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vitch. Celle-ci, c'est le " lob ", et l'autre... diable. C'est vraiment gênant. Et comment le savoir? Jeter un coup d'oil à son aide-mémoire eût été ridicule.

- Bravo ! s'exclamèrent les spectateurs. C'est un jeu intéressant, comte, vous ne trouvez pas ?

Eraste Pétrovitch vit qu'il venait de gagner à nouveau.

- Veuillez donc cesser de parler français ! Franchement, on se demande d'où vient cette stupide habitude de truffer le russe de locutions françaises, dit Zourov avec exaspération en se tournant vers l'auteur de la dernière remarque. Donnez, Fandorine, donnez. On ne va pas vous attendre jusqu'à la saint-glinglin. A la hauteur de la banque.

A droite, un valet, c'est le " lob ", à gauche, un huit, c'est le...

Hippolyte Alexandrovitch découvrit un dix. Fandorine le battit au quatrième coup.

La table était entourée de toutes parts, et le succès d'Eraste Pétrovitch était apprécié à sa juste valeur.

- Fandorine, Fandorine... marmotta distraitement Hippolyte Alexandrovitch, en tapotant son paquet de cartes.

Finalement, il tira une carte, puis il compta deux mille quatre cents roubles qu'il posa sur la table.

Son six de pique fut battu dès le premier coup.

- Quel drôle de nom de famille ! s'exclama le comte, laissant éclater sa fureur. Fandorine ! C'est d'origine grecque ou quoi ? Fandorakis, Fandoro-poulos !

- Pourquoi grecque ? s'offusqua Eraste Pétrovitch, qui gardait fraîches en mémoire les plaisanteries de ses imbéciles de condisciples à propos de son antique nom de famille (au collège, le surnom

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d'Eraste Pétrovitch était Foundouk '). Notre famille, comte, est tout aussi russe que la vôtre. Les Fando-rine étaient déjà au service du tsar Alexandre Mikhaï-lovitch.

- Et comment donc, intervint le même petit vieux au nez rouge, protecteur d'Eraste Pétrovitch. Sous Catherine la Grande, il y avait un Fandorine qui a laissé des Mémoires très intéressants.

- Des Mémoires, des Mémoires, en attendant je me fais avoir, rima Zourov d'un air morose en entassant une petite montagne de billets. A la hauteur de la banque ! Et donnez les cartes, que diable !

- Le dernier coup, messieurs ! entendit-on dans la foule.

Tous regardaient avidement les deux tas de billets froissés : de taille égale, l'un se trouvait devant le banquier, l'autre devant le ponte.

Au milieu du silence le plus total, Fandorine décacheta deux paquets de cartes neuves, continuant désespérément à essayer de se remémorer le nom de cette fichue carte de gauche. Malinnik ? Limonnik ?

A droite un as, à gauche un as aussi. Zourov découvrit un roi. A droite une dame, à gauche un dix. A droite un valet, à gauche une dame (au fait, quelle carte est la plus forte - le valet ou la dame ?). A droite un sept, à gauche un six.

- Ne me soufflez pas dans la nuque ! cria furieusement le comte, obligeant ceux qui étaient derrière lui à se reculer.

A droite un huit, à gauche un neuf. A droite un roi, à gauche un dix. Un roi !

1. Mot russe signifiant " noyer ". (N.d.T.)

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Cris et rires explosèrent autour de la table. Hippo-lyte Alexandrovitch restait assis, comme pétrifié.

Sonnik ! se souvint Eraste Pétrovitch avec un sourire réjoui. La carte de gauche, c'est le sonnik. Quel nom bizarre !

Soudain Zourov se pencha par-dessus la table et, de ses doigts d'acier, il pinça les lèvres de Fandorine.

- N'ayez pas le toupet de sourire ! Vous raflez la mise, ayez au moins l'élégance de vous conduire civilement ! maugréa le comte d'une voix féroce en s'approchant un peu plus.

Ses yeux injectés de sang faisaient peur à voir. L'instant suivant, il assena une tape au menton de Fandorine, puis se renversa contre le dossier de sa chaise et croisa les bras.

- Comte, vous dépassez la mesure ! s'indigna un des officiers.

- Je ne m'enfuis pas, que je sache, répliqua Zourov entre ses dents, sans quitter Fandorine des yeux. Si quelqu'un se sent offensé, je suis prêt à en répondre.

Un silence de mort s'abattit sur la salle.

Les oreilles d'Eraste Pétrovitch bourdonnaient horriblement, mais pour l'heure une seule chose lui importait : ne pas céder à la peur. Il craignait aussi que sa voix tremblante ne le trahisse.

- Vous n'êtes qu'une canaille sans scrupules. Vous ne voulez simplement pas payer, dit Fandorine, dont la voix trembla malgré tout, ce qui maintenant était sans importance. Vous m'en répondrez sur le pré.

- On joue les héros en public ? dit Zourov en tordant la bouche. Nous verrons si vous faites toujours

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aussi bonne figure face au canon d'un pistolet. A vingt pas. Cela ne vous fait pas peur ?

Si, terriblement, pensa Eraste Pétrovitch. Akh-tyrtsev disait qu'à vingt pas Zourov était capable d'atteindre une pièce de cinq kopecks, à plus forte raison un front. Ou, encore mieux, un ventre. Fandorine fut parcourut d'un frisson. Il n'avait jamais eu en main un pistolet de duel. Une fois, Ksavéri Féofilaktovitch l'avait emmené au stand de tir de la police pour qu'il s'exerce à tirer au coït, mais c'était complètement différent. Celui-là allait le tuer, et le tuer pour des prunes. Et il ferait cela proprement, on pouvait en être sûr. Il y avait pléthore de témoins. Une dispute entre joueurs, une affaire banale. Le comte serait mis aux arrêts pendant un mois puis serait libéré ; il avait des parents influents, alors qu'Eraste Pétrovitch n'avait personne. On allongerait le registrateur de collège entre quatre planches, on le mettrait en terre, et personne ne viendrait aux obsèques. Sinon peut-être Grouchine et Agraféna Kondratievna. Et Lisanka lirait un entrefilet dans le journal et penserait incidemment : dommage, un policier tellement délicat et si jeune. Mais non, elle ne lirait rien du tout. Emma ne lui donnait certainement pas les journaux. Quant au chef, à tous les coups il dirait : moi qui lui avais fait confiance, à cet idiot, il s'est fait avoir comme un bleu. Il s'est mis en tête de se battre en duel, de jouer les héros romantiques. Et là-dessus il cracherait.

- Pourquoi ne dites-vous rien ? demanda Zourov avec un sourire féroce. A moins que l'envie de vous battre ne vous soit passée ?

Eraste Pétrovitch eut alors une idée salvatrice. Il ne fallait pas se battre maintenant, mais au plus tôt le lendemain matin. Bien sûr, courir se plaindre au

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chef était une bassesse indigne de lui. Mais Ivan Frantsévitch avait dit que d'autres agents tenaient Zourov à l'oil. Il était même tout à fait possible qu'ici, dans cette salle, se trouvât un des hommes du chef. Il pouvait relever le défi, sauver l'honneur, et si, par exemple, la police faisait une descente demain dès l'aube et arrêtait le comte Zourov comme tenancier de tripot, Fandorine ne serait pas responsable. Il n'en saurait même rien - Ivan Frantsévitch n'avait pas besoin de lui pour savoir comment agir.

Le salut était, peut-on dire, dans la poche, quand subitement la voix d'Eraste Pétrovitch adopta une conduite autonome, indépendante de la volonté de celui à qui elle appartenait, se lançant dans un discours insensé et, chose étonnante, ne tremblant plus du tout :

- Elle ne m'est pas passée. Simplement, pourquoi remettre les choses à demain ? Allons-y maintenant. A ce que l'on dit, comte, vous vous entraînez du matin au soir avec des pièces de cinq kopecks, et à vingt pas, justement. (Zourov devint rouge écarlate.) Eh bien, procédons plutôt autrement, si vous n'avez pas peur. (Le récit d'Akhtyrtsev ne pouvait pas mieux tomber ! Inutile de se creuser la tête, tout était déjà inventé.) Tirons au sort, et que le perdant sorte dehors et se tire une balle dans la tête. La chose est simple et provoque le minimum de désagréments. Un individu perd au jeu et se tue - rien que d'habituel. Et ces messieurs vont donner leur parole d'honneur que tout cela restera secret. N'est-ce pas, messieurs ?

Un murmure s'éleva parmi les messieurs, dont les opinions étaient partagées : les uns se disaient immédiatement prêts à donner leur parole d'honneur, les autres, en revanche, proposaient d'oublier la querelle

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et de boire à la réconciliation. Un commandant à l'opulente moustache s'exclama même : " Bougrement courageux, le gamin ! ", ce qui fit redoubler d'ardeur Eraste Pétrovitch.

- Alors, comte ? s'écria-t-il avec l'impertinence du désespoir, perdant définitivement toute retenue. Serait-il plus facile de transpercer une pièce de cinq kopecks que son propre front ? Ou bien craignez-vous de louper votre coup ?

Zourov se taisait, considérant le valeureux garçon avec curiosité et l'air de supputer quelque chose.

- Eh bien, finit-il par dire avec un rare sang-froid. Les conditions sont acceptées. Jean !

Immédiatement un laquais empressé accourut auprès du comte. Hippolyte Alexandrovitch lui dit :

- Un revolver, un jeu neuf et une bouteille de Champagne.

Puis il lui chuchota autre chose à l'oreille.

Deux minutes plus tard, Jean était de retour avec un plateau. Il dut jouer des coudes pour se frayer un chemin, car, désormais, les hommes présents dans le salon étaient tous sans exception rassemblés autour de la table.

D'un geste habile et rapide comme l'éclair, Zourov rejeta en arrière le barillet d'un Lefaucheux à douze coups et montra que toutes les balles étaient à leur place.

- Voici le paquet de cartes. (Ses doigts déchirèrent l'étroite enveloppe avec un crissement délicieux.) A mon tour de faire le banquier, dit-il, éclatant de rire, manifestement d'humeur gaillarde. Les règles sont simples : le premier qui tire une carte de couleur noire se loge une balle dans le crâne. Vous êtes d'accord ?

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Fandorine acquiesça d'un signe de tête silencieux, commençant à comprendre qu'il s'était fait abuser, monstrueusement rouler, et qu'on allait pouvait-on dire l'assassiner, et cela de manière encore plus sûre qu'à vingt pas, sur le pré. L'habile Hippolyte l'avait pris à son propre jeu et l'avait battu à plates coutures ! Rien ne pouvait empêcher un pareil expert de tirer la bonne carte, dans son propre paquet de surcroît ! Il était probable que le jeu tout entier était pipé.

Pendant ce temps, Zourov, après s'être signé démonstrativement, retourna la première carte du paquet. Une dame de carreau.

- Cette chère Vénus, fit le comte avec un sourire effronté, elle me sauve toujours. A votre tour, Fandorine.

Protester ou marchander eût été avilissant, il était trop tard pour exiger un autre paquet de cartes. Et tergiverser eût été honteux.

Eraste Pétrovitch tendit la main et découvrit un valet de pique.

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/

- Lui, c'est Momus, c'est-à-dire le simple d'esprit, expliqua Hippolyte en s'étirant voluptueusement. Un verre de Champagne pour vous donner du courage ou préférez-vous sortir tout de suite ?

Eraste Pétrovitch restait assis, tout rouge. Il suffoquait de rage - non pas envers le comte mais envers lui-même, parfait idiot qu'il était. A vrai dire, un tel imbécile ne méritait même pas de vivre.

- J'en finirai ici même, marmonna-t-il avec hargne en se disant qu'il allait au moins jouer un dernier tour de cochon au maître des lieux. Votre roublard de valet n'aura ensuite qu'à laver par terre. Quant au Champagne, faites-m'en grâce : il me donne mal à la tête.

Sans décolérer un seul instant et s'efforçant de ne penser à rien, Fandorine saisit le lourd revolver, releva le chien, puis, après une seconde d'hésitation - où tirer ? mais après tout peu importe -, il enfonça le canon dans sa bouche, compta mentalement " trois, deux, un " et pressa la détente, si fort que le canon lui meurtrit douloureusement la langue. Toutefois, aucun coup de feu ne s'ensuivit - seulement le bruit sec d'un déclic. Ne comprenant rien, Eraste

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Pétrovitch pressa à nouveau la détente - même déclic, sinon que cette fois le métal grinça odieusement contre une dent.

- Bon, cela suffit, cela suffit ! s'écria Zourov en lui reprenant le revolver et en lui donnant une tape sur l'épaule. Sacré gaillard ! Il s'est tiré dessus sans faire de simagrées, sans la moindre hystérie. Magnifique, cette nouvelle génération, n'est-ce pas, messieurs ? Jean, sers le Champagne, monsieur Fandorine et moi allons boire à l'amitié.

Saisi par une étrange apathie, Eraste Pétrovitch obéit docilement : d'un air las, il avala le liquide pétillant jusqu'à la dernière goutte ; du même air las, il échangea le baiser de l'amitié avec le comte, lequel lui demanda de l'appeler désormais simplement Hippolyte. Autour, tous vociféraient et riaient, mais leurs voix parvenaient plus ou moins brouillées à Fandorine. Le Champagne lui avait piqué le nez, et des larmes lui étaient montées aux yeux.

- Et qu'est-ce que tu dis de Jean ? demanda le comte en riant. En une minute il a enlevé toutes les balles. Habile, non ? Qu'en penses-tu, Fandorine ?

- Habile, approuva Eraste Pétrovitch avec indifférence.

- Eh oui, eh oui. Au fait, comment t'appelles-tu ?

- Eraste.

- Allons-y, Eraste de Rotterdam, allons dans mon bureau boire du cognac. J'en ai soupe de ces sales gueules.

- Erasme, corrigea mécaniquement Fandorine.

- Quoi ?

- Pas Eraste, Erasme.

- Excuse-moi, j'avais mal entendu. Allons-y, Erasme.

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Fandorine se leva docilement et suivit son hôte. Ils traversèrent une enfilade de salles et se retrouvèrent dans une pièce de forme ronde, où régnait un remarquable désordre - pipes et chibouks y traînaient ça et là au côté de bouteilles vides ; des éperons d'argent trônaient au beau milieu de la table ; dans un coin, sans que l'on sût ce qu'elle faisait là, était posée une élégante selle anglaise. Fandorine ne comprenait pas ce qui valait à cette pièce le nom de " bureau " : on n'y voyait ni livres ni nécessaire d'écriture.

- Superbe selle, non ? dit fièrement Zourov. Je l'ai gagnée hier, à l'issue d'un pari.

D'une bouteille ventrue, il versa un vin brun foncé dans les verres, s'assit à côté d'Eraste Pétrovitch et, très sérieusement, sur un ton empreint de sincérité, il dit :

- Pardonne-moi, misérable que je suis, pour cette plaisanterie. Je m'ennuie, Erasme. Il y a beaucoup de monde autour de moi, mais pas un seul être humain. J'ai vingt-huit ans, Fandorine, mais c'est comme si j'en avais soixante. Surtout le matin, quand je me réveille. Le soir, la nuit, passe encore - je chahute, je fais l'idiot. Pourtant cela me dégoûte. Avant je m'en fichais, mais maintenant, tout m'écoure de plus en plus. Tu sais, tout à l'heure, quand nous avons tiré au sort, brusquement je me suis dit : et si je me tuais pour de bon ? Franchement, je trouvais l'idée séduisante... Mais pourquoi tu ne dis rien ? Allez, Fandorine, ne sois plus fâché. Je voudrais vraiment que tu ne m'en tiennes pas rigueur. Que dois-je faire pour que tu me pardonnes, hein, Erasme ?

Alors, d'une voix grinçante mais parfaitement distincte, Eraste Pétrovitch prononça :

- Parle-moi d'elle. De Béjetskaïa.

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Zourov chassa de son front une épaisse mèche de cheveux.

- Ah oui, j'avais oublié. Tu fais partie de la " traîne ".

- De quoi ?

- C'est moi qui dis ça. Amalia est une reine, il lui faut une traîne, composée d'hommes. Et plus elle est longue, mieux c'est. Un bon conseil : ôte-la-toi de la tête, sinon tu es perdu. Oublie-la.

- Je ne peux pas, répondit honnêtement Eraste Pétrovitch.

- Tu n'es encore qu'un gamin, Amalia t'entraînera immanquablement dans son maelstrôm, comme elle l'a fait pour tant d'autres. Si elle s'est attachée à moi, c'est sans doute parce que j'ai refusé de l'y suivre. Je n'avais nul besoin du sien, j'ai mon propre gouffre. Il n'est pas aussi profond que le sien, mais peu importe, il surfit à se noyer.

- Tu l'aimes ? demanda Fandorine, considérant que sa qualité d'offensé l'autorisait à parler sans détours.

- Elle me fait peur, répliqua Hippolyte avec un rire lugubre. Je la crains plus que je ne l'aime. Et d'ailleurs cela n'a rien à voir avec l'amour. Tu n'as jamais goûté à l'opium ?

Fandorine secoua négativement la tête.

- Tu essaies une fois, et durant toute ta vie tu n'aspires plus qu'à recommencer. Elle est exactement comme ça. Elle ne me lâche pas ! Je le vois bien, elle me méprise, elle ne me tient en aucune estime, mais elle a repéré quelque chose en moi. Pour mon plus grand malheur ! Tu sais, je suis heureux qu'elle soit partie. Vraiment. Une fois, j'ai pensé à la tuer, cette sorcière. A l'étrangler de mes propres mains pour

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qu'elle ne me tourmente plus. Et elle l'a bien senti. Oh, mon frère, c'est qu'elle est intelligente ! Je lui étais surtout précieux en cela qu'elle jouait avec moi comme avec le feu - tantôt m'attisant, tantôt m'étouf-fant, sans jamais perdre de vue qu'un incendie pouvait se déclarer et qu'alors elle y laisserait la vie. Sinon, à quoi lui aurais-je servi ?

Eraste Pétrovitch pensa avec envie que les raisons d'aimer un beau et fougueux jeune homme comme Hippolyte ne manquaient pas, et cela même sans quelque incendie que ce fût. Un tel gaillard devait avoir une multitude de femmes à ses pieds. Comment des gens pouvaient-ils avoir une telle chance ? Toutefois cette considération était hors de propos. Ce qu'il fallait, c'était poser des questions concernant l'affaire.

- Qui est-elle, d'où vient-elle ?

- Je l'ignore. Elle ne s'étend pas volontiers sur son compte. Je sais seulement qu'elle a passé son enfance à l'étranger. En Suisse, d'après ce que j'ai compris, dans une pension.

- Et où se trouve-t-elle à l'heure qu'il est ? demanda Eraste Pétrovitch, à vrai dire sans grand espoir.

Zourov prit ostensiblement son temps pour répondre, et tout en Fandorine se glaça.

- Elle t'intéresse tant que ça ? interrogea le comte d'un air mauvais, une vilaine grimace déformant fugitivement son beau visage capricieux.

- Oui !

- Bien sûr, rien n'empêchera jamais le papillon de se brûler à la chandelle...

Hippolyte fouilla sur sa table parmi tout un tas de cartes de visite, de mouchoirs froissés et de notes de

magasins.

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- Diable, où est-elle ? Ah oui, je me souviens, dit-il en ouvrant un coffret japonais en laque, au couvercle orné d'un papillon de nacre. Tiens, c'est arrivé par la poste urbaine.

Les doigts parcourus d'un tremblement, Eraste Pétrovitch saisit l'étroite enveloppe sur laquelle, d'une petite écriture penchée et appliquée, était écrit : A Son Honneur le comte Hippolyte Zourov, rue de l'Apôtre Jacques, maison particulière. A en juger par le cachet, la lettre avait été expédiée le 16 mai, le jour même où Béjetskaïa avait disparu.

A l'intérieur de l'enveloppe se trouvait un court message écrit en français et non signé :

Obligée de partir sans te faire mes adieux. Ecris à Londres, Gray Street, hôtel Winter Queen, à l'attention de Ms. Olsen. J'attends. Et n'aie pas l'audace de m'oublier.

- Je l'aurai, cette audace, menaça Hippolyte avec emportement, pour ajouter sitôt après, l'air abattu : Du moins essaierai-je... Prends, Erasme. Fais-en ce que tu veux... Où vas-tu ?

- Je dois partir, dit Fandorine non sans glisser l'enveloppe dans sa poche. Je suis pressé.

- Ah, ah, fit le comte avec un hochement de tête compatissant. Eh bien, vas-y, jette-toi dans les flammes. C'est ta vie, pas la mienne.

Dans la cour, Eraste Pétrovitch fut rattrapé par Jean, un paquet à la main.

- Tenez, monsieur, vous avez oublié cela.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda Fandorine avec irritation tant il était pressé de s'en aller.

- Vous plaisantez, monsieur ? C'est votre gain. Son Honneur m'a ordonné de vous rattraper sans faute et de vous le remettre.

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Eraste Pétrovitch fit un rêve singulier.

Il était assis à un pupitre, dans une salle de classe de son lycée. Il lui arrivait assez souvent de faire de tels rêves, habituellement inquiétants et désagréables : il était de nouveau collégien et, appelé au tableau, il " nageait " face à un problème de physique ou d'algèbre. Cette fois, son rêve n'était pas seulement oppressant mais véritablement terrifiant. Fan-dorine ne pouvait comprendre la raison de cette peur. Il n'était pas au tableau, mais à son pupitre, entouré de ses condisciples : Ivan Frantsévitch, Akh-tyrtsev, un joli garçon au front haut et pâle et aux yeux bruns insolents (dont Eraste Pétrovitch savait que c'était Kokorine), deux collégiennes en tablier blanc et quelqu'un d'autre se tenant de dos. Fando-rine avait peur de ce dernier et évitait de le regarder, tournant sans cesse la tête pour mieux observer les deux filles : une petite brune et une blondinette. Elles étaient assises à leur pupitre, leurs bras frêles sagement croisés devant elles. L'une était Amalia, l'autre Lisanka. La première lançait des regards de braise de ses immenses prunelles noires et tirait la langue, tandis que la seconde souriait timidement et baissait ses cils épais. Eraste Pétrovitch vit alors lady Esther, debout devant le tableau, une baguette à la main, et tout s'expliqua : il s'agissait d'une toute nouvelle méthode d'éducation, suivant laquelle garçons et filles étudiaient ensemble. Et très bien, même. Comme si elle avait surpris ses pensées, lady Esther sourit tristement et dit : " II ne s'agit pas d'enseignement commun, c'est ma classe d'orphelins. Vous êtes tous orphelins, et je dois vous mettre sur la voie. " " Excu-

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sez-moi, milady, fit remarquer Fandorine, mais je sais pourtant pertinemment que Lisanka n'est pas une orpheline mais la fille d'un conseiller privé actuel. " " Ah, my sweet boy ', dit milady en souriant plus tristement encore. Elle est une innocente victime, et cela est pareil que si elle était orpheline. " Le personnage effrayant qui était assis devant se retourna lentement et, regardant fixement de ses yeux pâles et transparents, murmura : " Moi, Azazel, je suis aussi un orphelin. " II cligna de l'oil avec un air de conspirateur puis, dépassant toutes les bornes, il dit avec la voix d'Ivan Frantsévitch : " Et c'est pourquoi, mon jeune ami, il va me falloir vous tuer, ce que je regrette sincèrement... Hé, Fandorine, ne restez pas là, assis comme une bûche. Fandorine ! "

- Fandorine ! cria quelqu'un en secouant Eraste Pétrovitch par l'épaule et en le sortant des affres de son cauchemar. Allez, réveillez-vous, c'est déjà le matin !

Il sortit de sa torpeur, se redressa, tourna la tête. Manifestement, il s'était endormi dans le bureau du chef, où le sommeil l'avait surpris alors qu'il était assis à la table. A travers les rideaux ouverts, une joyeuse lumière matinale se déversait par la fenêtre, et, à côté, se tenait Ivan Frantsévitch, curieusement vêtu en bourgeois : casquette à visière de tissu, cafetan froncé et bottes en accordéon maculées de boue.

- Vous avez sombré après m'avoir attendu en vain, c'est ça ? demanda gaiement le chef. Pardon pour le déguisement, cette nuit j'ai dû m'absenter pour une affaire urgente. Mais allez vous laver, et

1. Mon cher garçon.

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cessez de me regarder avec cet air ahuri. Allez, en avant, marche !

Tandis qu'il partait faire sa toilette, Fandorine se remémora les événements de la nuit passée. Il se revit partant de chez Hippolyte en courant comme un dératé, sautant dans un fiacre et ordonnant à un cocher somnolent de foncer rue Miasnitskaïa. Il brûlait de faire part au chef du succès de sa mission, mais Brilling n'était pas sur place. Eraste Pétrovitch s'était tout d'abord soulagé d'un besoin urgent, puis s'était installé dans le bureau pour attendre. Là, il n'avait pas eu conscience de plonger dans le sommeil.

Quand il regagna le bureau, Ivan Frantsévitch s'était déjà changé pour un complet de couleur claire, et il buvait du thé au citron. Un autre verre, dans un sous-verre d'argent, fumait devant lui et, sur un plateau, étaient posés des craquelins et des petits pains.

