Une intéressante question fut alors posée par le monstrueux M.-S.-san aux cheveux rougeoyants (son nom est trop long pour l'écrire en entier) : " Professeur, décrivez-nous plus en détail le foulard. Un oiseau avec un trou à la place de l'oil, un triangle, ça d'accord. Mais a-t-il une autre particularité ? "
1 Chéri, j'ai peur !
OJ
II faut dire que ce curieux monsieur prend part à la discussion collective presque aussi rarement que moi. Mais lorsqu'il dit quelque chose, c'est, à l'instar de l'auteur de ces lignes, toujours à bon escient. La soudaineté et l'opportunité de sa question en parurent d'autant plus remarquables.
Sweetchild-sensei : " Pour autant que je me souvienne, à part le trou et sa forme originale, ce tissu n'a rien de particulier. Il est de la taille d'un grand éventail, à cela près que l'on pourrait aisément le cacher dans un dé à coudre. A Brahmapur, ce genre de tissu d'une extrême finesse n'est pas une rareté. "
" Donc, la clé est à rechercher dans l'oil de l'oiseau et dans la forme triangulaire ", résuma Fandorine-san avec une admirable assurance.
Il était réellement magnifique.
Plus je pense à son triomphe et à toute cette histoire en général, plus fort est mon coupable désir de leur prouver à tous que Gintaro Aono est bon à quelque chose. Moi aussi j'ai de quoi les étonner. Je pourrais, par exemple, raconter quelque chose d'intéressant au commissaire Gauche à propos de l'incident d'hier, avec le sauvage à la peau noire. A ce propos, le sage Fandorine-san a reconnu que tout ne lui paraissait pas clair dans cette affaire. Et alors que tout n'est pas clair pour lui, voilà tout à coup que ce " sauvage de Japonais " trouve le mot de l'énigme. Ce pourrait être intéressant, non ?
Hier, désorienté par l'injure, j'ai momentanément perdu tout bon sens. Puis, une fois calmé, j'ai commencé à confronter les différents éléments, à supputer et, dans mon esprit, a pris forme tout un schéma logique que j'ai bien l'intention de soumet-
tre au policier. Qu'il en tire lui-même les conclusions. Et voici ce que je dirai au commissaire.
Tout d'abord je lui rappellerai la grossièreté proférée par madame Kléber à mon encontre. Sa remarque était extrêmement injurieuse, et d'autant plus que faite en public. Et elle a été prononcée au moment précis où je voulais faire part de mes observations. Madame Kléber n'avait-elle pas déjà en tête de me clouer le bec ? N'est-ce pas suspect, monsieur le commissaire ?
Poursuivons. Pourquoi joue-t-elle les faibles femmes alors qu'elle est aussi vigoureuse qu'un combattant de sumo ? Vous me direz que c'est une bagatelle, un détail sans importance. Eh bien, moi, je vous répondrai, monsieur le policier, qu'un individu qui feint en permanence a forcément quelque chose à cacher. Il suffit de prendre mon cas. (Ha, ha. Ça, évidemment, je n'irai pas le dire.)
Ensuite j'attirerai l'attention du commissaire sur le fait que les Européennes ont une peau blanche, très fine. Pourquoi les puissants doigts du nègre n'y ont-ils pas laissé la moindre marque? N'est-ce pas étrange ?
Et, pour finir, lorsque le policier conclura que je n'ai rien d'autre à faire valoir que les suppositions oiseuses d'un Asiate à l'esprit vindicatif, je sortirai ma carte maîtresse, une information qui fera instantanément tressaillir monsieur le commissaire.
" Monsieur Gauche, lui dirai-je avec un sourire poli, je ne possède pas votre brillant esprit et n'essaie pas de m'immiscer dans l'enquête (comment oserais-je, pauvre ignare que je suis ?), mais je considère de mon devoir d'attirer votre attention sur un autre fait. Vous dites vous-même que l'assassin de la rue de Grenelle se trouve parmi
OJ
nous. Monsieur Fandorine a exposé une hypothèse convaincante quant à la manière dont ont été supprimés les serviteurs de lord Littleby. Le vaccin contre le choléra est une ruse remarquable. L'assassin sait donc bien se servir d'une seringue. Et si ce n'était pas un médecin qui s'était présenté à l'hôtel particulier de la rue de Grenelle, mais une femme, une infirmière ? Elle aurait, moins encore qu'un homme, éveillé la méfiance, pas vrai ? Vous êtes d'accord avec moi ? Dans ce cas je vous conseille, comme si de rien n'était, de jeter un coup d'oil au bras de madame Kléber, à un moment où elle est assise, sa petite tête de vipère appuyée sur sa main et sa large manche retombant jusqu'au coude. A la saignée de son bras vous verrez les petits points à peine visibles que j'ai moi-même aperçus. Ce sont des marques de piqûres, monsieur le commissaire. Demandez au
docteur Truffo s'il fait des injections quelconques à madame Kléber, et le respectable médecin vous répondra ce qu'il m'a répondu à moi-même aujourd'hui : non, il ne lui en fait pas, car il est par principe opposé à l'administration de médicaments par voie intraveineuse. Et maintenant additionnez deux et deux, ô sage Gauche-sensei, et vous aurez matière à casser votre tête chenue. " Voilà ce que je dirai au commissaire, et il n'aura plus qu'à s'occuper sérieusement de madame Kléber.
Un chevalier européen en déduirait que je me conduis de façon ignoble et, en cela, il montrerait ses limites. C'est bien pour cela qu'il n'y a plus de chevaliers en Europe alors que les samouraïs existent toujours. Peu importe que le souverain notre empereur ait nivelé les classes et nous ait interdit le port des deux sabres à la ceinture, cela ne signifie pas pour autant la suppression du
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titre de samouraï mais, au contraire, l'accession, à la classe des samouraïs, de toute la nation japonaise, afin que nous ne puissions nous prévaloir les uns face aux autres de notre ascendance. Nous ne faisons plus qu'un, avec, face à nous, le reste du monde. O, noble chevalier européen (qui sans doute n'existe que dans les romans) ! Pour combattre les hommes, use d'une arme d'homme, mais pour combattre les femmes, emploie une arme de femme. Tel est le code d'honneur des samouraïs ; il ne comporte rien de méprisable, car les femmes savent se battre aussi bien que les hommes. Ce qui contredit l'honneur du samouraï, c'est de recourir contre les femmes à une arme d'homme et contre les hommes à une arme de femme. Ce à quoi je ne m'abaisserai jamais.
J'hésite encore en me demandant si cela vaut la peine d'entreprendre la manouvre
envisagée, mais mon humeur est incomparablement meilleure qu'hier. A tel point que, sans difficulté, je viens de composer ce haïku pas mauvais du tout :
Sur la lame d'acier
Telle une étincelle de glace
La lune s'est enflammée.
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Mais ce n'était nullement par amour des paysages marins que Clarice ruisselait de sueur. Elle avait eu envie de voir ce que mister Aono faisait là-haut. Où se retirait-il après le petit déjeuner avec une aussi belle constance ?
Et elle avait bien fait de se poser la question. Tenez, regardez-le, le vrai visage de l'Asiate éternellement souriant. Un homme avec des traits aussi figés et féroces est capable de tout. On a beau dire, les Jaunes ne sont pas comme nous, et ce n'est pas du tout de la forme de leurs yeux qu'il s'agit. Extérieurement, ils ressemblent beaucoup aux hommes, mais ils sont d'une autre race. C'est comme pour les loups, ils ressemblent aux chiens, mais leur nature est tout autre. Certes, les Jaunes ont leurs principes moraux, mais ceux-ci sont à ce point étrangers au christianisme que l'homme normal ne peut les saisir. Il serait préférable qu'ils ne portent pas de vêtements européens et ne sachent pas se servir de nos couverts : cela crée la dangereuse illusion qu'ils sont civilisés alors qu'en réalité, sous les cheveux noirs à la raie impeccable et le front jaune et lisse, se trament des choses qu'il nous est difficile ne serait-ce que d'imaginer.
Le Japonais remua imperceptiblement, cligna des yeux d'un air égaré, et Clarice s'empressa de se cacher. Il est vrai qu'elle se conduisait comme la dernière des idiotes, mais il fallait bien faire quelque chose, tout de même ! Ce cauchemar ne pouvait pas continuer éternellement. Il fallait donner une impulsion au commissaire pour qu'il aille dans la bonne direction, sinon nul ne savait comment tout cela pourrait se terminer. En dépit de la chaleur étouffante, un frisson secoua ses épaules.
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Dans l'allure et le comportement de mister Aono, il y avait manifestement un mystère. Comme d'ailleurs dans le crime de la rue de Grenelle. Il était même étrange que Gauche n'ait pas encore compris que tous les indices faisaient du Japonais le principal suspect.
Vous avez déjà vu, vous, un officier, ancien élève de Saint-Cyr, qui ne connaît rien aux chevaux ? Une fois, par pur souci d'humanité, Clarice avait entrepris de faire participer le taciturne Asiate à la discussion collective, faisant dériver celle-ci sur un thème censé intéresser le militaire : les chevaux, le dressage, les courses, les qualités et les défauts du trotteur de Norfolk. Chapeau, l'officier ! A l'innocente question : " Vous est-il déjà arrivé de participer à un steeple-chase ? ", il avait répondu que les officiers de l'armée impériale avaient l'interdiction formelle de s'occuper de politique. Il ne savait tout simplement pas ce qu'était un steeple-chase ! Evidemment, on ignore comment sont les officiers au Japon - peut-être font-ils du cheval sur des tiges de bambou - mais on imagine mal un saint-cyrien faisant preuve d'une pareille ignorance ! C'est même tout à fait exclu.
Voilà vers quoi il fallait orienter Gauche. A moins qu'il ne fût préférable d'attendre encore un peu, le temps de découvrir autre chose de suspect ?
Et l'incident d'hier pourrait bien faire l'affaire. Clarice errait dans le couloir du côté de la cabine de mister Aono quand elle avait été attirée par des bruits on ne peut plus étranges. De l'intérieur provenaient des craquements secs, comme si quelqu'un était méthodiquement en train de casser le mobilier. S'armant de courage, Clarice avait frappé à la porte.
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D'un coup elle s'était ouverte en grand. Dans l'embrasure avait surgi le Japonais - complètement nu, si ce n'était un pagne noué autour de ses hanches. Son corps bistré luisait de sueur, ses yeux étaient injectés de sang.
Voyant Clarice, il avait murmuré d'une voix sifflante : " Tikussio ! "
Sa question préparée d'avance (" N'auriez-vous pas avec vous, monsieur Aono, quelques-unes de ces merveilleuses estampes japonaises dont j'ai tellement entendu parler ? ") lui était sortie de la tête, et Clarice avait manqué défaillir. Il allait l'attirer de force à l'intérieur de la cabine, se jeter sur elle ! Ensuite il la découperait en morceaux et la balancerait à la mer. Rien n'était plus simple. Et c'en serait fini de Clarice Stamp, lady anglaise bien éduquée, pas très heureuse, mais qui espérait encore tant de la vie.
Clarice avait balbutié qu'elle s'était trompée de porte. Aono l'avait regardée en silence, le souffle court. Une odeur aigre émanait de lui.
Peut-être était-il tout de même préférable d'en parler au commissaire.
Un peu avant le five o'clock, Clarice se posta près de la porte du Windsor pour surveiller l'arrivée du policier. Elle commença à lui faire part de ses réflexions, mais le malotru l'écouta d'un drôle d'air, lui jetant des regards acérés et moqueurs comme s'il écoutait la confession de quelque acte inconvenant.
A un moment, il marmonna dans ses moustaches :
- C'est vraiment à celui qui dira le plus de mal
de son voisin.
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Puis, ayant écouté jusqu'au bout, il demanda de but en blanc :
- Son papa et sa maman vont bien ?
- Les parents de qui ? De monsieur Aono ? demanda Clarice, éberluée.
- Non, mademoiselle, les vôtres.
- J'ai perdu mes parents quand j'étais petite, répondit-elle en regardant le policier avec effroi tout en ajoutant intérieurement : " Seigneur, ce n'est pas un bateau mais une maison de fous flottante. "
- C'est exactement ce dont je voulais avoir confirmation, acquiesça Gauche, l'air satisfait.
Puis, fredonnant un chanson inconnue de Clarice, il entra le premier dans le salon, affichant, cette fois ouvertement, sa goujaterie.
La discussion avait laissé un arrière-goût désagréable à Clarice. Finalement, en dépit de leur prétendue galanterie, les Français n'étaient pas des gentlemen. Certes, ils pouvaient faire illusion, vous tourner la tête, vous éblouir par quelque geste théâtral, vous envoyer cent rosés rouges dans votre chambre d'hôtel (là, Clarice eut une grimace de dégoût), mais il ne fallait pas s'y fier. Le gentleman anglais était peut-être quelque peu insipide, mais il savait ce que signifiaient devoir et probité. Alors que le Français vous met en confiance et immanquablement vous trahit.
En fait, ces généralités n'avaient pas de rapport direct avec le commissaire Gauche. D'autant que son étrange conduite s'expliqua rapidement, et cela de la manière la plus inquiétante.
Alors qu'il avait observé jusque-là un silence inhabituel, suscitant la nervosité générale, brus-
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quement il se mit à regarder Clarice dans le blanc des yeux et dit :
- Tenez, à propos (ou plutôt mal à propos), vous, mademoiselle Stamp, vous m'avez interrogé l'autre fois au sujet de Marie Sanfon. Vous savez, cette dame censée avoir vu lord Littleby quelque temps avant sa mort.
Surprise, Clarice tressaillit, tandis que les autres se taisaient et fixaient avec curiosité le commissaire, ayant reconnu l'intonation particulière annonçant le début d'une de ces " petites anecdotes " qu'il distillait avec force détails.
- J'avais promis de vous parler de cette personne. Eh bien, le moment est venu, poursuivit Gauche tout en continuant de darder sur Clarice un regard que celle-ci trouvait de plus en plus déplaisant. Ma petite histoire sera longue, mais vous n'allez pas vous ennuyer, car il s'agit d'une femme peu ordinaire. Et d'ailleurs, qu'est-ce qui nous presse ? Nous sommes parfaitement bien ici, à manger des petits gâteaux et à boire de l'orangeade. Mais si quelqu'un a à faire, surtout qu'il ne se gêne pas, le père Gauche ne s'en vexera pas.
Personne ne bougea.
- Alors, je vous raconte l'histoire de Marie Sanfon ? demanda le commissaire avec une fausse bonhomie.
Un brouhaha général accueillit sa question.
- Oui, oui ! Absolument !
Seule Clarice se taisait, sachant que le thème n'avait pas été choisi au hasard mais à son intention exclusive. Ce dont Gauche ne se cachait d'ailleurs pas.
Il fit claquer ses lèvres, savourant par avance son effet, puis sortit sa pipe, sans même demander aux dames leur permission.
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- Je commencerai donc par le commencement. Il était une fois, dans la ville de Bruges, une petite fille du nom de Marie. Les parents de la fillette étaient des citoyens respectables, allaient à l'église et chérissaient plus que tout au monde leur petit ange aux boucles d'or. Marie avait six ans quand ses parents lui donnèrent un petit frère, futur héritier de la brasserie Sanfon et Sanfon. Alors que le bonheur de cette heureuse famille était à son comble, un brusque malheur s'abattit sur elle. Le bébé, âgé d'un mois à peine, tomba par la fenêtre et se blessa mortellement. Les parents n'étaient pas à la maison, où seuls se trouvaient les enfants et leur gouvernante. Or celle-ci s'était absentée une demi-heure, le temps d'un rendez-vous avec son petit ami pompier, et c'est précisément durant ce court laps de temps qu'un inconnu en chapeau et manteau noirs avait fait irruption dans la maison. La petite Marie avait eu le temps de se cacher sous le lit, tandis que l'homme en noir arrachait son minuscule petit frère à son berceau et le jetait par la fenêtre. Puis l'homme s'était enfui à la hâte.
- Quelles horreurs vous pouvez raconter ! s'exclama plaintivement madame Kléber en posant les mains sur son ventre.
- Oh, mais ce n'est que le début, fit Gauche en brandissant sa pipe. Attendez la suite. Sauvée par miracle, Marie parla du terrible " bonhomme en noir " à son papa et à sa maman. On mit toute la région sens dessus dessous pour retrouver le scélérat et, dans l'affolement, on arrêta même le rabbin local, vu que le malheureux était toujours vêtu en noir. Toutefois, un étrange détail obsédait Sanfon père : pourquoi le criminel avait-il approché le tabouret de la fenêtre ?
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- Oh, seigneur ! s'exclama Clarice en portant la main à son cour. Est-ce possible... ?
- Vous êtes incroyablement perspicace, mademoiselle Stamp, fit le commissaire avec un sourire perfide. En effet, la petite Marie avait elle-même jeté son frère par la fenêtre.
- How terrible ! s'écria Mrs Truffo, jugeant bon d'être horrifiée. But whyl ?
- La petite fille n'appréciait pas qu'on ne s'occupe plus que du bébé et qu'on l'ait complètement oubliée. Elle pensait qu'en se débarrassant de son petit frère, elle redeviendrait l'enfant chérie de papa et maman, expliqua Gauche, imperturbable. Mais ce fut la première et la dernière fois que Marie Sanfon laissa une preuve et fut démasquée. L'adorable enfant n'avait pas encore appris à effacer les traces derrière elle.
- Et qu'a-t-on fait de la jeune criminelle ? demanda le lieutenant Reynier, visiblement bouleversé par ce qu'il venait d'entendre. On n'allait tout de même pas la remettre à la justice.
- Non, on ne l'a pas remise à la justice. (Le commissaire sourit malicieusement à Clarice.) Mais sa mère, incapable de surmonter le choc, perdit la raison et fut enfermée dans une maison de fous. Quant à monsieur Sanfon, ne supportant plus la vue de sa charmante petite fille coupable des malheurs qui s'étaient abattus sur la famille, il plaça celle-ci dans un couvent de sours de Saint-Vincent-de-Paul. Elle y reçut une bonne éducation. Elle était la première dans toutes les matières - aussi bien en classe que dans les activités religieuses.
1. Quelle horreur ! Mais pourquoi ?
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Et, surtout, il paraît qu'elle adorait lire. La novice avait dix-sept ans quand un scandale extrêmement désagréable eut lieu au couvent. (Gauche jeta un coup d'oil dans son dossier et hocha la tête.) Tenez, tout est écrit ici. 17 juillet 1866. Alors que l'archevêque de Bruxelles séjournait chez les sours, ne voilà-t-il pas que l'antique anneau épis-copal de l'honorable prélat disparaît de sa chambre. Orné d'une énorme améthyste, l'anneau avait, selon la légende, appartenu à Saint Louis en personne. Or, la veille, monseigneur avait justement fait venir dans ses appartements les deux meilleures novices, notre Marie et une Arlésienne, afin de s'entretenir avec elles. Les soupçons se portèrent tout naturellement sur les deux jeunes filles. La mère supérieure procéda à une fouille et, sous le matelas de l'Arlésienne, trouva la pochette en velours dans laquelle l'archevêque rangeait son anneau. Frappée de stupeur, incapable de répondre aux questions qu'on lui posait, la voleuse fut mise au cachot. Quand elle arriva, une heure plus tard, la police n'eut guère le loisir d'interroger la coupable - celle-ci s'était pendue avec la cordelière de son habit.
- J'ai deviné ! explosa Milford-Stoakes. Tout avait été manigancé par l'infâme Marie Sanfon. Sale histoire, vraiment, sale histoire !
- Cela, personne ne peut l'affirmer, on sait seulement que l'anneau n'a jamais été retrouvé, fit le commissaire en écartant les mains d'un air perplexe. Toutefois, deux jours plus tard, Marie, en larmes, alla voir la supérieure en lui disant que tout le monde la regardait de travers et en demandant qu'on la laisse quitter le couvent. La mère
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supérieure, qui, étrangement, avait elle-même perdu tout intérêt pour sa préférée d'hier, ne fit rien pour la retenir.
- Il n'y avait qu'à la fouiller à la sortie, la mignonne, prononça mister Truffo, plein de regret. On avait toutes les chances de trouver l'améthyste quelque part sous ses jupes.
Dès qu'il lui eut traduit ses paroles, son épouse lui planta son coude pointu dans les côtes, jugeant manifestement sa remarque déplacée.
- Ne l'a-t-on pas fouillée, l'a-t-on fouillée sans rien trouver? Je l'ignore. En tout cas, Marie n'a pas quitté le couvent pour aller n'importe où, mais à Anvers, qui, comme chacun le sait, est considérée comme la capitale mondiale des pierres précieuses. Là, l'ancienne novice est subitement devenue riche et n'a désormais plus vécu que sur un très grand pied. S'il lui arrivait de connaître de mauvaises passes, cela ne durait jamais très longtemps. Son esprit vif, ses brillantes qualités d'actrice et sa totale absence de principes moraux quels qu'ils soient (là, le commissaire haussa le ton et observa même une pause) lui permirent d'acquérir les moyens d'une existence luxueuse. A maintes reprises, les polices de Belgique, de France, d'Angleterre, des Etats-Unis, du Brésil et d'une dizaine d'autres pays soupçonnèrent Marie des crimes les plus variés, mais pas une seule fois on ne put la mettre en accusation : soit on n'avait rien à quoi se raccrocher, soit les preuves étaient insuffisantes. Mais si vous le souhaitez, je peux vous conter un ou deux épisodes tirés de ses états de service. Cela ne vous ennuie pas, mademoiselle Stamp ?
Clarice ne répondit pas, jugeant cela indigne d'elle. Mais l'anxiété la gagnait de plus en plus.
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- 1870, annonça Gauche après un nouveau coup d'oil dans son dossier. Fettbourg, petite mais riche cité de Suisse alémanique. Connue pour son chocolat et ses jambons. Huit mille cinq cents porcs pour quatre mille habitants. Une région de gros crétins. Pardon, madame Kléber, je ne voulais pas offenser votre pays natal, se reprit un peu tard le policier.
- Ce n'est rien, fit madame Kléber avec un haussement d'épaules indifférent. Je suis originaire de Suisse romande. Et dans cette partie du pays où se trouve Fettbourg, les gens sont effectivement tous abrutis. Il me semble que j'ai déjà entendu cette histoire, elle est très drôle. Mais peu importe, racontez.
- Certains peuvent en effet la trouver drôle. (Gauche poussa un soupir désapprobateur et brusquement fit un clin d'oil à Clarice, ce qui dépassait toutes les bornes.) Un jour, donc, les braves bourgeois de la petite cité se retrouvèrent en proie à une effervescence indescriptible. Un paysan du nom de Môbius, connu à Fettbourg comme un bon à rien et un nigaud fini, se vanta d'avoir la veille vendu son lopin, une étroite bande de terre rocailleuse, à une dame importante, une certaine comtesse de Sanfon. Pour trente acres de terre inculte, où même les chardons refusaient de pousser, cette stupide comtesse s'était fendue de trois mille francs. Toutefois, la municipalité de cette petite commune comptait des personnes un peu plus intelligentes que Môbius, à qui cette histoire parut louche. Qu'est-ce que cette comtesse pouvait bien avoir à faire de trente acres de sable et de cailloux ? Il y avait là quelque chose de pas net. A tout
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hasard, on délégua à Zurich le plus dégourdi de la ville, lequel découvrit que la comtesse de Sanfon était une personne connue. Elle menait grand train, s'amusait et, plus intéressant, elle se montrait régulièrement en compagnie de monsieur Goldzilberg, le directeur de la Compagnie nationale des chemins de fer. Les rumeurs faisaient état d'une liaison entre monsieur le directeur et la comtesse. Les braves bourgeois comprirent aussitôt de quoi il retournait. Il faut dire que la petite ville de Fettbourg rêvait depuis longtemps d'être raccordée à la ligne de chemin de fer, afin de pouvoir exporter à moindre coût son chocolat et ses jambons. La friche acquise par la joyeuse comtesse partait justement de la gare la plus proche pour s'étirer jusqu'à la forêt, où commençaient les terres communales. Pour les notables de la ville, tout était clair : ayant eu connaissance par son amant du projet d'embranchement, la comtesse avait acheté ce bout de terrain stratégique et s'apprêtait à s'en mettre plein les poches. Alors, dans la tête des bourgeois, germa un plan stupéfiant d'audace.
