oil. Le matin, en route pour son enviable travail, il achetait la collection complète des journaux de la ville. Il y soulignait tout ce qui paraissait curieux ou inhabituel puis, au cours du déjeuner, il en référait au " chef ".
Le déjeuner en tant que tel mérite qu'on s'y arrête. Lorsque la comtesse était de bonne humeur et venait à table, on servait une nourriture raffinée composée de plats provenant du restaurant français Ertel : chaud-froid de bécasse aux truffes, salade romaine, macédoine en melon et autres merveilles culinaires dont Anissi n'avait même jamais entendu parler auparavant. En revanche, si Addi restait depuis le matin dans son boudoir à broyer du noir ou partait se changer les idées en allant courir les magasins de mode et les parfumeries, Massa prenait le pouvoir dans la salle à manger, et c'était alors une autre paire de manches. D'une boutique sino-japonaise, le valet de chambre de Fandorine rapportait du riz blanc insipide, du radis mariné, des algues qui craquaient sous la dent et ressemblaient à du papier, et du poisson frit au goût sucré. Le conseiller aulique mangeait toutes ces horreurs avec une délectation manifeste. A Anissi, Massa servait du thé, un petit pain frais et du saucisson. A dire vrai, Tioulpanov préférait de loin ces repas-là car, en présence de la capricieuse beauté, il se sentait mal à l'aise et n'était de toute façon pas en situation d'apprécier à leur juste valeur les délices qu'on lui servait.
Eraste Pétrovitch écoutait attentivement les résultats des investigations matinales de Tioulpanov. Il en rejetait la plus grande partie et prenait note du
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reste. L'après-midi, ils partaient chacun de son côté pour procéder aux vérifications : Anissi s'occupait des annonces suspectes, le chef, des hauts personnages qui arrivaient à Moscou (il faisait mine de leur rendre visite afin de leur souhaiter la bienvenue de la part du général gouverneur, mais, en réalité, il s'assurait simplement qu'il ne s'agissait pas d'imposteurs).
Pour l'instant, tout cela avait été en pure perte, mais Anissi gardait courage. Ah, si seulement il pouvait travailler comme ça éternellement !
Ce matin-là, Sonia ayant mal au ventre - sans doute avait-elle de nouveau mâchonné de la chaux prise dans le poêle -, Tioulpanov n'avait pas eu le temps de prendre un petit déjeuner. Chez le chef, on ne lui avait pas non plus servi de café - " goulon-der ", avait annoncé Massa. Anissi était bien tranquillement assis dans le bureau à parcourir les journaux quand soudain, comme par un fait exprès, une publicité pour de la nourriture lui sauta aux yeux.
" Chez Safatov, rue Sretenka, arrivage de viande salée, dite "entrecôte", d'une qualité exceptionnelle, lut-il inutilement. 16 kopecks la livre, viande sans os, peut remplacer le meilleur jambon. "
Bref, il eut bien du mal à tenir jusqu'au déjeuner. Là, tout en dévorant son petit pain, il rendit compte à Eraste Pétrovitch de sa pêche du jour.
Les personnalités nouvellement arrivées ce 11 février 1886 n'étaient pas nombreuses: cinq généraux, sept hauts fonctionnaires ayant rang de général. Eraste Pétrovitch nota d'aller rendre visite à deux d'entre eux : le chef des services de l'inten-
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dance de la marine de guerre, le contre-amiral von Bombe, et le conseiller privé Svinine, directeur du Trésor.
Puis Tioulpanov passa à plus intéressant : les annonces sortant de l'ordinaire.
- Sur décision du conseil municipal, lut-il tout haut avec des pauses expressives, tous les commerçants possédant des boutiques dans le marché qui longe la place Rouge sont invités à l'assemblée constitutive d'une société par actions ayant pour objectif la construction, en lieu et place de l'actuel marché, d'un emporium à coupole de verre.
- Et alors, qu'est-ce qui vous semble s-suspect ? demanda Fandorine.
- C'est idiot, pourquoi un magasin aurait-il besoin d'une coupole en verre ? fit fort justement remarquer Anissi. Et en plus, chef, vous m'avez demandé de prêter attention à toutes les annonces qui invitent à verser de l'argent, or ici il est question d'une société par actions. Ne serait-ce pas une affaire louche ?
- Il n'y a rien de louche ici, fit le conseiller auli-que, refrénant les ardeurs de son assistant. La Douma municipale a effectivement pris la décision de raser le marché de la place Rouge et de le remplacer par une t-triple galerie couverte dans le style russe. Ensuite.
Sa remarque étant repoussée, Tioulpanov mit de côté Le Bulletin municipal de Moscou et prit La Parole russe.
- TOURNOI D'ÉCHECS. Aujourd'hui, à deux heures de l'après-midi, dans les locaux de la Société moscovite des amateurs d'échecs, aura lieu un tournoi d'échecs au cours duquel M. I. Tchigorine sera
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opposé à dix partenaires. M. Tchigorine jouera à l'aveugle1, sans regarder l'échiquier et sans noter les coups. Enjeu de chaque partie : 100 roubles. Billet d'entrée : 2 roubles. Avis aux amateurs.
- Sans regarder l'échiquier ? s'étonna Eraste Pétrovitch avant de noter quelque chose dans son carnet. D'accord. Je vais y aller et jouer.
Encouragé, Anissi reprit sa lecture, passant cette fois au Bulletin de la police municipale :
- LOTERIE IMMOBILIÈRE SANS PRÉCÉDENT. La société évangélique internationale " Les Larmes de Jésus " organise pour la première fois à Moscou une LOTERIE DE BIENFAISANCE À TIRAGE IMMÉDIAT au profit de la construction d'une chapelle du Saint-Suaire à Jérusalem. PRIX D'UNE VALEUR EXCEPTIONNELLE offerts par des donateurs de l'Europe entière : hôtels particuliers, maisons de rapport, villas dans les endroits les plus recherchés du continent. LES GAINS SONT VÉRIFIÉS SUR PLACE ! ! ! Prix du billet simple : 25 roubles. Dépêchez-vous, la loterie séjournera UNE SEULE SEMAINE à Moscou, avant de se transférer à Saint-Pétersbourg.
Eraste Pétrovitch demanda :
- Loterie à tirage immédiat ? Voilà une riche idée. Cela va plaire au public. Connaître les résultats immédiatement, sans avoir à attendre indéfiniment le tirage. Curieux. Et ça ne ressemble pas à une escroquerie. Utiliser le Bulletin de la police p-pour monter une attrape est par trop osé. Quoique l'on puisse s'attendre à tout des Valets... Faites-y donc tout de même un saut, Tioulpanov. Tenez, voici
1. En français dans le texte.
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vingt-cinq roubles. Achetez un billet pour moi. Ensuite.
- NOUVEAUTÉ ! J'ai l'honneur d'informer l'honorable public que mon musée, situé face au passage Solodovnik, vient de recevoir de Londres une vive et amusante FEMELLE CHIMPANZÉ ET SON PETIT. Entrée 3 roubles. F. Patek.
- Et alors, cette f-femelle chimpanzé, elle ne vous plaît pas ? fit le chef en haussant les épaules. Vous la soupçonnez de quelque chose ?
- Cela sort de l'ordinaire, grommela Anissi, qui, pour dire vrai, mourait simplement d'envie d'aller voir pareille merveille, " vive et amusante " par-dessus le marché.
Et l'entrée était hors de prix.
- Non, ce n'est pas du niveau du Valet de Pique, dit Fandorine en secouant la tête. Et puis on ne se déguise pas en chimpanzé. Et encore moins en bébé singe. Ensuite.
- Le 28 janvier dernier, un CHIEN A DISPARU, un bâtard de grande taille, nommé Hector, tout noir avec une tache blanche sur le poitrail et la patte arrière gauche tordue. 50 roubles à celui qui le ramènera. Rue Bolchaïa Ordynka, maison de la comtesse Tolstoï, demander le professeur Andreiev.
A l'écoute de cette information, le chef poussa un soupir :
- On dirait que vous êtes d'humeur guillerette aujourd'hui, Tioulpanov. Qu'avons-nous à faire d'un " bâtard de grande taille " ?
- Tout de même, cinquante roubles, Eraste Pétrovitch ! Tout ça pour un vulgaire cabot ? C'est on ne peut plus suspect !
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- Ah, Tioulpanov, mais c'est justement ce genre de chiens bancals que les gens aiment plutôt que les beaux. Vous ne comprenez rien à l'amour. Ensuite.
Anissi, vexé, renifla en pensant : " Vous, en amour, on peut dire que vous vous y connaissez. C'est pour ça que les portes claquent depuis le matin et qu'on ne sert pas de café. " Puis il en termina avec sa récolte du jour :
- Impuissance masculine, défaillances et conséquences des vices de jeunesse soignées par le docteur en médecine Emmanuel Strauss au moyen de décharges électriques et de cuvettes galvanisées.
- Un charlatan manifeste, reconnut Eraste Pétro-vitch. Mais n'est-ce pas un peu modeste pour les Valets ? Cela étant, faites-y un saut et vérifiez.
Anissi rentra de son expédition vers trois heures et demie de l'après-midi, fatigué et bredouille, mais d'excellente humeur, état qui d'ailleurs ne le quittait pas depuis une semaine. Allait suivre l'étape la plus agréable de son travail : l'examen et l'analyse des événements de la journée.