- Prenons un petit déjeuner, proposa le chef, nous discuterons en même temps. Vos aventures nocturnes me sont connues du début à la fin, mais j'ai des questions.

- D'où les connaissez-vous ? demanda Eraste Pétrovitch chagriné, lui qui s'était délecté par avance du récit qu'il se préparait à faire, non sans à vrai dire omettre certains détails.

- J'avais un agent chez Zourov. Je suis rentré depuis une heure déjà, mais je n'avais pas le cour à vous réveiller. Je suis resté assis à lire le rapport. Lecture passionnante, je n'en ai même pas pris le temps de me changer.

Il tapota les feuillets couverts d'une écriture serrée.

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- C'est un agent avisé, mais son style est épouvan-tablement fleuri. Il s'imagine posséder un talent littéraire, écrit dans des feuilles de chou sous le pseudonyme de " Maximus Zorki " et rêve d'une carrière de censeur. Mais écoutez plutôt, cela va vous intéresser. Où est-ce... Ah, voilà.

Description de l'objet. Nom : Erasme von Dorn ou von Doren (reconstitué d'oreille). Age : une vingtaine d'années, pas plus. Portrait verbal : deux archines et huit verchoks de haut; de constitution maigrelette; cheveux noirs, raides ; ni barbe ni moustache, et il ne semble pas qu'il se rase; yeux bleu clair, rapprochés, légèrement bridés ; peau blanche, nette ; nez fin, droit ; oreilles bien collées, petites, à lobe court. Signe particulier : rougeur persistante sur les joues. Impressions personnelles : représentant typique de la jeunesse dorée, dépravée et impétueuse, aux instincts de bretteur particulièrement développés. Suite aux événements ci-dessus exposés, il s'est retiré en compagnie du Joueur dans le bureau de ce dernier. Ils ont discuté vingt-deux minutes. Ils parlaient bas, avec des pauses. Derrière la porte, on n'entendait pratiquement rien, mais j'ai toutefois nettement distingué le mot " opium " ainsi que quelque chose à propos de feu. J'ai jugé nécessaire de prendre von Doren en filature, mais celui-ci m'a de toute évidence découvert - il m'a habilement distancié et est parti en fiacre. Je suggère... La suite est sans intérêt, fit le chef en regardant Eraste Pétrovitch d'un air interrogateur. Ainsi, vous avez discuté d'opium ? Ne me faites pas languir, je brûle d'impatience.

Fandorine exposa brièvement l'essentiel de sa conversation avec Hippolyte et montra la lettre. Brilling l'écouta avec la plus vive attention, lui fit préciser quelques points, puis se tut en regardant fixement

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par la fenêtre. La pause se prolongea une bonne minute. Eraste Pétrovitch resta assis en silence, craignant de gêner le processus de raisonnement de son chef, bien que lui-même eût ses propres réflexions.

- Je suis très content de vous, Fandorine, finit par prononcer le chef, revenant à la vie. Vous avez fait preuve d'une brillante efficacité. Premièrement, il apparaît absolument évident que Zourov n'est pas impliqué dans le crime et qu'il n'a aucun soupçon quant à la nature de votre activité. Dans le cas contraire, vous aurait-il donné l'adresse d'Amalia ? Cela nous débarrasse de l'hypothèse numéro trois. Deuxièmement, vous avez fortement progressé sur l'hypothèse Béjetskaïa. Nous savons maintenant où chercher cette dame. Bravo. J'ai l'intention d'affecter tous les agents ainsi libérés, y compris vous, à l'hypothèse quatre, laquelle me paraît essentielle.

Brilling pointa son doigt en direction du tableau, où, au centre du quatrième rond, était inscrit O N en lettres blanches.

- Comment cela ? s'émut Fandorine. Sauf votre respect, chef...

- Cette nuit, il m'a été donné de suivre une piste tout à fait captivante qui conduit à une datcha des environs de Moscou, déclara Ivan Frantsévitch avec une satisfaction non dissimulée (voilà qui expliquait les bottes crottées). Des révolutionnaires s'y réunissent - individus extrêmement dangereux de surcroît. Il semble que le fil s'allonge pour mener jusqu'à Akh-tyrtsev. Nous avons du travail. Et pour cela, j'ai besoin de tous mes hommes. Quant à l'hypothèse Béjetskaïa, elle n'offre selon moi aucune perspective. En tout cas, cela ne présente aucun caractère d'urgence. Nous allons adresser une requête aux Anglais

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par les voies diplomatiques en leur demandant de retenir cette miss Olsen jusqu'à ce que les choses soient clarifiées, et voilà tout.

- Mais c'est justement ce qu'il ne faut faire sous aucun prétexte ! s'écria Fandorine avec une telle véhémence qu'Ivan Frantsévitch en resta pantois.

- Et pourquoi donc ?

- Ne voyez-vous donc pas que, dans cette affaire, tout converge vers un même point ? (Eraste Pétrovitch se mit à parler à toute vitesse de peur d'être interrompu.) Pour les nihilistes, je ne sais pas, c'est très possible, et je comprends toute l'importance de la chose, mais cela aussi est important et c'est aussi une affaire d'Etat ! Regardez bien, Ivan Frantsévitch, à quel tableau on aboutit. Béjetskaïa est partie se cacher à Londres - et de un, commença à énumérer Fandorine sans se rendre compte qu'il empruntait à son chef sa manière de s'exprimer. Son majordome est anglais, un personnage des plus suspects, du genre qui vous égorge sans sourciller - et de deux. L'homme aux yeux pâles qui a tué Akhtyrtsev parlait avec un accent et avait par ailleurs le type anglais - et de trois. Maintenant, quatre : lady Esther, bien entendu, est un être d'une exceptionnelle noblesse de cour, mais elle est aussi anglaise, et, quoi que vous en disiez, c'est tout de même à elle que revient l'héritage de Kokorine ! Il est évident que Béjetskaïa a volontairement incité ses soupirants à établir un testament en faveur de l'Anglaise.

- Stop, stop, fit Brilling avec une moue. Vous penchez en faveur de quoi, exactement ? Une affaire d'espionnage ?

- Mais enfin, c'est évident ! répondit Eraste Pétrovitch en levant les bras au ciel. Les machina-

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tions des Anglais. Vous savez vous-même quelles sont actuellement nos relations avec l'Angleterre. Je ne dirai rien de lady Esther, sans doute ignore-t-elle tout du début à la fin, mais certains peuvent utiliser son institution comme couverture, comme cheval de Troie pour pénétrer en Russie !

- Ben voyons, fit le chef avec un sourire ironique. La reine Victoria et monsieur Disraeli n'ont pas assez de l'or d'Afrique et des diamants de l'Inde, il leur faut encore la fabrique de drap de Pétroucha Kokorine et les trois mille déciatines du petit Nicolas Akhtyrtsev.

A ce point de la discussion, Fandorine sortit son atout maître :

- Il ne s'agit pas de fabrique ni même d'argent ! Vous vous rappelez la description de leurs biens ? Moi non plus je n'y ai pas immédiatement prêté attention ! Entre autres entreprises, Kokorine possédait un chantier naval à Libau, lequel reçoit des commandes militaires - j'ai vérifié.

- Quand avez-vous donc trouvé le temps de le faire ?

- En vous attendant. J'ai interrogé le ministère de la Marine militaire par télégraphe. Eux aussi ont un service de nuit.

- Bien, bien. Et quoi d'autre ?

- Il y a d'autre qu'en plus de ses milliers de déciatines, ses maisons et ses capitaux, Akhtyrtsev possédait aussi un gisement de pétrole à Bakou, hérité de sa tante. Et à ce propos, j'ai lu dans les journaux que les Anglais rêvaient d'accéder en douce au pétrole de la Caspienne. Or là, ils n'ont qu'à se servir - et en toute légalité ! La chose était bien pensée, impossible de perdre : chantier naval ou pétrole, dans un cas comme dans l'autre les Anglais obtenaient quelque

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chose. Vous faites comme vous voulez, Ivan Frantsé-vitch, s'enflamma Fandorine, mais, pour ma part, je ne laisserai pas les choses en l'état. Je remplirai toutes vos missions et, après le service, je creuserai mon idée. Et je trouverai !

Le chef se mit de nouveau à regarder fixement par la fenêtre et se tut plus longuement que la fois précédente. Eraste Pétrovitch était sur le point d'exploser, mais il parvint à maîtriser ses nerfs.

Finalement, Brilling soupira et dit, lentement, avec hésitation, comme s'il continuait à réfléchir tout en parlant :

- Tout cela n'est sans doute que pures élucubra-tions. Edgar Poe, Eugène Sue. Simples coïncidences. Cependant, vous avez raison sur un point : nous ne devons pas nous adresser aux Anglais... Non plus qu'à notre représentant au sein de l'ambassade à Londres. Si vous vous trompez - et vous vous trompez vraisemblablement -, nous allons passer pour des imbéciles. Et en supposant que vous ayez raison, l'ambassade de toute façon ne pourra rien faire - les Anglais cacheront Béjetskaïa ou bien inventeront quelque chose... En plus, nos gens de l'ambassade ont les mains liées - ils sont trop exposés... C'est décidé ! conclut Ivan Frantsévitch en frappant énergique-ment du poing. Evidemment, Fandorine, vous m'auriez été utile ici, mais, comme dit le bon peuple, on n'obtient rien de bon par la force. J'ai lu votre dossier personnel, je sais que vous possédez non seulement le français et l'allemand mais aussi l'anglais. Allez à Londres retrouver votre femme fatale, et que Dieu vous protège ! Je ne vous donne aucune instruction particulière, je me fie à votre intuition. Je vais vous affecter un fonctionnaire de l'ambassade, un

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certain Pyjov. Officiellement, c'est un modeste secrétaire dans votre genre, mais il a d'autres fonctions. Au ministère des Affaires étrangères, il a le titre de secrétaire de gouvernement, mais au sein de nos services, il occupe un autre rang, bien plus élevé. C'est un monsieur aux talents multiples. Dès votre arrivée, présentez-vous à lui. Il est extrêmement débrouillard. De toute manière, je suis certain que ce voyage est en pure perte. Mais, après tout, vous avez mérité le droit à l'erreur. Observez l'Europe, gobergez-vous aux frais de la princesse. Quoiqu'il semble que vous disposiez de vos propres moyens, désormais, n'est-ce pas ? dit le chef en regardant du coin de l'oil le paquet posé sur la table.

Ahuri par ce qu'il venait d'entendre, Eraste Pétro-vitch tressaillit :

- Excusez-moi, ce sont mes gains. Neuf mille six cents roubles, j'ai compté. Je voulais les remettre à la caisse, mais c'était fermé.

- Allez au diable avec votre caisse, fit Briïling, repoussant l'idée d'un geste de la main. Qu'avez-vous donc dans la tête ? Qu'écrira le caissier dans son livre de recettes, d'après vous ? Gain au stoss du registra-teur de collège Fandorine ?... Hum, attendez un peu. Un modeste registrateur de collège en mission à l'étranger, cela ne fait pas très sérieux.

Ivan Frantsévitch s'assit à sa table, trempa sa plume dans l'encrier et se mit à écrire tout en prononçant à haute voix :

- Bon. Télégramme urgent. Au prince Mikhaïl Alexandrovitch Kortchakov, personnel. Copie à l'aide de camp général Lavrenty Arkadiévitch Mizinov. Votre Haute Excellence, dans l'intérêt de l'affaire que Vous savez, ainsi qu'en reconnaissance des services rendus,

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je Vous prierais, hors de tout ordre promotionnel normal et indépendamment de son ancienneté, de bien vouloir promouvoir le registrateur de collège Eraste Pétrovitch Fandorine... Après tout, qui ne tente rien n'a rien... Conseiller titulaire, ce n'est pas le bout du monde mais tout de même. ... conseiller titulaire. Je Vous serais par ailleurs reconnaissant d'affecter temporairement Fandorine au ministère des Affaires étrangères en qualité de courrier diplomatique de première catégorie. Cela pour que vous ne soyez pas retenu à la frontière, expliqua Briïling. Voilà qui est fait. Date, signature. A propos, vous serez effectivement chargé de transmettre le courrier diplomatique à Berlin, Vienne, Paris. Une couverture qui évitera les soupçons superflus. Pas d'objections? demanda Ivan Frantsévitch, une lueur espiègle dans le regard.

- Absolument aucune, balbutia Eraste Pétrovitch, dont la pensée avait le plus grand mal à suivre les événements.

- Et de Paris, cette fois sous le couvert de l'incognito, vous vous rendrez à Londres. Comment déjà s'appelle cet hôtel ?

- Winter Queen, la reine d'hiver.

Le 28 juin, selon le calendrier occidental, le 16, selon le calendrier russe, dans la soirée, une voiture de louage s'arrêta dans Gray Street, devant l'hôtel Winter Queen. Le cocher en haut-de-forme et gants blancs sauta de son siège, abaissa le marchepied et, s'inclinant, ouvrit en grand la portière laquée noire portant l'inscription

Dunster & Dunsfer

Since 3848 London Régal Tours1

Par la portière se profila tout d'abord une botte de voyage en maroquin, ferré de petits clous d'argent, puis, sur le trottoir, bondit un fringant et jeune gentleman en chapeau tyrolien à plume et ample cape des Alpes, portant d'épaisses moustaches qui convenaient étonnamment mal à sa physionomie empreinte de fraîcheur. Le jeune homme regarda autour de lui, vit une petite rue tranquille et insignifiante et, avec émotion, arrêta son regard sur le bâti-

1. Dunster et Dunster. Depuis 1848. Les tours royaux de Londres.

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ment du Winter Queen. Il s'agissait d'un minable hôtel particulier de trois étages, de style géorgien, qui avait manifestement connu des jours meilleurs.

Le gentleman marqua une courte hésitation puis prononça en russe :

- Qui ne tente rien n'a rien.

Après cette phrase énigmatique, il gravit les marches du perron et pénétra dans le hall.

Très exactement dans la seconde qui suivit, du pub situé en face sortit un individu en manteau noir. Après avoir ramené sur ses yeux sa haute casquette à visière brillante, l'homme entreprit de faire les cent pas devant l'entrée de l'hôtel.

Cet événement notable échappa toutefois à l'attention du nouvel arrivant, lequel se tenait déjà devant le comptoir, examinant le portrait blafard d'une dame du Moyen Age au somptueux jabot - la " reine d'hiver" en personne, sans doute. Somnolent derrière le comptoir, le portier salua l'étranger avec une certaine indifférence, mais, dès qu'il vit ce dernier donner un shilling entier au boy qui s'était limité à lui porter son sac de voyage, il le salua une seconde fois, de façon nettement plus affable, le gratifiant désormais de your honour au lieu du modeste sir employé initialement.

Le jeune homme demanda s'il y avait des chambres libres, exigea la meilleure, avec eau chaude et journaux, puis s'inscrivit dans le registre sous le nom de Erasmus von Dorn, de Helsingfors. Après quoi, sans la moindre raison, le portier reçut un demi-souverain et se mit à appeler l'étranger un peu toqué your lordship '.

1. Votre Seigneurie.

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Pendant ce temps, " monsieur von Dorn " était en proie à de sérieux doutes. Il lui était difficile de s'imaginer la flamboyante Amalia Kazimirovna séjournant dans cet établissement de troisième catégorie. De toute évidente, il y avait là quelque chose qui clochait.

Dans son désarroi, il demanda même au portier, plié en deux de reconnaissance, s'il n'existait pas à Londres un autre hôtel portant le même nom. On lui jura que non seulement il n'y en avait pas mais qu'il n'y en avait jamais eu, si ce n'était le Winter Queen qui s'élevait jadis à ce même emplacement et qui avait brûlé de fond en comble plus de cent ans auparavant.

Etait-ce possible que tout ceci eût été dépensé en pure perte : et le périple de vingt jours à travers l'Europe, et les fausses moustaches, et le luxueux équipage loué à la gare de Waterloo plutôt qu'un simple cab et, enfin, le demi-souverain ?

Eh bien, ce bakchich, il va falloir que tu le mérites, mon cher, pensa Eraste Pétrovitch (que nous appellerons ainsi nonobstant son incognito).

- Dites-moi, mon ami, une certaine personne du nom de miss Olsen ne séjournerait-elle pas ici, par hasard? demanda-t-il avec une fausse désinvolture en s'accoudant au comptoir.

La réponse, bien que totalement prévisible, fit se serrer tristement le cour de Fandorine :

- Non, milord, aucune lady de ce nom ne loge ni n'a jamais logé chez nous.

Lisant le désarroi dans les yeux de son vis-à-vis, le portier observa une pause, réservant son effet, puis déclara avec candeur :

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- Toutefois, le nom évoqué par Votre Seigneurie ne m'est pas entièrement inconnu.

Eraste Pétrovitch fit un geste de côté et sortit de sa poche une autre pièce d'or.

- Parlez.

Le portier se pencha en avant et, exhalant une odeur d'eau de Cologne bon marché, il murmura :

- Du courrier nous arrive au nom de cette personne. Tous les soirs à dix heures, un certain mister Morbid - apparemment un serviteur ou un majordome - vient et ramasse les lettres.

- Un homme immense avec d'énormes favoris de couleur claire, qui donne l'impression de n'avoir jamais souri de sa vie ? demanda à toute vitesse Eraste Pétrovitch.

- Oui, milord, c'est lui.

- Et il y a souvent des lettres ?

- Souvent, milord, presque quotidiennement, et parfois plusieurs dans la même journée. Aujourd'hui, par exemple (le portier se tourna vers les casiers d'un air éloquent), il y en a pas moins de trois.

L'allusion fut saisie immédiatement.

- Je regarderais volontiers les enveloppes, comme ça, par simple curiosité, fit Fandorine, tapotant le dessus du comptoir avec un demi-souverain supplémentaire.

Les yeux du portier s'enflammèrent d'un éclat fiévreux : il arrivait quelque chose d'incroyable, d'insensé, mais en même temps d'extrêmement agréable.

- En principe, cela est strictement interdit, milord, mais... S'il ne s'agit que de regarder les enveloppes...

Eraste Pétrovitch s'empara avidement des lettres, mais une déception l'attendait : les enveloppes ne

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comportaient pas d'adresse de retour. Manifestement, la troisième pièce d'or avait été dépensée en pure perte. Le chef, il est vrai, avait donné son aval à toute dépense qui se ferait " dans les limites du raisonnable et dans l'intérêt de l'affaire "... Voyons, qu'y avait-il sur les timbres ?

Les tampons laissèrent Fandorine perplexe : une des lettres avait été expédiée de Stuttgart, une autre de Washington, et la troisième de Rio de Janeiro. Diable !

- Et voici longtemps que miss Olsen reçoit de la correspondance ici ? demanda Eraste Pétrovitch tout en calculant mentalement le temps que prenait le courrier pour traverser l'océan. Sans compter qu'il avait fallu communiquer la présente adresse au Brésil ! On aboutissait à un curieux résultat. Béjetskaïa ne pouvait en effet être arrivée en Angleterre plus de trois semaines auparavant.

La réponse fut des plus inattendues :

- Fort longtemps, milord. Quand j'ai commencé à travailler ici - il y a quatre ans -, du courrier arrivait déjà.

- Comment ça ? ! Vous êtes sûr de ne pas vous tromper ?

- Absolument certain, milord. Mais il est vrai que mister Morbid n'est que depuis peu au service de miss Olsen. Depuis le début de l'été, peut-être. De toute façon, avant lui, mister Moebius venait chercher le courrier, et encore avant, mister... euh... désolé, son nom m'échappe. Un monsieur insignifiant et pas du genre causant lui non plus.

Mourant d'envie de jeter un coup d'oil à l'intérieur des enveloppes, Eraste Pétrovitch interrogea du regard son informateur. Sans doute ne résisterait-il

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pas à une nouvelle pièce. Cependant, une meilleure idée vint à l'esprit du conseiller titulaire et courrier diplomatique de première catégorie nouvellement promu.

- Ainsi, ce mister Morbid vient chaque soir à dix heures, dites-vous ?

- Avec la précision d'une horloge, mister.

Eraste Pétrovitch posa sur le comptoir un quatrième demi-souverain et, se penchant en avant, susurra quelque chose à l'oreille du bienheureux portier.

Le temps qui restait à attendre jusqu'à dix heures fut mis à profit de la façon la plus productive.

Avant toute autre chose, Eraste Pétrovitch graissa et chargea son coït de courrier. Puis il alla dans le cabinet de toilette et, appuyant successivement sur les pédales d'eau chaude et d'eau froide, il remplit la baignoire en l'espace d'une quinzaine de minutes. Il s'y prélassa pendant une demi-heure, et, quand l'eau se fut refroidie, son plan d'action était définitivement arrêté.

Après avoir recollé ses moustaches et s'être admiré un instant dans le miroir, Fandorine se vêtit en Anglais le plus insignifiant possible : chapeau melon noir, pantalons noirs, cravate noire. Si à Moscou on l'eût sans doute pris pour un croque-mort, à Londres il était supposé passer pour l'homme invisible. Sans compter que la nuit serait la bienvenue - il n'aurait qu'à retourner les revers de sa veste sur le devant de sa chemise, à remonter ses manchettes et à se fondre dans les profondeurs des ténèbres, ce qui pour son plan était d'une extrême importance.

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Il lui restait environ une heure et demie pour une promenade de reconnaissance dans les environs. Eraste Pétrovitch quitta Gray Street pour tourner dans une large rue grouillante d'équipages et, presque immédiatement, se retrouva devant le fameux théâtre Old Vie, décrit en détail dans son guide. Il continua encore un peu et - ô miracle ! - il aperçut les contours familiers de la gare de Waterloo, d'où il avait fallu quarante bonnes minutes à son fiacre pour le conduire au Winter Queen - le cocher, ce filou, lui avait pris cinq shillings. Puis, bientôt, se profila la Tamise, grise, rébarbative dans l'obscurité du soir. En voyant ses eaux sales, Eraste Pétrovitch frissonna et, sans raison évidente, un sombre pressentiment le saisit. De manière générale, il se sentait mal à l'aise dans cette ville étrangère. Les passants vous évitaient du regard, pas un seul ne vous regardait en face, ce qui, il faut en convenir, eût été absolument inconcevable à Moscou. En outre, Fandorine n'arrivait pas à se débarrasser de l'étrange impression qu'un regard malveillant était braqué dans son dos. A plusieurs reprises, le jeune homme s'était retourné et, une fois, il lui avait semblé apercevoir une silhouette en noir qui se dissimulait furtivement derrière une colonne affichant les spectacles de théâtre. Mais Eraste Pétrovitch se ressaisit et, maudissant sa méfiance excessive, il cessa de se retourner. Toujours ces maudits nerfs. Il en hésitait même : ne devrait-il pas remettre au lendemain l'exécution de son plan ? Auquel cas il pourrait passer le matin à l'ambassade et rencontrer Pyjov, le mystérieux secrétaire dont lui avait parlé le chef. Mais, lorsqu'elle est dictée par la couardise, la prudence est indigne, et le jeune homme n'avait par ailleurs aucune envie de continuer à perdre son

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temps. C'était déjà bien assez de trois semaines gaspillées pour des âneries.

Son voyage à travers l'Europe s'était révélé moins agréable que, dans son enthousiasme, ne l'avait initialement supposé Fandorine. Le territoire situé de l'autre côté de la frontière l'avait démoralisé par son incroyable dissemblance avec les humbles horizons de son pays natal. Eraste Pétrovitch regardait par la vitre de son compartiment et attendait toujours que les petits villages proprets et les villes-jouets fassent place à un paysage normal, mais plus le train s'éloignait de la frontière russe, plus blanches devenaient les maisonnettes et plus pittoresques les villes miniatures. Fandorine était d'humeur de plus en plus sombre, mais il ne s'autorisait pas à pleurnicher. En fin de compte, tout ce qui brille n'est pas or, se disait-il, ce qui ne l'empêchait pas d'éprouver un certain abattement.

Puis il s'était habitué et, bien vite, il lui était apparu que Moscou n'était pas beaucoup plus sale que Berlin, et que le Kremlin et les coupoles dorées des églises russes avaient de quoi faire pâlir d'envie les Allemands. Une autre chose avait été cause de tourments : l'agent militaire de l'ambassade russe à qui Fandorine avait remis un paquet scellé lui avait demandé de ne pas poursuivre sa route immédiatement et d'attendre une correspondance secrète à transmettre à Vienne. L'attente avait duré une semaine, et Eraste Pétrovitch avait fini par en avoir plus qu'assez de flâner à l'ombre des arbres de Unter den Linden, plus qu'assez de s'attendrir sur les cygnes trop bien nourris des parcs berlinois.

La même chose s'était répétée à Vienne, à cette différence près que, cette fois, il avait fallu attendre pen-

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dant cinq jours un paquet destiné à l'agent militaire à Paris. Eraste Pétrovitch s'énervait, s'imaginant que, lassée d'attendre des nouvelles de son Hippolyte, " miss Olsen " avait quitté l'hôtel et qu'il serait désormais définitivement impossible de la retrouver. Exaspéré, Fandorine passait des heures dans les cafés à manger des tonnes de gâteaux aux amandes et à boire des litres de crème-soda.

