- Il faut voir, dit le pilote en se penchant sur la carte. Il n'est peut-être pas trop tard pour prendre à bâbord.
Du côté de Reynier, tout était clair. Le brave petit n'essayait même pas de feindre l'indignation, il se contentait de rester debout, la tête baissée. Ses mains levées étaient agitées de légers tremblements.
- Et maintenant, nous allons avoir une petite discussion, tous les deux, dit Gauche d'un ton mielleux. Une bonne petite discussion.
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Renata Kléber
Renata arriva au petit déjeuner après tout le monde et fut donc la dernière à être informée des événements de la nuit. C'était à qui serait le premier à lui raconter les nouvelles, aussi ahurissantes que monstrueuses.
Donc, le capitaine Reynier n'était déjà plus capitaine.
Donc, Reynier n'était pas Reynier. Donc, il était le fils du fameux rajah. Donc, c'était lui qui avait tué tout le monde. Donc, durant la nuit, le paquebot avait de peu échappé au naufrage.
- Nous dormions d'un sommeil paisible dans nos cabines, murmurait Clarice Stamp, les yeux écarquillés d'effroi, alors que cet homme était dans le même temps en train de conduire le bateau droit sur les rochers. Vous imaginez ce qu'aurait pu être la suite ? Un grincement à fendre l'âme, le choc, le craquement de la coque qui se déchire ! La secousse vous éjecte de votre lit et vous vous retrouvez par terre, tout d'abord sans rien comprendre à ce qui se passe. Puis ce sont les cris, les bruits de pas dans le couloir. Le sol qui penche de plus en plus. Et, plus effrayant que tout, alors que jusque-là il avançait régulièrement, le paquebot est maintenant arrêté ! Tous les passagers se précipitent sur le pont en tenue légère... - Not mel \ protesta vigoureusement madame
Truffo.
1. Pas moi !
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- ... Les marins essaient de mettre les chaloupes à l'eau, continuait l'impressionnable Clarice, de sa même voix étouffée aux accents mystiques, sans prêter attention à la remarque de la femme du docteur. Mais la foule des passagers affolés qui a envahi le pont les en empêche. A chaque nouvelle vague, le paquebot se couche un peu plus sur le flanc. Nous commençons à avoir du mal à tenir sur nos jambes, il faut s'accrocher à quelque chose. La nuit est noire, la mer hurle, dans le ciel gronde l'orage... Enfin, on a pu mettre un canot à l'eau, mais, rendus fous par la peur, les gens se sont tellement entassés dedans qu'il se retourne. Les jeunes enfants...
- C'est p-peut-être suffisant, dit doucement mais fermement Fandorine, interrompant le pittoresque récit.
- Vous devriez écrire des récits de mer, madame, fit remarquer Truffo d'un ton désapprobateur.
Renata, quant à elle, s'était figée, la main sur le cour. Si elle était déjà pâle à cause du manque de sommeil, toutes ces nouvelles l'avaient rendue carrément verte.
- Mon Dieu ! Mon Dieu ! répéta-t-elle en soupirant avant de s'en prendre sévèrement à Clarice : Pourquoi me racontez-vous toutes ces horreurs ? Ignorez-vous donc que cela est très fâcheux dans mon état ?
Le Cabot n'était pas à table. Pourtant, cela ne lui ressemblait pas de sauter le petit déjeuner.
- Et où est passé monsieur Gauche ? demanda Renata.
- Il continue d'inteloger le plévenu, déclara le Japonais.
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Depuis quelques jours, ce dernier avait cessé de faire la tête et de regarder Renata d'un oil noir.
- Est-ce possible que monsieur Reynier ait avoué toutes ces choses inimaginables ? dit-elle en soupirant. Il s'accable lui-même ! Il doit tout simplement avoir l'esprit dérangé. Vous savez, j'avais remarqué depuis longtemps qu'il y avait quelque chose chez lui qui ne tournait pas rond. C'est lui-même qui a dit qu'il était le fils du rajah ? Encore heureux qu'il ne se prenne pas pour le fils de Napoléon Bonaparte. Le pauvre a perdu les pédales, c'est évident !
- C'est bien possible, madame, c'est bien possible, retentit, derrière elle, la voix lasse du commissaire Gauche.
Renata ne l'avait pas entendu entrer. Ce qui n'avait rien d'étonnant car, bien que la tempête fût terminée, la mer restait agitée, et il y avait en permanence quelque chose qui grinçait, qui tintait ou craquait. Quant à Big Ben, si son balancier avait cessé son va-et-vient depuis qu'elle avait reçu une balle, elle continuait en revanche d'osciller sur sa base. Tôt ou tard, le monstre de chêne allait se fracasser par terre, songea au passage Renata, puis elle se concentra sur le Cabot.
- Alors, où en est-on, racontez ! demanda-t-elle. Le policier se dirigea lentement vers sa place et s'assit. Il fit signe au steward de lui servir du café.
- Eh bien, je suis complètement vidé, se plaignit le commissaire. Au fait, les passagers ? Est-ce qu'ils sont au courant ?
- Tout le paquebot bruit de rumeurs mais, pour l'instant, peu de gens connaissent les détails, répondit le docteur. Mister Fox m'a tout raconté, et j'ai jugé de mon devoir d'informer les présents.
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Le Cabot regarda Fandorine puis le Toqué, et hocha la tête avec étonnement :
- On peut dire, messieurs, que vous n'êtes pas du genre bavard.
Renata comprit le sens de la remarque, mais ne vit pas le rapport immédiat avec l'affaire.
- Alors, Reynier ? demanda-t-elle. Est-ce bien vrai qu'il a avoué tous ces horribles méfaits ?
Le Cabot but avec délectation une gorgée de café. Curieux, il n'était pas comme d'habitude, aujourd'hui. Il ne ressemblait plus à un vieux chien aboyeur, mais finalement pas méchant. Celui-là semblait capable de mordre. Vous étiez tranquillement en train de baguenauder et, hop, il vous arrachait un morceau de viande. Renata décida de rebaptiser le commissaire Bouledogue.
- Délicieux, ce petit café, apprécia le Bouledogue. Il a avoué, bien sûr qu'il a avoué. Il n'avait guère le choix. Il va de soi qu'il m'a donné du fil à retordre, mais le vieux Gauche n'en est pas à son coup d'essai. Pour l'heure, votre ami Reynier est enfermé, il rédige sa déposition. Maintenant qu'il a commencé, on ne peut plus l'arrêter. Je suis parti pour ne pas le déranger.
- Pourquoi " mon " ami ? s'alarma Renata. Arrêtez, avec ça. C'est simplement un homme courtois, toujours prêt à rendre service à une femme enceinte. Et, personnellement, je refuse de croire qu'il soit un tel monstre.
- Il va d'un moment à l'autre terminer sa confession, je vous la donnerai à lire, promit le Bouledogue. Au nom de notre vieille amitié. Nous avons passé tant d'heures ensemble assis à la même table. Mais maintenant, terminé, l'enquête est
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close. J'espère, monsieur Fandorine, que vous n'allez pas vous remettre à jouer les avocats. Ce client-là n'échappera pas à la guillotine.
- Ou plutôt à la maison de fous, dit Renata.
Le Russe voulut également dire quelque chose mais s'en abstint. Renata le regarda avec un intérêt marqué. Il était frais comme une rosé, mignon tout plein, comme s'il avait passé toute la nuit à dormir paisiblement dans son petit lit douillet. Et, comme toujours, tiré à quatre épingles : veste blanche, gilet de soie parsemé de minuscules étoiles. Un type vraiment étonnant. Renata n'en avait encore jamais rencontré de pareil.
La porte s'ouvrit si brutalement qu'elle faillit sauter de ses gonds. Sur le seuil, se tenait un matelot roulant des yeux hagards. Voyant Gauche, il courut vers lui et lui chuchota quelque chose à l'oreille en faisant des gestes désespérés.
Renata tendit l'oreille, mais ne distingua que " bastard " et " by my mother's grave l ". Qu'est-ce qui avait encore bien pu se produire ?
- Docteur, allons dans le couloir, fit le Bouledogue en repoussant son omelette d'un air contrarié. Traduisez-moi ce que baragouine ce garçon.
Ils sortirent tous les trois.
- Quoi ?! ! ! entendit-on hurler le commissaire. Et où avais-tu l'oil, espèce d'abruti ? ! Bruit de pas qui s'éloignent. Silence.
- Je ne bougerai pas d'ici tant que monsieur Gauche ne sera pas de retour, déclara fermement Renata.
1. Salaud... Sur la tombe de ma mère.
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Les autres, apparemment, étaient du même avis. Un silence tendu plana sur le salon Windsor.
Le commissaire et Truffo revinrent une demi-heure plus tard. L'un et l'autre affichaient une mine sombre.
- Il est arrivé ce qui devait arriver, déclara triomphalement le petit docteur, sans attendre les questions. Un point final vient de clore cette tragique histoire. Et c'est le criminel lui-même qui l'a mis.
- Il est mort ? s'exclama Renata en se levant d'un bond.
- Il s'est suicidé ? demanda Fandorine. Mais comment ? Est-il possible que vous n'ayez pris aucune mesure de p-précaution ?
- Pardi, bien sûr que j'en avais pris, fit Gauche en écartant les bras d'un air désemparé. Dans le cachot où je l'ai interrogé, il n'y avait pour tout mobilier qu'une table, deux chaises et un lit. Avec tous les pieds vissés au sol. Mais si un homme s'est mis en tête d'en finir avec la vie, on peut faire tout ce qu'on veut, rien ne l'arrêtera. Reynier s'est fracassé le crâne contre un angle saillant du mur. Il y en a effectivement un dans un coin de ce cachot... Et il s'est tellement bien débrouillé que le garde n'a même pas entendu un bruit. Quand on a ouvert la porte pour lui apporter son petit déjeuner, il gisait par terre, au milieu d'une mare de sang. J'ai ordonné qu'on ne le touche pas, il n'a qu'à rester où il est pour l'instant.
- Je peux aller y jeter un coup d'oil ? demanda Fandorine.
- Allez-y si ça vous chante. Vous pouvez admirer le tableau autant que vous voudrez, moi, en attendant, je termine mon petit déjeuner.
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Et, avec un calme olympien, le Bouledogue approcha son omelette refroidie.
Ils furent quatre à partir pour aller voir le suicidé : Fandorine, Renata, le Japonais et, si curieux que cela paraisse, la femme du docteur. Qui se serait attendu à une telle curiosité de la part de cette vieille chèvre collet monté ?
Par-dessus l'épaule de Fandorine, claquant des dents, Renata coula un regard à l'intérieur du cachot. Elle reconnut, allongée en biais, la silhouette carrée de Reynier, sa tête brune effleurant la saillie du mur. Il reposait face contre terre, sa main droite retournée de façon peu naturelle.
Renata s'abstint d'entrer, elle en avait suffisamment vu comme ça. Les autres pénétrèrent à l'intérieur et s'accroupirent autour du corps.
Le Japonais souleva la tête du mort et, pour une raison quelconque, toucha du doigt son front ensanglanté. Mais oui, c'est vrai, il était médecin.
- Oh Lord, hâve mercy upon this sinful créature ', prononça pieusement madame Truffo.
- Amen, dit Renata avant de se détourner pour échapper à ce pénible spectacle.
Ils regagnèrent le salon sans dire un mot.
Et arrivèrent au bon moment : ayant terminé son repas, le Bouledogue essuya avec une serviette ses lèvres grasses et approcha de lui son dossier
noir.
- J'avais promis de vous montrer la déposition de feu notre voisin de table, dit-il, imperturbable, en posant devant lui trois feuilles de papier - deux entières plus une demie - noircies d'une écriture
1. Oh, Seigneur, aie pitié de cette créature pécheresse.
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serrée. Ainsi, il apparaît qu'il ne s'agit pas seulement d'une confession mais d'une lettre d'adieu. Ce qui ne change rien sur le fond. Vous désirez l'entendre ?
Il n'eut pas besoin de renouveler sa proposition. Tous se groupèrent autour du commissaire et retinrent leur souffle. Le Bouledogue prit la première feuille, l'éloigna de ses yeux et commença à lire :
Au représentant de la police française M. le commissaire Gustave Gauche
19 avril 1878, 6 h 15 du matin A bord du Léviathan
Moi, Charles Reynier, fais la confession ci-dessous de mon plein gré et sans aucune contrainte, par unique souci de soulager ma conscience et d'expliquer les motifs qui m'ont amené à commettre des crimes atroces.
Le destin s'est toujours montré cruel à mon égard...
" Cette chanson-là, je l'ai entendue mille fois, commenta le commissaire, interrompant sa lecture. Il n'est pas un seul individu coupable d'assassinat, cambriolage ou autre détournement de mineur qui ait dit, au cours de son procès, que le destin l'avait comblé de ses bienfaits, mais que lui, fils de chienne qu'il était, n'avait pas su s'en montrer digne. Bref, continuons.
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Le destin s'est toujours montré cruel avec moi, et s'il m'a souri à l'aube de ma vie, c'est uniquement pour m'accabler encore plus durement par la suite. Mes jeunes années se sont déroulées dans un luxe indescriptible. J'étais le fils et unique héritier d'un rajah fabuleusement riche, un homme très bon, qui alliait la sagesse de l'Orient et celle de l'Occident. Jusqu'à l'âge de sept ans, j'ai ignoré ce qu'étaient le mal, la peur, la honte, un désir non satisfait. Ma mère se languissait loin de sa terre natale et passait tout son temps avec moi, à me parler de sa merveilleuse France et du gai Paris où elle avait grandi. Mon père l'avait rencontrée au club de Bagatelle, où elle était première danseuse, et s'en était follement épris. Françoise Rey-nier (tel est le nom de jeune fille de ma mère, nom que j'ai adopté lorsque j'ai obtenu la nationalité française) ne put résister aux. tentations que lui offrait un mariage avec un prince d'Orient et devint sa femme. Mais ce mariage ne la rendit pas heureuse, même si elle respectait sincèrement mon père et lui resta fidèle jusqu'à ce jour.
Lorsque la vague sanglante de la révolte déferla sur l'Inde, mon père pressentit le danger et envoya sa femme et son fils en France. Le rajah savait que les Anglais lorgnaient depuis longtemps sur son précieux, coffret et qu'ils allaient forcément inventer quelque vilenie pour s'emparer des trésors de Brahmapur.
Durant les premiers temps, ma mère et moi vécûmes richement - dans un hôtel
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particulier, entourés d'une multitude de serviteurs. Je fis mes études dans un lycée pour nantis, avec pour condisciples des enfants de têtes couronnées et de millionnaires. Puis tout a basculé, et j'ai bu jusqu'à la lie la coupe de la pauvreté et de l'humiliation.
Jamais je n'oublierai ce jour noir où ma mère, en larmes, m'annonça que je n'avais plus ni père, ni titre, ni patrie. C'est seulement un an plus tard que, par l'intermédiaire de l'ambassade britannique à Paris, me fut transmis l'unique héritage légué par mon père : un petit Coran. A cette époque, ma mère m'avait déjà fait baptiser et j'allais à la messe. Cependant, je m'étais juré d'apprendre à lire l'arabe afin de déchiffrer les annotations écrites de la main de mon père, en marge du livre saint. Bien des années plus tard, je réalisai ce vou, mais j'y reviendrai plus tard.
" Patience, patience, dit Gauche avec un sourire malicieux. Nous n'en sommes pas encore là. Pour l'heure, continuons les envolées lyriques.
Nous quittâmes l'hôtel particulier sitôt reçue la triste nouvelle. Nous nous installâmes d'abord dans un palace, puis dans un établissement plus modeste, puis dans un meublé. Le nombre de nos serviteurs se réduisait peu à peu, et, finalement, nous restâmes tous les deux. Ma mère n'a jamais eu le sens pratique, ni du temps de son impétueuse jeunesse ni plus tard. Les bijoux, qu'elle avait emportés avec elle en Europe
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nous permirent de vivre pendant deux, ou trois ans, après quoi nous nous retrouvâmes réellement dans le besoin. Je fréquentais une école communale, où j'étais battu et traité de " noiraud ". Cette vie fit de moi un être dissimulateur et vindicatif. Je tenais un journal secret dans lequel je notais le nom de ceux qui m'avaient offensé, avec l'idée de me venger de chacun d'eux lorsque, tôt ou tard, l'occasion se présenterait. Ce qui ne manqua pas d'arriver. Bien des années plus tard, à New York, je rencontrai un de mes ennemis de cette période douloureuse de ma jeunesse. Il ne me reconnut pas : j'avais alors changé de nom et n'avais plus rien à voir avec le gamin maigrichon et persécuté, le " sale petit Indien ", comme ils disaient à l'école pour me faire enrager. J'attendis ma vieille connaissance un soir, alors qu'elle sortait, ivre, d'une boîte de nuit. Je me présentai sous mon ancien nom et interrompis son exclamation étonnée par un coup de canif dans l'oil droit, un procédé que j'avais appris dans les bouges d'Alexandrie. J'avoue ce crime, parce qu'il est peu probable que cela change quoi que ce soit à mon sort.
" Très juste, approuva le Bouledogue. Au point où il en est, un cadavre de plus ou de moins...
Alors que j'avais treize ans, nous quittâmes Paris pour Marseille, parce que la vie y était moins chère et que ma mère y avait de la famille. A l'âge de seize ans, après avoir com-
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mis un acte que je préfère oublier, je m'enfuis de la maison et m'engageai comme mousse sur une goélette. Je naviguai pendant deux ans en Méditerranée. Ce fut une expérience rude mais utile. Je devins fort, impitoyable, en même temps que flexible. Parla suite, cela allait me permettre d'être le meilleur élève de l'Ecole maritime de Marseille. J'en sortis avec la médaille d'honneur et, dès lors, ne naviguai plus que sur les meilleurs bâtiments de la flotte marchande française. Quand, à la fin de l'année dernière, fut ouvert un concours pour le poste de premier lieutenant du prestigieux Léviathan, mes états de service et mes excellentes recommandations m'assurèrent la victoire. Mais à ce moment-là, mon But s'était déjà fait jour.
Gauche prit la deuxième feuille et annonça : - Voilà, on arrive au plus intéressant.
Petit, on me donnait des leçons d'arabe. Toutefois, mes maîtres étant par trop complaisants à l'égard du prince héritier, je n'appris pas grand-chose. Plus tard, lorsque je me retrouvai en France avec ma mère, il ne fut plus question de cours d'arabe, et j'oubliai rapidement le peu que je savais. Pendant de longues années, le Coran annoté par mon père me parut un livre enchanté, dont les arabesques magiques étaient inaccessibles au commun des mortels. Combien, par la suite, j'ai remercié le ciel de ne pas avoir demandé à quelque arabisant de lire les annotations en
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marge ! Non, il fallait coûte que coûte que ce soit moi et moi seul qui perce ce secret. Je me remis à l'arabe alors que je naviguais dans les régions du Maghreb et du Levant. Peu à peu, le Coran commença à me parler avec la voix de mon père. Mais il fallut de longues années avant que les notes manuscrites - aphoris-mes fleuris des sages, fragments de poèmes et conseils d'un père à son bien-aimé fils - me laissent entrevoir le code qu'elles renfermaient. Prises dans un certain ordre, les annotations constituaient un ensemble d'instructions précises et détaillées, que seul pouvait comprendre celui qui avait appris les notes par cour, y avait beaucoup réfléchi et s'en était imprégné. Plus que sur tout le reste, je peinai longuement sur une phrase extraite d'un poème inconnu de moi :
Un foulard, rouge du sang paternel, Le messager delà mort t'apportera.
C'est seulement il y a un an, en lisant les Mémoires d'un général anglais qui se vantait de ses " exploits " pendant le Grand Soulèvement (mon intérêt pour ce sujet est bien compréhensible), que je découvris un intéressant détail sur le cadeau fait avant de mourir à son jeune fils par le rajah de Brahmapur. Ainsi, le Coran avait été enveloppé dans un foulard ! J'eus l'impression que mes yeux se dessillaient. Quelques mois plus tard, lord Littleby présenta sa collection au Louvre. Je fus le plus attentif des visiteurs de cette exposition. Quand, enfin, je vis le foulard de mon père, le sens de ces lignes me sauta aux yeux :
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Et par sa forme pointue
II est semblable au dessin et à la montagne.
Et aussi :
Mais de l'oiseau de paradis, l'oil sans fond Est propre à percer le mystère.
Faut-il expliquer que, durant toutes ces années d'exil, je ne rêvais de rien d'autre que du coffret en argile renfermant toute la richesse du monde ? Combien de fois ai-je vu en songe se soulever le couvercle de terre, tandis que de nouveau, comme dans ma lointaine jeunesse, un éclat surnaturel se déversait sur l'univers !
Le trésor me revient de droit, je suis l'héritier légal ! Les Anglais m'ont dépouillé, mais ils n 'ont pas su profiter des fruits de leur perfidie. Cet infâme charognard de Littleby, qui se targuait de ses " raretés ", n'était en fait qu'un vulgaire receleur d'objets volés. Je n'ai pas un seul instant douté de mon bon droit et ne craignais qu'une seule chose : ne pas venir à bout de la tâche que je m'étais assignée.
Et j'ai effectivement commis une série d'impardonnables, de terribles erreurs. La première est la mort des serviteurs et, en particulier, des malheureux enfants. Je n'avais, bien sûr, aucune intention de tuer ces gens en rien coupables. Comme vous l'avez fort justement deviné, je me suis fait passer pour médecin et leur ai administré une injection d'opium. Je voulais seulement les endormir,
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mais, par manque d'expérience et par crainte que le narcotique n'agisse pas suffisamment, j'ai mal évalué la dose.
Un second choc m'attendait à l'étage. Quand j'ai cassé la vitrine et que, les mains tremblantes d'une émotion empreinte de vénération, j'ai pressé le foulard de mon père contre mon visage, une des portes s'est brusquement ouverte et, boitant, est entré le maître de maison. Selon les informations en ma possession, le lord était en déplacement, or voilà qu'il surgissait devant moi, de surcroît armé d'un pistolet ! Je n'avais pas le choix,. J'attrapai la statuette de Shiva et, de toutes mes forces, en frappai le lord à la tête. Au lieu de partir à la renverse, il tomba en avant, en m'enserrant de ses bras et en éclaboussant de sang mes vêtements. Sous une blouse blanche, je portais mon uniforme d'apparat, dont le pantalon bleu marine à passepoil rouge ressemble énormément à celui des personnels sanitaires municipaux. J'étais très fier de ma ruse, mais, en fin de compte, c'est elle qui m'a perdu. Dans une ultime convulsion, sous ma blouse grande ouverte, le malheureux arracha de ma poitrine l'emblème du Léviathan. Ce n'est qu'à mon retour sur le paquebot que je remarquai la disparition de l'insigne. Je parvins à m'en procurer un autre, mais je n'en avais pas moins laissé derrière moi une trace fatale.
Je ne me souviens plus comment j'ai fui la maison. Plutôt que de sortir par la porte, j'ai choisi d'escalader la palissade depuis le jar-
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din. Ensuite, je n'ai repris mes sens qu'une fois arrivé à la Seine. Dans une main, je tenais la statuette ensanglantée, dans l'autre, le pistolet. J'ignore moi-même pourquoi je l'avais ramassé. Avec un frémissement d'horreur, j'ai jeté l'un et l'autre dans l'eau. Dans la poche de ma tunique, sous la blouse blanche, le foulard me réchauffait le cour.
Et le lendemain, j'appris par les journaux, que je n'étais pas seulement l'assassin de lord Littleby mais également celui de neuf autres personnes. Je passe sur mes tourments à ce sujet.
" Ben voyons, fit le commissaire avec un hochement de tête. C'est touchant à pleurer. Il se croit devant une cour d'assises : " Jugez vous-même, messieurs les jurés, pouvais-je agir autrement ? A ma place, vous auriez fait pareil. " Répugnant ! conclut Gauche, et il reprit sa lecture :
Le foulard m'a rendu fou. L'oiseau enchanteur avec ce trou à la place de l'oil prit sur moi un étrange ascendant. C'était comme si je n'agissais pas de ma propre volonté, mais obéissais à la petite voix qui, désormais, me dirigeait.
" On le voit venir avec son idée d'irresponsabilité, fit remarquer le Bouledogue en souriant d'un air entendu. On connaît la chanson.
Alors que nous longions le canal de Suez, le foulard disparut de mon secrétaire. Je me
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sentis le jouet du sort. Il ne me vint pas à l'esprit que le foulard avait été volé. A ce moment-là, j'étais déjà à tel point sous l'influence d'un sentiment mystique que ce triangle de soie me paraissait un être vivant et doué d'une âme. Il m'avait trouvé indigne et m'avait quitté. J'étais inconsolable et, si je n'ai pas mis fin à mes jours, c'est uniquement dans l'espoir que le foulard aurait pitié de moi et reviendrait. Cacher mon désespoir, à vous comme à mes collègues, exigea de moi un effort considérable.