- Je vois à l'absence d'étincelle dans vos yeux que vos filets sont vides, fit en l'accueillant le perspicace Eraste Pétrovitch.
Apparemment, il venait lui aussi tout juste de rentrer, car il était encore en uniforme et portait ses décorations.
- Et vous, chef ? demanda, plein d'espoir, Tioulpanov. Ces généraux ? Ce joueur d'échecs ?
- Les généraux étaient de v-vrais généraux. Le joueur d'échecs un vrai joueur d'échecs. Il a effectivement un don phénoménal : il a joué pendant tout
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le temps le dos tourné à l'échiquier et sans rien noter. Sur dix parties, il en a gagné neuf et perdu seulement une. Un bon petit business, comme disent les hommes d'affaires de maintenant. Monsieur Tchigorine a empoché neuf cents roubles et n'en a déboursé que cent. Bénéfice net : huit cents roubles, et cela, en l'espace d'une petite heure.
- Et contre qui a-t-il perdu ? s'enquit Anissi.
- Moi, répondit le chef. Mais peu importe, j'ai tout de même dépensé du temps pour rien.
" Pour rien, tu parles, pensa Tioulpanov. Cent roubles ! " Plein de considération, il demanda :
- Vous jouez bien aux échecs ?
- Affreusement mal. C'est un pur coup de chance, expliqua Fandorine en rajustant devant le miroir les pointes pourtant impeccables de son col empesé. Voyez-vous, T-Tioulpanov, à ma façon, je suis également un phénomène. La passion du jeu m'est étrangère, tous les jeux quels qu'ils soient m'insupportent et pourtant j'y ai toujours une chance absolument fantastique. J'y suis habitué et voilà b-bien longtemps que je ne m'en étonne plus. Tenez, par exemple, cette partie d'échecs. Monsieur Tchigorine s'est trompé de case, il a fait avancer sa reine non pas en f5, mais en f6, juste sous ma tour, et après il était tellement perturbé qu'il n'a pas voulu continuer. Mais tout de même, jouer dix parties sans regarder l'échiquier est excessivement difficile. Et maintenant, à vous de raconter.
Anissi rassembla toutes ses capacités, car dans ces instants il avait l'impression de passer un examen. Sinon que cet examen-là était agréable, pas du tout comme au collège. Ici, on ne mettait pas de
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mauvaises notes, et il n'était pas rare de se voir attribuer des louanges pour son sens de l'observation et sa perspicacité.
Aujourd'hui, néanmoins, il n'y avait vraiment pas de quoi pavoiser. Tout d'abord, Tioulpanov n'avait pas la conscience nette : il était tout de même allé au musée de Patek, avait payé trois roubles, pris sur la caisse, et était resté une demi-heure à contempler la femelle chimpanzé et son petit (tous deux étonnamment vifs et amusants, la publicité ne mentait pas), bien que ce ne fût strictement d'aucune utilité pour l'affaire. Il avait également fait un saut rue Bolchaïa Ordynka, par conscience professionnelle, cette fois. Il avait discuté avec le binoclard propriétaire du chien à la patte tordue, écouté patiemment une histoire déchirante qui s'était terminée par des sanglots difficilement contenus.
Concernant le médecin et son traitement électrique, Anissi n'avait guère envie de s'étendre sur le sujet. Il commença juste puis, gêné, abrégea son récit. Au nom du devoir, il lui avait fallu se soumettre à un traitement dégradant et assez douloureux, dont il ressentait encore les effets : comme des aiguilles lui picotant le bas-ventre.
- Ce docteur Strauss est un type ignoble, résuma Anissi. Très suspect. Il pose toutes sortes de questions dégoûtantes. (Et, vengeur, il conclut :) Voilà de qui la police devrait s'occuper.
Eraste Pétrovitch, homme délicat, n'exigea aucun détail. Il dit de l'air le plus sérieux :
- C'est méritoire de votre part de vous être soumis volontairement à ce traitement électrique, d'autant que, dans votre cas, je doute que vous soyez concerné par les " conséquences des vices de
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jeunesse ". Votre abnégation au nom de l'affaire mérite tous les encouragements, mais il eût été amplement suffisant de vous limiter à quelques questions. Par exemple, celle de savoir combien ce drôle de médecin fait payer la séance.
- Cinq roubles. Tenez, j'ai même la quittance. Anissi fouilla dans la poche où il conservait ses
justificatifs de dépenses.
- Ce n'est pas la peine, dit le conseiller aulique en balayant l'air d'un geste de la main. Les Valets de Pique n'iraient pas se salir les mains pour cinq roubles.
Anissi accusa le coup. Les maudites aiguilles parcouraient de telle manière son corps torturé par l'électricité qu'il n'arrêtait pas de se trémousser sur sa chaise et, afin d'effacer au plus vite la fâcheuse impression laissée par sa bêtise, il embraya sur la loterie de bienfaisance à tirage immédiat.
- C'est une institution sérieuse. En un mot : l'Europe. Elle loue tout le premier étage de l'immeuble du Conseil de l'assistance publique. L'escalier est envahi par une longue file d'attente composée de gens de toutes conditions, y compris bon nombre de nobles. Personnellement, Eraste Pétrovitch, j'ai fait quarante minutes de queue avant d'arriver au comptoir. Les Russes sont tout de même très réceptifs à la philanthropie.
Fandorine fronça très vaguement ses sourcils épais et soyeux.
- Ainsi, selon vous, tout est limpide, n'est-ce pas ? Pas le m-moindre relent d'escroquerie ?
- Mais non, qu'allez-vous donc chercher là ? Un sergent de ville est posté devant la porte, avec son ceinturon et son sabre. Il fait le salut militaire et
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témoigne un grand respect à chacun. A l'intérieur, quand on entre, se trouve un bureau derrière lequel est assise une demoiselle simple et charmante avec un pince-nez, toute vêtue de noir avec un fichu blanc et une petite croix sur la poitrine. Une religieuse, une novice ou peut-être simplement une bénévole - avec ces étrangers, on a du mal à s'y retrouver. Elle reçoit le don et vous invite à faire tourner le tambour. Elle parle très correctement notre langue, avec seulement un léger accent. C'est vous-même qui faites tourner l'appareil, c'est vous qui tirez le billet, tout est parfaitement honnête. Le tambour est en verre et, à l'intérieur, se trouvent des petits cartons roulés : des bleus à vingt-cinq roubles et des rosés à cinquante roubles - ceux-là pour les gens qui veulent donner plus. J'avoue qu'en ma présence personne n'a pris de rosé. On ouvre le billet sur-le-champ, devant tout le monde. Si on n'a pas eu de chance, il est écrit : " Dieu vous bénisse. " Tenez. (Anissi montra un joli billet bleu écrit en caractères gothiques.) En revanche, celui qui gagne est invité à passer derrière une cloison. Là, on a dressé une table à laquelle est assis le président de la loterie, un homme d'un certain âge et de belle prestance, un ecclésiastique. Il établit les actes officiels relatifs au prix gagné. Celui qui a perdu est chaudement remercié par la demoiselle, qui lui accroche une jolie petite rosé à la poitrine en signe de remerciement pour son geste charitable.
Anissi sortit de sa poche la petite rosé qu'il avait soigneusement gardée. Il pensait la rapporter à Sonia pour lui faire plaisir.
Eraste Pétrovitch examina la rosé avec attention et alla même jusqu'à la humer.
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- Cela sent Violette de Parme, fit-il remarquer. Un p-parfum de grand prix. Très simple, la demoiselle, disiez-vous ?
- Tout à fait charmante, confirma Tioulpanov. Avec un petit sourire timide.
- Je vois, je vois. Et donc, il y a des gens qui gagnent ?
- Et comment ! fit Anissi, tout excité. Alors que j'étais encore à attendre dans l'escalier, un heureux gagnant est sorti, un professeur apparemment. Il était tout rouge et agitait un papier avec des tampons : il avait gagné une propriété en Bohême. Cinq cents hectares ! Et le matin, paraît-il, une dame avait gagné une maison de rapport à Paris. Un immeuble de six étages ! Vous parlez d'une chance ! A ce qu'on dit, elle a eu un malaise, il a fallu lui faire respirer des sels. Et après ce professeur qui a gagné la propriété, beaucoup se sont mis à prendre les billets par deux ou même par trois. Pour des prix pareils, vingt-cinq roubles, ça vaut le coup ! Je n'avais pas d'argent à moi, sinon j'aurais aussi tenté ma chance.
Anissi, les yeux plissés, fixa rêveusement le plafond, s'imaginant en train de dérouler un billet et d'y voir écrit... Quoi, par exemple ? Eh bien, disons un château sur les bords du lac de Genève (il avait vu ce célèbre lac sur une image, et qu'est-ce que c'était beau !).
- Six étages ? demanda le conseiller aulique à contretemps. A Paris ? Et une propriété en Bohême ? Voyez-vous ça ! Vous savez quoi, Tioulpanov, nous allons nous y rendre ensemble, je veux moi aussi y jouer, à votre loterie. Vous croyez que nous avons le temps avant la fermeture ?