A Paris, en revanche, il prit les choses en main : il fit une visite de cinq minutes à la représentation russe, remit les documents au colonel de l'ambassade et annonça sans appel qu'il était chargé d'une mission spéciale et qu'il ne pouvait s'attarder une seule heure. Pour se punir du temps perdu inutilement, il renonça même à visiter Paris, se limitant à longer en fiacre les boulevards récemment percés par le baron Haussmann, avant de se rendre directement à la gare du Nord. Plus tard, au retour, il aurait du temps.

Dès dix heures moins le quart, dissimulé derrière un numéro du Times percé d'un trou permettant l'observation, Eraste Pétrovitch était assis dans le hall du Winter Queen. Dans la rue attendait un cab loué par mesure de prévoyance. Conformément aux instructions qu'il avait reçues, le portier affectait de ne pas regarder dans la direction de cet hôte trop chaudement vêtu pour la saison et avait même tendance à se tourner dans le sens opposé.

A dix heures et trois minutes, la clochette tinta, la porte s'ouvrit, et un homme de taille colossale, en livrée grise, pénétra dans l'hôtel. Lui, " John Kar-litch " ! Fandorine colla son oil à la page relatant un bal donné par le prince de Galles.

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Le portier regarda furtivement mister von Dorn, qui s'était plongé dans la lecture au moment le plus inopportun, puis, comme si cela ne suffisait pas, ce gredin remua plusieurs fois ses sourcils broussailleux. Mais, par chance, l'objet ne le remarqua pas ou bien jugea-t-il indigne de lui de se retourner.

Le cab tombait à pic. Il s'avéra en effet que le majordome n'était pas venu à pied mais en " égoïste " - un cabriolet à une place, auquel était attelé un solide petit cheval moreau. La pluie fine qui s'était mise à tomber arrivait elle aussi fort à propos : " John Karlitch " releva la capote de cuir, et maintenant, quand bien même l'aurait-il voulu, il lui était impossible de découvrir la filature dont il faisait l'objet.

Nullement étonné de l'ordre qui lui était donné de suivre l'homme en livrée grise, le cabman fit claquer son long fouet, et le plan entra dans sa première phase.

Il faisait nuit. Dans les rues, les réverbères étaient allumés, mais, ne connaissant pas Londres, Eraste Pétrovitch fut très vite désorienté, confondant les quartiers uniformément construits en pierre de cette ville étrangère, au silence menaçant. Au bout d'un certain temps, les maisons se firent de plus en plus basses et de plus en plus rares, tandis que, dans l'obscurité, les contours des arbres devenaient incertains, puis, pendant encore une quinzaine de minutes, se succédèrent les hôtels particuliers entourés de jardins. Ce fut devant l'un d'eux que s'arrêta l'égoïste. Une gigantesque silhouette s'en détacha et ouvrit les hautes portes en fer forgé. Se penchant à l'extérieur du cab, Fandorine vit le cabriolet franchir l'enceinte, après quoi les portes se refermèrent.

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Avisé, le cabman arrêta le cheval de son propre chef, se retourna et demanda :

- Dois-je faire part de cette course à la police, sir?

- Prenez cette couronne et décidez vous-même de la réponse à donner à cette question, répondit Eraste Pétrovitch, renonçant à faire attendre son cocher, bien trop malin. De plus, Fandorine ignorait pour combien de temps il en avait. L'inconnu le plus total l'attendait.

Franchir l'enceinte ne fut pas difficile ; à l'époque du collège, Eraste Pétrovitch en avait escaladé bien d'autres.

Le jardin n'était guère hospitalier avec ses ombres effrayantes et ces branches qui vous piquaient le visage. Devant, à travers les arbres, se détachaient vaguement les contours clairs d'une maison d'un étage au toit arrondi. Fandorine, s'efforçant de faire le moins possible craquer le sol sous ses pas, se faufila jusqu'aux derniers buissons (une odeur de lilas s'en échappait, sans doute était-ce une variété de lilas anglais) et procéda à une reconnaissance des lieux. En fait de maison, il fallait plutôt parler de villa. Près de la porte se dressait un lampadaire. Au rez-de-chaussée, des fenêtres étaient éclairées, mais il s'agissait visiblement des pièces réservées aux services. Infiniment plus intéressante était la fenêtre allumée au premier étage, mais comment y parvenir? Par chance, non loin descendait la gouttière, et le mur était recouvert d'une plante grimpante d'apparence suffisamment robuste pour que l'on s'y accroche. Les habitudes encore toutes fraîches de l'enfance pouvaient une fois de plus se révéler utiles.

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Telle une ombre noire, Eraste Pétrovitch s'approcha vivement du mur et secoua la gouttière. Elle semblait solide et ne grinçait pas. Dans la mesure où il était vital de ne pas faire de bruit, l'ascension se fit plus lentement qu'il eût été souhaitable. Enfin, un pied se posa à tâtons sur la corniche qui faisait opportunément tout le tour du premier étage, et Fandorine, s'agrippant précautionneusement au lierre, vigne vierge, lianes - Dieu seul sait comment s'appelaient ces longues tiges en forme de serpents -, commença à progresser à petits pas mesurés en direction de la mystérieuse fenêtre.

Dans un premier temps, une cruelle déception l'envahit : il n'y avait personne dans la pièce. Sous un abat-jour rosé, une lampe éclairait un élégant bureau où s'étalaient divers papiers, et, dans un coin, on distinguait une masse blanche, sans doute un lit. Un cabinet de travail, une chambre à coucher... difficile à dire. Eraste Pétrovitch attendit cinq minutes sans que rien ne se passât, si ce n'est un gros papillon de nuit venu se poser sur la lampe en agitant ses ailes velues. Etait-ce possible qu'il n'y eût plus qu'à rebrousser chemin ? Ne fallait-il pas plutôt prendre le risque de se glisser à l'intérieur ? Il poussa légèrement le châssis de la fenêtre, et celle-ci s'entrouvrit. Fandorine hésita, se maudissant pour son indécision et son atermoiement, mais il s'avéra qu'il avait bien fait de prendre son temps. La porte s'ouvrit et deux personnes entrèrent dans la pièce : une femme et un homme.

La vue de la femme faillit arracher un cri triomphant à Eraste Pétrovitch : c'était Béjetskaïa ! Avec ses cheveux noirs soigneusement lissés et retenus en arrière par un noud rouge, son déshabillé de dentelle

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par-dessus lequel était jeté un châle tsigane aux couleurs vives, elle lui parut d'une beauté éblouissante. Oh, à une telle femme, on pouvait pardonner tous les péchés !

Se tournant vers l'homme - son visage restait dans l'ombre, mais, à en juger par sa taille, il s'agissait de mister Morbid -, Amalia Kazimirovna dit dans un anglais irréprochable (une espionne, à coup sûr une espionne !) :

- C'est donc bien lui ?

- Oui, m'am. Pas le moindre doute.

- Et d'où vous vient cette certitude ? Vous l'avez vu de vos yeux ?

- Non, m'am. Aujourd'hui, c'était Frantz qui était de service là-bas. Il a rapporté que le gamin était arrivé vers sept heures. La description correspondait en tout point, et vous-même avez deviné pour les moustaches.

Béjetskaïa éclata d'un rire sonore.

- Cependant, il ne faut pas le sous-estimer, John. Ce garçon est de la race des veinards, et je connais bien ce genre d'individus, ils sont imprévisibles et très dangereux.

L'estomac d'Eraste Pétrovitch se contracta douloureusement. N'était-ce pas de lui que l'on parlait ? Mais non, c'était impossible.

- De la blague, tout ça, m'am. Vous n'avez qu'à décider... Nous y ferons un saut, Frantz et moi, et nous en finirons une bonne fois. Chambre 15, deuxième étage.

C'était bien ça ! Eraste Pétrovitch occupait précisément la chambre 15, au deuxième étage. Mais comment l'avaient-ils reconnu ? Qui les avait informés ? D'un geste rageur et au mépris de la douleur,

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Eraste Pétrovitch arracha ses moustaches aussi déshonorantes qu'inutiles.

Amalia Kazimirovna, ou peu importe comment elle s'appelait, fronça les sourcils et dit d'une voix aux vibrations métalliques :

- Je vous l'interdis ! Je suis seule fautive, à moi de réparer mon erreur. Une fois dans ma vie, j'ai fait confiance à un homme... Une seule chose m'étonne : pourquoi l'ambassade ne nous a-t-elle pas fait savoir qu'il était là ?

Fandorine ouvrit encore plus grand ses oreilles. Ainsi, ils avaient leurs hommes au sein de l'ambassade de Russie ! Ça alors ! Et Ivan Frantsévitch qui doutait encore ! Dis qui, allez, dis-le !

Mais Béjetskaïa passa à un autre sujet :

- Il y a des lettres ?

- Trois aujourd'hui, m'am.

Et le majordome tendit les lettres en s'inclinant respectueusement.

- C'est bon, John, vous pouvez aller vous coucher. Ce sera tout pour aujourd'hui, dit-elle avant de réprimer un bâillement.

Quand la porte se fut refermée sur mister Morbid, Amalia Kazimirovna jeta négligemment les lettres sur le bureau, puis s'approcha de la fenêtre. Fandorine recula d'un bond sur la corniche, son cour tambourinant furieusement dans sa poitrine. Ses immenses yeux regardant sans voir à travers les ténèbres chargées d'humidité, Béjetskaïa (n'était la vitre, elle se fût trouvée à portée de main) murmura pensivement en russe :

- Mon Dieu, quel ennui mortel ! Rester là à se morfondre...

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Puis elle se conduisit de façon très étrange : elle s'approcha d'une amusante applique murale représentant un Amour et appuya son doigt sur le nombril de bronze du petit dieu replet. La gravure accrochée tout près (quelque chose comme une scène de chasse) glissa silencieusement de côté, découvrant une petite porte en cuivre munie d'une minuscule poignée ronde. Béjetskaïa dégagea sa main gracile de sa manche vaporeuse et actionna le bouton dans un sens puis dans l'autre, et la porte s'ouvrit avec un bruissement mélodieux. Eraste Pétrovitch colla le nez à la vitre, craignant de perdre le plus important.

Ressemblant plus que jamais à une reine égyptienne, Amalia Kazimirovna se haussa gracieusement, sortit un objet du coffre puis se retourna. Elle tenait dans ses mains un portefeuille de velours bleu sombre.

Elle s'assit au bureau, sortit du portefeuille une grande enveloppe jaune et, de là, une feuille couverte d'une fine écriture. Au moyen d'un couteau, elle ouvrit les lettres qu'on venait de lui remettre et se mit à recopier quelque chose sur la feuille de papier. Cela ne lui prit pas plus de deux minutes. Ensuite, après avoir remis les lettres et la feuille dans le portefeuille, Béjetskaïa alluma une de ses fines cigarettes et en tira quelques longues bouffées tout en fixant pensivement un point quelque part dans l'espace.

Eraste Pétrovitch commençait à fatiguer : la main par laquelle il se tenait au lierre était engourdie, la crosse de son coït lui rentrait douloureusement dans le flanc et ses pieds tordus dans une position inconfortable commençaient à le faire souffrir. Il ne tiendrait pas longtemps dans cette posture.

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Finalement, Cléopâtre écrasa sa cigarette, se leva et s'éloigna dans le coin le plus reculé et le plus mal éclairé de la pièce, où elle ouvrit une porte basse, qu'elle referma derrière elle. Un bruit d'eau ruisselante se fit alors entendre. De toute évidence, c'était là que se trouvait la salle de bains.

Sur le bureau, le portefeuille bleu semblait tendre les bras. Or, comme chacun le sait, les femmes accordent beaucoup de temps à leur toilette du soir... Fan-dorine poussa le battant de la fenêtre, posa un genou sur le rebord et, en deux temps trois mouvements, se retrouva dans la chambre. Jetant de temps à autre des regards en direction de la salle de bains, où l'eau continuait à couler régulièrement, il entreprit de vider le portefeuille.

A l'intérieur se trouvait un gros paquet de lettres ainsi que l'enveloppe jaune précédemment mentionnée. Sur l'enveloppe était inscrite une adresse :

Eh bien, ce n'était déjà pas si mal. Eraste Pétrovitch découvrit également des feuilles comportant des tableaux dont les cases étaient remplies en anglais de l'écriture penchée qu'il connaissait bien. Dans la première colonne figurait un numéro, dans la seconde un nom de pays, dans la troisième un titre ou une fonction, dans la quatrième une date, dans la cinquième une date également - différentes dates du mois de juin allant en ordre croissant. Par exemple,

1. En français dans le texte.

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les trois derniers tableaux, qui d'après l'encre venaient juste d'être remplis, se présentaient comme suit :

N° 1053F Brésil chef de la garde personnelle de l'empereur expédié le 30 mai reçu le 28 juin 1876

N° 852F Etats-Unis d'Amérique du Nord vice-président de la com- expédié le 1 0 juin reçu le 28 juin 1876

mission sénatoriale

N° 354F Allemagne président du tribunal de district expédié le 25 juin reçu le 28 juin

Stop ! Les lettres arrivées le jour même à l'hôtel, au nom de miss Olsen, venaient de Rio de Janeiro, Washington et Stuttgart. Eraste Pétrovitch fouilla dans le paquet de lettres et en sortit celle expédiée du Brésil. A l'intérieur de l'enveloppe se trouvait un message sans signature ni mention du destinataire, une ligne en tout et pour tout :

30 mai/,

J\T J053&.

Ainsi, pour quelque mystérieuse raison, Béjetskaïa recopiait-elle le contenu des lettres qu'elle recevait sur des fiches, qu'elle envoyait ensuite à Pétersbourg à un certain monsieur Nicolas Croog ou plutôt mister Nicholas Croog. Dans quel but? Pourquoi à

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Pétersbourg ? Et, plus généralement, que signifiait tout cela ?

Les questions se bousculaient, s'empilaient les unes sur les autres, sans qu'il soit possible d'y répondre pour le moment : dans la salle de bains l'eau venait de s'arrêter de couler. Fandorine fourra à la hâte papiers et lettres dans le portefeuille mais n'eut pas le temps de décamper. Une fine silhouette blanche se tenait, figée, dans l'embrasure de la porte.

Eraste Pétrovitch extirpa son revolver de sous sa ceinture et ordonna dans un murmure sifflant :

- Madame Béjetskaïa, un cri et je vous abats ! Venez ici et asseyez-vous ! Et plus vite que ça !

Elle s'approcha en silence, l'observant avec fascination de ses yeux insondables aux reflets scintillants. Puis elle s'assit au bureau.

- Comment, vous ne m'attendiez pas ? interrogea Eraste Pétrovitch avec sarcasme. Me preniez-vous pour un imbécile ?

Amalia Kazimirovna se taisait. Son regard était attentif et légèrement étonné, comme si elle voyait Fandorine pour la première fois.

- Que signifient ces listes ? demanda ce dernier en agitant son coït. Que vient faire ici le Brésil ? Qui se cache derrière les numéros ? Allez, répondez !

- On a mûri, fit soudainement Béjetskaïa d'un ton calme et songeur. On est devenu un homme, à ce qu'il paraît.

Elle laissa tomber sa main, et son déshabillé glissa, découvrant une épaule ronde, si blanche qu'Eraste Pétrovitch dut en avaler sa salive.

- Petit imbécile audacieux et batailleur, dit-elle de la même voix basse, en le regardant droit dans les yeux. Et très, très mignon.

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- Si vous songez à me séduire, vous perdez votre temps, balbutia-t-il en rougissant. Je suis loin d'être aussi idiot que vous l'imaginez.

Amalia Kazimirovna répliqua tristement :

- Vous êtes un malheureux petit garçon qui ne comprend même pas dans quoi il s'est fourré. Un malheureux et très joli petit garçon. Et moi, maintenant, je ne peux plus rien pour vous sauver...

- Vous feriez bien de commencer par penser à votre propre salut !

Eraste Pétrovitch s'efforçait de ne pas regarder la maudite épaule qui se dénudait de plus en plus. Comment pouvait-on avoir une peau aussi resplendissante, blanche comme le lait ou la neige ?

Béjetskaïa se leva brusquement, et il recula d'un bond, son arme tendue devant lui.

- Restez assise !

- N'ayez pas peur, petit idiot. Comme vous avez les joues rouges. On peut toucher ?

Elle tendit la main et effleura ses joues de ses doigts graciles.

- Vous êtes brûlant... Que vais-je donc faire de vous?

Son autre main reposait tendrement sur celle de Fandorine qui tenait le revolver. Ses yeux mats et fixes étaient si près que le jeune homme vit deux petites lampes rosés s'y refléter. Une étrange passivité s'empara de lui, et il se rappela les paroles d'Hippo-lyte à propos du papillon, mais il se les rappela avec un certain détachement, comme si cette mise en garde ne le concernait pas.

Et voici ce qui se passa ensuite. De sa main gauche, Béjetskaïa écarta le coït tandis que, de la droite, elle attrapait Eraste Pétrovitch par le col et le tirait à elle

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en lui assenant un coup de tête dans le nez. La douleur fulgurante aveugla Fandorine, qui n'aurait de toute façon rien vu car la lampe avait volé par terre avec fracas, plongeant la pièce dans la nuit la plus noire. Au second choc - un coup de genou dans le bas-ventre - le jeune homme se plia en deux, ses doigts se serrèrent convulsivement, et un éclair illumina la pièce alors que retentissait un coup de feu. Amalia aspira désespérément une bouffée d'air, émit un son entre le sanglot et le cri, puis plus personne ne frappa Eraste Pétrovitch, personne ne lui serra plus le poignet. Le bruit d'un corps qui tombe résonna. Ses oreilles tintaient, deux filets de sang coulaient le long de son menton, des larmes ruisselaient de ses yeux, et il avait à ce point mal au bas-ventre qu'il n'avait qu'une seule envie : se rouler en boule et attendre en poussant des grognements que l'insupportable douleur passe. Mais il n'y avait pas de temps pour tout ça - un vacarme de voix et de bruits de pas montait déjà d'en bas.

Fandorine attrapa le portefeuille sur la table, le balança dehors, grimpa sur l'appui de la fenêtre et faillit tomber, car sa main serrait toujours le pistolet. Il redescendit par la gouttière sans très bien savoir comment. Il craignait de ne pas trouver le portefeuille dans l'obscurité, mais, sur le gravier blanc, celui-ci était très visible. Eraste Pétrovitch le ramassa et fonça droit devant lui à travers les buissons, tout en marmonnant dans sa barbe : " Ah, il est bien, le courrier diplomatique... Il a tué une femme... Seigneur, que faire, que faire ?... Je suis seul fautif... Le coup est parti comme ça, je ne voulais pas... Où aller maintenant ?... La police va me rechercher... Ou bien encore ces... Un assassin... Impossible d'aller à l'am-

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bassade... Quitter le pays au plus vite... Non plus... Ils vont me chercher dans les ports et les gares... Pour leur portefeuille, ils retourneront la terre entière... Se cacher... Mon Dieu, Ivan Frantsévitch, que faire, que faire ?... " Fandorine se retourna tout en courant, et ce qu'il vit le fit trébucher et manqua de justesse le faire tomber. Dans les buissons, une silhouette noire en long manteau se tenait immobile. Blanc, figé, un visage étrangement connu apparut à la lueur de la lune. Le comte Zourov !

Eraste Pétrovitch poussa un cri strident et, totalement abasourdi, il sauta par-dessus la clôture, se mit à courir à droite, à gauche (par où était donc venu ce fichu cab ?) et, ayant finalement décidé que peu importait, il fila vers la droite.

Sur l'île aux Chiens, dans les étroites ruelles situées derrière les docks de Millwall, la nuit tombe vite. A peine a-t-on le temps de dire ouf que déjà le crépuscule est passé du gris au brun et que, un à un, s'allument les rares réverbères. Tout est sale, triste. De la Tamise monte une humidité pénétrante, et des décharges, une odeur de pourriture. Si les rues sont désertes, les pubs louches et les meublés bon marché grouillent d'une vie malsaine et dangereuse.

Dans les chambres du Ferry Road logent des matelots radiés du rôle, des petits trafiquants et des putains de port vieillissantes. Pour six pence par jour, tu as droit à un lit dans une chambre indépendante - et personne n'ira mettre le nez dans tes affaires. Mais attention : pour toute détérioration du mobilier, pour toute bagarre ou tout tapage nocturne, le Gros Hugh, comme on appelle le patron, exige une amende d'un shilling, et qui refuse de payer est flanqué dehors sans ménagement. Le Gros Hugh est du matin au soir assis derrière son comptoir, face à la porte. Un endroit stratégique d'où l'on voit qui rentre et qui sort, qui apporte quoi ou, à l'inverse, qui emporte quoi. D'une clientèle aussi bigarrée, on peut s'attendre à tout.

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Tenez, par exemple, l'artiste peintre français avec ses cheveux roux en bataille qui vient de se faufiler devant le patron pour disparaître dans la chambre d'angle. Il est plein aux as, le mangeur de grenouilles - il a payé une semaine d'avance sans discuter. Il ne boit pas, il reste enfermé, depuis qu'il est là, c'est la première fois qu'il met le nez dehors. Hugh, comme de juste, en a profité pour jeter un coup d'oil chez lui. Et alors, d'après vous ? Eh bien, dans sa chambre, le soi-disant peintre n'a pas plus de toiles que de couleurs. Un assassin, peut-être, qui sait ? Sinon pourquoi se cacherait-il derrière des lunettes noires ? Alors, en référer au constable ? De toute façon, il a payé d'avance...

Quant à l'artiste aux cheveux roux, ignorant la dangereuse orientation prise par les pensées du Gros Hugh, il ferma sa porte à clé et adopta effectivement une conduite on ne peut plus suspecte. Avant toute chose, il ferma très soigneusement les rideaux. Ensuite, il posa ses achats sur la table - une miche de pain, du fromage et une bouteille de porter -, enleva son revolver de sous sa ceinture et le fourra sous son oreiller. Toutefois l'entreprise de désarmement de l'étrange Français ne s'arrêta pas là. Il dégagea de la tige de sa botte un déranger - minuscule pistolet à un coup, d'ordinaire utilisé par les dames et les criminels politiques -, puis plaça cette arme qui avait tout d'un jouet près de la bouteille de porter. De sa manche il extirpa un stylet étroit et court, qu'il enfonça dans la miche. Seulement après, il alluma la bougie, ôta ses lunettes noires et se frotta les yeux d'un air las. Il se tourna vers la fenêtre - les rideaux ne se seraient-ils pas entrouverts ? - et, arrachant sa

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perruque rousse, il se révéla être nul autre qu'Eraste Pétrovitch Fandorine.

En cinq minutes, il en eut terminé avec ses agapes - visiblement, le conseiller titulaire doublé d'un assassin en cavale avait mieux à faire. Ayant balayé les miettes de la table, Eraste Pétrovitch essuya ses mains à sa longue blouse d'artiste, se dirigea vers le fauteuil éventré placé dans un coin, fouilla dans le rembourrage et en sortit le petit portefeuille bleu. Fandorine brûlait d'impatience de poursuivre le travail qui l'avait occupé depuis le matin et qui l'avait déjà conduit à une découverte de taille.

Après les tragiques événements de la nuit, Eraste Pétrovitch avait bien été obligé de faire un saut au Winter Queen, ne serait-ce que pour récupérer son argent et son passeport. Son cher ami Hippolyte, cette canaille, ce Judas, et ses acolytes n'avaient qu'à chercher Erasmus von Dorn dans les gares et les ports. Qui allait s'intéresser à un malheureux peintre français logeant dans le pire cloaque des bas-fonds londoniens ? Et s'il avait tout de même fallu prendre le risque de passer à la poste, c'est qu'il y avait à cela une bonne raison.