Puis, à la veille de notre arrivée à Aden, eut lieu le miracle ! Ayant entendu le cri d'effroi poussé par madame Kléber, j'accourus dans sa cabine, et là, je vis un nègre surgi à'on ne sait où, portant autour du cou mon foulard mystérieusement disparu. Il était maintenant clair pour moi que, deux, jours plus tôt, le sauvage avait pénétré dans ma cabine et s'était tout simplement emparé d'un morceau de tissu aux couleurs vives. Pourtant, en cet instant, j'éprouvai une terreur irrationnelle, sans comparaison avec tout ce que j'avais pu connaître jusque-là. Comme si l'ange noir des Ténèbres était remonté de l'enfer pour me rendre mon trésor !
Dans la lutte qui s'ensuivit, je tuai le Noir et, profitant de ce que madame Kléber était à demi évanouie, je lui enlevai discrètement le foulard. Dès lors, je le portai en permanence contre ma poitrine, sans m'en séparer un seul instant.
Quant au professeur Sweetchild, je l'ai tué froidement, avec une détermination qui
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m'emplit moi-même d'admiration. J'attribue entièrement à l'influence magique du foulard la clairvoyance et la vitesse de réaction exceptionnelles dont j'ai fait preuve. Dès les premières paroles pourtant confuses de Sweetchild, j'ai compris qu'il avait fini par découvrir le secret du foulard et retrouvé la trace du fils du rajah - ma trace. Il fallait faire taire le professeur, et c'est ce que j'ai fait. Le foulard était satisfait de moi, je le sentais à la façon dont le tissu de soie s'était réchauffé, caressant mon cour exténué.
Toutefois, l'élimination de Sweetchild ne m'apportait qu'un répit. Vous, commissaire, me cerniez de tous côtés. Avant l'arrivée à Calcutta, vous et surtout votre perspicace assistant Fandorine...
Gauche eut un toussotement contrarié et glissa un regard de biais à Fandorine :
- Je vous félicite, monsieur. Vous avez droit aux compliments d'un assassin. Encore heureux qu'il vous mentionne comme mon assistant et non l'inverse.
On imagine avec quel plaisir le Bouledogue aurait rayé cette ligne afin qu'elle ne tombât pas sous les yeux de ses chefs parisiens. Malheureusement, si les paroles s'envolent, les écrits restent. Renata regarda le Russe. Celui-ci tira le petit bout pointu de sa moustache et, d'un geste, invita le policier à poursuivre.
... votre assistant Fandorine auriez éliminé les uns après les autres tous les sus-
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pects, et il ne serait alors resté que moi. Un simple et unique télégramme au service des naturalisations du ministère de l'Intérieur aurait suffi à établir l'actuelle identité du fils du rajah Bagdassar. Sans compter qu'en consultant les registres des anciens élèves de l'Ecole maritime, il serait apparu que j'y étais entré sous un nom et en étais sorti sous un autre.
Et je compris alors que l'oil vide de l'oiseau de paradis n'était pas la voie de la félicité terrestre, mais le chemin du Néant étemel. Je pris la décision de disparaître dans les profondeurs abyssales, et de le faire non comme un pitoyable raté, mais comme un grand rajah. Mes nobles ancêtres ne mouraient jamais seuls. A leur suite, sur le bûcher de la crémation, montaient leurs serviteurs, leurs épouses et leurs concubines. Je n'avais pas vécu comme un seigneur, mais j'allais, en revanche, mourir comme il convient à un authentique souverain - ainsi en avais-je décidé. Pour mon dernier voyage, je me ferais accompagner non pas d'esclaves et de serviteurs mais de la fine fleur de la société européenne. Et, pour char funèbre, j'aurais un gigantesque navire, merveille du progrès technique ! L'ampleur et la majesté de ce projet m'emplirent d'exaltation. N'était-ce pas encore plus grandiose que de posséder une fabuleuse richesse ?
" Là, il ment, fit Gauche d'un ton tranchant. Il voulait nous noyer, nous. Pour lui il avait préparé un canot.
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Le commissaire prit la dernière feuille ou, plus exactement, demi-feuille.
La supercherie à laquelle j'ai eu recours avec le capitaine Cliff était vile, je le confesse. A ma décharge, je dirai que je n'avais pas prévu une aussi triste issue. J'éprouve pour Cliff un respect sincère. Et en m'emparant du Léviathan, je désirais également épargner la vie de cet excellent homme. Certes, inquiet pour sa fille, il aurait connu quelques tourments, mais bientôt il aurait su que tout allait bien pour elle. Hélas, le mauvais sort me poursuit en toute chose. Pouvais-je prévoir que le capitaine serait terrassé par une embolie ? Maudit foulard, c'est lui le responsable de tout !
Le jour où nous avons quitté le port de Bombay, j'ai brûlé le triangle de soie bariolée. J'ai " brûlé " les ponts.
- Brûlé ! s'exclama Clarice Stamp. Alors, il n'y a plus de foulard ?
Renata scruta le Bouledogue du regard. Celui-ci haussa les épaules avec indifférence et dit :
- Et Dieu merci ! Qu'ils aillent au diable, avec leur foulard, voilà ce que j'ai à vous dire, mesdames et messieurs. Nous ne nous en porterons que mieux.
Oh, mais c'est qu'il se prenait pour Sénèque, tout à coup. Renata se frotta le menton, l'air pensif.
Vous avez du mal à le croire ? Eh bien, pour preuve de ma sincérité, je vais vous
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révéler le secret du foulard. Désormais, je n'ai plus besoin de le cacher.
Le commissaire s'interrompit et regarda malicieusement le Russe.
- Pour autant que je me souvienne, monsieur, la nuit dernière, vous vous êtes vanté d'avoir percé ce secret. Faites-nous donc part de votre découverte, et nous pourrons vérifier si vous êtes aussi perspicace que le prétend le défunt.
Fandorine ne sourcilla même pas.
- Cela n'est p-pas très compliqué, répondit-il
négligemment.
Poseur, pensa Renata, mais vraiment beau tout de même. Est-il possible qu'il ait réellement percé
le mystère ?
- Donc, que savons-nous du foulard ? Il est de forme t-triangulaire, avec un côté droit et les deux autres légèrement sinueux. Et d'un. Sur le foulard est représenté un oiseau dont l'oil est figuré par un trou. Et de deux. Vous vous souvenez, bien sûr, de la description du palais de Brahmapur, en particulier de l'étage supérieur : une chaîne de montagnes à l'horizon, des fresques qui la reflètent comme dans un miroir. Et de t-trois.
- Bon, on se souvient, et alors ? demanda le
Toqué.
- Mais enfin, sir Reginald, fit mine de s'étonner le Russe. Vous et moi avons v-vu le dessin de Sweetchild ! Tout ce qui était nécessaire pour découvrir le secret s'y trouvait : le foulard triangulaire, une ligne brisée, le mot " palais ".
Il sortit un mouchoir de sa poche, le plia en diagonale, ce qui donnait un triangle.
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- Le foulard est l'astuce utilisée pour indiquer l'endroit où est caché le t-trésor. Sa forme correspond au contour d'une des montagnes représentées sur les fresques. Il suffit tout simplement d'appliquer l'angle supérieur du f-foulard sur le sommet de cette montagne. Comme ça. (Il posa le triangle sur la table et en dessina le contour avec son doigt.) Alors, l'oil de Kalavinka indiquera le p-point précis où il convient de chercher. Bien entendu, pas sur la montagne dessinée mais sur la vraie. Il doit s'y trouver une grotte ou quelque chose dans ce genre. Commissaire, j'ai raison ou je me trompe ?
Tous se tournèrent vers Gauche. Celui-ci gonfla ses bajoues, remua ses épais sourcils, ce qui acheva de lui donner l'air d'un vieux bouledogue acariâtre.
- Je me demande vraiment comment vous vous débrouillez, grommela-t-il. J'ai lu cette lettre là-bas, dans le cachot, et je ne l'ai pas quittée des mains une seule seconde... Enfin, bref, écoutez.
Dans le palais de mon père se trouvent quatre salles où avaient lieu les cérémonies officielles : au nord, celles d'hiver, au sud, celles d'été, à l'ouest, celles de printemps et, à l'est, celles d'automne. Si vous vous rappelez bien, feu Sweetchild en a parlé. Il y a effectivement une fresque murale représentant un paysage de montagnes que l'on peut observer dans la réalité à travers les hautes fenêtres qui vont du sol au plafond. Beaucoup d'années ont passé, mais il me suffit de fermer les yeux pour voir devant moi ce paysage. J'ai
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beaucoup voyagé, vu bien des choses, et je peux dire que nulle part au monde il n'existe de spectacle plus grandiose ! Mon père avait enfoui le coffret sous un bloc de pierre brune se trouvant sur le versant d'une des montagnes. Pour savoir duquel il s'agissait parmi la multitude de pics montagneux qui s'offrent au regard, il suffisait d'appliquer tour à tour le foulard sur chacune des montagnes représentées sur la fresque. Celle dont la silhouette correspondait parfaitement au foulard était celle recelant le trésor. L'endroit où rechercher la pierre était indiqué par l'oil vide de l'oiseau de paradis. Bien sûr, même un individu sachant dans quel secteur chercher aurait eu besoin de longues heures, sinon de jours, pour découvrir la pierre, car la zone de recherche couvre des centaines de mètres. Mais il ne pouvait y avoir de confusion. Il y a beaucoup de blocs de pierre marron dans les montagnes, mais à l'endroit indiqué du versant une seule est de cette couleur. " Tel un grain de poussière dans l'oil, une pierre brune, seule parmi les pierres grises ", disait une annotation du Coran. Combien de fois me suis-je imaginé plantant ma tente sur la montagne sacrée et, sans me presser, le cour battant, parcourant le flanc de la montagne à la recherche de ce " grain de poussière ". Mais le destin en a décidé autrement.
Eh bien, les émeraudes, les saphirs, les rubis et les diamants étaient visiblement voués à rester enfouis là jusqu'à ce qu'un tremblement de terre fasse tomber le bloc
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erratique. Mais même dans cent mille ans, cela n'aura aucun effet sur les pierres précieuses - elles sont éternelles.
Et pour moi, c'est fini. Le maudit foulard a épuisé toutes mes forces et toute ma raison. Ma vie a perdu son sens. Je suis terrassé, je suis devenu fou.
" Et sur ce point, il a parfaitement raison, conclut le commissaire, repoussant la demi-page. Tout prend fin avec cette lettre.
- Eh bien, Leynier-san a bien agi, dit le Japonais. Il a vécu dans l'indignité, mais il est molt dans l'honneul. Poul cela, il lui sela beaucoup paldonné, et, dans sa plochaine vie, une nouvelle chance de lépaler ses fautes lui sela offelte.
- Pour ce qui est d'une prochaine vie, je ne sais pas, fit le Bouledogue en pliant soigneusement les feuillets et en les rangeant dans son dossier noir, mais ce qui est sûr, c'est que, Dieu merci, mon enquête est terminée. Je vais me reposer un peu à Calcutta et, ensuite, retour à Paris. L'affaire est close.
C'est alors que le diplomate russe réserva à Renata une surprise.
- Comment cela, c-close ? demanda-t-il d'une voix forte. Vous allez de nouveau trop vite, commissaire. (Il se tourna vers Renata en braquant sur elle, tels deux canons d'acier, ses froids yeux bleus.) Madame Kléber n'a-t-elle vraiment rien à nous raconter ?
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Clarice Stamp
La question prit tout le monde au dépourvu. En fait non, pas tout le monde - Clarice remarqua avec étonnement que la future mère n'était nullement décontenancée. Certes, elle pâlit de façon à peine perceptible et mordilla fugitivement sa lèvre charnue, mais elle répondit avec assurance, d'une voix forte et presque d'un seul jet :
- Vous avez raison, monsieur, j'ai quelque chose à dire. Pas à vous toutefois, mais au représentant de la loi.
L'air désarmé, elle regarda le commissaire et dit d'une voix implorante :
- Pour l'amour de Dieu, monsieur, je voudrais vous faire mes aveux en tête à tête.
Apparemment, les événements venaient de prendre pour Gauche une tournure tout à fait inattendue. Le policier afficha un air ahuri, regarda Fandorine avec suspicion et, tirant fièrement en avant son double menton, prononça entre ses
dents :
- D'accord, allons dans ma cabine puisque
vous avez l'air d'y tenir.
Clarice eut le sentiment que le policier n'avait aucune idée de ce que madame Kléber s'apprêtait à lui avouer.
Cela étant, on ne pouvait guère en faire le reproche au commissaire ; Clarice elle-même n'arrivait pas à suivre le cours impétueux des événements.
La porte à peine refermée sur Gauche et madame Kléber, Clarice lança un regard interrogateur à Fandorine, apparemment le seul à savoir
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exactement ce qui était en train de se passer. C'était la première fois de la journée qu'elle osait le regarder comme ça, en face, et non de côté ou à travers ses paupières baissées.
Jamais encore elle n'avait vu Eraste (oui, oui, pour elle-même, elle pouvait l'appeler par son prénom) manifester une telle perplexité. Son front était plissé, une inquiétude persistante perçait dans son regard, ses doigts tambourinaient nerveusement sur la table. Etait-il possible que même cet homme sûr de lui, capable de réagir avec la vitesse de l'éclair, ait perdu le contrôle de la situation ? La nuit passée, Clarice l'avait vu déconcerté, mais pas plus d'un instant. Très vite, il avait alors repris contenance. Et voici dans quelles circonstances. Après le désastre de Bombay, elle était restée trois jours cloîtrée. Elle s'était fait passer pour malade auprès de la femme de chambre, prenait ses repas dans sa cabine et ne sortait faire un tour qu'à la faveur de la nuit, comme une vulgaire voleuse.
Côté santé, tout allait pour le mieux, mais comment affronter les témoins de sa honte, lui en particulier ? L'ignoble Gauche l'avait livrée à la risée générale, l'avait humiliée, couverte de boue. Et le pire de tout était qu'on ne pouvait même pas l'accuser de mensonge : tout était vrai, du premier au dernier mot. Oui, dès qu'elle était officiellement entrée en possession de son héritage, elle s'était précipitée à Paris, sur lequel elle avait lu et entendu tant de choses. Elle s'y était jetée tel le papillon sur la flamme. Et s'y était brûlé les ailes. Comme s'il ne suffisait pas que cette humiliante
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histoire lui eût ôté le peu qui lui restait d'amour-propre, il avait fallu que tout le monde sache : miss Stamp était une débauchée stupide de crédulité, la méprisable victime d'un gigolo professionnel !
Par deux fois, Mrs Truffo était venue s'enquérir de sa santé. Il va de soi qu'elle voulait se délecter du spectacle de son humiliation : elle avait fait mine de s'apitoyer, s'était plainte de la chaleur, mais dans ses petits yeux ternes brillait une lueur de triomphe. Alors, ma petite, semblait-elle dire, qui de nous deux est la vraie lady ?
Le Japonais était également passé la voir en expliquant que, chez lui, il était de coutume de rendre " une visite de compassion " lorsque quelqu'un était souffrant. Il avait proposé ses services thérapeutiques. L'avait regardée avec sympathie.
Puis, enfin, c'avait été au tour de Fandorine de venir frapper à sa porte. Clarice avait eu un échange très sec avec lui et ne lui avait pas ouvert, arguant d'une migraine.
Peu importe, s'était-elle dit en mangeant tristement son bifteck dans la plus complète solitude. Il n'y a plus que neuf jours à tenir jusqu'à Calcutta. Et qu'étaient neuf jours à rester enfermée quand elle avait passé près d'un quart de siècle emprisonnée ? Vraiment pas grand-chose. Ici, elle était tout de même mieux que dans la maison de sa tante. Seule, dans une confortable cabine, avec de bons livres. Arrivée à Calcutta, elle se faufilerait discrètement à terre et alors, pour de bon, elle ouvrirait une nouvelle page de sa vie, une page vierge.
Mais le soir du troisième jour, des pensées d'un tout autre ordre s'étaient imposées à son esprit. Oh, comme il avait raison le poète lorsqu'il écrivait :
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II y aie plaisir de recouvrer la liberté, Quand on a perdu tout ce à quoi l'on tenait !
En somme, elle ne risquait rien à tenter sa chance. Le soir tard (minuit était déjà passé), Clarice mit résolument de l'ordre dans sa coiffure, se poudra légèrement le visage, enfila cette robe ivoire achetée à Paris qui lui allait si bien et sortit dans le couloir. Le roulis la jetait alternativement contre une paroi puis l'autre.
S'efforçant de ne penser à rien, elle s'arrêta devant la porte de la cabine 18, sa main levée s'immobilisa - mais seulement l'espace d'un tout petit instant - et elle frappa.
Eraste ouvrit presque aussitôt. Il était en veste d'intérieur à brandebourgs d'un bleu sombre, largement ouverte sur une chemise blanche.
" J'ai besoin de vous parler, annonça Clarice sur un ton péremptoire, oubliant même les salutations d'usage.
- B-bonsoir, miss Stamp, dit-il rapidement. Quelque chose est arrivé ? "
Et, sans attendre la réponse, il ajouta :
" Je vous prie de patienter une minute, le t-temps que je me change. "
Quand il la fit entrer, il était en redingote et cravate impeccablement nouée. D'un geste, il l'invita à s'asseoir.
Clarice prit place et, le regardant dans les yeux, prononça ces paroles :
" Surtout ne m'interrompez pas. Si je perds le fil, ce sera encore plus affreux... Je sais, je suis beaucoup plus âgée que vous. Quel âge avez-vous ? Vingt-cinq ans ? Moins ? Peu importe. De toute façon, je ne vous demande pas de m'épouser. Cela
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étant, vous me plaisez. Je suis amoureuse de vous. Toute mon éducation a été orientée de telle façon que jamais, dans aucune circonstance, je ne dise ces mots à un homme, mais désormais cela m'est égal. Je n'ai plus de temps à perdre. Je flétris sans même avoir connu la floraison. Si je vous plais ne serait-ce qu'un tout petit peu, dites-le-moi. Sinon, dites-le-moi également. Après la honte que je viens de subir, je ne vois pas ce qui pourrait me rendre beaucoup plus amère. Et sachez une chose : mon... aventure parisienne a été un cauchemar, mais je ne la regrette pas. Mieux vaut un cauchemar que la torpeur abrutissante dans laquelle j'ai passé toute ma vie. Eh bien, répondez-moi, ne restez pas sans rien dire ! "
Seigneur, était-il possible qu'elle eût prononcé
de telles paroles à voix haute ? En un sens, elle
pouvait en être fière.
Sur le coup, Fandorine resta bouche bée et battit
des cils avec un air ahuri, fort peu romantique.
Puis il se décida à répondre, lentement, en
bégayant beaucoup plus que d'ordinaire :
" Miss Stamp... C-Clarice... Vous me plaisez.
Vous me plaisez beaucoup. Je v-vous admire. Et je
v-vous envie.
- Vous m'enviez ? Mais pourquoi ? demanda-t-elle, surprise.
- Pour votre audace. Parce que vous ne c-crai-gnez pas d'essuyer un refus et de p-paraître ridicule. Vous savez, au fond, je suis un homme très t-timide et peu sûr de lui.
- Vous ? s'étonna encore plus Clarice.
- Oui. J'ai très p-peur de deux choses : de me retrouver dans une situation absurde ou ridicule et... de relâcher ma défense. "
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Non, elle ne le comprenait décidément pas. " Quelle défense ?
- Voyez-vous, j'ai très tôt appris ce qu'était la p-perte de l'être cher, et j'ai connu une frayeur qui sans doute ne me quittera jamais. Tant que je suis seul, ma défense face à l'adversité est s-solide, je ne crains rien ni p-personne. Pour un homme tel que moi, le mieux est de rester seul.
- Je vous ai déjà dit, mister Fandorine, répondit sévèrement Clarice, que je ne prétendais aucunement à une place dans votre vie ni même dans votre cour. Et j'ai encore moins l'intention de porter atteinte à votre "défense". "
Elle se tut, car tout avait désormais été dit.
Et il fallut qu'à cet instant précis quelqu'un tambourinât à la porte. Du corridor, parvint la voix affolée de Milford-Stoakes.
" Mister Fandorine, sir ! Vous ne dormez pas ? Ouvrez ! Vite ! C'est un complot !
- Restez ici, murmura Eraste. Je reviens tout de suite. "
II sortit dans le couloir. Clarice entendit des voix étouffées, mais ne parvint pas à distinguer les paroles prononcées.
Environ cinq minutes plus tard, Fandorine revint. D'un tiroir, il sortit un objet, petit mais apparemment lourd, qu'il glissa dans sa poche, puis, bizarrement, il s'empara d'une élégante canne et dit, l'air préoccupé :
" Attendez un peu ici et retournez chez vous. L'affaire est proche du dénouement. "
Voilà donc le dénouement qu'il avait en tête... Plus tard, de retour dans sa cabine, Clarice entendit un martèlement de pas dans le couloir, un
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brouhaha de voix inquiètes, mais, bien sûr, il ne pouvait lui venir à l'esprit qu'au-dessus des mâts du fier Léviathan la mort guettait.
- De quoi madame Kléber veut-elle se confesser ? demanda nerveusement le docteur Truffo. Monsieur Fandorine, expliquez-nous ce qui se passe. Est-elle pour quelque chose dans toute cette
histoire ?
Mais Fandorine restait silencieux, se contentant d'afficher un air de plus en plus soucieux.
Se balançant au rythme régulier du roulis, le Léviathan se dirigeait à toute vapeur vers le nord, fendant les flots du détroit de Palk, rendus troubles par la tempête. Au loin, la côte de Ceylan dessinait une ligne verte. La matinée était maussade, mais étouffante. A travers les fenêtres exposées au vent, des bouffées d'air chaud et malsain pénétraient dans le salon, mais, ne trouvant pas de sortie, le flux retombait, impuissant, en faisant à peine frémir les rideaux.
- Manifestement, j'ai c-commis une erreur, balbutia Eraste en faisant un pas en direction de la porte. J'ai toujours un temps ou un demi-temps de
retard sur...
Quand éclata le premier coup de feu, Clarice ne comprit pas de quoi il s'agissait - un craquement quelconque, pensa-t-elle. Il ne manquait pas de choses susceptibles de craquer sur un navire aux prises avec une mer agitée. Mais aussitôt un deuxième bruit sec se fit entendre.
- Des coups de feu ! s'exclama sir Reginald.
Mais où ?
- Cela provient de la cabine du commissaire, dit rapidement Fandorine en se précipitant vers la porte.
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Tous s'élancèrent à sa suite.
Puis il y eut une troisième déflagration et, alors qu'il ne restait qu'une vingtaine de pas jusqu'à la cabine de Gauche, une quatrième retentit.
- Restez ici ! cria Eraste sans se retourner, en sortant un petit revolver de sa poche arrière.
Les autres ralentirent le pas, mais Clarice n'avait pas peur du tout, elle n'allait pas abandonner Eraste comme ça.
Celui-ci poussa la porte de la cabine et projeta en avant sa main armée du revolver. Clarice se mit sur la pointe des pieds et regarda par-dessus son épaule.
Une chaise renversée, telle fut la première chose qu'elle remarqua. Ensuite, elle vit le commissaire Gauche. Il gisait sur le dos, de l'autre côté de la table ronde vernissée qui occupait la partie centrale de la pièce. Clarice tendit le cou pour mieux voir et eut un frisson d'horreur : le visage de Gauche était monstrueusement déformé et, au milieu de son front, bouillonnait un sang pourpre qui s'écoulait en deux filets jusqu'au sol.
Renata Kléber était blottie dans un coin opposé de la pièce. Elle était d'une pâleur mortelle, poussait des sanglots hystériques, claquait des dents. Dans sa main tremblotait un gros revolver noir au canon encore fumant.
- A-ah ! O-oh ! hurla madame Kléber et, d'un doigt frémissant, elle indiqua le corps sans vie. Je... je l'ai tué !
- J'avais deviné, prononça sèchement Fandorine.
Son revolver toujours braqué sur elle, il s'approcha rapidement et, d'un geste preste, arracha son
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arme à la Suissesse. Elle ne songea même" pas à
résister.
- Docteur Truffo ! cria Eraste en suivant chaque geste de Renata. Venez !
Avec une curiosité mêlée de crainte, le petit docteur coula un regard dans la pièce enfumée par les explosions.
- Examinez le corps, dit Fandorine. Marmonnant des lamentations en italien, Truffo s'agenouilla près du cadavre de Gauche.