On envoya auprès de la comtesse une délégation chargée de la convaincre de céder le terrain à de la bonne ville de Fettbourg. Tout d'abord, la belle dame regimba, affirmant qu'elle n'avait jamais, au grand jamais, entendu parler de cet embranchement, mais quand le bourgmestre laissa habilement entendre que l'affaire avait des relents d'entente illicite entre madame la comtesse et monsieur le directeur, chose qui relevait de la justice, la faible femme poussa un sanglot et accepta. On divisa la friche en trente parcelles d'un acre, qui furent proposées aux enchères aux habitants
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de la ville. Les Fettbourgeois faillirent littéralement se battre, et le prix de certaines parcelles monta jusqu'à quinze mille francs suisses. En tout, la comtesse tira de la vente... (Le commissaire fit courir son doigt le long d'une ligne.) Pas moins de deux cent quatre-vingt mille francs.
Madame Kléber pouffa de rire et fit à Gauche un geste de la main qui signifiait : je me tais, je me tais, continuez.
- Les semaines et les mois passaient, et les travaux ne commençaient toujours pas. Les habitants adressèrent une requête au gouvernement, à laquelle il fut répondu qu'aucun raccordement de Fettbourg à la voie de chemin de fer n'était prévu dans les quinze années à venir... Ils allèrent à la police en disant qu'il s'agissait d'un véritable pillage en plein jour. La police écouta les victimes avec compassion, mais ne put leur venir en aide : on ne devait pas oublier que madame Sanfon avait affirmé ne rien savoir de cette histoire de chemin de fer et qu'elle avait initialement refusé de vendre son terrain. Toutes les formalités avaient été accomplies dans les règles, il n'y avait rien à redire. Quant au fait qu'elle s'arrogeât le titre de comtesse, ce n'était évidemment pas très joli, mais, hélas, cela ne tombait pas sous le coup de la loi.
- Habile ! s'exclama Reynier en éclatant de rire. Il n'y a effectivement rien à redire.
- Et encore, ce n'est rien. (Le commissaire continua à feuilleter ses papiers.) Il y a une autre histoire, celle-ci absolument fantastique. L'action se passe dans le Far West, en 1873. En Californie, dans la région des mines d'or, arriva un beau jour la nécromancienne de renommée universelle et
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Grande Draconesse de la Loge de Malte, miss Cléo-pâtre Frankenstein, Mary Sanfon d'après son passeport. Elle déclara aux chercheurs d'or qu'elle avait été guidée vers ces contrées sauvages par la voix de Zarathoustra, lequel avait ordonné à sa fidèle servante de réaliser une grande expérience dans la ville de Golden Nugget. Là, très précisément à cette latitude et à cette longitude, l'énergie cosmique se trouvait concentrée de manière tellement exceptionnelle que, par nuit étoilée, à l'aide de quelques formules cabalistiques, il était possible de ressusciter celui qui avait déjà franchi la Grande Ligne séparant le Monde des Vivants du Monde des Morts. Et Cléopâtre réaliserait ce miracle cette nuit même, en présence du public et à titre totalement gracieux, car elle n'était pas une vulgaire magicienne de cirque, mais le médium des Hautes Sphères. Et qu'est-ce que vous croyez ? (Gauche observa une pause, ménageant ses effets.) Sous les yeux de cinq cents spectateurs barbus, la Draconesse commença à faire des tours de passe-passe au-dessus du tertre funéraire de Coyote Rouge, un légendaire chef indien, mort cent ans plus tôt. Alors le sol se mit brusquement à frémir, s'ouvrit littéralement et, de sous des mottes de terre, surgit le guerrier indien, avec ses plumes, son tomahawk, son visage peinturluré. Les spectateurs commencèrent à trembler, mais Cléopâtre, entièrement sous l'empire de la transe mystique, hurla : " Je sens en moi la force du cosmos ! Où se trouve votre cimetière municipal ? Je vais tout de suite ressusciter tous ceux qui y reposent ! " Sur ce point, expliqua le policier, l'article mentionne que le cimetière de Golden Nugget était extrêmement
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vaste car, dans les mines d'or, il ne se passait pas de jour sans que quelqu'un ne soit expédié dans l'autre monde. Cette bourgade comptait même, d'après ce qu'on disait, plus de tombes que d'habitants vivants. Quand les chercheurs d'or se représentèrent ce qui se passerait si tous les bagarreurs, ivrognes et autres gibiers de potence sortaient subitement de leur tombe, un vent de panique souffla sur l'assistance. Ce fut le juge de paix qui sauva le situation. Il sortit de la foule et demanda très poliment à la Draconesse si elle consentirait à mettre fin à sa " grande expérience " moyennant l'offrande par la population de la ville d'un plein sac de sable aurifère, à titre de modeste contribution au développement des sciences occultes.
- Et alors, elle a accepté ? demanda le lieutenant dans un éclat de rire.
- Oui, mais moyennant deux sacs.
- Et le chef indien ? demanda Fandorine en souriant.
Il a un délicieux sourire, pensa Clarice, quoique un peu trop enfantin. Non, chère miss, sortez-vous ça de la tête. Comme on dit dans le Suffolk, le gâteau est bon mais il n'est pas pour ta bouche.
- Cléopâtre Frankenstein a embarqué le chef indien avec elle, répondit Gauche de son air le plus sérieux. Pour ses expériences scientifiques. Il paraît qu'il a été égorgé quelque temps plus tard, au cours d'une beuverie dans un bordel de Denver.
- Cette Marie Sanfon est une p-personne réellement intéressante, prononça Fandorine, pensif. Parlez-nous encore d'elle. Entre ces habiles friponneries et une tuerie commise de sang-froid, la d-distance est tout de même considérable.
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- Oh, phase, it's more than enough, protesta Mrs Truffo avant de se tourner vers son mari : My dar-ling, it must be awfully tiresome for you to translate ail this nonsense1.
- Mais, madame, personne ne vous oblige à rester, fit le commissaire, vexé par le " non-sens ".
Mrs Truffo battit des paupières d'un air offusqué, mais ne songea pas un seul instant à partir.
- Monsieur le cosaque a raison, reconnut Gauche. Je vais vous trouver un exemple un peu plus méchant.
Madame Kléber pouffa en regardant Fandorine, et même Clarice, en dépit de sa nervosité, ne put retenir un sourire - le diplomate ressemblait si peu à un sauvage fils des steppes.
- Tenez, écoutez l'histoire du négrillon. L'issue en est fatale. L'affaire est récente, elle date de deux ans. (Le policier parcourut plusieurs pages accrochées ensemble, visiblement pour se rafraîchir la mémoire. Il eut un sourire malicieux :) A sa manière, c'est un chef-d'ouvre. C'est fou, mesdames et messieurs, ce qu'il peut y avoir dans mon dossier, dit-il en tapotant affectueusement le calicot noir de sa main trapue de plébéien. Le père Gauche n'est pas parti à la légère, il n'a pas oublié un seul petit papier susceptible de lui être utile. Le scandale dont je vais maintenant vous faire part n'a pas été connu des journaux, mais je dispose du rapport de police. Voici donc. Dans une principauté allemande (que je ne nommerai pas, car le
1. Oh, je vous en prie, cela est plus que suffisant. Mon chéri, ce doit être terriblement lassant pour toi de traduire toutes ces bêtises.
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sujet est délicat), une naissance était attendue au sein de la famille régnante. L'accouchement se révéla difficile. Auprès de la parturiente, se trouvait le médecin de la cour, l'honorable docteur Vogel. Puis, enfin, la chambre retentit d'un cri de nouveau-né. Lorsque la grande-duchesse, à qui la douleur avait fait perdre connaissance pendant quelques minutes, rouvrit les yeux et d'une voix faible demanda : " Ah, herr professer, montrez-moi mon bébé ", le docteur, d'un air profondément troublé, tendit à Son Altesse un charmant petit braillard café au lait. La grande-duchesse perdit de nouveau connaissance, tandis que, passant la tête à la porte, le docteur, d'un doigt craintif, faisait signe au grand-duc de venir, ce qui représentait un grave manquement à l'étiquette.
Il était manifeste que le commissaire éprouvait un malin plaisir à raconter cette histoire aux wind-soriens plutôt guindés. Il était peu probable que le rapport de police renfermât tous ces détails. A l'évidence Gauche en rajoutait. Il zézayait lorsqu'il faisait parler la duchesse et choisissait volontairement des mots du langage relevé, trouvant visiblement cela plus drôle ainsi. Clarice ne se considérait pas comme une aristocrate, mais elle grimaça néanmoins, jugeant de mauvais goût cette façon de railler les personnages princiers. Sir Reginald, baronet et rejeton d'une antique lignée, fronça pour sa part les sourcils. Mais, semble-t-il, ces réactions ne firent qu'ajouter de la verve au récit du commissaire.
- Son Altesse ne prit pas ombrage du geste du médecin, car l'instant était émouvant, et, dans un élan de tendresse paternel et d'amour conju-
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gai, il se précipita dans la chambre... Je vous laisse imaginer la scène qui suivit : le grand seigneur jurant comme un charretier ; la duchesse tantôt sanglotant, tantôt se justifiant, tantôt s'évanouissant ; le négrillon qui s'égosillait et le médecin figé dans une consternation respectueuse. Finalement, Son Altesse se ressaisit et décida de reporter à plus tard l'enquête concernant son épouse. Pour l'instant il fallait effacer toute trace du scandale. Mais comment ? Jeter discrètement le bébé dans les cabinets ? (Gauche, faisant le clown, porta sa main à ses lèvres.) Je vous demande pardon, mesdames, cela m'a échappé. Il était impossible de se débarrasser de l'enfant - toute la principauté attendait sa naissance. Et, qu'on le veuille ou non, c'eût été un péché. Réunir les conseillers ? Trop de risque de bavardages. Que faire ? C'est alors que, prenant son air le plus révérencieux, le docteur Vogel s'éclaircit la voix et propose le moyen de sauver la situation. Il explique qu'il a une amie, Fràulein von Sanfon, qui est capable d'accomplir des miracles et peut faire tomber du ciel un nouveau-né blanc et même un phénix. Fràulein sait tenir sa langue et, étant une demoiselle bien née, elle ne demandera pas d'argent en échange de son service. Toutefois, elle apprécie énormément les objets précieux anciens... Bref, deux heures plus tard, dans le berceau habillé de satin, reposait déjà un adorable bébé, plus blanc qu'un cochon de lait et même pourvu de petits cheveux blonds. Quant au malheureux négrillon, on l'emporta loin du palais, vers une destination inconnue. On expliqua d'ailleurs à Son Altesse que l'innocent bam-
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bin serait conduit sous d'autres latitudes où il serait confié à de braves gens. Ainsi, tout s'arrangea pour le mieux. Reconnaissant, le duc chargea le docteur de transmettre à Fràulein von Sanfon une merveilleuse petite tabatière de diamant portant son monogramme, accompagnée d'un mot de remerciement et de la demande verbale de quitter le territoire de la principauté pour ne plus jamais y remettre les pieds. Exigence à laquelle la délicate demoiselle accéda sans tarder. (Gauche, n'y tenant plus, éclata de rire.) Au matin, après le scandale qui avait duré toute la nuit, le grand-duc se décida enfin à examiner un peu mieux son héritier. Il sortit dédaigneusement le marmot de son berceau, le tourna dans tous les sens et, tout à coup, découvrit, pardonnez-moi, sur son derrière, un petit grain de beauté en forme de cour, strictement identique à celui que portait Son Altesse sur la partie la plus charnue de son anatomie et que portaient avant lui feu son vater, son grossvater et ainsi de suite jusqu'à la septième génération. Au comble de la perplexité, le duc envoya chercher le médecin de la cour, mais il se trouva que le docteur Vogel était parti durant la nuit pour un lieu inconnu, abandonnant sa femme et ses huit enfants.
Gauche partit d'un rire gras, se racla la gorge et leva les bras en l'air. Quelqu'un pouffa discrètement, madame Kléber couvrit pudiquement sa bouche de sa main. Le policier reprit son récit :
- L'enquête ordonnée à la hâte établit que le médecin de la cour avait depuis quelque temps une conduite étrange et qu'il aurait même été vu dans les maisons de jeux de la ville voisine de Baden,
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cela en compagnie d'une jeune personne ressemblant fort, d'après les descriptions, à Fràulein von Sanfon. (Le policier prit un air grave.) Le docteur fut retrouvé deux jours plus tard dans un hôtel de Strasbourg. Mort. Il avait absorbé une dose fatale de laudanum et laissé ce mot : " Je suis seul coupable de tout. " Un suicide évident. Le véritable coupable ne faisait aucun doute, mais allez donc le prouver. Pour ce qui était de la tabatière, c'était un cadeau du grand-duc, et il y avait en plus le petit mot de remerciement. Quant à un procès, Leurs Altesses avaient plus à y perdre qu'à gagner. Deux points restaient cependant mystérieux : comment avait-on procédé à l'échange entre le petit prince et le négrillon et où, dans ce pays de blonds aux yeux bleus, avait-on déniché un bébé chocolat ? Il est vrai que selon certaines informations, peu avant l'histoire que je viens de conter, Marie Sanfon avait à son service une femme de chambre sénégalaise...
- Dites-moi, commissaire, déclara Fandorine quand les rires se turent (ils étaient quatre à manifester leur hilarité : le lieutenant Reynier, le docteur Truffo, le professeur Sweetchild et madame Kléber), Marie Sanfon est-elle si bien de sa personne qu'elle soit capable de tourner la tête à n'importe quel homme ?
- Non, elle n'a rien de spécial. Il est partout indiqué que son apparence est tout ce qu'il y a de plus ordinaire, sans aucun signe particulier. (Gauche enveloppa Clarice d'une regard appuyé et plein d'insolence.) Elle modifie à volonté la couleur de ses cheveux, ses manières, son accent, son style vestimentaire. Mais, visiblement, il y a quelque
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chose chez cette femme. De par mes fonctions, j'en ai vu de toutes les couleurs. Or les plus redoutables femmes fatales sont rarement des beautés. Sur les photographies, rien en elles ne retient l'attention, mais quand on les voit en vrai, on sent comme des étincelles qui vous picotent. L'homme, plus qu'il ne se laisse attraper par un nez droit et de longs cils, sait flairer une odeur particulière.
- Je vous en prie, commissaire, fit Clarice, remettant à sa place le grossier personnage. Vous êtes en compagnie de dames.
- Je suis en compagnie de suspects, répliqua Gauche avec un calme olympien. Et vous en faites partie. Qu'est-ce qui me dit que mademoiselle Sanfon n'est pas ici, à cette table ?
Et il planta son regard droit dans les yeux de Clarice. Cela ressemblait de plus en plus à un mauvais rêve. Elle commençait à avoir du mal à respirer.
- Si j'ai bien compté, aujourd'hui cette p-per-sonne devrait avoir vingt-neuf ans, n'est-ce pas ?
La voix calme et même nonchalante de Fandorine aida Clarice à se ressaisir. Elle se redressa et, faisant fi de son orgueil féminin, elle s'exclama :
- Inutile de me regarder ainsi, monsieur le policier ! Vous me faites un compliment manifestement immérité ! Je suis plus vieille que votre aventurière de... presque dix ans ! Quant aux autres dames ici présentes, on les imagine mal dans le rôle de mademoiselle Sanfon. Madame Kléber est trop jeune, et Mrs Truffo, comme chacun le sait, ne parle pas français !
- Pour une personne aussi roublarde que Marie Sanfon, se donner dix ans de plus ou de
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moins est un jeu d'enfant, répondit calmement Gauche, continuant de regarder fixement Clarice. Surtout face à un enjeu aussi considérable et au risque d'être envoyée à la guillotine en cas d'échec. Ainsi est-il bien vrai, mademoiselle Stamp, que vous n'ayez jamais séjourné à Paris ? Quelque part du côté de la rue de Grenelle ?
Clarice devint blanche comme la mort.
- Bien, à ce point de la discussion, en tant que représentant de la compagnie Jasper-Artaud partnership, je me dois d'intervenir, fit Reynier, interrompant le policier. Mesdames et messieurs, je vous affirme qu'aucun malfaiteur de réputation internationale n'a pu avoir accès à cette traversée. La compagnie garantit qu'il n'y a sur le Léviathan ni escrocs, ni cocottes, ni, a fortiori, aventurières connues de la police. Comprenez bien : cette première traversée nous donne une responsabilité particulière. Nous n'avons sûrement pas besoin d'un scandale. Le capitaine Cliff et moi-même avons personnellement vérifié et revérifié les listes de passagers et, le cas échéant, nous avons pris nos renseignements. Notamment auprès de la police française, monsieur le commissaire. Aussi, le capitaine et moi-même sommes prêts à répondre de chacun des présents. Nous ne vous empêchons pas, monsieur Gauche, de faire votre travail, mais sachez que vous perdez inutilement votre temps. De même que l'argent des contribuables français.
- Bien, bien, grommela Gauche. Qui vivra verra.
Après quoi, au soulagement général, Mrs Truffo engagea la discussion sur le temps qu'il faisait.
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Reginald Milford-Stoakes
10 avril 1878
22 heures 31 minutes
Mer d'Arabie
17° 06'28" de lat. N. 59° 48' 14" de long. E.
Ma chère et bien-aimée Emily !
Cette arche infernale se trouve sous l'emprise des forces du Mal. Je ressens cela de toute mon âme torturée. Quoique j'ignore si un criminel tel que moi peut posséder une âme. J'ai écrit et médité. Je me rappelle avoir commis un crime, un crime terrible, pour lequel il n'y a et ne peut y avoir de pardon, mais, curieusement, j'ai complètement oublié en quoi il consistait exactement. Et je n'ai pas la moindre envie de m'en souvenir.
La nuit, en songe, je m'en souviens très bien, sinon, comment expliquer l'état épouvantable dans lequel je me réveille chaque matin ? Vivement que prenne fin notre séparation. J'ai le sentiment qu'un peu plus et je deviendrais fou. Voilà qui tomberait bien mal.
Les jours s'étirent avec une lenteur intolérable. Je reste des heures dans ma cabine à regarder l'aiguille des minutes sur mon chronomètre. Elle n'avance pas. Derrière ma fenêtre, sur le pont, quelqu'un a dit : " Aujourd'hui, nous sommes le 10 avril ", et, sur le coup, j'ai été incapable de saisir le sens de ces mots. Quel avril ? Pourquoi justement le 10 ? J'ouvre mon écritoire et je vois que ma lettre d'hier est datée du 9 avril et celle d'avant-hier du 8. Donc, tout est normal. Avril. Le 10.
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Voici déjà plusieurs jours que je ne quitte plus des yeux, le professeur Sweetchild (pour autant qu'il soit effectivement professeur). Cet homme est très apprécié dans notre " Windsor ". C'est un sacré beau parleur, qui à tout bout de champ fait étalage de ses connaissances en histoire et en orientalisme. Il ne se passe pas un jour sans que nous n'ayons droit à de nouveaux récits plus invraisemblables les uns que les autres à propos de trésors. Quant à lui-même, il a de petits yeux porcins très déplaisants. Et fuyants. Par moments, on y voit briller des étincelles de folie. Si seulement vous entendiez avec quelle volupté dans la voix cet homme parle des pierres précieuses. Il est littéralement toqué de tous ces diamants et autres émeraudes.
Ce matin, au petit déjeuner, le docteur Truffo s'est brusquement levé, a frappé dans ses mains et annoncé d'un ton solennel que c'était l'anniversaire de Mrs Truffo. Tous poussèrent des oh ! et des ah ! puis chacun y alla de ses voux, tandis que le docteur offrait publiquement son cadeau à sa peu enviable épouse : des boucles d'oreilles en topaze d'un rare mauvais goût. Cette façon de se donner en spectacle en train de remettre un présent à sa propre épouse est d'une vulgarité ! Mais, visiblement, Mrs Truffo n'était pas de cet avis. Contrairement à son habitude, elle était toute frétillante, respirait le bonheur parfait, et sa face de carême avait une couleur de carottes râpées. Le lieutenant dit : " O, madame, si nous avions été mis au courant par avance de cet événement heureux, nous n'aurions pas manqué de vous préparer une surprise. Blâmez votre discrétion. " L'idiote devint encore plus rouge et bredouilla timidement :
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" Vous voudriez vraiment me faire un plaisir ? " L'assemblée lui répondit par un mugissement complaisant faute d'être enthousiaste. " Dans ce cas, dit-elle, jouons au loto, mon jeu préféré. Dans ma famille, tous les dimanches et jours de fête sans exception nous sortions les cartons et le sac de pions. Oh, ce jeu est si passionnant ! Mes amis, vous me faites un immense plaisir ! " C'était la première fois que je voyais Mrs Truffo s'exprimer avec une telle loquacité. J'ai d'abord pensé qu'elle se payait notre tête, mais non, elle était on ne peut plus sérieuse. Impossible d'y échapper. Prétendant qu'il était l'heure pour lui de prendre son quart, Reynier fut le seul à se défiler. Ce malappris de commissaire tenta d'en faire autant en prétextant quelque affaire urgente, mais tous le regardèrent avec une telle réprobation qu'il resta.
Mister Truffo alla chercher l'attirail nécessaire à ce jeu idiot, et le supplice commença. Chacun étala ses cartes d'un air abattu, tout en lançant de temps à autre des regards nostalgiques en direction du pont inondé de soleil. Les fenêtres du salon étaient grandes ouvertes, un petit vent frais parcourait la pièce, alors que nous étions là à jouer une scène dans une nursery. " Afin d'intéresser la partie ", pour reprendre ses termes, la femme du docteur proposa de constituer une cagnotte, dans laquelle chacun versa une guinée. La meneuse de jeu avait toutes les chances de gagner dans la mesure où elle était la seule à faire sérieusement attention aux numéros qui sortaient. Apparemment, le commissaire aurait bien voulu faire sauter la banque, mais il comprenait mal les jeux de mots puérils dont usait Mrs Truffo pour annoncer les numéros - en
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son honneur, il avait été convenu pour cette fois de parler anglais.
Les minables boucles d'oreilles en topaze, valant tout au plus dix livres, donnèrent à Sweetchild l'occasion d'enfourcher son dada favori. " Splen-dide cadeau, sir!" s'exclama-t-il en se tournant vers le docteur. Celui-ci s'illumina de plaisir, mais Sweetchild gâcha tout par la phrase suivante : " Evidemment, aujourd'hui, les topazes sont bon marché, mais qui sait si, dans cent ans, leur prix ne va pas tout d'un coup faire un bond. Les pierres précieuses sont tellement imprévisibles ! Ce sont de véritables miracles de la nature, rien à voir avec ces ennuyeux métaux que sont l'or et l'argent. Le métal n'a pas d'âme, pas de forme, on peut le refondre à l'infini, alors que chaque pierre est une individualité unique. Mais elles ne se donnent pas à n'importe qui. Uniquement à celui que rien n'arrête et qui, pour leur éclat magique, est prêt à aller jusqu'au bout du monde et, si besoin, plus loin encore. " Ces envolées grandiloquentes s'accompagnaient des piaulements de Mrs Truffo, qui continuait d'annoncer les numéros. Par exemple, Sweetchild dit : " Je vais vous conter la légende du grand et puissant conquérant Mahmud Gaznevi, qui était fasciné par l'éclat des diamants et qui, pour trouver ces cristaux enchanteurs, mit à feu et à sang la moitié de l'Inde. " Mrs Truffo : " Onze, messieurs. Les deux baguettes du tambour ! " Et comme ça sans discontinuer.
Cela étant, je tiens à répéter la légende de Mahmud Gaznevi. Elle vous aidera à mieux comprendre la personnalité du conteur. Je vais également essayer de rendre son style original.