Maudit Zourov ! S'il n'était pas entièrement clair, son comportement dans cette histoire était dans tous les cas incorrect. Pas simple, Son Honneur, pas simple du tout. Il en avait fait des contorsions, le valeureux hussard au cour franc. Avec quelle habileté il lui avait refilé l'adresse ! Il avait tout calculé, le bougre ! En résumé : le roi des intrigants. Il savait que le stupide petit goujon se laisserait prendre et qu'il goberait l'hameçon en même temps que l'appât. Ou non, tant qu'à choisir une image, autant reprendre

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l'allégorie de Son Honneur. Le gentil papillon s'était approché du feu. Et il avait bien failli s'y brûler. Un pareil imbécile ne méritait d'ailleurs pas mieux. En tout cas, il était clair que Béjetskaïa et Hippolyte étaient liés par un intérêt commun. Seul un benêt romantique, à l'instar d'un certain conseiller titulaire (d'ailleurs promu dans cette fonction à la place d'autres personnes bien plus méritantes), pouvait croire sérieusement à une passion fatale à la manièie castillane. Sans compter qu'il avait raconté des craques à Ivan Frantsévitch. Une honte ! Ha, ha ! Quand on repense aux belles paroles d'Hippolyte Alexandro-vitch : " Je l'aime et je la crains, la sorcière... Je l'étranglerai de mes propres mains ! " II avait dû bien rire du petit morveux ! Il faut dire que c'était du travail d'artiste, au demeurant pas moins brillant que l'autre fois, avec le duel. Le calcul était simple : tu prends position au Winter Queen et tu attends tranquillement que le stupide papillon Erasme vienne se jeter sur la bougie. Ici, tu n'es pas à Moscou : ni police judiciaire ni gendarmes, tu peux attraper Eraste Fandorine à mains nues. Et ni vu ni connu. Zourov ne serait-il pas ce fameux Frantz dont a parlé le majordome ? Oh, les infâmes conspirateurs. Qui est leur chef, Zourov ou Béjetskaïa ? Il semblerait que ce soit tout de même elle... Eraste Pétrovitch eut un frisson au souvenir des événements de la nuit précédente et du cri plaintif qu'avait poussé Amalia en s'effondrant après le coup de feu. Peut-être n'était-elle pas morte mais seulement blessée ? Cependant, le froid angoissant qui le saisit suggéra à Eraste Pétrovitch qu'il l'avait bel et bien tuée. La splendide reine était morte, et Eraste Pétrovitch devrait vivre avec ce poids jusqu'à la fin de ses jours.

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A vrai dire, il était tout à fait possible que cette fin fût toute proche. Zourov connaissait l'assassin, il l'avait vu. Sans doute la chasse avait-elle déjà commencé à travers tout Londres, voire toute l'Angleterre. Mais pourquoi, cette nuit, Zourov l'avait-il laissé s'échapper, pour quelle raison lui avait-il offert la possibilité de fuir ? Avait-il eu peur du pistolet qu'il tenait dans sa main ? Mystère...

Mais il y avait une énigme plus difficile encore à élucider : le contenu du portefeuille. Fandorine était resté un long moment sans pouvoir comprendre quoi que ce fût à cette liste mystérieuse. Une vérification minutieuse lui avait permis de constater que le nombre d'indications portées sur les feuilles était strictement égal au nombre de lettres reçues, et que toutes les données correspondaient. A cette différence près que, aux dates figurant sur les enveloppes, Béjetskaïa ajoutait la date de réception.

Il y avait en tout quarante-cinq lettres enregistrées. La plus ancienne datait du 1er juin, les trois dernières étaient arrivées alors qu'Eraste Pétrovitch se trouvait à Londres. Les numéros d'ordre semblaient n'obéir à aucune logique ; le plus court était le n° 47F (Royaume de Belgique, directeur de département, reçu le 15 juin), le plus long était le n° 2347F (Italie, lieutenant des dragons, reçu le 9 juin). Les pays d'expédition étaient au nombre de neuf. L'Angleterre et la France étaient ceux qui revenaient le plus souvent. La Russie n'apparaissait qu'une fois (n° 994F, conseiller d'Etat actuel, reçu le 26 juin, sur l'enveloppe, tampon de Pétersbourg daté du 7 juin. Mais attention à ne pas s'embrouiller avec les calendriers : le 7 juin en Russie correspondait au 19 dans le calendrier européen. Ce qui signifiait que le courrier avait mis

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une semaine pour arriver). Les fonctions et les rangs mentionnés étaient pour l'essentiel d'un niveau élevé - généraux, officiers supérieurs, un amiral, un sénateur et même un ministre portugais, mais il y avait aussi du menu fretin, comme un lieutenant italien, un juge d'instruction français ou encore un capitaine des gardes frontières d'Autriche-Hongrie.

En bref, tout donnait l'impression que Béjetskaïa était une intermédiaire, une courroie de transmission, une boîte aux lettres vivante, dans les attributions de qui entrait la tâche d'enregistrer les informations reçues et de les faire suivre, de toute évidence à mister Nicholas Croog, à Pétersbourg. On pouvait raisonnablement penser que les listes étaient transmises une fois par mois. De même, il était évident qu'avant Béjetskaïa le rôle de " miss Olsen " était tenu par une autre personne, ce que le portier ne pouvait soupçonner.

Là se terminaient les évidences et surgissait le besoin impérieux de recourir à la méthode déductive. Ah, s'il avait été là, le chef aurait immédiatement énuméré toutes les hypothèses possibles ; chaque élément aurait déjà trouvé sa place dans telle ou telle case. Mais le chef était loin, et une conclusion s'imposait : Brilling avait raison, mille fois raison. On était en présence d'une organisation secrète aux multiples ramifications et possédant des membres dans un grand nombre de pays - et de un. La reine Victoria et Disraeli n'étaient pour rien dans l'histoire (sinon, pourquoi envoyer les rapports à Pétersbourg ?) - et de deux. Concernant les espions anglais, Eraste Pétrovitch était dans ses petits souliers, car tout ici évoquait effectivement les nihilistes - et de trois. Et la piste ne menait pas n'importe où, mais

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précisément en Russie, un pays qui abritait les nihilistes les plus redoutables et les plus irréductibles -et de quatre. Et, au milieu d'eux, l'infâme Zourov, individu aux multiples facettes.

En supposant que le chef eût raison, Fandorine n'en avait pas pour autant gaspillé inutilement l'argent de son voyage. Même dans ses pires cauchemars, il est probable qu'Ivan Frantsévitch n'aurait jamais pu imaginer à quelle hydre puissante il avait déclaré la guerre. Il n'était pas question ici d'étudiants ni de demoiselles hystériques pourvus de bom-binettes ou de ridicules pistolets, mais de toute une société secrète dont les membres étaient des ministres, des généraux, des procureurs et même un conseiller d'Etat actuel de Pétersbourg !

Eraste Pétrovitch en était à ce point de sa réflexion quand il avait eu une sorte d'illumination (la seconde partie de la journée était déjà bien entamée). Conseiller d'Etat actuel et nihiliste ? Quelque chose l'empêchait d'admettre cette idée. Passe encore pour le chef de la garde impériale brésilienne - Eraste Pétrovitch n'avait jamais mis les pieds au Brésil et n'avait aucune idée des pratiques locales -, mais il se refusait catégoriquement à imaginer qu'un homme ayant le même rang qu'un général s'amuse à lancer des bombes. Fandorine avait côtoyé d'assez près un conseiller d'Etat actuel - Fiodor Trifonovitch Sévriou-guine, le directeur du collège de région où il avait étudié pas moins de sept ans. Un tel homme terroriste ? Foutaise !

Et, brusquement, le cour d'Eraste Pétrovitch s'était serré. Ces gens n'étaient nullement des terroristes, mais au contraire des messieurs tout ce qu'il y avait de plus sérieux et de plus respectables ! Des

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victimes de la terreur, voilà ce qu'ils étaient ! Des nihilistes de divers pays, désignés par des numéros selon un code secret, informaient l'état-majov central révolutionnaire de l'exécution d'actes terroristes !

Quoique non, aucun ministre portugais n'avait apparemment été tué au cours du mois de juin - les journaux en auraient nécessairement parlé... De futures victimes alors ? Oui, voilà ! Les " numéros " demandaient à leur état-major l'autorisation de commettre tel ou tel acte terroriste. Mais les noms n'étaient pas précisés par mesure de sécurité.

Chaque chose était maintenant à sa place, tout s'était éclairci. Ivan Frantsévitch avait justement parlé d'un fil qui menait d'Akhtyrtsev à une datcha des environs de Moscou, mais, emporté par ses délirantes histoires d'espionnage, Fandorine n'avait écouté son chef que d'une oreille.

Stop. Mais ce modeste lieutenant des dragons, en quoi pouvait-il les intéresser ? Très simple, s'était aussitôt dit Eraste Pétrovitch, répondant à sa propre question. L'obscur Italien avait dû se mettre en travers de leur chemin. Comme en son temps un jeune registrateur de collège de la police judiciaire de Moscou s'était mis en travers de la route d'un tueur aux yeux pâles.

Diable, que faire ? Lui était là, bien tranquillement planqué, alors que tant de gens estimables se trouvaient en danger de mort ! Fandorine avait surtout de la peine pour ce général russe anonyme. Un homme sûrement digne de respect, plus tout jeune, méritant, père de jeunes enfants... Et tout portait à croire que ces carbonari envoyaient chaque mois leurs criminels rapports. D'ailleurs, il ne se passait pas un seul jour en Europe sans que le sang ne coule ! Et la piste

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ne conduisait pas n'importe où, mais à Piter. Alors, ces paroles entendues dans la bouche du chef étaient revenues à la mémoire d'Eraste Pétrovitch : " Ici, c'est le sort de la Russie qui est en jeu. " Eh bien, Ivan Frantsévitch, eh bien, monsieur le conseiller d'Etat, ce n'est pas seulement du sort de la Russie qu'il s'agit, mais de celui du monde civilisé tout entier.

Il devait informer le secrétaire Pyjov. En secret, afin que le traître de l'ambassade n'aille pas flairer quelque chose. Mais comment ? Ce traître pouvait être n'importe qui, et il aurait été dangereux pour Fandorine de se montrer aux abords de l'ambassade, même déguisé en Français aux cheveux roux et à la blouse d'artiste peintre... Il allait falloir prendre des risques. Envoyer un message par la poste urbaine, au nom du secrétaire de gouvernement Pyjov et ajouter " A remettre en mains propres ". Ne pas écrire un mot de trop, seulement son adresse à Londres et transmettre les salutations d'Ivan Frantsévitch. L'homme était intelligent, il comprendrait. Quant à la poste urbaine, à ce que l'on disait, elle acheminait le courrier en à peine deux heures...

Fandorine avait donc procédé de la sorte. Maintenant, on était le soir, et il attendait, à l'affût d'un coup discret frappé à sa porte.

Personne ne toqua. Tout se passa de manière bien différente.

Bien plus tard, à minuit passé, Eraste Pétrovitch était assis dans le fauteuil éventré dans lequel était caché le portefeuille bleu et, commençant à somnoler, il piquait régulièrement du nez. Sur la table, la chandelle achevait de se consumer, les coins de la

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pièce avaient disparu dans une obscurité malveillante ; dehors, l'orage qui approchait grondait de manière inquiétante. L'atmosphère était étouffante et chargée d'angoisse, au point que Fandorine avait l'impression qu'un être invisible pesait lourdement sur sa poitrine, l'empêchant de respirer. Il oscillait quelque part entre le sommeil et la réalité. Soudain, ses pensées graves et rigoureuses s'emmêlèrent en un fatras stérile, et le jeune homme, se ressaisissant, secoua la tête pour ne pas se faire happer par le tourbillon du sommeil.

C'est dans un de ces moments de lucidité qu'eut lieu un fait étrange. Tout d'abord, un petit piaulement inexplicable se fit entendre. Puis, n'en croyant pas ses yeux, Eraste Pétrovitch vit la clé se mettre à tourner toute seule dans la serrure. La porte émit un grincement désagréable alors que le battant glissait vers l'intérieur, et sur le seuil se manifesta une vision singulière : un petit homme maigrichon d'âge indéfinissable, au visage rond, sans barbe, et aux yeux étroits d'où partait un faisceau de ridules.

Dans un sursaut, Fandorine saisit son derringer sur la table, et la vision, avec un sourire suave et un hochement de tête approbateur, roucoula d'une voix de ténor, doucereuse et agréable à l'excès :

- Eh bien, me voilà, mon enfant. Porfiri Pyjov, fils de Martin, esclave du Seigneur et secrétaire de gouvernement. J'ai volé vers vous au premier signe de votre part. Tel le vent à l'appel d'Eole.

- Comment avez-vous ouvert la porte ? murmura Eraste Pétrovitch, effaré. Je me souviens pourtant avoir fermé à double tour.

- Avec un rossignol magnétique, expliqua de bonne grâce l'hôte tant attendu, et il montra une

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assez longue tige, qui d'ailleurs regagna immédiatement sa poche. Une bricole bien pratique. Je l'ai emprunté à un cambrioleur du cru. Mon genre d'activité conduit à fréquenter d'affreux individus, la lie de la société. D'authentiques misérables, croyez-moi. A défier l'imagination de monsieur Hugo lui-même. Mais ce sont aussi des êtres humains, et l'on peut trouver le moyen de s'en approcher. Je peux même dire que je les aime, ces rebuts du monde, et qu'en partie je les collectionne. Comme dit le poète : chacun s'amuse comme il peut, mais la mort est la même pour tous. Ou bien encore, comme disent les Allemands : " jedes Tierchen hat sein Plaisirchen " - à chaque bête ses propres joujoux.

De toute évidence, l'étrange petit bonhomme avait le don de bavasser sur tout et n'importe quoi avec une facilité déconcertante, mais, pour autant, ses yeux fureteurs n'en perdaient pas une miette - ils avaient déjà soumis à un examen attentif aussi bien Eraste Pétrovitch lui-même que sa misérable cham-brette.

- Je suis Eraste Pétrovitch Fandorine. Envoyé de monsieur Brilling. Pour affaire de la plus haute importance, dit le jeune homme, bien que les deux premiers points fussent déjà indiqués dans sa lettre et que Pyjov eût sans doute de lui-même deviné le troisième. Le problème est qu'il ne m'a donné aucun mot de passe. Il aura oublié, probablement.

Eraste Pétrovitch lança un regard anxieux à Pyjov, dont maintenant dépendait son salut, mais ce dernier se contenta de lever au ciel ses petites mains aux doigts courts :

- Mais il n'y a besoin d'aucun mot de passe. Laissons là ces enfantillages. Comme si, face à un autre

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Russe, un Russe n'était pas capable de discerner à qui il a affaire. Il me suffit de regarder vos yeux limpides (Porfiri Martinovitch s'approcha du jeune homme à le toucher), je lis en vous comme dans un livre. Un jeune homme pur, audacieux, patriote et aux nobles aspirations. Ce qui va de soi, notre institution n'acceptant que des gens de cette qualité.

Fandorine fronça les sourcils. Il lui semblait que le secrétaire de gouvernement se payait sa tête et le prenait pour un nigaud. Pour cette raison, Eraste Pétro-vitch exposa son histoire brièvement et sèchement, sans y mettre d'émotion. Il s'avéra alors que Porfiri Martinovitch n'était pas seulement un vrai moulin à paroles mais qu'il savait aussi écouter avec la plus grande attention - sur ce point, il faisait même preuve d'un réel talent. Pyjov s'assit sur le lit, croisa ses mains sur son ventre, ferma complètement ses yeux, qui sans cela se réduisaient déjà à une étroite fente, puis ce fut comme s'il n'était plus là. En d'autres termes, il se fit tout ouïe au sens propre. Pas une seule fois il n'interrompit son interlocuteur, à aucun moment il ne remua. De temps en temps, toutefois, aux moments clés du récit, de sous ses paupières closes jaillissait une étincelle vive et intense.

Eraste Pétrovitch s'abstint de faire part de son hypothèse à propos des lettres, en réservant la primeur à Brilling, et termina par ces mots :

- Voilà, Porfiri Martinovitch, vous avez devant vous un fugitif et un assassin involontaire. Il me faut repasser au plus vite sur le continent. Je dois rentrer à Moscou pour voir Ivan Frantsévitch.

Pyjov se mordit les lèvres, attendit de voir si quelque chose d'autre suivait, puis tout doucement demanda :

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- Et le petit portefeuille bleu ? Ne faudrait-il pas le faire passer par la poste diplomatique ? Il arriverait plus sûrement. On ne sait jamais... Ces messieurs ne sont visiblement pas des plaisantins, ils vont se lancer à vos trousses à travers toute l'Europe. Et pour ce qui est du détroit, mon mignon, je vous ferai bien sûr traverser - rien n'est plus facile. Si vous ne dédaignez pas un fragile canot de pêche, dès demain vous voguerez en compagnie de Dieu. Attrapant sous la voile le vent rugissant...

Qu'est-ce qu'il a avec son vent, toujours son vent, se dit avec irritation Eraste Pétrovitch, qui, à franchement parler, n'avait pas le moins du monde envie de se séparer du portefeuille si chèrement obtenu. Mais Porfiri Martinovitch continua comme s'il n'avait pas remarqué les hésitations de son interlocuteur :

- Je n'ai pas pour habitude de me mêler des affaires des autres. Car je suis un homme réservé et discret. Je vois toutefois que vous êtes très loin de m'avoir tout dit. Et il est vrai, mon cher petit, que si la parole est d'argent, le silence est d'or. Brilling Ivan Frantsévitch est un oiseau de haut vol. Un aigle fier parmi les merles, si l'on peut dire ; il n'irait pas confier une affaire importante au premier venu. Bon, alors ?

- Alors quoi ?

- Eh bien, le petit portefeuille ? Personnellement, je lui aurais flanqué de la cire à cacheter un peu partout, je l'aurais donné à un courrier dégourdi, qui aurait volé jusqu'à Moscou telle la troïka fendant le vent dans un tintement de grelots. Et puis j'aurais envoyé un télégramme chiffré, disant quelque chose

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dans le genre : " Du souverain des cieux, recevez ce don précieux. "

Dieu en était témoin, Eraste Pétrovitch n'était pas avide d'honneurs, ni de décorations, ni de gloire. Pour le bien de la cause, il aurait volontiers donné le portefeuille à Pyjov, car l'acheminement eût en effet été plus sûr avec un courrier. Mais il avait trop de fois repassé dans sa tête la scène de son retour triomphal auprès du chef, la remise solennelle du précieux portefeuille et le récit captivant des épreuves qu'il avait traversées... Allait-il se priver de tout cela ?

Fandorine ne put s'y résoudre. Il dit sévèrement :

- Le portefeuille est en lieu sûr dans une cachette. Je l'apporterai moi-même. J'en réponds sur ma vie. Mais surtout n'en prenez pas ombrage, Porfiri Marti-novitch.

- Eh bien, comme vous voulez, fit Pyjov sans insister. Cela m'enlève même un souci. J'ai déjà bien assez de mes secrets sans me charger de ceux des autres. Et puisqu'il est dans une cachette, qu'il reste dans la cachette. (Il se leva, laissant glisser son regard sur les murs nus de la chambre.) En attendant, reposez-vous, mon garçon. La jeunesse réclame du sommeil. Moi je suis un vieillard, je souffre de toute façon d'insomnie. Aussi, pendant ce temps, je vais faire le nécessaire pour votre canot. Demain (en fait aujourd'hui) à la pointe de l'aube, je serai chez vous. Je vous amènerai en bord de mer, je vous donnerai un baiser d'adieu et vous bénirai. Quant à moi, je resterai à végéter en terre étrangère tel un orphelin sans foyer. Oh, comme est dure la vie pour qui est loin de la patrie.

C'est alors que Porfiri Martinovitch, visiblement conscient d'avoir quelque peu forcé la dose, écarta les mains d'un air coupable.

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- Je suis désolé, je parle, je parle... Le russe vivant me manque, vous savez, et j'ai tendance à utiliser un langage ampoulé. Nos fins esprits de l'ambassade s'expriment surtout en français, si bien qu'il n'y a personne auprès de qui soulager son cour.

Dehors, l'orage grondait pour de bon, et, apparemment, il avait même commencé à pleuvoir. Pyjov se leva, sur le point de prendre congé.

- Je vais y aller. Ouille, ouille, ouille ! Les éléments se déchaînent.

Sur le seuil de la porte, il se retourna, caressa une dernière fois Fandorine du regard et, après une profonde inclination, se fondit dans l'obscurité du couloir.

Eraste Pétrovitch verrouilla la porte et secoua frileusement les épaules. La foudre manqua de peu tomber sur le toit.

Il fait sombre, il y a quelque chose d'effrayant dans cette misérable chambre, ouverte sur l'extérieur par une unique fenêtre donnant sur une cour empierrée, nue, sans le plus petit brin d'herbe. La tempête se déchaîne, le vent hurle, la pluie frappe, et dans le ciel d'un gris noir, la lune erre à travers les nuages qui se déchirent. Filtrant à travers les rideaux, un rayon jaune coupe la pièce en deux, s'étire jusqu'au lit où, inondé d'une sueur froide, Fandorine s'agite, en proie à un cauchemar. Il est entièrement habillé, chaussé, armé. Seul son revolver demeure à la même place, sous l'oreiller.

Accablée sous le poids de son crime, sa conscience envoie au malheureux Eraste Pétrovitch une vision d'horreur. Amalia, morte, se penche au-dessus de son

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lit. Ses yeux sont mi-clos, de sous ses cils s'écoule une goutte de sang, sa main tient une rosé noire.

- Que t'ai-je fait ? gémit plaintivement la morte. J'étais jeune et belle, j'étais seule et malheureuse. On m'a prise dans un filet, on m'a trompée, :>n m'a menti. Le seul homme que j'aimais m'a trahie. Tu as commis un grand péché, Eraste, tu as tué la beauté, or la beauté est un miracle divin. Tu as piétiné ce miracle. Pourquoi, pourquoi ?

La goutte de sang se détache de sa joue pour venir se poser sur le front tourmenté d'Eraste Pétrovitch, qui frissonne de froid et ouvre les yeux. Grâce à Dieu, il ne voit aucune Amalia. Un songe, rien qu'un songe. Cependant, sur son front, quelque chose de froid goutte à nouveau.

Qu'est-ce que c'est ? se demanda Eraste Pétrovitch avec un frémissement d'épouvanté en achevant de se réveiller, et il prêta l'oreille au hurlement du vent, au martèlement de la pluie, au grondement sourd du tonnerre. C'est quoi, ces gouttes ? Rien de surnaturel. Une fuite au plafond. Calme-toi, pauvre idiot, calme-toi.

Mais au même moment, doucement mais distinctement, un murmure se fit entendre derrière la porte :

- Pourquoi, pourquoi ? Et une fois encore :

- Pourquoi, pourquoi ?

C'est ma conscience impure, se dit Fandorine. C'est elle qui me donne des hallucinations. Mais sa pensée saine et rationnelle ne pouvait rien contre la peur odieuse et tenace qui pénétrait en lui par tous les pores de sa peau.

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Tout paraissait calme. Un éclair illumina les murs nus et gris, puis tout redevint sombre.

Mais, une minute plus tard, de légers coups frappés à la fenêtre retentirent. Toc-toc. Puis de nouveau : toc-toc-toc.

Du calme ! C'est le vent. Un arbre. Une branche contre la vitre. Rien que de normal.

Toc-toc. Toc-toc-toc.

Un arbre ? Quel arbre ? D'un bond, Fandorine se> mit sur son séant. Non, derrière la fenêtre, il n'y avait pas un seul arbre ! Seulement une cour vide. Seigneur, qu'était-ce ?

Le rai jaune entre les rideaux s'éteignit, devint gris. Visiblement, la lune était passée derrière les nuages. Mais, l'instant suivant, quelque chose de sombre, effrayant, mystérieux, ondula.

Faire n'importe quoi mais surtout ne pas rester allongé comme ça, la peur au ventre. Surtout ne pas sombrer dans la folie.

Eraste Pétrovitch se leva et, forçant ses jambes à lui obéir, il s'avança jusqu'à la fenêtre sans quitter des yeux l'effrayante tache sombre. Au moment précis où il tirait les rideaux, un éclair illumina le ciel et, derrière la vitre, Fandorine vit, face à lui, un visage d'une pâleur mortelle avec deux trous noirs à la place des yeux. Une main scintillant d'un éclat surnaturel, aux doigts écartés tels des rayons de lumière, glissa lentement à la surface de la vitre et là, Eraste Pétrovitch eut une réaction stupide et infantile : il poussa un sanglot irrépressible, fit un bon en arrière puis recula jusqu'à son lit, où il se jeta à plat ventre, la tête entre les mains.

Se réveiller ! Se réveiller au plus vite ! Notre père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive...

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Les coups à la vitre cessèrent. Il détacha son visage de l'oreiller, jeta un regard prudent en direction de la fenêtre, mais ne vit rien d'horrible - la nuit, la pluie, les éclairs. Son imagination lui avait joué un tour. Un tour à sa façon.

Heureusement, Eraste Pétrovitch se rappela les instructions du brahmane indien Chandra Johnson, qui enseignait l'art de bien respirer et de bien vivre. Le sage ouvrage stipulait :

Une respiration satisfaisante est le fondement d'une vie satisfaisante. Elle te soutient dans les moments difficiles de l'existence, en elle tu trouveras le salut, l'apaisement et la sérénité. Aspire la force vitale de prana, ne te hâte pas de l'expirer, retiens-la dans tes poumons. Plus ta respiration est lente et mesurée, plus il y a de force vitale en toi. Aura atteint la sérénité celui qui, ayant aspiré prana le soir, ne l'expirera qu'au matin.

Certes, pour ce qui était de la sérénité, Eraste Pétrovitch en était encore loin. Toutefois, grâce à ses exercices matinaux quotidiens, il avait appris à retenir son souffle pendant cent secondes. C'est donc à ce moyen fiable que, pour l'heure, il allait recourir. Il aspira une pleine poitrine d'air et se calma, " se fit arbre, pierre, herbe ". Et cela l'aida - les battements de son cour reprirent peu à peu un rythme régulier, la peur recula. A cent, Fandorine expira bruyamment, apaisé par la victoire de l'esprit sur la superstition.

