Le chef n'était nulle part. En revanche, au pied du mur, gisait le petit Herstal noir. Toujours à quatre pattes, Fandorine bondit dessus tel un chat, s'en empara et se mit à tourner la tête dans tous les sens.

Mais Brilling avait disparu.

Ce n'est qu'en entendant un râle d'outre-tombe que Fandorine eut l'idée de lever la tête.

Ivan Frantsévitch était suspendu en l'air dans une position absurde et irréelle. Ses chaussures lustrées se balançaient juste au-dessus de la tête de Fandorine. Sous la croix de Saint-Vladimir, là où sur sa chemise empesée s'élargissait une tache pourpre, saillait la pointe acérée de la branche qui, en se cassant, avait transpercé le nouveau promu. Plus effrayant que tout était le regard de ses yeux clairs rivé sur Fandorine.

- Pourriture... prononça distinctement le chef, grimaçant, soit de douleur, soit de dégoût. Pourriture...

Puis, d'une voix sifflante et méconnaissable, il lâcha :

- A-za-zel...

Une onde glaciale parcourut le corps de Fandorine. Brilling continua de pousser des râles pendant encore une demi-minute, puis se tut.

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Au même instant, un martèlement de sabots et un cahotement de roues résonnèrent au coin de la rue, comme si les gendarmes avaient attendu ce moment précis pour arriver.

L'aide de camp général Lavrenty Arkadiévitch Mizinov, directeur de la Troisième Section et chef du corps des gendarmes, essuya ses yeux rouges de fatigue. Les aiguillettes dorées de son uniforme de gala tintaient sourdement. Au cours des dernières vingt-quatre heures, il n'avait pas trouvé le temps de se changer, et encore moins de dormir. La veille au soir, un exprès avait obligé Lavrenty Arkadiévitch à quitter le bal donné à l'occasion de la fête du grand-duc Sergueï Alexandrovitch. Et tout avait commencé...

Le général posa un regard peu amène sur le gamin qui était assis à côté, les cheveux ébouriffés, le nez égratigné plongé dans des papiers. Le garçon venait de passer deux nuits sans dormir, et il était frais comme un gardon. Et en plus il se comportait comme s'il avait passé toute sa vie dans les cabinets ministériels. Enfin soit, pourvu qu'il trouve. Mais ce Brilling ! Cela dépassait purement et simplement l'entendement !

- Alors, Fandorine, vous en avez encore pour longtemps ? Ou bien vous êtes-vous encore laissé entraîner par une de vos " idées " ? demanda sévèrement le général, sentant que, pour sa part, après une nuit sans sommeil et une journée exténuante, il n'était plus en état d'avoir quelque idée que ce fût.

- Tout de suite, Votre Haute Excellence, tout de suite, marmonna le blanc-bec. Il me reste encore

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cinq inscriptions. Je vous avais prévenu que la liste risquait d'être chiffrée. Voyez comme ce code est astucieux. Nous n'avons pas déchiffré la moitié des lettres et, quant à moi, je ne me souviens pas de tout ce qu'il y avait là-bas... Tiens, ça, c'est le directeur de la poste du Danemark. Et ici, qu'avons-nous ? La première lettre n'est pas codée : une petite croix, la deuxième : aussi une croix, les troisième et quatrième : deux M, ensuite de nouveau une croix, puis un N et un D suivi d'un point d'interrogation, et les deux dernières lettres sont supprimées. Ce qui nous donne : ++MM+ND( ?)++.

- Cela paraît n'avoir ni queue ni tête, soupira Lavrenty Arkadiévitch. Brilling, lui, aurait deviné en moins de deux. A propos, vous êtes vraiment sûr que ce n'était pas un coup de folie ? On n'arrive pas à imaginer qu'il...

- Absolument sûr, Votre Haute Excellence, répéta Eraste Pétrovitch pour la énième fois. Et je l'ai très clairement entendu prononcer " Azazel ". Ça y est ! Je me souviens ! Dans la liste de Béjetskaïa figurait un certain commander. On peut supposer que c'est de lui qu'il s'agit.

- Commander, c'est un grade des flottes britannique et américaine, expliqua le général. Qui correspond chez nous au capitaine de frégate. (Il traversa la pièce, l'air furieux.) Azazel, Azazel, qu'est-ce que c'est que cet Azazel qui nous tombe dessus ? De fait, nous ne savons rien de lui, rien de rien ! L'enquête moscovite de Brilling ne vaut pas un clou ! Tout cela n'est sans doute que du vent, de la fiction, des craques - aussi bien les terroristes que l'attentat contre le tsarévitch ! Il voulait brouiller les pistes, c'est cela ? Il ne nous a laissé que des cadavres à nous mettre

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sous la dent ! Et si les morts en question étaient effectivement des idiots de nihilistes ? De lui on aurait pu s'y attendre - c'était un homme très, très capable-Mais, diable, où sont les résultats de la perquisition ? Voilà déjà vingt-quatre heures qu'ils fouillent partout !

La porte s'ouvrit tout doucement et, dans l'interstice, se glissa une tête émaciée à lunettes à monture dorée.

- Votre Haute Excellence, le capitaine de gendarmerie Biélozérov.

- Ah, enfin ! Quand on parle du loup... Qu'il entre.

Dans le bureau, clignant les yeux de fatigue, entra un officier d'un certain âge, qu'Eraste Pétrovitch avait déjà vu la veille chez Cunningham.

- Voilà, Votre Haute Excellence, nous avons trouvé, rapporta-t-il d'une voix faible. Nous avons méthodiquement délimité des carrés, tout fouillé, tout passé au crible : rien. C'est alors que l'agent Eilenson, un enquêteur au flair remarquable, a eu l'idée de frapper des coups sur les parois de la cave de l'esthernat. Et vous savez quoi, Lavrenty Arkadié-vitch ? Nous avons découvert une cavité secrète, comme une sorte de laboratoire photographique, et, à l'intérieur, vingt boîtes, contenant chacune deux cents cartes. Le code est étrange, des espèces d'idéogrammes, rien à voir avec la lettre. J'ai donné ordre que l'on transfère toutes les boîtes ici. J'ai mis tout le service de décodage sur l'affaire ; ils vont immédiatement se mettre au travail.

- Bravo, Biélozérov, bravo, le félicita le général, sensiblement radouci. Quant à cet agent au flair remarquable, proposez-le pour une décoration. Et

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maintenant, allons au décodage voir ce qu'ils trouvent. Venez, Fandorine, cela vous intéresse aussi. Vous terminerez ensuite, c'est moins urgent, maintenant.

Ils montèrent de deux étages et longèrent à la hâte un couloir qui n'en finissait pas. A l'angle, ils tournèrent. Là, ils virent un fonctionnaire qui courait à leur rencontre en gesticulant.

- C'est un malheur, Votre Haute Excellence, un grand malheur ! L'encre pâlit à vue d'oil, nous n'y comprenons rien !

Mizinov se mit à trotter, ce qui ne convenait pas du tout à sa silhouette massive ; les cannetilles d'or de ses épaulettes battaient telles des ailes de papillon. Au mépris des convenances, Biélozérov et Fandorine dépassèrent le grand chef et franchirent les premiers les hautes portes blanches.

Sur la grande pièce entièrement occupée par des tables soufflait un vent de panique. Une dizaine de fonctionnaires s'affairaient sur des amas de petites cartes blanches, réparties en tas sur les tables. Eraste Pétrovitch en prit une, y vit des caractères qu'on distinguait à peine et qui ressemblaient à des idéogrammes chinois. Les caractères disparurent sous ses yeux, et la carte devint uniformément blanche.

- Qu'est-ce que c'est que cette diablerie ? s'écria le général, hors d'haleine. Un genre d'encre sympathique ?

- Je crains, Votre Haute Excellence, que ce ne soit bien pire, dit un monsieur à l'air docte en regardant la carte à la lumière. Capitaine, vous avez dit que le fichier était conservé dans une sorte de chambre noire ?

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- Oui, très exactement, monsieur, confirma respectueusement Biélozérov.

- Et vous souvenez-vous du type d'éclairage qu'il y avait là-bas ? Pas une lampe rouge, par hasard ?

- Si, absolument, une lampe électrique rouge.

- C'est bien ce que je pensais. Hélas, Lavrenty Arkadiévitch, le fichier est bel et bien perdu, sans aucun espoir de le restaurer.

- Comment cela ? ! s'échauffa le général. Monsieur le conseiller de collège, vous allez bien nous trouver un moyen quelconque. Vous êtes passé maître dans votre art, vous êtes une lumière...

- Mais pas un magicien, Votre Haute Excellence. De toute évidence, les cartes ont été traitées avec une solution spéciale, et l'on ne peut les utiliser qu'à la lumière rouge. Or, maintenant, la couche sur laquelle étaient portées les inscriptions a été exposée à la lumière. C'est très habile, rien à dire. C'est la première fois que je suis confronté à pareil phénomène.

Le général leva ses sourcils broussailleux et renifla d'un air menaçant. Un silence de mort s'abattit sur la pièce - il y avait de l'orage dans l'air. Toutefois, aucun coup de tonnerre n'éclata.

- Allons-y, Fandorine, prononça le chef de la Troisième Section d'une voix éteinte. Vous avez à terminer votre travail.

Finalement, il fut impossible de décoder les deux dernières inscriptions. Il s'agissait du report des informations arrivées le dernier jour, le 30 juin, et Fandorine ne pouvait donc en avoir eu connaissance. Le moment était venu de tirer les conclusions.

Marchant de long en large et accusant de plus en plus la fatigue, le général Mizinov réfléchissait tout haut.

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- Eh bien, rassemblons le peu dont nous disposons. Il existe une organisation internationale qu'il est convenu d'appeler " Azazel ". A en juger par la quantité de cartes - cartes dont nous savons maintenant que nous ne pourrons jamais les lire -, ses adhérents sont au nombre de 3854. Pour quarante-sept d'entre eux, ou plus exactement quarante-cinq étant donné que deux inscriptions n'ont pu être déchiffrées, nous possédons des éléments. Peu nombreux, cependant : l'appartenance nationale et la fonction occupée. Ni nom, ni âge, ni adresse... Que connaissons-nous encore ? Les noms de deux membres aujourd'hui disparus : Cunningham et Brilling. A part eux, il y a Amalia Béjetskaïa en Angleterre. Si votre Zourov ne l'a pas tuée, si elle n'a pas quitté le pays et si, évidemment, elle s'appelle effectivement comme cela... " Azazel " est une organisation violente qui, au besoin, ne recule pas devant les meurtres. Elle poursuit un but bien déterminé, mais lequel ? Il ne s'agit pas de francs-maçons, car je suis moi-même membre d'une loge maçonnique, et pas des moindres... Hum... Evidemment, Fandorine, vous n'avez rien entendu.

Eraste Pétrovitch baissa humblement les yeux.

- Rien à voir non plus avec l'Internationale socialiste, poursuivit Mizinov. Ces messieurs les communistes n'ont pas les reins assez solides pour cela. Sans compter que Brilling ne pouvait absolument pas être un révolutionnaire - c'est exclu. Quelles qu'aient pu être ses activités secrètes, mon cher adjoint faisait sérieusement, et avec succès, la chasse aux nihilistes. Dans ces conditions, quel but poursuit donc Azazel ? La réponse à cette question est essentielle ! Or nous n'avons rien à quoi nous raccrocher. Cunningham est

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mort. Brilling est mort. Nikolai Kroug est un simple exécutant, un second couteau. Ce vaurien de Pyjov est mort. Tous les fils sont coupés... (Lavrenty Arka-diévitch écarta les mains, l'air ulcéré :) Non, décidément je n'y comprends rien ! Je connaissais Brilling depuis plus de dix ans. C'est moi-même qui l'ai propulsé dans le monde ! C'est moi qui l'ai trouvé ! Jugez vous-même, Fandorine. Alors que j'étais général gouverneur de Kharkov, j'ai organisé tous les concours possibles et imaginables parmi les collégiens et les étudiants afin de stimuler, parmi la jeune génération, les sentiments patriotiques et les aspirations réformatrices. On m'a présenté un jeune homme maigrichon et gauche, collégien de dernière année, qui avait écrit une dissertation à la fois pertinente et passionnée sur le thème " L'avenir de la Russie ". Croyez-moi, par son esprit et son histoire personnelle, c'était un vrai Lomonossov. Orphelin de père et de mère, sans aucune famille, il avait étudié seul en vivant de rien et avait brillamment réussi l'examen pour entrer directement en septième classe de collège. Un talent inné ! Je l'ai pris sous mon aile, je lui ai alloué une bourse d'études, je l'ai fait entrer à l'université de Pétersbourg, et ensuite je l'ai pris à mon service, ce dont je n'ai pas eu à me plaindre une seule fois. C'était le meilleur de mes collaborateurs, mon homme de confiance ! Il faisait une brillante carrière, toutes les voies s'ouvraient à lui ! Quelle intelligence vive et originale, quel esprit d'initiative, quelle efficacité ! Seigneur, quand je pense que je m'apprêtais même à lui accorder la main de ma fille !

Le général se prit le front dans la main. Eraste Pétrovitch, par respect pour les sentiments du grand chef, observa une pause et toussota avec délicatesse.

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- Votre Haute Excellence, je me disais que... Evidemment, nous n'avons pas grand-chose à quoi nous raccrocher, mais tout de même...

Le général secoua la tête, comme pour chasser de mauvais souvenirs, et s'assit à sa table de travail.

- Je vous écoute. Dites, Fandorine, dites. Personne ne connaît cette histoire mieux que vous.

- En fait, voilà... commença Eraste Pétrovitch en regardant la liste puis en soulignant quelque chose au crayon. Nous avons ici quarante-quatre personnes puisque deux restent mystérieuses et que le conseiller d'Etat actuel, c'est-à-dire Ivan Frantsévitch, ne compte plus. Parmi eux, au moins huit ne devraient pas être très difficiles à identifier. Voyez vous-même, Votre Haute Excellence. Combien peut-il y avoir de chefs de la garde impériale au Brésil ? Ou encore le numéro 47F, directeur de département belge ; envoyé le 11 juin, reçu le 15. Il sera facile d'établir de qui il s'agit. Cela fait déjà deux. Trois : numéro 549F, vice-amiral de la flotte française ; envoyé le 15 juin, reçu le 17. Quatre : numéro 1007F, baronnet anglais frais émoulu ; envoyé le 9 juin, reçu le 10. Cinq : numéro 694F, ministre portugais ; envoyé le 29 mai, reçu le 7 juin.

- Laissons tomber celui-là, l'interrompit le général, qui écoutait avec une extrême attention. En mai, le Portugal a changé de gouvernement, si bien que tous les ministres du cabinet sont nouveaux.

- Ah oui ? fit Eraste Pétrovitch, contrarié. Bon, alors cela fait sept et non huit. Le cinquième est donc l'Américain : numéro 852F, vice-président de la commission sénatoriale ; envoyé le 10 juin, reçu le 28, alors que je suis à Londres. Le sixième :

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numéro 1042F, Turquie, secrétaire particulier du prince Abdùl-Hamîd ; envoyé le 1er juin, reçu le 20.

- Vraiment ? Oh, mais c'est très important. Et justement le 1er juin ? Tiens, tiens. Le 30 mai, un coup d'Etat a eu lieu en Turquie. Le sultan Abdùl-Aziz a été déposé, et le nouvel homme fort, Midhat pacha, a appelé Murâd V sur le trône. Et dès le lendemain, il aurait assigné un nouveau secrétaire à Abdùl-Hamîd, frère cadet de Murâd ? Quelle précipitation, dites-moi ! Cette nouvelle est de la plus haute importance. Midhat pacha ne serait-il pas en train d'élaborer un plan visant à se débarrasser de Murâd et à placer Abdùl-Hamîd sur le trône ? Eh, eh... Bien, mais cela n'est pas de votre ressort, Fandorine. Cela étant, nous aurons vite fait d'identifier ce secrétaire. Je vais sur-le-champ me mettre en relation télégraphique avec Nikolaï Pavlovitch Gnatiev, notre ambassadeur à Constantinople, nous sommes de vieux amis. Continuez.

- Et le dernier et septième : numéro 1508F, Suisse, préfet de police de canton ; envoyé le 25 mai, reçu le 1er juin. Il sera beaucoup plus compliqué d'identifier les autres, voire impossible pour certains. Mais si déjà nous retrouvons ces sept-là et que nous les fassions surveiller discrètement...

- Donnez-moi la liste, dit le général en tendant la main. Je vais immédiatement ordonner que l'on envoie des messages codés aux ambassades concernées. Il est évident que nous allons devoir collaborer avec les services spéciaux de tous ces pays. A part la Turquie, où nous disposons d'un excellent réseau... Vous savez, Eraste Pétrovitch, j'ai été brusque avec vous, mais n'en prenez pas ombrage. J'apprécie énormément votre contribution et tout le reste... Simple-

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ment, j'ai été très affecté... par Brilling... Enfin, vous comprenez.

- Je comprends, Votre Haute Excellence. Moi-même, d'une certaine manière, j'ai été aussi...

- Très bien, parfait. Vous allez travailler auprès de moi. Creuser l'affaire " Azazel ". Je vais créer un groupe spécial et y affecter les gens les plus expérimentés. Nous parviendrons coûte que coûte à démêler cet écheveau.

- Votre Haute Excellence, j'aurais besoin de faire un saut à Moscou...

- Pour quelle raison ?

- J'aimerais avoir une petite discussion avec lady Esther. N'étant pas tant une personne terrestre que céleste (là, Fandorine sourit), il est peu probable qu'elle ait été au fait des véritables activités de Cun-ningham, mais elle connaît ce monsieur depuis l'enfance et pourrait nous apprendre sur lui des choses utiles. Toutefois, s'adresser à elle officiellement, par l'intermédiaire de la gendarmerie, serait maladroit, n'est-ce pas ? J'ai la chance de connaître un peu milady, elle n'aura pas peur de moi, et en plus je parle anglais. Le passé de Cunningham peut nous mettre sur une voie prometteuse, qui sait ?

- Eh bien, s'il le faut, allez-y. Mais pour une journée, pas plus. Maintenant, allez dormir, mon aide de camp va vous indiquer vos appartements. Et demain vous prendrez le train du soir pour Moscou. Avec un peu de chance, nous aurons déjà reçu les premières réponses des ambassades. Le 28 au matin, discutez avec lady Esther et rentrez le soir même. Dès votre arrivée, venez me présenter votre rapport. Quelle que soit l'heure, c'est clair ?

- Parfaitement clair, Votre Haute Excellence.

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* * *

Dans le couloir de la voiture de première classe du train Saint-Pétersbourg - Moscou, un imposant monsieur avec des bacchantes à faire pâlir d'envie et un brillant piqué à sa cravate fumait le cigare en observant avec une curiosité non dissimulée la porte close du compartiment numéro un.

- Hé, mon brave, dit-il en faisant un signe de son doigt potelé au contrôleur qui venait fort à propos d'apparaître.

Celui-ci se précipita auprès du dignitaire et s'inclina avec respect :

- A votre service, monsieur. Le noble monsieur le saisit de deux doigts par le col et lui demanda d'une voix étouffée :

- Le jeune homme du premier compartiment, qui est-ce ? Tu le connais ? Il est sacrement jeune.

- Je suis le premier à en être étonné, murmura le contrôleur. Comme chacun le sait, le premier compartiment est réservé aux personnages particulièrement importants, on n'y accepte pas tous les hauts fonctionnaires. Seulement ceux qui voyagent pour affaire d'Etat cruciale et urgente.

- Je sais, fit le noble monsieur en exhalant un jet de fumée. J'ai moi-même eu l'occasion d'y voyager à l'occasion d'une mission secrète d'inspection à Novo-rossia. Mais celui-là est un vrai gamin. Le fils de quelqu'un, peut-être? Un de ces représentants de la jeunesse dorée ?

- Impossible, on ne loge pas les fils à papa dans le compartiment un, là-dessus la règle est très stricte. A moins qu'il ne s'agisse d'un grand-duc. Mais celui-là, comme il m'intriguait, je suis allé voir sur la liste

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de monsieur le chef de train, expliqua le contrôleur, baissant un peu plus la voix.

- Et alors ? demanda le monsieur avec une curiosité fébrile.

Escomptant un généreux pourboire, le contrôleur porta l'index à ses lèvres :

- Il est de la Troisième Section. Chargé d'affaires particulièrement importantes.

- " Particulièrement ", je n'en doute pas. Pour affaires seulement " importantes ", on ne vous installe pas dans le compartiment un. Et que fait-il ?

- Imaginez-vous que depuis qu'il s'est enfermé dans son compartiment, il n'est pas sorti une seule fois. Je lui ai proposé du thé à deux reprises - rien à faire. Il est plongé dans ses papiers et n'en lève pas le nez. A Piter, le départ a été retardé de vingt minutes, vous vous rappelez ? Eh bien, c'était à cause de lui. On a dû attendre qu'il arrive.

- Oh, oh, s'écria le voyageur. Mais c'est absolument inouï !

- Cela arrive, mais très rarement.

- Et son nom était mentionné dans la liste des passagers ?

- Pas du tout. Ni son nom ni son rang.

Pendant ce temps, Eraste Pétrovitch continuait de chercher un sens aux maigres informations contenues dans les rapports et s'ébouriffait nerveusement les cheveux. Une angoisse irrationnelle le serrait à la gorge.

Juste avant qu'il parte pour la gare, l'ordonnance de Mizinov s'était présentée à l'appartement de fonction, où Fandorine avait dormi d'un sommeil de plomb pendant près de vingt-quatre heures d'af-

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filée, et lui avait demandé de patienter : les trois premières dépêches en provenance des ambassades venaient d'arriver, on allait les lui apporter sitôt décodées. Il avait fallu attendre presque une heure entière, et Eraste Pétrovitch craignait de manquer son train, mais l'ordonnance l'avait rassuré sur ce

point.

A peine entré dans son immense compartiment tapissé de velours vert, pourvu d'une table de travail, d'un confortable divan et de deux chaises vissées au sol, Fandorine avait ouvert l'enveloppe et s'était plongé dans la lecture des documents.

Trois dépêches étaient arrivées : une de Washington, l'autre de Paris et la troisième de Constantino-ple. Toutes commençaient par la même formule : " Urgent. A Sa Haute Excellence Lavrenty Arkadié-vitch Mizinov, en réponse à la dépêche n° 13476-8J du 26 juin 1876. " Les rapports étaient signés par les ambassadeurs en personne. Là s'arrêtaient les similitudes. Pour le reste, les textes étaient les suivants .

" 27 juin (9 juillet) 1876. 12 h 15. Washington.

La personne qui Vous intéresse est John Pratt Dobbs, élu le 9 juin dernier vice-président de la commission sénatoriale pour le budget. L'homme est très connu en Amérique. Millionnaire, il fait partie de ces gens que Von appelle ici self mode men. Age : 44 ans. On ignore tout de ses origines, où il est né, ce qu'il a fait dans sa jeunesse. On suppose qu'il s'est enrichi en Californie, au moment de la fièvre de l'or. Il est considéré comme un entrepreneur de génie. A l'époque de la guerre civile entre le Nord et le Sud, il était le conseiller

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du président Lincoln pour les questions financières. Une opinion répandue veut que ce soit le zèle de Dobbs et nullement la vaillance des généraux fédérés qui ait assuré la victoire du Nord capitaliste sur le Sud conservateur. En 1872, il a été élu sénateur de l'Etat de Pennsylvanie. On sait, de source bien informée, qu'il est pressenti pour le poste de ministre des Finances. "

" 09 juillet (27 juin) 1876. 16 h 45. Paris.

Grâce à Coco, l'agent que Vous connaissez, nous avons pu apprendre par le ministère de la Guerre que, le 15 juin, au grade de vice-amiral, avait été promu le contre-amiral Jean Intrépide, depuis peu affecté au commandement de l'escadre du Siam. C'est une des figures les plus légendaires de la flotte française. Il y a vingt ans, une frégate française a découvert, au large des côtes portugaises, une barque à bord de laquelle se trouvait un adolescent, de toute évidence rescapé d'un naufrage. Fortement choqué, le garçon avait totalement perdu la mémoire, au point de ne plus connaître son nom ni même sa nationalité. Enrôlé comme mousse, on lui a attribué comme nom de famille le nom de la frégate qui l'avait repêché. Il a une brillante carrière. Il a pris part à de nombreuses expéditions et guerres coloniales. Il s'est notamment illustré au cours de la guerre du Mexique. L'année passée, Jean Intrépide a fait littéralement sensation à Paris en épousant la fille aînée du duc de Rohan. Je Vous enverrai, dans un prochain rapport, le détail des états de service de la personne qui Vous intéresse. "

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" 27 juin 1876. Deux heures de l'après-midi. Constantinople.