- Blessure létale à la tête, annonça-t-il. Mort instantanée. Mais ce n'est pas tout... Le coude droit a été transpercé par une balle. Et là, le poignet gauche également. Trois blessures en tout.
- Cherchez mieux. Il y a eu quatre c-coups de
feu.
- Je ne vois rien d'autre. Apparemment, une des balles est passée à côté. Quoique non, attendez ! Tenez, la voilà. Dans le genou droit !
- Je vais tout vous raconter, bredouilla Renata, le corps agité de sanglots. Seulement, je vous en prie, emmenez-moi ailleurs que dans cette horrible
pièce !
Fandorine remit son petit revolver dans sa poche, posa le grand sur la table.
- Eh bien, allons-y. Docteur, informez l'officier de quart de ce qui vient d'arriver, qu'il poste un garde devant la porte. Et venez nous rejoindre. A part nous, il n'y a plus personne pour mener l'enquête.
- Ah, quel maudit voyage ! se lamentait Truffo en trottinant dans le couloir. Pauvre Léviathan !
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Dans le Windsor, on s'installa de la manière suivante : madame Kléber s'assit à la table, face à la porte, les autres, sans s'être donné le mot, prirent place du côté opposé. Seul Fandorine opta pour une chaise à côté de la meurtrière.
- Messieurs, ne me regardez pas comme ça, prononça madame Kléber d'une voix plaintive. Je l'ai tué, mais ce n'est vraiment pas ma faute. Je vais tout, tout vous raconter, et vous verrez... Mais de grâce, donnez-moi de l'eau.
Toujours charitable, le Japonais lui versa de la limonade - la table du petit déjeuner n'avait pas encore été débarrassée.
- Alors, que s'est-il passé ? demanda Clarice.
- Translate everything she says, ordonna d'un ton sévère Mrs Truffo à son mari revenu juste à temps. Everything - word for wordl.
Le docteur acquiesça d'un hochement de tête, tout en essuyant avec son mouchoir sa calvitie couverte de sueur après cette course.
- Ne craignez rien, madame. Dites toute la vérité, fit sir Reginald, encourageant Renata. Ce monsieur n'est pas un gentleman, il ne sait pas se conduire avec les dames, mais vous serez traitée avec le plus grand respect, je m'en porte garant.
Ces paroles s'accompagnèrent d'un regard en direction de Fandorine, regard chargé d'une haine si féroce que Clarice en eut le souffle coupé. Qu'avait-il bien pu se passer entre Eraste et Milford-Stoakes depuis la veille ? D'où venait cette hostilité ?
1. Traduisez tout ce qu'elle dit. Tout, mot pour mot.
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- Merci, cher Reginald, fit Renata dans un
sanglot.
Elle but lentement sa limonade, tout en reniflant et pleurnichant. Puis elle laissa courir sur ses vis-à-vis un regard suppliant et commença :
- Gauche n'est pas du tout un gardien de la loi ! C'est un criminel, un fou ! Tout le monde ici a perdu la tête à cause de cet horrible foulard ! Même le commissaire de police !
- Vous avez dit vouloir lui faire des aveux, rappela Clarice avec fiel. Lesquels ?
- Oui, j'ai dissimulé un fait... Un fait essentiel. J'aurais bien sûr tout avoué, mais je voulais tout d'abord confondre le commissaire.
- Le confondre ? Mais pour quelle raison ? demanda sir Reginald, plein de commisération.
Madame Kléber cessa de pleurer et annonça triomphalement :
- Reynier ne s'est pas suicidé. C'est le commissaire Gauche qui l'a tué ! (Et, voyant le choc que sa déclaration venait de produire sur ses auditeurs, elle continua à un rythme accéléré.) C'est absolument évident ! Essayez donc de prendre votre élan pour vous fracasser la tête contre un mur dans une petite pièce de six mètres carrés ! C'est tout simplement impossible. Si Charles avait voulu mettre fin à ses jours, il se serait fait un noud autour du cou avec sa cravate, l'aurait accrochée à la grille du ventilateur et aurait sauté de la table. Non, c'est Gauche qui l'a tué ! Il l'a frappé à la tête avec quelque chose de lourd, et ensuite il a camouflé son crime en suicide ; c'est alors qu'il était déjà mort qu'il lui a cogné la tête contre l'angle du mur.
- Mais quel intérêt le commissaire avait-il à tuer Reynier? interrogea Clarice en secouant la
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tête d'un air sceptique. C'est un vrai galimatias que vient de nous servir madame Kléber.
- Mais puisque je vous dis que la cupidité lui avait fait perdre la boule ! C'est le foulard le responsable de tout ! Soit Gauche était furieux contre Charles parce qu'il avait brûlé le foulard, soit il ne l'a pas cru, je ne sais pas. Mais qu'il l'ait tué, c'est évident. Et quand je lui ai lancé cela bien en face, le commissaire n'a pas songé un instant à nier. Il a saisi son pistolet, a commencé à me l'agiter sous le nez, à me menacer. Il disait que, si je ne tenais pas ma langue, j'irais rejoindre Reynier...
Renata recommença à renifler bruyamment et -ô miracle ! - le baronet lui tendit son mouchoir.
Comment expliquer cette mystérieuse métamorphose, lui qui avait toujours évité Renata comme la peste ?
-... Et voilà, ensuite il a posé le pistolet sur la table et s'est mis à me secouer par les épaules. J'ai eu peur, si peur ! Je ne me souviens plus moi-même comment j'ai fait pour le repousser et saisir l'arme sur la table. C'était affreux ! Je courais autour de la table, et lui essayait de m'attraper. Plusieurs fois, je ne sais plus combien, je me suis retournée et j'ai appuyé sur l'espèce de crochet. Finalement, il est tombé... Ensuite monsieur Fan-dorine est entré.
Et Renata éclata en sanglots. Milford-Stoakes lui caressa l'épaule avec précaution, comme s'il touchait un serpent à sonnette.
Dans le silence, retentit un applaudissement sonore. Surprise, Clarice eut un sursaut.
- Bravo ! s'exclama Fandorine avec un sourire moqueur en continuant de frapper dans ses mains.
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B-bravo, madame Kléber. Vous êtes une grande
comédienne.
- Comment osez-vous ! se récria sir Reginald,
s'étranglant d'indignation.
Mais Fandorine l'arrêta d'un geste.
- Restez assis et écoutez. Je vais vous raconter comment tout s'est passé. (Fandorine était absolument calme et semblait ne pas douter un instant d'avoir raison.) Madame Kléber est non seulement une c-comédienne remarquable, mais, plus généralement, une personne exceptionnelle et talentueuse à tous égards. Dont l'envergure n'a d'égale que l'imagination. Hélas, pour l'essentiel, elle met ses dons au service de l'action criminelle. Vous êtes la complice de toute une série de crimes, madame. Ou plutôt, non, pas la complice mais l'inspiratrice, le p-personnage principal. C'est Reynier qui était votre complice.
- Voilà autre chose, dit Renata d'une voix plaintive, prenant à témoin sir Reginald. Encore un qui divague. Et lui qui était si calme, si paisible.
- Le p-plus stupéfiant chez vous est cette rapidité de réaction réellement surhumaine, continua Fandorine comme si de rien n'était. Vous ne vous défendez jamais, vous attaquez la p-première, madame Sanfon. Vous me permettez de vous appeler par votre vrai nom ?
- Sanfon ? ! Marie Sanfon ? ! Celle-là même ! ? s'exclama le docteur Truffo.
Clarice se surprit à rester la bouche ouverte. Quant à Milford-Stoakes, il s'empressa de retirer sa main de l'épaule de Renata. Cette dernière, pour sa part, regardait Fandorine avec commisération.
- Oui, vous avez ici d-devant vous la légendaire Marie Sanfon, géniale et impitoyable aventurière
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internationale. Son style : les entreprises de g-grande ampleur, l'ingéniosité, l'audace. Et aussi son aptitude à ne laisser derrière elle ni preuves ni témoins. Et, last but not hast1, son total mépris à l'égard de la vie humaine. Les déclarations de Charles Reynier, sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir, contiennent autant de vérité que de mensonge. J'ignore, madame, quand et dans quelles circonstances vous avez rencontré cet homme, mais deux choses ne font aucun doute. Reynier vous aimait sincèrement et, jusqu'à la dernière minute, il s'est efforcé de détourner de vous les soupçons. Et deuxièmement, c'est vous qui avez incité le fils du rajah d'Emeraude à se mettre en quête de son héritage, sinon on ne voit pas p-pour-quoi il aurait attendu pendant tant d'années. Vous avez fait la connaissance de lord Littleby, vous vous êtes procuré toutes les informations nécessaires et avez échafaudé votre p-plan. De toute évidence, au départ, vous comptiez vous emparer du foulard par la ruse, en usant de vos charmes. Après tout, le lord ignorait l'importance de ce bout de tissu. Cependant vous avez vite compris que la tâche était irréalisable : Littleby était tout bonnement toqué de sa collection et pour rien au monde il n'aurait accepté de se défaire d'une seule de ses pièces. Voler le foulard se révélait également impossible, deux gardes en armes étant en permanence postés près de la vitrine. Vous avez donc d-décidé d'agir à coup sûr - avec le minimum de risque et, ainsi que vous l'affectionnez, sans laisser de traces. Dites-moi, vous saviez que le soir fatidi-
1. Enfin et surtout.
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que le lord ne serait pas en voyage, mais chez lui ? Je suis certain que oui. Il vous fallait enchaîner Reynier par un c-crime de sang. Car ce n'est pas lui qui a tué les serviteurs, mais vous.
- Impossible ! s'écria le docteur Truffo en levant la main. Sans une solide formation médicale accompagnée d'une grande expérience, comment une femme pourrait-elle faire neuf piqûres en trois minutes ? C'est exclu !
- Premièrement, rien n'empêchait de p-prépa-rer neuf seringues remplies à l'avance. Deuxièmement... (D'un geste élégant, Eraste prit une pomme dans la coupe de fruits et en trancha un morceau.) Si monsieur Reynier n'avait effectivement pas d'expérience, en revanche, ce n'était pas le cas de Marie Sanfon. N'oubliez pas sa jeunesse passée dans un couvent de sours de Saint-Vincent-de-Paul, les sours de charité. Il est bien connu qu'un des objectifs de cet ordre est l'assistance médicale aux pauvres et que, dès leur jeune âge, les futures religieuses sont préparées à servir dans les hôpitaux, les léproseries et les asiles de vieillards. Toutes ces sours sont des infirmières hautement qualifiées, et la jeune Marie, rappelez-vous, était une des meilleures d'entre elles.
- Effectivement, j'avais oublié. Vous avez raison ! reconnut le docteur en penchant la tête, l'air contrit. Mais continuez. Je ne vous interromprai
plus.
- Nous sommes donc à Paris, rue de Grenelle, le soir du 15 mars. Deux personnes se p-présentent à l'hôtel particulier de lord Littleby : un jeune médecin au teint basané et une sour de charité portant une pèlerine grise au capuchon rabattu sur
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les yeux. Le médecin exhibe un document p-por-tant le tampon de la mairie, ordonne de rassembler rapidement toutes les personnes présentes dans la maison. Sans doute explique-t-il qu'il est tard et qu'ils ont encore beaucoup de travail. C'est la religieuse qui fait les injections - rapidement, avec habileté et sans douleur. Par la suite, l'anatomopa-thologiste ne découvrira aucun hématome à l'endroit des piqûres. Marie Sanfon n'avait pas oublié les leçons de sa jeunesse de sour de charité. La suite est claire, je ne m'attarderai donc pas sur les d-détails : les serviteurs s'endorment, les deux criminels montent à l'étage, courte empoignade entre Reynier et le maître de maison. Les assassins ne remarquent pas que, dans sa main, le lord a gardé l'insigne en or du Léviathan. Plus tard, madame, vous avez été amenée à donner votre propre emblème à votre complice. Il vous était en effet plus facile de détourner les soupçons qu'au p-pre-mier lieutenant du capitaine. Et je suppose également que vous étiez plus sûre de vous que de lui.
Clarice, qui, jusque-là, fixait Eraste avec fascination, regarda fugitivement Renata. Celle-ci écoutait attentivement, le visage figé en une expression d'étonnement outragé. Si elle était réellement Marie Sanfon, elle n'en laissait rien paraître pour le moment.
- J'ai commencé à vous soupçonner tous les deux le jour de votre p-prétendue agression par le malheureux Africain, confia à Renata le narrateur, avant d'arracher un petit morceau de pomme de ses dents blanches et régulières. Là, il est vrai, la faute en revient à Reynier : il a paniqué, s'est laissé emporter. Vous auriez imaginé quelque chose d'un
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peu plus subtil. Je vais retracer l'enchaînement des faits, corrigez-moi si je me t-trompe sur certains détails. D'accord ?
Renata secoua la tête d'un air affligé et appuya sa joue ronde sur sa main.
- Reynier vous a raccompagnée : vous aviez à discuter car, ainsi que le déclare votre complice dans sa confession, le foulard avait m-mystérieuse-ment disparu quelque temps plus tôt. Vous entrez dans votre cabine, découvrez un énorme nègre en train de fouiller dans vos affaires et, dans un premier temps, sans doute prenez-vous peur - pour autant toutefois que ce sentiment ne vous soit pas totalement étranger. Mais l'instant suivant votre cour se met à palpiter de joie : vous voyez le p-précieux foulard noué au cou du sauvage. Tout s'explique alors : en furetant dans la cabine de Reynier, l'esclave en fuite a eu le coup de foudre pour le bout de tissu bariolé et a décidé d'en parer son cou puissant. En entendant votre cri, Reynier accourt, remarque à son tour le foulard et, incapable de se contrôler, il saisit son couteau... Là, vous avez dû inventer de toutes pièces une prétendue agression, vous allonger par terre, vous couvrir du corps p-pesant et encore chaud du mort. Cela n'a pas dû être très agréable, n'est-ce pas ?
- Excusez-moi, mais tout cela n'est qu'une suite d'inventions de la plus belle eau ! objecta sir Reginald avec véhémence. Bien sûr que ce nègre a agressé madame Kléber, c'est évident ! Vous vous laissez une fois de plus emporter par votre imagination, monsieur le diplomate russe !
- Pas le moins du monde, répondit Eraste sans une ombre d'hostilité en regardant le baronet avec
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un mélange de tristesse et de pitié. Je vous ai dit que l'occasion m'avait été d-donnée de rencontrer des esclaves de la tribu n'danga, en captivité en Turquie. Savez-vous pourquoi ils valent si cher en Occident ? Parce que, tout en jouissant d'une force et d'une endurance remarquables, ils se caractérisent par leur douceur et leur totale absence d'agressivité. Tribu d'agriculteurs et non de chasseurs, ces gens n'ont jamais été en guerre avec personne. Un N'danga ne pouvait en aucun cas attaquer madame Kléber, même par peur. Et, d'ailleurs, monsieur Aono s'est étonné que les doigts du sauvage n'aient laissé aucune marque sur la peau tendre de votre cou. N'était-ce pas étrange en effet ?
Renata pencha la tête d'un air songeur, comme si elle était elle-même étonnée d'un tel phénomène.
- Maintenant rappelons-nous l'assassinat du professeur Sweetchild. A peine était-il devenu clair que l'indianiste était proche de résoudre l'énigme que vous, madame, lui avez demandé de prendre son temps, de tout raconter par le menu, en recommençant par le début, tandis que vous envoyiez votre complice prétendument chercher votre châle, en réalité, préparer le meurtre. Votre acolyte vous a compris sans qu'il soit besoin de mots.
- Faux ! s'écria Renata d'une voix sonore. Messieurs, vous êtes tous témoins ! Reynier s'est proposé spontanément ! Vous vous souvenez ? Monsieur Milford-Stoakes, n'est-ce pas que je dis la vérité ? Je me suis d'abord adressée à vous, vous vous rappelez ?
- C'est exact, confirma sir Reginald. C'est bien ainsi que cela s'est passé.
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- Petite ruse pour naïfs, répliqua Fandorine en fendant l'air de son couteau à fruit. Vous saviez p-parfaitement, madame, que le baronet ne pouvait vous supporter et ne cédait jamais à vos caprices. Vous avez mené l'opération, comme toujours, habilement, mais cette fois, hélas, avec insuffisamment de soin. Vous n'êtes pas arrivée à faire p-por-ter la faute sur monsieur Aono, quoique vous ayez été très près du but.
A ce point, Eraste baissa modestement les yeux, laissant à son auditoire l'occasion de se rappeler qui, précisément, avait démonté le faisceau de preuves dirigé contre le Japonais.
L'orgueil ne lui est pas étranger, songea Clarice. Elle trouva cependant ce trait de caractère absolument charmant et, curieusement, cela ne fit qu'ajouter au jeune homme encore plus d'attrait. Comme toujours, ce fut la poésie qui l'aida à résoudre ce paradoxe :
Et même la faiblesse chez l'être tant aimé
Aux, beaux yeux de l'amour est digne d'être adorée.
Ah, monsieur le diplomate, vous connaissez mal les Anglaises. Je crois que vous allez devoir faire une escale prolongée à Calcutta.
Fandorine observa une pause et, sans soupçonner que " l'être tant aimé " qu'il était rejoindrait plus tard que prévu son lieu d'affectation, il poursuivit :
- Dès lors, votre situation était devenue réellement périlleuse. Ce que Reynier expose avec une certaine éloquence dans sa lettre. Vous prenez alors une décision t-terrifiante, mais à sa façon géniale : couler le bateau en même temps que le
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vétilleux commissaire de police, les témoins et, en prime, un bon millier de passagers. Qu'est-ce que la vie d'un millier de p-personnes si celles-ci vous empêchent de devenir la femme la plus riche du monde ? Et, plus grave encore, si elles menacent votre vie et votre liberté ?
Clarice regarda Renata avec la même frayeur que si elle avait eu le diable devant elle. Etait-il possible que cette jeune personne un peu garce mais dans l'ensemble tout à fait ordinaire fût capable d'une telle monstruosité ? Impossible ! Et pourtant, comment ne pas croire Eraste ? Il était si convaincant et si beau !
Le long de la joue de Renata roula une énorme larme de la taille d'une fève. Son regard se figea en une prière muette : pourquoi me torturez-vous ainsi ? Vous ai-je fait quelque chose ? Les mains de la pauvre martyre glissèrent vers son ventre, son visage grimaça de souffrance.
- Inutile de vous évanouir, prévint Fandorine, imperturbable. Rien ne vaut quelques b-bonnes paires de claques sur le visage pour faire reprendre connaissance à quelqu'un. Et n'essayez pas de jouer les femmes faibles et sans défense. Le docteur Truffo et le docteur Aono vous estiment plus solide qu'un b-buffle. Restez assis, sir Reginald ! (La voix d'Eraste claqua comme un coup de fouet.) Vous aurez tout le temps de prendre la défense de votre belle dame. Après, quand j'en aurai terminé... A propos, mesdames et messieurs, nous devons tous remercier sir Reginald d'avoir sauvé nos vies. Sans sa... sa singulière habitude de faire le point toutes les trois heures, le repas de ce matin n'aurait pas eu lieu ici mais au f-fond de la mer. Et c'est nous qui aurions servi de petit déjeuner.
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- " Où est Polonius ? lança le baronet dans un brusque éclat de rire. Non point à un souper où il mange, mais à un souper où il est mangé. " Très
drôle.
Clarice serra ses bras autour d'elle. Une vague plus forte que les autres frappa le bateau de côté, faisant tinter la vaisselle sur la table, tandis que la volumineuse Big Ben oscillait de nouveau.
- Pour vous, madame, les gens sont des figurants, et vous n'avez aucune p-pitié pour les figurants. A fortiori lorsqu'il est question de cinquante millions de livres. Difficile de résister. Le pauvre Gauche, par exemple, n'a pas tenu. Comme il s'est montré maladroit pour accomplir son crime, notre fin limier ! Vous avez b-bien sûr raison, le malheureux Reynier ne s'est pas suicidé. Je l'aurais d'ailleurs compris de moi-même, mais votre tactique offensive m'a momentanément désarçonné. A quoi bon une " lettre d'adieu " ? Le ton n'est manifestement pas celui de quelqu'un qui s'apprête à mourir. En fait, Reynier espère encore gagner du temps, passer pour fou. Et surtout, il compte sur vous, madame Sanfon, il est habitué à vous faire entièrement confiance. Gauche a très tranquillement coupé la troisième page à l'endroit convenant le mieux, selon lui, à la conclusion. Impardonnable faute ! Le trésor de Brahmapur avait complètement fait perdre la tête à notre commissaire. Pensez donc : trois cent mille ans de son salaire ! rappela Fandorine avec un ricanement. Vous vous souvenez avec quelle concupiscence il racontait l'histoire du jardinier vendant pour très cher au banquier son irréprochable réputation ?
- Mais poulquoi devait-il tuer monsieur Ley-nier puisque le foulald avait été blûlé ? demanda le Japonais.
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- C'est ce que Reynier voulait ardemment faire croire au commissaire et, pour preuve, il a même dévoilé le secret du foulard. Mais Gauche ne l'a pas cru. (Fandorine observa une pause avant d'ajouter calmement :) Et il avait raison.
Un silence de mort s'abattit sur le salon. Clarice, qui venait d'inspirer, resta le souffle suspendu. Elle ne saisit pas immédiatement d'où venait ce poids qui soudain l'oppressait, puis, comprenant, elle expira l'air resté dans sa poitrine.
- Ce qui veut dire que le foulard existe toujours ? demanda prudemment le docteur, comme s'il craignait de faire envoler un oiseau rare. Alors, où est-il ?
- Ce petit bout de soie a changé trois fois de p-propriétaire depuis ce matin. Il a d'abord été en possession de Reynier. Ne croyant pas aux affirmations contenues dans la lettre, le commissaire a fouillé le prisonnier et a t-trouvé le foulard sur lui. C'est à cette minute précise que, rendu fou par cette fortune qui lui tombait entre les mains, il a commis le meurtre. La tentation était trop forte. Et tout se combinait si bien : la lettre indiquait que le foulard avait brûlé, l'assassin était passé à des aveux complets, le paquebot serait bientôt à Calcutta et, de là, Brahmapur était à portée de main ! Alors, Gauche joue le tout pour le tout. Saisissant un objet lourd, il frappe à la tête le détenu, qui ne se doute de rien, puis s'empresse de maquiller son crime en suicide avant de venir ici, au salon, en attendant que le garde découvre le corps. Mais là, madame Sanfon entre en jeu et nous roule tous les deux, le policier et moi-même. Vous êtes une femme stupéfiante, madame ! fit Eraste à
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l'adresse de Renata. Je m'attendais à vous voir vous justifier et tout mettre sur le dos de votre complice, étant donné que celui-ci était mort. Cela aurait été tellement simple ! Mais non, vous avez choisi de p-procéder différemment. Au comportement du commissaire, vous avez deviné que le foulard était en sa possession, et ce n'est pas à vous défendre que vous avez alors songé, oh non ! Il vous fallait récupérer le moyen d'accéder au trésor, et vous l'avez récupéré !
- Au nom de quoi devrais-je continuer à écouter ce tissu d'inepties ? s'exclama Renata, des sanglots dans la voix. D'abord, monsieur, vous n'êtes rien ! Vous n'êtes qu'un étranger ! J'exige que mon cas soit traité par un des officiers supérieurs du
paquebot !
Brusquement, le petit docteur se redressa, lissa les rares cheveux qui parsemaient sa calvitie olivâtre et dit avec gravité :
- Il y a ici un officier supérieur, madame. Considérez cet interrogatoire comme étant sanctionné par le commandement du navire. Poursuivez, monsieur Fandorine. Vous avez bien déclaré que cette femme était parvenue à reprendre le foulard au commissaire ?
- J'en ai la certitude. J'ignore comment elle a procédé pour s'emparer du revolver de Gauche. Sans doute le malheureux ne s'est-il pas méfié. Quoi qu'il en soit, elle a mis le commissaire en joue en exigeant qu'il lui donne immédiatement le foulard. Quand le vieil homme a voulu se rebiffer, elle lui a d'abord tiré une b-balle dans un bras, puis dans l'autre, puis dans le genou. Elle l'a torturé ! Où avez-vous appris à tirer aussi bien, madame ?
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Quatre balles, et chacune a fait mouche. Pardonnez-moi, mais il est d-difficile d'imaginer Gauche courant derrière vous autour de la table avec une jambe transpercée et les deux bras en bouillie. Après le troisième coup de feu, n'y tenant plus de douleur, il vous a donné le foulard, et vous avez alors achevé le malheureux en lui plaçant une dernière balle au beau milieu du front.
- Oh my Godl ! s'écria Mrs Truffo en guise de commentaire.