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" Le voilà bien avec son sang-froid et son calme olympien. Et lui qui disait que la passion du jeu lui était étrangère. "
Ils arrivèrent juste à temps. Dans l'escalier, la file d'attente n'avait pas diminué. La loterie fonctionnait jusqu'à cinq heures et demie, et cinq heures avaient déjà sonné. Les gens s'énervaient. Fando-rine gravit lentement les marches et, à la porte, déclara d'un ton poli :
- Si vous le permettez, messieurs, je veux seulement regarder, comme ça, p-par curiosité.
Et qu'est-ce que vous croyez ? On le laissa entrer sans protester. " Moi, il est probable qu'on m'aurait envoyé promener, pensa Anissi, plein d'admiration, mais avec un type comme lui, ça ne viendrait à l'idée de personne. "
Le sergent de ville posté à la porte, un gaillard à l'air sérieux et à la fière moustache rousse, en pointe, fit le salut militaire en portant la main à sa chapka d'astrakan. Eraste Pétrovitch traversa la vaste salle, divisée en deux par un comptoir. Anissi, ayant eu précédemment tout loisir d'examiner la façon dont était disposée la loterie, braqua aussitôt ses regards envieux sur le tambour qui tournait, lançant de temps à autre des coups d'oil à la mignonne demoiselle, laquelle était justement en train d'accrocher une petite fleur au revers d'un étudiant à l'air peiné, tout en le réconfortant par quelque parole.
Le conseiller aulique étudia le tambour sous toutes les coutures puis porta son attention sur le président, un homme au visage glabre et à l'air digne, vêtu d'une tunique à col montant blanc. Le président s'ennuyait de façon évidente et il eut même un
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bâillement qu'il dissimula délicatement derrière sa main.
Tapotant d'un doigt ganté de blanc un écriteau indiquant LES PERSONNES DÉSIRANT ACQUÉRIR UN BILLET ROSE SONT DISPENSÉES DE FAIRE LA QUEUE, Eraste Pétrovitch demanda :
- Mademoiselle, serait-il possible d'avoir un billet rosé ?
- Oh oui, bien sûr, monsieur est un vrai chrétien. La demoiselle gratifia le généreux donateur d'un
sourire radieux, remit en place une mèche dorée échappée de son fichu et prit des mains de Fando-rine un billet de cinquante roubles aux couleurs chatoyantes.
Retenant son souffle, Anissi regarda le chef qui, d'un geste négligent, avec deux doigts, tirait du tambour le premier billet rosé qui se présentait, puis le déroulait.
- Est-il possible que vous n'ayez rien ? fit la demoiselle, désolée. Pourtant j'étais vraiment persuadée que vous alliez gagner ! Le dernier monsieur qui a pris un billet rosé s'est vu attribuer un authentique palais à Venise ! Avec son quai privé pour les gondoles et une entrée pour les calèches ! Peut-être, monsieur, tenterez-vous votre chance une nouvelle fois ?
- Même une entrée pour les calèches, voyez-vous ça ! dit Fandorine en faisant claquer sa langue et en examinant l'image figurant sur le billet : un ange ailé les mains pieusement jointes et recouvertes d'un bout de tissu, apparemment censé représenter le saint suaire.
Eraste Pétrovitch se tourna vers le public, souleva respectueusement son haut-de-forme et, d'une voix forte et résolue, déclara :
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- Mesdames et messieurs, je suis Eraste Pétro-vitch Fandorine, fonctionnaire pour les missions spéciales auprès de Son Excellence le général gouverneur. La présente loterie est mise sous contrôle de la loi pour suspicion d'escroquerie. Sergent, veuillez faire immédiatement évacuer les lieux et ne plus laisser entrer personne.
- A vos ordres, Votre Haute Noblesse ! vociféra le policier à la moustache rousse sans songer un instant à mettre en doute l'autorité de l'énergique fonctionnaire.
Le sergent de ville se révéla être un gars expéditif. Il se mit à agiter les mains comme pour chasser un troupeau d'oies et eut vite fait de renvoyer vers la sortie la foule houleuse des clients. A peine avait-il prononcé d'une voix sourde " S'il vous plaît, s'il vous plaît, vous voyez bien qu'il y a un problème " que l'endroit était déjà évacué et que le gardien de l'ordre s'était remis au garde-à-vous à l'entrée, prêt à exécuter l'instruction suivante.
Le conseiller aulique hocha la tête d'un air satisfait et se tourna vers Anissi, qui, face à la tournure inattendue prise par les événements, s'était immobilisé, la mâchoire pendante.
Le monsieur d'un certain âge - un pasteur ou un curé, allez savoir - paraissait lui aussi complètement déboussolé : il s'était levé et restait figé derrière le comptoir, l'air ahuri.
La timide jeune fille, en revanche, se conduisit de façon pour le moins étonnante.
Brusquement, de sous son pince-nez, elle adressa un clin d'oil à Anissi, traversa d'un bond la pièce et, au cri de " hop là ! ", elle bondit sur le large rebord de
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la fenêtre. Elle fit sauter l'espagnolette, poussa la croisée, et, de la rue, parvint une bouffée d'air glacé.
- Retenez-la ! cria Eraste Pétrovitch d'une voix désespérée.
Anissi se précipita à la suite de l'agile demoiselle. Il tendit la main pour l'attraper par le pan de sa robe, mais ses doigts glissèrent sur la soie épaisse. La jeune fille s'esquiva par la fenêtre, et Tioulpanov, à plat ventre sur le rebord, vit ses jupes se gonfler gracieusement tandis qu'elle descendait en chute libre.
Bien que le premier étage fût haut, l'audacieuse acrobate atterrit dans la neige avec l'adresse d'un chat, sans même tomber. Elle se retourna, fit un signe de la main à Anissi et, après avoir ramassé le bas de sa robe (la remontant assez haut pour découvrir des bottines et des jambes fuselées, gainées de noir), elle s'élança le long du trottoir. Un instant plus tard, sortant du cercle éclairé par le lampadaire, la fugitive alla se dissoudre dans les ténèbres qui s'épaississaient rapidement.
- Oh, sapristi ! s'écria Anissi.
Puis, se signant, il grimpa sur le rebord de la fenêtre. Il savait fort bien qu'il allait se rompre les os, et encore heureux s'il ne se cassait qu'une jambe car il pouvait tout aussi bien se briser également la colonne vertébrale. Ils seraient dans de beaux draps, Sonia et lui. Le frère paralysé et la sour demeurée, ils feraient vraiment la paire.
Il ferma les yeux, prêt à sauter, quand la main vigoureuse du chef l'attrapa par le pan de sa veste.
- Laissez-la filer, dit Fandorine, suivant du regard la fougueuse demoiselle avec une perplexité amusée. Nous tenons le personnage p-principal.
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Le conseiller aulique s'approcha du président de la loterie. Ce dernier leva les mains en l'air, comme s'il était prêt à se rendre, et, sans attendre les questions, se mit à parler à toute vitesse :
- Votre... Votre Haute... Je faisais ça pour gagner un petit quelque chose... Je ne les connais ni d'Eve ni d'Adam, j'ai fait ce qu'ils me disaient... Tenez, demandez donc à ce monsieur... Celui qui se fait passer pour sergent de ville.
Eraste Pétrovitch et Tioulpanov se retournèrent dans la direction qu'indiquait le doigt tremblant de l'homme, mais ne virent pas trace du sergent de ville. Seule, pendue à un crochet, sa chapka d'uniforme se balançait légèrement.
Le chef s'élança vers la porte, Anissi sur ses talons. Dans l'escalier, se bousculait une foule compacte et tumultueuse - essayez donc de vous frayer un chemin à travers ça.
Fandorine grimaça, se frappa le front du poing puis referma la porte avec fracas.
De son côté, Anissi examina la chapka d'astrakan, curieusement abandonnée par le faux policier. Une chapka tout ce qu'il y avait de plus ordinaire, sinon qu'à l'intérieur une carte à jouer était fixée à la doublure : un page à chapeau à plume qui souriait avec coquetterie et le symbole du pique.
- Mais comment... ? A quoi... ? bredouilla Anissi en regardant, abasourdi, un Fandorine écumant de rage. Comment avez-vous deviné ? Chef, vous êtes un vrai génie !
- Je ne suis pas un génie mais un crétin ! rétorqua Eraste Pétrovitch avec fureur. Je me suis fait avoir comme un débutant ! J'ai m-mordu à leur appât et j'ai laissé filer le meneur. Habile, le gredin,
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drôlement habile... Vous vouliez savoir comment j'avais deviné ? Mais il n'y avait rien à deviner. Je vous ai dit que je ne p-perdais jamais à aucun jeu, en particulier ceux fondés sur la chance. Quand mon billet s'est révélé perdant, j'ai tout de suite compris qu'il s'agissait d'une affaire douteuse. Et, en plus, ajouta-t-il après une courte pause, a-t-on jamais vu une entrée pour c-calèches dans un palais vénitien ? A Venise, il n'y a pas de calèches, seulement des barques...
Anissi voulut demander au chef comment il avait compris que c'était précisément au Valet de Pique qu'ils avaient affaire, mais n'en eut pas le temps. En proie à un accès de rage, le conseiller aulique s'écria :
- Mais qu'est-ce que vous avez à examiner sous tous les angles cette maudite chapka ? Qu'est-ce qu'elle a donc de si intéressant ?