Cher Lavrenty, ta demande m'a considérablement étonné. En effet, Anvar effendi, envers qui tu manifestes un si pressant intérêt, fait depuis quelque temps l'objet d'une attention soutenue également de ma part. Cet individu, proche de Midhat pacha et d'Abdiil-Hamîd, est, selon mes informations, une des figures centrales du complot qui mûrit au pakiis. On doit s'attendre incessamment au renversement de l'actuel sultan et à son remplacement par Abdûl-Hamîd. Anvar effendi deviendra alors un personnage extraordinairement influent, n est très intelligent, a été éduqué à l'européenne, possède une quantité innombrable de langues étrangères, occidentales comme orientales. Malheureusement, nous ne disposons pas d'informations détaillées sur la biographie de cet intéressant monsieur. On sait qu'il n'a pas plus de trente-cinq ans, qu'il est né soit en Serbie, soit en Bosnie. Ses origines sont obscures et il n'a pas de parents, ce qui laisse présager de grands bienfaits pour la Turquie, si Anvar devient un jour vizir. Imagine un peu - un vizir sans une horde de parents avides ! Cela n'existe tout simplement pas ici. Anvar est quelque chose comme une "emmenée grise" auprès de Midhat pacha, il est un membre actif du parti des Jeunes-Turcs. J'ai satisfait ta curiosité ? A toi de satisfaire la mienne. En quoi as-tu besoin de mon Anvar effendi ? Que sais-tu de lui ? Fais-le-moi savoir sans tarder, cela pourrait s'avérer important. "

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Pour la énième fois, Eraste Pétrovitch relut les dépêches, soulignant dans la première : On ignore tout de ses origines, où il est né, ce qu'il a fait dans sa jeunesse ; dans la seconde : au point de ne plus connaître son nom ni même sa nationalité ; dans la troisième : Ses origines sont obscures et il n'a pas de parents. Il en ressortait quelque chose d'effrayant. Ainsi, les trois hommes semblaient avoir surgi de nulle part ! A un moment donné, brusquement, ils avaient émergé du néant pour lentement se hisser vers les sommets avec une opiniâtreté véritablement surhumaine. Qui étaient-ils ? Les membres d'une secte secrète ? Et si, effectivement, ils n'étaient pas des humains mais des êtres venus d'un autre monde ? Des émissaires de la planète Mars, par exemple ? Ou quelque chose de plus diabolique encore ? Fandorine frissonna au souvenir de sa rencontre nocturne avec le " spectre d'Amalia " Une personne elle-même à l'origine inconnue, cette Béjetskaïa. Et l'invocation satanique " Azazel "... Oh, il y avait des relents de soufre dans tout cela...

Quelqu'un gratta à la porte, et Eraste Pétrovitch sursauta, porta la main à son étui de revolver, accroché dans son dos, et ses doigts sentirent la crosse finement striée du Herstal.

Dans l'ouverture de la porte apparut la physionomie obséquieuse du contrôleur.

- Votre Excellence, nous approchons d'une gare. Ne souhaiteriez-vous pas vous dégourdir un peu les jambes ? Et, là-bas, il y aura aussi un buffet.

Au mot d'" Excellence ", Eraste Pétrovitch redressa le buste et se regarda furtivement dans le miroir. Etait-il possible qu'on pût effectivement le prendre pour quelqu'un ayant le même rang qu'un général ?

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Après tout, l'idée de se " dégourdir un peu les jambes " n'était pas mauvaise, d'autant qu'on réfléchit mieux en marchant. Une vague petite idée lui tournait dans la tête, mais elle lui échappait sans cesse, refusant pour le moment de se laisser attraper mais l'incitant à persévérer. Creuse, semblait-elle dire, creuse.

- Pourquoi pas ? Combien de temps resterons-nous arrêtés ?

- Vingt minutes. Mais ne vous en faites surtout pas, promenez-vous tranquillement, fit le conducteur avant d'ajouter avec un petit rire entendu : Nous ne repartirons pas sans vous, monsieur.

Eraste Pétrovitch sauta du marchepied sur le quai inondé des lumières de la gare. Ça et là, des compartiments étaient éteints. Visiblement, certains passagers avaient déjà cédé au sommeil. Fandorine s'étira voluptueusement et croisa les mains dans le dos, prêt pour l'exercice de marche censé favoriser une activité cérébrale plus intense. C'est alors que, de la même voiture, descendit un imposant monsieur moustachu en chapeau haut de forme. Il lança un regard plein de curiosité au jeune homme et tendit la main à la demoiselle qui l'accompagnait. A la vue du minois charmant et empreint de fraîcheur, Eraste Pétrovitch se sentit défaillir. Quant à la jeune fille, elle s'illumina et s'écria d'une voix sonore :

- Papal, c'est lui, c'est ce monsieur de la police ! Tu te souviens, je t'en ai parlé ? Tu sais, celui qui est venu nous voir, Frâulein Pful et moi, et qui nous a interrogées !

1. Le mot est prononcé avec l'accent français.

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Le dernier mot avait été prononcé avec un évident plaisir, tandis que les yeux clairs regardaient Fandorine avec le plus grand intérêt. Il fallait reconnaître que les événements étourdissants des dernières semaines avaient quelque peu étouffé le souvenir de celle qu'en son for intérieur Eraste Pétrovitch appelait exclusivement " Lisanka ", et même parfois, dans les moments de particulière rêverie, " doux ange ". Cependant, à la vue de cette charmante créature, la petite flamme qui avait en son temps embrasé le cour du pauvre registrateur de collège se ranima instantanément, et des étincelles de feu lui brûlèrent les poumons.

- Je ne suis pas à proprement parler de la police, balbutia le jeune homme en rougissant. Fandorine, fonctionnaire chargé de missions spéciales auprès de...

- Je sais tout, je vous le dis tout cru, prononça, d'un air de conspirateur, le moustachu au diamant étincelant piqué à la cravate. Une affaire d'Etat vous autorise à la réserve. Entre nous soit dit, de par mes fonctions, je me suis moi-même maintes fois trouvé dans cette situation, si bien que je comprends parfaitement. (Il souleva légèrement son haut-de-forme.) Mais permettez-moi de me présenter. Conseiller privé actuel Alexandre Apollodorovitch Evert-Kolo-koltsev, président de la chambre de justice régionale de Moscou. Ma fille Lisa.

- Mais je vous en prie, appelez-moi Lizzi. Je n'aime pas Lisa, cela fait penser àpodliza1, implora la jeune fille avant d'ajouter le plus ingénument du monde : J'ai souvent pensé à vous. Vous avez beau-

1. Flagorneur. (N.d.T.)

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coup plu à Emma. Et je me souviens de la façon dont vous vous appelez : Eraste Pétrovitch. C'est joli comme prénom, Eraste.

Fandorine eut l'impression de s'être endormi et de faire un rêve merveilleux. L'important était de ne pas bouger, sinon, Dieu l'en préserve, il allait se réveiller.

/ une'

En compagnie de Lisanka (Eraste Pétrovitch n'arrivait pas à se faire à " Lizzi "), il faisait pareillement bon de parler ou de se taire.

La voiture se balançait au rythme des éclisses, et, faisant de temps à autre retentir sa sirène, le train traversait à une vitesse étourdissante les forêts du Valdaï endormies, nappées des premières brumes de l'aube. Assis sur les chaises bien rembourrées du compartiment un, Lisanka et Eraste observaient le silence. La plus grande partie du temps, ils regardaient par la fenêtre, mais il leur arrivait parfois de s'observer l'un l'autre, et si par mégarde leurs regards se croisaient, ils n'en éprouvaient aucune gêne mais, au contraire, de la joie et du plaisir. Fandorine faisait maintenant exprès de se détourner de la fenêtre et à chaque fois qu'il parvenait à capter le regard de Lisanka, celle-ci pouffait d'un petit rire.

S'ils ne parlaient pas, c'était aussi pour ne pas réveiller monsieur le baron, qui sommeillait tranquillement sur le divan. Peu de temps auparavant, Alexandre Apollodorovitch avait mené une discussion passionnée avec Eraste Pétrovitch sur la question des Balkans, puis, pratiquement au milieu d'un

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mot, il avait brusquement laissé tomber sa tête sur sa poitrine et s'était endormi. Pour l'heure, sa tête dodelinait au rythme des secousses : ta-dam, ta-dam (d'un côté, de l'autre) ; ta-dam, ta-dam (d'un côté, de l'autre).

Lisanka se mit à rire en pensant à quelque chose et, voyant le regard interrogateur de Fandorine, elle expliqua :

- Vous êtes si intelligent, vous savez tout. Tout à l'heure vous avez expliqué des tas de choses à papa sur Midhat pacha et sur Abdùl-Hamîd. Alors que moi, je suis stupide à un point que vous n'imaginez même pas.

- Vous ne pouvez pas être stupide, murmura Fandorine d'un ton profondément convaincu.

- Je vous raconterais bien, mais j'ai honte... Mais tant pis, je vous raconte quand même. Je ne sais pas pourquoi mais quelque chose me dit que vous n'allez pas vous moquer de moi. Ou du moins que vous rirez avec moi, mais pas dans mon dos. Vrai, n'est-ce pas ?

- Vrai ! s'exclama Eraste Pétrovitch, mais le baron remua les sourcils dans son sommeil, et le jeune homme reprit le chuchotement. Jamais je ne me moquerai de vous.

- Attention, vous avez promis. Après votre visite, je me suis mise à imaginer toutes sortes de choses... Des choses très belles. Mais tristes aussi, avec toujours une fin tragique. C'est à cause de Pauvre Lisal. Lisa et Eraste, vous vous souvenez ? Ce prénom m'a toujours terriblement plu... Eraste. Je m'imagine étendue dans mon cercueil, belle et pâle, tout entourée de rosés blanches. Je me suis noyée ou bien je

1. Célèbre roman " sentimentaliste " de Karamzine. (N.d.T.)

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suis morte de phtisie. Vous, vous sanglotez, papa et maman sanglotent aussi, Emma se mouche. C'est drôle, non ?

- C'est drôle, admit Fandorine.

- C'est un vrai miracle que nous nous soyons ainsi rencontrés à la gare. Nous sommes allés rendre visite à ma tante et nous devions rentrer hier, mais papa a été retenu pour des affaires au ministère, et nous avons changé nos billets. Franchement, n'est-ce pas un miracle ?

- Pourquoi un miracle ? s'étonna Eraste Pétrovitch. C'est seulement le doigt du destin.

Dehors le ciel était étrange : tout noir avec, le long de l'horizon, un liseré écarlate. Blanches sur la table sombre, les dépêches oubliées s'étalaient tristement.

* * *

Le cocher traversa tout le Moscou matinal pour conduire Fandorine depuis la gare Nikolaievski jusqu'au quartier de Khamovniki. La journée s'annonçait claire et joyeuse, et aux oreilles d'Eraste Pétrovitch continuaient de résonner les dernières paroles de Lisanka : " Vous viendrez donc sans faute ce soir ! C'est promis ? "

Pour ce qui était de son emploi du temps, tout s'agençait à merveille. Dans l'immédiat, l'esthernat et milady. Mieux valait passer voir le chef des gendarmes après. Ainsi, s'il obtenait des renseignements importants de lady Esther, il pourrait immédiatement envoyer un télégramme à Lavrenty Arkadié-vitch. D'autre part, il était possible que de nouvelles dépêches en provenance des ambassades fussent arrivées pendant la nuit... D'un étui d'argent tout

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neuf, Fandorine sortit une cigarette, qu'il alluma maladroitement. Quoique, ne devrait-il pas tout de même commencer par la gendarmerie ? Mais le cheval trottinait déjà le long de la rue Ostojenka et faire demi-tour eût été idiot. Donc, d'abord milady, ensuite les gendarmes, ensuite la maison. Là, il prendrait quelques affaires et irait s'installer dans un hôtel convenable. Il se changerait, achèterait des fleurs et, vers six heures, il se rendrait chez les Evert-Kolokoltsev, rue Malaïa Nikitskaïa. Eraste Pétrovitch sourit béatement et se mit à fredonner : " II était conseiller titulai-aire, elle fille de haut fonctionnai-aire, il lui déclara timidement son amou-our, elle le chassa sans détou-our. "

Mais voilà que déjà se profilait le bâtiment aux portes de fonte et, près de la guérite rayée, le même serviteur en uniforme bleu marine.

- Où puis-je trouver lady Esther ? cria Fandorine en se penchant à l'extérieur de la voiture. A l'esther-nat ou bien chez elle ?

- A cette heure, elle est habituellement chez elle, répondit avec empressement le portier.

Dans le fracas de ses roues, la calèche poursuivit sa course en direction de la petite rue paisible.

A la hauteur de la maison à un étage qui abritait la direction, Fandorine demanda au cocher de patienter, non sans le prévenir que l'attente risquait de se prolonger.

Le même suisse bouffi d'orgueil, que milady appelait " Timofeï ", flemmardait près de la porte, à cela près qu'au lieu de se chauffer au soleil il s'était mis à l'ombre, car le soleil de juin chauffait incomparablement plus fort que celui de mai.

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Cette fois, Timofeï se conduisit de façon radicalement différente, faisant preuve d'un rare talent de psychologue : il ôta sa casquette, s'inclina et, d'une voix mielleuse, demanda qui il devait annoncer. Visiblement, en l'espace d'un mois, quelque chose avait changé dans l'apparence d'Eraste Pétrovitch, car il ne déclenchait plus parmi la gent suisse l'irrésistible désir de l'empoigner et de l'envoyer promener.

- Pas besoin de m'annoncer, je le ferai moi-même.

Timofeï se plia en deux et, sans broncher, ouvrit la porte en grand pour laisser entrer le visiteur dans le vestibule aux murs tapissés de damas. De là, suivant le couloir baigné de soleil, Eraste Pétrovitch gagna la porte blanche et dorée. Elle s'ouvrit avant même qu'il ait eu à frapper, et une espèce d'escogriffe, comme Timofeï en livrée bleue et bas blancs, braqua sur lui un regard interrogateur.

- Fandorine, fonctionnaire de la Troisième Section, pour affaire urgente, annonça Eraste Pétrovitch d'un ton sec, puis, voyant que la physionomie chevaline du laquais demeurait impénétrable, il jugea nécessaire de s'expliquer en anglais : State police, ins-pector Fandorine, on urgent officiai business '.

De nouveau, pas un seul muscle ne frémit sur le visage de pierre du laquais, bien qu'il eût parfaitement saisi le sens de ce qui venait d'être dit. Il hocha la tête de son air sinistre et disparut derrière la porte, dont il referma soigneusement les deux battants.

Moins d'une minute plus tard, ceux-ci s'ouvrirent de nouveau. Sur le seuil se tenait lady Esther en per-

1. Police d'Etat. Inspecteur Fandorine. Pour affaire officielle urgente.

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sonne. Voyant une vieille connaissance, elle sourit joyeusement :

- Oh, c'est vous, mon garçon. Mais Andrew m'a parlé d'un monsieur important de la police secrète. Entrez, entrez. Comment allez-vous ? D'où vous vient cette mine fatiguée ?

- J'arrive tout juste de Pétersbourg par le train de nuit, milady, commença à expliquer Fandorine tout en entrant dans le bureau. Je suis venu chez vous directement de la gare, car l'affaire est d'une extrême urgence.

- Oh oui, acquiesça tristement la baronne, s'asseyant dans un fauteuil et, d'un geste de la main, invitant Fandorine à prendre place en face d'elle. Vous désirez bien sûr parler avec moi de ce cher Gerald Cunningham. C'est un affreux cauchemar, je n'y comprends rien... Andrew, débarrasse monsieur le policier de son chapeau... C'est un serviteur de longue date, il vient d'arriver d'Angleterre. Merveilleux Andrew, je m'ennuyais de lui. Va, Andrew, va, mon ami, je n'ai pas besoin de toi pour le moment.

Le sac d'os, dont Eraste Pétrovitch ne voyait vraiment pas ce qu'il avait de merveilleux, se retira avec une inclination respectueuse, et Fandorine gigota dans son fauteuil particulièrement dur, essayant de trouver une position plus confortable - la conversation promettait d'être longue.

- Milady, je suis profondément attristé de ce qui vient de se passer. Cependant, vous devez savoir que votre plus proche et très ancien collaborateur monsieur Cunningham était impliqué dans une affaire criminelle très grave.

- Et vous allez fermer mes esthernats russes, n'est-ce pas ? demanda doucement milady. Mon

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Dieu, que vont devenir les enfants... ? Ils commençaient tout juste à s'habituer à une vie normale. Et parmi eux, combien de talents ! Je vais adresser une requête au souverain, peut-être m'autorisera-t-on à faire sortir les enfants du pays.

- Vous vous inquiétez inutilement, dit Eraste Pétrovitch d'un ton rassurant. Il n'arrivera rien à vos esthernats. D'ailleurs, ce serait un crime. Je ne désire rien d'autre que vous poser des questions sur Cunningham.

- Mais bien sûr ! Tout ce que vous voulez ! Pauvre Gerald... Vous savez, il était originaire d'une excellente famille, le petit-fils d'un baronnet, mais ses parents ont péri dans un naufrage alors qu'ils revenaient des Indes, et le garçon, alors âgé de onze ans, est resté orphelin. Or chez nous, en Angleterre, les règles de succession sont très strictes. Titre, fortune, tout va à l'aîné, et les plus jeunes se retrouvent bien souvent sans un sou. Gerald était le fils cadet d'un fils cadet, sans argent, sans maison, délaissé par sa famille... Tenez, j'étais justement en train d'écrire une lettre de condoléances à son oncle, un gentleman absolument bon à rien, qui n'a jamais manifesté le moindre intérêt pour Gerald. Que voulez-vous, nous, les Anglais, accordons une grande importance aux convenances. (Lady Esther montra une feuille de papier couverte d'une écriture ample et démodée avec toutes sortes d'arabesques et d'enjolivures.) Bref, j'ai pris l'enfant sous mon aile. Gerald a rapidement montré de remarquables capacités dans le domaine des mathématiques. Je pensais qu'il se consacrerait à la recherche et à l'enseignement, mais la vivacité d'esprit et l'ambition ne sont guère de nature à favoriser une carrière scientifique. J'ai vite remar-

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que que le garçon jouissait d'une grande autorité auprès des autres enfants, qu'il aimait jouer le premier rôle. Il possédait un talent de leader inné : une rare force de volonté, le sens de la discipline, une capacité à distinguer de manière infaillible les points forts et les faiblesses de chaque individu. A l'esther-nat de Manchester, il a été élu chef des élèves. Je supposais que Gerald voudrait entrer au service de l'Etat ou bien s'occuper de politique - il aurait fait un excellent fonctionnaire de l'administration coloniale et, avec le temps, aurait même pu devenir gouverneur général. Quel ne fut pas mon étonnement quand il exprima son désir de rester auprès de moi pour se consacrer aux activités éducatives !

- Je pense bien, fit Fandorine en hochant la tête. Cela lui offrait la possibilité de soumettre à son influence les esprits d'enfants encore malléables et, par la suite, de maintenir des contacts avec les anciens...

Frappé par le soupçon qui venait de l'assaillir, Eraste Pétrovitch ne termina pas sa phrase. Mon Dieu, comme tout cela était simple ! C'était même stupéfiant que la chose ne lui soit pas apparue plus tôt!

- Très rapidement, Gerald est devenu mon irremplaçable adjoint, continua milady sans remarquer que le visage de son interlocuteur avait changé d'expression. Quel travailleur infatigable et plein d'abnégation ! Et exceptionnellement doué pour les langues - sans lui, je n'aurais tout simplement jamais été capable de superviser l'activité des filiales dans un si grand nombre de pays. Je sais, son ennemi a toujours été son ambition démesurée. Cela résultait du traumatisme psychique subi dans son enfance, d'un désir

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de prouver à sa famille que, même sans son aide, il était capable de fort bien réussir. Je sentais... je sentais une étrange contradiction : vu ses capacités et ses aspirations, il ne devait certainement pas se satisfaire d'un modeste rôle de pédagogue, fût-il assorti d'une rémunération plus que confortable.

Mais déjà Eraste Pétrovitch n'écoutait plus. C'était comme si dans sa tête une lampe électrique s'était allumée, éclairant tout ce qui jusque-là demeurait dans l'ombre. Tout convergeait ! Le sénateur Dobbs surgi de nulle part, l'amiral français qui " avait totalement perdu la mémoire ", l'effendi turc d'origine inconnue, et feu Brilling - oui, oui, même lui ! Des loups-garous ? Des Martiens ? Des émissaires d'un autre monde ? Rien de tout cela ! D'anciens pupilles de lady Esther, voilà ce qu'ils étaient tous ! Des enfants trouvés, à cette différence près que, au lieu d'être déposés devant la porte de l'orphelinat, ils en avaient été sortis pour être dispersés dans la société. Chacun était préparé de manière adéquate, chacun possédait un talent particulier, habilement révélé et soigneusement cultivé ! Ce n'était pas un hasard si Jean Intrépide avait été justement mis sur la route d'une frégate française - de toute évidence, le jeune homme possédait un don exceptionnel pour le métier de marin. Cela étant, pour une raison inconnue, le talentueux garçon avait dû cacher d'où il venait Quoique... la raison était évidente ! S'il avait su com bien de brillants sujets sortaient des orphelinats de lady Esther, le monde n'aurait pas manqué de se méfier. Alors que tout pouvait se passer de la façon la plus naturelle. Une légère impulsion dans la direction voulue, et le don n'avait plus qu'à se manifester. Voilà pourquoi chacun des membres de la cohorte

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des " orphelins " obtenait d'aussi stupéfiants succès dans sa carrière ! Voilà pourquoi il était tellement important pour eux d'informer Cunningham de leur avancement - ainsi confirmaient-ils leur valeur et la justesse des choix opérés. Par ailleurs, il était tout naturel que tous ces génies fussent entièrement et exclusivement dévoués à leur confrérie, leur unique famille, une famille qui les avait défendus face à un monde cruel, qui les avait élevés, qui avait dévoilé en chacun d'eux un " moi " à nul autre pareil. Une petite famille de près de quatre mille génies, dispersés à travers le monde ! Ah, Cunningham et son " talent de leader " ! Quoique... Stop !

- Milady, quel âge avait Cunningham ? demanda Eraste Pétrovitch en plissant le front.

- Trente-trois ans, répondit volontiers lady Esther. Et le 16 octobre prochain il en aurait eu trente-quatre. Le jour de son anniversaire, Gerald organisait toujours une fête pour les enfants. A cette occasion, les enfants ne lui offraient pas de cadeaux, mais lui en revanche offrait quelque chose à chacun d'entre eux. A mon avis, il ne devait pas être loin d'y laisser toute sa paie...

- Non, ça ne colle pas ! s'exclama Fandorine, au désespoir.

- Qu'est-ce qui ne colle pas, mon enfant? s'étonna milady

- Intrépide a été repêché en mer il y a vingt ans ' Cunningham n'avait alors que treize ans. Dobbs a fait fortune il y a un quart de siècle alors que Cunningham n'était pas encore orphelin ! Non, ce n'est pas lui!

Mais que dites vous donc? interrogea l'Anglaise, déconcertée, ses petits yeux bleus papillotant d'incompréhension.

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Eraste Pétrovitch la fixa en silence, atterré par son effroyable découverte.

- Ainsi, ce n'est pas Cunningham... murmura-t-il. C'est vous... Vous-même et en personne ! Il y a vingt ans, vingt-cinq ans et même quarante ans, vous étiez déjà là ! Bien sûr, qui d'autre cela pourrait-il être ? Quant à Cunningham, il n'était effectivement que votre bras droit ! Quatre mille orphelins, de fait vos enfants ! Et pour chacun d'entre eux vous êtes comme une mère ! C'est de vous et nullement d'Ama-lia que parlaient Morbid et Frantz ! Vous avez donné à chacun un but dans l'existence, vous les avez mis " sur la voie " ! Mais c'est épouvantable, épouvantable ! (Eraste gémit comme s'il avait mal.) Dès le début vous avez eu l'intention d'utiliser votre théorie pédagogique pour fomenter un complot mondial.

- Enfin, pas au tout début, objecta calmement lady Esther, chez qui venait de se produire un changement imperceptible mais néanmoins évident.

Il ne restait plus rien de la vieille dame chaleureuse et inoffensive. Ses yeux étincelaient d'intelligence, de volonté et d'une force indomptable.