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" En l'an tant (je ne sais plus lequel) après Jésus-Christ et tant (je m'en souviens encore moins) du calendrier musulman, le puissant Gaznevi apprit que, sur la presqu'île de Guzzarat (il me semble que c'est ça), se trouvait un sanctuaire sumnate abritant une énorme idole adorée par des centaines de milliers de gens. L'idole protégeait le territoire des invasions étrangères, et quiconque franchissait la frontière de Guzzarat les armes à la main était condamné à périr. Le sanctuaire appartenait à une puissante communauté brahmanique, la plus riche de toute l'Inde. En outre, les brahmanes sumnates possédaient des pierres précieuses en quantités innombrables. Bravant le pouvoir de l'idole, l'intrépide général réunit son armée et partit en campagne. Il coupa cinquante mille têtes, détruisit cinquante forteresses et força l'entrée du temple sumnate. Les guerriers de Mahmud profanèrent le sanctuaire, le retournèrent de fond en comble, mais ne trouvèrent pas de trésor. Alors, Gaznevi s'approcha de l'idole et, de toutes ses forces, abattit sa massue de combat sur sa tête d'airain. Les brahmanes se prosternèrent devant le vainqueur et lui offrirent un million de pièces d'argent pour peu qu'il ne touche plus leur dieu. Mahmud éclata de rire et frappa une nouvelle fois. L'idole se fendit. Les brahmanes se mirent à hurler de plus belle et proposèrent au terrible roi dix millions de pièces d'or. Mais, de nouveau, la lourde massue s'éleva pour retomber une troisième fois sur l'idole, la fracassant en deux, et, sur le sol du temple, en un torrent étincelant, jaillirent les diamants et autres pierres précieuses cachées à l'intérieur. Et la valeur de ce trésor était inestimable. "
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C'est alors que mister Fandorine annonça d'un air quelque peu gêné qu'il avait une carte complète. A part Mrs Truffo, tous bondirent de joie, prêts à se séparer, mais elle insista tellement pour une autre partie qu'il fallut rester. Et cela recommença : " Thirty nine - pig and swine ! Twenty seven - l'm in heavenJ ! " et autres sottises du même genre.
Ce fut cette fois au tour de mister Fandorine de prendre la parole et, à sa manière, délicate et un tantinet moqueuse, il se lança dans le récit d'un conte arabe trouvé dans un livre ancien. Je vous le rapporte tel que je l'ai retenu.
Trois marchands maghrébins se rendirent un jour au fin fond du Grand Désert, car ils avaient entendu dire que loin là-bas, au milieu des sables où ne s'aventurent jamais les caravanes, se trouvait un trésor comme les mortels n'en avaient jamais vu. Les trois hommes marchèrent pendant quarante jours, souffrant de chaleur et de fatigue, et il ne leur resta bientôt plus chacun qu'un seul chameau : les autres avaient péri. Brusquement, devant eux, ils voient une haute montagne. Ils approchent et n'en croient pas leurs yeux. : la montagne était entièrement constituée de lingots d'argent. Les marchands rendirent grâce à Allah, et l'un d'eux, après avoir rempli ses sacs d'argent, prit le chemin du retour, tandis que les autres disaient : " Nous continuons. " Et ils marchèrent encore quarante jours ; sous le soleil, leurs visages devinrent noirs et leurs yeux rouges. Bientôt, apparut devant eux une autre montagne - d'or. Le deuxième marchand s'exclama : " Nous n'avons pas enduré en vain toutes ces souffrances ! Gloire au
1. Jeux de mots utilisés au loto pour l'annonce des numéros.
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Très-Haut ! " // remplit ses sacs de lingots d'or et demanda à son compagnon : " Pourquoi restes-tu planté là ? " Le troisième répondit : " Tu vas pouvoir emporter beaucoup d'or sur un seul chameau ? " Le deuxième dit : " Assez pour devenir l'homme le plus riche de notre ville. - Cela ne me suffit pas, fit le troisième. Je continue et je trouverai une montagne de diamants. Et quand je reviendrai au pays, je serai l'homme le plus riche de la terre. " II continua, et son chemin dura encore quarante jours. Son chameau se coucha et ne se releva plus, mais le marchand ne s'arrêta pas, car il était têtu et croyait en la montagne de diamants, or chacun sait qu'une poignée de diamants vaut plus qu'une montagne d'argent ou une colline d'or. Et le troisième marchand vit un tableau surprenant : au beau milieu du désert, courbé en deux, se tenait un homme portant sur ses épaules un trône de diamant, et, assis sur ce trône, un monstre à la gueule noire et aux yeux rouges. " Comme je suis content de toi, ô respectable voyageur ! prononça l'homme voûté d'une voix rauque. Je te présente le démon de la cupidité, et maintenant, c'est à toi de le tenir sur tes épaules. Jusqu'à ce qu'un homme aussi avide que toi et moi vienne te remplacer. "
A ce point le récit s'interrompit, car mister Fandorine venait de compléter une nouvelle carte, si bien que la deuxième cagnotte échappa également à la reine du jour. Cinq secondes plus tard, il ne restait plus à table que la seule Mrs Truffo : tous les autres avaient disparu comme par enchantement.
Je ne cesse de repenser à ce conte de mister Fandorine. Il n'est pas aussi anodin qu'il y paraît.
Sweetchild est en fait le troisième marchand. A la fin du récit, cela m'a immédiatement sauté aux
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yeux ! Oui, oui, cet homme est un fou dangereux. Son âme bouillonne d'une passion indomptable, et je sais de quoi je parle. Ce n'est pas sans raison que, depuis Aden, je le suis telle une ombre invisible.
Je vous ai écrit, précieuse Emily, que j'avais su tirer le plus grand profit de notre escale. Vous avez sans doute pensé que je faisais référence à l'acquisition d'un nouvel instrument de navigation en remplacement de celui qui m'a été ravi. C'est vrai, j'ai maintenant un autre sextant, et, de nouveau, je vérifie régulièrement notre cap, mais l'affaire est tout autre. Je craignais simplement de coucher mon secret sur papier. Et si quelqu'un venait à le lire ? Sait-on jamais avec ces ennemis qui me cément de toutes parts. Mais mon esprit est plein de ressources, et j'ai imaginé une jolie ruse : à partir d'aujourd'hui j'écris avec du lait. Toute personne étrangère tombant sur cette lettre n'y verra qu'une feuille vierge, sans rien d'intéressant, tandis que ma perspicace Emily la fera chauffer sur un abat-jour jusqu'à ce que les lignes se détachent ! Astucieux, non ?
Mais revenons à Aden. A bord, alors que nous n'avions pas encore reçu l'autorisation de descendre à terre, j'ai remarqué que Sweetchild était nerveux et plus encore : il n'arrivait pas à tenir en place tant il était agité. Cela avait commencé peu après que Fan-dorine eut déclaré que le foulard volé chez lord Littleby devait être la clé du trésor mythique du rajah d'Emeraude. Le professeur avait été pris d'une fébrilité subite, avait marmonné quelque chose dans sa barbe, après quoi il n'avait cessé de répéter : " Ah, vivement qu'on soit à terre. " Pourquoi ? Voilà la question.
C'est précisément ce que je décidai d'élucider.
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Mon chapeau noir à larges bords rabattu sur mes yeux, j'entrepris de suivre Sweetchild. Au début tout se passa à merveille ; pas une seule fois il ne se retourna, et je le suivis sans difficulté jusqu'à la place située derrière le petit bâtiment de la douane. Mais là, une désagréable surprise m'attendait : Sweetchild héla un cocher et s'éloigna dans une direction inconnue. La calèche allait assez lentement, mais je ne pouvais tout de même pas courir derrière, cela n'aurait guère convenu à mon style. Bien sûr, il y avait d'autres équipages sur la place, j'aurais pu prendre n'importe lequel d'entre eux, mais vous connaissez, Emily, mon aversion insurmontable pour les voitures découvertes. Elles sont une invention du diable. Seuls les casse-cou s'y risquent. Il en est même - j'en ai vu plus d'un de mes propres yeux - qui emmènent avec eux femme et enfants. Et là tout peut arriver ! Particulièrement dangereuses sont ces voitures à deux roues, si prisées chez nous en Grande-Bretagne. Quelqu'un m'a raconté (je ne me rappelle plus qui) qu'un jeune homme, issu d'une excellente famille et jouissant d'une solide position sociale, avait inconsidérément emmené en promenade dans une telle voiture à deux roues sa jeune épouse, de surcroît à son huitième mois de grossesse. Comme prévu, les choses ont mal fini : le chenapan a été incapable de maîtriser ses chevaux, qui se sont emballés, et la voiture s'est retournée. Le jeune homme n'a rien eu, mais l'accident a déclenché l'accouchement avant terme de sa femme. On n'a pu les sauver, ni elle ni l'enfant. Et tout cela pourquoi ? Par manque de jugeote. Ils auraient pu tranquillement aller à pied. Ou bien, disons, faire une promenade en barque. Au pis aller,
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on peut faire un petit voyage en train, dans un compartiment particulier. A Venise, par exemple, les gens font de la gondole. Nous y sommes allés, vous et moi, vous vous souvenez ? Rappelez-vous l'eau qui venait lécher les marches du perron de notre hôtel.
J'ai du mal à me concentrer, je ne cesse de m écarter de mon sujet. Donc, Sweeîchild partit en calèche, et je restai à côté de la douane. Désemparé, pensez-vous ? Pas le moins du monde. Aussitôt une idée me vint à l'esprit, et je me calmai presque immédiatement. En attendant le retour de Sweetchild, je fis un saut à la quincaillerie marine et achetai un nouveau sextant, encore mieux que le précédent, ainsi qu'un guide de navigation avec les formules astronomiques. Maintenant je peux calculer la position du navire beaucoup plus rapidement et de manière plus précise, si bien qu'on ne m'aura pas facilement.
J'attendis six heures et trente-huit minutes. Je restai assis sur un banc, à regarder la mer. A penser à vous.
Quand Sweetchild revint, je fis mine de somnoler. Il passa rapidement devant moi, persuadé que je ne l'avais pas vu.
A peine avait-il disparu derrière le bâtiment de la douane que je me précipitai vers son cocher. Pour six pence, le Bengali me raconta où était allé notre cher professeur. Reconnaissez, chère Emily, que j'ai fait preuve dans cette affaire d'une certaine habileté.
Les informations obtenues ne firent que conforter mes premiers soupçons. Du port, Sweetchild s'était fait conduire directement au télégraphe. Il y avait passé une demi-heure, puis il était retourné quatre fois à la poste. Le cocher me dit : " Sahib, très, très nerveux. Il va, il vient. Il dit aller au bazar, il tape
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moi dans le dos, retourner à la poste, vite, vite. " Bref, il est évident que Sweetchild a tout d'abord envoyé une dépêche à quelqu'un et qu'ensuite il a attendu avec impatience la réponse. D'après le Bengali, la dernière fois qu'il est sorti de la poste, il était " tout drôle, avec petit papier dans main ". Ensuite il s'est fait reconduire au bateau. Sans doute avait-il reçu sa réponse.
J'ignore ce qu'elle contient, mais il est absolument évident que le professeur, ou qui soit-il en réalité, a des complices.
Cela se passait il y a trois jours. Depuis, on dirait que Sweetchild n 'est plus le même. Comme je vous l'ai déjà écrit, il n'arrête pas de parler de pierres précieuses, mais, parfois, le voilà qui s'assied quelque part sur le pont et se met à dessiner frénétiquement - sur sa manchette et même sur son mouchoir.
Ce soir, il y avait bal au Grand Salon. Je vous ai déjà décrit cette salle grandiose, qu'on croirait tout droit ramenée de Versailles ou de Buckingham Palace. Dorures un peu partout, murs entièrement couverts de miroirs, lustres électriques dont les pendeloques de cristal tintent harmonieusement au rythme du léger tangage. L'orchestre (au demeurant tout à fait correct) a principalement joué des valses de Vienne, or, vous ne l'ignorez pas, je trouve cette danse inconvenante, raison pour laquelle je suis resté dans un coin, l'oil sur Sweetchild. Il avait l'air de s'amuser comme un fou, invitant tantôt une dame tantôt une autre, sautant comme un cabri, leur écrasant impitoyablement les pieds, sans être aucunement gêné pour autant. J'ai quelque peu laissé mon esprit vagabonder, me rappelant le temps où nous dansions ensemble et cette grâce avec
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laquelle votre main gainée de blanc reposait sur mon épaule. Brusquement, j'ai vu Sweetchild trébucher et manquer de faire tomber sa cavalière. Sans même s'excuser, d'un pas rapide, courant presque, il se précipita vers le buffet. Sa cavalière, désemparée, resta plantée au milieu de la salle. Quant à moi, cette brusque fringale me parut bizarre.
En fait, Sweetchild ne regarda même pas les plats couverts de petits-fours, de fromages et de fruits. D'un support en argent, il arracha une serviette en papier et, plié en deux, il se mit à y gribouiller furieusement quelque chose. Au milieu de la foule, sans se gêner, un comble ! Brûlant de curiosité, j'avançai d'un pas nonchalant dans sa direction. Mais Sweetchild s'était déjà redressé, avait plié la serviette en quatre et s'apprêtait visiblement à la fourrer dans sa poche. Hélas, je n'avais pas eu le temps de regarder par-dessus son épaule. Je tapai intérieurement du pied, et j'allais rebrousser chemin quand je vis mister Fandorine s'approcher de la table avec deux coupes de Champagne. Il en tendit une à Sweetchild et garda la seconde pour lui. J'entendis le Russe dire : " Ah, cher professeur, c'est fou ce que vous pouvez être distrait ! Vous venez de glisser une serviette sale dans votre poche. " Sweetchild se troubla, sortit de sa poche la serviette en papier et en fit une boule qu'il jeta sous la table. Je me joignis à eux sans tarder et engageai à dessein la conversation sur la mode, sachant que l'indianiste en aurait vite assez et s'en irait. C'est exactement ce qui se passa.
Dès que, après s'être excusé, il nous eut laissés tous les deux, mister Fandorine murmura d'un ton de conspirateur : " Eh bien, sir Reginald, qui de nous va se glisser sous la table ? " Je compris alors que je
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n'étais pas le seul à trouver suspecte la conduite du professeur, le diplomate également. En l'espace d'une seconde, s'instaura entre nous une totale complicité. " Oui, mais ce n'est guère convenable ", ajoutai-je. Après s'être assuré que personne ne pouvait nous entendre, mister Fandorine proposa : " Faisons cela loyalement : l'un de nous trouve un bon prétexte et l'autre va chercher sous la table ". J'acquiesçai et commençai à réfléchir, mais rien de valable ne me vint à l'esprit. " Eurêka ! " murmura mon complice, et d'un geste rapide, presque imperceptible, il défit un de mes boutons de manchette en or. Celui-ci tomba par terre, et, du bout de sa chaussure, le diplomate le poussa sous la table. " Sir Reginald, prononça-t-il suffisamment fort pour être entendu des personnes qui se tenaient à proximité. J'ai l'impression que vous venez de perdre un bouton de manchette. "
Un accord est un accord. Je m'accroupis et regardai sous la table. La serviette en papier se trouvait tout près, mais, en revanche, le maudit bouton de manchette avait roulé jusqu'au mur, or la table était assez large. Imaginez le tableau : votre mari rampant à quatre pattes sous la table et présentant à la salle la face la moins imposante de sa personne. Le retour fut encore plus embarrassant. Emergeant de sous la table, je tombai nez à nez avec deux jeunes dames en pleine conversation avec mister Fandorine. Découvrant ma tête rousse à hauteur de leurs genoux, les dames poussèrent des cris effarouchés, tandis que mon perfide complice prononçait avec le plus grand calme : " Permettez-moi de vous présenter le baronet Milford-Stoa-kes. " Les dames laissèrent tomber sur moi un regard glacial et s'éloignèrent sans un mot. Ecumant de rage, je bondis sur mes pieds et m'écriai : " Sir, vous avez
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fait exprès de les retenir pour vous gausser de moi ! " Fandorine répondit d'un air innocent : " Je les ai effectivement retenues à dessein, mais nullement dans le but de me moquer de vous, sir. J'ai simplement pensé qu'avec leurs larges jupes elles cacheraient à la salle votre périlleuse expédition. Mais où est donc votre trophée ? "
Je défroissai la serviette en papier d'une main tremblante d'impatience, et nous y vîmes quelque chose d'étrange. Je le reproduis de mémoire.
A quoi riment ces figures géométriques ? Que signifie le zigzag ? Comment comprendre " palace " ? Et pourquoi trois points d'exclamation ?
Je regardai Fandorine à la dérobée. De deux doigts il se tira le lobe de l'oreille et marmonna quelque chose d'incompréhensible. Je suppose en russe.
" Qu'en pensez-vous ? " demandai-je. " Attendons, répondit le diplomate d'un air énigmatique. Il est près du but. "
Qui est près ? Sweetchild ? De quel but ? Et est-ce bien qu'il en soit près ?
Mais je n'eus pas le temps de poser toutes ces questions, car dans la salle un brouhaha général se
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fit entendre, suivi d'applaudissements, tandis que monsieur Drieux, l'adjoint du capitaine en charge des passagers, criait de façon assourdissante dans le porte-voix : " Ainsi, mesdames et messieurs, le grand prix de notre loterie revient à la cabine numéro 18 ! " Jusqu'à cet instant, tellement absorbé par la mystérieuse serviette en papier, je n'avais absolument pas prêté attention à ce qui se passait dans la salle. Or, apparemment, on avait cessé de danser depuis un certain temps et l'on avait procédé au tirage de la loterie de bienfaisance " Sauvons les femmes déchues " (je vous ai parlé de cette stupide initiative dans ma lettre du 3 avril). Mon sentiment à l'égard des ouvres caritatives et des femmes déchues vous étant bien connu, je m'abstiendrai de tout commentaire.
L'annonce solennelle produisit sur mon jeune interlocuteur un effet bizarre : il grimaça douloureusement et rentra la tête dans ses épaules. Tout d'abord je m'étonnai, mais sitôt après, je me rappelai que mister Fandorine occupait justement la cabine 18. Rendez-vous compte, le sort était tombé sur lui !
" Cela devient insupportable, balbutia l'heureux élu en bégayant plus qu'à son habitude. Je crois que je vais aller faire un tour. " Sur quoi il commença à reculer en direction de la sortie, mais Mrs Kléber lança d'une voix sonore : " C'est monsieur Fandorine de notre salon ! Il est là-bas, messieurs ! En habit blanc avec un oillet rouge ! Monsieur Fandorine, où partez-vous donc ? Vous avez gagné le grand prix ! "
Tous se tournèrent vers le diplomate et redoublèrent d'applaudissements, tandis que quatre stewards traversaient déjà la salle en portant une horloge de
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parquet d'une rare laideur, représentant Big Ben. C'était un véritable objet d'horreur en chêne sculpté, d'une fois et demie la hauteur d'un homme et pesant quatre stones au bas mot. Je crus voir passer dans les yeux de mister Fandorine quelque chose ressemblant à de l'horreur. Ce dont je ne saurais le blâmer.
La poursuite de notre conversation étant impossible, je regagnai mes pénates afin d'écrire cette lettre.
Je sens poindre de terribles menaces, le noud se resserre autour de moi. Mais n'espérez pas, messieurs mes persécuteurs, m'attraper sans coup férir !
Il est tard, je dois aller mesurer les coordonnées. Au revoir, ma chère, tendre, adorée Emily,
Celui qui vous aime ardemment Reginald Milford-Stoakes
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Renata Kléber
Renata guetta le Cabot (elle avait ainsi baptisé pépé Gauche après qu'il eut révélé quel genre de personnage il était) près de sa cabine. A en juger par sa mine chiffonnée et ses cheveux gris ébouriffés, le commissaire sortait de sa sieste. Visiblement, il s'était jeté sur son lit juste après déjeuner et avait dormi jusqu'au soir.
Saisissant prestement le policier par la manche, Renata se haussa sur la pointe des pieds et lâcha tout de go :
- J'en ai de belles à vous raconter ! Le Cabot la regarda d'un air scrutateur, croisa les bras sur sa poitrine et dit d'un ton mauvais :
- Je vous écouterai avec grand intérêt. Il était depuis longtemps dans mon intention de bavarder un peu avec vous, madame.
Le ton employé mit vaguement Renata sur ses gardes, mais elle décida que ce n'était pas bien grave, le Cabot avait seulement une indigestion, à moins qu'il n'ait fait un mauvais rêve.
- J'ai fait tout votre travail, se vanta Renata avant de regarder des deux côtés pour s'assurer que personne ne les épiait. Entrons plutôt dans votre cabine, personne ne viendra nous y déranger.
Le logis du Cabot était parfaitement tenu : au milieu de la table trônait le célèbre dossier noir, à côté se trouvaient une pile de papiers bien rangés et des crayons soigneusement taillés. Renata laissa errer un regard curieux dans la pièce, remarqua une brosse à chaussures près d'une boîte de cirage noir ainsi que des faux cols séchant sur une corde.
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Radin, le moustachu, il cire lui-même ses bottines et fait sa petite lessive, tout cela pour ne pas avoir à donner de pourboire à la femme de chambre.
- Eh bien, allez-y, dites ce que vous avez à dire, grommela avec irritation le Cabot, indisposé par l'indiscrétion de Renata.
- Je sais qui est l'assassin, annonça-t-elle fièrement.
Cette nouvelle ne produisit pas sur le policier l'effet attendu. Il soupira et demanda :
- Et c'est qui ?
- Vous êtes aveugle ou quoi ? Pourtant cela crève les yeux ! (Renata leva les bras en l'air et s'assit dans le fauteuil.) Tous les journaux ont écrit que le crime était le fait d'un cinglé. Aucun individu normal n'irait commettre une telle extravagance, pas vrai ? Et maintenant, passez en revue tous les gens qui sont à notre table. Evidemment, cela fait un bel échantillonnage, rien que des emmerdeurs et des affreux, mais il n'y a qu'un seul cinglé.
- Vous faites allusion au baronet ? demanda le Cabot.
- Ça y est, vous avez fini par comprendre, dit Renata en hochant la tête d'un air affligé. Pourtant, c'était clair comme de l'eau de roche. Vous n'avez pas remarqué ces yeux quand il me regarde ? Une vraie bête sauvage, un monstre ! J'ai peur de marcher seule dans les couloirs. Je l'ai croisé hier dans l'escalier, alors qu'il n'y avait pas âme qui vive à proximité. Mon sang n'a fait qu'un tour ! (Elle posa sa main sur son ventre.) Voilà un bout de temps que je l'observe. Chez lui, la lumière reste allumée toute la nuit, mais ses rideaux sont bien fermés. Hier, il restait une minuscule fente. Depuis le pont
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j'ai jeté un coup d'oeil à l'intérieur : il était debout au milieu de sa cabine, à gesticuler, à faire des grimaces effrayantes, à menacer quelqu'un du doigt. Un vrai cauchemar ! Plus tard, pendant la nuit, une migraine m'a prise et je suis sortie prendre l'air. Soudain, qu'est-ce que je vois ? A l'arrière du bateau était assis notre cinglé, la tête levée vers le ciel, en train de regarder la lune à travers un machin en fer. C'est alors que ça m'a sauté aux yeux ! (Renata se pencha en avant et se mit à chuchoter :) La lune. Elle était pleine, toute ronde. C'est ça qui lui fait perdre la boule. C'est un de ces maniaques chez qui la pleine lune éveille des instincts sanguinaires. J'ai lu des choses à propos de ces gens-là ! Mais qu'est-ce que vous avez à me regarder comme si j'étais une gourde ? Vous avez jeté un coup d'oil au calendrier ? (L'air triomphant, Renata sortit un petit calendrier de son réticule.) Tenez, admirez, j'ai vérifié. Le 15 mars, la nuit où dix personnes ont été assassinées rue de Grenelle, c'était justement la pleine lune. Voyez, c'est écrit noir sur blanc : pleine lune.
Le Cabot regarda, mais sans grande conviction.