À beau jeu, beau retour
S'il y avait une chose qu'il ne supportait pas, c'étaient bien les énigmes et les phénomènes inexplicables. Tout événement, même un bouton sur le nez, avait sa cause et ses prémisses. Rien en ce bas monde ne se produisait simplement comme ça, sans rime ni raison.
Or voilà - s'il vous plaît1 - qu'une belle opération, fort bien montée et, en toute modestie, géniale, venait d'échouer lamentablement, cela sans aucune raison apparente !
La porte du bureau s'entrouvrit dans un grincement désagréable et, dans l'entrebâillement, se profila la frimousse de Mimi. Momus ôta sa pantoufle de cuir et la lança avec fureur en direction de la frange dorée, manière de dire " laisse-moi tranquille, j'ai besoin de réfléchir ", mais le battant s'était déjà refermé avec bruit. Il s'ébouriffa rageusement les cheveux (des papillotes volèrent de tous côtés) et, tout en rongeant sa chibouque, se mit à écrire, sa plume de cuivre crissant sur le papier.
1. En français dans le texte.
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Le bilan comptable était lamentable.
D'après un calcul approximatif, à l'issue de la première journée la recette de la loterie atteignait entre sept et huit mille roubles. La caisse ayant été confisquée, la perte sèche était d'autant.
En une semaine, une fois bien lancée, elle devait rapporter dans les soixante mille, selon les estimations les plus prudentes. Il était impossible de la prolonger davantage pour le cas où l'heureux gagnant d'un hôtel particulier à Paris, impatient d'aller admirer son prix, découvrirait que, sous la culotte couleur " cour ardent ", autrement dit sous le saint suaire, se trouvait tout autre chose que ce qu'il pensait. Cela étant, en une semaine, on pouvait ramasser un joli petit paquet.
Résultat : le manque à gagner était, minimum minimorum, de soixante mille roubles.
Et que dire de la perte que représentaient les frais de préparation ? Ce n'était pas énorme, bien sûr : la location de l'appartement, l'impression des billets, l'équipement. Mais c'était une question de principe et, cette fois, Momus était perdant !
Sans compter qu'ils avaient arrêté l'autre andouille. D'accord, le type n'était au courant de rien, mais tout de même, c'était du travail négligé. Et puis, cela faisait de la peine pour ce vieil ivrogne, minable comédien du théâtre Maly, qui, pour trente roubles d'avance, allait croupir en taule et engraisser la vermine.
Mais, avant tout, cela faisait de la peine pour cette idée grandiose. Une loterie instantanée, en voilà, une chose formidable ! Par quoi péchaient ces escroqueries assommantes, appelées loteries ? Le client commençait par payer et, ensuite, il devait attendre
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le tirage. Tirage auquel, notez bien, il n'assistait pas. Pourquoi devait-il croire sur parole que tout se passait honnêtement et dans les règles ? En plus, qui aime attendre ? Les gens, c'est bien connu, sont impatients.
Or, ici, il vous suffisait de tirer de votre propre main un joli billet. Un petit ange vous faisait signe, l'air tentateur : vas-y, gros bêta, semblait-il dire. Que pouvait-il bien y avoir sous cette image attrayante sinon de quoi vous combler de bonheur ? Perdu ? Qu'importé, essaye une nouvelle fois.
Quant aux détails, ils étaient bien sûr très importants. Il ne devait pas s'agir d'une simple loterie de bienfaisance, il fallait qu'elle soit européenne et évangélique. Si les orthodoxes n'ont guère d'estime pour les croyants des autres religions, en revanche, dans les questions d'argent, ils font plus volontiers confiance aux étrangers qu'à eux-mêmes - ce fait est notoire. La loterie ne devait pas être installée n'importe où, mais dans les locaux du Conseil de l'assistance publique. Ensuite, la publicité devait paraître dans le journal de la police. Primo, les Moscovites l'aimaient bien et le lisaient volontiers ; secundo, qui, dans ce contexte, irait soupçonner une arnaque ? Enfin, pour compléter le tableau, il n'y avait plus qu'à poster un sergent de ville devant la porte.
Momus arracha une papillote, tira une boucle de devant jusqu'à ses yeux : le roux avait pratiquement disparu. Encore un lavage et ce serait parfait. Dommage, à cause des fréquentes colorations, ses cheveux devenaient décolorés et fourchus. Rien à faire, c'étaient les inconvénients du métier.
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La porte émit un nouveau grincement, et Mimi prononça d'un seul jet :
- Chaton, ne te fâche pas. On t'apporte ce que tu as demandé.
Momus dressa l'oreille.
- Qui ça ? Sliounkov ?
- Je ne sais pas, un type affreux avec une drôle de mèche sur le crâne. Tu sais, celui que tu as plumé à la préférence, le jour de Noël.
- Dis-lui de venir !
La première chose que faisait Momus lorsqu'il s'apprêtait à conquérir un nouveau territoire était de s'assurer le concours de gens utiles. C'était comme à la chasse. Une fois arrivé dans un coin giboyeux, il fallait regarder autour de soi, explorer les petits sentiers, repérer les abris confortables, étudier les habitudes de l'animal. Eh bien, de la même façon, à Moscou, Momus avait ses informateurs dans différents lieux stratégiques. Prenez Sliounkov, par exemple. Il travaillait comme simple employé aux écritures à la section secrète de la chancellerie du gouverneur, et pourtant il était d'une aide précieuse. Déjà, dans l'histoire avec l'Anglais, il s'était montré très utile, et maintenant voilà qu'il tombait à pic. Circonvenir le modeste scribouillard avait été un jeu d'enfant : perdant aux cartes, Sliounkov avait dû signer pour trois mille cinq cents roubles de reconnaissance de dette, si bien que maintenant il suait sang et eau pour récupérer ses billets.
Tenue léchée et pieds plats, l'homme entra dans la pièce, un dossier sous le bras. Il se mit à parler tout bas en se retournant sans cesse vers la porte :
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- Antoine Bonifaciévitch (il connaissait Momus comme étant citoyen français), c'est un coup à se faire expédier au bagne. Pour l'amour du ciel, faites vite, ne causez pas ma perte. Je suis mort de frousse !
Sans dire un mot, Momus lui fit signe de poser le dossier sur la table et, toujours silencieux, lui ordonna d'un geste de sortir et d'attendre derrière la porte.
Le dossier portait l'intitulé suivant :
Fonctionnaire pour les missions spéciales ERASTE PÉTROVITCH FANDORINE
En haut à gauche figurait un tampon :
Cabinet du général gouverneur de Moscou. Affaires secrètes
Et en plus était ajouté à la main : Strictement confidentiel.
A l'intérieur de la couverture cartonnée était collée la liste des documents contenus dans le dossier :
Etats de service Appréciations confidentielles Informations à caractère personnel
" Eh bien, voyons qui est ce Fandorine qui nous cherche des noises. "
Une demi-heure plus tard, le gratte-papier repartait sur la pointe des pieds avec son dossier secret et sa dette allégée de cinq cents roubles. Pour un pareil
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service, ce Judas aurait mérité de récupérer tous ses billets à ordre, mais il pouvait encore servir.
Momus se mit à arpenter le bureau, l'air songeur, jouant distraitement avec le gland de sa ceinture de robe de chambre. Voyez-moi ça ! L'homme qui déjoue les complots, le grand maître des enquêtes secrètes... Il a autant de médailles et de décorations qu'une bouteille de Champagne. Chevalier des Ordres des Chrysanthèmes, rien que ça ! Il s'est distingué en Turquie et au Japon, a voyagé en Europe pour des missions spéciales. Bref, un type sérieux.
Que disait-on de lui ? " Capacités exceptionnelles dans la conduite d'affaires délicates et secrètes, en particulier d'affaires nécessitant un grand esprit de déduction. " Hum. " II serait intéressant de savoir par quel cheminement monsieur le conseiller auli-que a, dès le premier jour de la loterie, conclu à une arnaque. Mais peu importe, nous verrons bien qui de nous deux va coincer l'autre ", menaça Momus, s'adressant à son adversaire invisible.
Toutefois il ne fallait pas se fier aux seuls documents officiels, fussent-ils cent fois secrets. Il convenait de compléter les informations concernant monsieur Fandorine, de les compléter et de leur " donner vie ".
Cette dernière tâche prit encore trois jours.
Durant ce délai, Momus mena toute une série d'actions.
Se métamorphosant en laquais cherchant du travail, il se lia d'amitié avec Prokop Kouzmitch, le concierge de la demeure dont Fandorine occupait une annexe. Ensemble, ils vidèrent quelques verres
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de vodka accompagnés de champignons marines, bavardèrent de choses et d'autres.
Il alla au théâtre, observa la loge où avaient pris place le fonctionnaire des missions spéciales et sa dame de cour. Epouse du comte Opraksine, un chambellan de Saint-Pétersbourg, elle avait déserté le foyer conjugal. Il n'avait pas regardé la scène où, comme par un fait exprès, on jouait une comédie de monsieur Nikolaiev intitulée Mission spéciale, mais exclusivement le conseiller aulique et sa dulcinée. Ses jumelles Zeiss, apparemment de théâtre mais qui en fait grossissaient dix fois, lui avaient été d'une grande utilité. La comtesse était certes une beauté, mais pas de son goût. Momus connaissait bien ce genre de femmes et préférait les admirer de loin.