Ce fut alors qu'un bruit résonna, qui le fit claquer des dents. Quelqu'un grattait à la porte.

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- Laisse-moi entrer, murmura une voix. Regarde-moi. J'ai froid. Laisse-moi entrer...

C'en est trop, s'indigna intérieurement Eraste Pétrovitch, rassemblant ce qui lui restait de fierté. Je vais immédiatement ouvrir la porte et me réveiller. Ou bien... Ou bien constater que ce n'est pas un rêve.

En deux bonds, il atteignit la porte, ouvrit le verrou et tira rageusement le battant vers lui. Et son élan désespéré s'arrêta là.

Sur le seuil, se tenait Amalia. Elle portait le même déshabillé de dentelle blanche que la veille, mais, cette fois, ses cheveux étaient emmêlés par le vent et la pluie, et sur sa poitrine s'étalait une tache de sang. Le plus effrayant de tout était son visage qui luisait d'une lumière surnaturelle et ses yeux fixes, comme éteints. Sa main blanche, d'où jaillissaient des étincelles, se tendit vers le visage d'Eraste Pétrovitch et lui effleura la joue - exactement comme la veille, à ceci près que de ses doigts émanait un froid si glacial que, sur le point de sombrer dans la folie, l'infortuné Eraste Pétrovitch recula d'un pas.

- Où est le portefeuille ? demanda le spectre dans un murmure sifflant. Où est mon portefeuille ? J'ai vendu mon âme pour lui.

Un cri explosa des lèvres desséchées d'Eraste Pétrovitch :

- Je ne le rendrai pas !

Le jeune homme recula jusqu'au fauteuil dans les profondeurs duquel était enfoui le portefeuille dérobé, s'y laissa lourdement tomber et, pour être plus sûr, l'entoura de ses bras.

La revenante s'approcha de la table. Puis, après avoir gratté une allumette et allumé la bougie, elle s'écria d'une voix sonore :

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- Your tum now ! He's ail yours ' !

Deux hommes firent irruption dans la chambre : l'immense Morbid, dont la tête touchait le linteau de la porte, et un autre, petit et leste.

Au comble de la confusion, Fandorine ne réagit même pas quand le majordome lui mit un couteau sous la gorge, tandis que l'autre le fouillait habilement et découvrait le derringer dans la tige de sa botte.

- Cherche le revolver, ordonna Morbid en anglais.

Le nabot, tel un chien bien dressé, trouva instantanément le coït caché sous l'oreiller.

Pendant ce temps, Amalia était devant la fenêtre en train d'essuyer son visage et ses mains avec un mouchoir.

- Bon, c'est tout ? demanda-t-elle avec impatience. Quelle saleté, ce phosphore. Et le pire, c'est que toute cette mascarade était inutile. Il n'a même pas eu assez de jugeote pour cacher le portefeuille convenablement. John, cherchez dans le fauteuil.

Elle ne regardait pas Fandorine, comme s'il se fût subitement transformé en objet inanimé.

Morbid éjecta Eraste Pétrovitch de son siège, sans cesser de presser sa lame sur sa gorge. Quant au nabot frétillant, il plongea la main dans l'assise du fauteuil et en extirpa le portefeuille bleu.

- Donnez-le-moi, ordonna Béjetskaïa en s'approchant de la table et en vérifiant le contenu. C'est bon, tout y est. Il n'a pas eu le temps de faire suivre. Grâce à Dieu. Frantz, apportez-moi mon manteau, je suis transie.

1. Maintenant, à votre tour ! Je vous le laisse !

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- Ainsi, c'était une mise en scène ? prononça Fandorine d'un air bravache et d'une voix mal assurée. Félicitations. Vous êtes une grande actrice. Je suis heureux que ma balle vous ait manquée. Quand je pense qu'un si grand talent aurait pu se perdre...

- N'oubliez pas le bâillon, dit Amalia au majordome.

Puis, ayant passé sur ses épaules le manteau apporté par Frantz, elle sortit de la chambre, sans même jeter un dernier regard à Eraste Pétrovitch, couvert de honte.

Le nabot - c'était évidemment lui qui surveillait l'hôtel et nullement Zourov - sortit de sa poche une pelote de fine corde et en ficela étroitement le prisonnier, les bras le long du corps. Ensuite, de deux doigts il attrapa Fandorine par le nez, et quand, suffoquant, celui-ci ouvrit la bouche, il y enfourna une poire en caoutchouc.

- C'est bon, déclara Frantz, satisfait du résultat, avant d'ajouter avec un léger accent allemand : J'apporte le sac.

Il bondit dans le couloir et en revint presque aussitôt. Avant qu'on lui enfile par la tête un sac de toile grossière lui arrivant jusqu'aux genoux, la dernière chose qu'Eraste Pétrovitch eut sous les yeux fut la physionomie de pierre, absolument impassible, de John Morbid. Dommage, bien sûr, que ce bas monde, en guise d'adieu, n'ait pas montré à Eraste Pétrovitch son visage le plus séduisant. Mais, dans l'obscurité poussiéreuse du sac, la vision se révéla bien pire encore.

- Donne la ficelle, que je resserre bien le haut du sac, fit la voix de Frantz. On n'a pas loin à aller, mais ce sera plus sûr comme ça.

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- Où veux-tu qu'il aille ? répondit Morbid de sa voix de basse. Au moindre mouvement, je lui plante mon couteau dans la panse.

- N'empêche, on va quand même le faire, chantonna Frantz.

Et il enroula la ficelle si fort autour du sac qu'Eraste Pétrovitch en eut soudain du mal à respirer.

- Allez, on y va ! fit le majordome en poussant le prisonnier.

Fandorine se mit à avancer à l'aveuglette, sans très bien comprendre ce qui empêchait qu'on l'égorgé ici même, dans la chambre. Il trébucha deux fois, manqua tomber sur le perron de l'hôtel, mais la grosse patte de John le rattrapa de justesse par l'épaule.

Cela sentait la pluie, des chevaux renâclaient.

- Vous deux, dès que vous en aurez terminé, revenez ici et remettez tout en ordre, résonna la voix de Béjetskaïa. Nous, nous rentrons.

- Ne vous faites pas de souci, m'am, mugit le majordome. Vous avez fait votre travail, nous ferons le nôtre.

Oh, comme Eraste Pétrovitch aurait aimé pouvoir dire quelque chose d'important, quelque chose de particulier afin qu'elle ne garde pas de lui le souvenir d'un gamin stupide et mort de peur, mais celui d'un homme courageux, tombé héroïquement dans un combat inégal contre toute une armée de nihilistes. Hélas, la maudite poire le priva de cet ultime plaisir.

Mais un nouveau choc attendait l'infortuné jeune homme, même si, après tout ce qu'il venait d'endurer, on était en droit de se demander quels malheurs pouvaient encore l'éprouver.

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- Amalia Kazimirovna, ma mie, prononça en russe l'agréable voix de ténor, bien connue de notre héros. Permettez au vieillard que je suis de partager votre landau. Nous parlerons de choses et d'autres, et je serai plus au sec. Voyez vous-même, je suis trempé. Votre Patrick n'a qu'à prendre mon phaéton et nous suivre. Vous n'y voyez pas d'inconvénient, ma chérie ?

- Montez, répondit sèchement Béjetskaïa. Sachez seulement, Pyjov, que je ne suis pas votre mie, et encore moins votre chérie.

Faute de pouvoir éclater en sanglots à cause de la poire, Eraste Pétrovitch émit un grognement sourd. Le monde entier s'était ligué contre le malheureux jeune homme. Où aurait-il puisé assez de force pour se mesurer à cette multitude de malfaiteurs ? Il n'était entouré que de traîtres, de serpents venimeux (et quand on pense qu'il s'était laissé contaminer par le verbiage de ce maudit Porfiri Martinovitch !). Béjetskaïa avec ses coupe-jarrets, Zourov, et même Pyjov, ce renégat, tous étaient des ennemis. En cet instant, Eraste Pétrovitch n'avait plus envie de vivre tant il était accablé de dégoût et de lassitude.

Du reste, personne n'essayait vraiment de le convaincre de continuer à vivre. Il semblait, en effet, que son escorte eût pour lui des projets d'une tout autre nature.

Des mains puissantes saisirent le prisonnier et le firent asseoir dans une voiture. Le lourd Morbid grimpa et vint se coller à sa gauche. Le léger Frantz prit place à sa droite, fit claquer son fouet, et Eraste Pétrovitch se sentit projeté en arrière.

- Où ? demanda le majordome.

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- Quai six, on m'a dit. Là-bas, c'est plus profond et en plus il y a du courant. Qu'est-ce que tu en penses ?

- Pour moi, c'est égal. Si on t'a dit le six, allons-y pour le six.

Ainsi, l'avenir immédiat d'Eraste Pétrovitch se présentait de manière assez limpide. On allait le conduire à un débarcadère désert, lui accrocher une pierre autour du cou et l'envoyer au fond de la Tamise, pourrir parmi les chaînes d'ancre rouillées et les tessons de bouteille. Le conseiller titulaire Fan-dorine disparaîtrait sans laisser de traces, car il s'avérerait que pas une seule personne ne l'avait vu après l'agent militaire à Paris. Ivan Frantsévitch comprendrait que son protégé avait fait un faux pas quelque part, mais il n'apprendrait jamais la vérité. Et il ne viendrait à l'esprit de personne, à Moscou et à Pétersbourg, qu'une infâme canaille s'était infiltrée au sein des services secrets. Voilà qui il aurait fallu démasquer.

Mais, après tout, peut-être que tout n'était pas perdu.

Même ligoté et enfermé dans son long sac poussiéreux, Eraste Pétrovitch se sentait incomparablement mieux que vingt minutes plus tôt quand le spectre phosphorescent le regardait à travers la fenêtre et que sa raison était paralysée par la peur.

Le fait est qu'il restait au captif une chance de s'en sortir. Frantz avait beau être rusé, il n'avait pas eu l'idée de tâter sa manche droite. Or, dans cette manche, se trouvait son stylet, et avec lui tous ses espoirs... Si seulement il trouvait le moyen d'attraper l'extrémité avec ses doigts... Mais ce n'était pas simple avec le bras ficelé le long du corps. Combien cela

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prendrait-il pour arriver à ce fichu quai six ? Aurait-il le temps ?

- Reste tranquille, intima Morbid en donnant un coup de coude dans les côtes du prisonnier, qui n'arrêtait pas de se tortiller (de peur, sans doute).

- De toute manière, l'ami, qu'il gigote ou pas, le résultat sera le même, fit remarquer Frantz avec philosophie.

L'homme dans le sac s'agita encore un peu, poussa un cri sourd et se tut, visiblement résigné à accepter son sort (avant qu'il ait pu l'attraper, le maudit stylet lui avait cruellement tailladé le poignet).

- On est arrivés, annonça John en se haussant pour observer les environs. Il n'y a personne.

- Et qui voudrais-tu qu'il y ait en pleine nuit et sous cette pluie battante ? répliqua Frantz. Allez, remue-toi un peu. Après il faut encore qu'on retourne là-bas.

- Prends-le par les jambes.

Ils soulevèrent le paquet soigneusement ficelé et le portèrent jusqu'à une longue jetée de planches pour petites embarcations, qui, telle une flèche, s'étirait au-dessus de l'eau noire.

Eraste Pétrovitch entendit les planches qui craquaient sous les pas, le clapotis du fleuve. La délivrance était proche. A peine l'eau de la Tamise se refermerait-elle au-dessus de sa tête qu'il devrait trancher ses liens avec le stylet, éventrer le sac et, sans bruit, aller faire surface sous la jetée. Il attendrait que les autres partent, et il aurait gagné : le salut, la vie, la liberté. Cela paraissait si simple qu'une voix intérieure murmura à Fandorine : non, Eraste, dans la vie les choses ne se passent pas comme ça, une sale tuile va immanquablement te

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tomber dessus et tout ton merveilleux plan sera réduit à néant.

Hélas, en le prédisant, la petite voix avait attiré le malheur. La tuile ne tarda guère à se présenter - et non du fait du cauchemardesque mister Morbid, mais à l'initiative de ce brave Frantz.

- Attends, John, dit ce dernier lorsqu'ils s'arrêtèrent à l'extrémité de la jetée et déposèrent leur fardeau sur les planches. Ça ne se fait pas de jeter un homme vivant dans l'eau, comme si c'était un vulgaire chiot. Tu aimerais être à sa place, toi ?

- Non, répondit John.

- Et voilà, se réjouit Frantz. C'est bien ce que je te disais. Boire la tasse dans ce liquide pourri et immonde.... Br-r-r. Je ne souhaite ça à personne. Allez, faisons une bonne action : saigne-le d'abord pour qu'il ne souffre pas. Un bon coup et c'est fini, d'accord ?

Face à cet élan d'humanité, Eraste Fandorine commença à se sentir très mal, mais le bon, le merveilleux mister Morbid grogna :

- C'est ça, je vais salir mon couteau. Et éclabousser mes manches de sang, en plus. Comme si on ne s'était pas déjà donné assez de mal pour ce morveux. De toute façon, qu'il crève comme ça ou autrement... Et puis, si tu es si bon, étrangle-le avec ta corde, dans ce domaine tu n'as pas ton pareil. Moi, pendant ce temps, je vais chercher un morceau de ferraille.

Ses lourds pas s'éloignèrent, et Fandorine resta seul avec le petit Frantz au grand cour.

- Il n'aurait pas fallu nouer le haut du sac, prononça-t-il, réfléchissant tout haut. J'y ai laissé tout ce qui restait de ficelle.

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Eraste Pétrovitch émit un mugissement approbateur, qui voulait dire quelque chose comme : ne t'en fais pas, j'arriverai bien à m'en passer.

- Ah, le pauvre petit, soupira Frantz. Ces gémissements, ça vous arrache le cour. Du calme, mon garçon, n'aie pas peur. Pour toi, tonton Frantz ne va pas épargner sa ceinture.

On entendit des pas qui approchaient.

- Tiens, un bout de rail. Exactement ce qu'il fallait, tonna le majordome. Fourre-le sous la corde. Avec ça, il ne remontera pas avant un mois.

- Attends un peu, le temps que je l'étrangle.

- Va au diable avec ta sensiblerie ! Le temps presse, bientôt ce sera l'aube !

- Excuse-moi, fiston, dit Frantz, compatissant. Visiblement, c'était ton destin. Das hast du dir selbst zu verdanken '.

Ils ramassèrent Eraste Pétrovitch et le balancèrent.

- Azazel ! s'exclama Frantz d'une voix sévère et triomphante, et, dans la seconde qui suivit, le corps emmailloté percutait l'eau putride avec fracas.

Fandorine ne sentit ni le froid, ni même le poids de son scaphandre alourdi par les graisses en suspension, tant il était occupé à taillader avec son stylet la ficelle imbibée d'eau. Il eut surtout des difficultés avec la main droite, mais, dès que celle-ci fut libérée, tout alla très vite : un ! la main gauche vint à la rescousse de la droite ; deux ! le sac fut éventré de haut en bas ; trois ! le lourd morceau de rail s'enfonça dans la vase.

Le tout maintenant était de ne pas remonter prématurément à la surface. Eraste Pétrovitch donna

1. Tu l'as bien cherché.

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une impulsion avec les jambes, tandis qu'il tendait ses bras en avant et se frayait un chemin dans l'obscurité glauque. Quelque part, tout près, devaient se trouver les poteaux de soutènement de la jetée. Voilà, ses doigts venaient d'effleurer du bois gluant, recouvert d'algues. Doucement, sans se presseï, il fallait remonter le long du poteau. Sans un clapotis, sans un bruit.

Sous le plancher de bois de la jetée, l'obscurité était totale. Soudain, l'eau noire sortit silencieusement de ses entrailles une tache blanche et ronde. Dans le cercle blanc s'en forma un autre, petit et noir - c'était le conseiller titulaire Fandorine qui aspirait avidement l'air du fleuve. Cela sentait la pourriture et le kérosène. L'odeur magique de la vie.

Pendant ce temps, en haut, sur la jetée, on discutait tranquillement. L'homme caché en dessous distinguait chaque mot. Il était arrivé à Eraste Pétrovitch d'avoir les larmes aux yeux lorsqu'il imaginait, attendri, les termes dans lesquels ses amis et ses ennemis évoqueraient sa mémoire, celle d'un héros disparu prématurément, et les discours qui seraient prononcés au-dessus de sa tombe béante. On peut dire que toute sa jeunesse s'était nourrie de ces rêves. Aussi, quelle ne fut pas l'indignation du jeune homme quand il entendit de quelles futilités bavardaient ceux qui se considéraient comme ses assassins ! Pas un seul mot de celui sur qui s'étaient refermées les eaux sombres du fleuve - un être humain doué de cour et d'esprit, à l'âme noble et aux aspirations sublimes !

- A tous les coups, cette petite balade va me coûter une belle crise de rhumatisme, soupira Frantz. Il monte une telle humidité... Bon, mais qu'est-ce qu'on fait à attendre ici ? On y va, non ?

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- Pas encore.

- Ecoute, avec toute cette agitation, je n'ai même pas dîné. Qu'est-ce que tu en penses, on va nous donner quelque chose à nous mettre dans le ventre ou on nous a déjà concocté un nouveau boulot ?

- On n'a pas à le savoir. On fera ce qu'on nous dira de faire.

- On pourrait au moins avaler un peu de veau froid. J'ai le ventre qui gargouille... C'est vrai qu'on va devoir se tirer d'ici ? On commençait tout juste à s'acclimater, à se sentir chez soi... Et pourquoi ? Pourtant, tout s'est bien passé.

- Elle, elle sait pourquoi. Si elle a décidé ça, c'est qu'il le faut.

- Ça, c'est bien vrai. Elle ne se trompe jamais. Pour elle, je ferais n'importe quoi - je lui aurais même sacrifié mon propre père. Si j'en avais eu un, bien sûr. Aucune mère n'aurait jamais fait pour nous tout ce qu'elle a fait.

- Ça, c'est sûr... Bon, maintenant on peut y aller.

Eraste Pétrovitch attendit que les pas s'éloignent ; par sécurité, il compta encore jusqu'à trois cents et alors seulement il regagna la rive.

Quand, après plusieurs tentatives infructueuses, il parvint à grand-peine à se hisser sur le parapet, bas mais quasiment vertical, l'obscurité commençait déjà à se dissoudre, pressée par l'aube. Le supposé noyé tremblait de froid, claquait des dents et, pour couronner le tout, il était maintenant affligé d'un hoquet - visiblement, il avait ingurgité de l'eau putride. Mais cela ne retirait rien au bonheur d'être en vie. Eraste Pétrovitch promena un regard amoureux sur l'étendue grise du fleuve (de l'autre côté, de petites lumières brillaient amicalement), il s'attendrit devant un

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entrepôt, bas mais robustement construit, il opina au balancement régulier des remorqueurs et des chaloupes qui s'alignaient le long du quai. Un sourire serein illuminait le visage mouillé, au front barré d'une traînée de mazout, de celui qui venait de ressusciter des morts. Il s'étira voluptueusement et, dans jette position ridicule, il se figea : une petite silhouette agile venait de se détacher d'un coin de l'entrepôt et se précipitait dans sa direction.

- Ah, les canailles, les monstres ! pestait, d'une voix aiguë, audible de loin, la silhouette qui continuait d'avancer. On ne peut vraiment rien leur confier, il faut tout vérifier. Qu'est-ce que vous deviendriez sans Pyjov ? Vous seriez complètement perdus. Perdus comme des chiots aveugles.

Saisi d'une colère bien compréhensible, Fandorine s'élança en avant. Le renégat avait tout l'air de ne pas soupçonner que sa traîtrise satanique avait été découverte.

Cependant, dans la main du secrétaire de gouvernement quelque chose de métallique se mit à briller d'un éclat qui ne présageait rien de bon, et Eraste Pétrovitch s'arrêta tout d'abord, pour ensuite reculer.

- Voilà qui est frappé au coin du bon sens, mon joli, l'approuva Pyjov, dévoilant une démarche féline aux foulées élastiques. Vous êtes un garçon intelligent, je l'ai compris immédiatement. Ce que j'ai là, dans la main, vous connaissez ?

Il brandit la chose métallique, et Fandorine distingua un pistolet à double canon, d'un calibre impressionnant.

- Un machin à faire frémir, poursuivit-il. Dans leur jargon, les bandits locaux l'appellent smasher. Tenez, si vous voulez bien regarder. Ici, on met deux

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balles explosives - celles-là mêmes qui ont été interdites par la conférence de Saint-Pétersbourg de 68. Mais, que voulez-vous, mon petit Eraste, ce sont des criminels, d'horribles malfaiteurs. Que leur importent les conférences humanitaires ! Or, dès qu'elle pénètre dans un corps mou, la balle explosive s'ouvre telle une fleur à pétales. Viande, os, veines, elle transforme tout en chair à pâté. Et vous, mon joli, tout doux, pas un geste, sinon dans l'affolement je vais tirer, et je ne me pardonnerai jamais une telle sauvagerie. D'autant qu'une balle comme ça dans le ventre ou quelque part dans cette région, cela fait très, très mal.

Secoué par un frisson, non plus de froid mais de peur, Fandorine cria :

- Iscariote ! Tu as vendu ta patrie pour trente pièces d'argent ! Et, de nouveau, il s'éloigna du sinistre canon.

- Comme disait le grand Derjavine, l'inconstance est le lot des mortels. En outre, vous m'offensez injustement, mon petit ami. Je me suis laissé séduire par une somme autrement plus sérieuse, que j'ai pris grand soin de transférer dans une banque suisse, pour mes vieux jours, afin de ne pas crever comme un chien. Mais vous, petit imbécile, dans quoi vous êtes-vous mis ? A qui avez-vous eu l'idée de vous attaquer ? A tirer dans la pierre, on ne fait que perdre ses flèches. C'est une forteresse, c'est la pyramide de Khéops. On ne l'abat pas d'un coup de tête.

Tandis qu'il parlait, Eraste Pétrovitch continua de reculer jusqu'à la rive et dut s'arrêter en sentant le parapet heurter sa cheville. De toute évidence, c'était exactement ce que cherchait Pyjov.

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- Très bien, voilà qui est parfait ! fredonna-t-il, s'arrêtant à dix pas de sa proie. Sinon, j'aurais eu le plus grand mal à traîner jusqu'à l'eau un jeune homme aussi bien nourri. Et ne vous en faites pas, mon précieux, Pyjov connaît son affaire. Pan ! et c'est fini. A la place d'un beau petit visage, une belle petite bouillie. Même si on te repêche, personne ne te reconnaîtra. Mais ton âme s'envolera immédiatement vers les anges. Une âme si jeune n'a pas encore eu le temps de pécher.

Sur ces mots, il leva son arme, ferma l'oil gauche et sourit avec délectation. Il prit son temps pour tirer, afin de jouir de l'instant. Fandorine regarda désespérément la rive déserte, faiblement éclairée par les premières lueurs de l'aube. Personne, pas âme qui vive. Cette fois, c'était la fin pour de bon. Il crut percevoir un mouvement près de l'entrepôt, mais n'eut pas le temps de bien regarder. Un coup de feu épou-vantablement fort éclata, bien plus fort que le plus fort des coups de tonnerre, et Eraste Pétrovitch, chancelant en arrière et poussant un cri déchirant, tomba dans ce fleuve dont il avait eu tant de peine à s'extirper quelques minutes plus tôt.

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Cependant, non seulement toute conscience n'avait pas abandonné celui sur qui l'on venait de tirer, mais encore ne ressentait-il aucune douleur. N'y comprenant rien, Eraste Pétrovitch se mit à battre des mains à la surface de l'eau. Que lui arrivait-il ? Etait-il mort ou vivant ? S'il était mort, pourquoi cette impression d'être complètement trempé ?

Au-dessus du parapet surgit la tête de Zourov. Fandorine ne s'en étonna pas le moins du monde : premièrement, en cet instant précis, il eût été difficile de trouver de quoi l'étonner et, deuxièmement, dans l'autre monde (si, bien sûr, c'était là qu'il se trouvait), il s'en passait parfois bien d'autres.

- Erasme ! Tu es vivant ? Ma balle t'a touché ? cria avec fougue la tête de Zourov. Donne-moi la main.

Eraste Pétrovitch sortit sa dextre de l'eau et, en un geste vigoureux, il fut ramené sur la terre ferme. Une fois remis sur ses pieds, la première chose qu'il vit fut la petite silhouette qui gisait face contre terre, la main tendue, refermée sur le lourd pistolet. Sur sa nuque, à travers ses rares cheveux poivre et sel, apparaissait un orifice noir, sous lequel s'élargissait une flaque sombre.

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- Tu es blessé ? demanda Zourov avec anxiété, palpant sous toutes les coutures le malheureux Eraste Pétrovitch tout dégoulinant d'eau. Je ne comprends pas comment cela a pu arriver. Une pure et simple révolution dans la balistique. Mais non, ce n'est pas possible.

- Zourov, vous ? ! fit Fandorine d'une voix enrouée, réalisant enfin qu'il se trouvait dans ce monde et non dans l'autre.