- Mais qu'est-ce que vous avez à écarquiller les yeux comme un hibou ! se fâcha Renata. Vous vous rendez compte que cette nuit ce sera encore la pleine lune ! Pendant que vous serez en train de vous prélasser, il va de nouveau perdre la boule et trucider quelqu'un d'autre. Et je sais même qui : moi. Il me déteste. (Sa voix trembla de manière hystérique.) Tout le monde en veut à ma vie, sur ce fichu bateau ! D'abord c'est un Africain qui se jette sur moi, ensuite c'est cet Asiate qui me lorgne en contractant les mâchoires, et maintenant c'est au tour de ce baronet complètement timbré !
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Le Cabot riva sur Renata un regard pesant et fixe, et elle agita sa main devant son nez :
- Hé ! Monsieur Gauche ! Vous dormez ou quoi ?
Le vieux la saisit fermement par le poignet, repoussa sa main et dit d'un ton sévère :
- Eh bien voilà, ma chère. Assez joué les idiotes. Je fais mon affaire du baronet, mais vous, parlez-moi plutôt de votre seringue. Et ne finassez pas, dites la vérité ! rugit-il de telle façon que Renata rentra la tête dans les épaules.
Pendant tout le dîner, elle resta à contempler son assiette. Elle toucha à peine au sauté d'anguilles, alors qu'elle mangeait toujours d'un excellent appétit. Ses yeux étaient rouges, gonflés. De temps à autre ses lèvres tremblotaient imperceptiblement.
Le Cabot, en revanche, arborait un air paisible et débonnaire. Il jetait de fréquents coups d'oil à Renata. Toutefois, s'il n'était pas dénué de sévérité, son regard n'était pas hostile mais plutôt paternel. Il n'était pas aussi terrible qu'il voulait le paraître, le commissaire Gauche.
- Ça en impose, dit-il en regardant avec envie la pendule en forme de Big Ben, posée dans un coin du salon. Il y en a tout de même qui ont de la chance.
N'entrant pas dans la cabine de Fandorine, le monumental grand prix avait provisoirement été installé dans le Windsor. La tour de chêne faisait entendre un tic tac assourdissant, cliquetait, grognait et à chaque heure égrenait son tocsin si furieusement que, n'étant pas encore habitués,
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tous sursautaient de frayeur. Et, au petit déjeuner, quand, avec dix minutes de retard, Big Ben avait annoncé qu'il était neuf heures, la femme du docteur avait failli avaler sa petite cuillère. De plus, la tour était de toute évidence trop étroite sur sa base, si bien qu'à chaque forte vague elle se mettait à vaciller dangereusement. C'était comme maintenant : dès que le vent avait fraîchi et qu'aux fenêtres grandes ouvertes les rideaux blancs avaient commencé à onduler, Big Ben s'était sérieusement mise à grincer de partout.
Ayant apparemment pris l'enthousiasme sincère du commissaire pour de l'ironie, le Russe entreprit de se justifier :
- Je leur ai p-proposé de donner également la pendule aux femmes déchues, mais monsieur Drieux est resté inflexible. Je jure devant le Christ, Allah et Bouddha qu'à notre arrivée à Calcutta je me ferai un p-plaisir d'oublier cette horreur sur le bateau. Personne ne m'imposera cette vision de cauchemar !
Il lança un coup d'oil inquiet au lieutenant Rey-nier, qui, diplomate, garda le silence. Cherchant un appui, Fandorine se tourna vers Renata, mais, pour toute réponse, celle-ci le regarda en dessous d'un air sévère. Primo, elle était de mauvaise humeur et, secundo, depuis quelque temps le diplomate n'avait plus ses faveurs.
Et à cela il y avait de bonnes raisons.
Tout avait commencé lorsque Renata avait remarqué la façon dont la souffreteuse Mrs Truffo renaissait à vue d'oil sitôt qu'elle se trouvait à proximité du mignon diplomate. Or, de toute évidence, monsieur Fandorine appartenait à cette
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race répandue des séducteurs patentés, capables de déceler un attrait chez n'importe quel laideron, sans en dédaigner aucun. En principe, Renata éprouvait du respect pour cette catégorie d'hommes, et l'on peut même dire qu'ils ne la laissaient pas indifférente. Elle aurait été terriblement curieuse de savoir quelle étincelle de charme le joli brun aux yeux bleus avait bien pu débusquer chez l'insipide femme du docteur. Mais le fait qu'il éprouvât pour elle un certain intérêt ne faisait aucun doute.
Quelques jours plus tôt, Renata avait été témoin d'une saynète amusante, jouée par deux acteurs : Mrs Truffo (dans le rôle de la femme fatale) et monsieur Fandorine (dans le rôle du perfide séducteur). L'auditoire se composait en tout et pour tout d'une jeune femme (d'un rare attrait, quoique dans une situation intéressante), dissimulée derrière le haut dossier de sa chaise longue et épiant la scène dans le reflet de son miroir de poche. Lieu de l'action : la dunette. Moment de l'action : un coucher de soleil romantique. La pièce était jouée en anglais.
La femme du docteur aborda le diplomate avec la légèreté d'éléphant propre à l'art de la séduction britannique (les deux personnages se tenaient près du bastingage, de profil par rapport à la chaise longue mentionnée plus haut). Comme il se doit, Mrs Truffo commença par le temps qu'il faisait.
" Ici, dans ces contrées du Sud, le soleil est terriblement vif ! bêla-t-elle avec fougue.
- Oh oui, répondit Fandorine. En Russie, à cette p-période de l'année, la neige n'a pas encore fondu, alors qu'ici la température monte jusqu'à
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trente-cinq degrés Celsius, et à l'ombre encore, au soleil il fait encore plus chaud. "
Maintenant qu'elle s'était sortie avec succès du préambule, Mrs Gueule de Chèvre s'estima en droit de passer à un sujet plus intime :
" C'est simple, je ne sais pas où me mettre ! avoua-t-elle avec la réserve convenant au sujet. Ma peau est si claire ! Cet insupportable soleil m'abîme le teint, sans compter qu'il pourrait bien me gratifier de méchantes taches de rousseur.
- Moi-même, je suis très p-préoccupé par ce problème des taches de rousseur, répondit le Russe de son air le plus sérieux. Mais j'ai fait preuve de prévoyance en prenant avec moi une lotion à base d'un extrait de camomille turque. Vous voyez, mon bronzage est uniforme et je n'ai pas la moindre tache de rousseur. "
Et le serpent tentateur d'approcher son joli minois de l'honorable dame.
La voix de Mrs Truffo trembla, traîtresse :
" Effectivement, pas une seule tache de rousseur... Seuls vos cils et vos sourcils sont légèrement décolorés. Vous avez un merveilleux épithélium, mister Fandorine, tout simplement merveilleux ! "
Ça y est, il va l'embrasser, prédit Renata en voyant l'épithélium du diplomate séparé d'à peine cinq centimètres de la face rougeoyante de son interlocutrice.
Elle prédit, et se trompa.
Fandorine s'écarta et dit :
" Epithélium ? Vous vous y entendez en physiologie ?
- Un peu, répondit modestement Mrs Truffo. Avant mon mariage j'avais quelques liens avec la médecine.
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- Vraiment ! Comme c'est intéressant ! Il faut absolument que vous me racontiez cela ! "
Malheureusement, Renata ne put regarder le spectacle jusqu'au bout. Une dame de sa connaissance vint s'asseoir à ses côtés, et elle dut renoncer à son observation.
Toutefois, l'offensive maladroite de l'autre idiote piqua l'orgueil de Renata. Pourquoi n'expérimenterait-elle pas ses charmes sur le séduisant jeune ours russe ? Il va de soi, exclusivement oui ofspor-ting interestl et également pour ne pas perdre ces bonnes habitudes indispensables à toute femme qui se respecte. Renata n'avait que faire des ardeurs de l'amour. A vrai dire, dans sa situation actuelle, les hommes ne lui inspiraient rien, sinon du dégoût.
Pour faire passer le temps (Renata disait " pour activer la navigation "), elle élabora un plan simple. Petites manouvres navales sous le nom de code " Chasse à l'ours ". En fait, les hommes s'apparentaient plus à la famille des canidés. Comme chacun le sait, ce sont des êtres primitifs, et ils se divisent en trois groupes principaux : les chacals, les chiens de berger, les mâtins. A chaque type correspond une approche particulière.
Le chacal se nourrit de charogne, c'est-à-dire qu'il préfère les proies faciles. Les hommes de ce type sont adeptes du moindre effort.
C'est pourquoi, dès son premier tête-à-tête avec Fandorine, Renata commença à se plaindre de monsieur Kléber, un assommant banquier qui ne pense qu'aux chiffres, un raseur qui se soucie
1. Pour l'amour du sport.
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comme d'une guigne de sa jeune femme. Là, même le plus abruti aurait compris : voilà une femme qui se morfond dans le désouvrement et l'ennui. Elle est capable de mordre à n'importe quel hameçon, même s'il n'y a rien dessus.
Cela ne marcha pas. Renata eut le plus grand mal à se sortir d'une longue série de questions très précises concernant la banque où travaillait son mari.
Puisque c'était comme ça, Renata décida de poser un piège au chien de berger. Ce type d'hommes adore les femmes faibles et sans défense. Ils n'aspirent qu'à une seule chose, vous protéger et vous défendre. Une excellente catégorie, très utile et facile d'utilisation. L'essentiel étant ici de ne pas forcer sur le côté maladif - les hommes se méfient des femmes souffreteuses.
A deux reprises, Renata défaillit à cause de la chaleur et s'appuya avec grâce sur l'épaule vigoureuse de son cavalier et protecteur. Une autre fois, elle ne put ouvrir la porte de sa cabine, sa clé était bloquée dans la serrure. Le soir, au bal, elle demanda à Fandorine de la protéger d'un commandant de cavalerie éméché (et parfaitement inoffensif).
Le Russe offrit aimablement son épaule, ouvrit la porte, repoussa l'officier de la manière qui convenait. Pour autant, le gredin ne manifesta pas le moindre signe de tendre inclination.
Est-ce possible qu'il soit de la race des mâtins ? s'étonna Renata. A le voir, on ne dirait pas.
Les hommes de cette troisième catégorie étaient les moins compliqués et se montraient totalement dépourvus d'imagination. Seul un geste ouverte-
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ment provocant, comme une cheville découverte par mégarde, était à même de les faire réagir. D'un autre côté, nombreux étaient les grands hommes et les sommités de la culture qui se rattachaient à cette catégorie, si bien que cela valait le coup d'essayer.
Avec les mâtins, inutile de finasser. Renata demanda au diplomate de passer la voir à midi précise. Elle lui montrerait ses aquarelles (lesquelles n'avaient jamais existé). A midi moins une, la chasseresse était déjà devant son miroir, en chemise et culotte.
Entendant frapper à la porte, elle cria :
- Mais entrez donc, vite, j'en ai assez de vous attendre !
Fandorine entra et se figea sur le seuil. Renata, sans se retourner, lui présenta son arrière-train et cambra avantageusement son dos nu. Déjà, les sages beautés du dix-huitième siècle avaient découvert que ce qui produisait le plus d'effet sur les hommes n'était pas un décolleté jusqu'au nombril mais une nuque découverte et un dos nu. Apparemment, la vue d'une épine dorsale vulnérable réveille, chez les mâles humains, un instinct carnassier.
Manifestement, le diplomate n'échappait pas à la règle : il resta immobile, regarda, ne se tourna pas. Satisfaite de son effet, Renata dit d'un ton capricieux :
- Enfin, Jenny, qu'attendez-vous ? Venez m'aider à passer ma robe. J'attends un invité de marque d'une minute à l'autre.
Comment aurait agi tout homme normal dans pareille situation ?
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Le plus hardi se serait avancé en silence et aurait embrassé les tendres boucles sur son cou.
L'homme entre les deux, disons mi-figue, mi-raisin, lui aurait tendu sa robe en ricanant timidement.
Dans les deux cas, Renata aurait considéré sa chasse comme fructueuse. Faussement confuse, elle aurait mis l'effronté à la porte et il aurait alors perdu pour elle toute espèce d'intérêt. Mais la conduite de Fandorine échappa à toute norme.
- Ce n'est pas Jenny, dit-il d'une voix odieusement calme. C'est moi, Eraste Fandorine. Je vais p-patienter dehors, le temps que vous vous habilliez.
Bref, soit il était un des rares représentants de la race des individus réfractaires à toute séduction, soit il s'agissait d'un pervers inavoué. Dans ce deuxième cas, les petites Anglaises se donnaient du mal pour rien. Pourtant, l'oil acéré de Renata n'avait découvert chez ce spécimen aucun signe caractéristique de perversité. Si ce n'était une étrange tendance à s'isoler en compagnie du Cabot.
Mais laissons ces enfantillages. Renata avait des raisons autrement plus sérieuses d'être de mauvaise humeur.
Au moment précis où, enfin, elle se décida à remuer son sauté refroidi du bout de sa fourchette, les portes s'ouvrirent avec fracas, et le professeur binoclard fit irruption dans le salon. Il avait toujours quelque chose qui clochait - tantôt sa veste était boutonnée de travers, tantôt ses lacets étaient défaits - et, pour l'heure, il avait tout d'un épou-
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vantail : barbichette hirsute, cravate de guingois, yeux exorbités, bretelle dépassant de sous sa veste. Visiblement, il lui était arrivé quelque chose de très inhabituel. Renata oublia instantanément sa déconvenue et fixa avec curiosité l'épouvantail savant.
Sweetchild ouvrit les bras tel un danseur étoile
et cria :
- Eurêka, messieurs ! L'énigme du Rajah d'Emeraude est résolue !
- Oh no, gémit Mrs Truffo. Not againl !
- Désormais, tout est à sa place ! déclara le professeur en se lançant dans des explications embrouillées. J'avais pourtant été au palais, comment cela ne m'est-il pas venu plus tôt à l'esprit ? ! Je n'arrêtais pas de me creuser la tête, de tourner autour du pot, mais ça ne collait pas ! A Aden, j'ai reçu un télégramme d'un ami qui travaille au ministère français de l'Intérieur. Il a confirmé mes suppositions, mais néanmoins je n'arrivais toujours pas à comprendre pourquoi l'oil et, surtout, qui cela pouvait-il être ? Enfin si, en gros j'avais compris qui, mais comment ? De quelle façon ? Et brusquement, cela vient de me sauter aux yeux ! (Il s'approcha à grands pas de la fenêtre. Soulevé par le vent, le rideau l'enveloppa d'un linceul blanc, que le professeur repoussa d'un geste impatient.) Je nouais ma cravate, debout devant la fenêtre de ma cabine. Je regardais les vagues. Crête après crête, jusqu'à l'horizon. Et soudain, l'étincelle ! Et tout s'est agencé : l'histoire du foulard, le fils du rajah ! Le reste est un pur travail de routine. Il suf-
1. Oh non ! Vous n'allez pas recommencer !
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fit de consulter les listes de l'Ecole maritime, la solution est là !
- Je ne comprends rien, ronchonna le Cabot. Un vrai délire. Maritime, maritime...
- Mais si, justement, il y a là quelque chose de très, très intéressant ! s'exclama Renata. J'adore déchiffrer les énigmes. Seulement, professeur, cher ami, ça ne peut pas marcher comme ça. Asseyez-vous à table, terminez votre vin, reprenez votre souffle et racontez-nous tout dans l'ordre, calmement et clairement. Et surtout, en commençant par le début et non par la fin. Vous êtes un si merveilleux conteur ! Mais d'abord, que quelqu'un m'apporte mon châle, sinon je vais prendre froid avec ce courant d'air.
- Tenez, je vais fermer la fenêtre du côté d'où vient le vent, et le courant d'air cessera immédiatement, proposa Sweetchild. Vous avez raison, madame, mieux vaut tout reprendre dans l'ordre.
- Non, il ne faut pas fermer, on va étouffer. Mais enfin, messieurs, fit Renata de sa voix vibrante et capricieuse, qui va chercher mon châle dans ma cabine ? Voici la clé. Monsieur le baronet !
Le rouquin fou, comme de bien entendu, ne remua pas d'un pouce. En revanche, Reynier bondit de sa chaise.
- Professeur, je vous en supplie, ne commencez pas sans moi ! demanda-t-il. Je reviens tout de suite.
- And l'il go get my knitting ', soupira la femme du docteur.
1. Et moi, je vais aller chercher mon tricot.
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Elle fut de retour la première, et aussitôt l'on entendit le bruit régulier des aiguilles maniées avec habileté. Elle fit un signe de la main à son mari, signifiant qu'il pouvait s'abstenir de traduire.
Quant à Sweetchild, il se préparait à savourer son triomphe. Il avait apparemment décidé de tenir compte de la recommandation de Renata et s'apprêtait à exposer ses découvertes en ménageant au mieux ses effets.
Autour de la table régnait le plus complet silence, tous regardaient l'orateur, attentifs à chacun de ses gestes.
Sweetchild trempa les lèvres dans son vin rouge et se mit à arpenter le salon. Puis il s'immobilisa dans une pose théâtrale et, se tenant de profil par rapport à l'auditoire, il commença :
- Je vous ai déjà parlé de ce jour inoubliable où Bagdassar m'invita au palais de Brahmapur. C'était il y a un quart de siècle, mais je me souviens très précisément de tout, jusqu'aux moindres détails. La première chose qui me frappa fut le palais lui-même. Sachant que Bagdassar était un des hommes les plus riches de la terre, je m'attendais à découvrir le luxe oriental dans toute son ampleur. Rien de tout cela ! Les bâtiments constituant le palais étaient somme toute modestes, sans aucune recherche ornementale. Je pensai alors que cet engouement pour les pierres précieuses, qui dans cette famille se transmettait de père en fils, avait occulté toute autre passion jugée vaine. Pourquoi dépenser de l'argent à édifier des murs de marbre quand, pour la même somme, on pouvait acquérir un saphir ou un diamant de plus ? Trapu, ne payant pas de mine, le palais de Brahmapur
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était semblable au coffret de terre cuite à l'intérieur duquel était gardé ce fabuleux condensé d'indescriptible éclat. Aucun marbre et aucun albâtre n'aurait de toute façon pu rivaliser avec la lumière aveuglante des pierreries.
Le professeur but une autre gorgée de vin en prenant un air rêveur.
Reynier reparut, tout essoufflé, posa respectueusement son châle sur les épaules de Renata et resta debout près d'elle.
- Quel marbre, quel albâtre ? demanda-t-il à voix basse.
- C'est à propos du palais de Brahmapur, mais ne m'empêchez pas d'écouter, fit la jeune femme avec un mouvement impatient du menton.
- L'agencement intérieur du palais était également des plus simples, dit Sweetchild, poursuivant son récit. Au cours des siècles, les salles et les chambres avaient maintes fois été remaniées et, du point de vue historique, seul me parut intéressant le niveau supérieur, composé de quatre salles, dont chacune était orientée vers un des points cardinaux. Ces salles étaient jadis des galeries ouvertes sur l'extérieur, mais, au siècle passé, elles avaient été vitrées. A la même période, les murs avaient été décorés de fresques absolument étonnantes, représentant les montagnes qui encerclaient la vallée. Le paysage était rendu avec un réalisme stupéfiant, au point qu'on aurait dit que les montagnes se reflétaient dans une glace. Sous l'angle philosophique, cette impression de miroir devait symboliser la dualité de toute chose et...
Quelque part, tout près, la cloche du bateau se mit à sonner de façon inquiétante, des cris se firent
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entendre, une femme poussa des hurlements désespérés.
- Seigneur, l'alerte à l'incendie ! s'écria le lieutenant en se précipitant vers la porte. Il ne manquait plus que ça !
Tous s'élancèrent à sa suite tel un troupeau.
- What's happening ? interrogea vainement Mrs Truffo, affolée. Are we boarded by piratesl ?
Renata resta un instant clouée à sa chaise, la bouche ouverte, puis elle poussa un hurlement éperdu. Elle agrippa fermement le pan de veste du commissaire, l'empêchant de s'enfuir avec les autres.
- Monsieur Gauche, ne m'abandonnez pas ! implora-t-elle. Je sais ce qu'est un incendie sur un bateau, je l'ai lu quelque part ! Tous vont se jeter sur les canots de sauvetage et commencer à se piétiner les uns les autres, et moi, faible femme enceinte, ils vont à tout coup m'évincer ! Promettez de vous occuper de moi !
- Mais enfin, quels canots de sauvetage ? grommela le vieux d'une voix troublée. C'est quoi, cette ineptie ? On m'a dit que le Léviathan possédait un système infaillible de protection contre l'incendie et qu'il avait même son propre chef des pompiers. Et ne tremblez pas comme ça, tout ira bien.
Il essaya de se dégager, mais Renata se cramponnait avec obstination à sa veste et claquait des dents.
- Lâche-moi, petite, dit affectueusement le Cabot. Je ne vais pas m'envoler. Je veux seulement aller à la fenêtre, jeter un coup d'oil sur le pont.
1. Que se passe-t-il ? Nous sommes attaqués par des pirates ?
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Mais non, les doigts de Renata refusaient de se desserrer.
Toutefois, il apparut bientôt que le commissaire avait raison. Deux ou trois minutes plus tard, dans le couloir, résonnèrent des pas sans hâte et un brouhaha de voix, puis, un à un, les windsoriens regagnèrent le salon.
Ils ne s'étaient pas encore remis de leur frayeur et, pour cette raison, riaient beaucoup et parlaient plus fort qu'à l'accoutumée.
Les premiers à entrer furent Clarice Stamp, le couple Truffo et Reynier, le visage tout rouge.
- C'est un incident complètement stupide, déclara le lieutenant. Quelqu'un a jeté un cigare mal éteint dans la poubelle, où se trouvait un vieux journal. Le feu s'est propagé à la portière, mais des matelots étaient sur leur garde, ils ont eu raison des flammes en une minute... Mais, à ce que je vois, vous étiez tous fin prêts pour le naufrage, plaisanta-t-il avec un regard plus appuyé à Clarice.
Cette dernière tenait dans ses mains son porte-monnaie et une bouteille d'orangeade.
- L'orangeade, d'accord, pour ne pas mourir de soif au milieu des flots, supputa Reynier. Mais pourquoi un porte-monnaie ? Il n'aurait pas pu vous servir à grand-chose dans le canot.
Renata eut un ricanement hystérique, tandis que miss Vieille Fille, gênée, posait la bouteille sur la table.
Le docteur et sa femme étaient eux aussi équipés de pied en cap : mister Truffo avait eu le temps de prendre le sac contenant ses instruments médicaux, tandis que sa femme serrait une couverture sur sa poitrine.
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- Nous sommes dans l'océan Indien, madame, vous ne risquiez guère d'avoir froid, dit Reynier d'un air sérieux.
Mais, ne comprenant pas, la chèvre se contenta d'un hochement de tête ahuri.
Le Japonais fit alors son apparition, muni d'un petit baluchon bariolé. Que pouvait-il bien avoir là-dedans ? Un nécessaire de voyage pour se faire hara-kiri ?
Le Toqué entra, les cheveux ébouriffés, un coffret à la main. Un de ces coffrets renfermant habituellement tout ce qu'il faut pour écrire.
- A qui comptiez-vous donc écrire, monsieur Milford-Stoakes ? Ah oui, je comprends ! Lorsque miss Stamp aurait terminé son orangeade, vous auriez mis une lettre dans la bouteille vide et l'auriez jetée à la mer, continua de plaisanter le lieutenant, que l'évident soulagement portait à l'excès.
Toute l'équipe était maintenant au complet, à l'exception du professeur et du diplomate.
- Monsieur Sweetchild est sans doute en train d'empaqueter ses travaux scientifiques, et monsieur le Russe de mettre en route son samovar pour un ultime petit thé, fit Renata, gagnée par l'humeur enjouée du lieutenant.
Et quand on parle du loup... Le Russe entra et s'immobilisa près de la porte. Son beau visage plus sombre qu'une nuée d'orage.
- Eh bien, monsieur Fandorine, vous avez décidé de prendre votre prix avec vous dans le canot de sauvetage ? le titilla Renata.
Tous partirent à rire, mais le Russe n'apprécia pas la plaisanterie (au demeurant très spirituelle).
- Commissaire Gauche, dit-il doucement. Si cela ne vous dérange pas, veuillez, s'il vous plaît, sortir dans le couloir. Et vite.