Mimi avait également apporté sa contribution. Sous l'apparence d'une modiste, elle avait fait la connaissance de Natacha, la femme de chambre de la comtesse, à qui elle avait vendu une robe de serge à un prix très avantageux. Elles avaient bu le café, mangé des biscuits, échangé propos de bonnes femmes et commérages.
Au terme du troisième jour, le plan de la riposte était au point. Celle-ci promettait d'être fine, élégante - exactement ce qu'il fallait.
La date de l'attaque avait été fixée au samedi 15 février.
Les opérations se déroulèrent conformément au plan établi. A onze heures moins le quart du matin, lorsqu'on tira les doubles rideaux aux fenêtres de la maison occupée par Fandorine, le fac-
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teur apporta un télégramme urgent destiné à la comtesse Opraksina.
Momus attendait dans une berline, légèrement de biais par rapport à la demeure, et suivait l'heure à sa montre. Derrière les fenêtres de l'annexe, il crut percevoir un mouvement et même des cris de femme. Treize minutes après la remise de la dépêche, monsieur Fandorine et la comtesse sortaient à la hâte de la maison. Derrière, nouant son fichu, trottinait une fille aux joues rosés de paysanne : Natacha, la femme de chambre susmentionnée. Madame Opraksina était en proie à une agitation évidente ; le conseiller aulique lui disait quelque chose pour tenter de la calmer, ce dont la comtesse n'avait manifestement pas le moindre désir. Remarquez, on pouvait la comprendre. Le télégramme reçu disait : " Addi, j'arriverai à Moscou par le train de onze heures et irai directement vous voir. Cela ne peut plus durer. Ou bien vous repartez avec moi ou bien je me tire une balle dans la tête, sous vos yeux. Votre Tony, qui a perdu la tête. "
C'était ainsi, d'après les informations reçues de sa femme de chambre, qu'Ariadna Arkadievna appelait son époux abandonné mais néanmoins légitime, conseiller privé et chambellan, le comte Anton Apol-lonovitch. Il était parfaitement naturel que monsieur Fandorine veuille éviter à la dame une scène déplaisante. Il allait de soi qu'il l'accompagnerait lors de son évacuation, vu qu'Ariadna Arkadievna avait les nerfs à fleur de peau et qu'il faudrait beaucoup de temps pour la consoler.
Quand le traîneau de Fandorine, reconnaissable entre tous avec son épaisse couverture en peau de grizzli, eut disparu au coin de la rue, Momus termina
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tranquillement son cigare, vérifia son déguisement dans le miroir et, à onze heures vingt précises, bondit hors de la voiture. Il portait un uniforme de chambellan avec ruban, étoile, épée et, sur la tête, un tricorne à plumage. Pour un homme qui venait de descendre du train, un tel accoutrement était bien sûr étrange, mais il fallait impressionner le serviteur asiatique. L'important était de frapper vite et fort. Sans lui laisser le temps de se ressaisir.
Momus franchit résolument le portail, traversa la cour d'un pas rapide et se mit à tambouriner à la porte de l'annexe, bien qu'il vît parfaitement la sonnette.
Ce fut le valet de chambre de Fandorine qui ouvrit. Citoyen japonais, dénommé Massa, dévoué corps et âme à son maître. Ces renseignements, ainsi que la lecture attentive faite la veille de l'ouvrage de monsieur Gochkevitch sur les mours et coutumes japonaises, avaient aidé Momus à définir sa ligne de conduite.
- Ah, ah, monsieur Fandorine ! brailla Momus à l'Asiate court sur pattes, tout en roulant des yeux furieux. Ravisseur des femmes d'autrui ! Où est-elle ? Où est mon Addi adorée ? Qu'avez-vous fait d'elle ? !
A en croire monsieur Gochkevitch (et pourquoi douterait-on de ce respectable savant ?), rien n'est pis, pour un Japonais, que la honte et le scandale public. Par ailleurs, chez les fils du mikado, le sentiment de responsabilité envers le suzerain est très développé ; or, pour cette face de lune, le conseiller aulique était un suzerain.
Le valet de chambre s'alarma effectivement. Il se courba jusqu'à la ceinture et bredouilla :
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- Excusez, excusez. Je êtle coupable. Moi avoil volé femme, pas possible lendle.
Momus ne saisit pas grand-chose au charabia de l'Asiate, mais un point était clair : comme il convenait à un vassal japonais, le valet de chambre était prêt à prendre sur lui la faute de son maître.
- Tuez-moi, je êtle coupable, insista le fidèle serviteur.
Il recula vers l'intérieur de la maison en faisant signe au redoutable visiteur de le suivre.
C'est ça, il ne veut pas que les voisins entendent, devina Momus. Mais après tout, cela s'accordait parfaitement avec ses plans personnels.
Entrant dans le vestibule, Momus joua celui qui, après y avoir mieux regardé, vient de mesurer sa bévue.
- Mais vous n'êtes pas Fandorine ! Où est-il ? Et où se trouve ma bien-aimée ?
Le Japonais recula jusqu'à la porte du salon, sans cesser ses courbettes. Comprenant qu'il n'arriverait pas à se faire passer pour son maître, il se redressa, croisa les mains sur sa poitrine et dit en détachant bien chaque mot :
- Monsieur pas ici. Palti. Tout à fait.
- Tu mens, misérable, dit Momus d'une voix gémissante avant de se ruer en avant, repoussant le vassal de Fandorine.
Dans le salon, l'air apeuré et la tête enfoncée dans les épaules, était assis un gringalet en redingote usée, au visage boutonneux et aux oreilles en feuilles de chou. Sa présence ne fut pas une surprise pour Momus. Nom : Anissi Tioulpanov, petit employé de la Direction de la gendarmerie. Il venait ici tous les matins et était présent à la loterie.
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- Ah, ah, prononça Momus d'un ton féroce. Vous voilà donc, monsieur le débauché.
Le boutonneux se leva d'un bond, avala convulsivement sa salive et balbutia :
- Votre Alt... Votre Excellence... En fait, je... Tiens donc, déduisit Momus, le gamin est au
courant des affaires personnelles de son patron, il a tout de suite compris qui venait lui rendre visite.
- Comment, mais comment l'avez-vous attirée ? gémit Momus. Mon Dieu, Addi !!! cria-t-il à tue-tête en promenant ses regards autour de lui. Avec quoi cet avorton a-t-il pu te séduire ?
Au mot d'" avorton ", le gringalet devint tout rouge et se renfrogna, si bien qu'il fallut changer de tactique en cours de route.
- Aurais-tu succombé à ce regard pervers et à ces lèvres sensuelles ? hurla Momus, s'adressant à une Addi invisible. Ce satyre lubrique, ce " chevalier des Chrysanthèmes ", c'est uniquement ton corps qui l'intéresse, alors que c'est ton âme que je chéris ! Où es-tu ?
Le blanc-bec se redressa.
- Monsieur, Votre Excellence... Un pur hasard a voulu que je sois au courant de certaines circonstances délicates de cette histoire. Je ne suis nullement Eraste Pétrovitch Fandorine, comme vous semblez le croire. Sa Haute Noblesse n'est pas ici. Ariadna Arkadievna non plus. Si bien que vous n'avez pas lieu de...
- Comment cela, pas ici ? l'interrompit Momus d'une voix teintée de découragement en se laissant choir, sans force, sur une chaise. Mais où est-elle donc, ma petite chatte ?
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La réponse ne venant pas, il s'écria :
- Non, je ne le crois pas ! Je sais pertinemment qu'elle est ici !
Tel un tourbillon, il se répandit à travers la maison en ouvrant les portes à la volée, les unes après les autres. Ce faisant, il ne put s'empêcher de penser : bel intérieur, et arrangé avec goût. Entrant dans la chambre où trônait une coiffeuse encombrée de pots et de flacons de cristal, il s'immobilisa.
- Mon Dieu, mais c'est son coffret ! dit-il dans un sanglot. Et son éventail.
Il enfouit son visage dans ses mains.
- Et moi qui espérais encore, qui continuais de croire qu'il ne pouvait pas en être ainsi...
Le truc suivant était destiné au Japonais, qu'il entendait derrière lui souffler comme un phoque. En principe, ça allait lui plaire.
Momus dégaina son épée et, le visage décomposé, il prononça :
- Non, plutôt la mort. Je ne supporterai pas un tel affront.
Le boutonneux répondant au nom de Tioulpanov poussa un cri d'horreur, alors que, pour sa part, le valet de chambre lançait au mari déshonoré un regard empreint d'un respect non dissimulé.
- Le suicide est un péché mortel, dit le petit fonctionnaire en pressant ses mains sur sa poitrine, l'air très inquiet. Vous y perdrez votre âme et condamnerez Ariadna Arkadievna à une souffrance éternelle. C'est l'amour, Votre Excellence, on n'y peut rien. Il faut pardonner. En bon chrétien.
- Pardonner ? bredouilla le malheureux chambellan, désemparé. En bon chrétien ?
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- Oui ! s'écria avec ferveur le gamin. Je sais que cela est difficile mais, après, vous vous sentirez délivré d'un fardeau, vous verrez !
Momus écrasa une larme d'émotion.
- C'est vrai, il faut pardonner, tout oublier... Qu'on se gausse, qu'on me méprise ! Le mariage est ouvre sacrée. Je vais l'emmener avec moi, ma tendre aimée. Je la sauverai !
