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D'une boîte à chapeau, Eraste Pétrovitch sortit un turban de brocart blanc orné d'une pierre verte de taille colossale, le tourna dans un sens et dans l'autre, de telle manière que les facettes se mirent à étinceler de reflets éblouissants.
Anissi eut un claquement de lèvres admiratif : ce turban était effectivement une pure merveille.
- Et où trouverons-nous Zoukhra ? demanda-t-il. Et le secrétaire, ce... Tarik-bey, qui jouera son rôle ?
Le chef regarda son assistant avec un air de reproche, à moins que ce ne fût de commisération, et brusquement Anissi comprit.
- Impossible ! cria-t-il. Pitié, Eraste Pétrovitch ! Moi, faire un Indien ! Pour rien au monde, tuez-moi plutôt !
- Vous, Tioulpanov, vous allez sûrement accepter, dit Fandorine avec un soupir. C'est avec Massa que je vais avoir du fil à retordre. Je doute que le rôle de la vieille nourrice soit à son goût...
Le soir du 18 février, le Tout-Moscou se retrouva donc à l'Assemblée de la noblesse. C'était une période gaie et insouciante, la semaine du carnaval. Dans la ville éprouvée par un long hiver, on festoyait presque quotidiennement mais, ce jour-là, les organisateurs avaient particulièrement bien fait les choses. L'escalier blanc de neige était décoré de fleurs sur toute sa hauteur, des laquais poudrés en pourpoint couleur pistache se précipitaient pour attraper à la volée les manteaux, étoles et capes de fourrure jetés d'un geste négligent, de la salle de bal parvenaient les sons enchanteurs d'une mazurka et dans la salle à manger, où l'on dressait les tables pour le banquet, le cristal et l'argenterie
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faisaient entendre des cliquetis qui mettaient l'eau à la bouche.
Le maître de Moscou, le prince Vladimir Andréié-vitch, tenait le rôle du maître de maison. Tiré à quatre épingles et la mine florissante, il savait se montrer cordial avec les messieurs et galant avec les dames. Toutefois, ce soir-là, dans la salle de marbre, le centre d'attraction n'était pas le général gouverneur mais son hôte indien.
Akhmad-khan avait d'emblée charmé tout le monde, en particulier les demoiselles et les dames. Tranchant avec son frac noir et sa cravate blanche, sa tête de nabab était couronnée d'un turban blanc orné d'une gigantesque émeraude. Sa barbe noire comme du jais de prince oriental était coupée à la dernière mode de Paris, ses sourcils formaient deux arcs brisés, mais le plus impressionnant était ses yeux bleu clair qui contrastaient avec son visage basané (tout le monde savait déjà que la mère de Son Altesse était française).
Près de lui, quelque peu en retrait, se tenait timidement le secrétaire du prince, lequel attirait également sur lui une certaine attention. Si Tarik-bey n'était pas aussi joli ni bien fait que son maître, en revanche, contrairement à Akhmad-khan, il était venu au bal en authentique costume oriental : cafetan orné de broderies, pantalon bouffant blanc et mules dorées à bout recourbé. Il était cependant dommage que le secrétaire ne parlât aucune langue civilisée. Lorsqu'on s'adressait à lui ou qu'on lui posait une question, il se limitait à poser la main sur son cour ou sur son front en s'inclinant bien bas.
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Bref, ces deux Indiens étaient absolument charmants.
Anissi, qui jusque-là n'avait guère joui de l'attention du beau sexe, était médusé de voir autour de lui un tel parterre de jolies fleurs. Les demoiselles gazouillaient, détaillant sa mise sans aucune gêne, et l'une d'entre elles, l'adorable princesse Sofiko Tchkhartichvili, qualifia même Tioulpanov de " mignon petit nègre ". Le mot " pauvret " revenait également souvent, ce qui faisait affreusement rougir Anissi (grâce à Dieu, sous le brou de noix, cela ne se voyait pas).
Mais pour que l'on comprenne l'histoire du brou de noix et du " pauvret ", il convient de revenir quelques heures en arrière, alors qu'Akhmad-khan et son fidèle secrétaire se préparaient à leur première sortie dans le monde.
Eraste Pétrovitch, sa barbe noire déjà posée mais encore en robe de chambre, grima lui-même Anissi. Il prit d'abord une fiole contenant un liquide chocolat. Il expliqua qu'il s'agissait d'une liqueur à base de noix du Brésil. Il lui enduisit le visage, les oreilles et les paupières du liquide épais et odorant. Puis il lui colla une barbe, qu'il arracha. Il lui en accrocha une autre, un genre de barbichette, qu'il écarta également.
- Non, décidément, Tioulpanov, le style musulman ne vous réussit pas, constata le chef. Je me suis un peu p-précipité en parlant de Tarik-bey. J'aurais mieux fait de vous présenter comme hindou. Un Chandragupta quelconque.
- Et si on me mettait simplement une moustache, et pas de barbe ? demanda Anissi, qui rêvait
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depuis longtemps de belles bacchantes à la place des poils ridicules qui lui poussaient en touffes au-dessus de la lèvre.
- Ce serait contraire à l'usage. Au regard de l'étiquette orientale, cela paraîtrait bien trop recherché pour un secrétaire.
Fandorine tourna la tête d'Anissi vers la droite puis la gauche et déclara :
- Je ne vois pas d'autre solution que de faire de vous un eunuque.
Il ajouta de la pommade jaune, l'étala sur les joues et sous le menton, afin de " ramollir la peau et de la friper ". Il examina le résultat et, cette fois, fut satisfait :
- Un authentique eunuque. Parfait.
Mais les épreuves de Tioulpanov n'étaient pas pour autant terminées.
- Et puisque vous êtes musulman, on supprime les cheveux, décréta le conseiller aulique.
Anissi, terrassé à l'idée d'être transformé en eunuque, se soumit sans broncher à la torture suivante. Ce fut Massa qui lui rasa la tête, avec habileté, au moyen d'une dague japonaise aiguisée comme un rasoir. Après avoir enduit de sa cochonnerie marron le crâne nu d'Anissi, Eraste Pétrovitch déclara :
- Cela brille comme un b-boulet de canon.
Il se livra à quelque nouveau maléfice sur ses sourcils. En revanche, il ne trouva rien à redire à ses yeux : marron, légèrement bridés, juste ce qu'il fallait.
Il lui fit revêtir de larges pantalons de soie, une sorte de caraco à ramages puis un cafetan. Enfin, sur son crâne chauve et ses maudites oreilles, il enfonça un turban.
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Lentement, les jambes raides, Anissi s'approcha du miroir, s'attendant à une vision monstrueuse. Or il fut heureusement surpris : au milieu du cadre de bronze, le regardait un pittoresque maure. Plus un seul bouton ; disparues, les oreilles en feuilles de chou. Dommage qu'il ne soit pas possible de rester toujours comme ça pour se balader dans Moscou.
- Terminé, annonça Fandorine. Il ne vous reste plus qu'à vous enduire les mains et le cou de liqueur de noix. Et les chevilles également, n'oubliez pas que vous portez des mules.
Faute d'habitude, ces chaussures en maroquin doré, qu'Eraste Pétrovitch appelait vulgairement des mules, étaient source de bien des soucis. C'était à cause d'elles qu'Anissi restait figé comme une statue alors que le bal battait son plein. Il craignait d'en perdre une au premier pas, comme cela avait été le cas dans l'escalier. Quand la jolie petite Géorgienne demanda en français à Tarik-bey si celui-ci accepterait de faire un tour de valse avec elle, Anissi fut pris de panique et, au lieu de rester muet et de répondre par un profond salut à l'orientale, conformément aux instructions, il laissa bêtement échapper à voix basse :
- Non', merci, jio né dan'se pas.
Grâce à Dieu, les autres jeunes filles n'avaient apparemment pas compris son balbutiement, sans quoi la situation se serait compliquée, Tarik-bey étant censé ne comprendre aucun langage civilisé.
Anissi, inquiet, se tourna vers le chef. Depuis plusieurs minutes déjà, ce dernier conversait avec un dangereux invité, l'indianiste britannique lord Mar-vell, un assommant gentleman portant des lunettes à verres épais. Un peu plus tôt, en haut de l'escalier,
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alors qu'Akhmad-khan échangeait force saluts avec le général gouverneur, celui-ci, l'air troublé, avait chuchoté (Anissi n'avait distingué que des bribes) : " Que diable avait-il besoin de venir... ? Un indianiste, comme par un fait exprès... On ne peut tout de même pas mettre à la porte un baronet... Et s'il vous démasquait ? "
Cependant, à en juger par la sérénité apparente de la discussion entre le prince et le baronet, Fandorine n'était pas menacé. Bien qu'il ne connût pas l'anglais, Anissi entendit répéter à plusieurs reprises "Gladstone" et " Her Britannic Majesty". Quand, après s'être mouché bruyamment dans un mouchoir à carreaux, l'indianiste se fut éloigné, le prince, impérieux - d'un geste bref de sa main bistrée, couverte de bagues -, fit signe à son secrétaire d'approcher. Il lui dit entre ses dents :
- Reprenez-vous, Tioulpanov. Et soyez un peu plus aimable avec elle, ne lui faites pas une tête pareille. Mais ne tombez pas non plus dans l'excès inverse.