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Chose curieuse, en prononçant ces mots, le diplomate ne bégaya pas une seule fois. Le choc nerveux l'aurait-il guéri ? Ce sont des choses qui arrivent.
Renata était sur le point de lancer une plaisanterie à ce propos, mais elle se mordit la langue. Il ne fallait peut-être pas trop exagérer.
- Pourquoi cette précipitation ? demanda le Cabot, mécontent. Encore des messes basses. Plus tard, jeune homme, plus tard. Je veux d'abord écouter le professeur jusqu'au bout. Mais où diable se cache-t-il ?
Le Russe regardait le commissaire d'un air insistant. Puis, ayant compris que le vieil entêté n'avait pas la moindre intention d'aller dans le couloir, il haussa les épaules et dit laconiquement :
- Le professeur ne viendra pas. Gauche fronça les sourcils :
- Et pourquoi donc ?
- Comment cela, il ne viendra pas ? s'insurgea Renata. Mais il s'est arrêté au moment le plus intéressant ! Ce n'est pas juste !
- Monsieur Sweetchild vient d'être assassiné, déclara sèchement le diplomate.
- Quoi ? ! rugit le Cabot. Assassiné ? ! Comment cela, assassiné ? !
- Avec un scalpel, je suppose, répondit le Russe avec un sang-froid surprenant. Sa gorge a été tranchée avec une exceptionnelle précision.
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Commissaire Gauche
- Quand va-t-on enfin nous laisser descendre à terre ? demanda plaintivement madame Kléber. Tous les autres sont déjà en train de se promener dans Bombay, et nous, nous restons là, assis, assis...
Les rideaux aux fenêtres étaient tirés, car le soleil, en arrivant à son zénith, avait chauffé le pont et rendu l'air incandescent. En dépit de la chaleur étouffante qui régnait dans le Windsor, tous restaient patiemment à leur place, dans l'attente du dénouement.
Gauche sortit sa montre de son gousset - une gratification, ornée du profil de Napoléon III - et répondit de façon nébuleuse :
- Bientôt, mesdames et messieurs. Je vous lâcherai bientôt. Mais pas tous.
Lui seul savait ce qu'il attendait : l'inspecteur Jackson et ses hommes étaient en train de procéder à la perquisition. L'arme du crime gisait sans doute au fond de l'océan, mais il pouvait rester des preuves. Il devait en rester. Certes, les preuves indirectes auraient pu suffire, mais des preuves directes valaient toujours mieux. Il était grand temps que Jackson se montre-Le Léviathan avait accosté à Bombay alors que le jour se levait. Depuis la veille au soir, tous les windsoriens étaient restés consignés dans leur cabine. A l'arrivée au port, Gauche s'était entretenu avec les représentants des autorités, il leur avait fait part de ses conclusions et demandé leur soutien. Aussitôt, on lui avait envoyé Jackson avec une équipe de constables. Allez, Jackson, remue-toi,
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s'était dit Gauche, activant mentalement l'inspecteur, trop lent à son goût. Après une nuit sans sommeil, il avait la tête comme un chaudron et l'estomac barbouillé. Mais son humeur n'était pas mauvaise : il avait démêlé l'écheveau et, cette fois, il en voyait le bout.
A huit heures et demie, après avoir tout réglé avec la police locale et pris le temps de passer au télégraphe, Gauche avait consigné tout le monde dans le Windsor, cela, afin de faciliter la perquisition. Il n'avait même pas épargné la femme enceinte, alors que celle-ci se trouvait à côté de lui au moment du crime et qu'elle n'avait donc en aucun cas pu égorger le professeur. Et maintenant, cela faisait plus de trois heures que le commissaire gardait ses prisonniers. Il s'était installé au point stratégique, dans un confortable fauteuil face à son client, tandis que, derrière la porte, invisibles depuis le salon, se tenaient deux policiers en armes.
Dans le salon, la conversation languissait, les prisonniers transpiraient et s'énervaient. De temps à autre, Reynier venait jeter un coup d'oil, adressait un signe de tête compatissant à Renata, puis repartait aussitôt à ses occupations. Par deux fois le capitaine passa les voir, mais il ne dit rien, se contentant de foudroyer des yeux le commissaire. Comme si le père Gauche était pour quelque chose dans ce micmac !
A la table, la chaise vide du professeur faisait l'effet d'une dent arrachée. L'indianiste avait été débarqué et, pour l'heure, reposait dans la glacière de la morgue municipale de Bombay. En imaginant la pénombre et les blocs de glace, c'est tout
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juste si Gauche n'enviait pas le défunt. Il était tranquillement allongé, avec tous ses soucis derrière lui et sans un col détrempé pour lui taillader le cou... Le commissaire regarda le docteur Truffo, qui lui non plus n'avait pas l'air d'être à la fête : son visage basané ruisselait de sueur, et la furie anglaise était en permanence en train de chuchoter quelque chose à l'oreille du pauvre martyr.
- Pourquoi me regardez-vous comme ça, monsieur ? explosa Truffo, surprenant le regard du policier. Qu'est-ce que vous avez à me fixer tout le temps ? C'est exaspérant à la fin ! De quel droit ? Je peux m'enorgueillir de quinze années de bons et loyaux services... (Il était au bord du sanglot.) Tout cela à cause du scalpel, hein ? N'importe qui pouvait faire ça !
- Parce qu'on s'est effectivement servi d'un scalpel ? demanda craintivement mademoiselle Stamp.
Depuis tout le temps qu'ils étaient là, c'était la première allusion au drame.
- Oui, seul un excellent scalpel peut faire une entaille aussi nette, répondit Truffo, l'air furieux. J'ai examiné le corps. Manifestement, quelqu'un a attrapé Sweetchild par-derrière, lui a couvert la bouche avec une main, tandis que, de l'autre, il le saignait comme un porc. Le mur du couloir était éclaboussé de sang, à une hauteur légèrement supérieure à la taille d'un individu. Cela parce qu'on lui a tenu la tête en arrière...
- Un tel acte n'exige-t-il pas une force p-parti-culière ? demanda le Russe (encore un qui s'était découvert une vocation de criminaliste). Ou bien sa soudaineté était-elle suffisante ?
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Le docteur haussa les épaules, l'air abattu.
- Je l'ignore, monsieur. Je n'ai jamais essayé.
Ah, enfin ! La porte s'entrouvrit, et dans l'embrasure apparut la silhouette efflanquée de l'inspecteur. D'un doigt il fit signe à Gauche de venir, mais celui-ci s'était déjà extirpé de son fauteuil en gémissant.
Dans le couloir, une heureuse surprise attendait le commissaire. Tout s'arrangeait à merveille ! Rigueur, efficacité... du travail d'artiste. Et maintenant, direct aux assises. Il n'y aurait pas un seul avocat pour démolir de pareilles preuves. Décidément, le vieux Gauche pouvait en remontrer à n'importe quel jeunot. Quant à Jackson, bravo, il s'était bien débrouillé.
Ils revinrent à quatre dans le salon : le capitaine, Reynier, Jackson, et Gauche qui fermait la marche. Il se sentait si bien en cet instant qu'il se mit à fredonner une chanson. Sa douleur à l'estomac avait presque disparu.
- Eh bien, voilà qui est terminé, mesdames et messieurs, annonça joyeusement Gauche en allant se placer au beau milieu du salon.
Il croisa ses mains dans le dos et se balança légèrement sur ses talons. C'était tout de même bien agréable de se sentir quelqu'un d'important, et même, dans une certaine mesure, maître des destinées. Le chemin avait été long et difficile, mais il avait vaincu. Restait le plus agréable.
- Le père Gauche a dû pas mal casser sa tête chenue, mais on a beau brouiller les pistes, le vieux flic flaire quand même la tanière du renard. En tuant le professeur Sweetchild, le criminel s'est définitivement dévoilé, c'était un acte désespéré.
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Mais je pense que, lors de son interrogatoire, l'assassin aura encore beaucoup à m'apprendre, à propos du foulard indien et de bien d'autres choses encore. Au fait, je tiens à remercier monsieur le diplomate russe qui, par certaines de ses remarques et questions, m'a inconsciemment aidé à prendre la bonne direction.
En cet instant de triomphe, Gauche pouvait se permettre d'être magnanime. Il fit un signe de tête condescendant à Fandorine. Celui-ci courba légèrement le buste sans rien dire. Ils étaient vraiment odieux, ces aristocrates, avec leurs simagrées. Ils avaient de la morgue à revendre, mais impossible de leur tirer une parole humaine.
- Je ne continuerai pas le voyage avec vous. Comme on dit, merci la compagnie, mais il ne faut pas abuser des bonnes choses. L'assassin descendra également à terre, après que je l'aurai remis ici même entre les mains de l'inspecteur Jackson.
L'assistance regarda avec intérêt l'escogriffe à la mine sombre qui gardait les deux mains dans ses poches.
- Je suis heureux que ce cauchemar soit derrière nous, dit le capitaine Cliff. Je sais que vous avez dû subir nombre de désagréments, mais maintenant tout est arrangé. Si vous le souhaitez, le steward en chef vous répartira dans d'autres salons. J'espère que la suite de votre voyage à bord de notre Léviathan vous aidera à oublier cette pénible histoire.
- Cela m'étonnerait, répondit madame Kléber au nom de tous. Avec toutes ces contrariétés, notre croisière est définitivement gâchée ! Mais ne nous faites pas languir, monsieur le commissaire, dites-nous vite qui est l'assassin.
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Le capitaine était sur le point d'ajouter quelque chose, mais Gauche leva la main en signe d'avertissement : c'était à lui de parler et à lui seul, il l'avait bien mérité.
- J'avoue qu'au début je vous soupçonnais tous. La procédure d'élimination a été longue et pénible. Je peux maintenant vous donner l'information la plus importante : près du cadavre de lord Littleby, nous avons retrouvé l'emblème en or du Léviathan. Tenez, celui-ci, dit-il en tapotant l'insigne accroché à son revers. Cette petite chose appartient à l'assassin. Comme vous n'êtes pas sans le savoir, l'insigne en or a été remis exclusivement aux officiers supérieurs du navire et aux passagers de première classe. Les officiers ont été d'emblée exclus du cercle des suspects, car tous portaient leur emblème et aucun ne s'était présenté à la compagnie de navigation pour en réclamer un autre sous prétexte d'avoir perdu le premier. En revanche, quatre passagers ne l'avaient pas : mademoiselle Stamp, madame Kléber, monsieur Mil-ford-Stoakes et monsieur Aono. C'est donc ces quatre personnes que j'avais particulièrement à l'oil. Le docteur Truffo s'est retrouvé ici, parce que, étant médecin, il n'avait pas lieu de posséder l'insigne, Mrs Truffo, parce qu'on ne sépare pas les couples mariés, et monsieur le diplomate russe, parce qu'il est snob et craignait que le port de l'insigne ne lui donne l'air d'un portier.
Le commissaire alluma sa pipe et se mit à arpenter le salon.
- Je me dois ici de faire amende honorable. Au tout début j'ai soupçonné monsieur le baronet, mais j'ai reçu à temps une information sur sa...
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situation et j'ai choisi une autre cible. Vous, madame, fit-il en se tournant vers mademoiselle
Stamp.
- J'avais remarqué, répliqua dignement cette dernière. Sinon que je n'arrivais vraiment pas à comprendre ce qui me rendait tellement suspecte.
- Vraiment ? s'étonna Gauche. Premièrement, tout indiquait que vous vous étiez récemment enrichie. Ce qui en soi est déjà suspect. Deuxièmement, vous avez menti en affirmant que vous n'aviez jamais mis les pieds à Paris. Car, sur votre éventail, en lettres dorées, était écrit " Hôtel Ambassador ". Certes, vous avez cessé de vous montrer avec cet éventail, mais Gauche n'a pas les yeux dans sa poche. Il a immédiatement remarqué ce petit détail. Les grands hôtels offrent ce genre de babioles en souvenir à leurs clients. Or Y Ambassador est justement situé rue de Grenelle, à cinq minutes à pied du lieu du crime. L'hôtel est chic, vaste, des foules de gens y séjournent, pourquoi mademoiselle Stamp fait-elle des cachotteries ? me suis-je demandé. Il y a quelque chose de louche. Par ailleurs, cette Marie Sanfon me trottait dans la tête... (Le commissaire adressa à Clarice Stamp un sourire désarmant.) Que voulez-vous, j'ai zigzagué, tourné en rond, mais j'ai fini par trouver la bonne piste, si bien qu'il ne faut pas trop m'en vouloir, mademoiselle.
C'est alors que Gauche remarqua que le baronet aux cheveux roux était devenu blanc comme un linge : sa mâchoire tremblait, ses petits yeux verts lançaient des regards assassins.
- C'est quoi exactement... ma " situation " ? demanda-t-il lentement en s'étouffant de rage. A quoi faites-vous allusion, monsieur le flic ?
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- Doucement, doucement, fit Gauche avec un geste apaisant. Avant tout, calmez-vous. Vous n'avez pas à vous inquiéter. Une situation ou une autre, qui cela regarde-t-il ? Je vous ai déjà dit que je vous avais retiré de ma liste de suspects. A propos, où est votre insigne ?
- Je l'ai jeté, répondit sèchement le baronet, continuant de foudroyer des yeux le commissaire. C'est une horreur ! On dirait une sangsue ! Et en plus...
- Et en plus il ne seyait pas au baronet Milford-Stoakes de porter la même pacotille que n'importe quel nouveau riche, c'est ça ? fit remarquer le commissaire, perspicace. Encore un snob.
Apparemment, mademoiselle Stamp s'estimait également offensée :
- Commissaire, vous avez de manière fort pittoresque décrit en quoi ma personne était suspecte. Je vous en remercie, fit-elle, sarcastique, en tirant en avant son menton pointu. Mais vous avez tout de même fini par revenir à de meilleurs sentiments.
- A Aden, j'ai envoyé à la préfecture toute une série de questions par télégraphe. Je n'ai pas reçu les réponses tout de suite, car il fallait du temps pour réunir les informations, mais à Bombay plusieurs dépêches m'attendaient. L'une d'elles vous concernait, mademoiselle. Je sais maintenant que, depuis l'âge de quatorze ans, à la suite de la mort de vos parents, vous viviez à la campagne, chez une tante éloignée. Elle était riche mais avare. Elle avait fait de vous sa demoiselle de compagnie et vous menait la vie dure, en vous laissant pratiquement au pain sec et à l'eau.
L'Anglaise piqua un fard. Visiblement, elle s'en voulait de sa remarque. Ce n'est encore rien, ma
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petite, pensa Gauche, c'est maintenant que tu vas pouvoir rougir.
- Il y a environ deux mois, la vieille meurt, et vous apprenez qu'elle vous a légué toute sa fortune. Rien d'étonnant à ce que, après tant d'années passées recluse, vous ayez eu envie d'aller voir ailleurs, de faire le tour du monde. Il est probable que vous ne connaissiez rien de la vie à part ce que vous en aviez lu dans les livres.
- Mais pourquoi a-t-elle caché le fait qu'elle soit allée à Paris ? demanda cavalièrement madame Kléber. Parce que son hôtel se trouvait dans la rue où un tas de gens avaient été assassinés ? Elle avait peur d'être soupçonnée, c'est ça ?
- Non, répondit Gauche avec un sourire malicieux. La question n'est pas là. Devenue subitement riche, mademoiselle Stamp a fait ce qu'aurait fait n'importe quelle femme à sa place : elle est partie visiter Paris, capitale du monde. La Ville Lumière avec ses merveilles, ses magasins à la dernière mode et, disons... ses aventures romantiques.
L'Anglaise serra les mains nerveusement, son regard se fit implorant, mais il n'était déjà plus possible d'arrêter Gauche. Il allait lui apprendre, à cette fichue milady, à jouer les fiers-à-bras avec un commissaire de la police parisienne.
- Et pour ce qui est du romantisme, madame Stamp a été gâtée. A l'hôtel Ambassador elle fit la connaissance d'un galant cavalier, incroyablement beau, répertorié dans le fichier de la police sous le surnom de " Vampire ". Un individu connu pour se spécialiser dans les riches étrangères d'âge mûr. Ce fut une explosion de passion fulgurante qui, comme toujours avec le Vampire, se termina sans
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préavis. Un beau matin, le 13 mars pour être précis, vous, madame, vous êtes réveillée, seule dans votre lit, sans reconnaître votre chambre : elle était vide. Votre tendre ami avait tout emporté sauf les meubles. On m'a envoyé la liste des objets qui vous ont été dérobés. (Gauche jeta un coup d'oil dans son dossier.) Sous le numéro 38 est indiqué " broche en or en forme de baleine ". En lisant cela, j'ai tout de suite compris pourquoi mademoiselle Stamp préférait oublier Paris.
La pauvre idiote faisait peine à voir. Elle se cachait le visage dans les mains. Ses épaules étaient agitées de soubresauts.
- Je ne soupçonnais pas sérieusement madame Kléber, poursuivit Gauche, passant au point suivant de son ordre du jour. Même si elle n'a jamais été capable de donner une explication claire quant à l'absence de son insigne.
- Et poulquoi avez-vous ignolé mon infolma-tion ? demanda soudain le Japonais. Dze vous ai poultant dit quelque chose de tlès impoltant.
- Ignoré ? fit le commissaire en se tournant brusquement vers celui qui venait de prononcer ces mots. Pas du tout. J'ai eu une discussion avec madame Kléber, et elle m'a donné des explications exhaustives. Elle supportait si difficilement les premiers temps de sa grossesse que le médecin lui avait prescrit... certains analgésiques. Par la suite, les malaises disparurent, mais la pauvre enfant était déjà sous l'empire du produit, qu'elle utilisait contre la nervosité ou encore l'insomnie. Les doses augmentaient, la pernicieuse habitude s'installait. J'ai parlé à madame Kléber comme l'aurait fait un père, et, sous mes yeux, elle a jeté cette saleté à la
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mer. (Gauche jeta un regard faussement sévère à Renata, laquelle arborait une moue boudeuse de gamine prise en faute.) Mais attention, petite, vous avez donné votre parole d'honneur au père Gauche. Renata baissa les yeux et acquiesça d'un signe de
tête.
- Oh, mais quelle touchante délicatesse à l'égard de madame Kléber ! explosa Clarice. Et pour quelle raison, moi, n'ai-je pas été épargnée, monsieur le policier ? Vous m'avez couverte de honte devant tout le monde !
Mais Gauche avait autre chose en tête : il ne quittait pas des yeux le Japonais, et son regard était pesant, tenace. Fine mouche, Jackson comprit sans qu'il fût besoin de mots : c'était le moment. Sa main émergea de sa poche, et elle n'était pas vide : l'acier bruni d'un revolver y luisait d'un éclat lugubre. Le canon était dirigé directement sur le front de l'Asiate.
- Vous, les Japonais, vous nous considérez comme des singes à poils roux, hein ? demanda Gauche d'un air mauvais. J'ai entendu dire que c'est comme ça que vous appeliez les Européens, pas vrai ? On est des barbares chevelus, c'est ça ? Vous, vous êtes malins, raffinés, hautement cultivés, et les Blancs ne vous arrivent pas à la cheville ! (Le commissaire gonfla les joues d'un air goguenard et lâcha de côté un gros nuage de fumée.) Liquider une dizaine de singes, c'est une babiole, ça n'a rien de répréhensible chez vous.
Aono se redressa, le visage comme pétrifié.
- Vous m'accusez d'avoil tué lod Littleby et ses vassaux... c'est-à-dile ses selviteuls ? demanda
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l'Asiate d'une voix égale, éteinte. Au nom de quoi m'accusez-vous ?
- De tout, mon petit ami, de la science criminelle dans son ensemble, prononça avec autorité le commissaire.
Puis Gauche se détourna du Japonais, car le discours qu'il s'apprêtait à prononcer n'était pas destiné à cet avorton jaune à tête d'iguane, mais à l'Histoire. Et, avant peu, on le retrouverait imprimé dans les manuels de criminologie !
- Pour commencer, messieurs, j'exposerai les faits indirects qui prouvent que cet homme pouvait commettre les crimes dont je l'accuse. (Ah, ce n'est pas ici, devant un public d'une dizaine de personnes, qu'il faudrait faire ce discours, mais au Palais de Justice, face à une salle comble !) Ensuite, je vous présenterai les preuves absolument irréfutables que monsieur Aono non seulement pouvait être, mais est effectivement l'auteur de l'assassinat de onze personnes : dix, le 15 mars rue de Grenelle, plus un hier, 14 avril, à bord du paquebot Léviathan.
Pendant qu'il parlait, un espace vide s'était formé autour d'Aono. Seul le Russe était resté assis à côté de l'accusé. L'inspecteur pour sa part se tenait légèrement à l'arrière, son revolver prêt à faire feu.
- J'espère qu'il ne fait de doute pour personne que la mort du professeur Sweetchild est directement liée au crime de la rue de Grenelle. Ainsi que l'a montré l'enquête, le but de cet acte scélérat n'était pas le vol du Shiva en or, mais celui du foulard de soie... (Gauche fronça les sourcils d'un air sévère : oui, oui, l'enquête, et inutile de tordre le
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nez, monsieur le diplomate) ... clé du trésor caché de Bagdassar, ancien rajah de Brahmapur. Nous ignorons encore comment l'accusé a connu le secret du foulard. Nous savons tous que l'Orient recèle bien des mystères inaccessibles à nous autres, Européens. Mais, authentique connaisseur de l'Orient, feu le professeur était parvenu à déchiffrer l'énigme. Il était même sur le point de nous faire partager sa découverte quand, brusquement, l'alarme a retenti. Le criminel a sans doute eu le sentiment que c'était le destin qui lui fournissait cette merveilleuse occasion de faire taire Sweet-child. Et, de nouveau, ni vu ni connu, comme rue de Grenelle. Mais l'assassin a négligé un point fondamental. Cette fois-ci, le commissaire Gauche se trouvait à proximité, et, avec lui, ce genre de tour de passe-passe ne marche pas. L'entreprise était risquée, mais pas dénuée de chance de succès. L'assassin savait que la première chose que ferait le savant serait de se précipiter dans sa cabine pour sauver ses paperasses... je veux dire, ses manuscrits. C'est là, au tournant du couloir, que l'assassin s'est livré à sa vile besogne. Et maintenant, voici le fait indirect numéro un, dit le commissaire en levant le pouce. Monsieur Aono est sorti en courant du salon, il était donc en mesure de commettre ce crime.
- Je n'étais pas le seul, objecta le Japonais. Six autles pelsonnes sont solties du salon en coulant : monsieur Leynier, monsieur et madame Tluffo, monsieur Fandoline, monsieur Milfod-Stoakes et mademoiselle Stampo.
- C'est exact, reconnut Gauche. Mais je souhaitais seulement démontrer aux jurés, enfin, aux pré-
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sents, le lien qui existe entre les deux crimes, ainsi que la possibilité que vous ayez commis le crime d'hier. Et maintenant revenons au " crime du siècle ". A cette période, monsieur Aono se trouvait à Paris. Ce fait n'est sujet à aucun doute, il m'a été confirmé par une dépêche.
- A paît moi, à Palis, se tlouvaient encole un million et demi de pelsonnes, fit valoir le Japonais.
- Cela n'empêche pas que c'est le fait indirect numéro deux, dit le commissaire, jouant à qui perd gagne avec une feinte bonhomie.
- Tlop indilect, objecta aussitôt le Japonais.
- J'en conviens, fit Gauche en bourrant sa pipe avant d'avancer le pion suivant. Cependant, l'injection qui a tué les serviteurs de lord Littleby était le fait d'un médecin. Or il n'y a pas un million et demi de médecins à Paris mais beaucoup moins, pas vrai ?
Personne ne songea à contester cette affirmation. Le capitaine Cliff demanda :
- Certes, mais quel rapport ?
- Cela a comme rapport, monsieur le capitaine, expliqua Gauche, l'oil luisant, que notre petit ami n'est nullement officier, ainsi qu'il s'est présenté à nous, mais chirurgien, récemment diplômé de la faculté de médecine de Paris ! Cette information figurait également dans la dépêche dont j'ai parlé.