- Au début, poursuivit-elle, je voulais seulement sauver de pauvres petits êtres humains déshérités. Je désirais les rendre heureux, en nombre le plus grand que je pouvais. Cent, mille. Mais mes efforts étaient un grain de sable dans le désert. Je sauvais un enfant mais, pendant ce temps, le féroce Moloch de la société broyait mille, un million de petits êtres humains dans chacun desquels brûlait l'étincelle divine. Et je compris que mon activité était dénuée de sens. On ne vide pas la mer avec une cuillère. (La voix de lady Esther avait pris de la vigueur, ses épaules voûtées s'étaient redressées.) Je compris aussi que

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le Seigneur m'avait donné la force de faire plus. Je pouvais sauver non pas une poignée d'enfants mais l'humanité entière. Si ce n'était de mon vivant, que ce soit dans les vingt, trente, cinquante ans qui suivraient ma mort. C'était ma vocation, c'était ma mission. Chacun de mes enfants est un joyau, le summum de l'univers, le chevalier d'une humanité nouvelle. Chacun est porteur d'un bien inestimable, par sa vie il change le monde en mieux. Ils écriront de sages lois, ils découvriront les secrets de la nature, ils créeront des chefs-d'ouvre artistiques. D'année en année, ils seront plus nombreux et, avec le temps, ils transformeront ce monde abject, injuste, criminel !

- Quels secrets de la nature, quels chefs-d'ouvre ? interrogea amèrement Fandorine. En réalité, seul le pouvoir vous intéresse. Je l'ai bien vu : vous n'avez partout que hauts fonctionnaires et futurs ministres.

Milady sourit avec condescendance :

- Mon ami, Cunningham était seulement en charge de la catégorie F, une catégorie très importante mais loin d'être unique. F, c'est la Force, c'est-à-dire tout ce qui a trait au mécanisme direct du pouvoir : la politique, l'appareil d'Etat, les forces armées, la police, etc. Mais il y a aussi la catégorie S : Science, la catégorie A : Art, la catégorie B : Business. Et d'autres encore. En quarante années d'activité pédagogique, j'ai mis sur la voie seize mille huit cent quatre-vingt-treize individus. Est-il possible que vous n'ayez pas remarqué les progrès fulgurants réalisés au cours des dernières décennies, aussi bien dans le domaine de la science que dans ceux de le technique, de l'art, de la législation, de l'industrie ? N'avez-vous pas remarqué qu'à partir de la moitié de notre dix-neuvième siècle, le monde est brusquement devenu meil-

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leur, plus raisonnable, plus beau ? C'est une véritable révolution pacifique. Et elle est absolument indispensable, sinon l'organisation injuste de la société conduira à une autre révolution, sanglante celle-ci, qui renverra l'humanité plusieurs siècles en arrière. Jour après jour, mes enfants contribuent à sauver le monde. Et attendez de voir ce qui arrivera dans les années qui viennent. A propos, je me souviens que vous m'avez demandé pourquoi je ne prenais pas de filles dans mes institutions. Cette fois-là, je l'avoue, je vous ai menti. Je prends des filles. Très peu mais j'en prends. En Suisse, j'ai un esthernat spécialement réservé à l'éducation de mes chères petites. Il s'agit d'un matériau très particulier, sans doute plus précieux encore que mes garçons. Il me semble que vous connaissez l'une de mes pupilles, dit milady avec un rire malicieux. Actuellement, il est vrai, elle se conduit de manière déraisonnable et a momentanément failli à son devoir. Avec les jeunes femmes, cela arrive. Mais elle me reviendra infailliblement, je connais mes petites.

De ces paroles, Eraste Pétrovitch conclut qu'Hip-polyte n'avait finalement pas tué Amalia et qu'il l'avait apparemment emmenée quelque part. Cependant, le souvenir de Béjetskaïa raviva d'anciennes blessures et atténua quelque peu l'impression (considérable, il faut le dire) produite sur le jeune homme par les réflexions de la baronne.

- Noble dessein... C'est bien sûr remarquable ! s'exclama-t-il avec emportement. Mais qu'en est-il des moyens employés ? Pour vous, tuer un homme équivaut à écraser un moustique.

- C'est faux ! protesta avec virulence milady. Je regrette sincèrement chaque vie perdue. Mais on ne

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r

peut pas nettoyer les écuries d'Augias sans se salir. Pour un homme mort, c'est mille, un million d'autres qui sont sauvés.

- Et qui Kokorine a-t-il donc sauvé ? interrogea Eraste Pétrovitch, sarcastique.

- Avec l'argent de ce jouisseur et bon à rien, j'édu-que des milliers d'esprits brillants pour le bien de la Russie et de l'humanité. Que voulez-vous, mon enfant, ce n'est pas moi qui ai créé ce monde cruel dans lequel tout se paie. Selon moi, dans ce cas précis, le prix à payer était tout à fait raisonnable.

- Et la mort d'Akhtyrtsev ?

- Premièrement, ce jeune homme était beaucoup trop bavard. Deuxièmement, il avait excessivement déçu Amalia. Et troisièmement, le pétrole de Bakou, comme vous l'avez vous-même si bien dit à Brilling. Personne ne pourra contester le testament établi par Akhtyrtsev, il garde toute sa valeur.

- Et le risque d'une enquête policière ?

- De la blague, fit milady en haussant les épaules. Je savais que mon cher Ivan s'occuperait de tout. Tout jeune déjà, il se distinguait par son brillant esprit d'analyse et son talent d'organisateur. Quelle tragédie qu'il ne soit plus là... Brilling aurait tout arrangé de manière parfaite, s'il n'y avait eu un jeune gentleman extraordinairement obstiné. Ce fut une malchance, une grande malchance pour nous tous.

- Un instant, milady, l'interrompit Eraste Pétrovitch, réalisant enfin qu'il serait peut-être temps de se mettre sur ses gardes. Et pourquoi êtes-vous si franche avec moi ? Auriez-vous dans l'idée de m'attirer dans votre camp ? Si le sang n'avait pas coulé, je me serais entièrement rangé à vos côtés, mais vos méthodes...

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Lady Esther l'interrompit avec un sourire imperturbable :

- Non, mon ami, je n'ai aucun espoir de vous gagner à ma cause. Malheureusement, nous nous sommes connus trop tard - votre esprit, votre caractère, votre système de valeurs morales ont eu le temps de se forger, et il est maintenant quasiment impossible de les modifier. Je suis franche avec vous pour trois raisons. Premièrement, vous êtes un jeune homme intelligent et vous éveillez en moi une sincère sympathie. Je ne voudrais pas que vous me preniez pour un monstre. Deuxièmement, vous avez commis une grave bévue en venant ici directement de la gare sans en informer votre direction. Enfin, troisièmement, ce n'est pas par hasard que je vous ai fait asseoir dans ce fauteuil extrêmement inconfortable, au dossier si bizarrement incurvé.

Elle fit alors un imperceptible mouvement de la main et, des hauts accoudoirs, surgirent deux barres d'acier, qui clouèrent Fandorine à son siège. Sans encore comprendre ce qui lui arrivait, il tenta vivement de se lever, mais fut incapable de faire le moindre geste. Quant aux pieds du fauteuil, ils étaient comme enracinés au sol.

Milady agita une clochette, et, à la seconde même, comme s'il avait été en train d'écouter à la porte, Andrew pénétra dans la pièce.

- Mon brave Andrew, s'il te plaît, fais venir le professeur Blank au plus vite, ordonna lady Esther. Explique-lui la situation en chemin. Et qu'il se munisse de chloroforme. Quant au cocher, confie-le à Timofeï. (Elle soupira tristement.) Il n'y a rien d'autre à faire...

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Andrew s'inclina sans rien dire et sortit. Dans le bureau régnait un silence de mort : Eraste Pétrovitch suffoquait, se débattant dans son piège d'acier et essayant de se retourner pour attraper le Herstal salvateur, accroché dans son dos, mais les maudits arceaux le serraient si fermement qu'il dut renoncer à cette idée. Milady observait d'un air compatissant les contorsions du jeune homme, hochant la tête de temps à autre.

Bientôt, des pas rapides résonnèrent dans le couloir, et deux hommes entrèrent : le génie de la physique, le professeur Blank, et le taciturne Andrew.

Jetant un rapide coup d'oil au captif, le professeur demanda en anglais :

- C'est grave, milady ?

- Oui, assez grave, soupira-t-elle. Mais pas irrémédiable. Naturellement, il va falloir se donner un peu de mal. Je ne veux pas recourir inutilement au moyen extrême. Or je viens de me souvenir, mon garçon, que vous rêviez depuis longtemps de réaliser des expérimentations sur du matériau humain. Il semble qu'une possibilité se présente.

- Toutefois, je ne suis pas encore tout à fait prêt à travailler sur le cerveau humain, dit Blank, indécis, en examinant Fandorine, qui restait coi. D'un autre côté, ce serait du gâchis de laisser échapper pareille occasion...

- Dans tous les cas il faut l'endormir, fit observer la baronne. Vous avez apporté le chloroforme ?

- Oui, oui, voilà.

D'une vaste poche, le professeur sortit une fiole remplie d'un liquide dont il imprégna généreusement un mouchoir blanc. Eraste Pétrovitch sentit une violente odeur de médecine et voulut se rebeller, mais

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Andrew fit deux bonds jusqu'au fauteuil et, avec une force incroyable, saisit le prisonnier à la gorge.

- Adieu, pauvre petit, dit milady avant de se retourner.

Blank sortit sa montre en or de la poche de son gilet, regarda le cadran par-dessus ses lunettes et recouvrit soigneusement le visage de Fandorine du tissu blanc puissamment odorant. Pour le coup, la science ô combien salutaire de l'incomparable Chan-dra Johnson allait servir à Eraste Pétrovitch ! Le jeune homme fit en sorte de ne pas inhaler l'effluve traître, dans lequel prana ne figurait manifestement pas. Le moment était idéal pour s'exercer à retenir sa respiration.

- Une minute sera plus que suffisante, déclara le savant en pressant fortement le mouchoir sur la bouche et le nez du condamné.

- Et-et huit, et-et neuf, et-et dix, comptait mentalement Eraste Pétrovitch, sans oublier d'ouvrir convulsivement la bouche, d'écarquiller les yeux et de feindre des spasmes. A vrai dire, quand bien même l'aurait-il voulu, aspirer l'air n'eût pas été si facile avec Andrew qui lui serrait la gorge de sa poigne de fer.

Il dépassa le chiffre de quatre-vingts. Ses poumons luttaient désespérément contre l'envie d'aspirer l'air, et l'infâme chiffon humide continuait de refroidir son visage en feu. Quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-six, quatre-vingt-sept... accéléra Fandorine, essayant, avec les dernières forces qui lui restaient, de tromper l'insupportable lenteur du chronomètre. Brusquement, il réalisa qu'il devait cesser de s'agiter et qu'il était plus que temps de perdre connaissance. Il se relâcha, s'immobilisa et, pour plus de crédibilité,

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laissa tomber sa mâchoire inférieure. A quatre-vingt-treize, Blank ôta sa main.

- Sapristi, constata-t-il, quelle capacité de résistance ! Presque soixante-quinze secondes.

L'homme censé être évanoui laissa tomber sa tête sur le côté et fit mine de respirer régulièrement et profondément, alors que sa bouche avide d'oxygène n'aspirait qu'à happer l'air à grandes goulées.

- Ça y est, milady, annonça le professeur. On peut procéder à l'expérience.

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- Transportez-le dans le laboratoire, dit milady. Mais il faut se dépêcher. La récréation commence dans douze minutes. Les enfants ne doivent pas voir ça.

On frappa à la porte.

- Timofeï, c'est toi ? demanda la baronne dans un russe au fort accent. Corne in ' !

Eraste Pétrovitch se refusait à regarder ce qui se passait, même à travers ses cils, car, si quelqu'un le remarquait, c'en serait fini, terminé. Il entendit les pas lourds du suisse et sa voix très forte, comme s'il s'adressait à un sourd :

- Tout est pour le mieux, Votre Honneur. Ol raït2. J'ai invité le cocher à boire du thé. Du thé ! Ti ! Drink3 ! Dur à cuire, le bougre. Il boit, il boit, et ça ne lui fait ni chaud ni froid. Drink, drink - nassing4. Mais après il a fini par plonger. J'ai rangé la calèche derrière la maison. Bihaïnd notre aousse 5. Je dis que

1. Entre!

2. AU right, " Tout va bien. "

3. Tea ! Drink !, " Du thé ! Boire ! "

4. Drink, drink - nothing, " II boit, il boit - rien. "

5. Behind notre house, " Derrière notre maison. "

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je l'ai mise dans la cour. Qu'elle y reste pour l'instant, je m'en occuperai après, ne vous inquiétez pas. Blank traduisit à la baronne ce qui venait d'être dit.

- Finel, répondit-elle, avant d'ajouter à mi-voix : Andrew, just make sure that he doesn't try to make a profit selling thé horse and thé carriage2.

Fandorine n'entendit pas de réponse, sans doute le silencieux Andrew s'était-il contenté d'un hochement de tête.

Alors, bande de canailles, qu'est-ce que vous attendez pour m'enlever ces barres ? pensa Eraste Pétro-vitch, pressant mentalement les malfaiteurs. N'oubliez pas que c'est bientôt la récréation. Et moi, je vais vous en faire, une expérience, et pas plus tard que maintenant. Pourvu seulement que je n'oublie pas le levier de sûreté.

Mais une cruelle déception attendait Eraste Pétro-vitch : personne ne se décida à le détacher. Juste près de son oreille, il entendit un reniflement et sentit une odeur d'oignon (" Timofeï ", reconnut immédiatement le prisonnier). Quelque chose grinça tout doucement, une fois, puis une deuxième, une troisième, une quatrième.

- C'est fait. J'ai dévissé les pieds, annonça le suisse. Prends, Andreï, on l'emmène.

Ils soulevèrent le fauteuil avec Eraste Pétrovitch dedans et l'emportèrent. Entrouvrant à peine un oil, le jeune homme aperçut la galerie et les hautes fenêtres hollandaises, illuminées par le soleil. Tout était

1. Parfait.

2. Andrew, assure-toi seulement qu'il n'essaie pas de se faire de l'argent en vendant les chevaux et la voiture.

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clair : on le transbahutait dans le bâtiment principal, où se trouvait le laboratoire.

Quand, s'efforçant de ne pas faire de bruit, les porteurs mirent le pied dans la salle de récréation, Eraste Pétrovitch se demanda sérieusement s'il ne ferait pas mieux de reprendre connaissance et d'interrompre le déroulement des cours en hurlant comme un forcené. Que les enfants voient donc de quoi s'occupait leur bonne milady. Mais, des salles de classe, provenaient des bruits si charmants et si pacifiques - la voix basse et mesurée d'un enseignant, un éclat de rire enfantin, le chant d'un chour -qu'Eraste Pétrovitch ne s'en sentit pas le courage. Tans pis, l'heure n'est pas encore venue de dévoiler ses cartes, se dit-il pour justifier sa passivité.

Mais, sitôt après, il était trop tard : les bruits venant des classes étaient déjà loin derrière. Eraste Pétrovitch distingua vaguement qu'on le faisait mon ter par un escalier, puis il y eut un grincement de porte, suivi d'un bruit de clé qu'on tourne.

La lumière électrique qui jaillit alors était d'une telle intensité qu'on pouvait la voir même à travers des paupières closes. Un rapide clignement d'oil suffit à Fandorine pour avoir un aperçu de la situation. Il distingua des accessoires en porcelaine, des câbles, des bobines de fil métallique. Autant d'objets qui lui déplaisaient souverainement. Au loin résonna le tintement assourdi d'une cloche - manifestement, la classe était terminée -, puis, presque aussitôt, des voix sonores retentirent

- J'espère que tout se terminera bien, soupira lady Esther. Cela me chagrinerait de voir mourir ce garçon

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- Je l'espère également, milady, répondit le professeur avec une évidente inquiétude, avant de se mettre à faire cliqueter un objet métallique. Mais, hélas, sans victime il n'y a pas de science possible. Le moindre pas nouveau exige un prix élevé. Et avec les sentiments on ne va pas loin. Quant à ce jeune homme, s'il vous est si cher, il suffisait que votre ours fasse avaler un somnifère au cocher au lieu de l'empoisonner. J'aurais alors commencé par le cocher et j'aurais laissé le jeune homme pour plus tard. Cela lui aurait donné une chance supplémentaire.

- Vous avez raison, mon ami. Absolument raison. C'est une erreur impardonnable, admit milady, la voix empreinte d'une affliction sincère. Mais faites tout de même votre possible. Et maintenant, expliquez-moi une fois encore ce que vous vous apprêtez exactement à faire.

Eraste Pétrovitch dressa l'oreille. Cette question l'intéressait énormément lui aussi.

- Mon idée générale vous est connue, prononça Blank avec exaltation, au point qu'il cessa son cliquetis. Je considère que l'assujettissement de l'élément électrique est la clé qui ouvrira les portes du prochain siècle. Oui, oui, milady ! Il reste vingt-quatre ans avant le vingtième siècle, mais c'est finalement assez peu. Au cours du nouveau siècle, le monde se transformera au point d'être méconnaissable, et ce grand changement se fera grâce à l'électricité. L'électricité n'est pas seulement le moyen de s'éclairer, comme le pensent les profanes. Elle est susceptible d'accomplir des miracles, petits et grands. Imaginez une calèche se déplaçant grâce à un électromoteur ! Imaginez un train sans locomotive à vapeur, rapide, propre, silencieux ! Et de puissants canons capables

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d'anéantir l'ennemi par une salve d'éclairs bien orientée. Et une diligence de ville sans chevaux !

- Vous m'avez déjà dit tout cela de nombreuses fois, fit doucement remarquer la baronne, interrompant le fougueux professeur. Parlez-moi plutôt de l'utilisation médicale de l'électricité.

- Oh, c'est le plus intéressant, reprit Blank, redoublant d'enthousiasme. C'est précisément à ce domaine de la science électrique que j'ai décidé de consacrer ma vie. La macroélectricité - les turbines, les moteurs, les puissantes dynamos - transformera le monde environnant, alors que la microélectricité changera l'homme lui-même, elle corrigera les imperfections pouvant apparaître dans la constitution naturelle de l'homo sapiens. L'électrophysiologie et l'électrothérapie, voilà ce qui sauvera l'humanité, et nullement vos petits futés qui jouent aux grands politiques ou barbouillent des toiles.

- Vous avez tort, mon enfant. Leur ouvre aussi est importante et nécessaire. Mais poursuivez.

- Je vous offrirai la possibilité de rendre l'homme, n'importe quel homme, parfait, de le débarrasser de ses tares. Tous les défauts qui déterminent le comportement de l'être humain se nichent là, dans l'écorce cérébrale. (Un doigt de fer frappa douloureusement Eraste Pétrovitch au sinciput.) En termes plus simples, le cerveau comporte différentes parties, dont certaines régissent la logique ou les plaisirs, d'autres la peur, la cruauté, le penchant sexuel, et cetera, et cetera. L'homme pourrait être une personnalité harmonieuse si toutes les parties de son cerveau fonctionnaient de manière équilibrée, mais cela n'arrive pratiquement jamais. Tel homme aura exagérément développée la partie qui commande

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l'instinct de conservation, et cet homme-là sera un froussard pathologique. Chez tel autre, la zone de la logique sera déficiente, et celui-là sera d'une bêtise crasse. Ma théorie repose sur le fait qu'au moyen d'une électroforeuse, à savoir une décharge électrique correctement dirigée et savamment dosée, il est possible de stimuler telle ou telle partie du cerveau ou d'en inhiber telle ou telle autre s'avérant indésirable.

- Cela est très, très intéressant, dit la baronne. Vous savez, mon cher Gebhardt, que ce n'est pas une question d'argent et que je ne vous ai jamais limité financièrement, mais comment pouvez-vous être aussi certain qu'une telle correction du psychisme est, sur le principe, possible ?

- Elle est possible ! Il n'y a pas le moindre doute là-dessus ! Savez-vous, milady, que l'on a découvert dans les tombes des Incas des crânes présentant un orifice à cet endroit ? (Le même doigt se planta par deux fois dans le crâne d'Eraste Pétrovitch.) Là, se trouve la partie du cerveau qui régit la peur. Les Incas le savaient et, à l'aide de leurs instruments primitifs, ils enlevaient la peur aux enfants des castes guerrières, faisant d'eux des combattants d'une audace illimitée. Et la souris ? Vous vous souvenez ?

- Oui, votre " souris sans peur " se jetant sur le chat a produit sur moi une impression certaine.

- Oh, mais ce n'était qu'un début. Représentez-vous une société dénuée de criminels ! Au lieu d'être exécuté ou envoyé au bagne, le cruel assassin, le maniaque, le voleur n'aurait qu'à subir une petite opération, et le pauvre homme, à tout jamais débarrassé de sa cruauté maladive, de sa concupiscence ou de son avidité démesurée, deviendrait un membre

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utile de la société ! Imaginez n'importe lequel de vos enfants, déjà très talentueux, dont mon électroforeuse développerait encore plus le don, ne serait-ce pas merveilleux ">

- Ça non, je ne vous donnerai pas mes enfants, l'interrompit la baronne. Trop de talent rend fou. Faites plutôt vos expérience sur les criminels. Et qu'entendez-vous exactement par " homme pur " ?

- L'expérience est relativement simple. Je pense y être quasiment prêt. Il suffit de frapper l'endroit où s'accumule la mémoire pour que le cerveau de )'homme devienne une feuille blanche, comme si /ous y aviez passé une gomme. Toutes les facultés intellectuelles sont conservées, alors que les acquis et les connaissances disparaissent. Vous obtenez un individu aussi pur qu'un nouveau-né. Vous vous rappelez l'expérience avec la grenouille ? Après l'opération, elle avait désappris à sauter, mais n'avait pas perdu les réflexes moteurs. Elle ne savait plus attraper les moucherons mais avait gardé le réflexe de déglutition. Théoriquement, on aurait pu tout lui réapprendre. Prenons maintenant notre patient... Alors, vous deux, c'est quoi, cet air ahuri ? Prenez-le et allongez-le sur la table. Macht schnell l !

C'était maintenant qu'il fallait agir ! Fandorine y était prêt. Mais l'infâme Andrew le saisit si fermement par les épaules qu'il n'essaya même pas d'attraper son revolver. Timofeï fit claquer quelque chose, et les arceaux métalliques qui comprimaient la poitrine du prisonnier s'ouvrirent.

- Un, deux, on le soulève ! commanda Timofeï, attrapant Eraste Pétrovitch par les pieds, tandis que,

1. Allez, plus vite que ça !

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le serrant toujours aussi fort par les épaules, Andrew le sortait sans difficulté du fauteuil

On transféra le cobaye sur la table et on l'allongea sur le dos, Andrew le maintenant par les coudes, le suisse par les chevilles. Son étui à revolver meurtrissait sans pitié les reins d'Eraste Pétrovitch. Au loin, la cloche retentit de nouveau : la récréation était terminée.

- Dès que j'aurai traité simultanément deux endroits du cerveau, le patient sera totalement lavé de l'expérience accumulée précédemment et, peut-on dire, se retrouvera à l'état de nourrisson. Il devra tout réapprendre : à marcher, à mâcher, à aller aux toilettes et, plus tard, à lire, écrire et ainsi de suite. Je suppose que cela intéressera vos pédagogues, d'autant que vous avez déjà une certaine idée des dispositions de cet individu.

- En effet. Il se distingue par une excellente réactivité, il est audacieux, possède un esprit logique bien développé et une intuition incomparable. J'espère que tout cela pourra être rétabli.

En d'autres circonstances, Eraste Pétrovitch eût été flatté d'une aussi louangeuse description mais, pour l'heure, cela le faisait plutôt frémir d'horreur. Il se voyait couché dans un berceau rosé, une tétine dans la bouche, émettant des sons inarticulés, tandis que lady Esther était penchée au-dessus de lui et lui disait sur un air de reproche : " Oh, comme nous sommes vilain, nous sommes encore mouillé. " Non, plutôt la mort !

- Il a des convulsions, sir, fit remarquer Andrew, desserrant les lèvres pour la première fois. Est-ce qu'il ne serait pas en train de se réveiller ?

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- Impossible, coupa net le professeur. Le narcotique est suffisant pour au moins deux heures. De légers mouvements convulsifs n'ont rien d'anormal. Le danger, milady, est ailleurs. Je n'ai pas eu assez de temps pour calculer très précisément la puissance électrique requise. Un courant trop fort tuera le patient ou bien fera de lui un idiot à vie. A l'inverse, si la décharge est trop faible, il restera dans le subconscient de vagues images résiduelles, qui, sous l'effet des stimulations extérieures, pourraient engendrer une certaine forme de mémoire.