Il leva vers le plafond des yeux pleins de piété, le long de ses joues roulèrent de belles et grosses larmes - Momus possédait ce don merveilleux.
Le valet de chambre s'anima brusquement :
- Oui, oui, emmener, emmener à maison, poul toujouls, acquiesça-t-il. Tlès beau, tlès noble. Poul-quoi hala-kiri, pas besoin hala-kiri, pas chlétien !
Momus se tenait debout, les paupières closes, les sourcils froncés comme s'il souffrait. Les deux autres, retenant leur souffle, attendaient de savoir quel sentiment l'emporterait : l'orgueil bafoué ou la grandeur d'âme.
Ce fut la grandeur d'âme qui l'emporta.
Après avoir secoué la tête d'un air résolu, Momus déclara :
- Eh bien, soit. Le Seigneur vient de me préserver d'un péché mortel, dit-il en rengainant son épée et en se signant plusieurs fois avec de grands gestes. Merci à toi, brave homme, d'avoir sauvé une âme chrétienne.
Momus tendit sa main au gringalet, qui, des larmes plein les yeux, la prit dans la sienne et la serra longuement.
Le Japonais demanda fébrilement :
- Emmener madame à maison ? A maison poul toujouls ?
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- Oui, oui, mon ami, acquiesça Momus avec une tristesse empreinte de noblesse. Je suis en carrosse. Portes-y ses affaires, ses robes, ses... ses... colifichets.
Sa voix tremblait, ses épaules étaient secouées de sanglots.
Promptement, comme s'il craignait que l'époux offensé ne change d'avis, le valet de chambre s'empressa de remplir coffres et valises. Le boutonneux, haletant, traînait les bagages dans la cour. Momus fit une nouvelle fois le tour des appartements, admira les estampes japonaises. Certaines, libertines, étaient très amusantes. Il glissa les deux plus piquantes dans son sein, ça amuserait Mimi. Dans le bureau du maître de maison, il prit sur la table un chapelet de jade. En souvenir. A la place, il laissa quelque chose. Egalement en souvenir.
L'ensemble de l'opération de chargement ne prit même pas dix minutes.
Les deux larbins - le valet de chambre et le petit fonctionnaire - accompagnèrent le " comte " jusqu'à son carrosse et allèrent même jusqu'à l'aider à monter sur le marchepied. La voiture s'était passablement affaissée sous le poids des bagages d'Addi.
- Allez, fouette ! lança Momus au cocher avec une pointe de mélancolie dans la voix avant de quitter le champ de bataille.
Il tenait entre ses mains le coffret à bijoux de la comtesse et, les unes après les autres, il caressait tendrement les petites pierres qui scintillaient de mille feux. Le butin, soit dit en passant, se révélait tout à fait honnête. L'utile et l'agréable s'étaient mariés de la façon la plus heureuse. A lui seul, le diadème en saphir - celui-là même qu'il avait
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remarqué au théâtre - lui rapporterait dans les trente mille roubles. A moins qu'il ne l'offre à Mimi pour aller avec ses yeux bleus ?
Alors qu'il longeait la rue de Tver, il avait croisé le traîneau bien connu de lui. Le conseiller aulique s'y trouvait seul, sa pelisse ouverte, le visage blême et résolu. Il allait s'expliquer avec le terrible mari. Bravo, c'était courageux de sa part. Seulement voilà, mon cher ami, c'est avec madame Addi que tu vas devoir t'expliquer. Or, d'après les informations dont disposait Momus en plus de son impression personnelle, l'explication ne serait pas des plus faciles. L'addition risque d'être salée, pensa Momus. Ravi de son jeu de mots, pourtant assez médiocre, il éclata d'un gros rire.
" Vous allez apprendre, monsieur Fandorine, ce qu'il en coûte de chercher des noises à Momus. A beau jeu, beau retour ! "
La chasse au petit tétras
Pour débattre de l'affaire " Valet de Pique ", un cercle restreint était réuni : Son Altesse le prince Dolgoroukoï, Frol Grigoriévitch Védichtchev, Eraste Pétrovitch et, telle une petite souris dans son coin, l'humble serviteur de Dieu Anissi.
L'heure était vespérale, sous son abat-jour de soie verte la lampe éclairait uniquement la table de travail du gouverneur et son environnement immédiat, de telle façon que le candidat au titre de registrateur de collège, Anissi Tioulpanov, était invisible, dissimulé dans la douce obscurité qui avait envahi les coins du bureau.
La voix tempérée et sèche du rapporteur était monotone, et Sa Haute Excellence commençait apparemment à somnoler : ses paupières ridées étaient baissées tandis que ses longues moustaches frémissaient au rythme de sa respiration.
L'exposé en arrivait maintenant au plus intéressant : les déductions.
- On p-pourrait raisonnablement supposer, expliquait Fandorine, que la composition de la bande est la suivante : le " duc ", " Speier ", le " notaire ", le
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" sergent de ville ", la fille adepte de la voltige, le " comte Opraksine " et son cocher.
Aux mots de " comte Opraksine ", un coin de la bouche du conseiller aulique se tordit comme sous l'effet d'une douleur, et un silence gêné plana sur le bureau. En fait, observant plus attentivement les présents, Anissi remarqua qu'il était le seul à être vraiment gêné, car, s'ils se taisaient, les autres ne faisaient preuve d'aucune délicatesse : Védichtchev affichait ouvertement un sourire venimeux et Son Altesse, entrouvrant un oil, émit un gloussement expressif.
Pourtant, la soirée de la veille avait été tout sauf drôle. Après la découverte du valet de pique (dans le cabinet de travail, sur le presse-papiers en malachite où précédemment reposait le chapelet de jade), le chef s'était départi de son flegme habituel. S'il est vrai qu'il n'avait fait aucun reproche à Anissi, il avait en revanche agoni son valet de chambre en japonais. Le pauvre Massa était si profondément chagriné qu'il avait menacé d'en finir avec la vie et s'était même précipité à la cuisine pour y prendre le couteau à pain. Eraste Pétrovitch avait eu tout le mal du monde à calmer le malheureux.
Mais tout cela n'était encore qu'un avant-goût de l'apocalypse, qui se déclencha véritablement au retour d'Addi.
Au souvenir de la veille, Anissi eut un frisson. Le chef s'était vu adresser un ultimatum implacable : tant qu'il ne lui rendrait pas ses toilettes, parfums et bijoux, Ariadna Arkadievna se montrerait dans la même robe et la même étole de zibeline, ne se parfumerait pas, porterait les mêmes perles aux oreilles. Et si elle tombait malade à cause de ça, Eraste Pétro-
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vitch en serait entièrement responsable. Tioulpanov n'avait pas entendu la suite car, faisant preuve d'une certaine lâcheté, il avait préféré battre en retraite, mais, à en juger par le teint blafard et les cernes bleus qu'il affichait depuis le matin, le conseiller aulique n'avait guère eu le loisir de dormir.
- Je vous avais pourtant prévenu, mon cher, que cette escapade finirait mal, prononça le prince d'un ton sentencieux. Vraiment, ce sont des choses qui ne se font pas. Une dame comme il faut, de la haute société, avec un mari jouissant d'une position considérable... J'ai déjà reçu des plaintes de la chancellerie vous concernant. Comme s'il n'y avait pas assez de femmes célibataires ou, au moins, de rang un peu plus modeste.
Eraste Pétrovitch devint tout rouge, et Anissi craignit qu'il n'assène au grand chef une réplique inadmissible, mais le conseiller aulique se retint et poursuivit sur l'enquête comme s'il n'avait rien entendu :
- C'est ainsi qu'hier encore j'imaginais la composition de la bande. Toutefois, en analysant le récit de m-mon assistant relatif à... l'incident d'hier, j'ai changé d'avis. Et tout cela grâce à monsieur Tioulpanov, dont la contribution à l'enquête est réellement inestimable.
Cette déclaration étonna énormément Anissi, mais Védichtchev, vieillard perfide, intervint avec fiel:
- Sa contribution, parlons-en ! Raconte donc, Anissi, la façon dont tu as trimballé les valises et aidé le Valet à monter dans son carrosse en lui tenant le coude pour qu'il n'aille surtout pas trébucher.
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Disparaître sous terre et y rester à jamais, telle fut la pensée qui, à cet instant, vint à l'esprit de Tioul-panov, rouge jusqu'aux oreilles.
- Frol Grigoriévitch, dit le chef, prenant la défense d'Anissi, votre méchanceté est déplacée. Ici, chacun à sa façon, nous nous sommes tous fait rouler... Veuillez me p-pardonner, Votre Haute Excellence.
Le gouverneur, qui avait de nouveau piqué du nez, ne répondit rien, et Fandorine continua :
- Aussi je suggère que l'on fasse preuve d'indulgence les uns envers les autres. Nous sommes face à un adversaire d'une force et d'une audace rares.
- Pas un mais des adversaires. C'est toute une bande, rectifia Védichtchev.
- Voilà précisément ce dont le récit de Tioulpa-nov m'a conduit à douter.
Le chef plongea la main dans sa poche et l'en sortit aussi vite, comme s'il s'était brûlé.
Il cherche son chapelet, se dit Anissi, mais, de chapelet, il n'a plus.