Pose théâtrale. Brouhaha de voix étouffées dans la salle du Palais de Justice, bruissement de crayons dans les carnets de croquis des dessinateurs judiciaires : " Le commissaire Gauche sort son atout maître. " Patience, mes chers, ce n'est pas encore l'atout maître, mais c'est pour bientôt.
- Et maintenant, mesdames et messieurs, passons des faits indirects aux preuves. Que monsieur
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Aono nous explique pourquoi lui, médecin, représentant d'une profession aussi respectable que prestigieuse, a éprouvé le besoin de se faire passer pour officier. Pour quelle raison ce mensonge ?
Le long de la tempe cireuse du Japonais roula une goutte de sueur. Aono se taisait. Il allait flancher avant longtemps.
- Il n'y a qu'une réponse : pour détourner les soupçons. Parce que l'assassin était médecin ! résuma le commissaire, content de lui. Et maintenant, la preuve numéro deux. Avez-vous eu l'occasion d'entendre parler de la lutte japonaise ?
- Pas seulement d'en entendre parler, mais d'en voir, dit le capitaine. Une fois, à Macao, j'ai vu un navigateur japonais avoir raison de trois matelots américains. Il était tellement malingre qu'on avait l'impression qu'il suffisait de souffler dessus pour le faire tomber, mais il s'est mis à bondir en agitant bras et jambes et a envoyé au tapis les trois solides pêcheurs de baleine. Du tranchant de la main, il a frappé l'un d'eux au bras, si fort qu'il lui a dévissé le coude, vous vous rendez compte ? Pour un coup, c'était un sacré coup !
Gauche approuva d'un signe de tête :
- J'ai également entendu dire que les Japonais possédaient le secret du combat au corps à corps, l'art de tuer sans aucune arme. D'une simple pression du doigt, ils vous envoient un homme dans l'autre monde. Nous avons tous eu à maintes reprises l'occasion de voir monsieur Aono faire sa gymnastique. Dans sa cabine, sous le lit, ont été retrouvés des morceaux de courges brisées. A l'écorce étonnamment dure. Il y en avait également quelques-unes entières, dans un sac. De toute évi-
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dence, l'accusé s'en servait pour travailler ses coups en force et en précision. J'ai du mal à imaginer la puissance qu'il faut avoir pour briser à main nue une courge aussi résistante, et en plusieurs morceaux encore...
Le commissaire promena un regard éloquent sur l'assistance, puis lâcha sa preuve numéro deux :
- Je vous rappelle, mesdames et messieurs, que le crâne du malheureux lord Littleby a été fracassé en plusieurs morceaux par un coup d'une force exceptionnelle, porté au moyen d'un objet lourd et contondant. Et maintenant jetez un coup d'oil aux tranchants couverts de callosités des mains de l'accusé.
Le Japonais s'empressa de retirer de la table ses mains courtes et noueuses.
- Ne le quittez pas des yeux, Jackson. Cet homme est très dangereux, prévint Gauche. Au moindre geste, tirez à la jambe ou dans l'épaule. Et maintenant, je demanderai à monsieur Aono de me dire ce qu'il a fait de son insigne en or. Vous ne dites rien ? Dans ce cas, je répondrai moi-même à la question : c'est lord Littleby qui a arraché l'insigne de votre poitrine au moment précis où, du tranchant de la main, vous lui portiez un coup mortel à la tête !
Aono entrouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, au lieu de quoi il se mordit la lèvre de ses dents solides et mal alignées, puis ferma les yeux. Son visage revêtit un étrange détachement.
- On peut reconstituer le tableau du crime de la rue de Grenelle de la façon suivante, poursuivit Gauche, annonçant ses conclusions. Le soir du 15 mars, Gintaro Aono s'est présenté à l'hôtel parti-
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culier de lord Littleby, avec l'intention préméditée de liquider tous les occupants de la maison et de s'emparer du foulard triangulaire appartenant à la collection du maître des lieux. Il était alors déjà en possession d'une place sur le Léviathan, qui devait quitter Southampton quatre jours plus tard. De toute évidence, l'accusé partait en Inde à la recherche du trésor de Brahmapur. Nous ignorons comment il est arrivé à convaincre les serviteurs de se soumettre à la " vaccination contre le choléra ". Il est très probable que l'accusé leur a présenté un faux document émanant prétendument de la mairie. Tout cela pouvait sembler parfaitement vraisemblable car, comme l'indique la dépêche que j'ai reçue, les étudiants en médecine de dernière année sont assez fréquemment réquisitionnés pour la mise en ouvre de mesures prophylactiques de masse. La faculté de médecine comptant un nombre non négligeable d'Asiatiques parmi ses étudiants et ses internes, la peau jaune du visiteur nocturne n'a pas dû éveiller les soupçons des malheureux serviteurs. Le plus monstrueux de tout est la cruauté inhumaine avec laquelle ont été massacrés les deux innocents enfants. J'ai, mesdames et messieurs, une certaine expérience dans la fréquentation des rebuts de la société. Il y a chez nous des vauriens capables, sous le coup de la fureur, de jeter un bébé dans une cheminée allumée, mais une telle monstruosité froidement calculée et commise sans le moindre tremblement de la main... Non, reconnaissez, messieurs, qu'il y a là-dedans quelque chose de pas français, ni d'européen, d'ailleurs.
- Très juste ! s'écria Reynier avec courroux, soutenu de tout cour par le docteur Truffo.
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- La suite est simple, continua Gauche. Après s'être assuré que les serviteurs empoisonnés par ses piqûres avaient sombré dans le sommeil, dont ils ne devaient plus jamais sortir, l'assassin, le plus tranquillement du monde, est monté au premier étage, dans la salle où était conservée la collection, et s'est mis à l'ouvre. Persuadé, bien sûr, que le maître de maison n'était pas là. Or, terrassé par une crise de goutte, au lieu d'être à Spa, l'infortuné lord se trouvait chez lui. Entendant le bruit de verre brisé, il est entré dans la salle, où il a été tué de la manière la plus barbare qui soit. Cet imprévu a fait perdre à l'assassin son sang-froid diabolique. Sans doute avait-il initialement l'intention d'emporter plusieurs des pièces exposées afin de ne pas attirer l'attention sur le fameux foulard, seulement, maintenant, il fallait faire vite. Qui sait, peut-être qu'avant de mourir le lord a crié et que l'assassin a eu peur que les passants n'entendent. Quoi qu'il en soit, il s'est emparé du Shiva, qui n'avait d'autre utilité que de brouiller les pistes, et s'est enfui en toute hâte, sans même remarquer que son insigne du Léviathan était resté dans la main de sa victime. Pour tromper les enquêteurs, Aono est reparti par la fenêtre de l'orangerie... Mais non, ce n'est pas pour ça ! s'exclama Gauche en se donnant une tape sur le front. Comment n'y ai-je pas pensé avant ! Il ne pouvait pas ressortir par la porte à cause des cris. Rien ne disait que des passants n'étaient pas déjà agglutinés devant l'entrée ! Voilà la raison pour laquelle Aono a cassé la vitre de l'orangerie, a sauté dans le jardin et a filé en escaladant la palissade. Mais il s'était inquiété à tort : à cette heure tardive, la rue de Grenelle était vide. Même
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s'il y a effectivement eu des cris, personne n'était là pour les entendre...
L'impressionnable madame Kléber poussa un sanglot. Mrs Truffo finit d'écouter la traduction et, émue aux larmes, se moucha.
Probant, concret, indiscutable, pensa Gauche. Les preuves et les hypothèses de l'enquête se complètent parfaitement. Cela étant, les petits gars, vous n'êtes pas encore au bout des surprises que vous a réservées ce bon vieux Gustave.
- Venons-en à présent au meurtre du professeur Sweetchild. Comme l'a justement fait remarquer l'accusé, à part lui, six autres personnes étaient en mesure de le commettre. Du calme, du calme, mesdames et messieurs ! fit Gauche en levant la main pour endiguer les protestations. Je vais tout de suite démontrer que vous n'avez pas tué le professeur, que le criminel n'est autre que notre ami aux yeux bridés.
Le diabolique Asiate était complètement pétrifié. Il s'était endormi ou quoi ? Ou bien priait-il son dieu japonais ? Eh bien, mon gars, tu peux prier tant que tu veux, n'empêche que tu es bon pour la
Veuve.
C'est alors que, brusquement, une idée fort
déplaisante vint à l'esprit du commissaire. Et si
jamais les Anglais lui piquaient le Japonais pour le
meurtre de Sweetchild ? Après tout le professeur
était citoyen britannique ! Dans ce cas, l'assassin
serait jugé devant un tribunal britannique et, au
lieu de la bonne vieille guillotine française, c'était
le gibet anglais qui l'attendait. Tout mais pas ça !
Qu'avait-on à faire d'un procès à l'étranger ? Le
" crime du siècle " devait être jugé au Palais de
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Justice et nulle part ailleurs ! Peu importait que Sweetchild ait été assassiné sur un bateau anglais ! Il y avait dix cadavres à Paris et, ici, un seul. Sans compter que le paquebot n'était pas une propriété exclusivement britannique, il appartenait à un consortium mixte franco-anglais !
Gauche était tellement inquiet qu'il en avait perdu le fil. Ah ça, vous pouvez toujours courir, pensa-t-il, pas question que je vous cède mon client. Je vais tout de suite en terminer avec cette comédie, et direct chez le consul de France. Et c'est moi-même qui ramènerai l'assassin chez nous. Aussitôt, une image se forma dans son esprit : le port du Havre noir de monde, les autorités policiè-res, les journalistes...
Mais, en attendant, il fallait boucler l'enquête.
- Que l'inspecteur Jackson nous expose les résultats de la perquisition effectuée par ses soins dans la cabine de l'accusé.
D'un geste de la main, Gauche invita Jackson à prendre la parole.
Ce dernier, concis et professionnel, commença son exposé en anglais, mais le commissaire mit tout de suite le holà :
- C'est la police française qui mène l'enquête, dit-il sévèrement, et la langue officielle de cette affaire est le français. En outre, monsieur, tout le monde ici ne comprend pas votre langue. Et, surtout, je ne suis pas certain que l'accusé maîtrise l'anglais. Or, reconnaissez qu'il a le droit de connaître les résultats de vos investigations.
Cette protestation avait un caractère de principe : dès le départ il fallait remettre les Anglais à leur place. Qu'ils sachent que, dans cette affaire, ils n'étaient pas les premiers.
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Reynier se proposa pour faire l'interprète. Il se posta près de l'Anglais, traduisant au fur et à mesure ses phrases courtes et hachées, qu'il agrémentait d'intonations théâtrales et de gestes éloquents.
- Conformément aux instructions reçues, il a été procédé à la perquisition. Dans la cabine numéro 24. Identité du passager : Gintaro Aono. Nous avons opéré selon les " Règles de procédures relatives à la perquisition en lieu clos ". Pièce triangulaire d'une surface de 200 pieds carrés. Elle a été divisée en 20 carrés horizontaux et 44 verticaux. (Le lieutenant demanda des explications, qu'il retransmit :) On décompose également les murs en carrés, puis on sonde la paroi afin d'y déceler d'éventuelles cachettes. Même si on se demande bien quelles cachettes il pourrait y avoir dans une cabine de paquebot... La perquisition a été menée de façon méthodique : d'abord verticalement, ensuite horizontalement. Aucune cachette n'a été trouvée dans les murs. (A ce point, Reynier écarta les mains, l'air de dire : comme si quelqu'un imaginait autre chose...) Lors de l'inspection de la surface horizontale, les objets suivants ont été saisis et joints au dossier. Un : des documents écrits en idéogrammes. Ils seront traduits et étudiés. Deux : un long poignard de type asiatique avec une lame extrêmement aiguisée. Trois : un sac contenant onze courges provenant d'Egypte. Quatre : sous le lit, des éclats de courges brisées. Et enfin, cinq : un sac de voyage contenant des instruments chirurgicaux. Le logement réservé à un grand scalpel était vide.
L'auditoire poussa un ah ! Le Japonais ouvrit les yeux, lança un bref regard au commissaire, mais, de nouveau, ne dit rien.
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II est sur le point de céder, pensa Gauche. A tort. Sans se lever de sa chaise, l'Asiate se tourna brusquement vers l'inspecteur debout derrière lui et, d'un geste incisif, il frappa par en dessous la main qui tenait le revolver. Alors que l'arme décrivait dans l'air un arc pittoresque, le Japonais, vif comme l'éclair, s'élança vers la porte. Il l'ouvrit d'un coup et... sa poitrine se heurta à deux coïts : ceux des policiers qui montaient la garde dans le couloir. La seconde suivante, ayant terminé sa trajectoire, le revolver de l'inspecteur s'écrasa au beau milieu de la table, et le coup partit dans un fracas assourdissant. Un tintement, un cri perçant, de la fumée.
Gauche évalua rapidement la situation : l'accusé reculait en direction de sa chaise ; Mrs Truffo était évanouie ; on n'observait pas d'autres victimes ; Big Ben montrait un trou juste en dessous de son cadran, ses aiguilles s'étaient immobilisées. Les heures sonnaient. Les dames poussaient des cris aigus. Mais dans l'ensemble la situation était sous contrôle.
Quand le Japonais fut remis sur sa chaise et, par précaution, menotte, quand on eut ranimé la femme du docteur et que chacun eut repris sa place, le commissaire sourit et dit, avec un sang-froid quelque peu affecté :
- Vous venez à l'instant d'assister, messieurs les jurés, à la scène des aveux. Aveux faits, il est vrai, d'une manière assez inhabituelle.
Il avait réitéré son lapsus à propos des jurés, mais, cette fois, ne se reprit pas. Tant qu'à faire, puisque c'était une répétition...
- C'était la dernière des preuves, la dernière et la plus directe qui puisse être, conclut Gauche,
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satisfait. Et à vous, Jackson, un blâme. Je vous avais pourtant prévenu que ce bonhomme était dangereux.
L'inspecteur était rouge comme une écrevisse. Qu'il apprenne à rester à sa place, celui-là.
Bref, tout s'arrangeait pour le mieux.
Le Japonais était assis avec trois canons braqués sur lui, ses mains menottées serrées sur sa poitrine. Il avait de nouveau fermé les yeux.
- C'est tout, monsieur l'inspecteur. Vous pouvez l'emmener. Qu'en attendant il reste quelque temps chez vous, au violon. Ensuite, quand les formalités seront terminées, je me chargerai de le ramener en France. Adieu, mesdames et messieurs. Le vieux Gauche descend à terre et vous souhaite à tous un excellent voyage.
- Je crains, c-commissaire, qu'il ne vous faille rester avec nous, prononça le Russe d'un ton habituel.
Tout d'abord, Gauche crut avoir mal entendu.
- Pardon ?
- Monsieur Aono n'est en rien coupable, et l'enquête va devoir être p-poursuivie.
Gauche devait avoir l'air complètement idiot : les yeux lui sortaient de la tête, le sang affluait à ses
joues.
Sans attendre l'explosion, le Russe dit avec un aplomb réellement inimitable :
- Monsieur le capitaine, c'est vous le maître à bord. Le commissaire vient de jouer devant nous une p-parodie de procès d'assises, dans laquelle il s'est attribué le rôle du procureur, qu'il a au demeurant interprété de façon extrêmement convaincante. Cependant, dans tout procès civilisé, après
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l'accusation, la p-parole est donnée à la défense. Si vous me le permettez, je m'arrogerai ce rôle.
- Pourquoi perdre du temps ? s'étonna le capitaine. Tout m'a l'air parfaitement clair. Monsieur le policier a fort bien tout expliqué.
- Débarquer un p-passager n'est pas un acte anodin. En fin de compte, toute la responsabilité incombe au capitaine. Pensez au préjudice que vous feriez subir à la réputation de la c-compagnie de navigation s'il s'avérait qu'une erreur a été commise. Or, je vous affirme (Fandorine éleva légèrement la voix) que le commissaire est dans l'erreur.
- C'est absurde ! s'exclama Gauche. Mais je ne discuterai pas. C'est même très intéressant. Parlez, monsieur, je vous écouterai avec plaisir.
Puisque c'était une répétition, autant aller jusqu'au bout. Ce gamin était loin d'être bête et il était possible qu'il ait découvert, dans la logique de l'accusation, des failles qu'il faudrait combler. Si, au cours du procès, le procureur se trouvait en difficulté, le commissaire Gauche pourrait venir à sa rescousse.
Fandorine croisa les jambes et entoura son genou de ses mains.
- Vous avez prononcé un discours aussi brillant que p-persuasif. A première vue, l'argumentation semble exhaustive. Votre enchaînement logique paraît presque irréprochable, quoique les p-prétendus " faits indirects " n'aient, cela va sans dire, aucune espèce de valeur. Oui, monsieur Aono était à Paris le 15 mars. Oui, il est exact que monsieur Aono n'était pas présent dans le salon au moment du meurtre du p-professeur. En soi, ces deux faits ne signifient rien, inutile donc de nous y attarder.
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- D'accord, d'accord, approuva sarcastique-ment Gauche. Passons directement aux preuves.
- Avec plaisir. J'ai compté cinq preuves plus ou moins valables. Monsieur Aono est médecin, mais, pour une raison quelconque, il a dissimulé ce fait. Et d'un. Monsieur Aono est capable, d'un coup, de fracasser un objet dur : une courge, et éventuellement une tête. Et de deux. Monsieur Aono ne porte pas l'emblème du Léviathan. Et de trois. Dans le sac de voyage de l'accusé manquait un scalpel susceptible d'avoir servi à égorger le professeur Sweet-child. Et de quatre. Et, enfin, cinq : l'accusé vient à l'instant, sous nos yeux, de faire une tentative de fuite, se démasquant par là même définitivement. Je pense n'avoir rien oublié ?
- Il faudrait ajouter un sixième point, intervint le commissaire. Il ne peut fournir d'explication pour aucun des cinq précédents.
- Bien, disons six, consentit volontiers le
Russe.
Gauche eut un sourire goguenard :
- D'après moi, c'est plus qu'il n'en faut à n'importe quel jury d'assises pour envoyer ce cher monsieur à la guillotine.
L'inspecteur Jackson secoua subitement la tête
et grommela :
- To thé gallows.
- Non, à la potence, traduisit Reynier. Ah, le perfide Anglais ! Voilà bien le serpent qu'il avait réchauffé en son sein !
- Si vous permettez, s'échauffa Gauche, c'est la partie française qui a mené l'enquête, et ce loustic sera envoyé à la guillotine !
- Mais la preuve décisive, l'absence du scalpel, a été découverte par la partie britannique. Il ira à la potence, traduisit le lieutenant.
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- Le crime principal a été commis à Paris. A la guillotine !
- Mais lord Littleby était citoyen britannique. Le professeur Sweetchild également. Donc, à la potence.
Le Japonais semblait ne pas entendre cette dispute, qui menaçait de tourner au conflit mondial. Ses yeux restaient fermés, son visage était dénué de toute expression. Tout de même, ces Jaunes, ils ne sont pas comme nous, pensa Gauche. Et quand on songe à tout ce monde qu'il va falloir mobiliser pour lui : le procureur, l'avocat, les jurés, les magistrats en grande tenue. Bon, bien sûr, tout cela est normal, la démocratie est la démocratie, mais c'est quand même ce qui s'appelle donner de la confiture aux cochons.
Après une pause, Fandorine demanda :
- Ça y est, le débat est clos ? Je p-peux poursuivre ?
- Allez-y, fit Gauche d'un air maussade en songeant aux futures bagarres avec les Britanniques.
- Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, laissons également les courges de côté. Cela non plus ne p-prouve rien.
Le commissaire commençait à en avoir assez de toute cette comédie.
- D'accord. Nous n'allons pas ergoter.
- P-parfait. Il reste cinq points : il a caché le fait qu'il soit médecin ; il n'a pas son insigne ; il lui manque un scalpel ; il a tenté de s'enfuir ; il ne donne pas d'explications.
- Et chaque point suffit à lui seul pour l'envoyer... à l'échafaud.
- Le problème, commissaire, est que vous p-pensez à l'européenne, alors que monsieur Aono
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a une autre logique, japonaise, que vous n'avez pas eu le temps de p-pénétrer. Il se trouve que j'ai eu plus d'une fois l'honneur de discuter avec cet homme et que j'appréhende mieux que vous son état d'esprit. Monsieur Aono n'est pas seulement un Japonais, c'est un samouraï, de surcroît issu d'une f-famille très ancienne et influente. Ce qui est important pour l'affaire qui nous occupe. Durant cinq cents ans, les hommes de la famille Aono ont été exclusivement des guerriers, toutes les autres p-professions étant considérées comme indignes des membres d'une aussi noble lignée. L'accusé est le troisième fils de la famille. Quand le Japon décida de faire un p-pas décisif en direction de l'Europe, beaucoup de familles nobles commencèrent à envoyer leurs fils étudier à l'étranger. Ce que fit également le père de monsieur Aono. Il envoya son fils aîné en Angleterre pour qu'il fasse ses études d'officier de marine. Il faut savoir que la province de Satsuma, où réside la famille Aono, fournit des c-cadres à la flotte de guerre du Japon et que l'engagement dans la marine y est considéré comme ce qu'il y a de plus prestigieux. Monsieur Aono père envoya son second fils en Allemagne, à l'académie militaire. Après la guerre de 1870 entre la France et l'Allemagne, les Japonais avaient en effet décidé de s'inspirer du m-modèle allemand pour l'organisation de leur armée, et tous leurs conseillers militaires étaient allemands. Ces informations concernant la famille Aono m'ont été communiquées par l'accusé lui-même.
- Bon, mais qu'est-ce qu'on en a à faire de toutes ces histoires d'aristocrates ? demanda Gauche avec irritation.
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- Mon attention a été attirée par le fait que l'accusé parlait avec f-fierté de ses ancêtres et de ses frères aînés, alors qu'il préférait ne pas s'étendre sur lui-même. J'avais depuis longtemps noté que, p-pour un ancien élève de Saint-Cyr, monsieur Aono était singulièrement peu versé dans les questions militaires. Et d'ailleurs, pour quelle raison l'aurait-on envoyé à l'académie militaire française alors qu'il expliquait lui-même que l'armée j-japo-naise se structurait sur le modèle allemand ? Et maintenant, voici l'aboutissement de ma réflexion. Conformément à l'air du temps, monsieur Aono père décida de donner à son troisième fils une profession foncièrement pacifique, en faisant de lui un médecin. Pour autant que je le sache d'après mes lectures, il n'est pas de c-coutume au Japon de contester une décision du chef de famille, si bien que l'accusé partit docilement à Paris, pour y faire ses études à la faculté de médecine. Cela, toutefois, ne l'empêcha pas de se sentir p-profondément malheureux, voire déshonoré. Lui, un Aono, rejeton d'une lignée de guerriers, obligé de manipuler des pansements et des c-clystères ! Voilà pourquoi il s'est présenté à nous comme étant officier. Il avait tout simplement honte d'avouer sa profession indigne d'un chevalier. D'un point de vue européen, cela peut paraître aberrant, mais essayez de voir les choses avec ses yeux. Qu'aurait éprouvé votre compatriote d'Artagnan si, rêvant d'endosser la cape des mousquetaires, il s'était retrouvé médecin ?
Gauche remarqua un changement chez le Japonais. Il avait ouvert les yeux et regardait Fandorine avec un trouble évident, tandis que des taches
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pourpres étaient apparues sur ses joues. Il rougit ou quoi ? C'est quand même fou !
- Mon Dieu, que d'égards, fit Gauche avec un ricanement mauvais. Mais je ne veux pas chicaner. Parlez-moi plutôt, monsieur l'avocat de la défense, de l'emblème du Léviathan. Où votre timide client l'a-t-il donc fourré ? Il avait honte de le porter ?
- Vous avez absolument raison, fit le soi-disant avocat en hochant la tête d'un air impassible. P-précisément, il avait honte. Vous voyez ce qui est écrit sur cet insigne ?
Gauche regarda son revers.
- Il n'y a rien d'écrit. Seulement les trois initiales de la compagnie de navigation Jasper-Arto
partnership.