- Un peu plus aimable avec qui ? murmura Anissi, étonné.
- Eh bien, voyons, avec cette petite Géorgienne. C'est elle, ne voyez-vous pas ? Elle, la voltigeuse.
Tioulpanov se retourna et manqua défaillir. Tout juste ! Comment avait-il pu ne pas comprendre immédiatement ! Certes, la demoiselle de la loterie avait troqué sa peau blanche pour un teint olivâtre, au lieu d'être dorés ses cheveux étaient noirs et séparés en deux tresses, la ligne de ses sourcils s'étirait vers les tempes et, sur sa joue, était mystérieusement apparu un grain de beauté. Mais c'était elle, et bien elle ! Et la petite flamme qui brillait dans ses
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yeux était exactement la même que celle qui était apparue à travers son pince-nez alors que, juchée sur le rebord de la fenêtre, elle s'apprêtait à sauter dans le vide.
Le piège avait marché ! Le coq de bruyère tournait autour de la fausse poule !
" Doucement, Anissi, doucement, prends garde d'effaroucher le gibier. "
II appliqua la main sur son front puis sur son cour et, avec une solennité tout orientale, il s'inclina devant l'enchanteresse au regard étoile.
Amour platonique
N'était-ce pas un charlatan ? Voilà ce qu'il fallait vérifier en priorité. Il n'aurait plus manqué qu'il tombe sur un collègue en tournée, venu lui aussi plumer les oies grasses de Moscou. Le rajah indien, l'émeraude " Chah-Sultan ", tout ce rahat-loukoum sentait un peu trop l'opérette.
Il vérifia donc. Résultat : Son Altesse bengalie avait l'air de tout sauf d'un aventurier. Premièrement, on voyait tout de suite qu'il était de sang royal : par sa prestance, ses manières, cette bienveillance mêlée d'indolence qui habitait son regard. Deuxièmement, avec " lord Marvell ", indianiste de renom si opportunément de passage à Moscou, Akhmad-khan avait engagé une discussion d'une telle hauteur sur la politique intérieure et les croyances religieuses de l'empire indien que Momus avait craint de se dévoiler. En réponse au prince, qui venait poliment de demander au distingué professeur ce qu'il pensait de la coutume du sati et de sa conformité avec l'esprit véritable de l'hindouisme, il avait dû faire dévier la conversation sur la santé de la reine Victoria, feindre un rhume subit et une
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crise d'éternuements, avant de battre en retraite définitivement.
Mais surtout, l'émeraude brillait d'un éclat si convaincant et si tentant que les derniers doutes de Momus avaient été balayés. Oter le merveilleux caillou vert du turban du noble Akhmad-khan, en tirer huit pierres de taille respectable qu'il fourguerait pour environ vingt-cinq mille roubles pièce, ça, ce serait une affaire !
Pendant ce temps, Mimi s'était occupée du secrétaire. A ce qu'elle disait, bien qu'eunuque, Tarik-bey n'avait pas les yeux dans sa poche quand il s'agissait de plonger dans le décolleté des dames et, de façon plus générale, il n'était, de toute évidence, pas insensible au beau sexe. Sur ce chapitre on pouvait faire confiance à Mimi, elle n'était pas du genre à se laisser berner. Et d'ailleurs, qu'est-ce qu'on connaissait aux eunuques ? Les désirs naturels demeuraient peut-être alors même que les capacités n'étaient plus là.
Le plan de cette nouvelle campagne, que dans son for intérieur Momus avait baptisée " bataille pour l'Emeraude ", s'était imposé de lui-même.
Le turban était en permanence sur la tête du rajah. Néanmoins, on pouvait supposer qu'il l'enlevait pour la nuit.
Où dormait le rajah ? Dans l'hôtel particulier de la Colline aux Moineaux. Autrement dit, c'était là-bas que devait aller Momus.
La maison du général gouverneur était réservée aux hôtes de marque. Au sommet de la colline, la vue sur Moscou était splendide et on était moins qu'ailleurs gêné par les curieux. Le fait que la maison fût située à l'écart était un bon point. Mais elle était
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par ailleurs gardée par un poste de gendarmes, et ça, c'était un mauvais point. Escalader la grille en pleine nuit pour ensuite décamper sous les coups de sifflet de la police, voilà qui manquait de classe et n'était guère le genre de Momus.
Ah, si seulement le secrétaire n'avait pas été eunuque, tout aurait été tellement plus simple ! Amoureuse et téméraire, la princesse géorgienne aurait rendu une visite nocturne à Tarik-bey et, une fois dans les lieux, elle aurait bien trouvé le moyen d'aller voir dans la chambre du rajah si par hasard l'émeraude n'en aurait pas assez de rester plantée sur son turban. La suite était une question strictement technique et, cette technique-là, Mimi la maîtrisait parfaitement.
Bien que purement théorique, le tour pris par ses pensées donna à Momus l'impression qu'un chat noir lui griffait le cour dans un grincement odieux. L'espace d'un instant, il se représenta Mimi dans les bras d'un beau gaillard à larges épaules et luxuriantes moustaches, qui, bien loin d'être un eunuque, était plutôt le contraire. Et cette image déplut à Momus. C'était absurde, bien sûr, bêtement sentimental, mais n'empêche qu'il comprit alors qu'il n'aurait pas recouru à ce moyen, pourtant le plus simple et le plus naturel, quand bien même le secrétaire eût joui de capacités à la hauteur de ses désirs.
Stop ! Momus sauta du bureau sur lequel il était jusque-là assis en balançant ses jambes (cela l'aidait à réfléchir) et s'approcha de la fenêtre. Stop, stop, stop...
Un flot continu d'équipages s'écoulait le long de la rue de Tver, traîneaux et carrosses à roues cloutées
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pour la neige. Bientôt viendraient le printemps, la fonte des neiges, la boue, le grand carême mais, pour l'heure, brillait un soleil radieux, même s'il ne chauffait pas encore, et l'artère principale de Moscou était pimpante et joyeuse. Cela faisait maintenant quatre jours que Momus et Mimi avaient quitté le Métropole pour s'installer au Dresde. La suite était moins vaste mais possédait en revanche l'électricité et le téléphone. Il leur était devenu impossible de prolonger le séjour au Métropole. Sliounkov y faisait de fréquentes apparitions, et cela était dangereux. Ce type n'inspirait pas du tout confiance. Alors qu'il occupait un poste important, secret, pourrait-on dire, il jouait aux cartes de manière immodérée. Que se passerait-il si ce finaud de monsieur Fandorine ou qui que ce soit d'autre de la Direction l'attrapait par le pan de sa veste et le secouait sérieusement ? Non, mieux valait être trop prudent que pas assez.
Après tout, le Dresde était un hôtel charmant et bien tenu, situé face au palais du gouverneur, palais que, depuis l'histoire avec l'Anglais, Momus considérait un peu comme sa propre maison. Sa seule vue lui réchauffait le cour.
La veille, il avait croisé Sliounkov dans la rue. Il s'était volontairement approché tout près de lui, l'avait même effleuré de l'épaule : mais non, en ce gandin à cheveux longs et moustaches teintes, le gratte-papier n'avait pas reconnu le commerçant marseillais Antoine Bonifaciévitch Daru. Sliounkov avait marmonné " pardon " et s'était éloigné en trottinant, le dos courbé sous la neige fine qui s'était mise à tomber.
Stop, stop, stop, se répéta Momus. Et pourquoi ne pas tirer deux lièvres à la fois, comme d'habitude ?
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Telle était l'idée qui venait de s'imposer à son esprit. C'est-à-dire, pour être plus précis, tirer sur le lièvre de l'autre, sans mettre le sien en danger. Ou, en d'autres termes, avoir le beurre et l'argent du beurre. Non, il serait encore plus exact de dire : garder son innocence et rafler le magot.
Mais oui, ça pouvait très bien marcher ! D'ailleurs, les choses se présentaient au mieux. Mimi avait dit que Tarik-bey comprenait un peu le français. " Un peu ", c'était tout juste ce qu'il fallait.