- Mon assistant a pu me décrire en détail le carrosse du comte et s'est en particulier souvenu du monogramme ZG figurant sur la portière. C'est la marque de la compagnie Zinovy Goder, un loueur de carrosses, traîneaux et fiacres avec ou sans cocher. Ce matin, je me suis présenté au bureau de la compagnie et n'ai eu aucun mal à retrouver l'équipage en question : éraflure sur la p-portière gauche, sièges de cuir framboise, jante neuve à la roue arrière droite. Quelle ne fut pas ma surprise en apprenant que le " monsieur important " venu la veille en grand uniforme avait loué une voiture avec cocher !
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- Ah oui, et pourquoi ? demanda Védichtchev.
- Comment cela, pourquoi ? Cela voulait dire que le cocher n'était pas un complice, qu'il ne faisait pas partie de la bande des Valets, qu'il était un personnage complètement étranger à l'affaire ! J'ai retrouvé ce cocher. Il est vrai que je n'en ai pas tiré grand-chose : à part une d-description physique du " comte ", dont nous disposions déjà, il ne nous a pas fourni d'informations utiles, sinon que les bagages avaient été amenés à la gare Nikolaievski et déposés à la consigne. Après quoi le cocher avait été libéré.
- Et alors, la consigne ? demanda le prince, sortant de sa torpeur.
- Rien. Une heure plus tard, un autre cocher muni du reçu est venu tout récupérer puis est parti pour une destination inconnue.
- Ah ça, vous pouvez dire qu'Anissi a été d'une grande aide, déclara Frol Grigoriévitch avec un geste méprisant de la main. Un coup d'épée dans l'eau, oui.
- Nullement. (Sur le point de plonger la main dans sa poche pour y prendre son chapelet, Eraste Pétrovitch grimaça d'un air contrarié.) Que ressort-il donc de tout cela ? Hier, le " comte " est venu seul, sans complice, alors qu'il dispose d'une bande d'acolytes aux capacités de travestissement remarquables. Jouer les cochers était à la p-portée de n'importe lequel d'entre eux. Pourtant, le comte choisit la difficulté en faisant appel à un étranger. Et d'un. Si le " duc " a recommandé Speier à Vladimir Andréiévitch, il ne l'a toutefois pas fait de vive voix mais par lettre. Ce qui veut dire que le " duc " et son protégé ne se sont jamais montrés ensemble.
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Et l'on est en droit de se d-demander pourquoi. N'aurait-il pas été plus simple qu'un des membres de la bande présente l'autre ? Et de deux. Maintenant expliquez-moi, messieurs, pourquoi l'Anglais s'est présenté chez le " notaire " sans Speier. Il eût été en effet plus logique de réaliser la transaction en présence des deux parties. Et de trois. Poursuivons. Dans l'épisode de la loterie, le Valet de Pique utilise un faux président qui, de nouveau, se révèle ne pas faire partie de la bande. Il s'agit d'un p-pitoyable ivrogne ignorant de tout et recruté pour une misère. Et de quatre. Ainsi, dans chacun de ces épisodes, nous nous retrouvons face à un seul membre de la bande : soit le " duc ", soit l'" invalide ", soit le " notaire ", soit le " sergent de ville ", soit le " comte ". D'où j'en arrive à la conclusion que la bande des Valets de Pique se limite en fait à un seul et même individu. Il est probable que son unique complice permanente est la jeune fille qui a sauté par la fenêtre.
- C'est absolument impossible, prononça d'une voix tonnante le général gouverneur, qui avait cette curieuse façon de somnoler sans jamais rien laisser passer d'important. Je n'ai vu ni le " notaire ", ni le " sergent de ville ", ni le " comte ", mais j'affirme en revanche que le " duc " et " Speier " ne peuvent en aucun cas être un seul et même homme. Jugez vous-même, Eraste Pétrovitch. Mon soi-disant petit-fils était pâle, malingre, il avait une voix fluette, des épaules étroites, le dos rond, des cheveux noirs clairsemés et un nez en pied de marmite très caractéristique. Le duc de Saxe-Limbourg, lui, était au contraire un très beau jeune homme : belle carrure, port militaire, voix bien timbrée de l'homme habitué
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au commandement. Nez aquilin, épais favoris châtain clair, rire sonore. Rien de commun avec " Speier " !
- Et de quelle t-taille était-il ?
- Une demi-tête de moins que moi. Donc, de taille moyenne.
- Or, d'après lord Pitsbrook, qui est très grand, le " notaire " lui arrivait " juste au-dessus de l'épaule ", ce qui signifie là aussi que l'homme était de taille moyenne. De même pour le sergent de ville. Et qu'en est-il du " comte ", Tioulpanov ?
L'hypothèse de Fandorine était tellement audacieuse qu'Anissi avait senti le sang affluer à son visage :
- On peut dire qu'il était également de taille moyenne, Eraste Pétrovitch ! Plus grand que moi d'environ six ou sept centimètres.
- La taille est la seule chose qu'il soit d-difficile de modifier, continua le conseiller aulique. A moins de recourir à des talons hauts, mais cela se remarque trop facilement. Il est vrai qu'au Japon j'ai rencontré un bonhomme qui appartenait à une société secrète de tueurs professionnels et qui s'était spécialement amputé des deux jambes afin de pouvoir changer de taille à volonté. Il c-cavalait sur ses jambes de bois mieux que sur des vraies. Il possédait trois jeux de prothèses - pour paraître grand, moyen ou petit selon les cas. Toutefois, une telle abnégation dans l'exercice de son métier n'est concevable qu'au Japon. Pour ce qui concerne notre Valet de Pique, je pense être maintenant en mesure de le décrire physiquement et de dresser son p-portrait psychologique approximatif. Son apparence physique est d'ailleurs sans importance dans la mesure
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où l'individu en change très facilement. C'est un homme sans visage, qui revêt tel ou tel masque au gré des circonstances. Mais j'essaierai t-tout de même de le dépeindre.
Fandorine se leva et se mit à arpenter le bureau, les mains dans le dos.
- Donc la taille de cet homme est de... (le chef jeta un regard à Anissi, toujours debout)... d'un mètre soixante-dix. Il est naturellement blond. Des cheveux noirs se prêtent plus difficilement au camouflage. Par ailleurs ses cheveux sont sans doute abîmés et ternes aux pointes, du fait des colorations répétées. Yeux gris-bleu, assez rapprochés. Nez de taille moyenne. Visage commun, parfaitement insignifiant, de ces visages dont on a du mal à retenir les traits et qu'il est difficile de distinguer dans une foule. Cet homme doit être fréquemment confondu avec d'autres ou p-pris pour un autre. Maintenant, la voix... Un organe que le Valet de Pique maîtrise avec virtuosité. A en juger par la facilité avec laquelle il passe de la basse au ténor avec toutes les modulations intermédiaires, sa voix naturelle est un baryton léger. Il est difficile de deviner son âge. Il est peu probable qu'il soit très jeune, car on décèle chez lui une certaine expérience de la vie, mais il n'est pas non plus âgé ; notre " sergent de ville " s'est f-fondu dans la foule avec une agilité remarquable. Détail important : les oreilles. Ainsi que l'a établi la science criminelle, elles sont uniques chez chaque individu et il est impossible d'en modifier la forme. Malheureusement, je n'ai pu observer le Valet que sous l'apparence de " sergent de ville ", or ce dernier était
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coiffé d'une chapka. Dites-nous, Tioulpanov, le " comte " a-t-il retiré son tricorne ?
- Non, répondit laconiquement Anissi, que toute référence aux oreilles, et en particulier à leur caractère unique, mettait à la torture.
- Et vous, Votre Haute Excellence, n'auriez-vous pas prêté attention aux particularités des oreilles du " duc " et de " Speier " ?
Dolgoroukoï prononça avec solennité :
- Eraste Pétrovitch, je suis général gouverneur de Moscou et j'ai suffisamment à faire pour ne pas perdre mon temps à examiner les oreilles des gens.
Le conseiller aulique poussa un soupir :
- Dommage. Cela veut dire que nous ne tirerons pas grand-chose de son aspect physique... Maintenant, la personnalité du criminel. Issu d'une bonne famille, connaît même l'anglais. Fin psychologue et acteur de talent, c'est évident. Doué d'un charme rare, il sait d'emblée gagner la c-confiance des gens. Rapidité de réaction phénoménale. Grande ingéniosité. Singulier sens de l'humour. (Eraste Pétrovitch regarda Védichtchev avec sévérité, comme s'il s'attendait à le voir pouffer de rire.) Bref, sans conteste un homme sortant de l'ordinaire et plein de talent.
- Des gens talentueux comme ça, je les enverrais volontiers peupler la Sibérie, grommela le prince. Tenez-vous-en strictement à l'affaire, mon cher, et faites-nous grâce de ces panégyriques. Nous ne sommes pas là pour accorder une médaille à monsieur le Valet. Est-il possible de mettre la main sur lui, telle est la seule chose qui importe.
- Pourquoi cela ne serait-il pas possible ? Tout est possible, prononça Fandorine, songeur. Eh bien,
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voyons voir. Quels sont les points vulnérables de notre héros ? Que ce soit par excès de cupidité ou du fait d'une extrême prodigalité, une chose est sûre : ce qu'il gagne ne lui suffit jamais. Et d'un. Vaniteux, il cherche à susciter l'admiration. Et de deux. Trois, point le plus précieux pour nous, trop sûr de lui, il a tendance à sous-estimer ses adversaires. Voilà notre base de départ. Il y a également un quatrième point. Si brillantes que soient ses entreprises, il n'en commet pas moins des erreurs de temps à autre.