- Exactement, dit Fandorine en dessinant trois grandes lettres dans l'espace. J - A - P. Ce qui donne " Jap ", sobriquet méprisant qu'utilisent les Européens pour désigner les Japonais. Tenez, vous, commissaire, vous seriez d'accord pour porter un insigne sur lequel serait inscrit " grenouille " ?
Le capitaine Cliff renversa la tête en arrière et partit d'un rire sonore. Même Jackson avec sa tête de croque-mort et la guindée miss Stamp sourirent. En revanche, les taches pourpres s'élargirent sur le visage du Japonais.
Le cour de Gauche se serra, en proie à un mauvais pressentiment. Sa voix se voila ridiculement.
- Et il ne pouvait pas expliquer ça tout seul ?
- Non, impossible. Voyez-vous, d'après ce que j'ai pu comprendre à la lecture de divers ouvrages, la d-différence majeure qui oppose les Européens et les Japonais a trait au fondement moral du comportement social.
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- Un peu trop subtil, fit remarquer le capitaine. Le diplomate se tourna vers lui :
- Nullement. La culture chrétienne est bâtie sur le sentiment de la faute. Il est mal de p-pécher, parce que ensuite on sera tourmenté par le remords. Pour éviter la culpabilité, tout Européen normal essaie d'agir conformément à la morale. Exactement de la même manière, les Japonais s'efforcent de ne pas violer les normes éthiques, mais pour une raison différente. Dans leur société, c'est la honte qui joue le rôle de rempart moral. Rien n'est plus pénible pour le Japonais que de se trouver dans une situation humiliante, d'être exposé à la v-vindicte ou, pis, à la risée publique. C'est pour cela que le Japonais craint énormément de commettre des mauvaises actions. Croyez-moi, en tant que civilisateur social, la honte est plus efficace que la conscience. De son point de vue, il était absolument inconcevable pour monsieur Aono d'évoquer à haute voix l'objet de sa honte, a fortiori en présence d'étrangers. Etre médecin plutôt que militaire est quelque chose de honteux. Avouer qu'il avait menti était plus honteux encore. Admettre que lui, un samouraï japonais, puisse donner ne serait-ce qu'une once de justification à des surnoms injurieux, était à plus forte raison exclu.
- Merci pour le cours magistral, ironisa Gauche en s'inclinant. Et c'est aussi la honte qui a amené votre client à essayer d'échapper à ses gardes ?
- That's thé point1, approuva Jackson, repassant du camp des ennemis à celui des alliés. The yellow bastard almost broke my wrist2.
1. Voilà le hic.
2. Ce sale jaune a failli me casser le poignet.
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- De nouveau vous tombez juste, c-commis-saire. Il n'avait aucune chance de s'enfuir du bateau, et d'ailleurs pour aller où ? Jugeant sa situation désespérée et ne p-prévoyant que de nouvelles humiliations, mon client (puisqu'il vous plaît de l'appeler ainsi) voulait sans doute aller s'enfermer dans sa cabine et en finir avec la vie selon le rituel des samouraïs. N'est-ce pas, monsieur Aono ? demanda Fandorine, s'adressant directement au Japonais pour la première fois. Celui-ci ne répondit pas, mais baissa la tête.
- Une déception vous aurait attendu, lui dit le diplomate d'une voix douce. Sans doute cela vous a-t-il échappé : votre p-poignard rituel vous a été confisqué par la police au cours de la perquisition. - Ah oui, vous voulez parler de... comment dit-on déjà ? Hirakira, harikari, fit Gauche souriant dans ses moustaches, l'air moqueur. C'est de la blague, je ne peux pas croire qu'un homme puisse tout seul s'ouvrir le ventre. Ce sont des sornettes. Tant qu'à précipiter le grand voyage, mieux vaut se fracasser la caboche contre un mur. Mais là-dessus non plus je n'irai pas discuter avec vous. Cela étant, j'ai une preuve qui n'admet aucune discussion : l'absence du scalpel parmi les instruments chirurgicaux. Qu'est-ce que vous avez à dire à ça ? Que le véritable assassin a chipé son scalpel à votre client, avec l'idée de commettre un meurtre et de faire porter le chapeau à Aono ? Ça ne tient pas debout ! Comment l'assassin aurait-il pu savoir que le professeur avait l'intention de nous faire part de sa découverte au cours du déjeuner ? Sweetchild lui-même venait tout juste de comprendre le mystère du foulard. Rappelez-vous sa façon d'entrer en courant dans le salon, complètement ébouriffé.
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- A vrai dire, rien n'est plus f-facile pour moi que d'expliquer l'absence du scalpel. En outre, nous sortons ici du domaine des suppositions pour entrer dans celui des faits concrets. Vous vous rappelez qu'après Port-Saïd des objets ont tout à coup commencé à disparaître de façon incompréhensible. Puis la mystérieuse épidémie a cessé aussi b-brusquement qu'elle avait commencé. Et vous savez quand ? Après la mort de notre passager clandestin à la peau noire. J'ai longuement réfléchi : pourquoi et comment s'était-il retrouvé sur le Léviathan ? Eh bien, voici ma réponse. Ce nègre a, selon toute p-probabilité, été ramené du fin fond de l'Afrique par des marchands d'esclaves arabes et conduit par bateau jusqu'à Port-Saïd. Pourquoi je pense cela ? Parce que après avoir échappé à ses maîtres, le nègre ne s'est pas caché n'importe où, mais sur un bateau. M-manifestement, il se disait que, puisqu'un bateau l'avait amené de chez lui, un bateau pourrait le remmener.
- Quel rapport avec notre affaire ? intervint Gauche, n'en pouvant plus. Votre nègre est mort le 5 avril, alors que Sweetchild a été tué hier ! Et puis allez au diable avec vos histoires à dormir debout ! Jackson, emmenez le prévenu !
Alors qu'il se dirigeait résolument vers la sortie, le diplomate attrapa fermement le commissaire par le coude et dit avec une odieuse politesse :
- Cher monsieur Gauche, j'aimerais mener ma d-démonstration à son terme. Patientez encore un tout petit peu, il n'y en a plus pour longtemps.
Gauche voulut se dégager, mais les doigts du blanc-bec le serraient comme un étau. Après avoir tiré brusquement son bras une fois, puis une autre,
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le policier préféra ne pas se ridiculiser et se tourna vers Fandorine.
- D'accord, encore cinq minutes, concéda-t-il du bout des lèvres en fixant haineusement les yeux bleus et sereins de l'impertinent.
- Merci b-beaucoup. Pour anéantir votre dernière preuve, cinq minutes sont amplement suffisantes... Je pensais que le fugitif devait avoir une cachette quelque part. Contrairement à vous, capitaine, je n'ai pas commencé par les cales et les soutes à charbon mais par le p-pont supérieur. En effet, seuls les passagers de première classe avaient vu " l'homme noir ". On pouvait donc raisonnablement supposer qu'il se cachait quelque part par ici. Et, effectivement, dans le troisième des canots situés à t-tribord, j'ai trouvé ce que je cherchais : des restes de nourriture et un baluchon, dans lequel se trouvaient des chiffons de couleurs vives, un rang de perles et divers autres objets brillants : un miroir, un sextant, un pince-nez et, notamment, un grand scalpel.
- Pourquoi devrais-je vous croire ? rugit
Gauche.
L'enquête était en train d'être réduite en poussière sous ses yeux.
- Parce que je n'ai aucun intérêt à dire cela et que je suis p-prêt à réitérer mes déclarations sous serment. Vous m'autorisez à continuer ? dit le Russe avec son écourant petit sourire. Merci. De toute évidence, le pauvre nègre se distinguait par un esprit de sage économie et ne comptait pas rentrer chez lui les mains vides.
- Stop, stop ! intervint Reynier en fronçant les sourcils. Mais pourquoi donc, monsieur Fando-
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rine, n'avez-vous pas fait part de votre découverte au capitaine ? De quel droit l'avez-vous cachée ?
- Je ne l'ai pas cachée. J'ai laissé le b-baluchon là où il était. Mais lorsque je suis revenu au canot quelques heures plus tard, alors que les recherches avaient pris fin, je ne l'ai plus retrouvé. J'étais p-persuadé que vos marins étaient tombés dessus. En fait, il est clair maintenant que vous avez été devancé par l'assassin du professeur, lequel s'est emparé de tous les trophées du nègre, y compris le scalpel de monsieur Aono. Il est p-probable que le criminel envisageait l'éventualité de... mesures extrêmes et, à tout hasard, gardait sur lui le scalpel, afin d'engager l'enquête sur une fausse voie. Dites-nous, monsieur Aono, vous a-t-on volé un scalpel ?
Le Japonais tarda à répondre, puis finit par acquiescer d'un signe de tête.
- Mais vous n'en avez rien dit parce qu'un officier de l'armée impériale n'avait aucune raison de p-posséder un scalpel, n'est-ce pas ?
- Le sextant est à moi ! déclara le baronet. Je pensais que... d'ailleurs, peu importe. C'était donc ce sauvage qui l'avait volé. Messieurs, si quelqu'un a la tête défoncée avec mon sextant, sachez que je n'y serai pour rien.
C'était le fiasco le plus complet. Gauche, désemparé, jeta un regard en biais à Jackson.
- Très désolé, commissaire, mais vous devoir continuer votre voyage, dit l'inspecteur en français, en tordant ses lèvres fines avec commisération. My apologies, Mr Aono. Ifyou just strech your hands... Thank y ou '.
1. Mes excuses, mister Aono. Tendez vos mains, s'il vous plaît... Merci.
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Les menottes émirent un grincement plaintif. Au milieu du silence qui s'ensuivit, retentit brusquement la voix sonore et affolée de Renata
Kléber : - Permettez, messieurs, mais alors qui est donc
l'assassin ?
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231 K> UJ K) le satori arrive - pour autant qu'il arrive effectivement - seul, sans effort ni avertissement ! Un homme peut être un juste et un sage, rester chaque jour assis pendant des heures dans la position du zazen, lire des montagnes de textes sacrés et pourtant mourir sans connaître la révélation, tandis qu'à un quelconque vaurien errant bêtement et sans but dans la vie, le satori apparaîtra soudain dans son grandiose rayonnement en transformant d'un coup son existence stérile ! J'ai eu de la chance. A vingt-sept ans, je viens de renaître. L'illumination et la purification ne me sont pas venues à un moment de concentration physique et spirituelle mais à cet instant où je me suis retrouvé écrasé, pitoyable, anéanti, où, tel un ballon éclaté, il ne restait plus de moi que l'enveloppe. Mais le fer stupide, instrument de ma transformation, a cliqueté et, brusque- ment, j'ai ressenti avec une indicible acuité que je n'étais plus moi, mais... Non, ce n'est pas ça. Que je n'étais plus seulement moi, mais également un nombre incalculable d'autres vies. Que je n'étais plus l'obscur Gintaro Aono, troisième fils du conseiller supérieur de Son Altesse le prince Simadzu, mais une parcelle du Grand Tout, qui pour être petite n'en est pas moins précieuse. Je suis en toute chose, et toute chose est en moi. Combien de fois n'ai-je pas entendu ces paroles, que pourtant je n'ai comprises, non, senties, que le 15e jour du 4e mois de la 11e année de Meiji, à Bombay, à bord d'un énorme paquebot européen. Bien singulière est la volonté du Très-Haut. Quel est donc le sens de ce tercet né de mon intuition ? L'homme est un ver luisant solitaire dans l'obscurité infinie de la nuit. Sa lumière est si faible qu'elle n'éclaire K) U) U) qu'une infime portion de l'espace, tandis qu'autour, tout n'est que froid, ténèbres et peur. Mais il suffit de détourner son regard apeuré de la terre sombre et de regarder dans les airs (il n'y a pour cela qu'à lever la tête !) pour voir que le ciel est couvert d'étoiles. Elles brillent d'une lumière égale, vive, éternelle. Tu n'es pas seul dans les ténèbres. Les étoiles sont tes amies, elles t'aident et ne t'abandonnent pas au malheur. Et, sitôt après, tu comprends une autre chose, non moins importante : le ver luisant est aussi une étoile, semblable à toutes les autres. Celles qui se trouvent dans le ciel voient également ta lumière, et celle-ci les aide à supporter le froid et le noir de l'Univers. Ma vie ne changera sans doute pas. Je resterai le même qu'auparavant : vain, absurde, dominé par les passions. Mais au fond de mon âme, vivra désormais un authentique savoir. Il me sauvera et me soutiendra dans les moments difficiles. Je ne suis plus une flaque d'eau qu'un brusque coup de vent peut répandre à la surface de la terre. Je suis l'océan, et la tempête qui, tel un tsunami dévastateur, a déferlé sur moi n'atteindra pas mes profondeurs secrètes. Quand, enfin, je compris tout cela et que mon esprit se fut empli de joie, je me souvins que la plus haute des vertus est la reconnaissance. La première étoile dont j'ai distingué le rayonnement dans la nuit noire est Fandorine-san. C'est précisément grâce à lui que j'ai compris que moi, Gintaro Aono, je n'étais pas indifférent au Monde, que le Grand Ailleurs ne m'abandonnait pas dans le malheur. Mais comment expliquer à un homme d'une autre culture qu'il est à jamais mon ondzin ? Un tel mot n'existe pas dans les K) U) langues européennes. Aujourd'hui, m'armant de courage, j'ai commencé à parler de cela avec lui mais, apparemment, rien qui vaille n'est sorti de l'entretien. J'avais attendu Fandorine-san sur le pont des embarcations, sachant qu'il y viendrait à huit heures précises muni de ses haltères. Quand il apparut, moulé dans son tricot à rayures (il faudra que je lui dise que, pour les exercices physiques, une tenue ample est plus appropriée que des vêtements serrés), je m'approchai de lui et me prosternai bien bas. " Qu'avez-vous, monsieur Aono ? demanda-t-il, étonné. Pourquoi êtes-vous plié en deux et ne vous relevez-vous pas ? " Comme il était impossible de discuter dans cette position, je me redressai, bien que, en pareille situation, il eût été bien sûr souhaitable de prolonger mon salut. " Je tenais à vous exprimer mon infinie reconnaissance ", dis-je, très ému. " Laissons cela, je vous prie ", répondit-il en balayant ma déclaration d'un revers de la main. Ce geste me plut énormément. Par là même, Fandorine-san voulait minimiser le service qu'il m'avait rendu et délivrer son obligé d'un sentiment de reconnaissance excessif. Tout Japonais de noble éducation eût agi de même à sa place. Mais l'effet fut l'inverse de celui escompté : mon esprit s'emplit d'une reconnaissance plus vive encore. Je lui déclarai que j'étais désormais son débiteur pour la vie. " Voilà de bien grands mots, fit-il en haussant les épaules. Je voulais simplement rabattre le caquet à ce dindon prétentieux. " (Le dindon est un volatile américain à la démarche ridicule et imbu de sa supériorité ; au sens figuré, il désigne un homme fat et sot.) J'appréciai une fois de plus la délicatesse de mon interlocuteur, mais il me fallait absolument lui expliquer à quel point je lui étais redevable. K) U) Ln " Merci à vous d'avoir sauvé ma misérable vie, dis-je en m'inclinant de nouveau. Trois fois merci pour avoir sauvé mon honneur. Et une infinité de mercis pour avoir ouvert mon troisième oil, grâce auquel je vois maintenant ce que je ne voyais pas auparavant. " Fandorine-san regarda mon front (avec une certaine crainte, me sembla-t-il), comme s'il s'attendait à y voir un nouvel oil s'ouvrir et lui faire signe. Je lui déclarai qu'il était mon ondzin, que désormais ma vie lui appartenait, ce qui, selon moi, l'effraya plus encore. " Oh, comme je rêve que vous vous retrouviez face à un péril mortel pour vous sauver, comme vous m'avez moi-même sauvé ! " m'exclamai-je. Il fit un signe de croix et dit : " J'aimerais mieux pas. Si cela ne vous dérange pas, je vous saurais vraiment gré de rêver d'autre chose. " Décidément, la discussion n'aboutissait à rien. En désespoir de cause, je m'écriai : " Sachez que je ferai n'importe quoi pour vous ! " Et je précisai mon serment afin d'éviter tout malentendu ultérieur : " Pour autant que cela ne porte pas préjudice à Sa Majesté, à mon pays et à l'honneur de ma famille. " Mes paroles déclenchèrent chez Fandorine-san une curieuse réaction. Il se mit à rire ! Non, je n'arriverai sans doute jamais à comprendre les Cheveux Rouges. " Eh bien, dit-il en me serrant la main. Si vous insistez, je vous en prie. Sans doute prendrons-nous le même bateau pour rejoindre le Japon depuis Calcutta. Vous pourrez me payer votre dette en leçons de japonais. " Hélas, cet homme ne me prend pas au sérieux. Je voulais me lier d'amitié avec lui, mais, plus qu'à moi, Fandorine-san s'intéresse à Fox, le pilote, un homme borné et inintelligent. Mon bienfaiteur passe pas mal de temps en compagnie de ce bavard, Ni UJ prête une oreille attentive à ses rodomontades concernant ses aventures maritimes et amoureuses et reste même avec lui pendant son quart ! Pour être franc, cela m'offense. Aujourd'hui j'ai été témoin de la façon dont Fox dépeignait son aventure avec " une aristocrate japonaise " de Nagasaki. Il parla de ses petits seins, de ses lèvres vermeilles et autres particularités de cette " poupée miniature ". Il devait s'agir d'une de ces putains bon marché du quartier fréquenté par les marins. Une jeune fille de bonne famille n'échangera jamais un seul mot avec un barbare ! Le plus vexant est que Fandorine-san écoutait ce délire avec un intérêt manifeste. J'étais sur le point d'intervenir quand le capitaine Reynier s'est approché et a envoyé Fox s'occuper de quelque chose. Ah oui, au fait ! J'en oubliais de raconter un événement important qui est venu trou- bler la vie du bateau ! Malgré tout, sa petite lueur aveugle le ver luisant, elle l'empêche de voir le monde environnant dans sa dimension réelle. Or, à la veille de quitter Bombay, eut lieu une véritable tragédie, auprès de laquelle mes tourments paraîtront bien insignifiants. A huit heures et demie du matin, alors que le paquebot levait déjà l'ancre et s'apprêtait à larguer les amarres, quelqu'un se présenta au bateau, porteur d'une dépêche pour le capitaine Cliff. Je me tenais sur le pont et je regardais Bombay, ville qui venait de jouer un rôle crucial dans mon destin. Je voulais que ce spectacle s'imprime à tout jamais dans mon cour. Voilà pourquoi je me retrouvai témoin de l'événement. Le capitaine lut la dépêche et, brusquement, son visage se transforma de manière U) saisissante. Je n'avais encore jamais rien vu de pareil ! On aurait dit un acteur de nô enlevant son masque de redoutable guerrier pour enfiler celui de la folle douleur. Le visage tanné, aux traits grossiers, du vieux loup de mer se mit à trembler. Le capitaine émit un son entre la plainte et le sanglot et commença à aller et venir sur le pont. " Oh God ! cria-t-il d'une voix rauque. Mypoorgirl1 ! " Puis, quittant la passerelle, il descendit à la hâte - pour rejoindre sa cabine, ainsi que je l'appris plus tard. Les préparatifs du départ furent interrompus. Le petit déjeuner fut servi à l'heure habituelle, en l'absence toutefois du lieutenant Reynier. On ne parla que de l'étrange conduite du capitaine en essayant de deviner ce que pouvait bien contenir le télégramme. Le second fit une courte appa- 1. Oh, Dieu ! Ma pauvre petite fille ! rition alors que le repas touchait à sa fin. Reynier-san avait une mine affligée. Il nous apprit que la fille unique de Cliff-san (j'ai déjà eu l'occasion de dire que le capitaine chérissait sa fille plus que tout au monde) avait été gravement brûlée dans l'incendie de son pensionnat. Les médecins craignaient pour sa vie. Le lieutenant expliqua que mister Cliff était dans tous ses états. Il avait décidé de quitter immédiatement le Léviathan et de rentrer en Angleterre par le premier paquebot. Il n'arrêtait pas de répéter que sa place était auprès de sa chère petite. Pour sa part, le lieutenant ne cessait de dire : " Et maintenant qu'est-ce qui nous attend ? Ce voyage est maudit ! " Nous avons fait de notre mieux pour le consoler. J'avoue que la décision du capitaine a suscité ma réprobation. Je peux comprendre son chagrin, mais un homme à qui une tâche a été confiée n'a pas le droit de se Ni (jJ oo laisser guider par ses sentiments personnels. A plus forte raison un capitaine dans l'exercice de ses fonctions. Où irait la société si l'empereur, le président ou encore le Premier ministre faisaient passer leur intérêt personnel avant leur devoir? Ce serait le chaos, alors que le sens et l'objet du pouvoir consistent à lutter contre le chaos et à maintenir l'harmonie. Je suis ressorti sur le pont pour voir mister Cliff quitter le navire qui lui avait été confié. Et le Très-Haut m'infligea une nouvelle leçon, une leçon de compassion. Le capitaine, le dos voûté, marchant et courant tout à la fois, descendit la passerelle. Il tenait à la main un sac de voyage, un matelot le suivait, chargé d'une unique valise. Sur le quai, le capitaine s'arrêta, tourna la tête vers le Léviathan, et je vis son large visage qui luisait de larmes. L'instant suivant, il tituba puis s'écroula, face contre terre. Je m'élançai vers l'homme qui venait de tomber. A en juger par sa respiration saccadée et les mouvements convulsifs de ses extrémités, il s'agissait d'une grave hémorragie cérébrale. Le docteur Truffo, accouru à son tour, confirma mon diagnostic. En effet, ce sont des choses qui arrivent fréquemment quand le cerveau d'un homme ne peut supporter le conflit entre la voix du cour et l'appel du devoir. Je suis coupable devant le capitaine Cliff. On emmena le malade à l'hôpital, tandis que le Léviathan s'éternisait à quai. Le visage livide tant il était bouleversé, Rey-nier-san se rendit au télégraphe, afin de s'entretenir avec la compagnie de navigation, à Londres. Il ne revint qu'à la nuit tombée. Les nouvelles étaient les suivantes : Cliff-san était toujours inconscient; Reynier-san prendrait provisoirement le commandement du navire, et, à Calcutta, un nouveau capitaine monterait à bord. Ni U) vu Nous quittâmes Bombay avec dix heures de retard. Ces jours-ci, je ne marche pas, je vole. Tout m'enchante, l'éclat du soleil, les paysages de la côte indienne, la lenteur et l'oisiveté de la vie sur ce grand navire. Même le salon Windsor, où je venais comme au supplice, la gorge serrée, m'est maintenant devenu presque familier. Mes compagnons de table se comportent à mon égard de manière toute différente - sans cette méfiance ni ce mépris teinté de dégoût. Tous se montrent charmants et aimables, et moi-même j'ai avec eux une attitude différente. Même Kléber-san, que j'étais prêt à étrangler de mes propres mains (la pauvrette !), ne me semble plus repoussante. C'est simplement une jeune femme qui, se préparant pour la première fois à être mère, est entièrement dominée par l'égoïsme puéril de cet état nouveau pour elle. Depuis qu'elle a appris que j'étais médecin, elle me pose constamment des questions d'ordre médical et se plaint à moi de ses moindres petits malaises. Auparavant, son unique victime était le docteur Truffo, mais maintenant nous sommes deux à écoper. Le plus curieux est que cela ne me pèse aucunement. Au contraire, mon statut est maintenant infiniment plus élevé qu'au temps où l'on me croyait officier. Stupéfiant ! Au Windsor, je bénéficie d'une situation privilégiée, qui ne tient pas uniquement au fait que je sois médecin ou encore, pour reprendre l'expression de Mrs Truffo, un innocent martyr de l'arbitraire policier. Non, le point le plus important est que je ne peux en aucun cas être l'assassin. Cela a été prouvé et officiellement confirmé. Et, par ce fait, je me retrouve dans la caste supérieure, aux côtés du commissaire de police et du capitaine nouvellement promu (qui, d'ailleurs, a pratiquement cessé de fréquenter notre salon : il est très occupé, et un steward lui porte ses repas directement sur la passerelle). Nous sommes tous les trois hors de cause, et il n'y a personne pour nous regarder par en dessous d'un air craintif. J'ai de la peine pour toute cette assemblée du Windsor, sincèrement de la peine. Grâce à ma clairvoyance fraîchement acquise, je discerne nettement ce que d'autres ne voient pas, même le perspicace Fan-dorine-san. Parmi mes compagnons de table il n'y a pas d'assassin. Aucun d'entre eux ne convient au rôle du malfaiteur. J'observe attentivement ces gens : ils ont des défauts et des faiblesses, mais il n'y a pas ici d'homme à l'âme assez noire pour tuer de sang-froid onze innocents, dont deux enfants. J'aurais repéré son haleine fétide. J'ignore de la main de qui a été tué Sweet-child-sensei, mais je suis sûr que le coupable est ailleurs. Le commissaire s'est quelque peu trompé dans ses suppositions : le criminel se trouve sur le paquebot, mais pas dans le Windsor. Peut-être écoutait-il à la porte lorsque le professeur a commencé à nous faire part de ses découvertes. Si Gauche-san n'était pas aussi têtu et avait considéré les windsoriens sans idées préconçues, il aurait compris qu'il perdait inutilement son temps. Je passe en revue notre tablée. Fandorine-san. Son innocence est évidente. Sinon aurait-il détourné les soupçons qui pesaient sur moi, alors que ma culpabilité ne faisait de doute pour personne ? Les époux Truffo. Le docteur est quelque peu comique, mais c'est un très brave K) homme. Il ne ferait pas de mal à une cigale. Sa femme est l'incarnation de la bienséance anglaise. Elle serait incapable de tuer qui que ce soit, tout simplement parce que cela ne se fait pas. M.