A partir de cet instant, l'opération changea de nom. Désormais elle s'appellerait " amour platonique ".
On savait par les journaux que Son Altesse indienne aimait à se promener le long des remparts du couvent des Vierges, où avaient lieu des attractions hivernales. Patinoire, montagnes russes et spectacles forains : de quoi étonner un hôte étranger.
Comme on l'a déjà dit, c'était une vraie journée de carnaval : radieuse, avec un petit froid sec. C'est pourquoi, se promenant depuis bientôt une heure autour de l'étang gelé, Momus et Mimi étaient passablement transis. Pour Mimi, ça allait encore. Jouant le rôle d'une princesse, elle portait un manteau de vair, une toque de martre et un manchon, si bien que seules ses joues étaient rougies par le froid, mais Momus, lui, grelottait jusqu'à la moelle des os. Pour le bien de la cause, il s'était habillé en vieille duègne caucasienne : il s'était collé d'épais sourcils partant de la racine du nez ; sur sa lèvre supérieure, il avait volontairement laissé quelques poils, qu'il avait teints en noir, et s'était planté sur le nez un
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appendice qui faisait penser au beaupré d'une frégate. Le fichu, sous lequel pendaient de fausses nattes grisonnantes, la veste sans manches en poil de lapin qu'il portait par-dessus un long manteau en laine de castor laissaient passer le froid et, dans ses chaussures de feutre, ses pieds étaient gelés. Et ce diable de rajah ne se montrait toujours pas. Pour distraire Mimi et tromper son ennui, il psalmodiait de temps à autre d'une voix de contralto teintée d'un fort accent géorgien " Sofiko, mon oiseau chéri, ta vieille nounou est toute transie " et autres choses du même genre. Mimi pouffait de rire, frappait le sol avec ses pieds gelés dans leurs bottes vermeilles.
Enfin, Son Altesse daigna arriver. Momus remarqua de loin le traîneau couvert, tendu de velours bleu. Devant, à côté du cocher, était assis un gendarme en capote et casque à plumes.
Emmitouflé dans un long manteau de zibeline et coiffé de son haut turban blanc, le prince se promenait tranquillement le long de la patinoire et observait d'un oil curieux ces divertissements de Nordiques. Derrière Son Altesse, trottinait une petite silhouette trapue, revêtue d'une pelisse de mouton descendant jusqu'aux pieds, d'un bonnet à longs poils et d'un voile : la fidèle nourrice Zoukhra, sans doute. Le secrétaire Tarik-bey, en manteau de gros drap sous lequel apparaissaient ses larges pantalons blancs, était continuellement à la traîne, s'arrêtant tantôt pour admirer un tsigane montreur d'ours, tantôt devant un vendeur de sbitène, une infusion à base de miel et d'épices. Derrière, en guise de garde d'honneur, suivait un imposant gendarme à moustache
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grise. Celui-là tombait bien : qu'il regarde attentivement ses futures visiteuses du soir.
Le public manifestait le plus grand intérêt envers cette pittoresque procession. Les gens les plus simples, bouche bée et yeux écarquillés, regardaient le drôle d'étranger, pointaient du doigt son turban, l'émeraude, le visage impénétrable de la vieille nourrice. Les gens distingués, s'ils faisaient preuve de plus de tact, ne se montraient pas moins curieux Ayant attendu que les Moscovites, rassasiés de ia vue des " Indiens ", retournent à leurs divertissements précédents, Momus poussa légèrement du coude Mimi : le moment était venu.
Ils se dirigèrent à leur rencontre. Mimi fit une légère révérence au prince, lequel répondit par un affable hochement de tête. Elle gratifia le secrétaire d'un sourire radieux et laissa tomber son manchon. L'eunuque, comme prévu, se précipita pour le ramasser, Mimi s'accroupit au même moment et, de manière fort charmante, son front heurta celui de l'Asiate. Après ce petit incident bien innocent, la procession s'allongea tout naturellement : dans une solitude impériale, le prince continuait de marcher en tête, suivaient le secrétaire et la princesse, puis les deux vieilles Orientales ; enfin, le nez rouge et reniflant sans cesse, le gendarme fermait la marche.
La princesse jacassait en français et glissait constamment, ce qui lui donnait à chaque fois l'occasion de saisir la main du secrétaire. Momus essaya de lier amitié avec la respectable Zoukhra et entreprit de lui manifester sa sympathie par gestes et onomatopées. En fin de compte, elles avaient beaucoup de choses en commun : vieilles toutes les deux, elles avaient l'expérience de la vie et avaient élevé
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les enfants des autres. Or Zoukhra se révéla être une vraie furie. Refusant tout rapprochement, elle se contentait d'émettre des gloussements courroucés de sous son voile et, en plus, la garce, elle agitait ses petits doigts courts, façon de dire : va-t'en, je n'ai besoin de personne. En un mot, une sauvage.
Du côté de Mimi et de l'eunuque, en revanche, tout allait pour le mieux. Après avoir attendu que l'Asiate se relâche et se décide enfin à offrir à la demoiselle un appui permanent sous la forme de son bras plié, Momus considéra que cela suffisait pour une première fois. Il rejoignit sa protégée et prononça d'une voix chantante et sévère à la fois :
- Sofiko-o, ma petite colombe, il est temps de rentrer boire le thé et manger les galettes.
Le lendemain, " Sofiko " était déjà en train d'apprendre à Tarik-bey à faire du patin à glace (exercice pour lequel le secrétaire manifestait des prédispositions exceptionnelles). Plus généralement, l'eunuque se montrait très conciliant : lorsque Mimi l'entraîna derrière un sapin et comme par inadvertance approcha ses lèvres charnues de son nez brun, loin de faire un bond en arrière, il y plaqua docilement un baiser sonore. Plus tard, elle raconta :
- Tu sais, mon petit Momus, il me fait vraiment de la peine. Quand je l'ai pris par le cou, il était tout tremblant, le pauvret. C'est tout de même cruel de mutiler les gens de cette façon.
- Courroux est vain sans forte main, répondit avec désinvolture l'insensible Momus.
Il fut décidé que l'opération aurait lieu dans la nuit du lendemain.
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Dans la journée, tout alla comme sur des roulettes : follement amoureuse, la princesse égarée par la passion promit à son adorateur platonique de lui rendre visite la nuit même. Elle n'hésita pas à en rajouter sur la noblesse des sentiments et la communion des cours aimants au sens le plus élevé, sans turpitude ni vulgarité. S'il est difficile de savoir ce que l'Asiate comprit exactement à ce discours, il est en revanche évident que la perspective de cette visite le réjouit. Il expliqua dans son français approximatif qu'à minuit tapant il ouvrirait la petite porte du jardin. " Seulement, je viendrai avec ma gouvernante, prévint Mimi. Sinon, je vous connais, vous, les hommes. "
A ces derniers mots, Tarik-bey prit un air profondément attristé et poussa un soupir plein d'amertume. Mimi faillit en verser des larmes de compassion.
La nuit du samedi au dimanche était étoilée, l'idéal pour une aventure platonique au clair de lune. Arrivé au portail de la maison de plaisance du gouverneur, Momus renvoya le cocher et observa les alentours. Devant, au-delà de l'hôtel particulier, une pente raide descendait jusqu'à la Moskova ; derrière, se trouvait la sapinière du parc aux Moineaux ; à droite et à gauche, se profilaient les silhouettes sombres des riches villas. Plus tard, il faudrait repartir à pied : traverser le jardin d'Acclimatation pour rejoindre le premier faubourg. Là, sur la route de Kalouga, se trouvait une auberge où l'on pouvait prendre une troïka à toute heure du jour et de la nuit. Ah, filer dans la nuit au son des grelots !
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Qu'importé s'il avait froid, l'émeraude lui réchaufferait la poitrine.
Ils frappèrent le nombre convenu de coups à la porte du jardin, qui s'ouvrit aussitôt. Visiblement, l'impatient secrétaire était déjà là à attendre depuis un certain temps. Il fit un profond salut et, d'un geste, les invita à le suivre. Ils traversèrent le jardin enneigé et rejoignirent le perron. Dans le vestibule, trois gendarmes étaient en faction : ils buvaient du thé accompagné de craquelins. Ils jetèrent un regard curieux au secrétaire et à ses hôtes nocturnes ; un maréchal des logis à moustaches grisonnantes poussa un petit cri et secoua la tête, mais ne dit rien. Après tout, qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire ?
Dans le couloir sombre, Tarik-bey posa un doigt sur sa bouche et indiqua un endroit situé au-dessus, puis il pressa ses deux mains jointes contre sa joue et ferma les yeux. Ah, ah, Son Altesse dormait donc déjà, parfait.