- Pas " vous ", mais " tu ". Nous avons bu à l'amitié, l'aurais-tu oublié ?

- Mais pou... pou... pourquoi ? demanda Eraste Pétrovitch, se mettant de nouveau à trembler de froid. Vous tenez absolument à en terminer vous-même avec moi ? Votre Azazel vous a promis une prime en échange, c'est ça ? Eh bien tirez, tirez, et soyez maudit ! J'en ai mon souper de vous tous, plus encore que de la kacha.

D'où cette comparaison avec la kacha lui était-elle subitement venue ? Une lointaine réminiscence resurgie de la petite enfance, sans doute. Eraste Pétrovitch était sur le point d'arracher sa chemise, comme pour dire : voici ma poitrine, tu n'as qu'à tirer, quand Zourov le secoua sans ménagement par les épaules.

- Arrête de délirer, Fandorine. Quel Azazel ? Quelle kacha? Laisse-moi te remettre les idées en place, dit-il en flanquant une paire de claques retentissantes au pauvre garçon exténué. C'est moi, Hip-polyte Zourov. Après tout ce qui t'est tombé dessus, rien d'étonnant à ce que tu aies la cervelle en compote. Appuie-toi sur moi. (Il prit le jeune homme par les épaules.) Je vais t'emmener à l'hôtel. J'ai un bon petit cheval attaché ici, et celui-là (il donna un coup

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de pied au corps inerte de Pyjov) a laissé son phaéton un peu plus loin. Nous arriverons plus vite que le vent. Tu vas te réchauffer, avaler un bon grog et m'expliquer tout ce cirque. Fandorine repoussa le comte avec force :

- Non, c'est toi qui vas m'expliquer ! D'abord (hic) qu'est-ce que tu fais là ? Pourquoi m'as-tu suivi ? Tu es de mèche avec eux ?

Gêné, Zourov tortilla sa moustache noire.

- Cela ne se résume pas en deux mots.

- Je m'en fiche, j'ai tout (hic) mon temps. Je ne bougerai pas d'ici !

- Bien, alors écoute.

Et voici ce que narra Hippolyte.

* * *

- Crois-tu que je t'aie donné l'adresse d'Amalia comme ça, sans arrière-pensée ? Non, mon frère, il y a ici tout un jeu psychologique. Tu m'as plu, c'est fou ce que tu m'as plu. Il y a en toi quelque chose... Je ne sais pas, une sorte d'empreinte. J'ai le flair pour repérer les gens comme toi. Parfois, sur la tête de certaines personnes, c'est comme si je voyais un nimbe, tel un léger halo lumineux. Ces gens-là sont particuliers, le sort veille sur eux, les protège de tous les dangers. Pourquoi les protège-t-il ? Ils l'ignorent, comme je l'ignore moi-même. Si tu te bats en duel contre un tel homme, il te tue. Tu joues aux cartes, il te plume, quoi que tu puisses sortir de tes manches. J'ai vu ton halo lorsque tu m'as lessivé au stoss et après, quand tu nous as proposé de tirer au sort à celui qui se suiciderait. On rencontre rarement des gens comme toi. Tiens, par exemple, alors que nous marchions dans

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le désert du Turkestan, il y avait dans mon détachement un lieutenant du nom d'Oulitch. Il ne manquait jamais une occasion d'aller au feu, et cela ne lui faisait ni chaud ni froid, ça le faisait rire. Tu imagines, une fois, aux portes de Khiva, j'ai de mes propres yeux vu la garde du khan tirer une salve sur lui. Pas une égratignure ! Peu après, il a bu un peu de koumis trop fermenté, et basta, on a enterré Oulitch dans le sable. Pourquoi le Seigneur le protégeait-il dans les combats ? Mystère ! Eh bien toi, Erasme, tu es de ceux-là, tu peux me croire. Je t'ai aimé, je t'ai aimé à la minute précise où, sans la moindre hésitation, tu as pressé le revolver sur ta tempe et appuyé sur la détente. Seulement, Fandorine mon frère, mon affection est une réalité sournoise. Je ne peux aimer quelqu'un qui me soit inférieur, et j'envie mortellement quiconque m'est supérieur. Et je t'ai envié. J'étais jaloux de ton auréole, de ta veine insolente. Regarde, aujourd'hui, tu viens de sortir de l'eau comme si de rien n'était. Bien sûr, tu as l'air d'un chiot mouillé, mais tu es vivant et sans une seule égratignure.

Jusque-là Eraste Pétrovitch avait écouté avec le plus vif intérêt, rosissant même de plaisir et cessant pour un temps de trembler, mais au mot " chiot " il se renfrogna et, fâché, il hoqueta deux fois de suite.

- Mais ne sois pas vexé, je disais cela en toute amitié, fit Zourov en lui tapant sur l'épaule. Bref, j'ai alors pensé : c'est le destin qui me l'envoie. Amalia ne saurait manquer de s'enticher d'un tel homme. Pour peu qu'elle le regarde d'un peu plus près, elle s'y laissera prendre. Et ainsi j'en aurai terminé, je serai une fois pour toutes débarrassé de cette hantise satanique. Elle me laissera en paix, cessera de me torturer, de me promener au bout d'une chaîne, tel

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un ours de foire. Qu'elle aille donc tourmenter ce gosse avec ses supplices. Et ainsi, je t'ai donné le fil à suivre, je savais que tu ne renoncerais pas à ton but... Mets ce manteau sur tes épaules et, tiens, avale une gorgée de ça. Tu es tout grelottant.

Tandis que, claquant des dents, Fandorine buvait un fond de rhum de la Jamaïque au goulot d'une grande flasque, Hippolyte lui jeta sur les épaules son manteau noir de dandy à la doublure de satin écar-late, puis, d'un mouvement des pieds expéditif, il fit rouler le cadavre de Pyjov jusqu'à la limite du rebord, et, le hissant par-dessus le parapet, il le jeta dans le fleuve. Le corps pénétra dans l'eau avec un bruit sourd, et il ne resta de l'indigne secrétaire de gouvernement qu'une flaque sombre sur une dalle de pierre.

- Procure la paix, Seigneur, à ton serviteur Je-ne-sais-pas-comment-il-s'appelait, prononça Zourov avec dévotion.

- Py... Pyjov, hoqueta de nouveau Eraste Pétrovitch, qui toutefois, grâce au rhum, ne claquait plus des dents. Porfiri Martinovitch Pyjov.

- De toute manière je ne retiendrai pas son nom, dit Hippolyte avec un haussement d'épaules indifférent. Et puis qu'il aille au diable. De toute évidence, c'était un sale petit bonhomme. Tirer sur un homme désarmé... pff. C'est qu'il avait bel et bien l'intention de te tuer, Erasme. Et, soit dit en passant, je t'ai sauvé la vie, tu l'avais compris ?

- J'avais compris, j'avais compris. Mais poursuis ton récit.

- Eh bien, s'il faut poursuivre, poursuivons. Je t'ai donc donné l'adresse d'Amalia et, dès le lendemain, j'ai sombré dans une mélancolie, un cafard tel que Dieu t'en préserve. Je buvais, j'allais voir les filles

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et j'ai paumé jusqu'à cinquante mille roubles au jeu, mais rien n'y faisait. Impossible de dormir, impossible de manger. Boire, ça, je pouvais. Je vous voyais sans cesse toi et Amalia, en train de flirter, en train de vous moquer de moi. Parfois, et c'était pire que tout, vous sembliez m'avoir complètement oublié. J'ai passé ainsi dix jours à broyer du noir, jusqu'au moment où j'ai senti que je risquais de devenir timbré. Jean, mon laquais, tu te souviens de lui ? Il est à l'hôpital. Il est venu me casser les pieds avec ses sermons, et, résultat, je lui ai déplacé le nez et cassé trois côtes. Honte à moi, Fandorine mon frère. J'étais comme fou. Au onzième jour, j'ai explosé. Je me suis dit : ça suffit, je les tue tous les deux et ensuite j'en finis avec moi. Quoi qu'il arrive, rien ne sera pire que maintenant. Quant à savoir comment j'ai traversé l'Europe, on pourrait me couper en morceaux que je serais incapable de m'en souvenir. Il faut dire que je pitanchais comme un chameau du Karakoum. Alors que l'on traversait l'Allemagne, j'ai balancé deux Prussiens hors du train. En fait, je n'en suis pas très sûr. Il est possible que je l'aie rêvé. Je n'ai repris mes esprits qu'une fois arrivé à Londres. Là, première chose : le Winter Queen. Elle n'y est pas, toi non plus. L'hôtel est minable. De toute sa vie, Amalia n'a jamais séjourné dans un tel trou à rats. Le portier, cet animal, ne sait pas un seul mot de français. Quant à moi, ma connaissance de la langue anglaise se limite à " bateule ouiski " et " mouve yor as! ", expressions que j'ai apprises d'un enseigne de vaisseau et qui signifient : " Une bouteille de gnôle, et

plus vite que ça. " J'interroge sur miss Olsen cet avorton de portier anglais, lequel baragouine quelque chose dans son sabir, secoue sa caboche et indique je ne sais quoi derrière lui. En fait, il veut dire : " Elle a déménagé d'ici, mais où ? mystère. " Ensuite, je passe à toi : " Fandorine, je lui dis, Fandorine, mouve yor as. " Et là - surtout ne va pas te vexer -, les yeux lui sortent carrément de la tête. Visiblement, en anglais ton nom sonne comme quelque chose de pas très convenable. En un mot comme en cent, le larbin et moi avons le plus grand mal à parvenir à une compréhension mutuelle. Comme je ne vois rien d'autre à faire, je décide de m'installer dans ce nid à punaises, et j'y reste. Mon emploi du temps est simple. Le matin je vais voir le portier et je lui demande : " Fandorine ? " II me fait une courbette et répond : " Mor-nine, seu1. " Ce qui veut dire : " II n'est pas encore arrivé. " Je vais alors au mastroquet d'en face, où j'ai établi mon poste d'observation. C'est d'un ennui mortel, les gueules autour sont sinistres, mais, heureusement, j'ai " bateule ouiski " et " mouve yor as " pour me réconforter. Au début, le tenancier me regardait comme une bête curieuse, puis il s'est habitué, et maintenant il m'accueille comme quelqu'un de la famille. Grâce à moi, son commerce s'est animé : les gens se pressent chez lui pour me voir siffler l'eau-de-vie par verres entiers. Mais ils ont peur de s'approcher et regardent de loin. J'ai appris de nouveaux mots : " djine " - c'est un alcool de genièvre ; " ram " - c'est le rhum ; " brendi " - c'est un cognac dégueulasse. Bref, j'étais prêt à rester à mon poste d'observation jusqu'à la crise de delirium tremens quand, le

1. Bottle whisky, " une bouteille de whisky " ; move your ass, " bouge tes fesses ".

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1. Moming, sir, " bonjour, monsieur ".

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quatrième jour, Allah soit loué, tu as débarqué. Tu es arrivé comme un vrai dandy, avec moustaches et voiture laquée. A propos, tu as eu tort de les raser, elles te donnaient fière allure. Tiens, je me dis, le petit paon fait la roue. Mais pour ce qui est de " miss Olsen ", des clous, il peut toujours attendre. Mais, à toi, cette canaille de portier ne chante pas du tout la même chanson qu'à moi, et je décide de rester caché, d'attendre que tu me mettes sur la bonne piste et d'agir alors en fonction de la donne. Je t'ai suivi dans la rue, tel un flic en filoche. J'avais complètement perdu la boule. Quand je t'ai vu te mettre d'accord avec le cocher, j'ai immédiatement réagi : j'ai pris un cheval à l'écurie et j'ai enveloppé ses sabots avec des serviettes de toilette de l'hôtel pour qu'ils ne fassent pas de bruit. Ce sont les Tchétchènes qui font ça avant de passer à l'attaque. Enfin, pas avec des serviettes d'hôtel mais avec des chiffons quelconques, tu avais compris ?

Eraste Pétrovitch se remémora la nuit précédente. Il avait eu tellement peur de laisser échapper Morbid qu'il n'avait même pas songé à regarder derrière lui. Or, il s'avérait que la filature était double.

- Quand tu as grimpé en direction de sa fenêtre, j'ai senti en moi comme un volcan en fusion, poursuivit Hippolyte. Je me suis mordu la main jusqu'au sang. Tiens, regarde. (Il fourra sous le nez de Fando-rine sa belle main puissante, où, effectivement, entre le majeur et l'index, apparaissaient des traces de morsures formant une demi-lune parfaitement régulière.) Bon, cela suffit, me dis-je. Maintenant, ce sont d'un coup trois âmes qui vont s'envoler - l'une au ciel (c'est à toi que je pensais), les deux autres directement en enfer... Pour une raison que j'ignore, tu t'es

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attardé un instant près de la fenêtre puis, rassemblant ton courage, tu as enjambé le rebord. Il ne me restait plus qu'un seul espoir : peut-être allait-elle te chasser. Elle n'aime pas qu'on lui force la main, elle préfère tout régenter elle-même. J'attends, le cour battant, les jambes flageolantes. Brusquement, la lumière s'éteint, un coup de feu, puis son cri ! Oh, mon Dieu, pensai-je, cette tête brûlée d'Erasme l'a tuée. Elle l'a bien cherché ! Tant va la cruche à l'eau... Et alors, Fandorine mon frère, le désespoir s'est abattu sur moi, comme si j'étais absolument seul au monde et que je n'eusse plus aucune raison de vivre... Je savais qu'elle terminerait mal, j'avais moi-même songé à en finir avec elle, mais tout de même... Tu m'as bien vu, hein, quand tu es passé près de moi en courant ? Je suis resté figé, comme paralysé, je ne t'ai même pas appelé. J'étais dans une sorte de brouillard... Puis le miracle s'est produit, suivi d'événements de plus en plus étranges. Tout d'abord, il s'est avéré qu'Amalia était en vie. Manifestement, tu l'avais manquée dans l'obscurité. Elle hurlait et houspillait les serviteurs, si fort que les murs en tremblaient. Elle ordonne quelque chose en anglais, les larbins accourent, s'agitent dans tous les sens, fouillent le jardin. Moi, je suis caché dans les fourrés. Dans ma tête, c'est la pagaille la plus totale. Je me fais l'impression d'être le mort dans une partie de préférence. Tous participent au jeu, moi seul suis là à ne rien faire. Non, cela ne peut pas durer, me dis-je. Pour qui me prend-on, à la fin ? De toute sa vie, Zourov ne s'est jamais fait rouler. Au fond du jardin se trouve une maisonnette de gardien condamnée, pas plus grande que deux niches de chien. J'arrache la planche qui barre l'entrée, je me mets aux aguets,

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je commence à en avoir l'habitude. J'observe tout ce qui se passe, l'oil grand ouvert et l'oreille tendue. Le satyre épiant Psyché. De leur côté, c'est un tohu-bohu incroyable ! On dirait l'état-major avant le passage en revue des troupes par l'empereur. Les serviteurs entrent et sortent de la maison, Amalia crie contre les uns et les autres, des facteurs apportent des télégrammes. Je n'arrive pas à comprendre : qu'est-ce qu'a bien pu lui faire mon Erasme ? Il a pourtant tout d'un garçon bien élevé. Qu'est-ce que tu lui as fait, hein ? Tu as voulu reluquer le lys qu'elle avait sur l'épaule, ou quoi ? Non, elle n'a pas de lys sur l'épaule, ni sur aucune autre partie du corps. Alors raconte, ne me fais pas languir.

Eraste Pétrovitch se contenta d'un geste impatient de la main, comme pour dire : " Continue, l'heure n'est pas à ce genre d'idioties. "

- En tout cas, tu as donné un sacré coup de pied dans la fourmilière. Ton défunt ami (Zourov fit un signe de tête en direction du fleuve, où Porfiri Marti-novitch avait rejoint se dernière demeure) est venu deux fois. La seconde hier soir, juste avant...

- Ce qui veut dire que tu es resté toute la nuit et toute la journée du lendemain ? s'étonna Fandorine. Sans manger et sans boire ?

- Oh, je peux tenir un bon bout de temps sans manger, pourvu que j'aie à boire. Et c'était le cas, expliqua Zourov en tapotant sa flasque. Bien sûr, j'ai dû me rationner. Deux gorgées à l'heure. C'est difficile, mais lors du siège de Makhram j'ai enduré bien pire, je te raconterai ça plus tard. Pour faire un peu d'exercice, j'ai quitté deux fois ma cachette, le temps d'une petite visite à ma jument. Je l'avais attachée à la clôture d'un parc voisin. Je lui cueille de l'herbe, je

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lui parle un peu pour qu'elle ne s'ennuie pas, et je regagne ma petite baraque de gardien. Chez nous, une jument laissée toute seule aurait été volée en moins de deux, mais les gens d'ici sont mollassons et pas dégourdis pour un sou. L'idée ne leur en est même pas venue. Le soir, ma jument isabelle m'a été drôlement utile. Quand le défunt (Zourov indiqua de nouveau le fleuve) a débarqué pour la deuxième fois, tes ennemis se sont aussitôt mis en branle. Imagine le tableau. En tête, tel Bonaparte, Amalia en coupé, avec deux solides gaillards sur la banquette du cocher. Derrière, en phaéton, le défunt. Et ensuite deux laquais en calèche. Enfin, loin derrière, moi sur ma jument isabelle - quatre serviettes de toilette trottinant dans l'obscurité. (Hippolyte éclata d'un gros rire et regarda fugitivement la ligne rouge de l'aube qui s'étirait le long du fleuve.) Nous sommes arrivés dans un endroit perdu, rappelant les pires quartiers de Pétersbourg. Bicoques lépreuses, entrepôts, crasse. Le défunt est allé rejoindre Amalia dans son coupé, visiblement pour tenir conseil. J'ai attaché ma jument sous un porche, afin d'observer la suite des événements. Le défunt est entré dans une maison à l'enseigne de je ne sais quoi, où il est resté une demi-heure. Le temps a alors commencé à se gâter. Dans le ciel, c'est une vraie canonnade, la pluie commence à tomber. J'ai beau être trempé, je reste - c'est trop intéressant. Le défunt reparaît, il court vers le coupé d'Amalia, où il grimpe à la hâte. Nouveau conciliabule, sans doute. L'eau me dégoulinait dans le col et ma flasque se vidait irrésistiblement. J'étais sur le point de leur jouer la scène du Christ apparaissant au peuple, de chasser toute cette canaille et d'exiger une réponse d'Amalia quand, brusquement, la por-

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tière du coupé s'est ouverte et j'ai vu une chose diabolique.

- Une apparition ? demanda Fandorine. Qui scintillait ?

- Exact. Brrr, à en avoir la chair de poule. Je n'ai pas réalisé immédiatement que c'était Amalia. Les choses sont redevenues intéressantes. Elle se conduisait de façon singulière. Elle entre d'abord par la même porte que le défunt un peu plus tôt et en ressort presque immédiatement pour disparaître sous le porche voisin puis, de nouveau, elle s'engouffre dans la maison, les laquais à sa suite. Quelques instants plus tard, ils sortent une espèce de sac ambulant. Ce n'est que plus tard que j'ai compris que c'était toi qu'ils avaient capturé, mais sur le moment ça ne m'est pas venu à l'esprit. Puis la troupe se scinde : Amalia et le défunt partent en coupé, suivi du phaé-ton, tandis que les deux laquais avec le sac, c'est-à-dire toi, montent dans la calèche et prennent une autre direction. Bon, me dis-je, ce sac, ce n'est pas mon affaire. Ce qu'il faut, c'est sauver Amalia ; elle s'est embringuée dans une sale histoire. Je suis donc le coupé et le phaéton - les sabots de ma jument : tiap-tiap, tiap-tiap. Nous n'allons pas très loin, et stop. Je mets pied à terre et je tiens ma jument par le museau pour l'empêcher de hennir. Le défunt descend du coupé et dit (la nuit est calme, on entend de loin) : " Non vraiment, ma chérie, je préfère vérifier pour en avoir le cour net. Ce gosse est malin comme un singe. Et si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver. " Ma première réaction a été la fureur : " ma chérie ", tu parles, espèce de minable. Puis, brusquement, j'ai une illumination. N'était-ce pas d'Erasme qu'il était question ? (Hippolyte hocha

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la tête, visiblement fier de sa perspicacité.) La suite est simple. Le cocher du phaéton est venu prendre place sur la banquette du coupé. Et moi j'ai suivi le défunt. Je me suis posté là-bas, au coin, dans l'espoir de comprendre enfin quelle crasse tu avais bien pu leur faire. Mais comme vous parliez à voix basse, j'entendais que dalle. A ce moment-là, je ne songeais pas à tirer, d'autant qu'il faisait trop sombre pour être sûr de faire mouche, mais lui, il t'aurait tué à tous les coups - je l'ai vu à son dos. Pour ces trucs-là, mon frère, j'ai l'oil. Et alors, quel tir ! Tu crois que c'est pour rien que Zourov s'entraîne à percer des pièces de cinq kopecks ? Cette fois, j'ai tiré en pleine nuque, à quarante pas, et en plus on doit tenir compte de l'éclairage.

- Disons, pas tout à fait quarante, prononça distraitement Eraste Pétrovitch, pensant à autre chose.

- Comment ça, pas tout à fait quarante ? ! s'exclama Hyppolite, offusqué. Tiens, tu n'as qu'à vérifier !

Et il entreprit de compter ses pas (sans doute un peu courts), mais Fandorine l'arrêta.

- Où vas-tu maintenant ? Zourov s'étonna :

- Comment cela, où je vais ? Je vais t'aider à reprendre figure humaine, tu vas m'expliquer clairement tout ce bazar, nous allons prendre un petit déjeuner, puis j'irai chez Amalia. Je l'abattrai, cette vipère, et qu'elle aille au diable. Ou bien je l'emmènerai avec moi. Dis-moi seulement une chose : toi et moi, nous sommes alliés ou rivaux ?

- Eh bien voilà, fit Eraste Pétrovitch en plissant le front et en se frottant les yeux d'un air las. Un, je n'ai besoin d'aucune aide. Deux, je ne t'expliquerai

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rien du tout. Trois, abattre Amalia est une bonne idée, pourvu seulement qu'ils ne te trouent pas la peau avant. Quatre, je ne suis absolument pas ton rival, j'en ai par-dessus la tête de cette bonne femme. - Peut-être qu'il est tout de même mieux de la tuer, fit Zourov, songeur. Adieu, Erasme. Et à la prochaine, si Dieu le veut.

Après les turbulences de la nuit et en dépit de toute son intensité, la journée d'Eraste Pétrovitch parut plus ou moins décousue, tel un assemblage d'éléments disparates, sans véritable lien les uns avec les autres. Fandorine avait été capable de réfléchir, de prendre des décisions sensées, voire d'agir, mais tout avait semblé s'enchaîner de soi-même, indépendamment d'un scénario global. Le dernier jour de juin resterait dans la mémoire de notre héros comme une série d'images fortes entrecoupées de vides.

C'est le matin sur le bord de la Tamise, dans le quartiers des docks. Le temps est calme et ensoleillé, l'air est frais après l'orage. Eraste Pétrovitch est assis sur le toit de tôle du hangar, avec son linge de corps pour tout vêtement. Près de lui sont étalés ses effets mouillés et ses bottes, dont la tige de l'une est décousue. Son passeport ouvert et ses billets de banque sèchent au soleil. Les pensées de l'homme sauvé des eaux s'embrouillent, s'égarent, mais finissent toujours par reprendre leur direction principale.

Ils me croient mort, et je suis vivant - et d'un. Ils pensent que personne d'autre ne les soupçonne, mais je suis là - et de deux. Le portefeuille est perdu - et

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de trois. Personne ne me croira - et de quatre. On va m'enfermer dans une maison de fous - et de cinq...

Non, reprenons. Ils ne savent pas que je suis vivant - et de un. Ils ne me cherchent plus - et de deux. Avant qu'ils s'aperçoivent de la disparition de Pyjov, il se passera un certain temps - et de trois. Il est maintenant possible de s'adresser à l'ambassade et d'envoyer une dépêche codée au chef - et de quatre...

Non. Pas à l'ambassade. Et si jamais il y avait là-bas d'autres Judas que Pyjov ? Amalia serait mise au courant, et il faudrait tout recommencer depuis le début. Par principe, dans cette histoire, il ne faut se fier à personne. Sinon au chef. Or, dans le cas présent, lui envoyer un télégramme n'est pas non plus une bonne idée. Il en conclurait que ses impressions d'Europe ont fait perdre la tête à Fandorine. Envoyer une lettre à Moscou ? C'est possible, mais elle arriverait trop tard.

Comment faire ? Comment faire ? Comment faire ?