Après un silence, la baronne prononça, avec un regret évident :

- Nous ne pouvons prendre ce risque. Envoyez une décharge suffisamment forte.

Un étrange grésillement se fit entendre, suivi d'un crépitement qui donna froid dans le dos à Fandorine.

- Andrew, rasez-le en faisant deux petites plaques rondes, une ici et une là, fit Blank en effleurant les cheveux du patient. C'est nécessaire pour brancher les électrodes.

- Non, que Timofeï s'en occupe, déclara résolument lady Esther. Et moi, je sors. Je ne veux pas voir ça, sinon je n'en dormirai pas de la nuit. Andrew, viens avec moi. Je vais rédiger quelques dépêches que tu porteras au télégraphe. Il faut prendre des précautions, car on va vite remarquer l'absence de notre ami.

- Oui, oui, milady, vous ne feriez que me gêner, répondit distraitement le professeur, tout à ses préparatifs. Je vous informerai immédiatement du résultat.

Les tenailles qui étreignaient les coudes de Fandorine se desserrèrent enfin.

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A peine, derrière la porte, les pas s'éloignèrent-ils que Fandorine ouvrit les yeux, libéra d'un coup ses jambes et, avec une détente fulgurante, envoya ses pieds dans la poitrine de Timofeï, qui alla dinguer dans un coin de la pièce. L'instant suivant, Eraste Pétrovitch avait déjà sauté de la table et, clignant des yeux à cause de la lumière vive, plongeait la main sous le pan de sa veste et s'emparait du précieux Herstal.

- Pas un geste ou je vous tue ! maugréa le ressuscité d'un ton vengeur.

Et, effectivement, en cet instant précis, rien ne lui aurait fait plus plaisir que d'abattre les deux hommes : Timofeï, qui écarquillait les yeux d'un air hébété, et le professeur fou, figé dans la plus totale perplexité, ses deux tiges métalliques à la main. Des tiges partaient des fils électriques reliés à une machine infernale qui lançait des étincelles. D'ailleurs, le laboratoire regorgeait de curieux ustensiles, mais ce n'était vraiment pas le moment de les examiner.

Le suisse n'essayait même pas de se relever, se limitant à faire de petits signes de croix, mais, avec Blank, quelque chose avait l'air ne pas aller. Il sembla à Eraste Pétrovitch que loin d'avoir peur, le savant était seulement furieux de cet imprévu qui risquait d'interrompre son expérience. Une pensée lui traversa l'esprit : il va se jeter sur moi ! Et le désir de tuer recula, se dissipa sans laisser de trace.

- Pas de bêtises ! Restez où vous êtes ! cria Fandorine, la voix tremblant très légèrement. Au même instant, Blank rugit :

- Mistkerl ! Du hast allés verdorbenl !

1. Salaud ! Tu as tout gâché !

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Et il se rua en avant, son côté heurtant au passage le bord de la table.

Eraste Pétrovitch appuya sur la détente. Rien. La sûreté ! Il fit claquer le levier et pressa la détente deux fois de suite. Une double déflagration retentit, et le professeur tomba à plat ventre, la tête aux pieds de l'homme qui venait de tirer.

Craignant une attaque par l'arrière, Fandorine se retourna brusquement, prêt à tirer une nouvelle fois, mais Timofeï colla le dos au mur et débita d'un ton pleurnichard :

- Votre Noblesse, me tuez pas ! Je voulais pas ! Par le Christ-Dieu ! Votre Noblesse !

- Debout, canaille ! hurla furieusement Eraste Pétrovitch, à demi assourdi par les coups de feu. En avant, marche !

Lui plantant le canon de son revolver dans le dos, Fandorine poussa le suisse dans le couloir, puis dans l'escalier. Timofeï avançait à pas menus et rapides, poussant un gémissement à chaque fois que l'arme lui rentrait dans l'épine dorsale.

Ils traversèrent en courant la salle de récréation, et Fandorine s'efforça de ne pas regarder vers les portes ouvertes des salles de classe, où, observant la scène, se tenaient les enseignants et, penchés derrière leur dos, les enfants silencieux dans leurs petits uniformes bleus.

- C'est la police ! cria Eraste Pétrovitch à la cantonade. Messieurs les maîtres, veuillez ne pas laisser sortir les enfants ! Et vous-mêmes, restez à l'intérieur des classes !

De la même allure, entre la marche et la course, ils suivirent la longue galerie et gagnèrent l'annexe. Arrivé devant la porte blanche à dorures, Eraste

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Pétrovitch poussa de toutes ses forces Timofeï, et, front en avant, le suisse ouvrit les portes en grand et parvint de justesse à garder l'équilibre. Personne ! Vide!

- En avant, marche ! Ouvre toutes les portes ! ordonna Fandorine. Et attention : au moindre geste suspect, je t'abats comme un chien.

Le suisse se contenta de lever les bras au ciel et s'élança dans le couloir. En cinq minutes, ils eurent inspecté toutes les pièces du rez-de-chaussée. Personne. Seul, dans la cuisine, son buste pesant de tout son poids sur la table et son visage sans vie tourné de côté, le malheureux cocher dormait du sommeil éternel. Après avoir jeté un coup d'oil rapide aux cristaux de sucre accrochés à sa barbe et à la petite flaque de thé répandue près de lui, Eraste Pétrovitch ordonna à Timofeï d'avancer.

Au premier étage se trouvaient deux chambres, la garde-robe et la bibliothèque. La baronne et son laquais n'étaient pas là non plus. Où pouvaient-ils bien être ? Avaient-ils entendu les coups de feu et s'étaient-ils cachés quelque part dans l'esthernat ? A moins qu'ils ne se fussent carrément enfuis ?

Dans sa fureur, Eraste Pétrovitch fit un geste brusque de la main qui tenait le revolver, et le coup partit inopinément. Avec un sifflement strident, la balle ricocha sur le mur pour aller percuter la fenêtre, laissant sur la vitre une petite étoile rayonnante, d'une forme parfaite. Diable, la sûreté est débloquée et la détente est molle, se rappela Fandorine, et il secoua la tête pour essayer de chasser son tintement d'oreilles.

Le coup de feu inattendu produisit un effet magique sur Timofeï. Le suisse se laissa tomber à genoux et se mit à geindre :

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- Votre Nobl... Votre Haute Noblesse... M'ôtez pas la vie ! C'était pas moi, c'était le diable. Je vais tout vous dire. Tout, comme à confesse ! C'est que j'ai des gamins, une femme malade ! Je vais vous montrer ! Aussi vrai que Dieu est saint, je vais vous montrer ! Ils sont dans la cave, dans la cave secrète ! Je vous montre, mais surtout épargnez mon âme !

- Quelle cave ? demanda Eraste Pétrovitch sur un ton menaçant, en brandissant son pistolet comme quelqu'un qui s'apprête effectivement à faire justice sur-le-champ.

- Tenez, venez par ici, suivez-moi.

Le suisse bondit sur ses jambes et, se retournant à chaque instant, il fit redescendre Fandorine au rez-de-chaussée, dans le bureau de la baronne.

- Une fois, je l'ai surprise par hasard... Elle me laissait pas approcher. Elle se méfiait de moi. Forcément, un Russe, un orthodoxe, ça vaut pas un Anglais. (Timofeï se signa.) C'est seulement son Andreï qui avait le droit de descendre, mais moi, pas question.

Il contourna rapidement la table de travail, tourna une poignée du secrétaire, lequel glissa brusquement sur le côté, dévoilant une petite porte de cuivre.

- Ouvre ! ordonna Eraste Pétrovitch.

Timofeï se signa encore trois fois et poussa la porte. Elle s'ouvrit sans bruit, et apparut un escalier qui s'enfonçait dans l'obscurité.

Poussant le suisse dans le dos, Fandorine commença précautionneusement à descendre. L'escalier se terminait sur une paroi, mais au coin, à droite, partait un couloir bas de plafond.

- Allez, allez ! dit Eraste Pétrovitch, activant un Timofeï peu pressé d'avancer.

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Ils tournèrent à l'angle, dans le noir le plus total. Il aurait fallu prendre une chandelle, pensa Fandorine, et il plongea la main gauche dans sa poche à la recherche d'une boîte d'allumettes, mais, devant, quelque chose explosa dans un fracas assourdissant. Le suisse poussa un gémissement et s'affaissa, tandis qu'Eraste Pétrovitch tendait son Herstal devant lui et appuyait sur la détente jusqu'à ce que le percuteur claque sur les douilles vides. Un silence assourdissant tomba. Les doigts tremblants, Fandorine trouva la boîte qu'il cherchait et frotta une allumette. Tel un amas informe, Timofeï était assis contre le mur, immobile. Avançant de quelques pas, Eraste Pétrovitch vit Andrew qui gisait sur le dos. La petite flamme vacillante dansa un instant dans les prunelles vitreuses puis s'éteignit.

Quand on se trouve dans l'obscurité complète, enseigne le grand Fouché, il convient de fermer les yeux en comptant jusqu'à trente, le temps que les pupilles se rétrécissent et que la vue soit alors en mesure de distinguer la plus infime source de lumière. Pour plus de sécurité, Eraste Pétrovitch compta jusqu'à quarante, ouvrit les yeux et, de fait, il put distinguer un rai de lumière provenant de quelque part. Brandissant son Herstal désormais inutile, il fit un pas, un deuxième, un troisième et aperçut devant lui une porte entrouverte, d'où filtrait une faible lumière. La baronne ne pouvait être que là. Fandorine se dirigea résolument vers l'étroite bande lumineuse et poussa la porte avec force.

Une pièce exiguë aux murs couverts de rayonnages s'offrit à son regard. Au centre de la pièce se trouvait une table sur laquelle une chandelle brûlait dans un

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bougeoir de bronze, éclairant le visage, quadrillé d'ombres, de lady Esther.

- Entrez, mon enfant, dit-elle calmement. Je vous attendais.

Eraste Pétrovitch franchit le seuil, et la porte se referma brusquement dans son dos. Il tressaillit, se retourna et vit qu'il n'y avait sur la porte ni poignée ni gonds.

- Approchez-vous, demanda doucement milady. Je voudrais mieux voir votre visage, car c'est le visage du destin. Vous êtes la pierre rencontrée sur mon chemin. La petite pierre sur laquelle j'étais vouée à trébucher.

Blessé d'une telle comparaison, Fandorine s'approcha de la table et vit, posé devant la baronne, un coffre de métal lisse.

- Qu'est-ce ? demanda-t-il.

- Pour cela, attendez un peu. Qu'avez-vous fait de Gebhardt ?

- Il est mort. C'est sa faute, il n'avait qu'à pas se fourrer sous ma balle, répondit grossièrement Eraste Pétrovitch, essayant de ne pas penser qu'en l'espace de quelques minutes à peine il avait occis deux personnes.

- C'est une grande perte pour l'humanité. Un homme étrange, passionné, mais un immense savant. Cela nous fait un Azazel de moins...

- Qu'est-ce qu'Azazel ? s'anima Fandorine. Quel rapport existe-t-il entre vos orphelins et ce Satan ?

- Azazel n'est pas Satan, mon enfant. Il est le grand symbole des lumières et du salut de l'humanité. Le Seigneur a créé ce monde, il a créé les hommes et les a livrés à eux-mêmes. Mais les gens sont si faibles et si aveugles qu'ils ont transformé le monde

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divin en enfer. L'humanité aurait péri depuis longtemps si, parmi les hommes, n'étaient de temps en temps apparues des personnalités particulières. Il ne sont ni des démons ni des dieux, je les appelle héros civilisateurs. Grâce à chacun d'eux, l'humanité a fait un bond en avant. Prométhée nous a donné le feu. Moïse nous a donné le concept de loi. Le Christ nous a donné les fondements moraux. Mais le plus précieux de tous ces héros est l'Azazel des juifs, qui a enseigné à l'homme le sens du respect de lui-même. Dans le Livre d'Hénoch, il est dit : " II était rempli d'amour envers les hommes et leur a ouvert les secrets qu'il avait appris dans les cieux. " II offrit le miroir à l'homme, afin que celui-ci puisse voir derrière lui, c'est-à-dire qu'il ait de la mémoire et comprenne son passé. Grâce à Azazel, les hommes peuvent exercer des métiers et protéger leur maison. Grâce à Azazel, les femmes, de reproductrices Foumi-ses, se sont transformées en êtres humains égaux en droits, jouissant de la liberté de choix : être laide ou belle, être mère ou amazone, vivre pour sa famille ou pour l'humanité tout entière. Dieu a distribué des cartes aux hommes, Azazel, lui, enseigne comment jouer pour gagner. Chacun de mes pupilles est un Azazel, bien que tous ne le sachent pas.

- Comment cela ? l'interrompit Fandorine.

- Peu sont initiés à la cause secrète, seulement les plus fidèles et les plus inflexibles, expliqua milady. Ceux-là prennent sur eux tout le sale travail, afin que mes autres enfants demeurent sans tache. " Azazel " est mon détachement avancé, qui doit progressivement prendre en main le gouvernail qui dirige le monde. Oh, comme s'épanouira notre planète quand mes Azazels seront à sa tête ' Et cela pourrait advenir

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très vite - dans quelque vingt ans... Les autres pupilles des esthernats, ceux qui ne sont pas initiés au secret d'Azazel, poursuivent simplement leur chemin dans la vie, apportant à l'humanité des bienfaits inestimables. Moi, je me limite à suivre leurs succès, à me réjouir de leur réussite, tout en sachant qu'en cas de nécessité aucun d'eux ne refusera jamais d'aider sa mère. Ah, que deviendront-ils sans moi ? Que deviendra le monde ?... Mais, peu importe, " Azazel " est vivant, il mènera mon ouvre à son terme. Eraste Pétrovitch s'indigna :

- Je les ai vus, vos " fidèles et inflexibles " Azazels ! Morbid et Frantz, Andrew et l'autre, cet homme aux yeux de poisson qui a tué Akhtyrtsev ! C'est cela, votre avant-garde, milady ? Ce sont eux les plus méritants de vos pupilles ?

- Pas seulement eux. Mais eux aussi. Souvenez-vous, mon ami, je vous ai dit que mes enfants n'arrivaient pas tous à trouver leur voie dans le monde d'aujourd'hui, parce que leur don appartenait à un lointain passé ou ne pourrait se révéler utile que dans un lointain avenir. Eh bien, ce sont ces pupilles-là qui donnent les exécutants les plus fidèles et les plus dévoués. Certains de mes enfants sont mon cerveau, d'autres sont mes mains. Quant à l'homme qui a éliminé Akhtyrtsev, il ne fait pas partie de mes enfants. C'est notre allié temporaire.

Les doigts de la baronne caressèrent distraitement la surface polie du coffret et, comme fortuitement, ils appuyèrent sur un petit bouton.

- C'est tout, charmant jeune homme. Il ne nous reste plus que deux minutes. Nous quitterons ce monde ensemble. Malheureusement, je ne puis vous laisser en vie. Vous feriez du mal à mes enfants.

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- C'est quoi ? s'écria Fandorine en saisissant le coffret, lequel se révéla assez lourd. Une bombe ?

- Oui, répondit lady Esther avec un sourire com-préhensif. Un mécanisme à minuterie. Une invention d'un de mes talentueux garçons. Certains de ces coffrets sont réglés sur trente secondes, d'autres sur deux, voire douze heures. Les ouvrir ou arrêter le mécanisme est impossible. Cette bombe est réglée sur cent vingt secondes. Je vais disparaître avec mes archives. Ma vie est terminée, mais j'aurai eu le temps de faire pas mal de choses. Mon ouvre se poursuivra, et l'on parlera encore longtemps de moi en termes élogieux.

Eraste Pétrovitch essaya de relever le bouton avec ses ongles, mais rien n'y fit. Il se rua alors sur la porte et se mit à en palper la surface, à y donner des coups de poing. Le sang battait dans ses oreilles, rythmant le décompte du temps.

- Lisanka ! gémit Fandorine avec le désespoir de l'homme qui se sait perdu. Milady ! Je ne veux pas mourir ! Je suis jeune ! Je suis amoureux !

Lady Esther le regarda avec compassion. Visiblement, elle était en proie à une lutte intérieure.

- Promettez-moi que vous ne ferez pas de la chasse à mes enfants le but de votre existence, prononça-t-elle à voix basse en regardant Eraste Pétrovitch au fond des yeux.

- Je le jure ! s'exclama-t-il, prêt, en cet instant, à promettre n'importe quoi.

Après une pause atroce, d'une durée infinie, milady prononça avec un sourire tendre et maternel :

- D'accord. Vivez, mon enfant. Mais dépêchez-vous, vous n'avez que quarante secondes.

304

Elle glissa sa main sous la table et, avec un grincement, la porte de bronze s'ouvrit vers l'intérieur.

Après un dernier regard à la vieille dame grisonnante qui se tenait immobile et à la flamme tremblotante de la bougie, Fandorine s'élança à grandes enjambées dans le couloir sombre. Dans sa course, il heurta le mur, grimpa quatre à quatre l'escalier, se redressa et en deux bonds traversa le cabinet de travail.

Dix secondes plus tard, les portes de chêne faillirent sortir de leurs gonds sous une violente poussée, et un jeune homme au visage décomposé dévala les marches du perron. Il fonça jusqu'au coin de la petite rue calme et ombragée et, là seulement, il s'arrêta, hors d'haleine. Il se retourna et resta figé.

Les secondes s'écoulaient et rien ne se passait. Le soleil ornait avec mansuétude les tilleuls d'une couronne d'or, sur un banc somnolait un chat roux, quelque part dans la cour des poules caquetaient.

Eraste Pétrovitch porta la main à son cour qui battait furieusement. Elle m'a trompé ! Elle m'a roulé comme un gamin ! Et elle-même s'est enfuie par l'entrée de service !

Il se mit à rugir d'une rage impuissante et, comme en réponse, l'aile du bâtiment résonna d'un semblable rugissement. Les murs tremblèrent, le toit vacilla imperceptiblement et, des entrailles de la terre, s'éleva le grondement sourd de l'explosion.

où/ 1& faéwfr cUt adie

Demandez à n'importe quel habitant de l'ancienne capitale quelle est la meilleure période pour convoler en justes noces, et l'on vous répondra infailliblement que tout homme sérieux et avisé désirant d'emblée établir sa vie familiale sur des bases solides ne peut se marier qu'à la fin de septembre, parce que ce moment de l'année convient idéalement au départ pour une longue et paisible croisière sur les flots de la vie, avec ses joies et ses peines. Septembre à Moscou est repu et indolent, orné de brocarts d'or et teinté du pourpre des érables, telle une femme de marchand un jour de fête. En se mariant le dernier dimanche du mois, l'on est assuré d'un beau ciel serein d'un bleu d'azur et d'un soleil plein de délicatesse et de retenue - le marié ne risque pas de transpirer sous son col étroit et amidonné, ni dans son frac noir ajusté ; quant à la mariée, elle n'aura pas froid dans cette chose de tulle, magique et aérienne, à laquelle aucune dénomination ne saurait convenir. Choisir l'église pour la cérémonie est toute une science. Dans la ville aux coupoles dorées, grâce à Dieu, le choix est vaste, ce qui, d'un autre côté, le rend plus délicat encore. Tout Moscovite qui se respecte sait qu'il est bon de se marier à Srétenka, à

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l'église de la Dormition : les époux vivront longtemps et mourront le même jour. Pour ceux qui souhaitent s'assurer une nombreuse descendance, l'église qui convient le mieux est Saint-Nicolas-Grande-Croix, qui s'étend sur tout un quartier de Kitaï-gorod. Qui aspire surtout au bien-être d'un paisible foyer optera pour Saint-Pimène-le-Grand. Si le fiancé est un militaire qui souhaite finir ses jours non sur le champ de bataille mais au foyer familial, entouré de sa maisonnée, le plus sensé sera de prononcer le serment nuptial à l'église Saint-Georges. Et, bien sûr, aucune mère aimante ne permettra jamais que sa fille se marie à l'église Sainte-Varvara, la grande martyre, car la vie de la malheureuse ne serait alors que tourments et souffrances.

En revanche, les gens illustres et les notables ne sont guère libres de leur choix, car l'église doit être imposante et suffisamment vaste pour accueillir les invités représentant la fine fleur de la société moscovite. Or, au mariage qui était en train de s'achever à la très cérémonieuse et pompeuse église Saint-Jean-Chrysostome était rassemblé le Tout-Moscou. Les badauds, amassés devant l'entrée où s'étirait une longue file d'équipages, montraient du doigt le landau du général gouverneur soi-même, le prince Vladimir Andreiévitch Dolgorouki, ce qui signifiait que le mariage célébré était du plus haut rang.

On ne laissait entrer dans l'église que sur invitation spéciale, ce qui tout de même représentait une assemblée de près de deux cents personnes. Il y avait beaucoup de brillants uniformes, tant militaires que civils, beaucoup d'épaules dénudées et de hautes coiffures, beaucoup de rubans, d'étoiles et de brillants. Lustres et cierges étaient tous allumés, la céré-

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monie avait commencé depuis longtemps, et les invités étaient fatigués. Sans égard pour leur âge ou pour leur condition, les femmes étaient émues et attendries, tandis que les hommes affichaient leur ennui et échangeaient à voix basse des propos étrangers à l'événement. Sur les jeunes mariés, tout avait déjà été dit. Tout Moscou connaissait le père de la fiancée, le conseiller privé actuel Alexandre Appolo-dorovitch von Evert-Kolokoltsev, et plus d'une fois on avait vu la délicieuse Elisabeth Alexandrovna dans les bals - elle avait débuté dans le monde un an auparavant -, raisons pour lesquelles l'objet essentiel de la curiosité générale était le fiancé, Eraste Pétro-vitch Fandorine Sur lui, on savait peu de choses : une fine mouche de la capitale, il ne faisait que de courts passages à Moscou pour des affaires importantes, un carriériste qui s'affairait dans les allées du pouvoir. Certes, son rang était encore peu élevé, mais il était très jeune et aurait vite fait de grimper les échelons. A son âge, arborer Saint-Vladimir à son revers, voilà qui n'était pas rien. Le prévoyant Alexandre Appolodorovitch voyait loin.

Les femmes s'attendrissaient surtout sur la jeunesse et la beauté des futurs époux. Le fiancé montrait une émotion touchante, tantôt rougissant, tantôt blêmissant, s'emmêlant dans les paroles du serment - en un mot, une merveille. Quant à la fiancée, Lisanka Evert-Kolokoltseva, elle semblait un être irréel, à sa seule vue le cour vous manquait. Sa robe blanche tel un nuage, son voile aérien, sa couronne de rosés de Saxe, tout était exactement comme cela devait être. Quand les nouveaux époux burent le vin rouge à la coupe et échangèrent le baiser, la mariée ne se troubla aucunement. Au contraire, elle sourit

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joyeusement et chuchota au marié quelque chose dont celui-ci sourit à son tour.

Et voici ce que Lisanka murmura à Eraste Pétro-vitch .

- La pauvre Lisa a changé d'avis, au lieu de se noyer, elle s'est mariée.

Toute la journée, Eraste Pétrovitch avait affreusement souffert de l'attention générale dont il faisait l'objet et de sa totale dépendance à l'égard des autres. Un grand nombre de ses anciens condisciples s'étaient manifestés, ainsi que de " vieux camarades " de son père (des gens qui, durant la dernière année, avaient comme disparu sous terre et refaisaient brusquement surface). On avait tout d'abord emmené Eraste Pétrovitch enterrer sa vie de garçon au Prague, un restaurant chic de la rue Arbat, où avec force coups de coude et clins d'oil entendus, on lui avait, pour une obscure raison, exprimé ses condoléances. Puis on l'avait ramené à l'hôtel. Là était arrivé le coiffeur Pierre, qui lui avait tiré méchamment les cheveux, les frisant en un somptueux toupet. L'usage voulait qu'il ne vît pas Lisanka avant l'église, ce qui n'était pas moins cruel. Depuis trois jours qu'il était arrivé de Pétersbourg, où, désormais, il assurait ses fonctions, le fiancé n'avait pratiquement pas vu sa promise. Lisanka était sans cesse occupée par les préparatifs ô combien importants du mariage.