Dans le salon brûlait une bougie et flottait une odeur de parfum oriental. Le secrétaire fit asseoir la duègne dans un fauteuil, approcha une coupe remplie de fruits et de douceurs, s'inclina plusieurs fois et marmonna des paroles incompréhensibles, mais, en gros, on pouvait deviner le sens de la requête.
- Ah, les enfants, les enfants, chantonna Momus d'un ton bienveillant en montrant le doigt. Mais on ne fait pas de bêtises.
Se prenant par la main, les amoureux disparurent derrière la porte qui menait à la chambre du secrétaire, afin de s'abandonner à la passion sublime et platonique. " II va complètement la couvrir de bave, cette espèce de hongre indien ", se dit Momus en
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grimaçant. Puis il resta assis le temps que l'eunuque soit suffisamment enflammé. Il mangea une poire juteuse à souhait, goûta le halva. Bien, il était maintenant temps d'y aller.
On pouvait supposer que les appartements seigneuriaux étaient là-bas, derrière la porte blanche ornée de moulures. Momus s'avança dans le couloir, plissa les yeux et s'immobilisa une minute, le temps que ses yeux s'habituent à l'obscurité. Dès que ce fut le cas, en revanche, il s'élança à pas rapides et feutrés.
Il entrouvrit une porte : le salon de musique. Une autre : la salle à manger. Une troisième : toujours pas ce qu'il cherchait.
Il se souvint que Tarik-bey avait pointé le doigt vers le haut. Moralité, il fallait monter à l'étage.
Il traversa furtivement le vestibule, gravit à toute vitesse mais sans bruit l'escalier recouvert d'un tapis : les gendarmes ne se retournèrent pas. De nouveau un long couloir, de nouveau toute une série de portes.
La troisième sur la gauche se révéla être la chambre à coucher. La lune brillait à travers la fenêtre, si bien que Momus n'eut aucun mal à distinguer le lit, la silhouette immobile sous la couverture et... hourra ! le monticule blanc sur la table de nuit. La lueur de la lune effleura le turban, et la pierre projeta dans les yeux de Momus un rayon scintillant.
Avançant sur la pointe des pieds, Momus s'approcha du lit. Akhmad-khan dormait sur le dos, le visage dissimulé par l'extrémité de la couverture ; seuls apparaissaient ses cheveux noirs coupés en brosse.
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- Dodo, l'enfant do, murmura tendrement Momus en déposant un valet de pique sur le ventre de Son Altesse.
Il tendit la main avec précaution vers la pierre. Alors qu'il atteignait la surface lisse, infiniment douce de l'émeraude, une main aux doigts courts, étrangement familière, surgit soudain de la couverture et le saisit par le poignet.
Poussant un cri de surprise, il fit un mouvement pour se dégager, mais en vain : la main le tenait dans un étau. Emergeant de sous la couverture et le regardant fixement, apparut la physionomie aux joues rondes et aux yeux bridés du valet de chambre de Fandorine.
- Je rêvais depuis longtemps de cette rencontre, monsieur Momus, entendit-il prononcer dans son dos, d'une voix douce et moqueuse. Eraste Pétro-vitch Fandorine, pour vous servir.
Aux abois, Momus se retourna et, dans un coin obscur de la pièce, il distingua le haut dossier d'un voltaire et un homme assis les jambes croisées.
Le chef s'amuse
Dzzzzzz!
De loin, très loin, le tintement strident et irréel de la sonnette électrique parvint à la conscience liquéfiée d'Anissi. Il se demanda même pendant un instant quel était ce phénomène qui soudain venait compléter le tableau déjà incroyablement enrichi de ce monde. Mais un chuchotement inquiet dans l'obscurité ramena à lui le bienheureux agent :
- On sonne ! Qu'est-ce que c'est ?'
Anissi eut un sursaut, d'un coup tout lui revint à l'esprit, et il s'arracha à l'étreinte à la fois douce et étonnamment tenace.
" Le signal convenu ! La souricière s'est refermée ! " Oh, comme c'était mal ! Comment pouvait-on manquer ainsi à son devoir ! "
- Pardon', bredouilla-t-il, je révien' tout dé souite.
Il tâtonna dans l'obscurité pour trouver son cafetan et ses chaussures, et s'élança vers la porte, sans se retourner au son de la voix insistante qui n'arrêtait pas de poser des questions.
1. En français dans le texte.
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Sitôt dans le couloir, il ferma la porte à double tour. Voilà, comme ça elle ne risquait plus de s'envoler. Cette pièce avait une particularité : ses fenêtres étaient pourvues de barreaux d'acier. Le grincement de la clé dans la serrure lui déchira le cour, mais le devoir était le devoir.
Anissi s'éloigna résolument en traînant ses babouches le long du couloir. Sur le palier du premier étage, la lune, qui pénétrait par la fenêtre du couloir, éclaira brusquement une silhouette blanche se pressant à sa rencontre. Un miroir !
L'espace d'un court instant, Tioulpanov s'immobilisa, essayant de distinguer son visage dans le noir. Non, ce ne pouvait pas être lui, Anissi, fils d'un diacre et frère d'une simple d'esprit ! A en juger par l'éclat du bonheur qui se reflétait dans ses yeux (d'ailleurs, c'était tout ce qu'on voyait), ce ne pouvait être que quelqu'un d'autre, un homme inconnu d'Anissi.
Ouvrant la porte de la chambre d'" Akhmad-khan ", il entendit la voix d'Eraste Pétrovitch :
- ... vous devrez payer pour toutes vos frasques, monsieur le plaisantin. Pour les chevaux du banquier Poliakov, pour la " rivière d'or " du marchand Patrikéiev, pour le lord anglais et pour la loterie. Egalement pour votre conduite scandaleuse à mon égard et pour m'avoir obligé depuis cinq jours à m'enduire de brou de noix et à porter un stupide turban.
Tioulpanov savait déjà une chose : le fait que le conseiller aulique cessât de bégayer était mauvais signe. De deux choses l'une : soit monsieur Fando-rine se trouvait dans un état d'extrême tension, soit
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il était dans une colère noire. Pour l'heure, il s'agissait à l'évidence de la seconde hypothèse.
Dans la chambre, le tableau se présentait de la manière suivante : la vieille Géorgienne était assise par terre à côté du lit, son nez monumental bizarrement déplacé. Derrière, fronçant ses rares sourcils d'un air féroce et ses mains appuyées sur les hanches en une posture guerrière, se tenait Massa, vêtu d'une longue chemise de nuit. Eraste Pétrovitch quant à lui était dans un coin de la pièce, assis dans un fauteuil dont il tapotait l'accoudoir avec un cigare éteint. Son visage était impassible, sa voix faussement nonchalante, mais on y percevait une telle rage contenue qu'Anissi en frissonna.
Se tournant vers son assistant, le chef demanda :
- Alors ? L'oisillon ?
- Dans la cage, annonça crânement Tioulpanov en brandissant la clé à double panneton.
La " duègne " regarda la main triomphalement levée de l'agent et secoua la tête d'un air sceptique.
- Ah, ah, monsieur l'eunuque, tonna la vieille femme au nez tordu, d'une voix de baryton si sonore et si puissante qu'Anissi en tressaillit. La tête chauve vous va très bien.
Sur quoi, l'infâme mégère tira une large langue rouge.
- Et, quant à vous, c'est la tenue de femme qui vous va parfaitement, rétorqua Anissi, mortifié, en portant instinctivement la main à son crâne nu.
- B-bravo, dit Fandorine, appréciant l'esprit de repartie de son assistant. Et vous, monsieur le Valet, je vous conseillerais de ne pas jouer les matamores. Vous êtes en mauvaise posture car, cette fois, vous avez été pris la main dans le sac.
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L'avant-veille, quand la " princesse Tchkhar-tichvili " était apparue à la promenade en compagnie de sa duègne, Anissi avait manifesté son trouble :
" Vous disiez, chef, qu'ils n'étaient que deux, le Valet de Pique et la fille, or maintenant voilà qu'il y a aussi cette vieille femme.
- Vieille femme vous-même, Tioulpanov, avait murmuré le " prince " entre ses dents, tout en saluant cérémonieusement une dame venant d'en face. C'est lui, voyons, notre Momus. Un virtuose du déguisement, on ne peut pas dire le contraire. Sinon que ses pieds sont un peu grands pour une femme et son regard beaucoup trop dur. Mais c'est bien lui, mon cher. Lui et personne d'autre.
- On l'arrête ? avait discrètement demandé Anissi, tout émoustillé, en faisant mine d'enlever de la neige sur l'épaule de son maître.