Mais maintenant une autre question préoccupait Clarice :
- C'est donc elle qui a le foulard ?
- Oui, acquiesça Eraste.
- Insensé ! Délirant ! Vous êtes tous fous ! cria Renata (ou bien Marie Sanfon ?) en partant d'un rire hystérique. Oh, Seigneur, quelle absurdité !
- C'est facile à savoil, dit le Japonais. Il n'y a qu'à fouiller madame Klébel. Si le foulald est sul elle, tout est vlai. Si elle ne l'a pas, c'est que monsieur Fandoline s'est tlompé. Dans paleil cas, chez nous au Japon, on s'ouvle le ventle.
- En ma présence, jamais des mains d'hommes ne fouilleront une dame ! déclara sir Reginald en se levant d'un air menaçant.
- Et des mains de femmes ? demanda Clarice. Mrs Truffo et moi-même fouillerons cette personne.
- Oh y es, it would take no time at ail2, accepta volontiers la femme du docteur.
1. Oh, mon Dieu !
2. Oh oui, cela ne prendra que très peu de temps.
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- Faites de moi ce que vous voulez, dit Renata en joignant les mains telle une victime vouée au sacrifice. Mais après vous mourrez de honte...
Les hommes allèrent attendre à l'extérieur, tandis que Mrs Truffo fouillait la prévenue avec une incroyable habileté. Elle se tourna vers Clarice, secoua la tête.
Clarice s'alarma en pensant au pauvre Eraste. Etait-il possible qu'il se soit trompé ?
- Le foulard est très fin, dit-elle. Laissez, je vais chercher moi-même.
Palper le corps d'une autre femme avait quelque chose d'étrange et de honteux, mais Clarice se mordit la lèvre et examina soigneusement chaque couture, chaque pli de ses vêtements, et jusqu'au moindre volant de ses dessous. Le foulard n'y était pas.
- Il va vous falloir vous déshabiller, déclara-t-elle d'un ton ferme.
C'était affreux, mais plus affreuse encore était l'idée qu'on puisse ne pas découvrir le foulard. Quel coup pour Eraste ! Il ne le supporterait pas !
Renata leva docilement les bras afin qu'il soit plus facile de lui retirer sa robe, puis elle demanda timidement :
- Au nom du ciel, mademoiselle Stamp, ne faites pas de mal à mon enfant.
Sans desserrer les dents, Clarice entreprit de défaire sa robe. Elle en était au troisième bouton quand on frappa à la porte et que retentit la voix joyeuse d'Eraste :
- Mesdames, vous pouvez arrêter vos recherches ! On peut entrer ?
- Oui, oui, entrez, cria Clarice, reboutonnant rapidement la robe.
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Les hommes arboraient un air énigmatique. Ils se placèrent en silence autour de la table et, en un geste de magicien, Eraste fit surgir sur la nappe le morceau de tissu triangulaire, qui se déversa en un arc-en-ciel multicolore.
- Le foulard ! s'écria Renata.
- Où l'avez-vous trouvé ? demanda Clarice, se sentant au comble de la confusion.
- Pendant que vous fouilliez madame Sanfon, nous ne p-perdions pas non plus notre temps, expliqua Fandorine, l'air satisfait. L'idée m'est venue que cette p-prévoyante personne pouvait avoir dissimulé cette preuve accablante dans la cabine du commissaire. Ne disposant que de quelques secondes, elle ne p-pouvait pas avoir caché le foulard bien loin. Et, effectivement, la découverte a été rapide. Après en avoir fait une boule, elle avait glissé le petit morceau de soie sous un coin du tapis. De telle manière que vous pouvez maintenant admirer le fameux oiseau Kalavinka.
Clarice approcha de la table et, à l'instar des autres, fixa, émerveillée, le bout de tissu qui avait coûté tant de vies humaines.
Par sa forme, le foulard rappelait un triangle isocèle. A vue d'oil, chacun des côtés devait mesurer à peine plus de vingt pouces. Le dessin stupéfiait par son bariolage primitif : sur fond d'arbres et de fruits de toutes les couleurs, un être mi-oiseau mi-femme à la poitrine proéminente et ressemblant aux antiques sirènes déployait ses ailes. Son visage était de profil, ses longs cils recourbés encadraient le petit trou figurant l'oil, au contour brodé d'un fil d'or d'une extraordinaire finesse. Clarice se dit que, de toute sa vie, elle n'avait jamais rien contemplé de plus beau.
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- Oui, c'est incontestablement le fameux foulard, dit sir Reginald. Mais votre trouvaille prouve-t-elle la culpabilité de madame Kléber ?
- Et le sac de voyage ? prononça doucement Fandorine. Vous vous rappelez le sac de voyage que nous avons d-découvert ensemble dans la chaloupe du capitaine ? Parmi diverses choses, j'y ai trouvé une cape que nous avons plus d'une fois vue sur les épaules de madame Kléber. Le sac de voyage a été ajouté aux autres preuves matérielles. Sans doute y trouvera-t-on d'autres objets appartenant à notre b-bonne amie.
- Qu'avez-vous à répondre à cela, madame ? demanda le docteur en se tournant vers Renata.
- La vérité, répondit-elle, tandis qu'au même instant son visage se transformait jusqu'à en être méconnaissable.
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Reginald Milford-Stoakes
... et dans l'expression de son visage s'opéra un changement qui me frappa. La brebis faible et sans défense accablée par le sort venait, comme par un coup de baguette magique, de se muer en louve. Ses épaules se redressèrent, son menton se leva, ses yeux s'enflammèrent d'une lueur menaçante, tandis que ses narines se mettaient à palpiter, comme si nous avions devant nous un carnassier - mais pas une louve, non, plutôt un félin, une panthère ou une lionne flairant l'odeur du sang frais. Instinctivement, je reculai. Plus personne ici n'avait désormais besoin de mon secours !
Ainsi transfigurée, Mrs Kléber lança à Fandorine un regard incendiaire, chargé d'une telle haine que même cet homme que pourtant rien ne semble pouvoir atteindre tressaillit.
Je comprends parfaitement les sentiments de cette étrange femme. J'ai moi-même complètement changé d'opinion à l'égard de ce méprisable Russe. C'est un individu ignoble, un fou malveillant doué d'une imagination monstrueuse et perverse. Comment ai-je pu éprouver pour lui confiance et respect ? C'est incompréhensible !
Seulement, je ne sais pas comment vous dire cela, tendre Emily. Ma plume tremble dans ma main tant je suis indigné... J'ai d'abord voulu vous le cacher, mais je vous l'écris tout de même, sans quoi vous auriez du mal à comprendre pourquoi mon attitude à l'égard de Fandorine a subi une telle transformation.
Cette nuit, après les turbulences et les émotions que je vous ai décrites plus haut, Fandorine et moi
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avons eu une conversation fort étrange, qui m'a plongé dans un état de rage et de douloureuse perplexité. S'approchant de moi, le Russe me remercia d'avoir sauvé le navire et, avec une fausse compassion, bégayant à chaque mot, il se lança dans une suite d'inepties inconcevables, monstrueuses. Voilà exactement ce qu'il me dit, je m'en souviens mot pour mot : " Je suis au courant de votre malheur, sir Reginald. Le commissaire Gauche m'a tout raconté depuis longtemps. Bien sûr, cela n'est pas mon affaire, et j'ai longuement hésité avant de me décider à aborder ce sujet avec vous, mais je vois à quel point vous souffrez et ne puis rester indifférent. Si je me permets de vous dire tout cela, c'est uniquement parce que j'ai moi-même dû affronter une telle douleur. Comme vous, j'ai été menacé de perdre la raison. Si j'ai sauvé et même affûté mes facultés mentales, cela s'est fait au prix d'un grand pan de mon cour. Croyez-moi, dans votre situation, il n'y a pas d'autre issue. Ne fuyez pas la vérité, si terrible soit-elle, ne vous cachez pas derrière une illusion. Et, surtout, ne vous accablez pas de reproches. Ce n'est pas votre faute si les chevaux se sont emballés, si votre femme, alors enceinte, a été projetée hors de la calèche et s'est tuée. Ce drame est la rude épreuve que vous a réservée le destin. J'ignore à qui et à quoi peut servir un aussi cruel examen de passage infligé à un être humain, mais je sais une chose : il est indispensable de surmonter cette épreuve. Sinon, c'est la fin, la déchéance de l'esprit. "
Je n'ai pas compris immédiatement à quoi faisait allusion ce gredin. Puis j'ai saisi ! Il s'imaginait que vous, ma précieuse Emily, vous étiez morte ! Qu'alors que vous étiez enceinte, vous étiez tombée
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de calèche en vous blessant mortellement ! Si je n'avais pas été aussi scandalisé, j'aurais éclaté de rire au nez de ce diplomate à l'esprit dérangé ! Dire une chose pareille et alors même que vous êtes en train de m'attendre impatiemment sous le ciel d'azur d'îles paradisiaques ! Chaque heure me rapproche un peu plus de vous, ma tendre Emily. Désormais, rien ni personne ne m'arrêtera.
Toutefois, chose étrange, je n'arrive absolument pas à me rappeler pourquoi et comment vous vous êtes retrouvée à Tahiti, de surcroît seule, sans moi. Mais sans doute y a-t-il à cela quelque solide raison. Peu importe. Nous allons nous revoir et, ma douce amie, vous m'expliquerez tout.
Mais je reviens à mon récit.
Se dressant de toute sa hauteur (tout à coup, elle se révéla bien moins petite ; il est surprenant de voir à quel point le maintien et le port de tête sont déterminants), Mrs Kléber dit, s'adressant principalement à Fandorine :
" Tout ce que vous venez de raconter n'est qu'un ramassis de pures divagations. Pas une seule preuve, pas un seul fait concret. Uniquement des suppositions et des conjectures ne reposant sur rien. Oui, mon vrai nom est Marie Sanfon, mais pas un seul tribunal de par le monde n'a jusqu'à ce jour été en mesure de prouver ma culpabilité. C'est vrai, on m'a souvent calomniée, mes nombreux ennemis ont monté contre moi bien des machinations, plus d'une fois le destin lui-même m'a été contraire, mais j'ai les nerfs solides, et il n'est pas facile d'abattre Marie Sanfon. Je ne suis coupable que d'une chose : d'avoir aimé à la folie un criminel et un fou. Nous nous sommes mariés secrètement, et je porte son enfant
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dans mon sein. C'est lui, Charles, qui a tenu à ce que nous gardions secret notre mariage. Si ma faute est un crime, eh bien, je suis prête à comparaître devant une cour d'assises, mais vous pouvez être certain, monsieur le policier improvisé, que tout bon avocat aura tôt fait de réduire à néant toutes vos chimères. Au fond, qu'avez-vous à me reprocher ? Le fait d'avoir passé ma jeunesse dans un couvent et d'avoir soulagé les souffrances d'autrui ? Oui, il m'est arrivé de faire des piqûres, et alors ? A cause des tortures mentales infligées par ma clandestinité, à cause d'un début de grossesse difficile, je me suis adonnée à la morphine, mais j'ai maintenant trouvé en moi la force de me débarrasser de cette pernicieuse habitude. Mon époux, secret mais, ne l'oubliez pas, parfaitement légitime a insisté pour que je fasse ce voyage sous un nom d'emprunt. C'est ainsi qu'est né le mythique banquier suisse dénommé Kléber. Ce mensonge m'était très pénible, mais pouvais-je opposer un refus à mon bien-aimé ? Il faut savoir que je ne soupçonnais ni sa double vie, ni sa funeste passion, ni ses plans insensés !
Charles m'expliqua qu'en tant que second du bateau il ne lui était pas possible d'emmener sa femme avec lui, mais qu'il n'aurait pas non plus le courage de supporter notre séparation, qu'il se faisait du souci pour la santé de notre cher bébé et donc qu'il serait mieux que je fasse le voyage sous une fausse identité. Qu'y a-t-il ici de criminel, je vous le
demande ?
Je voyais bien que Charles n'était pas dans son état normal, qu'il était en proie à une sorte de fièvre mystérieuse, mais, bien sûr, même dans mes pires cauchemars, je ne pouvais imaginer que c'était lui
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qui avait commis le monstrueux crime de la rue de Grenelle ! Et pas un seul instant il ne m'est venu à l'esprit qu'il pouvait être le fils d'un rajah indien. Cela me fait un choc de savoir que mon futur enfant est pour un quart indien. Pauvre petit, fils d'un dément ! Il ne fait aucun doute pour moi que, dans les derniers jours, Charles n'était plus maître de lui-même. Un homme psychologiquement équilibré aurait-il tenté de couler le bateau ? Cet acte est de toute évidence le fait d'un malade. Il va de soi que j'ignorais tout de ce projet délirant ! "
Là, Fandorine l'interrompit et, avec un odieux petit sourire ironique, il demanda : " Et votre cape soigneusement pliée dans le sac de voyage ? "
Mrs Kléber, non, miss Sanfon, c'est-à-dire madame Reynier... Ou madame Bagdassar ? Je ne sais pas comment il faut l'appeler. Bon, disons Mrs Kléber puisqu'on y est habitué. Donc, elle répondit à son inquisiteur avec une grande dignité : " Manifestement, mon mari avait tout préparé pour notre fuite et s'apprêtait à me réveiller à la dernière minute. "
Fandorine ne lâcha pas prise. " Pourtant vous ne dormiez pas, dit-il avec une mine hautaine. Alors que nous longions le couloir, je vous ai aperçue. Vous étiez vêtue des pieds à la tête et aviez même un châle sur vos épaules. "
" Oui, une angoisse inexplicable me tenait éveillée, répondit madame Kléber. Je sentais en mon for intérieur que quelque chose clochait... J'avais une étrange sensation de froid et n'arrivais pas à me réchauffer, c'est pour cela que j'ai mis un châle. C'est un crime ? "
J'ai été ravi de voir le procureur bénévole perdre de sa superbe. L'accusée poursuivit avec une calme
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assurance : " Quant au fait que j'aurais torturé l'autre fou, monsieur Gauche, cela dépasse toute imagination. Je vous ai dit la vérité. La cupidité avait fait perdre la boule à ce vieux crétin, qui m'a menacée de mort. Je ne sais pas moi-même comment mes quatre balles ont pu faire mouche. Mais c'est un pur et simple hasard. C'est sans doute la Providence qui a guidé ma main. Non, monsieur, de cela non plus vous ne sortirez rien. "
De la suffisance de Fandorine il ne restait plus trace. " Permettez, dit-il, commençant à s'inquiéter. Mais vous avez quand même bien trouvé le foulard ! C'est vous qui l'avez caché sous le tapis !
- Encore une affirmation gratuite, le coupa Mrs Kléber. Le foulard, c'est évidemment Gauche qui l'a caché après l'avoir dérobé à mon mari. Et, nonobstant toutes vos basses insinuations, je vous remercie, monsieur, de m'avoir rendu mon bien. "
A ces mots, elle se leva tranquillement, s'approcha de la table et prit le foulard !
" Je suis l'épouse légitime du non moins légitime héritier du rajah d'Emeraude, déclara cette surprenante femme. J'ai mon certificat de mariage avec moi. Dans mon sein, je porte le petit-fils de Bagdas-sar. Oui, feu mon mari a commis une série de crimes très graves, mais quel rapport cela a-t-il avec moi et avec notre héritage ? "
C'est alors que miss Stamp bondit de sa chaise et essaya d'arracher le foulard à Mrs Kléber.
" Les biens meubles et immeubles du rajah de Brahmapur ont été confisqués par le gouvernement britannique ! déclara ma compatriote de la manière la plus résolue, énonçant une vérité à laquelle il est impossible de ne pas souscrire. Ce qui signifie que le trésor appartient à Sa Majesté la reine Victoria !
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- Un petit instant ! intervint notre brave docteur Truffo, bondissant à son tour. Bien qu'italien de naissance, je suis citoyen de la France, dont je représente ici les intérêts ! Les trésors du rajah constituaient la fortune personnelle de sa famille et n'appartenaient pas à la principauté, en conséquence, leur confiscation est illégale ! Charles Rey-nier a volontairement choisi de devenir citoyen français. Il a perpétré un crime d'une extrême gravité sur le territoire de son pays. Selon les lois de la République française, un tel forfait, commis de surcroît dans une intention crapuleuse, est puni par la confiscation au profit de l'Etat de tous les avoirs personnels. Rendez le foulard, madame ! Il appartient à la France ! " Et, d'un geste belliqueux, il attrapa un autre bout du foulard.
S'ensuivit une situation de pat, dont le perfide Fandorine tira profit. Avec la ruse byzantine propre à sa nation, il dit d'une voix forte : " C'est une question sérieuse qui exige d'être débattue. Permettez-moi, en tant que représentant d'une puissance neutre, de confisquer temporairement le foulard afin que vous ne le mettiez pas en charpie. Je vais le déposer ici, à une certaine distance des parties en conflit. "
Tandis qu'il prononçait ces paroles, il s'empara du foulard et alla le poser sur une desserte latérale se trouvant du côté du salon protégé du vent, où les fenêtres étaient fermées. Plus tard, vous comprendrez, bien-aimée Emily, pourquoi je vous donne tous ces détails.
Ainsi la pomme de discorde, triangle bariolé étin-celant d'or, reposait désormais sur la desserte. Debout, dos au foulard, Fandorine semblait jouer à la fois le rôle de sentinelle et celui de garde d'hon-
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neur. Hormis lui, nous nous regroupâmes tous autour de la grande table. Ajoutez à cela le frémissement des rideaux du côté exposé au vent, la lumière blafarde de cette journée maussade et le balancement irrégulier du sol sous nos pieds. Je vous expose maintenant la scène finale.
" Personne ne prendra au petit-fils du rajah Bag-dassar ce qui lui appartient de droit ! déclara Mrs Kléber, les deux mains sur les hanches. Je suis ressortissante belge et l'affaire sera jugée à Bruxelles. Je n'aurai qu'à promettre qu'un quart de l'héritage sera versé au profit des organismes belges de bienfaisance pour que les jurés se prononcent en ma faveur. Un quart de l'héritage, cela fait onze milliards de francs belges, le revenu national du royaume de Belgique durant cinq ans ! "
Miss Stamp lui éclata de rire au nez '. " Vous sous-estimez la Grande-Bretagne, ma chère. Vous ne croyez tout de même pas que l'on permettra à votre pitoyable Belgique de décider du destin de cinquante millions de livres ! Pour une telle somme, nous construirons une centaine de puissants cuirassés et nous triplerons notre flotte, déjà la première au monde ! Nous mettrons de l'ordre sur toute la planète ! " Une femme intelligente, miss Stamp. Effectivement, la civilisation n'aurait qu'à se féliciter qu'une somme aussi fantastique vienne emplir les caisses de notre Trésor. La Grande-Bretagne n'est-elle pas le pays le plus avancé et le plus libre du monde ? Et les peuples auraient tout à gagner à vivre selon le modèle britannique.
Mais mister Truffo s'en tenait à un autre avis. " Ce milliard et demi de francs français permettra à la France non seulement de se remettre des conséquen-
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ces tragiques de la guerre contre l'Allemagne, mais également de créer l'armée la plus moderne et la mieux équipée de toute l'Europe. Vous, les Anglais, vous n 'avez jamais été des Européens. Vous êtes des insulaires ! Les intérêts de l'Europe vous sont étrangers et incompréhensibles. Monsieur de Périer, jusqu'à il y a peu second lieutenant du capitaine et actuellement commandant du Léviathan à titre provisoire, ne permettra pas que le foulard tombe aux mains des Anglais. Je vais immédiatement faire venir monsieur de Périer afin qu'il place le foulard dans le coffre de la cabine du capitaine ! "
Puis tous élevèrent la voix ; c'était à qui crierait le plus fort. Complètement déchaîné, le docteur eut même l'outrecuidance de me frapper à la poitrine, tandis que Mrs Kléber envoyait un coup de pied dans la cheville de miss Stamp.
Alors Fandorine prit une assiette sur la table et la fracassa contre le sol. Tous le fixèrent avec effarement, et le rusé Byzantin déclara : " Nous ne résoudrons pas notre problème de cette façon. Vous vous êtes beaucoup trop échauffés, mesdames et messieurs. Je propose d'aérer le salon, l'atmosphère est quelque peu étouffante, tout à coup. "
Fandorine s'approcha alors des fenêtres fermées et entreprit de les ouvrir les unes après les autres. Quand il tira vers lui les deux battants de celle qui se trouvait au-dessus de la desserte où était posé le foulard, il se produisit quelque chose de tout à fait inattendu : pris dans le courant d'air, le fin tissu ondula, frémit et brusquement s'éleva dans les airs. Sous les cris de l'assemblée, le triangle de soie traversa le pont, vacilla par deux fois au-dessus de la balustrade comme en signe d'adieu puis, descendant
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en un mouvement harmonieux,, il partit vers le lointain. Comme ensorcelés, tous les présents suivirent des yeux cette course lente jusqu'à ce qu'elle s'achève quelque part au milieu des vagues paresseuses et moutonnantes.
" Comme je suis maladroit, prononça Fandorine dans le silence de cimetière qui s'était abattu sur le salon. Tout cet argent à l'eau ! Désormais ni la Grande-Bretagne ni la France ne pourront dicter au monde leur volonté. Quel malheur pour la civilisation ! Sans compter que cela faisait bien un demi-milliard de roubles. Cette somme aurait suffi à la Russie pour éponger l'intégralité de sa à-dette extérieure. "
Ensuite, voici ce qui se passa. Mrs Kléber émit un son insolite, une sorte de sifflement chuintant qui me donna des frissons dans le dos. Elle saisit le couteau à fruit et, avec une agilité indescriptible, elle se jeta sur le Russe. Inattendue, l'attaque le prit de court. L'épaisse lame d'argent fendit l'air et s'enfonça dans la chair de Fandorine juste sous la clavicule, mais, semble-t-il, pas très profondément. La chemise blanche du diplomate se teinta de sang. Ma première pensée fut : il y a tout de même un Dieu, et il punit la canaille. Abasourdi, le méprisable Byzantin se jeta de côté, mais la furie écu-mante de rage n'avait pas l'intention d'en rester là. Serrant plus fortement le manche de son couteau, elle leva le bras, prête à porter un nouveau coup.
C'est alors que le Japonais nous étonna tous, alors qu'il n'avait pris aucune part à la discussion et s'était jusque-là discrètement tenu à l'écart. Il bondit pratiquement jusqu'au plafond, cria d'une voix, perçante et gutturale à la façon d'un aigle et, avant
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même d'avoir atteint le sol, de la pointe de sa chaussure il frappa Mrs Kléber au poignet. Même au cirque italien je n'avais jamais vu pareille acrobatie !
Le couteau à fruit alla voltiger plus loin, le Japonais atterrit en position accroupie et, grimaçant de douleur, Mrs Kléber recula, tenant de sa main gauche son poignet meurtri.
Mais elle n'était pas pour autant décidée à renoncer à ses sanguinaires desseins ! Son dos ayant touché la pendule (je vous ai décrit ce monstre), elle se plia brusquement en deux, et souleva le bas de sa robe. J'étais déjà étourdi par le tourbillon des événements, mais là, c'en était trop ! J'aperçus (pardonnez-moi, chère Emily, de vous parler de cela) sa cheville gainée de soie noire et un volant de sa culotte rosé, mais l'instant suivant, Mrs Kléber se redressa et, dans sa main gauche, surgi d'on ne sait où, apparut un pistolet. Très petit, à double canon, incrusté de nacre.
Je n'ose pas vous répéter mot pour mot ce que cette personne déclara à Fandorine, d'autant que vous ne connaissez sans doute même pas de telles expressions. Le sens général de son propos, particulièrement énergique et expressif, revenait à dire que " l'infâme dépravé " (j'emploie un euphémisme, car Mrs Kléber s'est exprimée plus grossièrement) paierait de sa vie sa vile manouvre. " Mais, pour commencer, je vais mettre hors d'état de nuire ce serpent jaune venimeux ! " cria la future mère et, avançant d'un pas, elle tira sur mister Aono. Celui-ci tomba à la renverse et se mit à gémir sourdement.
Mrs Kléber fit un pas supplémentaire et dirigea son petit pistolet droit sur le visage de Fandorine. " Je ne manque effectivement jamais ma cible, mur-
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mura-t-elle entre ses dents. Et je vais loger un plomb entre tes deux jolis petits yeux. "
Le Russe se tenait debout, sa paume pressant la tache rouge qui s'élargissait sur sa chemise. Je ne peux, pas dire qu'il tremblait de peur, mais il était
blême.
Une grosse vague fit tanguer le bateau plus fortement, et je vis l'hideuse et colossale Big Ben pencher, pencher et... s'abattre droit sur Mrs Kléber ! Un bruit sourd de bois dur sur le crâne, et la turbulente femme tomba face contre terre, écrasée sous le poids de la tour de chêne.