Puis, le visage cramoisi après le repas au Prague, Ksavéri Féofilaktovitch Grouchine, en frac barré du ruban blanc des garçons d'honneur, avait installé le futur marié dans un équipage ouvert et l'avait accompagné à l'église. Là, debout sur les marches du perron, Eraste Pétrovitch avait attendu sa fiancée. Dans la foule, on lui avait crié quelque chose, une demoi-

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selle lui avait lancé une rosé, qui lui avait égratigné la joue. Enfin, on avait amené Lisanka, à peine visible sous des flots de tissu vaporeux. Ils étaient restés longuement côte à côte, debout devant le lutrin, tandis que le chour chantait ; le prêtre avait dit " Dieu, toi qui es plein de miséricorde et d'amour pour les hommes " et quelque chose d'autre encore, ils avaient échangé les anneaux, foulé aux pieds le tapis ainsi que le voulait la tradition, puis Lisanka avait fait sa remarque à propos de la pauvre Lisa, et Eraste Pétrovitch s'était calmé comme par magie. Il avait regardé autour de lui, vu les visages, vu la haute voûte de l'église, et il s'était senti bien.

Il se sentit bien aussi quand, un peu plus tard, tous les invités s'approchèrent pour féliciter chaleureusement et sincèrement les époux. Il fut particulièrement séduit par le général gouverneur Vladimir Andreiévitch Dolgorouki - un homme replet, affable, au visage rond et aux moustaches tombantes. Il dit qu'il avait entendu beaucoup de bien d'Eraste Pétrovitch et qu'il souhaitait de tout cour aux époux une heureuse union.

On sortit sur le parvis, autour tout le monde criait, mais on voyait mal, car le soleil brillait très fort.

Les deux époux prirent place dans la voiture découverte, l'odeur des fleurs les saisit.

Lisanka ôta son long gant blanc et serra fortement la main d'Eraste Pétrovitch. Il avança furtivement son visage vers le voile de son épouse et huma à la hâte l'odeur de ses cheveux, de son parfum, de sa peau tiède. A cet instant (on venait de dépasser les portes de Nikitski), le regard de Fandorine tomba par hasard sur le parvis de l'église de l'Ascension, et ce fut comme si une main glacée lui étreignait le cour.

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Fandorine vit deux gamins de huit, dix ans, vêtus d'uniformes bleus en loques. Ils étaient assis, l'air perdu, au milieu des mendiants et, de leurs voix frêles, chantaient quelque chose de triste. Tournant la tête, les petits mendiants suivirent d'un regard curieux le fastueux cortège nuptial.

- Qu'as-tu, mon chéri ? s'alarma Lisanka, voyant le visage blême de son mari.

Fandorine ne répondit pas.

La fouille de la cave secrète de l'esthernat n'avait rien donné. La bombe, d'une conception inconnue, avait produit une explosion puissante et compacte qui n'avait pratiquement pas endommagé la maison, mais avait entièrement détruit le sous-sol. Des archives, il ne restait rien. De lady Esther non plus - si ce n'était un lambeau de sa robe de soie.

Privé de sa directrice et de sa source de financement, le système international des esthernats se désagrégea. Dans certains pays, les refuges passèrent sous le contrôle de l'Etat ou d'associations de bienfaisance, mais la plupart cessèrent purement et simplement d'exister. En tout cas, les deux esthernats russes fermèrent sur décret du ministère de l'Instruction publique, comme étant des foyers d'athéisme et d'idées nuisibles. Les enseignants se dispersèrent et les enfants s'enfuirent pour la plupart.

Grâce à la liste saisie chez Cunningham, il fut possible d'identifier dix-huit anciens élèves des esthernats, mais cela n'apporta pas grand-chose étant donné qu'il était impossible de savoir qui parmi eux appartenait ou non à l'organisation " Azazel ". Néanmoins, cinq hommes (dont le ministre portugais) furent contraints à la retraite, deux se suicidèrent, et

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un (le chef de la garde impériale du Brésil) fut même exécuté. Une vaste enquête internationale dévoila l'existence d'un grand nombre de personnalités en vue et respectables qui en leur temps étaient passées par les esthernats. Beaucoup d'entre elles ne le dissimulaient nullement et se vantaient de l'éducation qu'elles y avaient reçue. Certains des " enfants de lady Esther " préférèrent, il est vrai, se cacher, se soustraire à l'attention tenace de la police et des services secrets, mais la plupart restèrent à leur poste, vu qu'il n'y avait rien à leur reprocher. Toutefois, on leur ferma dorénavant l'accès aux plus hautes fonctions de l'Etat et, lors des nominations à des postes importants, on recommença, comme aux temps féodaux, à accorder une attention toute particulière à l'origine et à la généalogie - Dieu nous garde de voir un " enfant trouvé >/ (c'était par ce terme que, dans les milieux autorisés, on désignait les pupilles de lady Esther) se faufiler subrepticement vers le sommet. D'ailleurs, le grand public ne remarqua pas l'épuration accomplie, grâce aux mesures de précaution et de secret soigneusement mises au point entre les différents gouvernements. Pendant un temps, des bruits coururent concernant un complot international, attribué tantôt aux francs-maçons, tantôt aux juifs, tantôt aux deux à la fois, et l'on mentionnait monsieur Disraeli, puis les rumeurs se turent d'elles-mêmes, d'autant que, dans les Balkans, une crise sérieuse mûrissait, qui enfiévrait toute l'Europe.

Par devoir professionnel, Fandorine fut obligé de participer à l'enquête relative à l'" affaire Azazel ". Cependant, il y manifesta si peu de zèle que le général Mizinov jugea plus raisonnable de charger son jeune et talentueux collaborateur d'une autre mis-

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sion, à laquelle Eraste Pétrovitch s'attela avec ô combien plus d'enthousiasme. Il sentait que, dans l'histoire d'Azazel, sa conscience n'était pas tout à fait nette et que son rôle était assez équivoque. Le serment fait à la baronne (et bien involontairement violé) lui avait passablement gâché les semaines de bonheur précédant son mariage.

Et voilà qu'il avait fallu que, le jour même de ses noces, le regard d'Eraste Pétrovitch tombât sur les victimes de " son abnégation, sa vaillance et son zèle méritoire " (tels étaient les termes du décret impérial annonçant sa distinction)

Fandorine s'assombrit, baissa la tête, si bien qu'en arrivant à la maison familiale, rue Malaïa Nikitskaïa, Lisanka prit résolument les choses en main : elle s'isola avec son taciturne époux dans la vaste garde-robe contiguë au vestibule et, avec la plus grande fermeté, interdit à quiconque d'entrer sans permission, d'autant que les domestiques avaient bien assez à faire avec les invités qui arrivaient et qu'il fallait occuper jusqu'au banquet. De la cuisine émanaient des effluves divins - des cuisiniers débauchés pour l'occasion d'un des restaurants les plus en vue de Moscou s'affairaient sans discontinuer depuis l'aube ; derrière les portes soigneusement fermées de la salle de bal, l'orchestre répétait une ultime fois des valses de Vienne - bref, tout suivait son cours normal. Il ne restait plus qu'à remettre en état le jeune marié démoralisé.

Après s'être assurée que la cause de cette soudaine mélancolie n'avait rien à voir avec quelque rupture sentimentale dont le souvenir aurait surgi au moment le plus inadéquat, la fiancée, tranquillisée, s'attela à la tâche. Aux questions directes qui lui

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étaient posées, Eraste Pétrovitch répondait par un grognement, doublé d'une fâcheuse tendance à détourner la tête. Aussi fut-il nécessaire de changer de tactique. Lisanka caressa la joue de son époux, l'embrassa d'abord sur le front puis sur la bouche et les yeux, tant et si bien qu'il se dérida, se dégela, redevint entièrement contrôlable. Pour autant, les jeunes mariés ne se hâtèrent pas de rejoindre les invités. A plusieurs reprises, le baron avait fait irruption dans le vestibule, s'était approché de la porte close et avait même délicatement toussoté, sans toutefois se décider à frapper. Mais il fut tout de même obligé de s'y résoudre.

- Eraste ! appela Alexandre Apollodorovitch, commençant à partir de ce jour à tutoyer son gendre. Excuse-moi, mon ami, mais il y a ici pour toi un courrier venu de Pétersbourg. Pour affaire urgente !

Le baron se tourna vers le jeune officier en casque à plumet qui restait figé près de la porte. Sous le bras, le courrier tenait un paquet de forme carrée, enveloppé d'un papier officiel et fermé par des sceaux gravés de l'aigle à deux têtes.

Le jeune marié, rouge comme un coquelicot, passa la tête par la porte.

- C'est pour moi, lieutenant ?

- Monsieur Fandorine ? Eraste Pétrovitch ? interrogea le courrier d'une voix claire aux accents d'officier de la Garde.

- Oui, c'est moi.

- C'est un paquet urgent et confidentiel envoyé par la Troisième Section. Où dois-je le poser ?

- Vous n'avez qu'à le mettre ici, dit Eraste Pétrovitch en se mettant à l'écart. Veuillez m'excuser, Alexandre Appolodorovitch (il n'avait pas encore pris

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l'habitude de s'adresser à son beau-père comme à un parent).

- Je comprends. Le service est le service, répondit le beau-père avec un hochement de tête, puis il ferma la porte derrière le courrier et se posta lui-même à l'extérieur afin d'empêcher quiconque d'entrer.

Quant au lieutenant, il posa son paquet sur une chaise et tira une feuille de papier de la poche intérieure de son uniforme.

- Veuillez signer le reçu, je vous prie.

- Qu'y a-t-il là-dedans ? demanda Fandorine en apposant son paraphe.

Lisanka regardait le paquet avec curiosité, sans manifester la moindre intention de laisser son mari en tête à tête avec l'officier.

- Je ne suis pas au courant, répondit ce dernier en haussant les épaules. Le poids est d'environ quatre livres. Vous célébrez un événement heureux aujourd'hui, n'est-ce pas ? Peut-être est-ce en rapport. En tout cas, pour ma part, permettez-moi de vous présenter tous mes voux de bonheur. Il y a aussi un pli qui sans doute vous éclairera.

De sous un parement de sa veste, il sortit une petite enveloppe ne portant aucune inscription.

- Je peux disposer ?

Eraste Pétrovitch acquiesça d'un signe de tête, non sans avoir vérifié le cachet qui fermait l'enveloppe.

Après un salut militaire, le courrier s'empressa de tourner les talons et de sortir.

Le soleil ne pénétrant pas dans la pièce, il faisait assez sombre. Aussi, tout en ouvrant l'enveloppe, Fandorine s'approcha de la fenêtre qui donnait directement sur la rue Malaïa Nikitskaïa.

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Lisanka passa son bras autour des épaules de son mari et se mit chuchoter à son oreille.

- Alors, qu'est-ce que c'est ? Des félicitations ? demanda-t-elle, impatiente, puis, découvrant une petite carte en papier glacé, ornée de deux anneaux d'or, elle s'écria : Oui, tout juste ! Oh, comme c'est charmant !

Au même instant, attiré par un mouvement rapide derrière la fenêtre, Fandorine leva les yeux et vit le courrier, dont le comportement lui parut étrange. L'homme dévala les marches du perron et, sans cesser de courir, sauta dans la calèche qui l'attendait et cria au cocher :

- On y va ! Neuf ! Huit ! Sept !

Le cocher agita son fouet, se retourna fugitivement. Un cocher comme bien des cochers : chapeau haut de forme, barbe grise... seuls ses yeux étaient inhabituels - très clairs, presque blancs.

- Arrêtez ! hurla furieusement Eraste Pétrovitch.

Et, sans réfléchir plus longtemps, il franchit d'un bond l'appui de la fenêtre.

Le cocher fit claquer son fouet et la paire de chevaux moreaux partit au grand trot.

- Arrêtez ou je tire ! s'époumona Fandorine tout en courant, bien qu'il n'eût rien pour tirer - à l'occasion de son mariage, le fidèle Herstal était resté à l'hôtel.

- Eraste ! Où vas-tu ?

Fandorine se retourna sans s'arrêter. Lisanka était penchée à la fenêtre, son adorable minois exprimant la plus profonde perplexité. Une seconde plus tard, du feu et de la fumée jaillirent de la fenêtre, les vitres volèrent en éclats, et Eraste Pétrovitch fut projeté à terre.

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Pendant quelques instants, tout fut calme, sombre et tranquille, puis la vive lumière du jour le frappa dans les yeux, ses oreilles se mirent à bourdonner atrocement, et Fandorine comprit qu'il était vivant. Il distinguait les pavés de la chaussée mais ne comprit pas pourquoi ils étaient là, juste devant ses yeux. La vue de la pierre grise avait quelque chose d'incongru, et il détourna son regard. Ce qu'il vit alors était bien pis - un peu plus loin, se trouvait un crottin de cheval et, à côté, quelque chose de désagréablement blanc où scintillaient deux petits cercles dorés. Eraste Pétrovitch se leva d'un bond et lut ces quelques mots, calligraphiés à l'ancienne, d'une écriture ample, avec des arabesques et des enjolivures :

&. a/

Le sens des mots ne parvint pas à son esprit embrumé, d'autant que son attention venait d'être attirée par une chose qui gisait au beau milieu de la chaussée et d'où partait un petit faisceau de joyeuses étincelles.

Eraste Pétrovitch ne comprit tout d'abord pas de quoi il s'agissait. Il se dit seulement que cela n'avait rien à faire par terre. Puis, regardant mieux, il distingua la chose : un avant-bras de jeune fille, arraché à hauteur du coude et qui se terminait par une main fine à l'annulaire de laquelle brillait un anneau d'or.

1. Mon cher enfant, c'est véritablement un jour glorieux !

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Le long du boulevard Tverskoï, à pas rapides et incertains, indifférent à tout ce qui l'entourait, marchait un jeune homme élégamment vêtu mais affreusement négligé : frac de grand prix mais froissé; cravate blanche mais sale ; à la boutonnière, oillet blanc couvert de poussière. Les promeneurs s'écartaient à son passage et accompagnaient le curieux personnage de leurs regards interrogateurs. Or la cause de leur étonnement n'était pas tant la pâleur mortelle du dandy - dans le coin, les phtisiques ne manquaient pas - ni même le fait qu'il fût à n'en pas douter ivre mort (il titubait d'un côté et de l'autre) -en voilà une belle affaire ! Non, l'attention de ceux qui le croisaient, en particulier des dames, était attirée par une étonnante particularité de sa physionomie : en dépit de son évident jeune âge, le dandy avait les tempes entièrement blanches, comme saupoudrées de givre.








La Revue parisienne 14 (2) juillet 1877

Notre correspondant, qui a rejoint depuis quinze jours l'armée russe du Danube, nous fait savoir que le premier juillet (pat un ordre du jour daté du 13, selon le calendrier européen), le tsar Alexandre a remercié son armée victorieuse qui s'est emparée du Danube et a pénétré dans l'Empire ottoman. Le document de l'empereur indique que l'ennemi est totalement vaincu et que dans moins de deux semaines l'église Sainte-Sophie de Constantinople sera dominée par la croix orthodoxe. Dans sa marche en avant, l'armée ne rencontre pratiquement pas de résistance, si l'on excepte les piqûres de moustique que font subir aux communications russes les détachements volants de ceux que l'on appelle les Bachi-Bouzouks ("têtes folles"), mi-bandits, mi-partisans, connus pour leurs mours sauvages et leur férocité sanguinaire.

La femme est une créature faible sur laquelle on ne saurait compter, a dit saint Augustin. Et il a

raison, cet obscurantiste misogyne, mille fois raison. En tout cas en ce qui concerne une certaine personne dénommée Varvara Souvorova.

Les choses avaient commencé comme une aventure amusante, et voilà maintenant où elle en était, et c'était bien fait pour elle, pauvre imbécile ! Sa mère avait coutume de dire que tôt ou tard Varia finirait mal, eh bien ça y était, c'était fait. Quant à son père, un homme d'une grande sagesse doté d'une patience angélique, un jour de violente explication, il avait divisé la vie de sa fille en trois périodes : le diable en jupons, le fléau céleste, la nihiliste écervelée. Jusque-là Varia était fière de cette définition de sa personne, affirmant qu'elle ne pensait pas en rester là, malheureusement sa suffisance venait de lui jouer un bien vilain tour.

Qu'est-ce qui lui avait pris d'accepter de faire une halte dans cette auberge, ou comment appellent-ils cette sinistre institution ? Le cocher, ce perfide bandit de Mitko, avait commencé à se lamenter : " Faut donner à boire aux chevaux, faut les faire boire... " Et voilà où cela l'avait conduite. Seigneur, que faire à présent, que faire ?...

Installée devant une table en bois brut dans l'un des coins de ce hangar sombre et crasseux, Varia tremblait de peur. De toute sa vie elle n'avait éprouvé une angoisse aussi terrible et aussi dénuée d'espoir qu'une fois, le jour où, à six ans, elle avait cassé la tasse préférée de sa grand-mère et s'était tapie sous le divan dans l'attente de la punition qui devait immanquablement tomber.

Elle aurait bien prié, mais les femmes d'avant-garde ne prient pas. La situation apparaissait cependant comme totalement sans issue.

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Récapitulons. Le trajet de Saint-Pétersbourg à Bucarest avait été effectué rapidement et, peut-on dire, dans le confort. Un train rapide (deux wagons luxueux et dix plates-formes chargées d'armes) avait amené Varia à la capitale du royaume de Roumanie en trois jours. Officiers et fonctionnaires militaires qui se rendaient sur le terrain des opérations avaient failli en venir aux mains pour les yeux bruns de cette jeune femme aux cheveux courts qui fumait et qui refusait obstinément de se laisser faire le baisemain. A chaque station, Varia se voyait offrir des bouquets de fleurs et des petits paniers de fraises. Les fleurs, elle les jetait par la fenêtre, parce que cela faisait bourgeois, mais bientôt il avait fallu se désintéresser également des fraises, car elle commençait à se couvrir de petits boutons rouges. Pour finir, le voyage avait été agréable et amusant, bien que du point de vue intellectuel et pour ce qui était des idées, ses cavaliers se soient révélés n'être que des mollusques absolus. Il y avait bien un jeune cornette qui connaissait Lamartine et qui avait même entendu parler de Schopenhauer, il lui faisait d'ailleurs une cour plus élégante que les autres, mais en bonne camarade Varia lui avait expliqué qu'elle allait rejoindre son fiancé, et le jeune homme avait tout de suite adopté une conduite irréprochable. Physiquement, il n'était pourtant pas mal du tout, il ressemblait à Lermontov. Bon, oublions le beau cornette !

La seconde étape du voyage s'était, elle aussi, déroulée sans le moindre incident. Bucarest était reliée à Turnu-Mégurele par une diligence régulière. Il avait fallu affronter les chaos et avaler pas

mal de poussière, en revanche elle était à présent à deux pas du but : on disait en effet que le quartier général de l'armée du Danube était situé de l'autre côté de la rivière, à Tsarévitsy.

Il restait à présent à réaliser la dernière partie du Plan élaboré à Saint-Pétersbourg (dans sa tête, c'est ainsi qu'elle le nommait : " le Plan ", avec une majuscule). Dernière, mais particulièrement difficile. Hier soir, mettant à profit l'obscurité, elle avait traversé le Danube en barque en se faisant déposer un peu en amont de Zimnitsa, là où, quinze jours auparavant, l'héroïque division 14 du général Dragomirov était venue à bout de la barrière imprenable que constituait le fleuve. Elle se trouvait à présent en territoire turc et en pleine zone militaire, elle pouvait donc à tout instant se faire capturer. Des détachements cosaques allaient et venaient sur les routes ; une seconde d'inattention, et c'était fini, retour forcé à Bucarest. Mais Varia était une jeune fille ingénieuse et, prévoyant la chose, elle avait pris des mesures.

Dans un petit village bulgare situé sur la rive méridionale du Danube, elle avait eu la bonne surprise de découvrir une auberge. Puis la chance avait continué à lui sourire. Le patron de l'auberge comprenait le russe, et il lui avait promis, moyennant la modeste somme de cinq roubles, de lui indiquer un guide, un " vodatch ", digne de confiance. Varia avait fait l'acquisition d'un pantalon très large de style chalvar, d'une chemise, de grosses bottes, d'une veste sans manches et d'un chapeau de toile bizarre, et, harnachée de la sorte, de jeune fille européenne, elle s'était transformée en un petit adolescent bulgare maigrichon qui ne

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pouvait attirer en rien l'attention d'un détachement. Pour ce qui était de sa route, elle s'était donné la peine de choisir un itinéraire un peu compliqué de façon à contourner les colonnes militaires et à arriver à Tsarévitsy non pas par le nord, mais par le sud. C'est là, à l'état-major de l'armée, que se trouvait Pétia lablokov, son... A vrai dire la relation de Pétia à Varia n'était pas très claire. Etait-il son fiancé ? Un camarade ? Son mari ? Disons qu'il était son ex-mari et son futur fiancé. Et, bien sûr, un camarade.

Ils étaient partis avant le jour dans une carriole grinçante et cahotante. Au début, Mitko, le peu disert conducteur à la moustache brune qui mâchouillait sans arrêt du tabac qu'il recrachait sur la route en longs jets bruns (ce qui chaque fois faisait frémir Varia d'horreur), avait chantonné des airs exotico-balkaniques, mais bientôt il s'était tu, en ayant l'air de se plonger dans des réflexions profondes. Maintenant elle comprenait fort bien lesquelles !

Il aurait tout aussi bien pu la tuer, songea-t-elle avec un frisson. Ou faire pire encore. Il n'y avait rien de plus facile, et qui se serait soucié de la chose ? On aurait tout mis sur le dos des bandits, comment les appelait-on déjà ? Les Bachi-Bouzouks.

A présent, elle était certes vivante, mais les choses allaient fort mal. Mitko le traître avait conduit sa passagère dans une auberge qui ressemblait plutôt à un repaire de bandits, et là, l'installant à une table et commandant du fromage et une cruche de vin, il s'était dirigé vers la porte en lui faisant comprendre qu'il allait revenir. Varia, qui ne voulait pas rester dans ce bouge immonde et malodorant,

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avait essayé de le suivre, mais Mitko lui avait expliqué qu'il avait besoin d'être seul, poussé disons par un besoin physiologique. Comme Varia ne comprenait pas, il avait illustré la chose par un geste, et la jeune fille, gênée, était retournée à sa table.

Le besoin physiologique avait duré au-delà de toute limite. Varia avait mangé un peu du mauvais fromage salé et bu une gorgée du vin aigre qu'on lui avait servi, après quoi, incapable de supporter plus longtemps l'attention dont sa personne devenait l'objet de la part des sinistres clients de l'établissement, elle était sortie dans la cour.

Là, elle avait eu le souffle coupé.

Il n'y avait plus trace de sa voiture. Or elle y avait sa valise avec toutes ses affaires, et, dans sa valise, une petite boîte à pharmacie dans laquelle, au milieu des bandages et de la charpie, elle avait caché son passeport et tout son argent.

Varia était sur le point de courir sur la route quand l'aubergiste avait jailli de son établissement, avec sa chemise rouge, son nez cramoisi et sa joue mangée de verrues. Hurlant de colère, il lui avait fait comprendre qu'avant de s'en aller, il fallait qu'elle commence par régler sa consommation. Varia était revenue par peur du propriétaire, mais elle n'avait pas de quoi payer. Tout doucement elle avait regagné sa place en essayant de vivre les choses comme une aventure, mais sans y parvenir vraiment.

Il n'y avait pas une seule femme dans la salle, et les paysans, sales et gueulards, avaient une façon de se conduire tout à fait différente des moujiks russes. Ceux-ci sont paisibles et, avant d'être pris de boisson, ils discutent à mi-voix. Ceux-là hur-

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laient à tue-tête, buvaient du vin rouge à pleines carafes et riaient constamment d'un gros rire avide (c'est ainsi que l'avait perçu Varia). A l'autre bout de la pièce, à une grande table longue, on jouait aux dés et chaque coup s'accompagnait de hurlements puissants. A un moment, la querelle était devenue plus violente, et l'un des joueurs, un petit bonhomme fin soûl, avait reçu un coup de cruche sur la tête. Maintenant il restait là sous la table sans que personne ne s'approche même de lui.

Le patron avait désigné Varia d'un signe de tête en proférant à son sujet des propos visiblement salaces, et aux tables voisines tout le monde s'était tourné vers elle avec un petit gloussement qui ne présageait rien de bon. La jeune fille s'était recroquevillée, enfonçant son bonnet sur ses yeux. Dans l'auberge, elle était la seule à en porter un, mais elle ne pouvait pas l'enlever, ses cheveux se seraient répandus sur ses épaules. Ils n'étaient pas si longs. Comme il convenait à une femme moderne, Varia se les coupait, mais ils auraient tout de même signalé sur-le-champ son appartenance au sexe faible. " Sexe faible ", une vilaine expression inventée par les hommes. Vilaine certes, mais, hélas, exacte.