-S.-san. C'est un personnage étrange, il n'arrête pas de marmonner dans sa barbe et peut se montrer brusque, mais une profonde et sincère souffrance habite son regard. Un homme avec de tels yeux ne commet pas des crimes de sang-froid. Kléber-san. Avec elle, tout est clair comme le jour. Premièrement, dans l'espèce humaine, il n'est guère usuel qu'une femme qui s'apprête à mettre un nouvel être au monde anéantisse d'autres vies humaines avec une telle légèreté. La grossesse est un mystère qui incite à la sollicitude à l'égard de l'être humain. Deuxièmement, au moment de l'assassinat du savant, Kléber-san se trouvait auprès du policier. Et, pour finir, Stamp-san. Elle n'a pas d'alibi, mais l'imaginer se glissant furtivement derrière son compagnon de table, le bâillonnant de sa petite main frêle, tandis que de l'autre main elle brandit mon funeste scalpel... Du délire complet. C'est exclu. Ouvrez les yeux, commissaire-san. Vous êtes dans l'impasse. ce J'ai comme du mal à respirer. Ne serait-: pas la tempête qui approche ? Commissaire Gauche Cette maudite insomnie avait atteint des sommets. C'était la cinquième nuit qu'il était au supplice, et plus ça allait, pire c'était. Il ne s'assoupissait qu'au petit matin, et c'étaient alors d'épouvantables cauchemars. Il se réveillait complètement fourbu, et toutes sortes d'inepties s'imposaient à son esprit embrumé par les visions nocturnes. N'était-il pas effectivement temps pour lui de prendre sa retraite ? Il aurait bien tout envoyé promener, mais c'était impossible. Rien n'était pire que de finir sa vie dans la misère et le dénuement. Quelqu'un s'apprêtait à mettre la main sur un trésor d'un milliard et demi de francs, et lui, pauvre vieux, il allait terminer son existence avec cent vingt-cinq malheureux francs par mois. Dans la soirée, des éclairs avaient commencé à sillonner le ciel, le vent à hurler dans les mâts et le Léviathan à tanguer lourdement au rythme des lames noires et vigoureuses. Gauche était resté allongé sur son lit à regarder en l'air. Le plafond était tantôt noir, tantôt d'un blanc surnaturel quand fusait un éclair. Sur le pont, la pluie crépitait ; sur la table, un verre oublié contenant une potion contre le mal d'estomac allait et venait en faisant tinter la petite cuillère qui s'y trouvait. C'était la première fois de sa vie que Gauche se retrouvait dans une tempête en mer, mais il n'avait pas peur. Comme si pareil mastodonte pouvait faire naufrage ! Il allait tanguer, gronder, et puis tout reprendrait son cours normal. Le seul problème, c'était ces roulements de tonnerre qui 242 empêchaient de s'endormir. A peine commençait-on à fermer l'oil que de nouveau : tram-tararam ! Pourtant, il avait tout de même dû s'assoupir, car il venait de se relever d'un bond dans son lit, sans comprendre ce qui se passait. Son cour frappait des coups secs qui se répercutaient dans toute la cabine. Non, ce n'était pas son cour, c'était à la porte. - Commissaire ! (Toc, toc, toc.) Commissaire ! (Toc, toc, toc.) Ouvrez ! Vite ! De qui était-ce la voix ? Celle de Fandorine apparemment. - Qui est-ce ? Que voulez-vous ? cria le commissaire en pressant sa main sur le côté gauche de sa poitrine. Vous n'êtes pas bien ou quoi ? - Ouvrez, nom d'un chien ! Oh, oh ! Il en avait une façon de parler tout d'un coup, le diplomate ! Visiblement, il s'était passé quelque chose de grave. - Tout de suite ! Gauche ôta pudiquement son bonnet de nuit à pompon (c'était cette bonne vieille Blanche qui le lui avait tricoté), passa sa robe de chambre et enfila ses mules. Il jeta un coup d'oil par la porte entrouverte : eh oui, c'était bien Fandorine. En redingote et cravate, avec, à la main, une canne à pommeau d'ivoire. Ses yeux lançaient des éclairs. - Quoi ? demanda Gauche, sur ses gardes, s'attendant à quelque insanité de la part de son visiteur nocturne. Le diplomate se mit à parler d'une manière inhabituelle pour lui : rapidement, par phrases hachées et sans bégaiement. 243 - Habillez-vous. Prenez une arme. Il faut arrêter le capitaine Reynier. Au plus vite. Il nous conduit droit sur les rochers. Gauche secoua la tête. C'était quoi encore, cette histoire à dormir debout ? - Vous avez abusé du haschich, monsieur le Russe, ou quoi ? - Je ne suis pas seul ici, répondit Fandorine. Le commissaire se pencha dans le couloir et vit deux hommes qui faisaient le pied de grue non loin. L'un était le baronet maboul. Quant à l'autre, qui était-ce ? Ah oui, le pilote. Comment s'appelait-il déjà... Fox. - Dépêchez-vous un peu de comprendre, continuait d'assener le diplomate. Le temps presse. Je lisais dans ma cabine. On frappe. Sir Reginald. A une heure du matin, il a fait le point. Avec son sextant. On ne suit pas le bon cap. On devrait contourner l'île de Mannar par la gauche. Et on est en train de la prendre par la droite. Il a réveillé le pilote. Fox, parlez. Le pilote avança d'un pas. Il avait l'air complètement affolé. - Hauts-fonds, monsieur, là-bas, baragouina-t-il en français. Et rochers. Léviathan très lourd. Seize mille tonnes, monsieur ! Sur hauts-fonds, se casser en deux, comme une pain français. Comme baguette, vous comprenez ? Si garder ce cap encore un demi-heure, fini, impossible revenir en arrière ! Ça, c'était la meilleure ! Comme si ça ne suffisait pas, il fallait maintenant que le vieux Gustave se mêle de la navigation ! Il ne lui manquait plus que cette fichue île de Mannar ! 244 - Et pourquoi vous n'allez pas dire vous-même au capitaine qu'il... enfin... qu'il ne va pas où il faut? Le pilote se tourna vers le Russe. - Monsieur Fandorine dire que non. - Reynier est de toute évidence en train de jouer son va-tout, recommença à marteler le diplomate. Il est prêt à n'importe quoi. Il mettra le pilote aux arrêts. Pour insubordination. Il pourrait même faire usage de son arme. Il est le capitaine. Sur le bateau, sa parole a force de loi. A part nous trois, personne n'est au courant de ce qui se trame. Il faut un représentant de l'autorité. Vous, commissaire. Allez, montons ! - Doucement, doucement ! fit Gauche en se prenant le front. Je ne sais plus où j'en suis, avec vos histoires. Reynier est devenu fou, c'est ça ? - Non. Mais il a l'intention de couler le navire. Et tous les gens qui se trouvent à bord. - Pour quelle raison ? Au nom de quoi ? Non, des choses pareilles n'avaient pas lieu dans la réalité. Il rêvait, il faisait un cauchemar. Comprenant qu'il ne ferait pas bouger Gauche aussi facilement, Fandorine reprit de façon plus claire et plus explicite : - Je n'ai qu'une explication possible. Elle est monstrueuse. Reynier veut couler le paquebot avec ses passagers afin d'effacer toute trace du crime, de faire tomber l'enquête à l'eau. Au sens propre. Que quelqu'un puisse envoyer un millier de personnes dans l'autre monde sans sourciller est difficile à croire, n'est-ce pas ? Mais rappelez-vous la rue de Grenelle, rappelez-vous Sweetchild, et vous comprendrez alors que, dans la chasse au trésor de Brahmapur, les vies humaines ne valent pas cher. 245 Gauche avala sa salive. - La chasse au trésor de Brahmapur ? - Oui, répondit Fandorine, essayant de se contenir. Reynier est le fils du rajah Bagdassar. Je le soupçonnais, mais je n'en avais pas la certitude. Maintenant je n'ai plus aucun doute. - Mais comment cela, le fils ? C'est inepte ! Le rajah était indien, alors que Reynier est français de pure souche. - Vous avez remarqué qu'il ne mange ni bouf ni porc ? Vous savez pourquoi ? C'est une habitude qui lui vient de son enfance. En Inde, la vache est un animal sacré, et, quant au porc, les musulmans n'en mangent pas. Le rajah était indien, mais adepte de l'islam. - Cela ne prouve pas grand-chose, fit Gauche en haussant les épaules. Reynier disait qu'il suivait un régime. - Et son teint basané ? - Il a bruni dans les mers du Sud. - Au cours des deux dernières années, Reynier a uniquement navigué sur les lignes Londres-New York et Londres-Stockholm. Demandez à monsieur Fox. Non, Gauche, Reynier est à demi indien. La femme du rajah de Bagdassar était française. Au moment de la révolte des cipayes, leur fils poursuivait son éducation en Europe. Ou plutôt en France, dans la patrie de sa mère. Vous avez eu l'occasion d'aller dans la cabine de Reynier ? - Oui, j'y ai été invité, comme d'autres. - Vous avez vu la photographie posée sur sa table ? " Bon vent... Françoise B. " ? - Oui, bien sûr, je l'ai vue. C'est sa mère. - Si c'est sa mère, pourquoi B., et non R. ? Le fils et la mère devraient porter le même nom de famille. 246 - Peut-être s'est-elle remariée. - Peut-être. Je n'ai pas eu le temps de vérifier. Mais si " Françoise B. " signifiait " Françoise Bagdassar " ? Les rajahs indiens, on le sait, n'ont pas de nom de famille, comme cela se fait en Europe. - Et, dans ce cas, d'où vient le nom de Reynier ? - Je l'ignore. Mais l'on peut supposer que, lors de sa naturalisation, il a pris le nom de jeune fille de sa mère. - Tout cela, ce sont des conjectures, objecta Gauche d'un ton tranchant. Il n'y a pas un seul fait avéré. Que des " si " et des " peut-être ". - D'accord. Mais la conduite de Reynier lors de l'assassinat de Sweetchild n'est-elle pas suspecte ? Vous vous souvenez de la façon dont le lieutenant a offert d'aller chercher le châle de madame Klé-ber ? Et a demandé au professeur de ne pas commencer sans lui ? Je pense que, durant ces quelques minutes d'absence, Reynier a eu le temps de mettre le feu à la poubelle et de faire un saut dans sa cabine pour y prendre le scalpel. - Mais qu'est-ce qui vous prouve que le scalpel était justement chez lui ? - Je vous ai dit que le baluchon du nègre avait disparu du canot après les recherches. Or, qui les conduisait ? Reynier ! Gauche secoua la tête d'un air sceptique. Le paquebot fit une embardée telle qu'il se cogna douloureusement l'épaule au chambranle. Ce qui ne contribua guère à améliorer son humeur. - Vous vous rappelez les paroles de Sweetchild ? continua Fandorine. (Il sortit sa montre de sa poche, et son débit s'accéléra.) Il a déclaré : " Et 247 tout s'est agencé : l'histoire du foulard, le fils du rajah. Il suffit de consulter les listes de l'Ecole maritime, la solution est là. " Autrement dit, non seulement il avait découvert le secret du foulard, mais encore avait-il appris quelque chose d'important à propos du fils du rajah. Par exemple, qu'il avait fait ses études à l'Ecole maritime de Marseille. Car, en effet, Reynier est bien sorti de cette école. L'indianiste a parlé d'un télégramme envoyé à un de ses amis du ministère français de l'Intérieur. Il est possible que Sweetchild ait voulu se renseigner sur ce qu'était devenu le garçon. Et, visiblement, il avait trouvé quelque chose, mais il est peu probable qu'il ait deviné que Reynier était l'héritier de Bagdassar, sinon il se serait montré plus méfiant. - Et qu'avait-il flairé concernant le foulard ? demanda Gauche, avide de savoir. - Je crois être en mesure de répondre à cette question. Mais pas maintenant, après. Il est plus que temps d'y aller ! - Ainsi, selon vous, Reynier a lui-même manigancé ce petit incendie et, profitant de la panique, a réduit au silence le professeur ? demanda Gauche, pensif. - Oui, bon Dieu, oui ! Faites un peu travailler vos méninges ! Les preuves sont minces, je sais, mais encore vingt minutes, et le Léviathan entrera dans la passe. Cependant, le commissaire continuait d'hésiter. - L'arrestation d'un capitaine en pleine mer, c'est une mutinerie. Pourquoi prenez-vous pour argent comptant les déclarations de ce monsieur ? demanda-t-il avec un mouvement du menton en 248 direction du baronet loufoque. Il ne fait que raconter des fariboles. Le rouquin eut un petit rire méprisant et regarda Gauche comme s'il était un cloporte ou un tas de boue. Il ne méritait même pas qu'on lui réponde. - Parce que j'ai depuis longtemps des soupçons sur Reynier, prononça le Russe à toute vitesse. Et parce que cette histoire avec le capitaine Cliff m'a semblé bizarre. Pourquoi le lieutenant a-t-il eu besoin de discuter aussi longuement par télégraphe avec la compagnie de navigation ? Ne peut-on en conclure que personne à Londres n'était au courant de l'accident dont avait été victime la fille de Cliff ? Et, dans ce cas, qui a envoyé le télégramme à Bombay ? La direction du pensionnat ? On doute qu'elle ait été informée de l'itinéraire au jour le jour du Léviathan. N'est-ce pas Reynier qui a lui-même envoyé cette dépêche ? Dans mon guide il est écrit que Bombay possède pas moins d'une douzaine de stations télégraphiques. Envoyer un télégramme d'un point à un autre de la ville est un jeu d'enfant. - Et pourquoi diable avait-il besoin d'envoyer un tel télégramme ? - Pour s'emparer du bateau. Il savait qu'après une pareille nouvelle, Cliff ne pourrait continuer le voyage. Mais demandez plutôt pourquoi Reynier a pris un tel risque. Pour flatter bêtement son amour-propre, pour le plaisir de commander un paquebot pendant une petite semaine, et après, advienne que pourra ? Non, il n'y a qu'une réponse : pour envoyer le Léviathan par le fond, avec ses passagers et son équipage. L'enquête s'approchait dangereusement de lui, l'étau se refer- 249 niait. Il ne pouvait pas ne pas comprendre que la police aurait à l'oil tous les suspects. Il a alors eu l'idée d'un naufrage où tous périraient, ni vu ni connu. Et il n'aurait plus qu'à partir tranquillement à la recherche du coffret aux pierres précieuses. - Mais il périrait avec nous ! - Non, pas lui. Nous venons de vérifier : la chaloupe du capitaine est prête à être mise à l'eau. C'est une petite mais solide embarcation qui ne craint pas la tempête. Il y a déjà tout ce qu'il faut à l'intérieur : réserve d'eau, un panier contenant des provisions et même, détail particulièrement touchant, un sac de voyage avec des vêtements. Il est probable que Reynier s'apprête à quitter le navire dès que nous serons entrés dans l'étroite passe, d'où le Léviathan n'aura plus aucune chance de sortir. Le paquebot sera dans l'impossibilité de virer et, même si on stoppe les machines, le courant l'enverra de toute façon sur les rochers. La terre n'étant pas loin, il est possible que quelques-uns en réchappent, mais tous les autres seront portés disparus. - Ne soyez pas aussi bouché, monsieur le policier ! intervint le pilote. Nous avons assez perdu le temps. Monsieur Fandorine m'a réveillé. Il m'a dit que le bateau ne va pas où il faut. Je voulais dormir, j'ai envoyé monsieur Fandorine au diable. Il m'a proposé une pari : cent livres contre un que le capitaine se tromper de route. J'ai pensé le Russe devenu fou, tout le monde savoir que les Russes être très excentriques, et je gagner argent facilement. Je monter sur le passerelle. Tout est normal. Le capitaine est de quart, le timonier tient le barre. 250 Pour cent livres je vérifier tout de même la cap et là, j'ai eu une sueur ! Mais je n'ai rien dit au capitaine. Mister Fandorine m'avait prévenu qu'il ne faut rien dire. J'ai obéi. J'ai souhaité bon quart et suis parti. Depuis (le pilote consulta sa montre), vingt-cinq minutes sont passées. Puis il ajouta en anglais quelque chose de manifestement désobligeant pour les Français en général et les policiers français en particulier. Gauche ne comprit que le mot frog1. Après encore une seconde d'hésitation, le policier prit enfin une décision. Et aussitôt se métamorphosa. Ses mouvements se firent rapides et impétueux. Le père Gauche n'aimait pas agir dans la précipitation, mais, une fois lancé, plus rien ne l'arrêtait. Enfilant à la hâte une veste et un pantalon, il dit au pilote : - Fox, emmenez deux matelots sur le pont supérieur. Avec des carabines. Que le second vienne également. Non, mieux vaut pas, on n'a pas le temps de tout expliquer à nouveau. Il fourra son fidèle Lefaucheux dans sa poche et tendit au diplomate un Mariette à quadruple canon. - Vous savez vous en servir ? - J'ai mon Herstal, répondit Fandorine en montrant à Gauche un joli revolver très compact, d'un modèle qu'il n'avait encore jamais eu l'occasion de voir. Et j'ai aussi ça. Avec la vitesse de l'éclair, il sortit de sa canne une lame fine et flexible. 1. Grenouille. 251 - Dans ce cas, en avant. Gauche choisit de ne pas donner d'arme au baronet : savait-on jamais avec ce timbré. Alors que tous les trois longeaient à grands pas l'immense corridor désert, la porte d'une des cabines s'entrouvrit, et Renata Kléber apparut, vêtue d'une robe d'un brun sombre, sur laquelle elle avait jeté un châle. - Enfin, messieurs, vous pourriez être plus discrets, on dirait un troupeau d'éléphants ! lança-t-elle, furieuse. Déjà qu'avec cet orage je n'arrive pas à dormir ! - Fermez la porte et ne sortez sous aucun prétexte, répliqua sévèrement Gauche. Sans s'arrêter, il poussa Renata à l'intérieur de sa cabine. L'heure n'était pas aux civilités. Le commissaire crut également voir bouger la porte de la cabine 24, occupée par mademoiselle Stamp, mais le moment était trop grave pour s'attarder à des vétilles. Sur le pont, la pluie et le vent cinglaient le visage. Il fallait crier, sinon impossible de s'entendre. Il repéra l'escalier métallique qui menait au poste de pilotage et à la passerelle. Fox était déjà là à attendre en bas des marches, flanqué de deux matelots de quart. - Avec des carabines, je vous avais dit ! cria Gauche. - Elles sont dans l'arsenal ! lui brailla à l'oreille le pilote. Et c'est le capitaine qui a la clé ! " Tans pis, on monte ", fit comprendre par gestes Fandorine. Son visage scintillait de gouttes d'eau. 252 Gauche regarda autour de lui et eut un frisson : la nuit était striée par un rideau de pluie aux reflets d'acier, blanchie par les crêtes écumantes des vagues, déchirée par les éclairs. Sinistre ! Dans le fracas de leurs talons résonnant sur les marches de fonte, ils gravirent l'escalier, les yeux plissés sous les assauts de la pluie. Gauche ouvrait la marche. En cet instant, il était l'homme le plus important de l'énorme Léviathan, qui, confiant, était en train de conduire à sa perte sa carcasse longue de deux cents mètres. A la dernière marche, le policier glissa et se rattrapa de justesse à la main courante. Il se redressa, reprit son souffle. Voilà, il y était. Au-delà ne restaient plus que les cheminées crachotant des étincelles et les mâts, silhouettes à peine visibles dans l'obscurité. Près d'une porte blindée, Gauche leva un doigt en signe d'avertissement : doucement ! Mesure de précaution sans doute superflue, car la mer faisait un tel vacarme qu'on n'aurait de toute façon rien entendu à l'intérieur. - Ici est l'entrée au passerelle et poste de manouvres ! cria Fox. Sans invitation du capitaine, il est interdit d'entrer ! Gauche sortit son revolver de sa poche, leva le chien. Fandorine en fit autant. - Vous, taisez-vous ! lança à tout hasard le policier, désireux de mettre en garde le diplomate par trop entreprenant. C'est moi qui parle ! Oh, j'aurais mieux fait de ne pas vous écouter ! Sur quoi il poussa résolument la porte. Bon, ça commençait bien, la porte résistait. - Il s'est enfermé, constata Fandorine. Fox, donnez de la voix. 253 Le pilote tambourina contre la porte et cria : - Captain, it's me, Jeremy Fox ! Plea.se open ! We hâve an emergency ' ! De derrière la porte, parvint la voix assourdie de Reynier. - What happened, Jeremy 2 ? La porte resta fermée. Décontenancé, le pilote se tourna vers Fando-rine. Ce dernier indiqua le commissaire, puis appuya deux doigts sur sa tempe et mima le geste de presser la détente. Gauche ne comprit pas le sens de cette pantomime, mais Fox acquiesça et hurla à tue-tête : - The French cop shot himself3 \ Immédiatement la porte s'ouvrit en grand, et Gauche se fit un plaisir de présenter au capitaine sa physionomie certes mouillée mais bien vivante. Et, par la même occasion, le trou noir du canon de son Lefaucheux. Reynier poussa un cri et fit un bond en arrière comme s'il avait été atteint par une balle. Comme preuve, on ne faisait pas mieux : un homme à la conscience tranquille ne reculait pas comme ça devant la police, et Gauche, sans plus aucune hésitation, saisit le marin par le col de sa veste de grosse toile enduite. - Je suis heureux que l'annonce de ma mort ait produit sur vous un tel effet, monsieur le rajah, déclara le commissaire d'une voix doucereuse, avant de lancer son fameux " Mains au-dessus des 1. Capitaine, c'est moi, Jeremy Fox ! Ouvrez, s'il vous plaît ! Nous avons une urgence ! 2. Que se passe-t-il, Jeremy ? 3. Le policier français s'est tiré une balle dans la tête ! 254 oreilles ! Vous êtes en état d'arrestation ! ", célèbre dans tout Paris. Généralement, à ces mots, les coupe-jarrets les plus farouches s'évanouissaient. La barre s'immobilisa entre les mains du timonier à demi retourné. Puis l'homme leva également les mains, et la roue partit légèrement sur la droite. - Tiens ta barre, crétin ! brailla Gauche. Eh, toi ! ajouta-t-il en pointant du doigt un des deux matelots de quart. File chercher le premier lieutenant, qu'il prenne le commandement du navire. En attendant, Fox, faites le nécessaire. Et plus vite que ça, bon Dieu ! Envoyez un ordre à la salle des machines : " Arrière toute " ou " Stoppez les machines ", ce que vous voulez, mais ne restez pas là planté comme une bûche !