Selon le calendrier local, nous sommes le dernier jour de juin. Aujourd'hui, Amalia va tirer un trait sous sa comptabilité du mois et envoyer un pli à Pétersbourg à l'attention de Nicholas Croog. Le premier à tomber sera le conseiller d'Etat actuel, un homme méritant, avec des enfants. Il est sur place, à Pétersbourg, ils auront vite fait de mettre la main sur lui. C'est d'ailleurs assez stupide de la part des conspirateurs d'écrire à Londres depuis Pétersbourg pour recevoir une réponse de nouveau à Pétersbourg. Ce sont les inconvénients du système. De toute évidence, les filiales de l'organisation secrète ne savent pas où est basé le quartier général. A moins que celui-ci ne change régulièrement de pays. Aujourd'hui à Pétersbourg, dans un mois ailleurs. Et si, en fait de

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1

quartier général, il n'y avait qu'un seul homme? Qui ? Croog ? Ce serait trop simple, mais encore fallait-il anêter Croog avec le pli.

Comment arrêter ce courrier ?

D'aucune façon. C'est impossible.

Stop. Si on ne peut pas l'arrêter, il est en revanche possible de le devancer !

Combien de jours le courrier met-il jusqu'à Pétersbourg ?

La scène suivante se joue quelques heures plus tard, dans le bureau du directeur du secteur centre-est de la poste de Londres. Le directeur est flatté -Fandorine s'est présenté comme un prince russe -et appelle le jeune noble prince ou Your Highness ', prononçant ce titre avec un plaisir non dissimulé. Eraste Pétrovitch est vêtu d'une élégante jaquette et tient une canne, sans laquelle un authentique prince ne peut se concevoir.

- Je suis vraiment désolé, prince, mais vous allez perdre votre pari, explique pour la troisième fois le directeur à ce Russe quelque peu obtus. Votre pays est membre de l'Union postale internationale qui a été constituée il y a deux ans et qui regroupe vingt-deux Etats représentant plus de trois cent cinquante millions d'habitants. L'ensemble de la zone applique les mêmes règlements et les mêmes tarifs. Si une lettre est expédiée de Londres aujourd'hui 30 juin, par envoi express, vous n'avez aucun moyen de la devancer - dans six jours très exactement, le 6 juillet au matin, elle sera au bureau de poste de Saint-

1. Votre Grandeur.

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Pétersbourg. Enfin pas le 6, mais à la date correspondant à votre calendrier.

- Et pourquoi peut-elle arriver à cette date et pas moi ? demande le " prince ", continuant de ne pas comprendre. Elle n'arrive pas par les airs, que je sache !

Le directeur explique d'un air important :

- Voyez-vous, Votre Grandeur, les paquets portant le tampon " express " sont acheminés sans qu'une seule minute soit perdue. Supposons que vous preniez le même train que ladite lettre à la gare de Waterloo. A Douvres, vous vous retrouvez dans le même vapeur. A Paris, vous arrivez en même temps à la gare du Nord.

- Et alors, où est le problème ?

- Il est en cela, triomphe le directeur, que rien n'est plus rapide que la poste express ! Vous êtes arrivé à Paris, et vous devez changer de train pour prendre celui de Berlin. Vous devez acheter un billet - en effet, vous ne l'avez pas commandé à l'avance. Il vous faut trouver un fiacre et traverser le centre-ville pour rejoindre l'autre gare. Vous devez attendre le train de Berlin qui ne part qu'une fois par jour. Maintenant, revenons à notre lettre express. De la gare du Nord, grâce à une draisine spéciale de la poste empruntant la voie ferrée circulaire, elle est amenée au premier train qui part en direction de l'Est. Cela peut très bien ne pas être un train de voyageurs mais un convoi de marchandises pourvu d'un wagon postal.

- Mais cela, je peux aussi le faire ! s'énerve Eraste Pétrovitch.

A quoi le patriote de la cause postale répond sévèrement :

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- Peut-être qu'en Russie de telles choses sont admises, mais pas en Europe. Et en supposant même que vous puissiez soudoyer un Français, au changement à Berlin vous n'obtiendrez rien : en Allemagne, les fonctionnaires des postes comme ceux des chemins de fer sont renommés pour leur intégrité.

- Est-ce possible que tout soit perdu ? s'écrie en russe Fandorine, au comble du désespoir.

- Pardon ?

- Ainsi, selon vous, j'ai perdu mon pari ? demande tristement le " prince ", passant de nouveau à l'anglais.

- A quelle heure exactement la lettre est-elle partie ? De toute façon, peu importe. Quand bien même vous vous précipiteriez directement d'ici à la gare, vous arriveriez trop tard.

Les dernières paroles de l'Anglais produisent sur l'aristocrate russe un effet magique.

- A quelle heure ? Mais oui, bien sûr ! Aujourd'hui nous sommes encore en juin ! Morbid n'ira récupérer les lettres que ce soir à dix heures ! Le temps qu'elle les recopie... Qu'elle les code ? Mais oui, c'est évident, elle ne va pas les envoyer directement en clair. Elle les traduit forcément en langage crypté ! Ce qui veut dire que le pli ne partira que demain ! Et qu'il arrivera non pas le 6 mais le 7 ! Le 25 juin, selon notre calendrier ! J'ai donc une journée d'avance !

- Je ne comprends rien, prince, dit le directeur en écartant les mains.

Mais Fandorine n'était déjà plus dans son bureau, la porte venait de claquer derrière lui.

- Your Highness, votre canne ! cria en vain le directeur, avant d'ajouter : Ah, ces boyards russes...

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Et, enfin, cette journée éprouvante, comme embrumée, mais très importante, arrive à son terme. Sur les eaux de la Manche, le dernier coucher de soleil du mois offre une débauche de lumière et de couleurs. Le vapeur Duke ofGloucester fait cap sur Dun-kerque. Fandorine se tient en proue, vêtu comme un authentique Britannique : casquette, costume à carreaux et pèlerine écossaise. Il n'a d'yeux que pour la côte française qui se rapproche avec une lenteur insupportable. Pas une seule fois Eraste Pétrovitch ne se retourne pour regarder les falaises de Douvres

Ses lèvres murmurent :

- Pourvu seulement qu'elle attende demain. Pourvu seulement qu'elle attende...

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Le délicieux soleil estival dessinait des carrés dorés sur le sol de la salle des opérations de la poste centrale de Pétersbourg. A la tombée du soir, l'un d'eux, se muant en long rectangle, s'étira jusqu'au guichet " Poste restante " et réchauffa instantanément le comptoir. L'atmosphère étouffante prêtait à la somnolence, une mouche voletait avec un bourdonnement apaisant, et le préposé assis derrière son guichet était accablé de chaleur - heureusement, le flot des usagers commençait progressivement à se tarir. Encore une petite demi-heure, et la poste fermerait ses portes. Il n'y aurait plus alors qu'à rendre le registre et à rentrer à la maison. Le préposé (de son nom Kondrati Kondratiévitch Chtoukine, dix-sept ans de service au sein de l'institution postale, parcours glorieux depuis le statut de simple postier à celui de fonctionnaire de quatorzième classe) délivra un paquet en provenance de Rével à une vieille Finnoise répondant au curieux nom de Pyrvu et regarda si l'Anglais était toujours assis à attendre.

L'Anglais était bien là, fidèle à son poste. Pour une nation opiniâtre, c'en était une. L'homme était arrivé dès le matin, alors que la poste ouvrait à peine, et

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était resté toute la journée dans la même position, assis près du mur avec son journal, sans manger ni boire, et même, pardonnez-moi, sans s'absenter une seule fois pour assouvir un besoin naturel. Une véritable statue. Visiblement, quelqu'un lui avait donné rendez-vous ici et n'était pas venu - chose très fréquente chez nous, mais qui ne viendrait pas à l'esprit d'un Britannique, par nature discipliné et ponctuel. A chaque fois qu'un individu, surtout s'il avait une allure étrangère, s'approchait du guichet, l'Anglais se redressait et faisait même glisser ses lunettes à verres bleu foncé sur le bout de son nez. Mais il ne s'agissait jamais de la personne attendue. Un Russe se serait énervé depuis bien longtemps et, avec force gesticulations, aurait pris à témoin toutes les personnes présentes, alors que celui-là se rasseyait tranquillement et se replongeait dans son Times.

A moins qu'il n'ait nulle part où aller. Il était venu ici directement depuis la gare - en témoignaient son costume à carreaux et son sac de voyage -, où, contrairement à ce qu'il croyait, personne n'était venu l'accueillir. Quelle autre solution avait-il ? De retour de déjeuner, Kondrati Kondratiévitch, prenant en pitié le fils d'Albion, envoya le portier Tryphon lui demander s'il n'avait besoin de rien, mais l'homme au costume à carreaux se contenta de secouer la tête d'un air irrité et de donner une pièce de vingt kopecks à Tryphon (Laisse-moi tranquille. - Bien, comme tu voudras).

Soudain, au guichet, se présenta un bonhomme, apparemment un cocher, qui tendit un passeport froissé :

- Regarde donc, mon brave, s'il n'y aurait pas quelque chose pour Kroug Nikola Mitrofanitch.

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- En provenance d'où ? demanda sévèrement Kondrati Kondratiévitch en prenant le passeport. La réponse fut inattendue :

- D'Angleterre, de la ville de Londres.

Le plus étonnant était que le courrier de Londres était effectivement là, mais classé à la lettre latine C, et non à la lettre K. Ça, par exemple, regardez-moi où il se trouve, ce " Mr Nicholas M. Croog " ! C'est fou ce qu'on peut voir, à la poste restante !

- Et c'est vraiment toi ? demanda Chtoukine, moins par méfiance que par curiosité.

- T'en fais pas, c'est bien moi, répondit plutôt grossièrement le cocher avant de glisser sa grosse patte à travers le guichet et de saisir l'enveloppe jaune portant le tampon " express ".

Kondrati Kondratiévitch lui fourra le registre sous le nez.

- Tu sais signer ?

- Pas plus mal que d'autres.

Et le mufle de gribouiller deux grands jambages dans la colonne " Reçu ".

Après avoir suivi le déplaisant personnage d'un oil furieux, Chtoukine porta machinalement son regard sur l'Anglais, mais celui-ci avait disparu. Sans doute avait-il fini par se lasser d'attendre en vain.

Le cour défaillant, Eraste Pétrovitch attendit le cocher dans la rue. Lui, Nicholas Croog, c'était vraiment la meilleure ! Plus on avançait, moins c'était clair. Mais l'essentiel était que ces six jours de marche forcée à travers l'Europe n'avaient pas été perdus inutilement ! Il avait devancé, rattrapé, intercepté ! Désormais, il avait quelque chose à présenter au

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chef. Pour autant qu'il ne laisse pas ce Kroug lui échapper.

A quelques pas de la poste, le cocher engagé pour la journée somnolait. L'inactivité forcée l'avait complètement abruti et il regrettait amèrement de n'avoir demandé que cinq roubles à ce drôle de monsieur, alors que pareille torture en méritait bien six. Voyant enfin reparaître son client, le cocher se redressa et ramassa les rênes, mais Eraste Pétrovitch ne regarda même pas de son côté.

L'objet apparut. Il descendit les marches, remit sa casquette bleue et se dirigea vers un landau arrêté non loin. Fandorine, sans hâte excessive, entreprit de le suivre. A la hauteur du landau, l'objet s'arrêta, retira de nouveau sa casquette et, s'inclinant, tendit l'enveloppe jaune. Par la fenêtre, une main d'homme gantée de blanc saisit le pli.

Fandorine accéléra alors le pas, dans l'espoir de parvenir à voir le visage de l'inconnu. Et il y parvint.

A l'intérieur du landau, examinant à la lumière les sceaux imprimés sur la cire à cacheter, était assis un homme aux cheveux roux, aux yeux verts perçants et à la peau claire parsemée de taches de rousseur. Eraste Pétrovitch le reconnut immédiatement : mister Gerald Cunningham en personne, pédagogue brillant, ami des orphelins et bras droit de lady Esther.

Moralité, le cocher avait attendu pour rien, l'adresse de mister Cunningham ne serait guère difficile à découvrir. Mais, en attendant, il y avait plus urgent.

Une surprise attendait Kondrati Kondratiévitch : l'Anglais était de retour. Mais, maintenant, il semblait terriblement pressé. Il se précipita vers le comp-

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toir où l'on envoyait les télégrammes, passa carrément sa tête à travers le guichet et se mit à dicter un message très urgent à Mikhaïl Nikolaiévitch, lequel commença lui aussi à s'affairer, à se dépêcher, ce qui d'ordinaire lui ressemblait peu.

Cela piqua la curiosité de Chtoukine. Il se leva (par chance, il n'y avait personne à son guichet) et, tout en ayant l'air de se dégourdir les jambes, il se dirigea vers l'autre bout de la salle où se trouvait le télégraphe. Il s'arrêta près de Mikhaïl Nikolaiévitch, qui s'activait, l'air absorbé, puis, se penchant légèrement, il lut, griffonné hâtivement :

A la Direction de la police judiciaire de Moscou. Extrêmement urgent. Au conseiller d'Etat monsieur Brilling. Suis de retour. Prière me contacter sans délai. Attends réponse près de l'appareil. Fandorine.

Ah voilà, maintenant c'était clair. Chtoukine regarda " l'Anglais " d'un oil nouveau. Il était donc de la police judiciaire. Il arrêtait les malfaiteurs. Ça, par exemple !

L'agent faisait les cent pas dans la salle depuis à peine une dizaine de minutes quand Mikhaïl Nikolaiévitch, qui était resté à attendre près de l'appareil, lui fit un signe de la main et lui tendit la bande du télégramme de réponse.

A M. FANDORINE. MONSIEUR BRILLING SE TROUVE A ST PETERSBOURG. ADRESSE : KATE-NINSKAÏA, MAISON SIVERS. FONCTIONNAIRE DE GARDE LOMEÏKO.

Pour une raison quelconque, cette information remplit l'homme au costume à carreaux d'une joie indicible. Il alla même jusqu'à frapper dans ses mains et demanda à Chtoukine, qui observait la scène avec le plus vif intérêt :

- Rue Katéninskaïa, où est-ce ? C'est loin ?

- Pas du tout, monsieur, répondit poliment Kon-drati Kondratiévitch. C'est très commode pour y aller. Prenez le fiacre collectif, descendez à l'angle de Nievski et de Litieïny, puis...

- Inutile, j'ai mon cocher, l'interrompit l'agent, ramassant son sac de voyage et se précipitant vers la sortie.

La rue Katéninskaïa plut énormément à Eraste Pétrovitch. Elle rappelait au détail près les rues les plus respectables de Berlin ou de Vienne : asphalte, lampadaires électriques modernes, maisons cossues à plusieurs étages. En un mot, l'Europe.

Avec ses cavaliers de pierre ornant le fronton et son perron généreusement éclairé nonobstant la soirée encore claire, la maison Sivers était particulièrement belle. Mais fallait-il s'en étonner de la part d'un homme tel qu'Ivan Frantsévitch Brilling? Il était absolument impossible de l'imaginer habitant quelque hôtel particulier délabré avec une cour poussiéreuse devant et une petite pommeraie derrière.

Le portier de service rassura Eraste Pétrovitch en lui disant que monsieur Brilling était à la maison, précisant qu'il était " rentré depuis cinq minutes ". Aujourd'hui, pour Fandorine, tout marchait comme sur des roulettes.

Sautant deux marches à la fois, il se précipita au premier étage et pressa le bouton de la sonnette électrique, si bien astiquée qu'on l'eût cru en or.

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Ce fut Ivan Frantsévitch lui-même qui ouvrit la porte. Il n'avait pas encore eu le temps de se changer, ayant seulement ôté sa redingote, mais sous son haut col empesé brillait l'émail irisé d'une croix de Saint-Vladimir flambant neuve.

- Chef, c'est moi ! annonça joyeusement Fando-rine, savourant son effet.

Et, en vérité, l'effet qu'il produisit surpassa toutes ses attentes.

Ivan Frantsévitch resta planté sur place, allant même jusqu'à agiter ses bras devant lui comme pour dire : " Saint, saint ! Loin de moi, Satan ! "

Eraste Pétrovitch éclata de rire.

- Quoi, vous ne m'attendiez pas ?

- Fandorine ! Mais d'où venez-vous ? Je n'espérais déjà plus vous revoir vivant !

- Et pourquoi donc ? interrogea le voyageur, non sans un brin de coquetterie.

- Mais enfin, vous vous étiez volatilisé. On vous a vu pour la dernière fois à Paris, le 26. Vous n'êtes jamais arrivé à Londres. J'ai voulu m'informer auprès de Pyjov, mais on m'a répondu qu'il avait disparu sans laisser de traces et que la police le recherchait !

- De Londres, je vous ai envoyé une lettre détaillée à l'adresse de la police judiciaire de Moscou. Je vous y parlais de Pyjov et du reste. Elle devrait arriver aujourd'hui ou demain. Evidemment, j'ignorais que vous étiez à Pétersbourg.

Le chef fronça les sourcils d'un air préoccupé :

- Vous avez une mine épouvantable. Vous n'êtes pas malade, au moins ?

- Pour être franc, j'ai affreusement faim. Toute la journée j'ai monté la garde à la poste, si bien que je n'ai rien avalé depuis ce matin.

- Vous avez monté la garde à la poste ? Non, non, ne me racontez rien pour l'instant. Voilà ce que nous allons faire. Tout d'abord, je vais vous offrir du thé et des gâteaux. Mon Sémion, cette canaille, n'a pas dessoûlé depuis trois jours et je dois m'occuper de tout, ici. Je me nourris essentiellement de confiserie et de gâteaux de chez Filippov. A propos, vous aimez le sucré ?

- Je l'adore, confirma Eraste Pétrovitch avec fougue.

- Moi aussi. Je garde cela de mon enfance d'orphelin. Cela ne vous gêne pas si nous mangeons à la cuisine comme deux vieux garçons ?

Pendant qu'ils longeaient le couloir, Fandorine put remarquer que l'appartement de Brilling, bien que de taille assez modeste, était agencé de manière pratique et ordonnée - tout le nécessaire mais rien de superflu. L'attention du jeune homme fut tout particulièrement attirée par une boîte laqué munie de deux tubes métalliques, accrochée au mur.

- Un véritable prodige de la science actuelle, expliqua Ivan Frantsévitch. Cela s'appelle " appareil de Bell ". On vient tout juste de me le rapporter d'Amérique, de la part de notre agent. Là-bas, ils ont un inventeur génial, un certain mister Bell, grâce à qui l'on peut désormais mener une conversation à une distance considérable, pouvant atteindre plusieurs verstes. Le son est transmis par des fils semblables à ceux du télégraphe. Celui-ci est un appareil expérimental, la production en série n'a pas encore commencé. Il n'existe que deux lignes dans toute l'Europe : la première relie mon appartement au secrétariat du directeur de la Troisième Section, la seconde a été installée à Berlin, entre le cabinet du

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Kaiser et la chancellerie de Bismarck. De sorte que nous ne sommes pas en retard sur le progrès.

- Formidable ! s'exclama Eraste Pétrovitch, plein d'admiration. Et on entend bien ?

- Pas très bien, mais on peut se comprendre. Parfois, on entend de forts craquements dans l'appareil... Et qu'est-ce que vous diriez d'une orangeade à la place du thé ? Je ne me débrouille pas très bien avec le samovar.

- Cela me convient parfaitement, assura Eraste Pétrovitch à son chef.

Brilling, tel un magicien bienveillant, disposa devant lui, sur la table de la cuisine, une bouteille d'orangeade et un plat contenant des éclairs, des paniers fourrés à la crème, des massepains aériens et des cornets en pâte d'amande saupoudrés de sucre.

- Allez-y, mettez-vous-en plein la lampe, dit Ivan Frantsévitch, et pendant ce temps je vous informerai de nos affaires. Ensuite, ce sera à votre tour de passer à confesse.

La bouche pleine et le menton poudré de cristaux de sucre, Fandorine acquiesça d'un signe de tête.

- Donc, commença le chef, si je ne me trompe, c'est le 27 mai que vous êtes parti chercher le courrier diplomatique à Pétersbourg ? Sitôt après a commencé chez nous une série d'événements passionnants. J'ai regretté de vous avoir laissé partir - vous n'auriez pas été de trop. Par l'intermédiaire de mes agents, j'ai appris que quelque temps auparavant s'était constitué à Moscou un groupe, petit mais extrêmement actif, de révolutionnaires radicaux, de véritables cinglés. Si les terroristes ordinaires s'assignent pour tâche d'exterminer " ceux dont les mains ont trempé dans le sang ", à savoir les plus hauts

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dignitaires de l'Etat, ceux-là ont décidé de s'en prendre " aux jouisseurs qui traînent leur ennui ".

- Qui ça, qui ça ? demanda Fandorine, qui, tout à son délicieux éclair, n'avait pas bien compris.

- Il y a un poème de Nékrassov qui dit : " Loin des jouisseurs qui traînent leur ennui, loin de ceux dont les mains ont trempé dans le sang, emmène-moi vers l'asile de ceux qui se sacrifient à la noble cause de l'amour. " Ainsi, " ceux qui se sacrifient à la noble cause de l'amour " se sont spécialisés, l'organisation principale étant chargée de " ceux dont les mains ont trempé dans le sang " - ministres, gouverneurs, hauts fonctionnaires. Quant à la fraction moscovite, elle a décidé de s'en prendre aux " jouisseurs ", car ils sont " gras et repus ". Ainsi que je l'ai appris par un agent infiltré au sein du groupe, la fraction a pris pour nom " Azazel " - par défi sacrilège. Il était prévu toute une série d'assassinats parmi la jeunesse dorée, les " parasites " et les " viveurs ". Béjetskaïa est affiliée à Azazel. Tout porte à croire quelle est l'émissaire d'une organisation anarchiste internationale. Le suicide, ou plus exactement le meurtre, de Piotr Kokorine, organisé par elle, a été la première action d'Azazel. Mais, concernant Béjetskaïa, je suppose que vous aurez des tas d'autres choses à me raconter. La victime suivante a été Akhtyrtsev, lequel intéressait les conjurés plus encore que Kokorine, dans la mesure où il était le petit-fils d'un chancelier, le prince Kortchakov. Voyez-vous, mon jeune ami, en même temps qu'il était fou, le plan des terroristes était calculé de manière diabolique. Ils ont considéré qu'il était infiniment plus simple d'atteindre les rejetons des personnalités importantes que ces personnalités elles-mêmes, et

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que le coup porté à la hiérarchie de l'Etat n'en serait pas moins sévère. Le prince Mikhaïl Alexandrovitch, par exemple : terrassé par la mort de son petit-fils, il s'est pratiquement retiré des affaires et songe sérieusement à la retraite. Et pourtant, c'est un homme d'une immense valeur, à qui nous devons en grande partie la physionomie actuelle de la Russie.

- Quelle monstruosité ! s'indigna Eraste Pétro-vitch, au point de laisser de côté un massepain à peine entamé.

- A quel moment déjà ai-je compris que le but ultime d'Azazel était la mise à mort du tsarévitch ... ?

- Pas possible !

- Hélas, si. Aussi, dès que ce projet s'est confirmé, on m'a donné pour instruction de prendre des mesures radicales. J'ai dû me soumettre, bien que j'eusse préféré, au préalable, éclaircir certaines zones d'ombre du tableau. Mais, vous le comprenez vous-même, dès l'instant où la vie de Son Altesse Impériale était en jeu... Nous avons mené une opération, mais sans le résultat escompté. Le 1er juin, les terroristes devaient se réunir dans une datcha de Kouzminki. Vous vous souvenez, je vous en avais parlé. Il est vrai que vous étiez alors obnubilé par votre idée. Et alors, à propos ? Vous avez mis la main sur quelque chose ?

Eraste Pétrovitch émit un grognement, avala tout rond un morceau de cornet à la crème, à tel point que Brilling eut des remords :

- C'est bon, c'est bon, après. Mangez tranquillement. Donc, nous avons cerné la datcha de toutes parts. J'ai dû agir avec mes seuls agents de Pétersbourg, sans faire appel à la gendarmerie ni à la police de Moscou - cela pour éviter coûte que coûte la publicité. (Ivan Frantsévitch soupira, l'air

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contrarié.) Là est mon erreur, j'ai fait preuve d'une prudence excessive. Bref, faute d'hommes en nombre suffisant, l'assaut a été un échec. Une fusillade a commencé. Deux agents ont été blessés, un tué. Je ne me le pardonnerai jamais... Du côté des autres, nous ne sommes pas arrivés à prendre une seule personne vivante. En revanche, nous avons récolté quatre cadavres. D'après les descriptions, l'un d'eux ressemble à votre homme aux yeux pâles. Quoique, pour ce qui est des yeux en tant que tels, il n'en restait pas grand-chose - avec sa dernière balle, votre cher ami s'est arraché la moitié du crâne. Dans la cave, on a trouvé un laboratoire pour la fabrication de machines infernales, divers documents, mais, comme je vous l'ai dit, concernant les plans et les liaisons d'Azazel, de nombreux points demeurent une énigme. Insoluble, je le crains... Néanmoins, le souverain, le chancelier et le chef du corps des gendarmes ont hautement apprécié notre opération moscovite. J'ai notamment parlé de vous à Lavrenty Arkadiévitch. S'il est vrai que vous n'avez pas participé au final, vous avez tout de même largement contribué à faire avancer l'enquête. Si vous n'y voyez pas d'objection, nous continuerons à travailler ensemble. Je prends votre destin en main... Ça y est, vous avez repris des forces ? Maintenant, à vous de raconter. Que se passe-t-il à Londres ? Avez-vous pu retrouver la trace de Béjetskaïa ? Qu'est-ce que c'est que cette embrouille avec Pyjov ? Il est mort ? Reprenez tout en ordre, sans rien omettre.