A présent, la jeune fille était au centre de l'attention générale, et les regards qui se posaient sur elle étaient gluants, mauvais. Seuls les joueurs de dés restaient indifférents et, à une table d'elle, plus près du comptoir, un homme tout courbé, le nez dans sa cruche de vin, qui lui tournait le dos. Elle ne voyait que ses cheveux noirs coupés court et ses tempes grisonnantes.

Une peur violente l'avait saisie. Allons, ne te laisse pas aller, avait-elle essayé de se dire. Tu as

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l'âge adulte, et tu es une forte femme et non une poupée de salon. Il faut leur dire que je suis russe et que je vais rejoindre mon fiancé à l'armée. Nous sommes les libérateurs de la Bulgarie, et ici tout le monde nous aime. La langue bulgare est facile, il suffit d'ajouter " ta " aux mots russes.

Elle avait tourné le regard vers la fenêtre : et si Mitko réapparaissait ? Il était peut être allé faire boire les chevaux à un étang, et maintenant il allait revenir. Mais sur la route poussiéreuse, elle n'avait vu ni Mitko ni la voiture, en revanche elle avait découvert une chose à laquelle elle n'avait pas fait attention jusque-là. Les maisons du village étaient dominées par un petit minaret tout délabré. Oh ! là ! là ! Seraient-ils musulmans ! Pourtant les Bulgares sont chrétiens, ils sont orthodoxes, tout le monde sait cela. En plus, ils sont en train de boire du vin, or le Coran l'interdit. Mais si le village est chrétien, alors pourquoi un minaret ? Et s'il est musulman, de quel côté sont-ils : du nôtre ou de celui des Turcs ? Il paraît douteux qu'ils soient du nôtre. Et il s'ensuit que les " ta " ajoutés à " armée " et à " état-major " ne seront d'aucun secours.

Mon Dieu, mais que faut-il donc faire ?

A quatorze ans, pendant une leçon de catéchisme, il était venu à Varenka Souvorova une idée indiscutable dans son évidence. Comment se faisait-il que personne n'y ait songé auparavant ? Si Dieu avait commencé par créer Adam pour créer Eve ensuite, cela ne signifiait pas du tout que les hommes étaient plus importants, mais que les femmes étaient plus achevées. L'homme est un prototype expérimental de l'espèce humaine, tandis que

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la femme est une variante confirmée, corrigée et complétée. C'était clair comme le jour ! Et pourtant, bizarrement, la vie intéressante et véritable appartenait en totalité à l'homme, alors que les femmes se bornaient à accoucher et à faire de la broderie : enfants, broderies... Pourquoi cette injustice ? Parce que les hommes étaient plus forts. Il fallait donc être forte.

Et Varenka avait pris la décision de vivre autrement. Aux Etats-Unis, il y avait bien déjà une première femme médecin, Mary Jacobi, et une première femme prêtre, Antoinetta Blackwell. En Russie, c'étaient toujours la tradition et les vieilles mours. Mais ce n'était pas grave, il suffisait d'attendre un peu.

Après le lycée, tout comme les Etats d'Amérique du Nord, Varia était partie en guerre pour son indépendance (combien son père, l'avocat Souvorov, s'était montré faible !) et elle était allée s'inscrire dans une école d'accouchement, se transformant par là même de " fléau céleste " qu'elle était en une " nihiliste écervelée ".

L'expérience n'avait pas été concluante. Varenka était venue à bout de la partie théorique sans difficulté, bien que tout un ensemble de choses dans le processus de création de l'être humain lui soit apparu étonnant et invraisemblable, mais dès qu'il s'était agi d'assister à une naissance pour de bon, c'avait été la catastrophe. Incapable de supporter les hurlements de l'accouchée et la vue horrible de la minuscule tête tout écrasée qui s'extirpait lentement de chairs déchirées et sanglantes, Varia, à sa grande honte, avait perdu connaissance, après quoi il ne lui était plus resté qu'à aller voir du côté

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des cours de télégraphie. Dans un premier temps, il lui avait semblé flatteur de devenir l'une des premières femmes télégraphistes russes, on avait même parlé d'elle dans le journal Les Nouvelles de Saint-Pétersbourg (voir l'article // est grand temps dans le numéro du 28 novembre 1875), malheureusement le travail s'était révélé terriblement ennuyeux et dénué de toute perspective.

C'est pourquoi, au grand soulagement de ses parents, Varia était allée s'installer dans leur domaine de Tambov, non pas pour n'y rien faire, bien sûr, mais pour y éduquer et y instruire les enfants des paysans. C'est là, dans la petite école toute neuve qui sentait bon le bois frais, qu'elle avait fait la connaissance de Pétia lablokov, étudiant à Saint-Pétersbourg. Pétia enseignait l'arithmétique, la géographie et les bases des sciences naturelles, Varia était chargée de toutes les autres matières. Les paysans n'avaient pas mis longtemps à comprendre que la fréquentation de l'école n'allait leur valoir aucun dédommagement ni avantage, et ils s'étaient empressés de retirer leurs enfants (c'est pas le tout de se chatouiller le cerveau, il faut travailler), mais Varia et Pétia avaient eu le temps de faire des projets pour la suite de leur existence : une existence qu'ils voulaient libre, moderne, fondée sur le respect réciproque et sur un sage partage des responsabilités.

Il avait été immédiatement mis fin à l'humiliation qui consistait à dépendre de la générosité des parents. Le couple s'était installé dans le quartier de Vyborg, louant un appartement qui était plein de souris, mais qui comptait trois pièces. Il s'agissait en effet de vivre comme Véra Pavlovna et

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Lopoukhov, les héros de Que faire ? de Tcherny-chevski : chacun avait son territoire, la troisième pièce étant réservée aux échanges entre eux et à l'accueil des amis. Varia et Pétia s'étaient présentés à la logeuse comme mari et femme, mais ils n'avaient cohabité strictement que comme des camarades : le soir, ils lisaient, prenaient le thé et discutaient dans le salon commun, puis ils se souhaitaient une bonne nuit, et chacun regagnait sa chambre. Ils avaient vécu ainsi toute une année, une année parfaitement heureuse, âme contre âme au sens propre du terme, sans boue et sans indélicatesse. Pétia fréquentait l'université et donnait des cours, Varia, qui avait suivi un enseignement de sténographie, s'était mise à gagner jusqu'à cent roubles par mois. Elle avait eu à enregistrer les protocoles de jugement d'un tribunal, à prendre en dictée les mémoires d'un général vainqueur de Varsovie retombé en enfance, après quoi, sur une recommandation d'amis, elle avait été embauchée pour taper le roman d'un Grand Ecrivain. (Mieux vaut taire son nom, parce que les choses devaient finir d'une façon peu élégante). Eperdue d'admiration pour cet auteur connu, Varia avait catégoriquement refusé de se faire payer, considérant que ce travail était pour elle un grand honneur. Malheureusement, le maître avait interprété son geste tout autrement. C'était un homme terriblement vieux, ayant passé la cinquantaine, chargé d'une nombreuse famille, et par-dessus le marché d'une très grande laideur. En revanche, il faut reconnaître qu'il parlait bien et qu'il savait convaincre : l'innocence n'est en effet qu'un préjugé ridicule, la morale bourgeoise est odieuse et la nature

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humaine n'a rien de honteux. Varia prêtait l'oreille à ses discours, puis elle en parlait longuement à Pétia, lui demandant conseil durant des heures. Pétroucha reconnaissait que le respect du mythe de la virginité et des bonnes mours était des chaînes imposées à la femme, mais il déconseillait vivement à Varia d'entrer dans des relations physiologiques avec le Grand Ecrivain. Il s'énervait, essayait de démontrer qu'il n'était pas si grand que cela malgré ses mérites passés, précisant que bien des gens d'avant-garde voyaient aujourd'hui en lui un réactionnaire. La conclusion avait été, comme nous l'avons déjà dit, fort vilaine. Un jour, interrompant la dictée d'une scène particulièrement forte (Varia avait les larmes aux yeux en la notant), l'écrivain s'était mis à respirer bruyamment et à renifler, puis, attrapant maladroitement sa jeune dactylo par les épaules, il l'avait entraînée vers le divan. Pendant un moment, elle avait supporté les propos privés de sens qu'il lui avait chuchotes ainsi que le contact de ses doigts tremblants qui ne s'y retrouvaient pas dans les boutons et dans les crochets de sa robe, puis, brusquement, elle avait compris de la manière la plus nette... plus exactement, sans le comprendre, elle avait senti que tout cela était incorrect et ne pouvait pas arriver. Elle avait repoussé le Grand Ecrivain et s'était enfuie de chez lui pour ne plus y retourner.

Cet incident avait eu un effet déplorable sur Pétia. On était au mois de mars, le printemps était précoce, la Neva exhalait une odeur de grand large et de fonte des glaces, et Pétia avait posé un ultimatum : les choses ne pouvaient plus durer ainsi ; ils étaient faits l'un pour l'autre ; leur relation avait

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supporté l'épreuve du temps ; ils étaient tous deux des êtres vivants, et il ne servait à rien de ruser avec les lois de la nature. Il était prêt à accepter, bien sûr, un amour physique hors mariage, mais il valait mieux faire les choses en bonne et due forme, ce qui éviterait bien des difficultés. Et il s'y était tant et si bien pris que la discussion n'avait plus porté que sur le type de mariage qu'il convenait de choisir : le mariage civil ou le mariage religieux. Les débats avaient duré jusqu'en avril. En avril avait éclaté la guerre tant attendue pour la libération des frères slaves, et Pétia lablokov, en bon citoyen, s'était porté volontaire. A la veille de son départ, Varia lui avait fait deux promesses : celle de lui donner bientôt sa réponse définitive et celle de trouver quelque chose pour qu'ils fassent la guerre ensemble.

Et elle avait trouvé. Il lui avait fallu un certain temps, mais elle avait trouvé. Ni l'hôpital militaire de campagne ni celui de l'arrière n'avaient accepté ses services, personne ne voulant tenir compte de ses cours d'accouchement inachevés. On refusait également à l'armée les femmes télégraphistes. Varia était sur le point de désespérer quand était arrivée une lettre de Roumanie : Pétia se plaignait de ne pas avoir été admis dans l'infanterie à cause de ses pieds plats et d'avoir été rattaché à l'état-major du grand prince Nicolaï Nicolaévitch, commandant en chef, du fait que l'engagé volontaire lablokov était mathématicien et que l'armée manquait cruellement de chiffreurs.

Varia s'était alors dit qu'il ne serait pas difficile de trouver un travail auprès de l'état-major ou, au pire, de se perdre dans la masse des arrières de

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l'armée, et elle avait sur-le-champ imaginé son Plan qui s'était révélé étonnamment heureux dans ses deux premières étapes et qui venait, à la troisième, de s'achever par une catastrophe.

Cependant, le dénouement approchait. Le gros patron au nez rouge lança un propos menaçant et, tout en s'essuyant les mains avec un torchon gris, il vint dans la direction de Varia d'une démarche chaloupée, sa chemise rouge le faisant ressembler à un bourreau gagnant le lieu de l'exécution. La bouche de Varia se sécha, elle eut une légère nausée. Et si elle se faisait passer pour sourde-muette ? C'est-à-dire pour sourd-muet ?

L'homme qui lui tournait le dos, le nez dans sa cruche, se leva lentement, s'approcha de la table de la jeune fille et prit place en face d'elle sans dire un mot. Elle découvrit un visage pâle et très jeune, presque celui d'un gamin malgré les tempes grisonnantes. Il avait les yeux bleus, une fine moustache et une bouche réfractaire au sourire. C'était un visage étrange qui ne ressemblait en rien à celui des autres paysans, bien que l'inconnu ait été vêtu tout comme eux, si ce n'est que sa veste avait l'air un peu plus neuve et sa chemise plus propre.

Sans même se retourner, l'homme aux yeux bleus fit un geste méprisant en direction du patron de l'établissement, et le terrible bourreau se retira immédiatement derrière son comptoir. Mais cet épisode ne rassura nullement Varia, qui se dit au contraire que le plus terrible allait commencer.

Elle plissa le front, prête à entendre une langue étrangère. Il valait mieux ne rien dire et se contenter de hocher la tête. Il fallait surtout ne pas

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oublier que chez les Bulgares tout était à l'envers : quand on hoche la tête de haut en bas, cela signifie " non ", de gauche à droite, cela veut dire " oui ".

Mais l'homme aux yeux bleus ne lui posa aucune question. Il soupira d'un air contrit et dit avec un léger bégaiement mais dans un russe parfait :

- Ah ! m-mademoiselle, vous auriez mieux fait d'attendre votre fiancé chez vous. Ici ce n'est pas un roman de Mayne Reid, et les choses auraient p-p-pu finir bien mal.

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L'Invalide russe (Saint-Pétersbourg), 2 (14) juillet 1877

... Un armistice ayant été conclu entre la Porte et la Serbie, de nombreux patriotes de la cause slave, preux chevaliers de la terre russe, qui servaient comme engagés volontaires sous la direction du vaillant général Tcherniaev, ont répondu à l'appel du tsar libérateur. Aujourd'hui, au risque de leurs jours, ils traversent les montagnes sauvages et les sombres forêts pour rejoindre la terre bulgare, faire jonction avec l'armée orthodoxe et conclure leur exploit guerrier par la victoire tant attendue.

Varia ne réalisa pas tout de suite ce qu'elle venait d'entendre. Dans un premier temps, elle commença d'un geste machinal par hocher la tête de haut en bas puis de gauche à droite, et ce n'est qu'après qu'elle resta soudain figée, la bouche ouverte.

- Ne vous étonnez pas, proféra d'une voix lasse l'étrange paysan. Le fait que vous soyez une jeune

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fille se voit tout de suite, tenez, vous avez une mèche de cheveux qui dépasse de votre bonnet. Et de jun. (Varia corrigea d'un geste furtif la boucle traîtresse.) Le fait que vous soyez russe est tout aussi évident : nez retroussé, dessin des pommettes grand-russe, cheveux fauves, et, surtout, absence de haie. Et de deux. En ce qui concerne le fiancé, c'est simple aussi : vous vous déplacez toute seule en essayant de ne pas attirer l'attention, vous voyagez donc pour une raison personnelle. Et qu'est-ce qui peut amener une jeune fille de votre âge dans une armée active si ce n'est un motif romantique ? Et de trois. Maintenant quatre : le moustachu qui vous a amenée ici pour disparaître ensuite était votre guide ? Et votre argent était, bien sûr, caché au milieu de vos affaires ? Ce n'est pas malin. Il faut toujours garder les choses précieuses sur soi. Comment vous appelez-vous ?

- Souvorova Varia. Varvara Andréevna, murmura Varia prise de peur. Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ?

- Je m'appelle Eraste Pétrovitch Fandorine. Je suis un engagé volontaire serbe, et je reviens de chez les Turcs où j'étais prisonnier.

Dieu soit loué, Varia commençait à se demander si elle n'était pas l'objet d'une hallucination. Un engagé volontaire serbe revenant de chez les Turcs ! Elle posa un regard de respect sur ses tempes grisonnantes et, n'y tenant pas, demanda, en pointant en outre du doigt d'un geste peu élégant :

- Ce sont eux qui vous ont torturé, n'est-ce pas ? J'ai lu des articles sur l'horreur des camps turcs. C'est sans doute depuis aussi que vous bégayez ?

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Eraste Pétrovitch Fandorine se renfrogna et ne répondit qu'à contrecour :

- Personne ne m'a torturé. On m'a fait boire du café du matin au soir, et on ne m'a adressé la parole qu'en français. J'étais traité comme un invité du kaïmakan de Vidin.

- De qui ?

- Vidin est une ville sur la frontière roumaine. Et le kaïmakan en est le gouverneur. Quant à mon bégaiement, il est la trace d'un ancien traumatisme.

- Vous vous êtes enfui, c'est cela ? demanda-t-elle avec envie. Et vous êtes en train de regagner l'armée active pour vous battre ?

- Non, de ce point de vue-là, j'ai eu tout mon soûl.

Le visage de Varia exprima sans doute la perplexité la plus grande, car l'engagé volontaire estima nécessaire d'ajouter :

- La guerre, Varvara Andréevna, est une chose horrible. Personne n'a raison et personne n'a tort, et l'on trouve des gens bien et des gens mauvais des deux côtés. La seule chose, c'est que ce sont en général les gens bien qui sont tués les premiers.

- Dans ce cas, pourquoi vous êtes-vous engagé en Serbie ? dit-elle d'un ton provocateur. Personne ne vous y forçait !

- Je l'ai fait poussé par des considérations égoïstes. J'étais m-m-malade, et j'avais besoin de soins.

- Parce qu'on soigne les gens, à la guerre ?

- Oui, la vue des souffrances des autres permet de mieux supporter les siennes. Je suis arrivé au front quinze jours avant l'écrasement de l'armée de

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Tcherniaev. Après cela, j'ai erré un long moment dans les m-m-montagnes, tiraillant plus souvent qu'à mon tour. Dieu merci, je crois que je n'ai jamais touché personne.

Il fait l'intéressant, à moins que ce ne soit tout simplement un cynique, pensa Varia avec une certaine irritation, et elle remarqua avec un air mauvais :

- Mais vous n'aviez qu'à rester auprès de votre kaïmakan en attendant la fin de la guerre. Pourquoi vous enfuir ?

- Je ne me suis pas enfui. C'est Youssouf Pacha qui m'a laissé partir.

- Et qu'est-ce qui vous a poussé à venir en Bulgarie ?

- J'ai quelque chose à y faire, répondit Fandorine laconiquement. Et vous, où vous rendez-vous ?

- Je vais à Tsarévitsy, à l'état-major du commandant en chef. Et vous ?

- A Bella. On dit que c'est là que se trouve le quartier général de Sa Majesté.

L'engagé volontaire garda un instant le silence, ses fins sourcils furent parcourus de quelques frémissements, puis il soupira et dit :

- Mais je peux aussi bien aller auprès du commandant en chef.

- C'est vrai ? s'écria Varia ravie. Allons-y ensemble, vous voulez bien ? Je ne sais pas ce que j'aurais fait si je ne vous avais pas rencontré !

- Bêtises. Vous auriez demandé au patron de l'auberge de vous conduire au détachement russe le plus proche, et l'affaire était réglée.

- J'aurais demandé cela ? Au patron de l'auberge ? reprit Varia avec un frisson de terreur.

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- D'ailleurs ce n'est pas une auberge, c'est un mékhana.

- Va pour le mékhana. Mais le village est musulman ?

- Oui.

- Alors ils m'auraient livrée aux Turcs.

- Je ne voudrais pas vous offenser, Varvara Andréevna, mais pour les Turcs vous ne présentez aucun intérêt, tandis que votre fiancé aurait sûrement donné une récompense à celui qui vous aurait amenée.

- Je préfère rester avec vous. (Varia se faisait suppliante.) S'il vous plaît !

- Je n'ai qu'un cheval, et encore n'est-il qu'à moitié valide. On ne peut pas monter dessus à deux. Comme argent, j'ai en tout et pour tout trois k-k-kuruchs. Ça suffira pour payer le vin et le fromage, mais c'est tout... Il faudrait un autre cheval ou au moins un âne. Et un âne, ça vaut au moins cent kuruchs.

Le nouvel ami de Varia se tut et eut l'air de se livrer à des calculs en tournant le regard vers les joueurs de dés. Puis il poussa un nouveau soupir.

- Attendez-moi là. Je reviens.

Il s'approcha lentement de la table et resta cinq minutes à observer les joueurs, puis il dit quelque chose que Varia n'entendit pas et à la suite de quoi tous laissèrent d'un même mouvement leurs dés et se tournèrent vers lui. Fandorine désigna Varia d'un signe de tête, et les regards concentrés sur elle la firent se faire toute petite sur son siège. Puis retentit un gros rire visiblement scabreux et humiliant pour la jeune femme. Fandorine cependant, sans montrer la moindre velléité de prendre la

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défense de son honneur, serra la main d'un gros moustachu et s'assit sur le banc. Les autres s'écartèrent pour lui faire place, et immédiatement des curieux s'attroupèrent autour de la table.

Selon toute apparence, l'engagé volontaire se lançait dans une partie. Mais avec quel argent ? Trois kuruchs ? Il allait lui en falloir du temps pour gagner de quoi acheter un cheval ! Tout à coup, Varia fut prise d'inquiétude en réalisant qu'elle venait de confier sa personne à un homme qu'elle ne connaissait absolument pas. Un homme qui avait une allure étrange, une façon de parler bizarre et un comportement tout à fait inhabituel. D'un autre côté, avait-elle seulement le choix ?

Les observateurs poussèrent un cri : c'était le gros qui venait de jouer. Puis on entendit les dés rouler une seconde fois, et les murs de l'établissement tremblèrent sous l'effet d'un hurlement général.

- Douze, déclara Fandorine calmement avant de se lever. Où est Magareto ?

Le gros bondit lui aussi de sa chaise et, attrapant l'engagé volontaire par la manche, il se mit à lui expliquer quelque chose, les yeux désespérément exorbités.

Il répétait sans fin :

- Ochte vetnaj, ochte vetnaj...

Fandorine l'écouta paisiblement et hocha la tête. Pourtant son attitude conciliante ne donna nullement satisfaction au gros, qui se mit à hurler de plus belle en agitant les mains. Fandorine fit alors un mouvement encore plus décidé, et c'est là que Varia se souvint du paradoxe bulgare qui voulait qu'un hochement de la tête de haut en bas signifie le refus.

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A ce moment-là, abandonnant les mots, le joueur malchanceux essaya de passer à l'action et se prépara à asséner à Fandorine un magistral coup de poing. Les curieux s'écartèrent en un instant, mais Eraste, lui, ne bougea pas, et seule sa main droite eut l'air comme par hasard de se glisser dans sa poche. Le geste fut à peine perceptible, mais il eut sur le gros un effet magique. Perdant d'un seul coup toute contenance, il fit entendre un sanglot et bredouilla quelque chose de lamentable. Cette fois, Fandorine agita la tête de droite à gauche, lança au patron de l'établissement qui s'était approché deux pièces de monnaie et se dirigea vers la sortie. Il ne jeta même pas un regard à Varia, mais elle n'avait pas besoin d'être invitée et, sautant de sa chaise, elle se retrouva en un instant à côté de son sauveur.

- Le deuxième en partant du bord, fit Eraste en clignant des yeux d'un air concentré et en s'arrêtant sur le perron.

Suivant son regard, Varia découvrit près de la barrière toute une rangée de chevaux, d'ânes et de mules broutant paisiblement du foin.

- Tenez, voici votre B-B-Bucéphale, dit l'engagé volontaire en désignant un petit âne brun. Il ne paye pas de mine, mais au moins vous ne tomberez pas de bien haut !

Varia commençait à comprendre :

- Vous venez de le gagner ?

Fandorine acquiesça en silence tout en détachant une jument brune toute maigre.

Il aida la jeune femme à s'installer sur une selle en bois, sauta avec une certaine légèreté sur la sienne, et ils prirent la rue du village vivement éclairée par le soleil de midi.

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- Est-ce qu'on est loin de Tsarévitsy ? demanda Varia, ballottée au rythme des petits pas de son moyen de transport aux oreilles toutes velues.

- Si on ne se perd pas, on y sera ce soir, déclara majestueusement d'en haut le cavalier.

Il est devenu un vrai Turc, à avoir été longtemps leur prisonnier, pensa Varia avec colère. Il aurait pu laisser son cheval à la dame. C'est du narcissisme masculin typique. Le paon ! Le col bleu ! Tout ce qui leur plaît, c'est de faire l'avantageux devant la petite cane grise. Déjà que je dois avoir belle allure, me voilà à présent dans le rôle de San-cho Pança auprès du Chevalier à la triste figure.

Tout à coup un détail de l'épisode vécu lui revint :

- Qu'est-ce que vous avez dans votre poche ? Un pistolet ? Fandorine ne comprit pas tout de suite :

- Dans quelle poche ? Ah ! dans ma poche ! Rien malheureusement.

- Et s'il n'avait pas pris peur ?

- Je n'aurais jamais joué avec un partenaire autrement. Varia était intriguée.

- Mais comment avez-vous fait pour gagner un âne d'un seul coup ? Il n'a quand même pas joué son âne contre trois kuruchs ?

- Bien sûr que non !

- Qu'est-ce que vous avez joué, alors ?

- Vous, répondit Fandorine sans se troubler. Une jeune fille contre un âne, c'est une bonne mise. Pardonnez-moi, Varvara Andréevna, mais je n'avais pas d'autre solution.

- Vous pardonner ? (Varia fit un tel saut sur son âne qu'elle faillit glisser sur le côté.) Et si vous aviez perdu ?