Tous s'élancèrent vers mister Aono, qui gisait, la poitrine transpercée d'une balle. Il était conscient et faisait des efforts pour se redresser, mais le docteur Truffo s'accroupit près du blessé et, le prenant par les épaules, l'obligea à rester allongé. Après avoir coupé son vêtement, le médecin examina l'orifice par où était entrée la balle et fronça les sourcils.
" Ce n'est pas glave, prononça doucement le Japonais entre ses dents serrées. Le poumon est tlès légalement touché.
- Et la balle ? demanda Truffo, inquiet. Vous la sentez, cher confrère ? Où est-elle ?
- Il me semble que la balle est logée dans mon omoplate dloite ", répondit mister Aono et, avec un sang-froid qui me remplit d'admiration, il ajouta : " Dans la paltie infélieule gauche. Vous allez devoil cleuser l'os. C'est tlès difficile. Je vous plie de m'excuser pour ce désaglément. "
C'est alors que Fandorine prononça une phrase énigmatique. Se penchant sur le blessé, il dit doucement : " Eh bien, Aono-san, votre rêve est exaucé ; désormais, vous êtes mon ondzin. Les cours gratuits de japonais n'ont, hélas, plus lieu d'être. "
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Toutefois, il semble que mister Aono ait parfaitement compris ce charabia, car il étira ses lèvres blanches en un pâle sourire.
Quand des matelots eurent emmené sur une civière le gentleman japonais, soigné et pansé, le docteur s'occupa de Mrs Kléber.
A notre immense étonnement, il apparut que le coffre en bois ne lui avait pas fracassé le crâne mais seulement fait une bosse. Tant bien que mal, nous parvînmes à extraire la criminelle assommée de sous le célèbre monument londonien et à la transporter jusqu'à un fauteuil.
" Je crains que l'enfant ne survive pas à un tel choc, soupira Mrs Truffo. Pourtant le pauvre petit n'est pas responsable des crimes de sa mère.
- Il n'y a rien à craindre pour l'enfant, lui assura son époux. Cette... singulière personne possède une telle vitalité qu'elle accouchera sans aucun doute d'un enfant en parfaite santé et, de surcroît, facilement et à terme. "
Avec un cynisme qui me choqua profondément, Fandorine ajouta : " On est en droit d'espérer que l'accouchement aura lieu à l'infirmerie de la prison.
- Penser à ce qui sortira de cet être fait peur, dit miss Stamp avec un frisson.
- En tout cas, sa grossesse lui épargnera la guillotine, fit remarquer le docteur.
- Ou bien la pendaison ", plaisanta miss Stamp, nous rappelant la virulente discussion qui avait en son temps opposé le commissaire Gauche et l'inspecteur Jackson.
" Le maximum dont elle soit menacée est une petite peine de prison pour avoir attenté à la vie de
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monsieur Aono, prononça avec amertume Fando-rine. Et encore, on lui trouvera des circonstances atténuantes : l'émotion, le choc et, comme toujours, le fait qu'elle soit enceinte. On ne pourra rien prouver d'autre, elle nous l'a brillamment démontré. Croyez-moi, Marie Sanfon sera bientôt de nouveau en liberté. "
Curieusement, aucun de nous ne parlait du foulard, comme s'il n'avait jamais existé, comme si, dans le sillage du morceau de soie aux couleurs vives, le vent avait emporté dans le néant non seulement les cuirassés britanniques et la revanche ' française, mais également cette griserie maladive qui enveloppait les esprits et les âmes.
Fandorine s'arrêta près de Big Ben renversée et désormais tout juste bonne pour la décharge : vitre brisée, mécanisme hors d'usage, panneau de chêne fendu de haut en bas.
" Merveilleuse pendule, dit le Russe, confirmant une fois de plus que les Slaves, fait universellement reconnu, sont totalement dénués de goût artistique. Je vais sans faute la faire réparer et la prendre avec moi. "
La puissante sirène du Léviathan retentit, sans doute pour saluer un navire venant à notre rencontre, et je me mis à songer que bientôt, très bientôt, dans quelque deux à trois semaines, j'arriverai à Tahiti et vous retrouverai, ma petite femme adorée. C'est l'unique chose qui ait un sens et qui soit importante. Tout le reste n'est que fumée, brouillard, chimère.
1. En français dans le texte.
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sure" heureux> l-T, sur cette île paradisiaque où toujours brille le soleil
Dans l'attente de ce jour de félicité celui qui vous aime tendrement,
Reginald Milford-Stoakes
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Quatrieme livre= :
La mort d'Achille
Première partie
Fandorine
A peine le train du matin en provenance de Saint-Pétersbourg se fut-il arrêté le long du quai de la gare Nikolaievski, sans avoir tout à fait émergé des nuages de fumée de la locomotive, à peine les accompagnateurs eurent-ils abaissé les marchepieds et porté la main à leur visière que, d'une voiture de première classe, sauta un jeune homme d'apparence fort singulière. Il semblait tout droit sorti d'une revue parisienne présentant la mode de l'été 1882 : complet de tussor sable clair, chapeau à larges bords en paille italienne, chaussures à bouts pointus et guêtres blanches à boutons d'argent, à la main, élégante canne à pommeau, d'argent lui aussi. Toutefois, ce n'était pas tant sa mise de dandy qui attirait l'attention sur ce passager que son allure imposante, pour ne pas dire impressionnante. Grand, svelte, large d'épaules, le jeune homme considérait le monde de ses yeux d'un bleu d'une grande pureté ; ses fines moustaches lui seyaient à merveille, tandis que ses cheveux noirs soigneusement coiffés présentaient une étrange particularité : ils grisonnaient aux tempes d'une manière qui ne manquait pas d'intriguer.
Les porteurs déchargèrent avec célérité les bagages appartenant au jeune homme, lesquels méritent une description particulière. Outre des valises et des sacs de voyage, on vit apparaître sur le quai une bicyclette pliante, des haltères et des paquets de livres en différentes langues. La dernière personne à descendre du wagon fut un petit Asiate de robuste constitution, aux jambes torses et au visage joufflu pénétré d'une extrême gravité. Il portait une livrée verte qui s'accordait aussi mal avec ses sandales à brides de cuir et semelle en bois qu'avec l'éventail de papier bariolé accroché à son cou par un ruban de soie. Dans ses mains, le petit homme trapu tenait un pot rectangulaire en terre laquée dans lequel poussait un pin si minuscule qu'il semblait directement arrivé à Moscou depuis le royaume de Lilliput.
Après un regard circulaire aux sinistres bâtiments de la gare, le jeune homme, avec une émotion difficile à comprendre, aspira une grande goulée de l'air enfumé de la gare et murmura : " Seigneur Dieu, six ans ! " Mais on ne lui laissa guère le loisir de s'abandonner longuement à sa rêverie. Les voyageurs arrivant de la capitale furent en effet immédiatement assaillis par une nuée de cochers de fiacre, pour la plupart appointés par les hôtels de Moscou. Dans l'espoir de conquérir le beau brun jugé comme un client enviable, se livrèrent bataille les cochers représentant les quatre hôtels réputés les plus chics de l'ancienne capitale : le Métropole, le Loskoutnaïa, le Dresde et le Dus seaux.
- Venez donc au Métropole ! s'écria le premier. C'est un hôtel tout récent, construit entièrement à l'européenne. Quant à votre Chinois, il dispo-
sera d'une petite pièce spéciale attenante à votre chambre.
- Ce n'est p-pas un Chinois, mais un Japonais, expliqua le jeune voyageur, laissant percer un léger bégaiement. Et je désirerais qu'il partage ma chambre.
- Dans ce cas, venez chez nous, au Loskoutnaïa ! proposa le second en repoussant son concurrent d'un coup d'épaule. Si vous prenez une chambre à plus de cinq roubles, je vous y emmène gratuitement. Et plus vite que le vent !
- Je suis jadis descendu au Loskoutnaïa, déclara le jeune homme. C'est un bon hôtel.
- Qu'iriez-vous faire dans cette fourmilière, noble monsieur ? fit le troisième, entrant dans la mêlée. Chez nous, au Dresde, c'est tranquille, cossu, et les fenêtres donnent directement sur la rue Tverskaïa, face à la maison du prince gouverneur.
Le voyageur parut intéressé :
- Vraiment? Voilà qui est très commode. Voyez-vous, je dois justement prendre mes fonctions auprès de Son Excellence. Après tout...
- Eh, monsieur ! lança le dernier cocher, un jeune gommeux en gilet framboise et à la raie brillan-tinée au point qu'on aurait pu se voir dedans. A l'hôtel Dusseaux, on accueille tous les meilleurs écrivains : Dostoïevski, le comte Tolstoï, et même monsieur Krestovski en personne.
Fin psychologue, le cocher avait remarqué les paquets de livres, et sa ruse marcha. Le beau brun s'exclama :
- Le comte Tolstoï, est-ce possible ?
- Et comment donc ! A peine arrivé à Moscou, la première chose qu'il fait est de venir chez nous, répliqua l'homme au gilet framboise, saisissant
énergiquement deux valises et houspillant le Japonais : Allez, allez, toi, prends le reste et suis-moi !
- Eh bien, va pour le Dusseaux, fit le jeune homme en haussant les épaules, sans savoir que cette décision allait constituer le premier maillon de la chaîne fatale des événements qui allaient
suivre.
- Ah, Massa, comme Moscou a change ! ne cessait de répéter en japonais le beau jeune homme tout en se tournant constamment sur le siège de cuir de la calèche. Tout bonnement méconnaissable. Les rues sont entièrement pavées, ce n'est pas comme à Tokyo. Et que de gens élégants ! Regarde, c'est un omnibus, un fiacre qui dessert un itinéraire précis. Et il y a une dame en haut, sur l'impériale ! Avant, on ne laissait pas monter les dames, c'était inconvenant.
- Pourquoi, maître ? demanda Massa dont le nom complet était Massahiro Shibata.
- Enfin, c'est évident, pour qu'on ne jette pas de regards indiscrets depuis la plate-forme inférieure pendant qu'une dame grimpe l'escalier.
- Voilà bien la barbarie et les stupidités des Européens, fit le serviteur avec un haussement d'épaules. Quant à moi, monsieur, voici ce que j'ai à vous dire : dès notre arrivée à l'auberge, il faudra au plus vite faire venir une courtisane pour vous, et surtout qu'elle soit de première classe. Pour moi, une de troisième catégorie suffira. Ici, les femmes sont drôlement bien. Grandes, grosses. Bien mieux que les Japonaises.
- Arrête avec tes sottises, se fâcha le jeune homme. Je suis écouré rien qu'à t'entendre !
Le Japonais hocha la tête d'un air désapprobateur :
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- Mais combien de temps allez-vous donc vous lamenter au souvenir de Midori-san ? Soupirer pour une femme que l'on ne reverra jamais est une perte de temps.
Ce qui n'empêcha pas son maître de pousser un soupir. Après quoi, visiblement pour s'arracher à ses tristes pensées, il demanda au cocher (ils passaient justement devant le monastère de la Passion) :
- A qui est dédié ce monument, là sur le b-bou-levard ? Ne serait-ce pas lord Byron ?
Le cocher se retourna avec un regard réprobateur :
- C'est Pouchkine, Alexandre Sergueiévitch Pouchkine !
Le jeune homme rougit puis, s'adressant au petit bonhomme aux yeux bridés, il se remit à baragouiner dans sa drôle de langue. Le cocher ne distingua plus que le mot " Pousikine " répété trois fois.
Le Dusseaux n'avait rien à envier aux meilleurs hôtels parisiens : suisse en livrée à l'entrée principale, vaste hall avec grands bacs où poussaient des azalées et des magnolias, restaurant. Le voyageur arrivant de Saint-Pétersbourg prit une belle chambre à six roubles la nuit, avec fenêtres donnant sur le passage du Théâtre. Il s'inscrivit dans le registre comme étant Eraste Pétrovitch Fando-rine, assesseur de collège1, puis s'approcha avec curiosité du tableau noir où, à la manière européenne, les noms des hôtes de l'établissement étaient inscrits à la craie.
1. Pour les titres, voir la table des rangs in Azazel, du même auteur, Presses de la Cité, 2001.
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Tout en haut, en gros caractères enjolivés, on pouvait lire la date en russe et en français : 25 juin-7 juillet, vendredi. Un peu en dessous, à la place d'honneur, était joliment calligraphié : Général d'infanterie, M. D. Sobolev - AT 47.
- Pas possible ! Quel heureux hasard ! s'écria l'assesseur de collège avant de se tourner vers le portier en demandant : Sa Haute Excellence est-elle chez elle ? Nous sommes de v-vieilles connaissances !
- Le général est chez lui, en effet, répondit l'employé avec un salut. Il est arrivé tout juste hier. Avec toute une suite. Ils occupent un coin entier de l'hôtel. Là, derrière cette porte, tout le couloir est à eux. Mais pour le moment il se repose, et il n'est pas permis de le déranger.
- Michel ! ? Se reposer à huit heures et demie du matin ! s'exclama Fandorine, stupéfait. Voilà qui ne lui ressemble guère. Mais après tout, les gens changent. Veuillez faire savoir au g-géné-ral que je suis à la chambre 20. Il voudra sûrement me voir.
Et le jeune homme était sur le point de s'éloigner quand se produisit une nouvelle coïncidence qui allait devenir le second maillon de la subtile chaîne du destin. La porte donnant sur le couloir occupé par le prestigieux hôte s'entrouvrit brusquement, et l'on vit passer la tête d'un officier cosaque : sourcils noirs, large toupet, nez aquilin, joues creuses ombrées de bleu par une barbe naissante.
- Eh, toi ! cria-t-il d'une voix sonore à l'un des employés de la réception en agitant avec impatience une feuille de papier. Envoie quelqu'un expédier cette dépêche. Et plus vite que ça !
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- Goukmassov, vous ! s'exclama Eraste Pétrovitch en ouvrant grand ses bras. Cela fait une éternité qu'on ne s'est vus ! Alors, toujours Patrocle auprès de notre Achille ? Et déjà capitaine. F-Félicitations !
Toute cordiale qu'elle fût, cette exclamation ne produisit aucun effet sur l'officier, si ce n'est un effet défavorable. Le capitaine de Cosaques darda sur le dandy un regard hostile de ses yeux noirs de Tsigane et claqua la porte sans un mot de plus. Fandorine resta planté dans une pose ridicule, les bras tendus de part et d'autre, comme si, sur le point de s'élancer dans un pas de danse, il s'était brusquement ravisé.
- Décidément, marmonna-t-il, troublé, c'est fou ce que tout a changé : la ville, les gens...
- Souhaitez-vous que l'on vous serve un petit déjeuner dans votre chambre ? demanda l'employé, faisant mine de ne pas avoir remarqué l'affront subi par l'assesseur de collège.
- Non, merci, répondit celui-ci. Faites-moi plutôt m-monter un seau de glace de la cave. Ou même deux.
Une fois dans sa chambre, vaste et richement meublée, le jeune homme adopta un comportement tout à fait inhabituel. Il se déshabilla entièrement, se mit en équilibre sur la tête et, presque sans toucher le mur avec ses pieds, se souleva à dix reprises du sol à la force des bras. Nullement étonné par la conduite de son maître, le serviteur japonais prit les deux seaux remplis de morceaux de glace que venait d'apporter l'homme d'étage, vida les petits cubes bien réguliers dans la baignoire, fit couler de l'eau froide du robinet de cuivre et attendit que l'assesseur de collège eût terminé son étrange gymnastique.
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Une minute plus tard, rouge et transpirant, Fan-dorine pénétra dans la salle de bains et se plongea sans hésiter dans l'épouvantable cuve glacée.
- Massa, sors mon uniforme. Et mes décorations. Dans les coffrets de velours. Je vais me présenter au prince.
Il s'exprimait par phrases courtes à travers ses dents serrées. Manifestement, ce bain exigeait de prodigieux efforts de volonté.
- Au représentant de l'empereur en personne, votre nouveau supérieur ? demanda Massa d'un ton respectueux. Dans ce cas je sors également votre épée. Pas question d'y aller sans. Une chose est l'ambassadeur de Russie à Tokyo, auprès de qui vous serviez jusque-là. Avec lui, on pouvait se passer de faire des manières. Une autre chose est le gouverneur d'une si grande ville toute en pierre ! De toute façon, inutile de discuter.
Il sortit de la pièce et revint presque aussitôt, portant pieusement sur ses bras tendus l'épée d'apparat des hauts fonctionnaires.
Comprenant sans doute qu'il serait vain de protester, Eraste Pétrovitch se contenta de pousser un soupir.
- Alors, que faisons-nous concernant la courtisane, maître ? demanda Massa en regardant avec inquiétude le visage bleu de froid du jeune homme. La santé avant tout.
- Va au d-diable ! rétorqua Fandorine, avant de se lever en claquant des dents. Une serviette et mes vêtements !
- Entrez, mon ami, entrez ! Justement nous vous attendions. Comme qui dirait, le sanhédrin secret est maintenant au complet ! Hé ! Hé !
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C'est en ces termes que le prince Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï, maître tout-puissant de Moscou, mère des villes russes, accueillit l'assesseur de collège vêtu comme pour la parade.
- Eh bien, pourquoi restez-vous sur le seuil ? Venez donc vous asseoir là, dans ce fauteuil. Et ce n'était pas la peine de vous mettre en uniforme, avec l'épée en plus. Avec moi, pas de cérémonies, on peut venir en simple redingote.
Après six ans de pérégrinations à l'étranger, Fandorine trouva le gouverneur considérablement vieilli. Ses boucles châtains, visiblement artificielles, refusaient obstinément de s'accorder avec son visage creusé de rides profondes, l'absence du moindre cheveu gris dans sa moustache tombante et ses épais favoris était plus que suspecte et sa façon de se tenir, par trop juvénile, évoquait l'idée d'un corset. Cela faisait quinze ans que le prince dirigeait la première capitale du pays, et il le faisait avec douceur mais fermeté, raison pour laquelle, se référant à l'histoire russe, ses ennemis l'appelaient louri Dolgorouki, son presque homonyme et redoutable fondateur de Moscou, tandis que ses amis lui donnaient le surnom flatteur de Vladimir Beau Soleil, prince bienfaisant et héros de légende.
- Voici donc notre grand voyageur devant l'Eternel, dit le gouverneur en s'adressant à deux personnages importants, un militaire et un civil, installés dans des fauteuils près d'un immense bureau. Assesseur de collège Fandorine, mon nouveau fonctionnaire chargé des missions spéciales. Il m'est envoyé de Saint-Pétersbourg et était précédemment attaché à notre ambassade du bout du monde, dans la capitale de l'Empire japonais. Cher ami, continua le prince en se tournant vers
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Fandorine et en désignant de la main un général à la chevelure rousse, aux yeux marron à fleur de tête et au regard à la fois calme et intense, je vous présente le grand maître de la police de Moscou, pilier de l'ordre et de la loi. Et voici mon Pétroucha, pour vous Piotr Parménovitch Khourtinski, conseiller aulique et chef de la section spéciale de ma chancellerie. Quoi qu'il se passe à Moscou, Pétroucha est immédiatement au courant et m'en réfère.
Un homme corpulent d'une quarantaine d'années, au crâne en pain de sucre, à la coiffure artistique, aux joues rebondies reposant sur un col amidonné et aux yeux mi-clos, comme ensommeillés, fit un petit signe de tête réservé.
- Ce n'est pas par hasard, cher ami, que je vous ai demandé de venir un vendredi, dit fort aimablement le gouverneur. C'est précisément le vendredi à onze heures, dans cette pièce, que nous avons pour coutume d'examiner les questions délicates. Aujourd'hui, par exemple, il est prévu de se pencher sur le difficile problème de savoir où trouver l'argent pour terminer les fresques de la cathédrale. C'est une ouvre pie, ma croix depuis des années. (Il se signa avec componction.) Il y a des intrigues entre les peintres, et l'argent part dans tous les sens. Nous allons réfléchir à la manière de soutirer aux riches Moscovites un million pour ce beau et noble projet. Eh bien, messieurs, vous étiez deux à vous occuper des affaires secrètes, vous serez dorénavant trois. Comme on dit, aimez-vous et entendez-vous. Vous m'avez été affecté pour remplir des missions spéciales, monsieur Fandorine, c'est bien cela ? Vos états de service sont excellents, très exceptionnels pour votre
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âge. On sent l'homme qui a déjà bien roulé sa bosse.
Il plongea dans les yeux du petit nouveau un regard inquisiteur, que le jeune homme soutint sans sourciller ni montrer d'émotion particulière.
- Je me souviens très bien de vous, reprit Dolgoroukoï, se muant de nouveau en gentil grand-père. J'étais à votre mariage, bien sûr. Je me souviens de tout, absolument de tout... Vous avez mûri, beaucoup changé. Remarquez, moi non plus je n'ai pas rajeuni ! Mais ne restez pas comme ça, mon cher, asseyez-vous, et, je vous en prie, pas de cérémonies avec moi...
Et comme si de rien n'était, il approcha de lui le dossier personnel du nouveau venu. Il se souvenait parfaitement de son nom de famille, mais son prénom et son patronyme lui étaient sortis de la tête. Or, en la matière - homme de grande expérience, Vladimir Andréiévitch le savait fort bien -, on n'avait pas droit à l'erreur. Tout homme est blessé lorsqu'on se trompe sur son nom, et rien n'est plus maladroit que de blesser sans raison un subalterne.
Eraste Pétrovitch, voilà quels étaient les prénom et patronyme de ce beau jeune homme. Regardant le dossier ouvert devant lui, le prince fronça les sourcils : certaines choses paraissaient suspectes. Il y avait là comme une odeur de poudre. Le général gouverneur avait eu beau lire et relire plusieurs fois les états de service de son nouveau collaborateur, cela ne lui avait apporté aucun éclaircissement.
L'exposé des mérites du fonctionnaire avait en effet quelque chose d'extrêmement mystérieux. Voyons : 26 ans, de religion orthodoxe, d'origine
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noble, né à Moscou. Bon, d'accord. Après le gymnase et conformément à sa demande, confirmé par la police de Moscou au grade de registrateur de collège et affecté en qualité de secrétaire à la Direction de la police judiciaire. Là non plus, rien à redire. Après, en revanche, on allait de miracle en miracle. Comment ne pas s'interroger en effet sur le fait que, deux mois plus tard seulement, il était, " en dehors de tout ordre promotionnel normal, élevé par Sa Majesté au rang de conseiller titulaire et rattaché au ministère des Affaires étrangères pour services rendus et zèle remarquable " ? Plus loin, la rubrique " Distinctions " était encore plus époustouflante : " Médaille de Saint-Vladimir du 4e degré pour l'affaire "Azazel" (fonds spéciaux du corps de gendarmes), médaille de Saint-Stanislas du 3e degré pour l'affaire dite "Le Gambit turc" (fonds spéciaux du ministère de la Guerre), médaille de Sainte-Anne du 4e degré pour l'affaire dite "Le Char de diamants" (fonds spéciaux du ministère des Affaires étrangères) ". Rien que des missions spéciales et des fonds spéciaux !
De son côté, Eraste Pétrovitch, qui examinait le gouverneur avec discrétion mais d'un regard acéré, se fit en une minute une première impression, globalement favorable. Bien qu'âgé, le prince avait toute sa tête et savait même fort bien jouer la comédie. Les doutes qui se reflétèrent sur le visage de Son Excellence à la lecture de son dossier n'échappèrent pas à Fandorine, qui poussa un soupir compréhensif car, sans en avoir connaissance, il pouvait en imaginer la teneur.
Profitant de la pause qui s'était instaurée, l'assesseur de collège regarda également les deux dignitaires qui, de par leurs fonctions, étaient censés
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connaître les moindres secrets de Moscou. Khourtinski plissait les yeux avec aménité, mais seules ses lèvres souriaient. Et ce sourire, apparemment affable, semblait s'adresser non pas à celui qu'il avait en face de lui mais à des rêveries personnelles. Eraste Pétrovitch ne répondit pas à ce sourire. Pour bien le connaître, il n'aimait pas du tout ce genre d'individu. Le grand maître de la police, en revanche, éveilla plutôt sa sympathie, et Fandorine lui adressa un léger sourire, dénué cependant de toute servilité. Le général répondit par un signe de tête courtois, mais, bizarrement, il adressa au jeune homme un regard teinté de pitié. Eraste Pétrovitch décida de ne pas se casser la tête à ce sujet - les choses s'éclaireraient avec le temps - et se tourna de nouveau vers le prince. Ce dernier également prenait intensément part à ce rituel du premier regard, lequel, d'ailleurs, ne sortait pas du cadre imposé par les bonnes manières.