- Sous quel prétexte ? D'accord, la fille était à la loterie, et des témoins peuvent le confirmer. Mais lui, personne ne connaît son visage. Pour quel motif l'arrêter ? Parce qu'il se déguise en vieille femme ? Non, je l'ai suffisamment attendu pour vouloir agir dans les règles de l'art. Je le prendrai sur le fait, la main dans le sac. "
Pour être franc, Tioulpanov avait alors pensé que le conseiller aulique jouait un peu trop au plus malin. Mais, comme toujours, Fandorine avait eu raison : le coq de bruyère était tombé dans le panneau et avait été pris dans les règles de l'art. Désormais il ne pouvait plus nier.
Eraste Pétrovitch craqua une allumette, alluma son cigare, puis dit d'un ton sec et impitoyable :
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- Votre principale erreur, cher monsieur, est de vous être permis de faire des blagues à des gens qui ne pardonnent pas qu'on se paye leur tête.
Dans la mesure où le prévenu se taisait et semblait ne s'intéresser qu'à son nez, qu'il essayait de remettre en place, Fandorine jugea nécessaire de préciser :
- Je veux parler, d'abord, du prince Dolgoroukoï, ensuite, de moi-même. Jamais personne n'avait encore osé se railler de ma vie personnelle avec une telle impudence. Et avec des conséquences aussi fâcheuses pour moi.
Le chef eut une grimace de souffrance. Anissi hochait la tête d'un air compatissant, se rappelant ce qu'avait enduré Eraste Pétrovitch jusqu'à ce que se présente l'occasion de quitter la rue Malaïa Nikitskaïa pour la Colline aux Moineaux.
- Cela étant, le coup était habilement monté, je ne le conteste pas, continua Fandorine après s'être ressaisi. Il va de soi que vous allez rendre les affaires de la comtesse, et sans délai de surcroît, avant même le début du procès. Je retirerai ma plainte sur ce point. Afin que le nom d'Ariadna Arkadievna n'ait pas à être cité dans l'enceinte d'un tribunal.
Le conseiller aulique resta un instant pensif, puis hocha la tête comme s'il venait de prendre une décision difficile et se tourna vers Anissi.
- Tioulpanov, si cela ne vous ennuie pas, j'aimerais ensuite que vous vérifiiez ces affaires d'après la liste établie par Ariadna Arkadievna et que... vous les expédiiez à Saint-Pétersbourg. L'adresse est : Fontanka, résidence du comte et de la comtesse Opraksine.
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Anissi se contenta de pousser un soupir, n'osant exprimer ses sentiments de façon plus directe. Mais Eraste Pétrovitch, visiblement furieux de la décision qu'il avait pourtant été le seul à prendre, se tourna de nouveau vers le prévenu :
- Eh bien, vous vous êtes passablement diverti à mes frais. Or, comme chacun sait, tout plaisir a son prix. Au cours des cinq prochaines années, que vous passerez au bagne, vous aurez tout loisir de tirer de la vie de précieux enseignements. A l'avenir, vous saurez avec qui plaisanter et comment le faire.
A son ton morne, Anissi comprit que le chef était au comble de la fureur.
- Permettez, cher Eraste Pétrovitch, prononça avec désinvolture la vieille Géorgienne (ou plutôt le vieux Géorgien) sans se départir de son inimitable accent. Merci de vous être présenté au moment de m'arrêter, sinon j'aurais continué à vous prendre pour un prince indien. Mais d'où vous viennent tout à coup, je vous le demande, ces cinq années de bagne ? Tenez, comparons nos calculs. Des chevaux, une rivière d'or, un lord, une loterie... je ne comprends rien à ces énigmes. En quoi tout cela me concerne-t-il ? Ensuite, de quelles affaires de comtesse voulez-vous parler ? Si elles appartiennent au comte Opraksine, comment se fait-il qu'elles se trouvent chez vous ? Est-ce à dire que vous vivez avec la femme d'un autre ? Ce n'est pas bien, cher monsieur. Quoique, bien sûr, cela ne me regarde pas. Mais si l'on m'accuse de quelque chose, j'exige d'être confronté avec les témoins ainsi que des preuves. Les preuves, surtout, sont absolument nécessaires.
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Face à un tel culot, Anissi poussa un ah ! et se tourna d'un air inquiet vers le chef. Celui-ci eut un rire mauvais :
- Dans ce cas, j'aimerais savoir ce que vous faites ici. Dans cet étrange accoutrement et à cette heure indue.
- C'est vrai, je me suis conduit comme un imbécile, répondit le Valet avec un reniflement plaintif. Je me suis laissé tenter par l'émeraude. Cela étant, messieurs, cela s'appelle une provocation. Il n'y a qu'à voir les gendarmes qui sont en bas. Nous avons ici tout un complot monté par la police.
- Les gendarmes ne savent pas qui nous sommes, dit fièrement Anissi. Et ils ne font partie d'aucun complot. Pour eux, nous sommes des Asiates.
- Peu importe, répliqua le filou avec un geste négligent de la main. Voyez combien de serviteurs de l'Etat sont rassemblés ici. Et tous contre un malheureux et pauvre homme que vous avez sciemment induit en tentation. Au tribunal, n'importe quel bon avocat pourrait vous faire passer un sale quart d'heure dont vous vous souviendriez longtemps. D'autant que, si j'ai bien compris, votre caillou ne vaut pas un rotin. Un mois de prison, à tout casser. Or vous, Eraste Pétrovitch, vous parlez de cinq ans de bagne. Mes calculs sont plus justes.
- Et ce valet de pique posé sur le lit en présence de deux témoins ? interrogea le conseiller aulique en écrasant rageusement dans le cendrier son cigare à demi consumé.
- C'est vrai, ce n'est pas joli de ma part, reconnut le Valet en baissant la tête d'un air contrit. On peut dire que j'ai fait preuve de cynisme. Je voulais attirer les soupçons sur la bande des Valets de Pique.
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Tout Moscou ne parle que d'eux. En plus d'un mois sous les verrous, je serai condamné à faire pénitence. Mais ce n'est pas grave, je prierai pour le rachat de mes péchés.
Il se signa pieusement plusieurs fois et adressa un clin d'oil à Anissi.
Eraste Pétrovitch tira son menton en avant comme si son col l'étranglait, alors que sa vaste chemise blanche brodée de motifs orientaux était largement ouverte.
- Vous oubliez votre complice. On l'a bel et bien prise sur le fait, à la loterie. Je ne pense pas qu'elle accepterait d'aller en prison sans vous.
- C'est vrai, Mimi aime la compagnie, admit le prévenu. Seulement, je doute fort qu'elle reste tranquillement à attendre dans votre cage. Permettez-moi, monsieur l'eunuque, de jeter encore un coup d'oil à cette petite clé.
Anissi, après un regard au chef, serra plus fort la clé et la montra de loin au Valet.
- En effet, je ne me suis pas trompé, dit-il avec un hochement de tête. Une serrure antédiluvienne, genre " coffre de grand-mère ". Avec une épingle à cheveux, ma petite Mimi vous ouvre ça en une seconde.
Le conseiller aulique et son assistant s'élancèrent simultanément. Fandorine cria quelque chose à Massa en japonais : " Ne le quitte pas des yeux " ou quelque chose d'équivalent. Le Japonais saisit fermement le Valet par les épaules. Tioulpanov ne vit pas ce qui se passa ensuite, car il était déjà dans le couloir.
Ils dévalèrent l'escalier, traversèrent le vestibule en passant devant les gendarmes ébahis.
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Hélas, la porte de la chambre de " Tarik-bey " était grande ouverte. L'oiseau s'était envolé !
Gémissant comme en proie à une rage de dents, Eraste Pétrovitch se précipita dans le vestibule, Anissi sur ses talons.
- Où est-elle ? rugit le conseiller aulique, s'adressant au maréchal des logis.
Ce dernier resta bouche bée, ahuri d'entendre le prince indien s'exprimer tout à coup dans le russe le plus pur.
- Réponds et plus vite que ça ! cria Fandorine au soldat. Où est la fille ?
- C'est que... (A tout hasard, l'homme enfonça son casque sur sa tête et se mit au garde-à-vous.) Elle est sortie il y a environ cinq minutes. Elle a dit que la femme qui l'accompagnait restait encore un peu.
- Cinq minutes ! répéta nerveusement Eraste Pétrovitch. Tioulpanov, on part à sa poursuite ! Et vous, ouvrez l'oil !
Ils dévalèrent les marches du perron, traversèrent à toutes jambes le jardin et franchirent d'un bond le portail.
- Je vais à droite, vous à gauche ! ordonna le chef.