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- Sachez, Varvara Andréevna, que j'ai une particularité étrange. Je ne peux pas supporter les jeux de hasard, mais quand je suis obligé de jouer, je gagne toujours. Les caprices de la fortune9. Ma libération aussi, je l'ai gagnée aux dés auprès du pacha de Vidin.

Ne sachant pas comment réagir à une déclaration aussi peu sérieuse, Varia décida qu'elle était mortellement offensée. Aussi cheminèrent-ils désormais en silence.

Véritable objet de torture, sa maudite selle lui causait bien des ennuis, mais elle souffrait sans rien dire, se contentant de déplacer de temps à autre son centre de gravité.

- C'est dur ? demanda Fandorine. Voulez-vous que je vous donne ma veste ?

Varia ne répondit pas, premièrement parce que la proposition lui parut quelque peu indécente, deuxièmement pour une raison de principe.

Le chemin serpenta longtemps entre de petites collines boisées, puis déboucha dans une plaine. De tout le trajet ils n'avaient rencontré personne, et cela commençait à devenir inquiétant. Varia avait bien essayé de jeter quelques regards en biais à Fandorine, mais celui-ci, telle une bûche, gardait un calme absolu et ne se montrait pas disposé à réengager la conversation.

Cela dit, elle allait avoir bonne mine en arrivant à Tsarévitsy dans une tenue pareille ! Pétia, disons que cela lui était égal. Lui, elle pouvait bien se draper dans un sac de toile qu'il ne s'en apercevrait

* Les expressions en italique suivies d'un astérisque sont en français dans le texte. (N.d.T.)

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même pas, mais il y avait là les membres de l'état-major, toute une société. Se présenter comme un épouvantail... Varia enleva son bonnet, passa la main dans sa coiffure et perdit définitivement le moral. Ses cheveux qui, en temps normal déjà, n'avaient rien d'extraordinaire avec cette teinte souris que l'on appelle châtain clair, s'étaient en plus emmêlés à cause du déguisement et pendaient lamentablement. Elle ne les avait plus lavés depuis Bucarest, et cela faisait trois jours. Non, il valait mieux garder le bonnet. Pour le reste, la tenue de petit paysan bulgare n'était pas si mal. Elle était pratique et faisait bel effet à sa façon. Le pantalon évoquait un peu les célèbres bloomers que portaient jadis les suffragettes anglaises pour lutter contre l'humiliation que constituaient les culottes et les jupons. Si seulement elle avait pu passer une large ceinture rouge autour de sa taille comme dans L'Enlèvement au sérail (Pétia et elle étaient allés écouter l'opéra l'automne dernier au théâtre Marie), cela aurait même fait pittoresque.

Soudain les réflexions de Varvara Andréevna furent interrompues de la manière la plus indélicate. L'engagé volontaire s'était penché et avait attrapé son âne par la bride. Le stupide animal s'était arrêté brutalement, et Varia avait failli passer par-dessus sa tête.

- Qu'est-ce qui vous prend ? Vous êtes fou ?

- Maintenant, quoi qu'il arrive, taisez-vous ! lui dit Fandorine à voix basse et avec le plus grand sérieux, fixant quelque chose au devant d'eux.

Varia releva la tête et découvrit, enveloppé dans un nuage de poussière, un détachement de cavaliers en désordre qui venait droit sur eux. Il y avait

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bien là une vingtaine d'hommes. On voyait leurs gros bonnets poilus, et le soleil posait par moments de petites étoiles sur leur harnachement et sur leurs armes. L'un des cavaliers chevauchait en tête du détachement, et Varia put distinguer un bout de tissu vert enroulé autour de son bonnet de fourrure.

- Qui sont ces hommes, des Bachi-Bouzouks ? demanda Varia très haut, un frémissement dans la voix. Qu'est-ce qui va se passer maintenant ? On est perdus ? Ils vont nous tuer ?

- Si vous gardez le silence, je ne crois pas, répondit Fandorine d'un ton qui n'était pas très assuré. Votre soudaine envie de parler tombe bien mal.

Il avait complètement cessé de bégayer, ce qui acheva de mettre Varia mal à l'aise.

Eraste Pétrovitch prit une nouvelle fois son âne par la bride, se plaça en retrait du chemin et, tirant le bonnet de la jeune fille jusque sur ses yeux, il lui dit à voix très basse :

- Regardez vos pieds, et pas un son.

Mais elle ne résista pas et jeta un regard par en dessous sur les célèbres bandits dont tous les journaux parlaient depuis deux ans.

Celui qui chevauchait en tête (c'était sans doute le bey) avait une barbe rousse, il portait une veste matelassée sale et dépenaillée, mais ses armes étaient en argent. Il passa à côté d'eux sans un regard pour les pauvres paysans. Ceux de sa bande en revanche eurent un maintien moins digne. Plusieurs d'entre eux se postèrent autour de Fandorine et de Varia en échangeant des propos d'une voix rauque. Les Bachi-Bouzouks avaient des visa-

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ges tels que Varia eut envie de fermer les yeux de toutes ses forces, elle n'aurait même pas imaginé que des êtres humains puissent avoir des faces pareilles. Soudain, au milieu de toutes ces têtes de cauchemar, elle découvrit un visage humain tout ce qu'il y avait d'ordinaire. Il était pâle, l'un de ses yeux, ensanglanté et tout tuméfié, était fermé, l'autre, en revanche, brun et empli d'une tristesse sans fin, la regardait bien en face.

Les bandits avaient avec eux un officier russe à l'uniforme poussiéreux et déchiré qu'ils avaient assis devant-derrière sur sa selle. Ses mains étaient ligotées dans le dos, à son cou pendait bizarrement l'étui de son sabre, et il avait du sang au coin de la bouche. Varia se mordit les lèvres pour ne pas crier et, ne supportant pas le désespoir qui se lisait dans le regard du prisonnier, elle baissa les yeux. Mais un cri, ou plus exactement un sanglot hystérique, échappa à sa gorge tout à coup desséchée par la peur : l'un des bandits portait, attachée au pommeau de sa selle, une tête humaine aux cheveux blonds et à la longue moustache. Fandorine lui serra fortement le bras et dit quelque chose de bref en turc - elle ne comprit que " Youssouf Pacha " et " kaïmakan " - mais ces mots n'eurent aucun effet sur les bandits. L'un d'entre eux, qui avait un nez énorme tout de travers et portait une barbe en pointe, souleva la lèvre supérieure de la jument de Fandorine et, découvrant de longues dents gâtées, cracha de mépris, proférant des propos qui déclenchèrent le rire des autres. Après quoi il fit claquer son fouet sur la croupe de l'animal qui, apeuré, se jeta sur le côté pour adopter tout de suite un petit trot mal coordonné. Varia donna des coups de

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talon dans le ventre bedonnant de son âne et suivit, n'osant pas croire le danger écarté. Tout dansait autour d'elle, l'horrible tête aux yeux fermés de douleur avec du sang aux commissures des lèvres ne la laissait pas en repos. Une phrase insensée, presque obsessionnelle, tournait dans son esprit : les bandits coupeurs de têtes sont des bandits qui coupent des têtes.

- Je vous en prie, ce n'est pas le moment de vous évanouir, ils peuvent re-re-revenir, dit Fando-rine à voix basse.

Il ne croyait pas si bien dire. Une minute plus tard, ils entendirent derrière eux un bruit de galop qui se rapprochait.

Eraste Pétrovitch jeta un coup d'oil et lui glissa :

- Ne vous retournez pas, en avant !

Mais Varia désobéit et se retourna quand même, et elle aurait vraiment dû n'en rien faire. Ils avaient eu le temps de s'écarter d'environ deux cents pas des Bachi-Bouzouks, mais l'un des cavaliers, celui qui portait la tête coupée, revenait à vive allure, son horrible trophée battant sur la croupe de son cheval.

Saisie par le désespoir, Varia regarda son compagnon. Celui-ci, ayant apparemment perdu son éternel sang-froid, buvait, la tête rejetée en arrière, de l'eau à une grosse gourde de cuivre.

Sa maudite bête tricotait mélancoliquement des pattes, refusant obstinément d'accélérer le pas. Une minute plus tard, le rapide coursier eut rejoint les voyageurs désarmés et cambra son impétueuse monture. Se penchant sur le côté, il arracha le bonnet de Varia et partit d'un grand rire sauvage en voyant ses cheveux libérés se répandre sur ses épaules.

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- Ho ! ho ! cria-t-il, et on vit étinceler ses dents blanches.

D'un mouvement vif de la main gauche, Eraste Pétrovitch, sombre et concentré, fit voler en l'air le gros bonnet à poils du bandit, frappant du même mouvement sa nuque rasée de sa lourde gourde. On entendit un bruit liquide et écourant, l'eau de la gourde glouglouta, et le Bachi-Bouzouk roula dans la poussière

- Au diable votre âne ! Donnez-moi la main. En selle. Foncez à toute allure, et ne vous retournez sous aucun prétexte ! lui lança d'une voix hachée Fandorine qui avait encore cessé de bégayer.

Varia était plus morte que vive, il l'aida à monter sur le cheval du bandit, arracha le fusil de l'étui accroché à sa selle, et ils partirent au galop.

Le cheval du Bachi-Bouzouk s'élança, et Varia rentra la tête dans les épaules, craignant de perdre son équilibre. Le vent sifflait dans ses oreilles, son pied gauche avait malencontreusement perdu un étrier trop long, des coups de feu crépitaient derrière eux, quelque chose de lourd la frappait douloureusement à la hanche droite.

Jetant un très bref regard, elle vit la tête toute mordorée qui dansait et, poussant un petit cri, elle lâcha les rênes, ce qui était la dernière chose à faire.

Une seconde plus tard, désarçonnée, elle partait en l'air, effectuant un arc de cercle pour aller s'écraser dans quelque chose de vert, de mou et de bruissant qui était un buisson de la route.

C'était le moment ou jamais de perdre connaissance, mais bizarrement cela ne venait pas. Varia restait assise dans l'herbe, tenant l'une de ses joues

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qui était égratignée, alors que se balançaient autour d'elle des branches qu'elle avait cassées dans sa chute.

Pendant ce temps-là, sur la route, voici ce qui se passait. Du plat de son fusil, Fandorine éperonnait à qui mieux mieux sa pauvre cavale qui faisait tout ce qu'elle pouvait, lançant en avant ses jambes fines. Il arrivait presque au buisson dans lequel se tenait Varia assommée par le choc, mais derrière, à une centaine de pas à peine, dans un concert de coups de feu, déferlait la horde des poursuivants, dix cavaliers au moins. Soudain, le cheval de l'engagé volontaire perdit son allure, sa tête eut un geste de douleur, et il partit sur le côté, de plus en plus sur le côté, pour, finalement, s'affaler doucement par terre en écrasant la jambe de son cavalier. Varia hurla. Fandorine s'extirpa tant bien que mal de sous son cheval qui essayait vainement de se redresser et se mit debout de toute sa taille. Puis, jetant un rapide regard à Varia, il releva son fusil et se mit à viser les Bachi-Bouzouks.

Il ne se dépêchait pas de tirer, visait au mieux, et sa posture en imposait tellement qu'aucun des bandits ne voulut affronter sa balle le premier. Quittant le chemin, le détachement s'égailla dans le pré, formant un large demi-cercle autour des fugitifs. Les coups de feu cessèrent, et Varia comprit qu'ils voulaient les prendre vivants.

Fandorine reculait sur le chemin, visant les bandits les uns après les autres, se rapprochant de plus en plus d'elle. Quand il fut presque à la hauteur de son buisson, Varia cria :

- Tirez, qu'est-ce que vous attendez !

Mais Eraste, sans se retourner, chuchota :

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- Le fusil du partisan n'est pas chargé.

Varia jeta un coup d'oil à gauche : il y avait des Bachi-Bouzouks. Un autre à droite : là aussi ce n'étaient que cavaliers aux hauts bonnets de fourrure. Puis elle regarda derrière elle et découvrit entre les plantations légères quelque chose qui retint son attention.

Des cavaliers arrivaient au grand galop : en tête, monté sur un puissant coursier noir, les coudes largement écartés comme un jockey, galopait ou, plus exactement volait, un homme coiffé d'un chapeau américain. Il était talonné de près par un autre qui portait un uniforme blanc aux épaulettes d'or. Derrière eux, au trot, venaient en une petite troupe compacte une dizaine de Cosaques du Kou-ban. Et tout à fait derrière, à bonne distance, on voyait sautiller sur sa selle un homme bizarre, coiffé d'un haut-de-forme et vêtu d'une longue redingote.

Varia, comme envoûtée, regardait cette étrange cavalcade, et voilà que les Cosaques se mirent à siffler et à ululer. Les Bachi-Bouzouks firent eux aussi entendre leur voix et se regroupèrent. On voyait arriver à leur rescousse le reste de la troupe avec le bey roux en tête. Les horribles bandits avaient oublié l'existence de Varia et de Fandorine, ils avaient à présent d'autres soucis.

Une bataille rangée allait s'ensuivre. Oubliant le danger, Varia n'en finissait pas de tourner la tête d'un côté et de l'autre. Le spectacle était en effet à la fois terrible et beau.

Mais le combat s'arrêta à peine commencé. Le cavalier coiffé d'un chapeau américain (il était maintenant tout à fait proche et Varia put distin-

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guer son visage basané, une barbiche à la Louis-Napoléon * et une moustache couleur des blés, frisée vers le haut) tira sur ses rênes et se figea, puis, sans qu'on sache d'où il l'avait tiré, il eut dans la main un pistolet à canon long. Le pistolet fit paf ! paf !, cracha deux petits nuages blancs et coléreux, et le bey à la veste élimée chancela doucement sur sa selle, tel un homme ivre, puis s'inclina sur le côté. L'un des Bachi-Bouzouks l'attrapa à bras le corps, le jeta sur l'encolure de son cheval, et le détachement battit en retraite sans livrer bataille. Varia et Fandorine, appuyé d'un geste las sur son fusil inutile, virent défiler devant eux dans un galop endiablé le tireur magicien, le cavalier à l'uniforme blanc (ils purent apercevoir l'éclat d'une épaulette de général), puis le groupe de Cosaques hérissé de piques.

- Ils ont un officier russe ! leur cria l'engagé volontaire.

Cependant s'approchait d'eux le dernier membre de la troupe miraculeuse, un civil qui, apparemment, ne s'intéressait nullement à la poursuite.

Derrière des lunettes, des yeux clairs et ronds considérèrent les rescapés avec commisération.

- Vous êtes des Tchétniks ? demanda le civil avec un fort accent anglais.

- No, sir, répondit Fandorine, et il ajouta autre chose dans cette même langue que Varia ne comprit pas, car au lycée elle avait fait du français et de l'allemand.

Elle tira impatiemment l'engagé volontaire par la manche, et celui-ci lui expliqua avec l'air d'un homme pris en faute :

- Je lui ai dit que nous n'étions pas des Tchétniks, mais des Russes, et que nous essayions de rejoindre les nôtres.

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- Qu'est-ce que c'est que les Tchétniks ?

- Des révoltés bulgares.

- Oh ! mais vous êtes une dame (le bon visage bien en chair de l'Anglais exprima l'étonnement le plus vif). Cependant, quel déguisement ! Je ne savais pas que les Russes utilisaient les femmes pour faire de l'espionnage. Vous êtes une héroïne, madame. Comment vous appelez-vous ? Cela va beaucoup intéresser mes lecteurs.

Il sortit un bloc-notes de son sac de voyage, et ce n'est qu'à ce moment-là que Varia remarqua sur sa manche un bandeau de trois couleurs qui portait le numéro 48 et le mot " correspondant ".

- Je m'appelle Varvara Andréevna Souvorova, et je ne me livre à aucun acte d'espionnage. J'ai mon fiancé à l'état-major, dit-elle avec fierté. Et monsieur est mon compagnon de voyage, c'est Eraste Pétrovitch Fandorine, un engagé volontaire serbe.

Gêné, le correspondant retira d'un geste vif son haut-de-forme et passa au français :

- Je vous prie de m'excuser, mademoiselle. Seamus McLaughlin, collaborateur du journal Daily Post de Londres.

- Vous êtes le journaliste anglais qui a parlé des horreurs commises par les Turcs en Bulgarie ? demanda Varia en enlevant son bonnet et en essayant tant bien que mal de faire bouffer ses cheveux.

- Je suis irlandais, corrigea avec sévérité McLaughlin. Ce n'est pas du tout la même chose.

- Et eux, qui sont-ils ? demanda-t-elle en désignant d'un signe de tête la direction d'où montait un nuage de poussière et où retentissaient des coups de feu. L'homme au chapeau, qui est-ce ?

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r

- C'est un cow-boy hors pair, monsieur Paladin en personne, une plume remarquable, favori des lecteurs français et atout majeur du journal La Revue parisienne.

- La Revue parisienne ?

- Oui, c'est un quotidien français qui tire à cent cinquante mille, ce qui, pour la France, est un très beau chiffre, expliqua avec mépris le correspondant. Moi, mon Daily Post vend quotidiennement deux cent quarante mille exemplaires, vous voyez la différence !

Varia secoua la tête pour que sa coiffure se remette en place et entreprit d'essuyer la poussière sur son visage.

- Monsieur, vous avez surgis juste au bon moment. C'est la providence qui vous a envoyés.

L'Anglais, ou plutôt l'Irlandais, haussa les épaules :

- C'est Michel qui nous a entraînés. Il a été écarté de l'action et simplement rattaché à l'état-major, et l'inaction le rend fou. Ce matin, les Bachi-Bouzouks ont fait des leurs dans les arrières russes, et Michel s'est lancé personnellement à leur poursuite. Quant à Paladin et moi, nous sommes comme ses deux petits chiens, nous le suivons partout. D'abord parce que nous sommes de vieux amis, nous nous connaissons depuis le Turkestan, ensuite parce que là où est Michel, on trouve toujours un bon sujet pour un article... Tiens, les voilà qui reviennent et, bien sûr, comme on dit, en ayant fait chou blanc.

- Pourquoi " bien sûr " ? Le correspondant eut un sourire condescendant mais garda le silence, et ce fut Fandorine, qui jus-

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que-là n'avait pratiquement pas pris part à la conversation, qui répondit à sa place.

- Vous avez bien vu, m-m-mademoiselle, que les Bachi-Bouzouks avaient des montures fraîches, tandis que celles des poursuivants étaient épuisées.

McLaughlin approuva :

- Absolutely so !

Varia eut un regard mauvais pour tous les deux : quand il s'agit de faire passer une femme pour une imbécile, on tombe tout de suite d'accord ! Cependant Fandorine sut se faire pardonner sur-le-champ : sortant de sa poche un mouchoir d'une blancheur étonnante, il l'appliqua sur la joue de la jeune femme qui, dans le feu de l'action, avait complètement oublié son égratignure.

Le correspondant avait cependant fait erreur en annonçant l'échec des poursuivants, et Varia fut heureuse de constater qu'ils avaient tout de même réussi à récupérer l'officier prisonnier. Deux Cosaques tenaient par les pieds et par les mains un homme en uniforme noir dont le corps s'abandonnait. Pourvu qu'il ne soit pas mort !

Cette fois, arrivait en tête le beau cavalier en blanc que le Britannique avait appelé Michel. C'était un jeune général aux yeux bleus remplis de gaieté et qui portait une barbe tout à fait singulière : soignée, souple et divisée en deux, elle formait comme deux ailes qui partaient sur les côtés.

- Ils nous ont échappé, les salauds ! cria-t-il de loin en ajoutant une expression sonore dont le sens échappa quelque peu à Varia.

Otant son haut-de-forme et essuyant son crâne chauve et rosé, McLaughlin le menaça du doigt :

- There is a lady hère !

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Le général se redressa, jeta un regard à Varia puis, tout de suite, retomba dans l'indifférence, ce qui était plus que compréhensible : cheveux sales, joue écorchée, tenue inepte. Il se présenta cependant avant de jeter un regard interrogateur à Fan-dorine :

- Major général Sobolev le second, de la suite de Sa Grandeur impériale.

Mais Varia, vexée de voir le peu de cas que le général faisait de sa personne, lui demanda d'une manière provocante :

- Sobolev le second, et qui est Sobolev le premier ? Le général marqua son étonnement :

- Comment cela ? Mais mon père, le lieutenant général Dimitri Ivanovitch Sobolev, commandant de la division cosaque du Caucase. Vous n'allez pas me dire que vous n'avez jamais entendu parler de lui?

- Non, je n'ai jamais entendu parler ni de lui ni de vous, fit Varia d'une voix froide.

Elle mentait, car toute la Russie connaissait Sobolev le Second, le héros du Turkestan, qui avait conquis Khiva et Makhram.

On disait du général des choses diverses. Les uns le considéraient comme un soldat d'une vaillance exceptionnelle, un chevalier sans peur et sans reproche, et voyaient en lui un futur Souvorov ou même un Bonaparte, d'autres dénonçaient le poseur et l'ambitieux. Les journaux racontaient que Sobolev avait réussi à faire face tout seul à toute une bande de Tekints, et que, blessé sept fois, il n'avait pas reculé ; que, traversant un désert aride à la tête d'un petit détachement, il avait mis

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en pièces la terrible armée d'Abdurrahman Bey. Et pourtant d'autres relations de Varia rapportaient des rumeurs d'une tout autre nature, parlant d'une exécution d'otages et d'une vague disparition du trésor de Kokand.

Mais en regardant les yeux clairs et lumineux du beau général, Varia comprit que les sept blessures et l'armée d'Abdurrahman Bey étaient la vérité, et que l'histoire des otages et celle de l'argent du khan n'étaient qu'inventions malveillantes de gens envieux.

Cela d'autant plus que Sobolev commençait à regarder Varia de nouveau, en ayant l'air cette fois de lui trouver quelque chose.

- Mais qu'est-ce qui vous amène en ce lieu où coule le sang, madame ? Et vêtue de la sorte pardessus le marché ! Je suis intrigué.

Varia se présenta et raconta brièvement ses aventures. Son instinct sûr lui disait en effet que Sobolev n'allait pas la trahir et qu'il ne la ferait pas reconduire à Bucarest sous bonne escorte.

- Votre fiancé a de la chance, Varvara Andréevna, fit le général en caressant Varia du regard. Vous êtes une jeune fille exceptionnelle. Permettez-moi cependant de vous présenter mes camarades. Je crois que vous avez déjà fait connaissance avec monsieur McLaughlin, et voici Serge Véréchtchaguine, mon second, frère du peintre. (Un adolescent mince et beau garçon coiffé d'un bonnet circassien s'inclina avec émotion devant Varia.) Lui-même dessine d'ailleurs à la perfection. Durant une mission de reconnaissance sur le Danube, il a si bien représenté les positions turques que c'était une merveille. Mais où est

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Paladin ? Hé ! Paladin, venez par là, je vais vous présenter à une jolie femme.

Varia considérait avec curiosité le Français qui venait d'arriver le dernier. Il était merveilleusement beau (un bandeau sur sa manche portait l'indication " Correspondant " et le n° 32), non moins beau que Sobolev dans son genre : un nez mince, légèrement camus, une moustache claire frisée vers le haut avec une petite barbe espagnole tirant sur le roux, des yeux gris remplis d'intelligence. Cela dit, pour le moment ses yeux étaient en train de jeter des éclairs de colère :

- Ces bandits font la honte de l'armée turque ! s'exclama avec passion le journaliste en français. Tout ce qu'ils savent faire, c'est égorger des civils, mais dès qu'il s'agit de se battre, il n'y a plus personne. A la place de Kérim Pacha, je les désarmerais tous, et je les pendrais !

Mais McLaughlin interrompit son envolée :

- Calmez-vous, preux chevalier, il y a là une dame. Vous avez de la chance, vous venez de lui apparaître sous le visage d'un héros romantique, ne perdez pas la face ! Regardez comme elle s'intéresse à vous !

Varia devint cramoisie et jeta à l'Irlandais un regard furieux dont il se contenta de rire. Paladin en revanche se conduisit comme il sied à un vrai Français : il mit pied à terre et s'inclina.

- Charles Paladin, mademoiselle, pour vous servir.

- Varvara Souvorova, répondit-elle fort courtoisement, je suis heureuse de faire votre connaissance. Et merci à vous tous, messieurs, d'être arrivés si à propos.

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- Mais permettez-moi de vous demander votre nom à vous, dit Paladin en jetant un regard intrigué en direction de Fandorine.

- Eraste Fandorine, répondit l'engagé volontaire en regardant bizarrement non pas le Français mais Sobolev. J'ai participé à la campagne de Serbie, et aujourd'hui je me rends à l'état-major auquel j'ai à transmettre une information importante.