Témoignant d'une préoccupation extrême, une ride plus profonde que les autres se creusa sur le front du prince. La principale pensée qui habitait à ce moment-là le gouverneur était la suivante : " Ne serait-ce pas la camarilla qui te place auprès de moi, charmant jeune homme ? N'aurais-tu pas pour mission de me glisser des peaux de banane ? En tout cas, ça y ressemble. Comme si je n'avais pas assez de Karatchentsev ! "
Quant au regard apitoyé du grand maître de la police, il avait une origine différente. Evguéni Ossipovitch avait dans sa poche une lettre de Plévako, directeur de la police d'Etat et son supérieur direct. Ce dernier, qui était également son vieil ami et protecteur, lui écrivait à titre privé que Fandorine était un homme intelligent et de grand mérite, qui
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avait en son temps joui de la confiance de feu le tsar Alexandre II et surtout de celle de l'ancien chef du corps des gendarmes. Malheureusement, ses années de service à l'étranger l'avaient éloigné de la haute politique, et on l'avait envoyé à Moscou faute de lui avoir déniché un poste dans la capitale. De prime abord, Evguéni Ossipovitch trouvait le jeune homme sympathique, il appréciait son regard aigu et son comportement digne. Mais le malheureux garçon ignorait que les hautes sphères avaient fait une croix sur lui. Elles l'avaient attaché à une vieille savate vouée au rebut dans les plus brefs délais. Telles étaient les pensées de Karatchentsev.
Quant à ce qui se passait dans la tête de Piotr Parménovitch Khourtinski, Dieu seul le savait. C'était un homme au mode de pensée par trop obscur.
Ce fut l'arrivée d'un nouveau personnage, surgi brusquement et sans bruit des appartements privés du gouverneur, qui mit fin à cette scène muette. Il s'agissait d'un vieil homme grand et efflanqué, au crâne chauve et luisant, aux favoris lustrés, soigneusement peignés, et revêtu d'une livrée élimée. Il tenait dans ses mains un plateau d'argent garni de toute une série de fioles et de petits verres.
- Votre Excellence, dit l'homme en livrée d'une voix bougonne, c'est l'heure de votre décoction contre la constipation. Sinon vous allez encore reprocher à Frol de ne pas vous l'avoir fait prendre. Auriez-vous déjà oublié vos gémissements et vos lamentations d'hier soir ? Allez, ouvrez la bouche.
Un vrai tyran, tout comme mon Massa, pensa Fandorine, bien que, physiquement, l'homme en fût l'opposé. Quelle est donc cette race d'individus placés à nos côtés pour notre malheur !
Le prince capitula sur-le-champ :
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- Mais oui, mais oui, mon cher Frol, je vais la boire, bien sûr ! Eraste Pétrovitch, je vous présente Frol Grigoriévitch Védichtchev, mon valet de chambre. Il veille sur moi depuis mes premières dents. Et vous, messieurs, n'en voulez-vous pas ? C'est une excellente tisane aux plantes. Elle a un goût affreux, mais se révèle souveraine pour les indigestions et stimule à merveille le travail de l'intestin. Frol, verses-en donc à ces messieurs.
Karatchentsev et Fandorine refusèrent tout net de boire, tandis que Khourtinski avalait la tisane et déclarait même que son goût n'était pas sans offrir quelque attrait.
Pour faire passer la médecine, Frol fit boire au prince un peu de liqueur sucrée accompagnée d'un petit canapé (sans en proposer à Khourtinski), puis essuya les lèvres de son maître avec une serviette de batiste.
- Alors, Eraste Pétrovitch, quelle mission spéciale vais-je bien pouvoir vous confier ? Je n'en vois pas pour l'instant, fit Dolgoroukoï, échauffé par le petit verre d'alcool, en ouvrant les bras d'un air perplexe. Comme vous le voyez, je ne manque pas de conseillers pour les affaires secrètes. Cela dit, ne vous en faites pas. Commencez par vous installer, regardez ce qu'il en est...
Il fit un geste vague de la main et ajouta pour lui-même : " Et moi, pendant ce temps, j'essaierai de voir quel genre d'oiseau tu es. "
A ce moment précis, l'antique horloge du bureau ornée d'un bas relief d'Ismaïlovo frappa onze coups, et un troisième maillon vint s'ajouter aux deux autres pour clore la chaîne fatale des coïncidences.
Brusquement, sans que personne n'eût frappé, la porte donnant sur l'antichambre s'ouvrit, et l'on
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vit apparaître dans l'entrebâillement le visage révulsé du secrétaire du prince. Le cabinet fut instantanément parcouru par un courant invisible, annonciateur sans doute possible d'un événement exceptionnel.
- Excellence, un grand malheur ! lança le fonctionnaire d'une voix tremblante. Le général Sobolev est mort ! C'est son ordonnance personnelle, le capitaine de Cosaques Goukmassov, qui est venu nous l'annoncer.
Selon le tempérament de chacun, cette nouvelle eut sur les présents un effet différent. Le gouverneur fit mine de repousser le sinistre messager d'un geste de la main, l'air de dire : va-t'en, je ne veux pas te croire, puis, de la même main, il se signa. Le chef de la Section spéciale ouvrit tout grand ses yeux l'espace d'un court instant et, sitôt après, les referma. Le grand maître de la police bondit de son fauteuil. Quant à l'assesseur de collège, on vit se refléter deux sentiments sur son visage : d'abord une violente émotion, puis, immédiatement après, une profonde perplexité, qui ne le quitterait pas durant la scène qui allait suivre.
- Fais donc entrer le capitaine, Innokenti, dit avec douceur Dolgoroukoï à l'adresse de son secrétaire. Quel malheur, tout de même ! Quel malheur !
Et, scandant le pas et faisant sonner ses éperons, on vit pénétrer dans la pièce le fringant officier qui, quelque temps plus tôt, avait refusé de se jeter dans les bras d'Eraste Pétrovitch. Il était à présent fraîchement rasé, portait sa tenue de cosaque impérial et arborait toute une iconostase de croix et de médailles.
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- Capitaine de Cosaques Goukmassov, Votre Haute Excellence, première ordonnance de Mikhaïl Dmitriévitch Sobolev, se présenta l'officier. Je vous apporte une bien triste nouvelle... (Il fit un effort sur lui-même, sa moustache noire de brigand fut parcourue par un tic, et il continua :) Monsieur le commandant du 4e corps est arrivé hier soir de Minsk avec l'intention de se rendre dans ses terres du gouverno-rat de Riazan, et il est descendu à l'hôtel Dusseaux. Ce matin, Mikhaïl Dmitriévitch tardait à sortir de sa chambre. Commençant à nous inquiéter, nous avons frappé sans obtenir de réponse. Nous nous sommes alors permis d'entrer, mais il était... (Au prix d'un nouvel effort titanesque, le capitaine parvint à achever sans que sa voix fléchisse :) Son Excellence le général était assis dans son fauteuil. Mort... Nous avons fait venir un médecin. Il a déclaré qu'il n'y avait plus rien à faire. Le corps était déjà froid.
- Aïe, aïe, aïe, fit le gouverneur en appuyant sa joue sur son poing. Comment est-ce possible ? Mikhaïl Dmitriévitch était jeune, pourtant. Dans les quarante ans, non ?
- Trente-huit, il allait sur ses trente-neuf, précisa Goukmassov de cette même voix tendue, prête à se briser, avant de battre plusieurs fois des paupières.
- La cause de la mort ? demanda Karatchentsev en fronçant les sourcils. Le général souffrait de quelque chose ?
- Nullement. Il était en parfaite santé, plein d'allant et de bonne humeur. Le médecin soupçonne une embolie ou une paralysie du cour.
Bouleversé par la nouvelle, le gouverneur donna congé à l'ordonnance :
- C'est bon, tu peux te retirer. Je me charge de faire le nécessaire et d'informer le souverain. Allez,
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va. (Et quand la porte se fut refermée sur le capitaine, il poussa un soupir affligé.) Eh bien, messieurs, je n'ose pas imaginer ce qui nous attend ! Un homme pareil, adulé de la Russie entière. La Russie, que dis-je, toute l'Europe connaît le Général Blanc... Et moi qui comptais lui rendre visite aujourd'hui même !... Pétroucha, adresse un télégramme à Sa Majesté l'Empereur, tu verras toi-même ce qu'il faut dire ! Non, tout compte fait, montre-le-moi quand même avant de l'envoyer. Après cela, prends des dispositions pour les obsèques, l'office des morts et... Enfin, bref, tu sais ce que tu as à faire. Vous, Evguéni Ossipovitch, je compte sur vous pour prévenir les désordres possibles. Dès que la nouvelle sera connue, tout Moscou va affluer au Dusseaux. Aussi, veillez à ce que, dans le feu de l'émotion, des gens ne se retrouvent pas piétines. Je connais mes Moscovites ! Et que tout se passe dans la dignité et la bienséance.
Le grand maître de la police acquiesça d'un signe de tête et prit son maroquin sur le fauteuil :
- Puis-je me retirer, Excellence ?
- Allez-y, mon ami. Oh là là ! Quel tintouin en prévision. (Soudain le prince eut un sursaut :) Savez-vous, messieurs, qu'il y a de bonnes chances pour que le souverain se déplace en personne ? Mais oui, c'est sûr, il va venir ! Ce n'est tout de même pas n'importe qui, mais le héros de Plevna et du Turkestan qui vient de rendre son âme à Dieu. Un chevalier sans peur et sans reproche qui n'avait pas été surnommé Achille sans raison. Il faut préparer le palais du Kremlin. Mais cela, je m'en charge personnellement...
Khourtinski et Karatchentsev se dirigèrent vers la porte, prêts à courir exécuter les ordres, tandis
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que l'assesseur de collège restait dans son fauteuil comme si de rien n'était, fixant le prince avec une certaine perplexité.
- Ah oui, Eraste Pétrovitch, fit Dolgoroukoï, se souvenant de la présence du nouveau. Je n'ai pas de temps à vous consacrer pour le moment, vous voyez vous-même ce qui se passe. Profitez-en pour commencer à vous repérer. Et restez dans les parages. J'aurai peut-être une tâche à vous confier. Il va y avoir de quoi occuper tout le monde. Mon Dieu, quel malheur, quelle catastrophe...
- Vous voulez dire, Excellence, qu'il n'y aura pas d'enquête ? demanda brusquement Fandorine. Un personnage de cette importance. Et une mort si étrange. Il faudrait tenter d'y voir clair.
Le prince fit une grimace agacée.
- Il est bien question d'enquête, quand on vous dit que le souverain va se déplacer en personne !
- J'ai pourtant des raisons de croire qu'il y a quelque chose de louche dans tout ça, déclara l'assesseur de collège avec un calme surprenant.
Ses paroles produisirent l'effet d'une grenade.
- Supposition absurde ! s'écria Karatchentsev, perdant d'un seul coup toute sympathie pour le jeune homme.
- Des raisons ? lança Khourtinski d'un ton méprisant. Mais quelles raisons vous pourriez bien avoir ? Et plus généralement comment pourriez-vous savoir quoi que ce soit ?
Sans même un regard au conseiller aulique, Eraste Pétrovitch s'adressa directement au gouverneur :
- Jugez-en par vous-même, Excellence. Il se trouve que, par le plus grand des hasards, je suis également d-descendu au Dusseaux. Et d'un. Je
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connais Mikhaïl Dmitriévitch de longue date. Il se lève toujours à l'aube, et qu'il puisse dormir jusqu'à une heure aussi tardive est tout bonnement inconcevable. Les hommes de sa suite se seraient inquiétés dès six heures. Et de deux. J'ai vu personnellement le capitaine Goukmassov, que je connais lui aussi p-parfaitement, à huit heures et demie. Et il n'était pas rasé. Et de trois.
A ce point de son récit, Fandorine fit une pause expressive, comme si cette dernière information revêtait une importance particulière.
- Pas rasé ? Et alors ? demanda le grand maître de la police.
- Il se trouve, Votre Haute Excellence, qu'il est impossible, quels que soient le lieu et les circonstances, que Goukmassov ne soit pas rasé à huit heures et demie du matin. J'ai fait avec cet homme la campagne des B-Balkans. Il est soigné jusqu'à la maniaquerie, et je ne l'ai jamais vu sortir de sa tente sans être rasé, même lorsque le seul moyen d'avoir de l'eau était de faire fondre la neige. Je suppose que Goukmassov a su dès le petit matin que son chef était mort. Et dans ce cas, pourquoi a-t-il si longtemps gardé le silence ? Et de quatre. Il faut voir clair dans tout cela. A plus forte raison si le souverain vient en p-personne.
Plus que tout le reste, cette dernière remarque parut ébranler le gouverneur.
- Eraste Pétrovitch a raison, dit-il en se levant. Nous sommes face à une affaire d'Etat. Il sera donc procédé à une enquête secrète sur les circonstances de la disparition du général Sobolev. Sans doute n'éviterons-nous pas l'autopsie. Mais faites attention, Evguéni Ossipovitch. Que les choses se fassent en douceur, et discrètement. Il y aura bien
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assez de rumeurs comme cela... Pétroucha, je te charge de collecter les bruits qui vont courir et de m'en référer personnellement. Il va de soi que c'est Evguéni Ossipovitch qui mènera l'enquête. Et n'oubliez pas de donner des ordres concernant l'embaumement. Nombreux seront ceux qui voudront saluer la dépouille, et l'été est chaud. Il ne manquerait plus qu'il pourrisse. Quant à vous, Eraste Pétrovitch, puisque le destin vous a placé au Dusseaux et que vous connaissiez bien le défunt, essayez de voir les choses de votre côté, en agissant, disons, à titre privé et en profitant du fait que vous n'êtes pas encore connu à Moscou. Vous êtes fonctionnaire pour les missions spéciales, n'est-ce pas ? Eh bien, pour une mission spéciale, vous en voilà une on ne peut plus spéciale.
C'est d'une manière assez étrange qu'Eraste Pétrovitch commença son enquête sur la mort du glorieux et bien-aimé chef de guerre. Après avoir à grand-peine pénétré dans son hôtel, encerclé de toutes parts par un double cordon, de policiers et de Moscovites éplorés (les mauvaises nouvelles ont de tout temps eu la particularité de se répandre dans l'antique cité plus rapidement encore que les insatiables incendies du mois d'août), le jeune homme, sans un regard ni à droite ni à gauche, gagna sa chambre, lança sa casquette et son épée à son serviteur, et, aux questions que ce dernier lui posait, répondit par de simples mouvements de tête. Habitué, Massa s'inclina d'un air entendu et se hâta de dérouler sur le sol un petit tapis de paille. Il enveloppa respectueusement la courte épée dans un tissu de soie avant de la placer en haut de l'armoire puis, sans un mot, sortit dans le couloir et se plaça dos à la porte dans la posture du terrible dieu Foudomé, maître des flammes. Quand quelqu'un passait, il portait un doigt à ses lèvres, faisait " chut ! " d'un air de reproche et désignait tantôt la porte close, tantôt un endroit situé quelque part dans la région de son nombril.
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C'est ainsi que tout l'étage sut bientôt que la chambre 20 était occupée par une princesse chinoise sur le point d'accoucher et dont le travail avait sans doute déjà commencé.
Fandorine, lui, restait assis sur sa natte sans faire le moindre mouvement. Genoux écartés, corps relâché, paumes tournées vers le ciel. Le regard de l'assesseur de collège était dirigé vers son propre ventre ou, plus exactement, vers le dernier bouton de sa veste d'uniforme. C'était là, quelque part sous l'aigle bicéphale, que se trouvait le point magique du tanden, source et centre de l'énergie spirituelle. Pour peu que l'on parvienne à se détacher de ses préoccupations pour s'absorber entièrement dans la connaissance de soi, l'esprit connaît une lucidité nouvelle et le pire des casse-tête se présente sous la forme d'un problème simple, évident et facile à résoudre. Eraste Pétrovitch essayait de toutes ses forces de se vider la tête et d'atteindre à cette clarté, chose qui est loin d'être simple et à laquelle on ne parvient qu'à la faveur d'un long entraînement. Sa vivacité d'esprit naturelle et l'impatience qui en découlait lui rendaient cet exercice de concentration particulièrement difficile. Mais, comme l'a observé Confucius, l'homme bien né refuse le chemin facile pour suivre celui qui est pavé d'écueils, raison pour laquelle Fandorine s'obstinait à fixer le maudit bouton dans l'attente d'un résultat.
Au début, ses pensées refusaient résolument de se dissiper ; tout au contraire, elles se débattaient et s'agitaient comme le font des poissons quand l'eau vient à manquer. Puis les bruits extérieurs commencèrent peu à peu à s'estomper pour disparaître totalement, les petits poissons retournèrent en eau profonde, et un brouillard envahit la tête de
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Fandorine. Il considérait à présent le petit rond de métal doré sans penser à rien. Une seconde, une minute, ou peut-être une heure plus tard, l'aigle impérial hocha soudain ostensiblement ses deux têtes, sa couronne rayonna d'étincelles, et Eraste Pétrovitch s'ébroua. Son plan d'action s'était composé de lui-même.
Appelant Massa, il lui demanda d'aller chercher sa redingote et, tout en se changeant, mit brièvement son vassal au courant de la situation.
Tous les déplacements que l'assesseur de collège effectua à partir de là se cantonnèrent dans les limites de l'hôtel et suivirent l'itinéraire suivant j hall, réception, restaurant. Il passa un temps infini à discuter avec le personnel, et ce n'est que vers le soir, alors que les ombres étaient déjà longues et la lumière du soleil épaisse et gluante comme du miel de tilleul, qu'il se présenta à la porte du couloir auquel on donnait déjà, dans l'établissement, le nom de Sobolev.
Se faisant connaître du gendarme en faction, il fut immédiatement introduit dans le royaume de l'affliction, où l'on ne parlait qu'à voix basse et ne marchait que sur la pointe des pieds. L'appartement 47, qui, la veille, avait accueilli le vaillant général, se composait d'un salon et d'une chambre à coucher. Dans la première des deux pièces, pas mal de monde se bousculait. Eraste Pétrovitch y reconnut Karatchentsev accompagné de gradés de la gendarmerie, les aides de camp et ordonnances du défunt, le directeur de l'hôtel. A l'écart, le nez dans une portière, sanglotait sourdement Loukitch, le valet de chambre de Sobolev, un homme également connu du pays tout entier. Tous paraissaient attendre quelque chose, et
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jetaient de temps à autre des regards à la porte close de la chambre.
Le grand maître de la police s'approcha de Fandorine et lui chuchota à voix de basse :
- Le professeur Welling, médecin légiste, est en train de procéder à l'autopsie. On se demande pourquoi c'est si long. Vivement qu'il en finisse !
Comme pour répondre au souhait du général, la porte blanche sculptée de gueules de lion frémit puis s'ouvrit avec un grincement. Le silence se fit instantanément. Un homme grisonnant à la mine de bouledogue qui devait être le professeur Welling parut sur le seuil. Au-dessus de son tablier de cuir scintillait l'émail d'une croix de Sainte-Anne.
- C'est terminé, Excellence, j'ai achevé mon travail, fit-il d'un ton maussade. Je peux faire mon rapport.
Le général embrassa la pièce du regard et, d'un ton plus alerte, ordonna :
- Fandorine, Goukmassov, entrez avec moi. Et vous également, ajouta-t-il en désignant le directeur de l'hôtel d'un mouvement de menton désinvolte. Que les autres attendent ici.
La première chose qui s'imposa au regard d'Eraste Pétrovitch lorsqu'il pénétra dans le temple de la mort fut, dans un élégant cadre de bronze, un miroir tendu d'un tissu noir. Le défunt était allongé non pas sur le lit, mais sur une table sans doute apportée du salon. Jetant un regard à la silhouette dessinée par le drap blanc, Fandorine se signa et, l'espace d'un instant, oublia l'enquête pour se souvenir de l'homme fort, beau, courageux qu'il avait connu jadis et qui avait maintenant pris la forme de cette longue chose aux contours imprécis.
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- Tout est clair, commença sèchement le professeur. Rien de suspect n'a été découvert. Je vais tout de même effectuer quelques analyses de laboratoire, mais je suis absolument certain que l'arrêt du processus vital est consécutif à une paralysie du muscle cardiaque. J'ai noté également une paralysie du poumon droit, mais il s'agit très vraisemblablement d'une conséquence et non d'une cause. La mort a été instantanée. Même avec un médecin à proximité, il n'aurait pas été possible de le sauver.
- Pourtant il était jeune et vigoureux, et Dieu sait qu'il avait maintes fois fait preuve de sa résistance ! s'exclama Karatchentsev avant de s'approcher de la table et de relever un coin du drap. Est-il possible qu'il soit parti comme cela, d'un coup ?
Goukmassov se détourna pour ne pas voir le visage sans vie de celui qui avait été son chef, tandis qu'à l'inverse Eraste Pétrovitch et le directeur de l'hôtel s'approchaient. Le visage de Sobolev était serein et imposant. Même les célèbres favoris en broussaille, sujet de moquerie pour les libéraux et bonheur des caricaturistes étrangers, s'harmonisaient avec la mort : ils encadraient la face de cire en lui conférant encore plus de grandeur.
- Mon Dieu, quel héros, un véritable Achille, bredouilla le directeur en grasseyant les r à la manière des Français.
- L'heure de la mort ? demanda Karatchentsev.
- Entre minuit et une heure du matin, répondit Welling avec assurance. Pas plus tôt, et en aucun cas plus tard.
Le général se tourna vers le capitaine de Cosaques :
- Bon, maintenant que la cause de la mort est établie, on peut s'occuper des détails. Racontez-
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nous ce qui s'est passé, Goukmassov. De la manière la plus circonstanciée.
Raconter de manière circonstanciée était apparemment au-dessus des capacités du capitaine. Son récit fut bref, mais somme toute exhaustif :
- De la gare de Briansk, nous sommes arrivés ici un peu après cinq heures. Mikhaïl Dmitriévitch s'est reposé jusqu'au soir. Nous avons dîné à neuf heures au restaurant de l'hôtel. Puis nous sommes allés faire un tour en fiacre pour voir Moscou la nuit. Nous ne nous sommes arrêtés nulle part. Peu après minuit, Mikhaïl Dmitriévitch a déclaré qu'il souhaitait regagner l'hôtel. Il avait l'intention de travailler un peu, il préparait en effet un nouveau règlement militaire...
Goukmassov glissa un regard oblique au bureau placé près de la fenêtre. Des papiers étaient dispersés sur le pupitre ouvert, une confortable chaise à haut dossier était négligemment repoussée de côté. Evguéni Ossipovitch s'approcha, prit un feuillet couvert d'une écriture serrée et hocha plusieurs fois la tête avec déférence.
- Je donnerai des ordres pour que tous ces papiers soient rassemblés et envoyés à l'empereur. Continuez, capitaine.
- Mikhaïl Dmitriévitch a dit à messieurs les officiers qui l'accompagnaient qu'ils pouvaient disposer. Il a ajouté qu'il rentrerait à pied, car il avait envie de marcher un peu.
Karatchentsev fut alerté.
- Et vous avez laissé le général partir seul ? En pleine nuit ? Voilà qui est plutôt étrange !
Il jeta un regard entendu à Fandorine qui, pour sa part, ne paraissait nullement intéressé par ce dernier détail. S'étant approché du bureau, l'assesseur
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de collège caressait bizarrement du doigt un candélabre en bronze.
- Comme si on pouvait le contredire, fit le capitaine de Cosaques avec un ricanement amer. J'ai bien essayé de le suivre, mais il m'a lancé un de ces regards... Mais vous savez, Excellence, sans parler de Moscou la nuit, il aimait à se promener tout seul même dans les montagnes turques et les steppes turkmènes... (Le capitaine de Cosaques tortilla tristement sa longue moustache.) D'ailleurs Mikhaïl Dmitriévitch est rentré sans encombre à l'hôtel. C'est après que le malheur est arrivé...
- Comment avez-vous découvert le corps ? demanda le grand maître de la police.
- Il était assis là, dit Goukmassov en indiquant la chaise. La tête rejetée en arrière. Et sa plume était par terre...
Karatchentsev s'accroupit, toucha les taches d'encre sur le tapis. Il soupira :
- Eh oui, les voies du Seigneur...
Le silence affligé qui suivit fut rompu sans cérémonie par Fandorine. A demi tourné vers le directeur de l'hôtel et tout en continuant de caresser ce fichu candélabre, il demanda doucement mais suffisamment fort pour être entendu :
- A ce que je vois, vous n'avez pas l'électricité dans votre établissement. Cela m'a d'emblée frappé hier soir. Un hôtel aussi moderne qui n'a même pas le gaz et où les chambres s'éclairent à la bougie !