Anissi partit en clopinant. Une de ses babouches resta plantée dans la neige, et il dut continuer en sautant sur un pied. A l'extrémité de la grille, il vit devant lui le ruban blanc de la route, des arbres noirs et des bosquets. Pas âme qui vive. Tioulpanov se mit à tourner sur lui-même comme une poule à qui on vient de couper la tête. Où chercher ? Dans quelle direction courir ?
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En bas du ravin, sur la rive opposée du fleuve gelé, dans son énorme calice noir, s'étendait la ville gigantesque. On la voyait à peine ; seule, ça et là, une rue égrenait son chapelet de réverbères. Cependant, pour être noire, la nuit n'était pas vide, mais animée d'un souffle évident : en bas, dans le lointain, quelque chose respirait, soupirait, gémissait. Un coup de vent balaya une poussière blanche à ras du sol, et, sous son cafetan léger, Anissi sentit le froid qui le pénétrait jusqu'aux os.
Il fallait rentrer. Peut-être Eraste Pétrovitch avait-il eu plus de chance que lui.
Ils se retrouvèrent devant le portail. Le chef, hélas, revenait lui aussi bredouille.
Tremblant de froid, les deux " Indiens " coururent se réfugier dans la maison.
Curieusement, les gendarmes n'étaient plus à leur poste. Du premier étage, en revanche, parvenaient des bruits violents, des injures et des cris.
- Qu'est-ce que c'est que ce charivari ! s'exclama le chef.
Sans avoir eu le temps de reprendre leur souffle après leur course folle, Fandorine et Anissi se ruèrent dans l'escalier.
Dans la chambre, tout était sens dessus dessous. Les deux gendarmes étaient cramponnés aux épaules d'un Massa tout débraillé et glapissant de rage, tandis que, tout en essuyant sa bouche ensanglantée, le maréchal des logis pointait son revolver sur le Japonais.
- Où est-il ? demanda Eraste Pétrovitch en regardant de tous côtés.
- Qui ça ? répondit le maréchal des logis, éberlué, avant de cracher une dent.
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- Le Valet ! cria Anissi. Enfin, je veux dire la vieille femme !
Massa baragouina quelque chose dans son sabir, mais le gendarme à moustaches grises lui planta le canon de son arme dans le ventre :
- La ferme, mécréant! Eh bien voilà, votre. .. (Le soldat s'interrompit, ne sachant pas comment s'adresser à ce curieux chef.) Eh bien voilà, Votre Indianité : on est en bas, on ouvre les yeux, conformément aux ordres. Tout à coup, en haut, on entend crier la bonne femme. " Gardes, gardes, qu'elle crie, on m'assassine ! A l'aide ! " Nous, on monte. On regarde, et qu'est-ce qu'on voit ? Ce type avec ses yeux bridés avait renversé par terre la vieille femme qu'on avait vue plus tôt avec la demoiselle et il la tenait par le cou. Elle, la pauvre : " A l'aide, qu'elle crie. Cet affreux Chinois est entré subrepticement et s'est jeté sur moi ! " L'autre marmonne dans sa langue : " Om-om ! " C'est qu'il est costaud, le démon. Regardez, il m'a arraché une dent, et Terechenko, il lui a défoncé la pommette.
- Où est-elle, où est la vieille femme ? questionna le conseiller aulique en saisissant le maréchal des logis par les épaules, et avec force apparemment, car l'homme devint blanc comme un linge.
- Eh ben, elle est là, prononça-t-il d'une voix sifflante. Elle n'a pas pu s'envoler. Elle a pris peur et s'est tapie dans un coin. On va la trouver. Mais vous ne voudriez pas... Oh, vous me faites mal !
Eraste Pétrovitch et Anissi échangèrent un regard silencieux.
- On essaie à son tour de le rattraper ? demanda avec empressement Tioulpanov en enfonçant ses pieds dans ses babouches.
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- Non, nous avons assez couru comme cela et suffisamment amusé monsieur Momus, répondit le conseiller aulique d'une voix éteinte.
Il lâcha le gendarme, s'assit dans le fauteuil et laissa tomber ses bras de chaque côté dans un geste d'impuissance. Le visage du chef subit d'étranges modifications. Sur son front lisse apparut un pli transversal, les commissures de sa bouche s'affaissèrent progressivement, ses paupières se plissèrent. Puis ses épaules furent agitées de soubresauts, au point qu'Anissi craignit sérieusement de voir Eraste Pétrovitch éclater en sanglots.
C'est alors que Fandorine s'asséna une grande tape sur le genou et partit d'un rire silencieux, irrépressible et totalement inconsidéré.
La " Grande Opération "
Ayant ramassé le pan de sa robe, Momus partit à toutes jambes, longea la grille, passa devant des villas désertes et continua en direction de la chaussée de Kalouga. Il se retournait de temps à autre pour s'assurer qu'il n'était pas poursuivi, auquel cas il aurait plongé dans les buissons qui, le Seigneur en soit loué, poussaient en abondance de chaque côté du chemin.
Alors qu'il venait de dépasser une sapinière enneigée, une petite voix plaintive le héla :
- Momus, te voilà enfin ! Je suis complètement gelée.
De sous les larges branches d'un sapin, surgit Mimi, qui se frottait frileusement les mains. Soulagé, Momus se laissa choir sur le bas-côté et ramassa une poignée de neige, qu'il appliqua sur son front ruisselant de sueur. Son maudit nez avait définitivement glissé de côté. Momus arracha le faux appendice et le lança avec force sur une congère, où il s'enfouit.
- Ouf, dit-il. Il y a longtemps que je n'avais pas couru comme ça.
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Mimi, l'air coupable, s'assit à côté de lui et appuya la tête sur son épaule.
- Mon petit Momus, je dois t'avouer...
- Avouer quoi ? demanda-t-il, sur ses gardes.
- Ce n'est pas ma faute, parole d'honneur... C'est que... Enfin, bref, ce n'était pas un eunuque.
- Je le sais, grommela Momus. (Et, d'un geste rageur, il fit tomber les aiguilles de pin qui s'étaient accrochées à la manche de Mimi.) C'était notre cher monsieur Fandorine et son Leporello de la gendarmerie. Ils m'ont eu, et dans les grandes largeurs.
- Tu vas te venger ? demanda timidement Mimi, le regardant avec vénération.
Momus se frotta le menton.
- Qu'ils aillent au diable. Il faut quitter Moscou. Décamper d'ici au plus vite.
Mais la décision de déguerpir de cette ville si peu accueillante ne fut pas suivie d'effet car, le lendemain, dans l'esprit de Momus surgit un plan grandiose, qu'il baptisa sur-le-champ la " Grande Opération ".
Fruit d'un pur hasard, l'idée lui vint par un très étonnant concours de circonstances.
Donc, résolus à quitter Moscou, ils se replièrent en bon ordre, avec toutes les précautions possibles et imaginables. Au lever du jour, Momus fit un saut au marché aux puces, où il acheta tout un équipement pour une somme totale de trois roubles et soixante-treize kopecks et demi. Il débarrassa son visage de tout grimage, mit une casquette, une veste matelassée, des bottes et des galoches, se métamorphosant ainsi en un bourgeois des plus quelconques. Avec Mimi, les choses étaient plus compliquées car
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la police disposait de sa description physique. Après réflexion, il décida d'en faire un galopin. Avec sa chapka en mouton, sa courte pelisse crasseuse et ses énormes bottes de feutre, il était impossible de la différencier de ces gamins dégourdis qui hantaient la Soukharevka (gare à ses poches !).
D'ailleurs, Mimi était effectivement capable de faire les poches à ses semblables aussi bien qu'un authentique pickpocket. Une fois, à Samara, alors qu'ils étaient sur la paille, elle avait habilement fauché à un marchand sa montre de gousset. En tant que tel, l'oignon ne valait pas un clou, mais Momus savait que le bonhomme y tenait pour l'avoir héritée de son aïeul. Inconsolable, Tit Tititch offrit une récompense de mille roubles à qui lui rapporterait ce trésor de famille et remercia longuement le petit étudiant qui avait retrouvé la montre dans un fossé, le long de la route. Par la suite, avec ces mille roubles, Momus avait ouvert dans la paisible cité une apothicairerie chinoise et s'était fait pas mal d'argent en vendant aux marchands des herbes et racines miraculeuses contre toutes sortes de maladies.
Mais à quoi bon revenir sur les succès d'antan ? Ils fuyaient Moscou comme les Français en 1812 : en proie à un profond abattement. Momus supposait que les gares seraient surveillées et prit des mesures en conséquence.