- Quelles erreurs ? interrogea aussitôt le gouverneur. D'après moi, il est comme une anguille, impossible à saisir.
- Ses erreurs sont au moins au nombre de deux. Comment se fait-il que le " comte " ait évoqué le " chevalier des Chrysanthèmes " hier devant Anissi ? Si je suis effectivement chevalier des ordres japonais du Grand et du Petit Chrysanthème, je ne porte pas ces décorations en Russie, ne m'en vante jamais devant p-personne, et mon serviteur quant à lui refuserait d'en faire état même pour tout l'or du monde. Certes, homme d'Etat ayant ses entrées dans les hautes sphères, le vrai comte Opraksine aurait pu à la rigueur connaître de tels détails, mais le Valet de Pique ? D'où peut-il sortir cela ? Uniquement de mon dossier personnel et de mes états de service, où sont énumérées mes décorations. J'aurais besoin, Votre Haute Excellence, de la liste de tous les fonctionnaires appartenant au service secret de votre cabinet, en p-particulier de ceux qui ont accès aux dossiers personnels. Ils ne sont pas si nombreux, n'est-ce pas ? L'un d'entre eux est de connivence avec le Valet. Je pense que pour l'affaire
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du lord également il était impossible de se passer d'un informateur interne.
- Inconcevable ! s'indigna le prince. Comme si quelqu'un de mon entourage pouvait me jouer un pareil tour de cochon !
- Rien de bien étonnant, Vladimir Andréiévitch, intervint Védichtchev. Combien de fois ne vous ai-je pas dit que vous entreteniez toutes sortes de pique-assiette et de bons à rien ?
N'y tenant plus, Anissi demanda tout doucement :
- Et quelle est la seconde erreur, chef ? Eraste Pétrovitch répondit d'un ton plein de
hargne :
- Celle de m'avoir mis en rage. En plus de la raison professionnelle, j'ai maintenant un motif personnel.
Comme mû par un ressort, il se mit à aller et venir devant la table d'une façon qui brusquement rappela à Tioulpanov le léopard africain enfermé dans sa cage non loin de l'inoubliable femelle chimpanzé.
Mais soudain Fandorine s'immobilisa et, se tenant les coudes, prononça d'un ton tout différent, pensif, et même légèrement rêveur :
- Et si nous p-prenions monsieur le Valet de Pique, alias Momus, à son propre jeu ?
- Pourquoi pas ? fit remarquer Frol Grigorié-vitch. Mais encore faudrait-il savoir où le trouver. A moins que vous n'ayez une idée sur la question ?
- Aucune, répondit le chef d'un ton tranchant. Et je n'ai pas l'intention de le chercher. Que lui me trouve. Ce sera comme une sorte de chasse à l'épouvantai!. On plante une belle poule de bruyère en
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papier mâché quelque part en évidence, le coq approche, pif, paf, et le t-tour est joué.
- Et qui tiendra le rôle de la poule ? demanda Dolgoroukoï en entrouvrant un oil plein de vivacité. Ne serait-ce pas mon fonctionnaire pour les missions spéciales préféré ? Pour autant que je sache, vous êtes également maître dans l'art du déguisement, Eraste Pétrovitch.
Tioulpanov se rendit soudain compte que les rares répliques du prince étaient presque toujours aussi judicieuses que parfaitement à propos. Toutefois, la sagacité de Dolgoroukoï ne sembla aucunement étonner Eraste Pétrovitch.
- A qui de jouer les leurres sinon à moi, Votre Haute Excellence ? Après ce qui s'est p-passé hier, je ne laisserai cet honneur à personne.
- Et lui, comment trouvera-t-il la poule ? demanda Védichtchev avec la plus vive curiosité.
- Comme cela se fait à la chasse au petit tétras : il répondra à l'appel du pipeau. Et, pour faire le pipeau, nous utiliserons également un moyen cher à Momus.
- Un homme habitué à rouler tout le monde peut lui-même se laisser avoir assez facilement, expliqua le chef à Anissi lorsque, de retour rue Malaïa Nikits-kaïa, ils se retrouvèrent dans le cabinet de travail pour l'" analyse ". Le roublard n'imagine pas une seconde que quelqu'un puisse avoir assez de c-culot pour le rouler, pour voler le voleur. En particulier, il ne peut concevoir une telle perfidie de la part d'une p-personnalité officielle, a fortiori de rang très élevé.
Anissi, qui avait écouté pieusement, crut comprendre qu'en évoquant une " personnalité officielle de
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rang très élevé " le conseiller aulique voulait parler de lui-même, mais, ainsi que le montra la suite des événements, Eraste Pétrovitch visait beaucoup plus haut.
Après avoir exposé le fondement théorique de son action, Fandorine se tut quelques instants. Anissi demeurait immobile, car il ne voulait surtout pas troubler le processus de réflexion de son chef.
- Il faut trouver un appât qui fasse s-saliver notre Momus, et, chose essentielle, qui attise son ambition. De sorte qu'il ne soit pas seulement alléché par la perspective d'un gain important mais également par celle d'une gloire retentissante. Il n'est pas insensible à la gloire.
A ces mots, le chef observa une nouvelle pause, réfléchissant au maillon suivant de sa chaîne logique. Sept minutes et demie plus tard (Anissi suivait l'heure à l'énorme pendule, manifestement très ancienne, représentant Big Ben de Londres), Eraste Pétrovitch déclara :
- Une gigantesque pierre précieuse... Disons une pierre provenant de l'héritage du Rajah d'Eme-raude1. Vous n'avez jamais entendu p-parler de cet homme ?
Anissi secoua négativement la tête, tout en fixant le chef avec une extrême attention.
Le conseiller aulique en parut chagriné :
- Curieux. Evidemment, cette histoire a été gardée secrète et n'est pas connue du grand public, mais certains bruits ont tout de même filtré à travers la presse européenne. Est-il possible qu'ils ne soient pas parvenus jusqu'en Russie ? Mais bien
1. Voir Léviathan.
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sûr, que dis-je ? Lorsque j'ai effectué mon m-mémo-rable voyage à bord du Léviathan, vous n'étiez encore qu'un enfant.
- Un voyage, sur le Léviathan ? s'exclama Anissi, n'en croyant pas ses oreilles et s'imaginant Eraste Pétrovitch voguant sur une mer déchaînée, juché sur le large dos d'un monstre fantastique mi-poisson, mi-baleine.
- C'est sans importance, fit Fandorine avec un geste désabusé. C'est une vieille affaire à laquelle j'ai été plus ou moins mêlé. Ce qui compte ici, c'est l'idée : un rajah indien et un énorme diamant. Ou bien un saphir, ou encore une émeraude. Peu importe. Cela dépendra de la collection de minéralogie, marmonna-t-il de façon complètement obscure.
Devant le regard ahuri d'Anissi, le chef jugea bon d'ajouter (sans être plus clair pour autant) :
- Certes, c'est un peu grossier, mais pour notre Valet, je crois que c'est exactement ce qu'il faut. Il devrait m-mordre à l'hameçon. Et maintenant, Tioulpanov, assez de me regarder avec ces yeux écarquillés. Au travail !
Eraste Pétrovitch déplia le numéro du jour de La Parole russe, trouva immédiatement ce qu'il y cherchait et se mit à lire à haute voix :
HÔTE INDIEN
Effectivement, " les grottes caillouteuses regorgent de diamants^ ", surtout quand ces grottes sont la pro-
1. Début d'un air célèbre de l'opéra Sadko, de Rimski-Korsakov.
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priété d'Akhmad-khan, héritier de l'un des plus riches rajahs du Bengale. Le prince est arrivé dans notre mère Moscou, étape entre Téhéran et Saint-Pétersbourg. Il sera l'hôte de la ville aux coupoles d'or pendant au moins une semaine. Le prince Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï a accueilli le prestigieux invité avec tous les honneurs qui lui sont dus. Le prince indien s'est installé dans la villa du général gouverneur, sur la Colline aux Moineaux, et, demain soir, l'Assemblée de la noblesse organise un bal en l'honneur d'Akhmad-khan. On y attend la fine fleur de la société moscovite, qui brûle de voir le prince oriental et plus encore la célèbre émeraude " Chah-Sultan " qui orne son turban. On raconte que cette pierre gigantesque a jadis appartenu à Alexandre de Macédoine. Selon nos informations, le prince voyage à titre privé et presque incognito, sans suite ni pompe. Seuls l'accompagnent sa vieille et dévouée nourrice Zoukhra et son secrétaire particulier Tarik-bey.
Le conseiller aulique fit un signe de tête approbateur et repoussa le journal.
- Vladimir Andréiévitch est tellement furieux contre le Valet de Pique qu'il a donné son aval à l'organisation du bal et participera p-personnelle-ment au spectacle. Et non sans un certain plaisir, selon moi. Pour figurer le " Chah-Sultan ", l'université de Moscou nous a prêté un béryl facetté de sa collection de minéraux. Sans une loupe spéciale, il est impossible de le différencier d'une émeraude, et il est peu probable que nous laissions quiconque examiner notre turban avec une loupe spéciale, pas vrai, Tioulpanov ?