Le Français entreprit d'expliquer qu'il était de bon ton de s'éclairer à la bougie plutôt qu'au gaz, que le restaurant bénéficiait déjà de l'éclairage électrique et qu'à l'automne on le verrait à coup sûr installé dans les étages. Mais Karatchentsev interrompit ces bavardages sans rapport avec
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l'affaire par un toussotement irrité et reprit son interrogatoire.
- Et vous, capitaine, qu'avez-vous fait cette nuit ?
- J'ai rendu visite au colonel Dadachev, un compagnon de combat. On a mangé, bu, évoqué des souvenirs. Je ne suis rentré à l'hôtel qu'à l'aube pour me mettre immédiatement au lit.
- C'est exact, intervint Eraste Pétrovitch, le portier de nuit m'a dit que vous étiez rentré au petit jour. Vous l'avez même envoyé vous chercher une bouteille d'eau de Seltz.
- En effet. A parler franchement, j'avais un peu forcé sur la boisson et j'avais la gorge sèche. Je me lève toujours très tôt, et voilà que, comme par un fait exprès, j'ai dormi plus tard qu'à mon habitude. En me réveillant, je me suis précipité chez le général, mais Loukitch m'a dit qu'il n'était pas encore levé. J'ai pensé : tiens, Mikhaïl Dmitriévitch a dû travailler jusqu'à tard dans la nuit. Mais à huit heures et demie, j'ai dit à Loukitch : cette fois on le réveille, sinon il va être furieux. Surtout que ça ne lui ressemblait pas de dormir comme ça. Nous sommes entrés, et voilà, il était dans cette position (Goukmassov rejeta la tête en arrière, ferma les yeux et entrouvrit la bouche), déjà froid. Nous avons fait venir un médecin, envoyé une dépêche au régiment... C'est à ce moment-là, Eraste Pétrovitch, que vous m'avez aperçu. Excusez-moi de ne pas avoir salué un vieil ami, mais vous comprenez maintenant que j'avais l'esprit ailleurs.
Au lieu d'accepter les excuses que les circonstances, à dire vrai, n'imposaient pas, Eraste Pétrovitch inclina légèrement la tête sur le côté et croisa les mains dans son dos :
- Pour ma part, je me suis laissé dire au restaurant de l'hôtel qu'une dame aurait chanté hier soir
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pour Sa Haute Excellence et qu'elle aurait même été invitée à votre table. Il s'agit d'une p-personne assez connue à Moscou, n'est-ce pas ? Sauf erreur, elle s'appelle Wanda. Après quoi, il semblerait que vous soyez partis en sa compagnie, tous, y compris le général.
- C'est vrai, il y a eu cette chanteuse, répondit sèchement le capitaine de Cosaques. Nous l'avons raccompagnée. Après l'avoir déposée, nous avons continué notre promenade.
- Vous l'avez raccompagnée où, à l'hôtel Angleterre, rue S-Stoléchnikov ? fit l'assesseur de collège, étonnamment bien informé. On m'a dit que c'était là qu'elle résidait.
Goukmassov fronça des sourcils menaçants et sa voix se fit sèche, métallique :
- Je connais mal Moscou. Ce n'était pas loin d'ici, à cinq minutes en voiture.
Fandorine hocha plusieurs fois la tête avant de se désintéresser du capitaine de Cosaques, ayant remarqué près du lit la porte d'un coffre-fort. Il s'en approcha, tourna la poignée, et la porte s'ouvrit.
- Et alors, vide ? demanda le grand maître de la police.
- Très exactement, Votre Excellence, acquiesça Eraste Pétrovitch. Tenez, il y a même la clé dessus.
- Bon, fit Karatchentsev en secouant sa tête rousse. Il va falloir mettre sous scellés tous les papiers que nous trouverons. Nous verrons plus tard à les répartir entre la famille, le ministère et le souverain en personne. Vous, professeur, faites venir vos assistants et occupez-vous de l'embaumement.
- Comment, ici ? s'écria Welling, scandalisé. Procéder à un embaumement, monsieur le général, c'est autre chose que de faire aigrir du chou !
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- Vous voulez peut-être qu'on vous amène le corps à l'Académie en lui faisant traverser toute la ville ! Jetez donc un coup d'oil par la fenêtre ! La foule est si dense qu'on n'y glisserait pas une tête d'épingle. Non, désolé, prenez vos dispositions pour faire ça ici. Capitaine, je vous remercie, vous êtes libre. Quant à vous, dit-il en se tournant vers le directeur, mettez-vous à l'entière disposition de monsieur le professeur.
Resté seul avec Fandorine, Karatchentsev prit le jeune homme par le coude et, l'entraînant à l'écart du cadavre, comme si, sous son drap, celui-ci pouvait l'entendre, il demanda :
- Alors, vos impressions ? A en juger par les questions que vous lui avez posées et par votre comportement, les explications de Goukmassov ne vous ont pas satisfait. Qu'est-ce qui vous trouble ? Il a pourtant été tout à fait convaincant quant aux raisons pour lesquelles il n'était pas rasé ce matin. Vous ne trouvez pas ? Dormir plus longtemps que d'habitude après une nuit un peu arrosée n'a rien que de très ordinaire.
Fandorine haussa les épaules :
- Pas pour Goukmassov. Ce n'est pas du tout son style. Et qui plus est, il ne se serait jamais précipité chez Sobolev sans avoir fait sa toilette, ainsi qu'il l'affirme. Le capitaine ment, c'est évident. Mais, l'affaire, Votre Excellence...
- Evguéni Ossipovitch, l'interrompit le général, qui écoutait l'assesseur de collège avec le plus vif intérêt.
- L'affaire, Evguéni Ossipovitch, reprit Fandorine, est encore plus grave que je ne le pensais. Sobolev n'est pas mort ici.
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- Comment cela : " pas ici " ? s'écria le grand maître de la police. Où, dans ce cas ?
- Je l'ignore. Mais permettez-moi de vous demander pourquoi le portier de nuit - j'ai longuement discuté avec lui - ne l'a pas vu rentrer ?
- Il a peut-être quitté son poste un moment et ne veut pas l'avouer, objecta Karatchentsev, plus pour le plaisir de la polémique que par conviction.
- Impossible, et je vous expliquerai tout à l'heure pourquoi. Mais en attendant, voilà une autre énigme que v-vous ne résoudrez pas aussi facilement. Si Sobolev était rentré dans la nuit et qu'ensuite il soit resté un moment à sa table de travail, il aurait nécessairement allumé les bougies. Or, regardez le chandelier : les bougies sont intactes.
- Evidemment ! s'exclama le général en frappant son mollet étroitement moulé dans une culotte de cavalier. Bravo, Eraste Pétrovitch ! Moi, en revanche, je fais un bien piètre enquêteur ! ajouta-t-il avec un sourire désarmant. Il est vrai je suis depuis peu dans la police. Auparavant, je servais dans la cavalerie de la garde. Donc, d'après vous, qu'a-t-il pu se passer ?
L'air concentré, Fandorine leva et baissa plusieurs fois ses sourcils de velours.
- Je ne voudrais pas me laisser emporter par m-mon imagination, Evguéni Ossipovitch, mais il est tout à fait clair que Mikhaïl Dmitriévitch n'est pas remonté dans sa chambre après dîner, car à ce moment-là il faisait déjà nuit, et il aurait allumé ses bougies. D'ailleurs, les serveurs confirment que Sobolev et sa suite sont p-partis tout de suite après le repas. En ce qui concerne le portier de nuit, un homme sérieux et qui tient à sa place, je ne pense pas qu'il ait pu quitter son poste et manquer le retour du général.
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- " Je pense, je ne pense pas ", ce n'est pas un argument, fit Evguéni Ossipovitch pour taquiner l'assesseur de collège. Donnez-moi des faits !
- Avec plaisir, répondit Fandorine en souriant. Après minuit, la porte d'entrée de l'hôtel est verrouillée de l'intérieur. On peut sortir librement, mais pour entrer il faut sonner.
- Voilà, ça c'est un fait concret, reconnut le général. Mais continuez.
- Le seul moment où Sobolev aurait pu entrer, c'est quand notre v-vaillant capitaine a envoyé le portier chercher une bouteille d'eau de Seltz. Or, comme nous le savons, c'était déjà l'aube, c'est-à-dire qu'il était au moins quatre heures. Mais si l'on en croit monsieur Welling (et pourquoi devrions-nous mettre en doute le jugement de ce respectable p-professeur ?), à cette heure-là, Sobolev était déjà mort depuis plusieurs heures. Conclusion ?
Les yeux de Karatchentsev brillèrent d'un éclat mauvais.
- Eh bien !
- Goukmassov a v-volontairement éloigné le portier de nuit pour permettre qu'on introduise subrepticement le corps inanimé de Sobolev. Je suppose qu'à ce moment-là les autres officiers attendaient dehors.
- Dans ce cas, on va les cuisiner, ces fripouilles ! hurla le grand maître de la police d'une voix si menaçante qu'on l'entendit dans la chambre voisine, car le brouhaha confus qui en provenait cessa brusquement.
- Inutile. Ils ont forcément accordé leurs versions des faits. C'est même pour cela qu'ils ont annoncé la mort avec un tel retard. Ils se concertaient. (Eraste Pétrovitch laissa une minute à son interlocuteur, le
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temps qu'il se calme et prenne la mesure de ce qui venait d'être dit, puis orienta la conversation dans une autre direction.) Qui est cette Wanda que tout le monde a l'air de connaître ?
- Tout le monde, non, disons qu'elle est renommée dans certains milieux. C'est une Allemande de Riga. Une chanteuse. Une belle fille, pas tout à fait une cocotte, mais pas loin. Une sorte de dame aux camélias1. (Karatchentsev hocha énergiquement la tête.) Je vois où vous voulez en venir. C'est cette Wanda qui va nous éclairer. Je vais la faire venir immédiatement.
Et le général de se diriger d'un pas décidé vers la porte.
- Je ne vous le conseillerais pas, dit Fandorine dans son dos. Même s'il y a eu quelque chose, cette personne ne va pas faire de confidences à la police. En plus, elle est sûrement de mèche avec les officiers. Si elle est impliquée dans l'affaire, s'entend. Laissez-moi lui parler, Evguéni Ossipo-vitch. A titre privé, d'accord ? Où se trouve donc cet hôtel Angleterre ? A l'angle des rues Stoléch-nikov et Pétrovka, c'est bien cela ?
- Oui, c'est à cinq minutes d'ici, répondit le grand maître de la police, considérant le jeune homme avec une satisfaction non dissimulée. J'attends vos informations, Eraste Pétrovitch. Dieu vous garde.
Et, nanti de la bénédiction de la haute direction, l'assesseur de collège sortit.
1. En français dans le texte.
Mais, cinq minutes plus tard, Eraste Pétrovitch était loin d'être arrivé à l'hôtel Angleterre. En effet, à la sortie du fatidique appartement 47, l'attendait Goukmassov, la mine sombre.
- Veuillez entrer un instant chez moi, j'ai deux mots à vous dire, fit-il en le prenant fermement par le bras et en le poussant dans la chambre jouxtant l'appartement du général.
Cette chambre ressemblait comme deux gouttes d'eau à celle qu'occupait Fandorine. Il y trouva, assis sur le divan ou sur des chaises, tout un groupe d'hommes. Passant en revue leurs visages, il reconnut les officiers de la suite du défunt général, aperçus un peu plus tôt dans le salon. L'assesseur de collège salua l'assemblée d'un léger mouvement du buste. Non seulement personne ne répondit, mais les regards tournés vers lui exprimaient une franche hostilité. Fandorine croisa alors les bras sur sa poitrine, s'adossa au chambranle de la porte et changea d'attitude du tout au tout : d'aimable et courtoise, son expression se fit à son tour froide et hostile.
- Messieurs, dit le capitaine de Cosaques d'un ton sévère, presque solennel. Permettez-moi de vous présenter Eraste Pétrovitch Fandorine, que
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j'ai l'honneur de connaître depuis la guerre avec la Turquie. Il est pour l'heure attaché au général gouverneur de Moscou.
De nouveau, pas un seul des officiers ne daigna ne serait-ce qu'incliner la tête, et Eraste Pétrovitch se dispensa donc d'un second salut. Il attendait la suite. Goukmassov se tourna vers lui :
- Vous voyez là, monsieur Fandorine, mes compagnons de régiment. Le lieutenant-colonel Baranov, premier aide de camp ; le prince Erdéli, lieutenant et aide de camp ; le prince Abadziev, capitaine en second, aide de camp ; le capitaine de cavalerie Ouchakov, ordonnance ; le baron Eichgoltz, cornette et ordonnance ; le cornette Gall, ordonnance ; le centenier Markov, ordonnance.
- Je ne retiendrai pas tous ces noms, objecta Fandorine.
- Ce ne sera pas utile, répliqua sèchement Goukmassov. Je vous ai présenté tous ces messieurs parce que vous nous devez une explication.
- Je vous dois une explication ? reprit Fandorine sur le ton de l'ironie. Voyez-vous ça !
- Oui, monsieur. Daignez me faire connaître, en présence de tous, les raisons qui ont motivé l'interrogatoire humiliant auquel vous m'avez soumis devant le grand maître de la police de Moscou.
La voix du capitaine de Cosaques était menaçante, mais l'assesseur de collège n'en conserva pas moins son calme, et le léger bégaiement qui lui était coutumier en disparut même comme par enchantement.
- Mes questions, capitaine, étaient motivées par le fait que la mort de Mikhaïl Dmitriévitch Sobolev est un événement de portée nationale, je dirais même historique. Et d'un. (Fandorine eut un
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sourire réprobateur.) Et pourtant, Prokhor Akhra-méiévitch, vous avez essayé de nous mener en bateau, qui plus est de manière fort peu habile. Et de deux. Le prince Dolgoroukoï m'a chargé de tirer cette affaire au clair. Et de trois. Et vous pouvez être certain que je remplirai ma mission, vous me connaissez. Et de quatre. A moins que vous ne disiez la vérité tout de suite ?
Le Caucasien en redingote tcherkesse blanche à cartouchière d'argent - lequel des deux princes était-ce ? - bondit de son divan.
- Un, deux, trois, quatre ! Messieurs, ce minable limier, ce petit plaisantin se moque de nous ! Prokhor, sur la tête de ma mère que je vais sur-le-champ...
- Rassieds-toi, Erdéli ! rugit Goukmassov. Et le Caucasien reprit aussitôt sa place en tirant nerveusement son menton en avant.
- Je vous connais en effet, Eraste Pétrovitch. Je vous connais, et j'ai pour vous de l'estime. (Le regard du capitaine était sombre et pesant.) Mikhaïl Dmitriévitch, lui aussi, vous estimait. Et si sa mémoire vous est chère, ne vous mêlez pas de cette affaire. Vous ne pourriez qu'aggraver les choses.
Fandorine répondit avec la même franchise et le même sérieux :
- S'il ne s'agissait que de moi et de ma vaine curiosité, soyez assuré que je serais heureux de satisfaire à votre demande, mais là, pardonnez-moi, je ne peux pas : une mission m'a été confiée.
Goukmassov fit craquer ses doigts crispés dans son dos, alla d'un coin à l'autre de la pièce dans un tintement d'éperons, puis se planta de nouveau devant l'assesseur de collège.
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- Eh bien, moi non plus je ne peux pas. Je ne peux pas vous laisser poursuivre votre enquête. La police, passe encore, mais pas vous. Vos talents, monsieur Fandorine, sont ici des plus mal venus. Sachez qu'en dépit de notre passé commun, j'userai de tous les moyens pour vous arrêter.
- Quels moyens, par exemple, Prokhor Akhra-méiévitch ?
- Moi, j'en ai un excellent ! intervint de nouveau le lieutenant Erdéli, sautant sur ses pieds. Vous venez, cher monsieur, d'attenter à l'honneur des officiers du 4e corps, et vous m'en rendrez raison, ici et maintenant ! Duel à mort, par-dessus le mouchoir !
- Pour autant que je me souvienne des règles régissant les duels, prononça sèchement Fandorine, c'est celui qui est provoqué qui définit les conditions. Mais soit, je jouerai avec vous à ce jeu stupide, mais plus tard, quand j'aurai terminé mon enquête. Vous pouvez m'envoyer vos témoins, je suis chambre 20. Au revoir, messieurs.
Il était sur le point de se retirer quand, au cri de " J'arriverai bien à t'imposer ce duel tout de suite ! ", Erdéli se précipita sur lui et voulut lui donner une gifle. Mais avec une dextérité étonnante, Eraste Pétrovitch s'empara de la main levée, prit le poignet du prince entre deux doigts et, alors qu'il paraissait à peine serrer, le visage du lieutenant se tordit de douleur.
- Canaille ! vociféra le Caucasien d'une voix de fausset, tout en se préparant à frapper de la main gauche.
Fandorine repoussa le fougueux prince et dit d'un ton méprisant :
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- Ne vous donnez pas cette peine. Nous considérerons que la gifle a été appliquée. Je vous provoque donc moi-même, et je vous ferai payer cette insulte par le sang.
L'officier flegmatique que Goukmassov avait présenté comme étant le lieutenant-colonel Baranov desserra pour la première fois les lèvres :
- Voilà qui est parfait. Pose tes conditions, Erdéli.
Et tout en frictionnant son poignet endolori, le lieutenant proféra d'un ton haineux :
- Duel au pistolet, sur-le-champ. Par-dessus le mouchoir.
- Comment cela, par-dessus le mouchoir ? demanda avec intérêt Fandorine. J'ai entendu parler de cette pratique, mais j'avoue ne pas en connaître les détails.
- C'est très simple, lui dit aimablement le lieutenant-colonel. De leur main libre, les protagonistes tiennent les deux extrémités opposées d'un mouchoir ordinaire. Tenez, vous pouvez prendre le mien, il est propre. (Baranov extirpa de sa poche un grand mouchoir à carreaux rouges et blancs.) Puis ils saisissent leurs pistolets. Goukmassov, où sont tes Lepage ?
Le capitaine de Cosaques prit sur la table un étui de forme oblongue, apparemment préparé d'avance pour l'occasion. Il souleva le couvercle et l'on vit étinceler deux longs canons incrustés.
- Les adversaires prennent le pistolet qui leur a été attribué par tirage au sort, continuait d'expliquer Baranov en souriant avec aménité. Ils visent, encore qu'à cette distance, est-il vraiment besoin de viser ? Et tirent au commandement. Voilà, en gros, c'est tout.
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- Par tirage au sort ? se fit préciser Fandorine. Est-ce à dire que l'un des pistolets est chargé et l'autre non ?
- Cela va de soi, répondit le lieutenant-colonel avec un signe de tête affirmatif. C'est le principe même. Sinon ce ne serait pas un duel, mais un double suicide.
- Fort bien, dit l'assesseur de collège en haussant les épaules. Dans ce cas, je suis désolé pour le lieutenant. Dès que le sort intervient, je gagne. Le contraire ne s'est jamais produit.
- La volonté de Dieu est sur toutes choses, mais parler comme vous le faites risque de vous porter la guigne, fit remarquer Baranov sur un ton sentencieux.
Contrairement aux apparences, pensa Fandorine, ce doit être lui l'homme important, et non Goukmassov.
- Il vous faut un témoin, dit le capitaine de Cosaques. Si cela vous convient, en qualité de vieille connaissance, je peux vous offrir mes services. Et n'ayez aucun doute, le tirage au sort sera parfaitement loyal.
- Je n'ai pas le moindre doute là-dessus, Prokhor Akhraméiévitch. Quant à être mon témoin, je pense que vous ne convenez pas. Si la chance ne m'est pas favorable, cela ressemblera trop à un assassinat.
Baranov approuva d'un hochement de tête.
- Il a raison. Quel plaisir d'avoir affaire à un homme intelligent ! Que proposez-vous, monsieur Fandorine ?
- Un citoyen japonais comme témoin vous siérait-il ? Voyez-vous, je ne suis à Moscou que
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depuis ce matin, et je n'ai pas encore eu le temps de me faire des relations...
L'assesseur de collège ouvrit les bras en un geste d'excuse.
- Il peut bien être papou, du moment qu'on commence vite ! s'exclama Erdéli.
- Est-ce qu'il y aura un médecin ? demanda Eraste Pétrovitch.
- On n'en aura pas besoin, fit le lieutenant-colonel avec un soupir. A cette distance, tous les coups sont mortels.
- Bon ! bon ! A vrai dire, ce n'est pas pour moi mais pour le prince que je m'inquiète...
Indigné, Erdéli éructa une imprécation en géorgien avant de se retirer dans le coin le plus éloigné de la pièce.
Eraste Pétrovitch exposa l'affaire dans un court billet écrit en caractères bizarres de haut en bas et de droite à gauche et qu'il fit porter à la chambre 20.
Il fallut attendre Massa une bonne quinzaine de minutes. Les officiers commençaient déjà à s'énerver, voire à soupçonner l'assesseur de collège d'une manouvre.
L'apparition du témoin de la partie offensée produisit un effet considérable. Grand amateur de duels, Massa avait pour l'occasion endossé son kimono de cérémonie aux hautes épaules soigneusement amidonnées, mis à ses pieds des socquettes blanches et noué autour de sa taille sa plus belle ceinture aux motifs figurant des pousses de bambou.
- C'est quoi encore, ce macaque ? s'écria grossièrement Erdéli. Et puis après tout, je m'en fiche. Allons-y !
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Massa s'inclina cérémonieusement devant chacun des présents et remit à son maître la maudite épée de fonctionnaire qu'il tenait sur ses bras tendus.
- Voici votre épée, maître.
- Tu me fatigues avec ton épée, fit Eraste Pétro-vitch en poussant un soupir. Il s'agit d'un duel au pistolet. Avec ce monsieur que tu vois là-bas.
- Encore au pistolet ? demanda Massa, déçu. C'est vraiment une habitude barbare ! Et qui allez-vous tuer ? Cet homme chevelu ? C'est fou ce qu'il ressemble à un singe.
Les observateurs s'alignèrent le long du mur tandis que, se détournant, Goukmassov remuait dans tous les sens les deux pistolets, avant de proposer aux duellistes de choisir. Eraste Pétrovitch attendit qu'Erdéli, après s'être signé, s'empare d'une arme pour prendre négligemment la seconde du bout des doigts.
Conformément aux indications du capitaine de Cosaques, les deux hommes saisirent chacun un coin du mouchoir et s'écartèrent l'un de l'autre à une distance maximale qui, même les bras tendus, n'excédait pas trois pas. Le prince leva son pistolet à hauteur de son épaule et visa le front de son adversaire. Fandorine, lui, tenait son arme près de sa hanche sans viser du tout, ce qui d'ailleurs, à cette distance, était parfaitement inutile.
- Un, deux, trois ! compta rapidement le capitaine en reculant d'un pas.
Le pistolet du prince émit un claquement sec, alors qu'en revanche l'arme de Fandorine crachait la langue mauvaise d'une flamme. Le lieutenant se roula sur le tapis en serrant sa main droite transpercée par la balle et en jurant désespérément.
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Quand ses hurlements firent place à de sourds gémissements, Eraste Pétrovitch prononça d'un ton docte :
- Cette main ne pourra plus jamais vous servir à distribuer des gifles.
Dans le couloir, retentirent des bruits et des cris. Goukmassov entrouvrit la porte et expliqua qu'un triste incident venait de se produire, que, voulant décharger son arme, le lieutenant Erdéli venait de se blesser à la main. On envoya le prince se faire panser par le docteur Welling, qui, par chance, n'était pas encore parti chercher son nécessaire d'embaumement. Après quoi, tous se retrouvèrent dans la chambre de Goukmassov.
- Et maintenant ? interrogea Fandorine. Vous estimez-vous satisfaits ? Goukmassov secoua négativement la tête :
- Maintenant, vous allez vous battre avec moi. Dans les mêmes conditions.
- Et après ?
- Après, si la chance vous sourit encore, avec tous les autres, successivement. Jusqu'à ce qu'on vous tue. Eraste Pétrovitch, épargnez-nous cette épreuve, à moi et à mes camarades ! (Le capitaine regardait le jeune homme droit dans les yeux avec un air presque implorant.) Jurez-nous de ne pas prendre part à l'enquête et nous nous séparerons bons amis.
- Etre votre ami serait pour moi un honneur, mais vous exigez l'impossible, prononça tristement Fandorine.
Massa lui glissa à l'oreille :
- Maître, je ne comprends pas ce que vous dit cet homme à la belle moustache, mais je sens un danger. Ne serait-il pas plus sage d'attaquer les
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premiers et d'exterminer ces samouraïs avant qu'ils aient le temps de se préparer ? J'ai dans ma manche votre petit pistolet ainsi que ce casse-tête que je me suis acheté à Paris. Je meurs d'envie de l'étrenner !