Cependant, en premier lieu, afin d'amadouer le dangereux monsieur Fandorine, il expédia à Saint-Pétersbourg toutes les affaires de la comtesse Addi. Il est vrai qu'il ne put s'empêcher d'inscrire sur le bordereau d'expédition : " A la dame de pique, de la part du valet de pique ". Par la poste municipale, il
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renvoya rue Malaïa Nikitskaïa le chapelet de jade et les gravures rigolotes, mais là, il se garda bien d'ajouter quoi que ce soit.
Ayant décidé de ne pas se montrer dans un lieu jugé dangereux, il fit porter ses valises à la gare de Briansk afin qu'elles soient chargées sur le train du lendemain. Mimi et lui partirent à pied. Une fois passée la porte Dorogomilov, Momus avait l'intention de louer les services d'un cocher, de rejoindre en traîneau la première station de chemin de fer où, le lendemain matin, il récupérerait ses bagages.
L'humeur était à l'amertume, alors que, dans le même temps, Moscou fêtait le dimanche du Pardon, dernier jour d'une semaine grasse, pleine d'insouciance. Le lendemain, dès l'aube, commenceraient les prières et les dévotions, on ôterait aux réverbères leur globe de couleur, on démonterait les baraques bariolées des forains, le nombre d'individus ivres diminuerait considérablement. En attendant, pour une journée encore, les gens pouvaient faire la fête, boire et manger tout leur content.
Près du marché de Smolensk, une attraction consistait à descendre, dans des " diligences ", une énorme butte en bois, avec force rires, sifflets et hurlements. On vendait un peu partout des blinis chauds : à la tête de hareng, à la kacha, au miel, au caviar. Un prestidigitateur turc portant un fez rouge enfonçait des yatagans dans son énorme gueule aux dents blanches. Un saltimbanque marchait sur les mains et remuait les jambes de manière comique. Un type tout barbouillé de noir, au poitrail nu et au tablier de cuir, crachait des langues de feu.
Mimi tournait la tête de tous côtés : un vrai garnement prêt à jouer un mauvais tour. Se mettant dans
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la peau de son personnage, elle avait demandé qu'on lui achète une grande sucette rouge vif en forme de coq et, de sa petite langue rosé et pointue, elle léchait avec délectation l'ignoble friandise, alors qu'en temps ordinaire sa préférence allait au chocolat suisse, dont elle était capable d'engloutir jusqu'à cinq tablettes par jour.
Toutefois, sur la place bigarrée, on ne faisait pas que s'amuser et se goinfrer de crêpes. Devant la riche église Notre-Dame-de-Smolensk, des mendiants, assis en une longue file, s'inclinaient jusqu'à terre, demandaient aux chrétiens leur pardon et accordaient le leur. Pour les pauvres, c'était une journée importante et lucrative. Beaucoup leur apportaient des offrandes : qui une crêpe, qui une petite fiole de vodka, qui une pièce.
Sortant de l'église, un homme apparut sur le parvis. Pas lourd, pelisse d'hermine grande ouverte, tête chauve dénudée : une huile. Il fit plusieurs fois le signe de croix devant sa face boursouflée et cria d'une voix de stentor :
- Pardonne, peuple orthodoxe, si Samson Erop-kine est coupable de quoi que ce soit !
Les mendiants s'animèrent et répondirent dans un brouhaha discordant :
- Et toi, notre cher bienfaiteur, accorde-nous ton pardon !
Ils espéraient sans doute quelque aumône, mais aucun d'eux n'avança. Ils s'empressèrent de s'aligner sur deux rangs afin de libérer le passage vers la place, où un luxueux traîneau laqué et débordant de fourrures attendait le richard.
Momus s'arrêta pour regarder comment le gros joufflu allait s'y prendre pour gagner sa place au
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royaume des cieux. A sa sale tête, on voyait que c'était le pire rapace et suceur de sang que la terre eût connu, mais qu'en même temps il aspirait au paradis. Il pouvait être intéressant de savoir à combien il estimait le billet d'entrée.
Derrière le bienfaiteur pansu, le dépassant d'une tête et demie, avançait un grand costaud à barbe noire et à la mine de bourreau. Enroulé autour de son bras droit, le gaillard avait un long fouet à lanière de cuir, tandis que, dans la main gauche, il tenait une bourse de toile. De temps à autre, le maître se tournait vers son larbin, puisait dans la bourse de la monnaie, qu'il distribuait aux mendiants : une petite pièce à chacun. Lorsqu'un vieux cul-de-jatte, trop impatient pour attendre son tour, s'avança pour demander l'aumône, le barbu se mit à beugler, déroula son fouet en un éclair et, de l'extrémité de la lanière, frappa la tête chenue du malheureux grand-père, qui ne put que pousser un cri de douleur.
Quant à l'homme au manteau d'hermine, à chaque fois qu'il mettait une pièce dans une main tendue, il ajoutait ces paroles :
- Ce n'est pas pour vous, ce n'est pas pour vous, bande d'ivrognes, mais pour Notre Seigneur tout-puissant et miséricordieux, afin qu'il pardonne ses péchés à Son humble serviteur Samson.
Une observation plus attentive permit à Momus de satisfaire sa curiosité ; comme on pouvait s'y attendre, pour échapper au feu de l'enfer l'affreux personnage ne payait pas cher : un kopeck de cuivre par mendiant.
- Apparemment, les péchés de l'humble serviteur Samson ne sont pas si grands, marmonna tout haut Momus, s'apprêtant à continuer son chemin.
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Une voix rauque et avinée résonna alors à son oreille :
- Oh si, mon gars, qu'ils sont grands. T'es donc pas de Moscou que tu connais pas Eropkine ?
A côté se tenait un loqueteux squelettique au visage terreux parcouru de tics nerveux. Le pauvre bougre puait l'alcool frelaté, et son regard, rivé sur le parcimonieux donateur, brûlait d'une haine féroce.
- Y doit bien sucer le sang à la moitié de Moscou, expliqua l'homme. Il a des asiles de nuit, des tavernes un peu partout ; à la Khitrovka presque tout est à lui. Y rachète des trucs volés à des " actifs ", y prête de l'argent à des taux monstrueux. En un mot : un vampire, un monstre.
Momus regarda avec un intérêt renouvelé le gros lard si peu sympathique qui venait de prendre place dans son traîneau. Tiens donc, se dit-il, il y a des types drôlement pittoresques à Moscou.
- Et la police, il s'en fiche ? Le miséreux lança un crachat :
- Quelle police ? Il est toujours fourré chez le gouverneur, le prince Dolgoroukoï. C'est qu'il a le titre de général, maintenant, Eropkine ! Quand on a construit la fameuse cathédrale, c'est pas pour rien qu'il a balancé un million. Pour ça, il a reçu du tsar un ruban avec une étoile et un poste dans une société de bienfaisance. C'est comme ça que Samson le vampire est devenu " Son Excellence ". Mais c'est un voleur, un bourreau, un assassin !
- Assassin, c'est peut-être exagéré, quand même, dit Momus, sceptique.
- Exagéré ? ! s'insurgea l'ivrogne en regardant pour la première fois son interlocuteur. Samson
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Kharitonovitch lui-même, c'est sûr, y va pas se salir les mains. Mais t'as vu Kouzma ? Le muet avec son knout ? Celui-là, c'est pas un homme, c'est une bête sauvage, un chien féroce. Il est pas seulement capable de tuer, il peut te dépecer vivant. Et d'ailleurs il l'a déjà fait ! Tu sais, mon gars, je peux t'en dire sur eux !
- Eh bien, allons-y, tu vas me raconter tout ça. On va s'asseoir quelque part, je t'offre un coup à boire, proposa Momus. (Il n'avait rien d'urgent à faire, et ce petit bonhomme avait l'air drôlement intéressant. On pouvait apprendre des tas de choses utiles de ce genre d'individu.) Attends juste que je donne vingt kopecks au gamin, pour les chevaux de bois.
Ils s'installèrent dans une taverne. Momus demanda du thé avec des biscuits et, pour le poivrot, prit une bouteille de genièvre et de la brème salée.
Lentement, l'air digne, le narrateur vida un verre, suça un morceau de queue de poisson. Puis il commença en remontant loin en arrière.
- Si tu connais pas Moscou, t'as sûrement jamais entendu parler des bains Sandounovski.
- Comment ça, bien sûr que si, ces bains sont célèbres, répondit Momus tout en remplissant le verre de son interlocuteur.