A mesure que le récit du chef s'acheminait vers son dénouement, le regard d'Eraste Pétrovitch s'était embrasé d'une envie croissante, et ses propres aventures, dont il était tellement fier il y a si peu de temps

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encore, lui étaient soudain apparues pâles et ternes. Un attentat contre le tsarévitch ! Une fusillade ! Des machines infernales ! Le sort s'était bien joué de Fan-dorine. En lui faisant miroiter la gloire, il l'avait détourné de la grand-route pour le fourvoyer sur un pitoyable chemin de traverse...

Il exposa néanmoins à Ivan Frantsévitch tous les détails de son épopée, à l'exception des circonstances dans lesquelles il avait perdu le portefeuille bleu. Sur ce point, il resta assez nébuleux et rougit même légèrement, ce qui, apparemment, n'échappa pas à l'attention de Brilling, lequel écouta tout le récit, l'air sombre et sans prononcer un mot. Sur le point de terminer, Eraste Pétrovitch reprit du poil de la bête, s'anima et ne ménagea pas ses effets.

- Et j'ai vu cet homme ! s'exclama-t-il alors qu'il abordait l'épisode de la poste. Je sais qui a en mains à la fois le contenu du portefeuille et tous les fils de l'organisation ! Azazel est vivant, Ivan Frantsévitch, et nous le tenons !

- Mais parlez donc, que diable ! s'écria le chef. Cessez ces enfantillages ! Qui est cet homme ? Où est-il ?

- Ici, à Pétersbourg, répondit Fandorine, savourant sa revanche. Il s'agit d'un certain Gerald Cunningham, principal adjoint de cette même lady Esther sur laquelle j'ai à plusieurs reprises attiré votre attention. (Là, Eraste Pétrovitch toussota délicatement.) Et pour le testament de Kokorine, tout s'éclaire. On comprend maintenant pourquoi Béjetskaïa a orienté ses soupirants précisément vers les esthernats. Et remarquable, la façon dont ce rouquin s'est débrouillé ! Pouvait-on trouver meilleure couverture ? Des orphelins, des filia-

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les dans le monde entier, une dame patronnesse devant qui toutes les portes s'ouvrent. Habile, rien à dire.

- Cunningham ? interrogea le chef, visiblement troublé. Gerald Cunningham ? Mais je connais très bien ce monsieur, nous sommes membres du même club. (Il écarta les mains dans un geste d'incompréhension.) Le personnage est effectivement très curieux, mais je ne peux cependant imaginer qu'il soit lié aux nihilistes et qu'il ait tué des conseillers d'Etat actuels.

- Mais il n'en a pas tué, il n'en a pas tué ! s'écria Eraste Pétrovitch. C'est moi, au début, qui pensais que la liste renfermait les noms des victimes. Je vous ai dit cela afin que vous puissiez suivre le cheminement de ma pensée. Dans la précipitation, on ne saisit pas tout immédiatement. C'est plus tard, cahoté dans le train alors que je traversais l'Europe, que j'ai eu brusquement la révélation. S'il s'agissait de la liste des futures victimes, à quoi rimaient les dates ? Surtout des dates passées ! Cela n'avait pas de sens ! Non, Ivan Frantsévitch, nous sommes face à tout autre chose !

Enfiévré par ses pensées, Fandorine bondit de sa chaise.

- Autre chose ? Quelle autre chose ? demanda Brilling en plissant ses yeux clairs.

- Je pense que cette liste est celle des membres d'une puissante organisation internationale. Et que vos terroristes moscovites ne sont que le plus petit, le plus infime de leurs maillons.

A ces mots, le chef fit une mine telle qu'Eraste Pétrovitch en éprouva une joie mesquine, sentiment indigne qu'il se reprocha immédiatement. Il poursuivit :

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- Le personnage central de l'organisation, dont le but essentiel nous est pour l'instant inconnu, est Gerald Cunningham. Vous comme moi avons pu constater que ce monsieur sortait de l'ordinaire. " Miss Olsen ", dont, depuis le début du mois de juin, le rôle est tenu par Amalia Béjetskaïa, est le centre d'enregistrement de l'organisation, quelque chose comme une direction des cadres. C'est là que, du monde entier, convergent les informations relatives aux changements de fonction des membres de la société. Régulièrement, une fois par mois, " Miss Olsen " adresse les dernières informations à Cunningham, lequel est depuis l'année dernière basé à Pétersbourg. Je vous ai dit que Béjetskaïa avait un coffre secret dans sa chambre. Il est probable qu'elle y conserve la liste complète des membres de ce fameux Azazel - puisqu'il semble que ce soit effectivement comme cela que se nomme cette organisation. A moins que ce ne soit un signe de reconnaissance ou une sorte de formule imprécatoire. J'ai entendu ce mot deux fois, et les deux fois alors qu'un meurtre était sur le point d'être commis. Dans l'ensemble, tout cela rappelle une société maçonnique, à ceci près que l'on voit mal ce que l'ange déchu vient faire dans l'histoire. Et que l'organisation semble d'une tout autre envergure que celles des maçons. Vous imaginez : quarante-cinq lettres en un seul mois ! Et pas n'importe qui : un sénateur, un ministre, des généraux !

Le chef regardait Eraste Pétrovitch en attendant tranquillement la suite, car le jeune homme n'avait visiblement pas terminé son discours : le front plissé, il réfléchissait intensément à quelque chose.

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- Ivan Frantsévitch, concernant Cunningham, je pense... Il est citoyen britannique, on ne peut pas débarquer comme ça chez lui, avec un mandat de perquisition, n'est-ce pas ?

- Bon, admettons, fit le chef, encourageant Fan-dorine à poursuivre. Continuez.

- Or, le temps que vous receviez l'autorisation, il aura eu tout loisir de cacher le pli, de sorte que nous ne trouverons rien et qu'il sera impossible de prouver quoi que ce soit. Nous ignorons encore les relations dont il dispose dans les hautes sphères et qui le protège. Là, il faut sans doute faire preuve d'une prudence toute particulière. Commencer par saisir l'extrémité russe de la chaîne et tirer maillon après maillon. Qu'en dites-vous ?

- Et comment vous y prendriez-vous ? demanda Brilling avec le plus vif intérêt. Par le biais d'une filature secrète ? C'est sensé.

- Une filature, c'est en effet possible, mais il y a un moyen plus sûr.

Ivan Frantsévitch réfléchit un instant, puis écarta les mains en signe de reddition. Flatté, Fandorine rappela avec tact :

- Et le conseiller d'Etat actuel promu le 7 juin ?

- Vérifier les ordres de promotion impériaux ! fit Brilling en se tapant le front. Disons, au cours de la première décade de juin, c'est ça ? Bravo, Fandorine, Bravo !

- Bien sûr, chef. Et même pas de toute la décade, mais seulement du lundi au samedi, entre le 3 et le 8. On imagine difficilement qu'un général nouvellement promu se prive plus longtemps du plaisir d'annoncer la bonne nouvelle. Combien compte-t-on de

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nouveaux conseillers d'Etat actuels par semaine, à travers tout l'empire ?

- Peut-être deux, trois, et encore, les semaines fastes. Mais, à vrai dire, je ne me suis jamais vraiment intéressé à la question.

- Eh bien, il surfit donc de les placer tous sous surveillance, de vérifier leurs états de service, leur cercle de fréquentations et ainsi de suite. Nous n'aurons plus qu'à cueillir notre petit Azazel comme une

fleur.

- Ainsi, dites-vous, vous avez envoyé toutes vos informations par la poste, à la police judiciaire de Moscou ? demanda Brilling, comme toujours changeant brutalement de sujet.

- Oui, chef. Le pli arrivera à destination demain au plus tard. Pourquoi, vous soupçonnez quelqu'un parmi les fonctionnaires de la police de Moscou ? Pour souligner l'importance de l'envoi, j'ai bien pris soin d'écrire sur l'enveloppe : A l'attention de sa Haute Noblesse le conseiller d'Etat Brilling. A lui remettre en mains propres ou, en cas d'absence, à remettre à Son Excellence monsieur le grand maître de la police. De cette manière, personne n'osera décacheter l'enveloppe. Quant au grand maître de la police, sans doute se mettra-t-il en contact avec vous dès qu'il en aura lu le contenu.

- Bien pensé, approuva Ivan Frantsévitch.

Puis il demeura un long moment silencieux, à contempler le mur. Son visage se faisait de plus en plus

sombre.

Eraste Pétrovitch restait assis en retenant son souffle. Il savait que le chef était en train de peser soigneusement tout ce qu'il venait d'entendre et qu'il

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allait bientôt annoncer se décision, laquelle, à en juger par sa mine, n'était pas facile à prendre.

Brilling expira bruyamment, puis une pensée lui arracha un sourire amer.

- D'accord, Fandorine, je prends tout sur moi. Il est des maladies qui nécessitent des moyens chirurgicaux pour guérir. C'est donc à ces moyens que nous allons recourir. Nous sommes face à une affaire d'Etat, et dans un cas comme celui-ci je suis en droit de ne pas m'encombrer de formalités. Nous allons appréhender Cunningham. Immédiatement et en flagrant délit, c'est-à-dire en possession du pli. Vous pensez que le contenu est chiffré ?

- Sans aucun doute. Les informations sont trop importantes. Fût-ce en express, ce courrier n'a jamais été envoyé que par la poste ordinaire. On ne pouvait pas exclure qu'il puisse tomber dans d'autres mains ou se perdre. Non, Ivan Frantsévitch, ces gens-là n'aiment pas prendre des risques inutiles.

- Tant mieux. Cela veut dire que Cunningham doit tout déchiffrer, lire et recopier sur des fiches. Il doit en avoir un de ces fichiers ! Je crains que Béjets-kaïa ne lui ait fait part de vos aventures dans une lettre d'accompagnement. Or Cunningham est un homme intelligent, l'éventualité que vous ayez envoyé un rapport en Russie lui viendra immédiatement à l'esprit. Non, pas de doute, il faut le pincer maintenant, sans perdre une minute de plus ! Sans compter qu'il serait très intéressant de lire cette lettre d'accompagnement. Je n'arrête pas de penser à Pyjov. Et s'il n'était pas le seul à s'être fait acheter ? Pour Cunningham, nous nous expliquerons plus tard avec l'ambassade britannique. Ils seront les premiers

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à nous remercier. Vous confirmez bien que des sujets de la reine Victoria figuraient aussi dans la liste ?

- Oui, environ une douzaine, fit Eraste Pétrovitch avec un hochement de tête, en regardant amoureusement son supérieur. Naturellement, pincer Cunning-ham maintenant, c'est ce qu'il y a de mieux, mais... Si jamais nous arrivons et que nous ne trouvions rien ? Je ne me le pardonnerais jamais, si, à cause de moi, vous... Disons que je suis prêt, devant n'importe quelle instance, à...

- Arrêtez de dire des sottises, l'interrompit Bril-ling le menton tremblant d'irritation. Croyez-vous vraiment qu'en cas de fiasco j'irais me couvrir derrière un gamin ? Je vous fais confiance, Fandorine. Et cela est suffisant.

- Merci, dit doucement Eraste Pétrovitch. Ivan Frantsévitch, sarcastique, s'inclina devant le jeune homme.

- Je n'ai pas besoin de remerciements. Et maintenant on arrête de s'attendrir, et au travail. Je connais l'adresse de Cunningham. Il habite dans l'île Aptié-karski, dans l'annexe de l'esthernat de Pétersbourg. Vous avez une arme ?

- Oui, j'ai acheté un Smith & Wesson à Londres. Il est dans mon sac de voyage.

- Montrez-le-moi.

Fandorine alla rapidement dans l'entrée et revint avec le lourd revolver, qui lui avait tant plu par son poids et sa robustesse.

- Ça ne vaut rien, dit le chef, catégorique, en soupesant le pistolet. C'est tout juste bon pour les " garçons vachers " américains qui s'amusent à se tirer dessus quand ils sont soûls. Cela ne convient pas à

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un agent sérieux. Je vous le retire. A la place, je vais vous donner quelque chose de mieux.

Il s'éclipsa quelques instants et revint avec un petit revolver plat, qui tenait presque entièrement dans le creux de sa main.

- Tenez, c'est un Herstal belge à sept coups. Une nouveauté, je l'ai commandé spécialement. Ça se porte dans le dos, sous la redingote, dans un petit étui. C'est un objet irremplaçable dans notre métier. Léger, ses tirs sont de faible portée et mal groupés, mais, en revanche, il dispose d'un système de rechargement automatique qui assure une grande rapidité d'action. Nous n'allons pas tirer dans l'oil d'un écureuil, n'est-ce pas ? Et celui qui, généralement, s'en sort vivant, c'est l'agent qui tire le premier et plusieurs coups de suite. A la place du chien, il y a un dispositif de sûreté - là, ce petit levier. Il est assez dur pour éviter qu'un coup parte involontairement. On le débloque comme ça, et l'on n'a plus qu'à tirer jusqu'à sept coups de suite. Est-ce clair ?

- Très clair, fit Eraste Pétrovitch sans pouvoir détacher ses yeux du ravissant joujou.

- Vous l'admirerez plus tard, pour l'instant nous n'avons pas le temps, lui dit Brilling en le poussant vers la porte.

- Nous allons l'arrêter à deux ? demanda Fandorine, exalté à cette idée.

- Ne dites pas de bêtises.

Ivan Frantsévitch s'arrêta près de " l'appareil de Bell ", décrocha le tube en forme de cornet, le porta à son oreille et fit tourner une sorte de manivelle. L'appareil émit un grognement, quelque chose cliqueta à l'intérieur. Brilling pressa alors l'oreille contre l'autre cornet, qui saillait de la boîte laquée, et

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l'on entendit un piaillement. Fandorine eut l'impression de distinguer une petite voix fine prononçant de façon amusante les mots " adjudant de garde " ainsi que " chancellerie ".

- Novgorodtsev, c'est vous ? hurla Brilling dans le cornet. Est-ce que Son Excellence est là ? Non ? Je ne vous entends pas ! Non, non, pas la peine. Pas la peine, je vous dis ! (Il remplit ses poumons d'air et cria plus fort encore :) J'ai besoin d'urgence d'un détachement pour une arrestation. Envoyez-le immédiatement dans l'île Aptiékarski ! Ap-tié-kar-ski ! Oui ! l'annexe de l'esthernat ! Es-ther-nat ! Peu importe ce que ça veut dire, ils comprendront ! Et qu'un autre groupe les accompagne pour la perquisition. Quoi ? Oui, j'y serai personnellement. Vite,

major, vite ! Il remit le tube en place et s'épongea le front.

- Ouf ! J'espère que mister Bell va améliorer son équipement, sinon tous mes voisins seront au courant des opérations secrètes de la Troisième Section.

Eraste Pétrovitch était sous le charme de ce qui venait de s'accomplir sous ses yeux.

- C'est un conte des Milles et Une Nuits ! Un véritable prodige ! Et quand on pense qu'il y a encore des gens qui critiquent le progrès !

- Nous parlerons du progrès en cours de route. Malheureusement, j'ai laissé repartir mon coupé, et il va nous falloir trouver un fiacre. Mais laissez donc votre fichu sac de voyage ! Allez, en avant, marche !

Toutefois, on ne parla ni du progrès ni de rien d'autre. Le trajet jusqu'à Aptiékarski se déroula dans le silence le plus complet. Eraste Pétrovitch tremblait d'excitation, et à plusieurs reprises il tenta d'entraî-

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ner le chef dans une discussion, mais en vain : Brilling était d'humeur exécrable. Visiblement il risquait tout de même gros en agissant de son propre chef.

Le soir blême, propre aux contrées nordiques, se profilait à peine sur l'étendue de la Neva. Fandorine se dit que cette nuit claire ne pouvait mieux tomber - de toute façon il n'était pas près de dormir. Déjà, la nuit précédente, dans le train, il n'avait pas fermé l'oil tant il était obnubilé par la crainte de manquer le fameux pli... Le cocher mena rondement sa jument alezane, méritant largement le rouble promis, et ils arrivèrent rapidement sur les lieux.

L'esthernat de Pétersbourg, un beau bâtiment jaune qui appartenait précédemment au corps des ingénieurs, était de dimensions plus modestes que celui de Moscou, mais, en revanche, il était noyé dans la verdure. Un lieu paradisiaque dont les alen tours n'étaient que jardins et riches datchas.

- Mon Dieu, que vont devenir les enfants ? soupira Fandorine.

- Rien de spécial, répondit Ivan Frantsévitch d'un ton glacial. Milady nommera un autre directeur, un point c'est tout.

L'annexe de l'esthernat se révéla être un imposant hôtel particulier datant de la Grande Catherine et donnant sur une charmante rue ombragée. Eraste Pétrovitch avisa un orme carbonisé par la foudre qui étendait ses branches mortes jusqu'aux hautes fenêtres éclairées du premier étage. A l'intérieur de la maison, tout était calme.

- Parfait, les gendarmes ne sont pas encore arri vés, dit le chef. Nous ne les attendrons pas, l'essentiel pour nous est de ne pas effrayer Cunningham. C'est

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moi qui parle ; vous, gardez votre langue. Et tenez-vous prêt à toute éventualité.

Eraste Pétrovitch glissa la main sous le pan de sa veste et sentit le froid rassurant du Herstal. Il avait le cour serré, non pas de peur - car avec Ivan Frant-sévitch il n'avait rien à craindre - mais d'impatience. Bientôt, maintenant, tout allait se décider !

Brilling secoua énergiquement la clochette de bronze, et un tintement aux modulations harmonieuses retentit. A une fenêtre ouverte de l'étage d'honneur apparut une tête rousse.

- Ouvrez, Cunningham, dit le chef d'une voix tonitruante. J'ai à vous parler d'une affaire urgente !

- Brilling, c'est vous ? s'étonna l'Anglais. De quoi s'agit-il ?

- Un événement extraordinaire au club. Je dois

vous avertir.

- Une minute, je descends. Aujourd'hui mon

laquais est de sortie. Et la tête disparut.

- Ah, ah, murmura Fandorine. Il a fait exprès de se débarrasser de son laquais. Il doit être occupé avec ses papiers !

Brilling tapota nerveusement les articulations de ses doigts contre la porte - Cunningham ne se pressait guère.

- Et s'il s'échappait par la porte de service ? s'alarma Eraste Pétrovitch. Je devrais peut-être faire le tour et me poster de l'autre côté ?

Mais, au même instant, des pas résonnèrent à l'intérieur de la maison et la porte s'ouvrit.

Sur le seuil se tenait Cunningham en longue robe de chambre à brandebourgs. Ses yeux verts et perçants s'attardèrent un court instant sur le visage de

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Fandorine, et ses paupières frémirent presque imperceptiblement. Il l'avait reconnu !

- What's happeningl ? demanda l'Anglais, sur ses gardes.

- Allons dans votre bureau, répondit Brilling en russe. C'est très important.

Cunningham hésita une seconde, puis d'un geste invita les deux hommes à le suivre.

Après avoir gravi un escalier de chêne, le maître des lieux et ses deux hôtes inattendus se retrouvèrent dans une pièce qui respirait l'opulence, mais pas l'oisiveté. Le long des murs s'alignaient des étagères entières de livres et de dossiers ; près de la fenêtre, à côté d'une immense table de travail en bouleau de Carélie, se dressait une pile de petites boîtes, portant chacune une étiquette dorée.

Toutefois, ce ne furent pas les boîtes qui retinrent l'attention d'Eraste Pétrovitch (Cunningham n'allait sûrement pas laisser des documents secrets en évidence), mais les papiers posés sur la table, dissimulés à la hâte sous le dernier numéro des Nouvelles de la Bourse.

Visiblement, les pensées d'Ivan Frantsévitch étaient analogues - il traversa le bureau et se posta près de la table, le dos face à la fenêtre ouverte, dont l'appui était particulièrement bas. Le petit vent du soir faisait légèrement onduler le rideau de tulle.

Ayant parfaitement compris la manouvre du chef, Fandorine resta près de la porte. Désormais, Cunningham n'avait plus par où s'enfuir.

Apparemment, l'Anglais soupçonna quelque chose d'anormal.

1. Que se passe-t-il?

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- Vous vous comportez étrangement, Brilling, dit-il dans un russe impeccable. Et que fait cet homme ici ? Je l'ai déjà vu, il est de la police.

Ivan Frantsévitch regardait Cunningham par en dessous et gardait les mains enfoncées dans les poches de sa vaste redingote.

- En effet, il est policier. Et d'une minute à l'autre, il y aura beaucoup d'autres policiers ici, raison pour laquelle je n'ai pas de temps à perdre en explications.

La main droite du chef émergea de sa poche, et Fandorine reconnut son Smith & Wesson, mais il n'eut pas le temps de s'étonner, car lui-même avait saisi son revolver - cette fois, c'était parti !

- Dont...l ! s'écria l'Anglais en levant la main tandis qu'au même moment éclatait le coup de feu.

Cunningham tomba à la renverse. Frappé de stupeur, Eraste Pétrovitch vit les yeux verts écarquillés, encore vivants, et, au milieu du front, un trou sombre et précis.

- Mon Dieu, chef, pourquoi ? ! Il se tourna vers la fenêtre. Un canon noir le regardait droit dans les yeux.

- C'est vous qui l'avez tué, prononça Brilling d'une ton affecté. Vous êtes un trop bon enquêteur. C'est pourquoi, mon jeune ami, il va me falloir vous tuer, ce que je regrette sincèrement.

1. Ne faites pas ça...

o/

N'y comprenant rien, le malheureux Fandorine avança de quelques pas.

- Restez où vous êtes ! rugit le chef avec fureur. Et inutile d'agiter votre pistolet, il n'est pas chargé. Vous auriez pu au moins jeter un coup d'oil dans le barillet ! Que le diable vous emporte, avec votre crédulité ! Sachez qu'on ne peut se fier qu'à soi !

De sa poche gauche, Brilling sortit un Herstal strictement identique à l'autre et jeta par terre, juste aux pieds de Fandorine, le Smith & Wesson encore fumant.

- Ça, c'est mon propre Herstal, et il est entièrement chargé, ainsi que vous allez pouvoir vous en convaincre sur-le-champ, dit fiévreusement Ivan Frantsévitch, plus enragé à chaque parole qu'il prononçait. Je vais le mettre dans la main de l'infortuné Cunningham, et l'on en conclura que vous vous êtes entre-tués au cours d'une fusillade. Je vous garantis des obsèques officielles et des discours compassés. Je sais que cela compte beaucoup pour vous. Et ne me regardez pas comme ça, satané morveux !

Fandorine comprit avec horreur que le chef avait complètement perdu ses esprits et, dans une ultime tentative de réveiller sa raison subitement égarée, il s'écria :

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- Chef, c'est moi, Fandorine ! Ivan Frantsévitch ! Monsieur le conseiller d'Etat !

- Conseiller d'Etat actuel, précisa Brilling avec un sourire mauvais. Vous retardez d'un train, Fandorine. J'ai été promu par le décret impérial du 7 juin. Suite au succès de l'opération de neutralisation de l'organisation terroriste Azazel. Ainsi, vous pouvez m'appeler " Votre Excellence ".

Avec la fenêtre pour toile de fond, la silhouette sombre de Brilling semblait découpée au ciseau et collée sur un papier gris. Dans son dos, les branches mortes de l'orme partaient dans tous les sens, telle une lugubre toile d'araignée. Une pensée traversa l'esprit de Fandorine : " Une araignée, une araignée venimeuse. Elle a tissé sa toile et je m'y suis laissé prendre. "

Le visage de Brilling se déforma comme sous l'effet de la douleur, et Eraste Pétrovitch comprit que le chef avait atteint le niveau de rage voulu et qu'il allait tirer. D'on ne sait où, dans l'esprit de Fandorine surgit une pensée impétueuse qui aussitôt se décomposa en une suite d'idées brèves : le Herstal possède une sûreté qu'il faut débloquer, sinon impossible de tirer, le levier est dur, cela demande une demi-seconde, au mieux un quart de seconde, il n'a pas le temps, impossible...

Plissant les yeux et poussant un hurlement déchirant, Eraste Pétrovitch se rua en avant, visant le menton du chef avec sa tête. Fandorine n'entendit pas le déclic du levier de sûreté, mais seulement l'impact du coup de feu sur le plafond, car les deux protagonistes, ayant franchi le rebord de la fenêtre, venaient de basculer dans le vide.

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Dans la chute, la poitrine de Fandorine percuta le tronc de l'orme sec et, dans un craquement des branches, le visage égratigné, le jeune homme s'écrasa lourdement sur le sol. L'atterrissage fut d'une telle violence qu'il fut tenté de se laisser glisser dans l'inconscience, mais un puissant instinct de conservation l'en empêcha. Eraste Pétrovitch se mit à quatre pattes, lançant autour de lui des regards hébétés.

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