- Massa, laisse tes manières de bandit, répondit Eraste Pétrovitch à son serviteur. Je me battrai avec ces messieurs à la loyale, avec chacun successivement.
- Oh ! alors il y en a pour un bout de temps, fit le Japonais d'une voix tramante et, reculant jusqu'au mur, il s'assit par terre.
- Messieurs, dit Fandorine, tentant d'en appeler à la sagesse des officiers, croyez-moi, vous n'arriverez à rien. Vous allez seulement perdre votre temps et...
- Pas de paroles inutiles, le coupa Goukmassov. Votre Japonais sait-il armer les pistolets de duel ? Non ? Dans ce cas, Eichgoltz, charge-t'en.
De nouveau, les deux protagonistes prirent chacun un pistolet et tendirent le mouchoir. Le capitaine était sombre et déterminé. Fandorine, pour sa part, avait plutôt l'air gêné. A trois (c'était à présent Baranov qui comptait), Goukmassov fit claquer en vain le chien de son arme. Eraste Pétrovitch, lui, ne tira pas du tout. Mortellement pâle, Goukmassov proféra entre ses dents :
- Tirez, Fandorine, et soyez maudit ! Vous, messieurs, décidez qui sera le suivant. Et barricadez la porte pour que personne ne vous dérange ! Ne le laissez pas sortir d'ici vivant.
- Vous ne voulez pas m'écouter, et vous avez tort, dit l'assesseur de collège en brandissant son pistolet chargé. Puisque je vous dis qu'avec un tirage au sort, vous n'arriverez à rien. Je possède,
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messieurs, un don rare : j'ai une chance indécente aux jeux de hasard. C'est un phénomène inexplicable, mais je m'y suis depuis longtemps habitué. Sans doute cela tient-il au fait que mon défunt père était, lui, poursuivi par une malchance tout aussi rare. Je gagne toujours, quel que soit le jeu, et c'est pour cela que je déteste jouer. (Il considéra de son regard limpide les visages sombres des officiers.) Vous ne me croyez pas ? Vous voyez cette pièce de monnaie ? dit Eraste Pétrovitch en sortant de sa poche un rouble en or qu'il tendit à Eichgoltz. Jetez-la en l'air et je vais deviner si c'est pile ou face.
Après un regard à Goukmassov et à Baranov, le baron, un tout jeune officier dont la moustache se laissait à peine deviner, haussa les épaules et lança en l'air la pièce de monnaie.
Elle tournoyait encore quand Fandorine annonça :
- Attendez... Eh bien, disons, face.
- Face, confirma Eichgoltz avant de relancer la pièce.
- Face de nouveau, fit l'assesseur de collège avec une moue lasse.
- Face ! s'écria le baron. Incroyable, messieurs, regardez vous-mêmes !
- Encore une fois, Mitia, lui dit Goukmassov.
- Pile, annonça Eraste Pétrovitch en regardant ailleurs.
Un silence de mort s'établit sur la chambre. Fandorine ne jeta même pas un regard à la paume largement ouverte du baron.
- Qu'est-ce que je vous disais ! Massa, ikô, owari dal. Adieu, messieurs !
1. Allons-y, Massa, c'est terminé.
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Le fonctionnaire et son serviteur japonais gagnèrent la porte sous les regards horrifiés des officiers.
Goukmassov, blanc comme un linge, dit avant qu'ils ne sortent :
- Fandorine, promettez de ne pas utiliser votre talent de détective au détriment de notre patrie. C'est l'honneur de la Russie qui est ici en jeu.
Eraste Pétrovitch garda un instant le silence avant de répondre :
- Je promets, Goukmassov, de ne rien faire qui soit contraire à mon propre honneur, je pense que c'est suffisant.
L'assesseur de collège disparut dans le couloir, tandis que Massa, arrivé sur le seuil, se retournait et saluait très cérémonieusement les officiers avant de s'éclipser à son tour.
o/b&
Les chambres de l'hôtel Angleterre ne le cédaient en rien à celles du respectable Dusseaux par la magnificence de leur aménagement. Par leur architecture plus recherchée, peut-être même les surpassaient-elles, encore que les somptueuses dorures des plafonds et les volutes de marbre eussent quelque chose de fabriqué ou, pour le moins, gratuit. L'entrée en revanche étincelait de lumière électrique, un ascenseur desservait les trois étages et, à la réception, retentissait à tout bout de champ la sonnerie stridente de cette merveille de la technique moderne qu'était le téléphone.
Après quelques pas dans le vaste hall aux multiples miroirs et aux canapés de cuir, Eraste Pétrovitch s'arrêta devant le tableau portant le nom des hôtes. La population de l'hôtel était plus bigarrée que celle du Dusseaux : commerçants étrangers, agents de change, acteurs de théâtre à succès. Mais aucune Wanda ne figurait dans la liste.
Fandorine observa un moment les membres du personnel qui allaient et venaient entre la réception et l'ascenseur et jeta son dévolu sur un garçon au visage expressif et à l'air particulièrement dégourdi.
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- Madame Wanda n'habite donc p-plus ici ? demanda l'assesseur de collège en laissant paraître un léger trouble.
- Comment cela, mais si ! répondit volontiers le garçon.
Et, accompagnant le regard du beau monsieur, il indiqua du doigt une ligne sur le tableau.
- Tenez : " Mme Helga Ivanovna Tollé ". C'est elle. Quant à Wanda, c'est son surnom, ça sonne mieux. Elle est logée dans l'aile. Vous sortez dans la cour par la porte que vous voyez là-bas, madame Wanda a une entrée séparée. Seulement, à cette heure, elle n'est pas encore là.
Le garçon allait s'éloigner, mais quand Eraste Pétrovitch fit crisser un billet dans sa poche, il se figea sur place, comme vissé au sol.
- Il y aura une commission à lui faire ? demanda-t-il en posant sur le visiteur un regard plein de dévotion.
- Quand revient-elle ?
- Ça dépend. Elle chante au restaurant YAlpen-rose. Tous les jours sauf le lundi. Mais j'ai une idée, monsieur. Installez-vous au buffet, prenez un petit thé ou autre chose, et moi, je promets de vous prévenir dès que mam'zelle est de retour.
- Et comment est-elle ? demanda Eraste Pétrovitch en dessinant dans l'espace un contour imprécis. Elle est v-vraiment si belle que ça ?
- Une vraie image ! dit le garçon en faisant claquer ses lèvres rouges et charnues. Chez nous, elle est particulièrement bien vue. Elle paye son appartement trois cents roubles par mois et, question pourboire, elle est drôlement généreuse.
A ce point de son récit, le garçon observa une pause psychologiquement calculée, et Fandorine
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sortit lentement deux billets d'un rouble, qu'il glissa comme par inadvertance dans sa poche de poitrine.
- Seulement, madame Wanda ne reçoit personne chez elle, elle est très stricte, déclara gravement le garçon, le regard rivé sur la poche du monsieur. Mais je l'aviserai de votre visite. Vous savez, j'ai toute sa confiance.
- Tiens, prends ça, dit Eraste Pétrovitch en lui tendant un premier billet. Tu auras le second au retour de m-mademoiselle Wanda. Moi, en attendant, je vais aller lire le journal. Où dis-tu que se trouve le buffet ?
Les Nouvelles de Moscou datées du 25 juin 1882 donnaient les informations suivantes :
Télégramme de Singapour
Le célèbre navigateur N. N. Mikloukha-Maklaï projette de rentrer en Russie à bord du clipper Le Tirailleur. Son état de santé s'est sensiblement détérioré. Il est très maigre et souffre de fièvres et de névralgies permanentes. Il est le plus souvent d'humeur morose. Le grand voyageur a confié à notre correspondant qu'il en avait par-dessus la tête de bourlinguer et rêvait de rejoindre au plus vite ses rivages natals.
^ Eraste Pétrovitch hocha la tête en revoyant comme s'il était devant lui le visage émacié et dévoré de tics du martyr de l'ethnographie. Il tourna la page.
La publicité américaine sacrilège
" LA MORT DU PRÉSIDENT " Cette inscription en lettres énormes est apparue il y a quelques jours au-dessus de Broadway, principale artère de New York. Les passants interloqués s'immobilisaient sur place,
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et c'est alors seulement qu'ils avaient la possibilité de lire ce qui était écrit après, en plus petits caractères : "n'aurait fait aucun doute, s'il n'avait porté dans notre climat incertain de chauds sous-vêtements en laine de la marque Garland ". Le porte-parole de la Maison-Blanche a porté plainte contre cette firme sans scrupule qui n'hésite pas à utiliser le plus haut personnage de l'Etat à des fins commerciales.
Dieu merci, nous n'en sommes pas encore là et je doute qu'on y arrive un jour, pensa avec satisfaction l'assesseur de collège. On a beau dire, Sa Majesté l'Empereur, c'est tout de même autre chose qu'un président !
Amateur de belles-lettres, il fut également attiré par le titre suivant :
Conférences littéraires
Le spacieux salon de la princesse Troubetskoï, dans lequel s'était rassemblée une assistance nombreuse, a accueilli une conférence sur la littérature contemporaine du professeur I. N. Pavlov. Celui-ci a consacré sa réflexion à l'analyse des dernières ouvres de I. S. Tourgueniev, démontrant, preuves en mains, la dégradation que connaît aujourd'hui le talent de l'auteur dans sa course à la représentation d'une réalité fausse et tendancieuse. La conférence suivante sera consacrée à une étude des ouvres de Chtchédrine, principal représentant du réalisme le plus grossier et le plus fallacieux.
La lecture de cet article plongea Fandorine dans le désarroi. Au Japon, il était de bon ton chez les diplomates russes de louer les mérites de messieurs Tourgueniev et Chtchédrine, et il découvrait combien, en à peine six ans d'absence, il s'était coupé de la
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vie littéraire de son pays. Et maintenant, quoi du côté de la technique ?
Le tunnel sous la Manche
La longueur du tunnel ferroviaire sous la Manche atteint déjà les 1 200 mètres. Les galeries sont creusées par l'ingénieur Brunton au moyen d'une foreuse fonctionnant à l'air comprimé. L'ouvrage devrait avoir globalement une longueur d'un peu plus de trente verstes. Le projet initial prévoyait que les galeries française et anglaise se rejoindraient en cinq ans, mais les esprits sceptiques affirment que, suite aux difficultés rencontrées dans l'habillage de la galerie et la pose des rails, l'ouverture de la voie n'aura en aucun cas lieu avant 1890...
Attentif au progrès, Fandorine portait le plus grand intérêt au creusement de ce tunnel. Il ne put cependant pas aller jusqu'au bout de l'article. Depuis quelques minutes, en effet, un individu en complet gris, dont il avait déjà remarqué la présence dans le hall auprès du serveur en chef, tournait autour du bar, et les quelques mots qui parvenaient à l'oreille de l'assesseur de collège (qui, il faut bien le dire, jouissait d'une ouïe excellente) lui paraissaient à ce point curieux qu'il cessa immédiatement sa lecture tout en gardant le journal ouvert devant lui.
- Arrête de finasser, insistait l'homme en gris, s'adressant au garçon de buffet. Tu étais de service cette nuit, oui ou non ?
- Je dormais, Votre Honneur, tonna le solide gaillard aux bonnes joues rosés et à la barbe huileuse partagée en deux. De ceux qui étaient là cette nuit, il n'y a que Senka.
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D'un mouvement de son affreuse barbe, il indiqua un gamin qui servait les pâtisseries et le thé.
L'homme en gris fit signe à Senka d'approcher. C'est à coup sûr un policier, se dit Eraste Pétro-vitch sans trop s'en étonner. Evguéni Ossipovitch est jaloux, monsieur le grand maître de la police ne voudrait surtout pas que les lauriers reviennent au fonctionnaire chargé des missions spéciales.
- Dis-moi, Senka, prononça d'un ton patelin le vétilleux personnage, mademoiselle Wanda a-t-elle reçu cette nuit un général accompagné de ses officiers ?
Senka renifla, battit de ses cils clairs et se fit répéter la question :
- Un général ? C'te nuit ?
- Oui, un général, répéta le policier en opinant du chef.
- Ici ? fit le gamin en plissant son front.
- Oui, ici, où veux-tu que ce soit ?
- Parce que les générais y s'baladent la nuit ? demanda Senka, incrédule.
- Et pourquoi pas ?
Le gamin rétorqua d'un ton profondément convaincu :
- Les générais, la nuit, ça dort. C'est pour ça qu'y sont générais.
- Fais... Fais attention, petit crétin! s'énerva l'homme en gris. Si tu continues je t'embarque et, crois-moi, au poste, c'est une autre chanson que tu vas me chanter !
- J'suis qu'un pauv' orphelin, m'sieur, répondit Senka, ses yeux inexpressifs tout à coup pleins de larmes. Pour le poste, faut pas. Ça m'donne des crises de pilepsie.
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- Vous êtes tous de mèche ou quoi ! lança l'agent en crachant. Mais peu importe, j'arriverai bien à vous démasquer !
Et il sortit en claquant la porte avec fracas.
- C'est qu'y rigole pas, l'monsieur, dit Senka en le regardant partir.
- Ceux d'hier, ils rigolaient encore moins, répondit à voix basse le garçon de buffet en envoyant une tape sur la nuque rasée du gamin. Ces messieurs-là, ils n'ont pas besoin de la police pour vous arracher la tête. Mais attention, Senka, pas un mot ! D'ailleurs, je parie qu'ils t'ont donné quelque chose, pas vrai ?
- Prov Sémionovitch, par le Christ Dieu, se mit à bredouiller le gamin en clignant des yeux. J'vous l'dis, comme j'ie dirais d'vant une sainte icône ! Y m'ont juste filé une p'tite pièce de quinze kopecks, et encore j'ies ai portés à l'église où ce que j'ai mis un cierge pour l'salut d'ma pauv' mère...
- C'est ça, une petite pièce que tu as portée à l'église ! Et tu penses que je vais te croire ! dit le serveur en levant la main pour frapper Senka.
Mais celui-ci, esquivant habilement le coup, attrapa son plateau et s'élança vers un client qui venait de le héler.
Eraste Pétrovitch posa Les Nouvelles de Moscou et s'approcha du bar.
- Cet homme était de la police ? demanda-t-il d'un air fortement indisposé. Voyez-vous, mon cher, je ne suis pas venu ici pour s-savourer votre thé, j'attends madame Wanda. Pourquoi la police s'intéresse-t-elle à elle ?
Le garçon de buffet le toisa du regard et demanda prudemment :
- Mais elle vous a donné rendez-vous, monsieur ?
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- Et comment, p-puisque je vous dis que je l'attends ! (Les yeux bleus du jeune homme exprimaient la plus grande anxiété.) Mais il ne me plaît pas du tout de voir la police rôder autour d'elle. On m'a assuré que mademoiselle Wanda était une jeune personne comme il faut, et voilà que je me heurte à un p-policier ! Encore heureux que je sois en civil et pas en uniforme.
Le garçon voulut calmer l'inquiétude du visiteur :
- Rassurez-vous, Votre Noblesse, ce n'est pas une vulgaire prostituée, elle est tout ce qu'il y a de bien. Il y en a même qui viennent la voir en uniforme sans rougir.
- En uniforme ? fit le jeune homme, feignant de s'étonner. Comment cela, même des officiers ?
Le garçon de buffet et Senka, qui venait de reparaître, échangèrent un regard et éclatèrent de rire.
- Tape plus haut, fit Senka en pouffant. Même qu'on voit v'nir des générais ! Et pour faire la noce, y s'y entendent ! Y z'arrivent sur leurs jambes, mais quand y r'partent, faut êt'e deux pour les t'nir ! Une sacré luronne, mam'zelle Wanda !
Le galopin se vit gratifier d'une bonne gifle par Prov Sémionovitch :
- Arrête de raconter n'importe quoi, Senka. Je t'ai dit de te taire. Motus et bouche cousue !
Eraste Pétrovitch grimaça d'un air dégoûté et retourna à sa table. Mais l'envie de lire l'article sur le tunnel sous la Manche lui était passée. Il était trop impatient de discuter avec mademoiselle Helga Ivanovna Tollé.
L'assesseur de collège n'eut pas longtemps à attendre. A peine cinq minutes plus tard, le garçon à qui il avait donné un rouble apparut et, plié en deux, lui glissa à l'oreille :
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- Elle est rentrée. Qui dois-je annoncer ?
Fandorine tira d'un portefeuille en crocodile une carte de visite et, après un temps de réflexion, il écrivit quelques mots à l'aide d'un petit crayon en argent.
- Voilà, t-transmets-lui ça. Le garçon s'acquitta de sa mission en un éclair et, de retour, annonça :
- Elle vous attend. Suivez-moi, monsieur. Je vais vous conduire.
Dehors, il commençait à faire sombre. Eraste Pétrovitch examina le bâtiment annexe dont tout le rez-de-chaussée était occupé par la mystérieuse madame Wanda. Les raisons pour lesquelles la dame possédait une entrée séparée étaient faciles à comprendre. Ses visiteurs préféraient manifestement la discrétion. Les hautes fenêtres étaient surmontées par le balcon de l'étage, lequel prenait appui sur toute une kyrielle de cariatides. D'une manière générale, la façade était surchargée de sculptures de toutes sortes, caractéristiques du mauvais goût des années 60, période à laquelle, selon toute évidence, avait été édifié ce coquet bâtiment.
Le garçon appuya sur la sonnette électrique et, empochant son second rouble, s'éloigna après un profond salut. Il était tellement désireux de se montrer à la fois discret et complice qu'il alla jusqu'à retraverser la cour sur la pointe des pieds.
La porte s'ouvrit, et Fandorine eut devant lui une femme mince, d'apparence fragile, aux cheveux bouffants d'un blond cendré et aux immenses yeux verts pleins d'ironie. Bien que, à cet instant précis, ce ne fût pas tant l'ironie qu'une certaine méfiance qu'on pouvait y lire.
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- Entrez, hôte énigmatique, dit la jeune femme d'une voix de poitrine que rien n'aurait pu mieux qualifier que l'épithète poétique d'" envoûtante ".
En dépit de son nom allemand, Fandorine ne décela pas la moindre trace d'accent dans le langage de la maîtresse des lieux.
L'appartement occupé par mademoiselle Wanda se composait d'une entrée et d'un vaste salon qui, apparemment, faisait également fonction de boudoir. Eraste Pétrovitch se dit qu'étant donné la profession exercée par la dame, cela était tout à fait naturel, mais cette pensée le troubla car madame Wanda ne ressemblait en rien à une femme de mours légères. Précédant son visiteur dans le salon, elle s'assit dans un fauteuil profond couvert d'une tapisserie turque, croisa les jambes et posa un regard interrogateur au jeune homme, qui restait planté sur le pas de la porte. Ici, la lumière électrique permettait à Fandorine de mieux distinguer Wanda et son intérieur.
Ce n'est pas une beauté, telle fut la première constatation d'Eraste Pétrovitch. Nez sans doute un peu trop retroussé, bouche trop grande, pommettes plus saillantes que ne le voudrait le canon classique. Mais, curieusement, loin de l'affaiblir, toutes ces imperfections renforçaient l'impression de charme rare qui émanait de l'ensemble. On avait envie de regarder ce visage sans s'en détacher, tant il contenait de vie, de sensibilité et de cette magie impossible à décrire, mais que tout homme perçoit immanquablement et que l'on nomme la féminité. Eh bien, se dit en conclusion Eraste Pétrovitch, si cette demoiselle Wanda jouit ici d'un tel succès, c'est que les Moscovites n'ont pas si mauvais goût. Et, s'arrachant à regret à la contemplation de l'éton-
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nant visage, il examina attentivement la pièce. Il s'agissait d'un intérieur typiquement parisien: gamme de couleurs entre le pourpre et le bordeaux, tapis moelleux, mobilier confortable et coûteux, profusion de lampes et de lumignons aux abat-jour multicolores, statuettes chinoises et, au mur - dernier chic -, gravures japonaises représentant geishas et acteurs du théâtre kabuki. Dans le coin le plus éloigné, derrière deux colonnes, se trouvait une alcôve, mais son tact et sa délicatesse empêchèrent Fandorine d'attarder son regard dans cette direction.
Ce fut la maîtresse de maison qui mit fin à cette pause, un peu longue il est vrai :
- " Tout " quoi ?
Eraste Pétrovitch sursauta, ressentant presque physiquement la façon dont la voix magique faisait vibrer dans son âme des cordes secrètes rarement sollicitées. Sur son visage se refléta une interrogation polie, et Wanda prononça non sans une certaine impatience :
- Sur votre carte de visite, monsieur Fandorine, est écrit " Je sais tout ". Tout quoi ? Et d'ailleurs qui êtes-vous ?
- Fonctionnaire pour les missions spéciales auprès du général gouverneur le prince Dolgoroukoï, répondit calmement Eraste Pétrovitch. Je suis chargé d'enquêter sur les circonstances de la mort du général Sobolev.
Remarquant que les fins sourcils de la maîtresse de maison ébauchaient un mouvement vers le haut, il ajouta :
- Surtout ne faites pas mine, madame, d'ignorer la mort d-du général. Concernant ce que j'ai écrit sur ma carte, j'avoue avoir un peu menti.
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Mais si je suis loin de tout savoir, je sais l'essentiel. Mikhaïl Dmitriévitch Sobolev est mort dans cette pièce ce matin aux environs d'une heure.
Wanda frissonna et, comme brusquement saisie de froid, elle porta ses mains fines à son cou, mais ne dit rien. Fandorine eut un hochement de tête satisfait et poursuivit :
- Vous n'avez trahi personne, madame, et vous n'avez pas manqué à votre parole. Ces messieurs les officiers sont seuls fautifs. Ils ont vraiment trop maladroitement maquillé les faits. Je serai f-franc avec vous et je compte sur la même sincérité de votre part. Voici les renseignements dont je dispose. (Il ferma un instant les yeux pour ne pas se laisser distraire par le jeu subtil des nuances de blanc et de rosé qui étaient apparues sur le visage troublé de son interlocutrice.) En quittant le restaurant du Dusseaux, vous êtes venue directement ici avec Sobolev et ses officiers. C'était un peu avant minuit. Une heure après, le général était mort. Les officiers l'ont fait sortir d'ici en le faisant passer pour ivre et l'ont ramené à son hôtel. Complétez le tableau des événements, et je tâcherai de vous éviter un interrogatoire policier. A propos, la police est déjà venue, et les employés de l'hôtel ne manqueront pas de vous le rapporter. Ainsi, je vous assure que vous auriez tout intérêt à vous expliquer avec moi.
Et l'assesseur de collège se tut, jugeant qu'il en avait assez dit. Wanda se leva d'un mouvement brusque et, sur le dossier d'une chaise, prit un châle persan, qu'elle jeta sur ses épaules. Pourtant, la soirée était chaude, presque étouffante. Puis elle traversa deux fois la pièce tout en jetant de temps
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en temps des regards au fonctionnaire, qui attendait. Enfin, elle s'arrêta face à lui :
- Eh bien, puisqu'il le faut... Vous, au moins, vous ne ressemblez pas à un policier. Mais asseyez-vous. Le récit risque de prendre du temps.
Elle lui indiqua un somptueux divan couvert de cousins brodés, mais Eraste Pétrovitch préféra opter pour une chaise. C'est une femme intelligente, se dit-il. Une femme forte et qui ne manque pas de sang-froid. Elle ne me dira pas toute la vérité, mais ce qu'elle me dira sera vrai.
- J'ai fait la connaissance du général hier, au restaurant du Dusseaux.
S'interrompant, Wanda alla chercher un petit pouf de brocart et s'assit tout près de Fandorine, de telle façon qu'elle devait lever la tête pour le regarder. Cette position la rendait à la fois attirante et vulnérable, telle une esclave orientale aux pieds d'un padichah. Mal à l'aise, Eraste Pétrovitch commença à se tortiller sur sa chaise, mais reculer eût été ridicule.
- C'était un bel homme, reprit-elle. J'avais bien sûr beaucoup entendu parler de lui, mais je ne l'imaginais pas aussi séduisant. Surtout avec ses yeux couleur de bleuet. (Wanda passa une main pensive sur ses sourcils, comme pour chasser un souvenir.) J'ai chanté pour lui. Il m'a invitée à sa table. J'ignore ce que l'on vous a raconté sur moi, mais je suis certaine qu'on vous a beaucoup menti. Je ne suis pas une hypocrite, mais une femme libre et moderne qui décide elle-même de qui elle veut aimer. (Elle jeta à Fandorine un regard provocateur, et il comprit qu'à cet instant elle ne jouait pas la comédie.) Si un homme me plaît, et si je décide qu'il doit m'appartenir, je ne le traîne pas à l'église,