Le général considéra Fandorine de la tête aux pieds et voulut respectueusement lui manifester sa sympathie :

- Je parie que vous en avez vu de toutes les couleurs ? A quoi vous occupiez-vous avant la Serbie ?

Après un petit moment d'hésitation, Fandorine répondit :

- Je faisais partie du ministère des Affaires étrangères. Je suis conseiller titulaire.

C'était inattendu. Il était donc diplomate ? A dire vrai les nouvelles rencontres qu'elle venait de faire avaient quelque peu fait oublier à Varia l'impression forte (pourquoi le taire ?) qu'avait produite sur elle son peu loquace compagnon de route, mais maintenant, de nouveau, elle se tournait vers lui avec admiration. Un diplomate engagé volontaire, avouez que ce n'est pas une chose courante. Non, il n'y avait pas à dire, tous les trois, Fandorine, Sobolev et Paladin, étaient étonnamment séduisants, chacun à sa manière.

- Quelles informations ? fit Sobolev soudain renfrogné.

Fandorine gardait le silence, il n'avait visiblement pas envie de répondre à la question.

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Mais le général lui lança sur un ton vif :

- Arrêtez de jouer aux grands secrets de la cour de Madrid ; car enfin c'est incorrect à l'égard de ceux qui viennent de vous sauver la vie.

L'engagé volontaire baissa tout de même la voix, et les correspondants tendirent l'oreille.

- Je viens de Vidin, mon général, et il y a trois jours Osman Pacha s'est mis en route pour gagner Plevna avec un corps d'armée.

- Qu'est-ce que c'est que cet Osman, et qu'est-ce que c'est que Plevna ?

- Osman Nuri Pacha est le meilleur chef de guerre de l'armée turque. C'est lui qui a vaincu les Serbes. Il a tout juste quarante-cinq ans, et il est déjà michur, c'est-à-dire feld-maréchal, et ses hommes n'ont rien à voir avec ceux qui protégeaient le Danube. Quant à Plevna, c'est une petite ville à une trentaine de verstes d'ici, en direction de l'ouest. Il faut y arriver avant Osman et occuper ce point stratégique qui protège l'accès de Sofia.

Sobolev se donna une telle claque sur la cuisse que son cheval fit un petit saut sur le côté.

- Ah ! si j'avais au moins un détachement. Sachez malheureusement, Fandorine, que je ne suis plus aux affaires. Il faut que vous vous rendiez à l'état-major pour parler au commandant en chef. Pour ma part, je dois achever ma mission de reconnaissance, mais je vais vous attribuer une garde qui vous conduira à Tsarévitsy. Ce soir, j'aurai le plaisir de vous attendre chez moi, Varvara Andréevna. Dans la tente des correspondants de presse, on ne s'ennuie jamais !

- Avec plaisir, dit Varvara en glissant un regard apeuré en direction du jeune officier prisonnier que l'on avait couché dans l'herbe.

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Deux Cosaques s'occupaient du blessé, accroupis auprès de lui.

- Il est mort, hein ? demanda-t-elle à voix basse.

- Il est tout ce qu'il y a de plus vivant au contraire, lui répondit le général. Il a eu de la chance, l'animal, maintenant il vivra cent ans. Quand nous sommes arrivés à la hauteur des Bachi-Bouzouks, il lui ont tiré une balle dans la tête avant de prendre la fuite. Mais une balle, comme chacun le sait, ce n'est pas intelligent. Elle est partie de biais et lui a seulement arraché un peu de peau. Alors, les gars, en avez-vous fini avec le pansement du capitaine ? lança-t-il aux Cosaques d'une voix forte.

Les deux Cosaques aidèrent l'officier à se relever. Il faillit tomber mais réussit à garder son équilibre et repoussa avec détermination les deux hommes qui essayaient de le soutenir par le bras. Après quoi il fit quelques pas mal assurés, donnant à chaque instant le sentiment que les jambes allaient lui manquer, et, le petit doigt sur la couture du pantalon, il lança d'une voix rauque :

- Erémeï Pérépelkine, de l'état-major général, Excellence. Je venais de Zimnitsa, et je me rendais sur mon lieu de service, à l'état-major du détachement occidental où je viens d'être nommé au département des Opérations du lieutenant général Krûdener. Sur ma route, j'ai été attaqué par un détachement de la cavalerie irrégulière de l'ennemi et fait prisonnier. Je suis coupable... Je n'imaginais pas que cela soit possible dans nos arrières... Je n'avais même pas de pistolet sur moi, juste mon épée.

Cette fois Varia put examiner l'officier martyr de plus près. Il était de taille moyenne, solide, ses che-

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veux ébouriffés étaient châtains, il avait une bouche étroite, presque privée de lèvres, et des yeux bruns marqués de sévérité. Un seul oil à vrai dire, car on ne voyait toujours pas le second, en revanche il n'y avait plus à présent dans le regard du capitaine ni angoisse mortelle ni désespoir.

- Vous êtes vivant, et c'est bien, dit Sobolev avec aménité. Quant au pistolet, un officier doit toujours en avoir un sur lui, même un officier d'état-major. Aller et venir sans pistolet, c'est comme pour une dame sortir dans la rue sans chapeau, on la prend pour une prostituée.

Il eut un petit rire qui s'étrangla sous un regard furieux de Varia :

- Pardon, mademoiselle.

A ce moment-là un fringant cavalier s'approcha du général, à qui il montra quelque chose du doigt :

- Excellence, on dirait que c'est Séménov !

Varia tourna la tête et fut prise d'une nausée. Le cheval bai des bandits, sur la croupe duquel elle s'était montrée si mauvaise cavalière, venait de réapparaître et broutait l'herbe comme si de rien n'était tandis que l'horrible chose continuait à ballotter à son flanc.

Sobolev sauta à terre, s'approcha du cheval et, tout en le considérant d'un air sceptique, se mit à tourner et à retourner l'horrible ballon dans tous les sens.

- Tu crois vraiment que c'est Séménov ? fit-il, peu convaincu. Tu te trompes, Nétchitaïlo, Séménov n'avait pas du tout cette tête-là.

- Comment ça, Mikhaïl Dmitriévitch ? fit le sous-officier cosaque en s'échauffant. Voyez son

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oreille déchirée et, tenez, regardez (il entrouvrit les lèvres violettes de la tête du mort) : il y a aussi la dent de devant qui manque. Sûr que c'est Séménov.

- Peut-être bien, approuva le général d'un air pensif. Eh bien, dans quel état ils l'ont mis ! (Puis, se tournant vers Varvara, il ajouta :) il s'agit de l'un des Cosaques du deuxième escadron qui a été enlevé ce matin par les hommes de Daoud Bey.

Mais Varia ne l'entendait plus, la terre et le ciel avaient effectué une culbute, prenant la place l'un de l'autre, et Paladin et Fandorine eurent tout juste le temps de rattraper la jeune demoiselle devenue soudain toute molle.

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La Revue parisienne 15(3) juillet 1877

L'aigle à deux têtes, blason de la Russie, reflète d'une manière parfaite le système de gouvernement de ce pays où la moindre affaire un tant soit peu importante se voit confiée non pas à une, mais au moins à deux instances qui se gênent mutuellement sans porter ni l'une ni l'autre la moindre responsabilité. Il en va de même dans l'armée active. Formellement, c'est le grand prince Nicolaï Nico-laévitch, actuellement cantonné dans le village de Tsaré-vitsy, qui commande en chef, et pourtant, à peu de distance de son état-major, dans la petite ville de Bella, se trouve le quartier général de l'empereur Alexandre II qui a auprès de lui le grand chancelier, le ministre de la Guerre, le chef des gendarmes et tous les hauts dignitaires. Si l'on ajoute à cela que l'armée roumaine alliée à la Russie a son propre commandant en la personne du prince Karl Hohenzollern-Singmaringen, ce n'est même plus le roi des oiseaux à deux têtes qui vient à l'imagination, mais un conte populaire russe bien connu qui parle d'un cygne, d'un crabe et d'un brochet malencontreusement attelés à un même équipage...

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- Alors, pour finir, dois-je vous dire " madame " ou " mademoiselle " ? demanda le lieutenant-colonel des gendarmes noir comme un scarabée en accompagnant ses propos d'une grimace désagréable. Nous ne sommes pas dans une salle de bal, et je ne suis pas en train de vous faire des compliments ! Nous sommes à l'état-major de l'armée, et je conduis un interrogatoire, aussi veuillez ne pas finasser.

Le lieutenant-colonel s'appelait Ivan Kharitono-vitch Kazanzakis, il ne faisait pas le moindre effort pour essayer de comprendre la situation de Varia, et tout portait à croire que les choses allaient se conclure par un rapatriement forcé en Russie.

La veille, ils n'étaient arrivés à Tsarévitsy qu'à la nuit. Fandorine s'était immédiatement rendu à l'état-major, quant à Varia, bien que tombant de fatigue, elle s'était attelée à l'essentiel. Les baronnes Vreskoï, infirmières du détachement sanitaire, lui avaient procuré des vêtements, avaient fait chauffer de l'eau, et la jeune fille avait commencé par faire sa toilette avant de s'écrouler sur l'un des lits de l'hôpital, profitant du fait qu'ils étaient pratiquement inoccupés. L'entrevue avec Pétia avait été remise au lendemain, elle avait en effet besoin d'être en pleine possession de ses moyens pour affronter l'importante explication qui devait avoir lieu.

Cependant, le matin, on ne l'avait pas laissée dormir. Deux gendarmes casqués et munis d'une carabine étaient venus quérir la " jeune personne qui disait se nommer mademoiselle Souvorova " pour la conduire sur-le-champ dans la Section spéciale du détachement occidental sans même lui donner le temps de se peigner correctement.

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Et cela faisait à présent plusieurs heures qu'elle tentait d'expliquer à son bourreau au visage glabre et aux sourcils épais vêtu d'un uniforme bleu les relations qui la liaient au chiffreur Pétia lablokov.

- Seigneur, mais faites donc venir Pierre Afa-nassiévitch, il vous confirmera tout cela, répétait-elle sans fin au lieutenant-colonel qui répondait invariablement :

- Chaque chose en son temps.

Le gendarme était particulièrement intéressé par les détails de sa rencontre avec " la personne qui se disait être le conseiller titulaire Fandorine ". Il nota soigneusement tout ce qu'elle lui dit sur Yous-souf Pacha de Vidin, sur le café et la langue française et sur sa libération gagnée au jeu de dés. Mais il se passionna surtout en apprenant que l'engagé volontaire avait parlé turc avec les Bachi-Bou-zouks et voulut à tout prix savoir la façon dont il s'était exprimé, en trouvant ses mots facilement ou non. L'élucidation de ce dernier détail stupide prit bien, au bas mot, une bonne demi-heure.

Mais au moment où Varia était sur le point de piquer une crise d'hystérie sèche et sans larmes, la porte de la masure de terre battue dans laquelle était localisée la Section spéciale s'ouvrit brusquement, et l'on vit entrer, ou plutôt faire irruption au galop, un général très digne, aux yeux autoritairement exorbités et à la moustache avantageuse.

- Général Mizinov, aide de camp général, déclara-t-il d'une voix forte à peine le seuil franchi en considérant le lieutenant-colonel. Kazanzakis, je présume ?

Pris au dépourvu, le lieutenant-colonel se figea dans un garde-à-vous impeccable, trouvant tout

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juste la force d'émettre un bredouillement imprécis. Varia, elle, fixa de tous ses yeux Lavrenty Arka-diévitch Mizinov, chef de la Troisième Section et responsable du corps de gendarmes, en qui la jeunesse d'avant-garde voyait le satrape en chef et un bourreau de la liberté.

- C'est cela même, Votre Excellence, finit par articuler l'offenseur de Varia d'une voix rauque. Lieutenant-colonel Kazanzakis, du corps de gendarmerie. Auparavant j'ai servi dans la direction de Kichinev, présentement je suis affecté à la direction du Département spécial auprès de l'état-major occidental. Je suis en train de procéder à l'interrogatoire d'une prisonnière.

- Qui est-ce ? demanda le général en levant un sourcil et en jetant à Varia un regard dénué de toute aménité.

- Varvara Souvorova. Elle prétend être venue ici à titre personnel pour rencontrer un certain lablokov, soldat du chiffre, qui serait son fiancé.

Mizinov marqua un intérêt :

- Souvorova ? Ne serions-nous pas parents ? Mon arrière-grand-père du côté maternel s'appelait Alexandre Vassiliévitch Souvorov-Rymniksky.

- J'espère bien que nous ne le sommes pas, coupa Varvara d'une voix sèche.

Le satrape eut un ricanement rempli de compréhension, après quoi il n'accorda plus aucune attention à la jeune prisonnière.

- Cessez de me bassiner les oreilles avec n'importe quelles vétilles, Kazanzakis. Où est Fandorine ? Le rapport indique qu'il est entre vos mains.

- En effet, et je l'ai placé sous bonne garde, déclara d'un air bravache le lieutenant-colonel et,

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baissant la voix, il ajouta : j'ai de bonnes raisons de croire que nous sommes en présence d'Anvar Effendi lui-même, notre visiteur tant attendu. Tous les détails concordent, Excellence. En ce qui concerne Osman Pacha et Plevna, c'est de toute évidence de la désinformation. Mais qu'est-ce qu'il a bien organisé son affaire...

- Crétin, rugit Mizinov avec une telle violence que l'on vit la tête du lieutenant-colonel disparaître entre ses deux épaules. Qu'on me l'amène sur-le-champ !

Kazanzakis se rua dehors tandis que Varia se pressait contre le dossier de sa chaise, mais le général avait oublié sa présence, et il resta là à souffler et à tambouriner nerveusement sur la table jusqu'à ce que le lieutenant-colonel revienne accompagné de Fandorine.

L'engagé volontaire avait l'air épuisé, et ses yeux profondément cernés indiquaient clairement qu'on n'avait pas dû le laisser dormir beaucoup.

- B-b-bonjour, Lavrenty Arkadiévitch, dit-il mollement en faisant également un petit salut en direction de Varia.

- Mon Dieu, Fandorine, est-ce bien vous ? fit le satrape en poussant un petit cri. On a peine à vous reconnaître ! Vous avez pris dix ans ! Asseyez-vous, mon ami, je suis si content de vous revoir !

Installant Eraste Pétrovitch, il s'assit lui-même, ce qui fit que Varia se retrouva dans son dos. Quant à Kazanzakis, il restait figé sur le seuil.

- Comment allez-vous à présent ? demanda Mizinov. J'aimerais vous présenter mes profondes...

Fandorine lui coupa la parole poliment mais résolument :

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- Laissons cela, dit-il, je vais p-p-parfaitement bien. Dites-moi plutôt si ce monsieur (et il désigna le lieutenant-colonel d'un mouvement méprisant de la tête) vous a transmis les informations concernant Plevna ? Chaque heure compte.

- Oui, oui, et j'ai en main un ordre du commandant en chef, je voulais simplement m'assurer qu'il s'agissait bien de vous. Tenez, écoutez.

Il sortit un papier de sa poche, s'arma d'un monocle et lut :

- " Au baron Krùdener, lieutenant général, commandant du détachement occidental. Ordre vous est donné de prendre Plevna et de vous y retrancher en gardant sous votre commandement au moins une division. Nicolaï. "

Fandorine eut un hochement de tête approbateur.

- Lieutenant-colonel, à coder immédiatement et à envoyer à Krùdener par le télégraphe, ordonna Mizinov.

Kazanzakis prit respectueusement le feuillet et courut exécuter l'ordre reçu en faisant sonner ses éperons.

- Ainsi donc, vous pouvez reprendre le service ? demanda le général. Eraste Pétrovitch fit une grimace.

- Lavrenty Arkadiévitch, je crois que j'ai fait mon d-d-devoir en vous informant des manouvres qu'Osman Pacha est en train de conduire sur notre flanc. Quant à faire la guerre à la pauvre Turquie qui n'aurait pas besoin de nos valeureux efforts pour s'effondrer d'elle-même, soyez assez aimable pour m'en dispenser.

- Non, cher ami, c'est hors de question. Je ne vous en dispense pas ! lança Mizinov avec humeur.

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Si le mot patriotisme ne signifie rien pour vous, je me permettrai de vous rappeler, monsieur le conseiller titulaire, que vous n'êtes pas à la retraite, vous bénéficiez simplement d'un congé illimité. Par ailleurs, bien que rattaché au corps diplomatique, vous n'en faites pas moins partie de la Troisième Section placée sous mes ordres !

Varia ne put s'empêcher d'émettre un petit cri. Fandorine, qu'elle prenait pour un homme respectable, était un agent de la police ! Ce qui ne l'empêchait d'ailleurs pas de jouer les héros romantiques : pâleur séduisante, regards langoureux, tempes noblement argentées. Allez faire confiance aux gens, après cela !

- Votre Excellence, dit Eraste Pétrovitch d'une voix basse, sans même soupçonner sans doute qu'il venait de se perdre à jamais aux yeux de Varia, ce n'est pas vous que je sers, c'est la Russie. Et je refuse de prendre part à une guerre qui non seulement n'a aucun sens pour mon pays, mais qui lui est néfaste.

- Pour ce qui est de la guerre, ce n'est ni à vous ni à moi d'en décider. C'est à Sa Majesté l'empereur, déclara Mizinov d'une voix coupante.

Il y eut une pause pénible, et quand le chef des gendarmes reprit la parole, sa voix avait une tout autre tonalité :

- Eraste Pétrovitch, mon ami, fit-il d'un ton pénétrant. Vous savez bien que des centaines de milliers de Russes risquent leur vie, le pays ploie sous le poids d'une guerre... Pour ma part, j'ai un mauvais pressentiment. Tout se passe trop facilement, et j'ai peur que les choses ne tournent mal.

Voyant qu'il n'obtenait pas de réponse, le général se frotta les yeux d'un geste las et poursuivit sur le ton de la confidence :

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- Ma tâche est difficile, Fandorine, très difficile. Partout c'est la pagaille, les choses se font en dépit du bon sens. Je manque de collaborateurs, surtout de gens de qualité. Vous savez bien que je ne veux pas vous imposer un travail de routine, mais j'ai un petit problème particulièrement délicat et qui vous conviendrait parfaitement.

Cette fois, Eraste Pétrovitch baissa la tête dans un mouvement interrogateur, et le général poursuivit d'un air patelin :

- Vous vous souvenez d'Anvar Effendi ? Le secrétaire du sultan Abdul-Hamid. Vous savez bien, celui dont on a un peu parlé dans l'affaire Azazel ?

Eraste Pétrovitch eut un frémissement à peine perceptible, mais garda le silence.

Mizinov fit entendre un ricanement.

- Quand je pense que cet idiot de Kazanzakis vous a pris pour lui, je vous jure ! Nous avons des renseignements selon lesquels ce personnage intéressant dirigerait personnellement une opération secrète contre notre armée. C'est un homme d'une grande témérité, une tête brûlée que rien n'arrête, et il est tout à fait capable de faire son apparition en personne dans nos lignes. Alors, ça vous intéresse ?

- Je vous écoute, Lavrenty Arkadiévitch, dit Fandorine en glissant un regard de biais à Varia.

- Voilà qui est parfait, fit Mizinov, satisfait, et il cria : Novodvortsev, le dossier !

Un commandant d'un certain âge portant des aiguillettes d'aide de camp entra d'un pas mesuré, tendit au général un buvard de calicot rouge et se retira tout aussitôt. Par la porte, Varia aperçut le

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visage en sueur du lieutenant-colonel Kazanzakis, et elle lui fit une grimace à la fois ironique et méprisante : bien fait pour toi, sadique, tu n'as plus qu'à rester moisir dehors à présent !

- Ainsi, voilà ce dont nous disposons concernant Anvar, expliqua le général en faisant crisser les pages. Ne voulez-vous pas le noter ?

- Je le retiendrai, répondit Eraste Pétrovitch.

- Nous ne savons que très peu de choses sur la première période de sa vie. Il est né il y a environ trente-cinq ans. On croit savoir qu'il est originaire d'Hévraïs, une petite ville musulmane de Bosnie. On ne sait rien de ses parents. Il a été éduqué en Europe, dans l'un des établissements prestigieux de Lady Esther dont vous avez sans doute gardé le souvenir à cause d'Azazel.

C'était la seconde fois que Varia entendait ce nom étrange et, comme la première fois, Fando-rine eut une réaction bizarre : il tira son menton en avant comme si son col de chemise était brusquement devenu trop serré.

- C'est il y a une dizaine d'années qu'Anvar Effendi a fait surface, quand l'Europe a commencé à s'intéresser au grand réformateur turc Midhat Pacha. Notre Anvar, qui alors n'était pas encore un Effendi, était son secrétaire. Tenez, voici les états de service de Midhat. (Mizinov sortit un document de son buvard et s'éclaircit la voix.) A l'époque il était gouverneur général du vilayet du Danube, et c'est sous son autorité qu'Anvar a organisé dans la région un service de diligences, construit un chemin de fer, mais également mis en place tout un réseau d'" islahans ", établissements scolaires de bienfaisance destinés aux orphelins tant musulmans que chrétiens.

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- Ah bon ! fit Fandorine, intéressé.

- Eh oui... C'est une belle initiative, n'est-ce pas ? D'une manière générale, Midhat Pacha et Anvar ont développé dans la région une telle activité qu'on a pu très sérieusement craindre de voir la Bulgarie quitter la zone d'influence russe, et Nikolaï Pavlovitch Gnatiev, notre ambassadeur à Constantinople, a dû user de toute son influence sur le sultan Abdùl-Aziz pour faire rappeler le trop zélé gouverneur. A la suite de cela, devenu président du Conseil d'Etat, Midhat a fait passer une loi sur l'enseignement obligatoire, une loi excellente, qu'entre parenthèses nous n'avons pas encore en Russie. Et devinez qui a élaboré cette loi ? Vous avez gagné, c'est Anvar Effendi. Tout cela serait très touchant si, outre son travail sur l'instruction, notre homme n'avait pas, dès cette époque, pris la plus grande part aux intrigues de la cour, sachant le grand nombre d'ennemis qu'avait son protecteur. On a essayé d'envoyer à Midhat des tueurs, glissé du poison dans son café, un jour on a même mis dans son lit une courtisane atteinte de la lèpre, et il entrait dans les attributions d'Anvar de protéger le grand homme de toutes ces gentilles farces. Cette fois le parti russe à la cour du sultan s'est révélé le plus fort, et en 1869 le pacha a été exilé le plus loin possible, comme gouverneur général de la sauvage et misérable Mésopotamie. Quand Midhat Pacha a entrepris de conduire là aussi des réformes, un soulèvement a éclaté à Bagdad. Savez-vous ce qu'il a fait ? Rassemblant les notables de la ville et les représentants du clergé, il leur a tenu un bref discours dont voici le contenu. Je vous le rapporte mot pour mot, car j'en admire sin-

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cèrement l'énergie et le style : " Vénérables mollahs, messieurs les notables ! Si dans deux heures les désordres n'ont pas cessé, je donnerai l'ordre de vous pendre tous, et je mettrai le feu aux quatre points cardinaux de la belle ville de Bagdad. Et tant pis si par la suite le grand padischah, qu'Allah l'ait en sa haute protection, me pend, moi aussi, pour me punir de ce méfait. " II va de soi que deux heures plus tard le calme régnait dans la ville. (Mizinov eut un ricanement et hocha la tête.) Après cela il pouvait passer aux réformes. En moins de trois ans qu'a duré la présence à Bagdad de Midhat en qualité de gouverneur, son fidèle collaborateur Anvar Effendi a réussi à y installer le télégraphe, à mettre en place un service d'omnibus dans la ville, à faire marcher des bateaux sur l'Euphrate, à créer le premier journal irakien et à recruter des élèves pour une école de commerce. Qu'est-ce que vous en dites ? Je ne parle même pas de choses moins importantes comme la création de la compagnie de navigation par actions " Os-mano-osmanienne " dont les bâtiments vont jusqu'à Londres en passant par le canal de Suez. Pour finir, par le moyen d'une intrigue extrêmement subtile, Anvar a réussi à faire tomber le grand vizir Mahmud Nédim qui dépendait à un tel point de l'ambassadeur de Russie que les Turcs l'avaient surnommé " Nédimov ". Midhat a alors dirigé le gouvernement du sultan, mais il n'a réussi à se maintenir à ce poste important que deux mois et demi, notre Gnatiev s'étant une fois encore révélé le plus fort. Le plus grand vice de Midhat, absolument impardonnable aux yeux de tous les autres pachas, est son caractère incorruptible. C'est ainsi

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