- Pour sûr qu'y sont célèbres. Là-bas, dans la partie réservée aux grands messieurs, c'était moi l'homme le plus important. Tout le monde connaissait Igor Tichkine. Je faisais les saignées, j'enlevais les cors, je rasais comme personne, je savais tout faire. Mais j'étais surtout renommé comme masseur. Mes mains étaient intelligentes. J'avais une
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telle façon de faire circuler le sang dans les veines, de dérouiller les articulations qu'avec moi les comtes et les généraux ronronnaient comme des chatons. Et je soignais plein de maladies - avec des tisanes et toutes sortes de codions. Y avait des mois où j'amassais jusqu'à cent cinquante roubles ! J'avais une maison, un jardin. Et une veuve qui venait de temps en temps me voir, une femme de pope.
Igor Tichkine vida son deuxième verre, cette fois sans faire de manières, d'une seule traite, sans sentir ce qu'il buvait.
- Eropkine, cette charogne, m'appréciait. Tout le temps y réclamait Tichkine. Je compte plus les fois où y m'a fait venir chez lui. C'était comme si je faisais partie de la maison. Je lui rasais sa trogne toute grêlée, je lui perçais ses pustules, je traitais son impuissance. Et qui l'a sauvé des hémorroïdes, ce gros lard ? Qui lui a rentré sa hernie ? C'est qu'il avait de l'or dans les doigts, Igor Tichkine. Et maintenant, la misère, plus de toit, plus de rien. Et tout ça à cause de lui, à cause d'Eropkine ! Tiens, mon gars, reprends-moi donc un peu de gnôle. A parler de ça, je suis tout retourné.
Quelque peu calmé, l'homme poursuivit :
- C'est fou ce qu'il est superstitieux, Eropkine. Pire qu'une bonne femme de la campagne. Y croit à tous les présages : au chat noir, au cri du coq, à la nouvelle lune. Et faut que je te dise, mon brave gars, qu'au milieu de sa barbe, juste au creux de la fossette, Samson avait une drôle de verrue. Toute noire avec trois poils roux qui poussaient dessus. Il fallait voir comme il la bichonnait, y disait que c'était son signe particulier. Y faisait exprès de laisser pousser
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sa barbe sur les joues et de raser son menton pour que sa verrue se voie mieux. Et voilà-t-il pas que je lui coupe son fameux signe particulier... Cette fois-là j'étais pas dans mon assiette : la veille au soir, j'avais bu comme un trou. Je me le permettais rarement, seulement les jours de fête, mais c'était le jour où ma pauvre mère avait rendu l'âme, alors je me suis consolé comme je pouvais. Bref, ma main a tremblé et, comme mon rasoir avec sa lame en acier damassé coupait bien, j'ai envoyé promener la verrue. Eropkine pissait le sang et gueulait : " C'est ma chance que tu viens de détruire, espèce de démon à doigts crochus ! " Et voilà qu'il se met à sangloter, qu'il essaie de recoller la verrue, mais elle tient pas, elle se redétache. Furieux comme une bête sauvage, il appelle Kouzma. Celui-là commence par me fouetter avec son knout, mais pour Eropkine ça suffit pas. " Tes mains, qu'y dit, je veux qu'on te les arrache, qu'on réduise en bouillie tes sales doigts maladroits. " Kouzma m'attrape la main droite, la met dans l'ouverture de la porte et la claque de toutes ses forces. On entend simplement un craquement... Je crie: "Je t'en prie, ne me laisse pas mourir de faim, épargne au moins ma main gauche ! " Je t'en fous, y me bousille la main gauche...
L'ivrogne fit un geste de la main, et c'est alors seulement que Momus remarqua ses doigts : anormalement écartés, raides.
Momus remplit de nouveau le verre du pauvre diable et lui tapota l'épaule :
- Un sacré personnage, cet Eropkine, dit-il en se rappelant le visage bouffi du bienfaiteur. (Il n'aimait pas du tout ce genre d'individus. S'il ne lui avait pas fallu quitter Moscou, il aurait volontiers donné une
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bonne leçon à cette ordure.) Et, dis-moi, ses tavernes et ses refuges lui rapportent gros ?
- Disons dans les trois cent mille par mois, répondit Igor Tichkine en essuyant ses larmes d'un geste coléreux.
- Là, mon frère, c'est toi qui pousses. L'ivrogne s'emporta :
- Comme si je le savais pas ! Puisque je te dis que chez lui j'étais comme chez moi ! Tous les jours que Dieu fait, son Kouzma fait la tournée des tavernes et autres débits de boissons où c'qu'Eropkine est le patron. Jusqu'à cinq mille par jour, qu'y ramasse. Les samedis, on lui apporte la recette des refuges. Y en a un qui à lui seul abrite quatre cents familles. Et les filles qu'il a sur le trottoir, tu crois que ça lui rapporte rien ? Et le recel de marchandises volées ? Tu sais, Samson Kharitonovitch, y fourre tout son fric dans un simple sac de jute qu'il garde sous son lit. C'est une habitude qu'il a. Autrefois, il est arrivé à Moscou avec ce sac pour vendre des chaussures en paille tressée et y croit que c'est grâce à lui qu'il a fait fortune. Je te dis, il est comme une vieille bonne femme, y croit à toutes sortes d'âneries. Le premier de chaque mois, y sort la recette de dessous son lit et va la porter à la banque. Faut voir les airs qu'y prend quand il roule dans son carrosse avec son sac de chanvre tout dégueulasse. Pour lui, c'est le jour qui compte le plus. Et comme ce blé il est secret et qu'y provient d'affaires illégales, la veille y a les comptables qui restent la journée à trafiquer des faux papiers. Y a des fois où y porte trois cent mille roubles à la banque, et y a des fois où c'est plus - ça dépend combien y a de jours dans le mois.
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- Il garde des sommes pareilles chez lui, et personne ne l'a jamais volé ! s'étonna Momus, écoutant d'une oreille de plus en plus attentive.
- Va donc essayer de le voler avec le grand mur en pierre qu'y a autour de la maison, les chiens de garde en liberté dans la cour, les larbins et puis le maudit Kouzma. Celui-là, son fouet, c'est pis qu'un rivolver. Je parie qu'il est capable de couper en deux une souris en train de courir. Des " actifs ", pas un seul oserait pénétrer chez Eropkine. Mais une fois, y a de ça cinq ans, un type qu'était pas d'ici a essayé. Plus tard, on l'a retrouvé à l'écorcherie. Avec son knout, Kouzma lui avait arraché toute la peau lambeau après lambeau. Et ni vu ni connu, motus et bouche cousue. Eropkine, probable qu'il engraisse toute la police, il a tellement de fric. Seulement, cet Hérode, sa fortune lui servira pas à grand-chose, y va crever de ses calculs. Il a les reins malades et, à part Tichkine, y a personne pour le soigner. Si tu crois que c'est les docteurs qui vont lui dissoudre son caillou... L'autre jour, on est venu me chercher de la part de Samson Kharitonovitch. " Viens, Igor, qu'y m'ont dit, il te pardonne. Et il te donnera de l'argent, mais pour ça faut que tu reviennes et que tu le soignes. " Eh ben, j'y suis pas allé ! Si lui me pardonne, moi je lui pardonnerai jamais !
- Et, dis-moi, c'est souvent qu'il fait l'aumône aux pauvres ? demanda Momus, sentant sa circulation sanguine s'accélérer sous l'effet de l'excitation.
Mimi, lassée d'attendre, jeta un coup d'oil à l'intérieur de la taverne. Il lui fit un signe qui voulait dire : laisse-moi tranquille, je suis en plein travail.
Tichkine appuya son visage sombre sur sa main ; son coude mal assuré glissa sur la nappe sale.
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- Oh oui, souvent. A partir de demain, quand le grand carême aura débuté, il viendra tous les jours à la Smolenka. C'est qu'il a un bureau pas loin, cette vermine. En chemin, y saute de son traîneau, distribue un rouble en petite monnaie et fonce à son bureau en ramasser mille.
- Tu sais, Igor Tichkine, dit Momus, tu me fais vraiment de la peine. Viens avec moi. Je vais te trouver un endroit pour dormir et te donner de quoi te payer à boire. Raconte-moi plus en détail ta pauvre vie. Comme ça, tu dis qu'il est très superstitieux, cet Eropkine ?
" C'est vraiment la guigne, pensa Momus en conduisant le pauvre martyr vers la sortie. C'est fou cette malchance qui me poursuit, ces derniers temps ! Février est justement le mois le plus court ! Vingt-huit jours ! Dans le sac, il y aura à peu près trente mille roubles de moins que, disons, en janvier ou en mars. Encore heureux qu'on soit le 23. Jusqu'à la fin du mois, ça ne fait pas long à attendre, et, en même temps, ça laisse assez de jours pour bien se préparer. "
L'opération s'annonçait grandiose : d'un coup, il se rattraperait de toutes ses déconvenues moscovites.
Le lendemain, premier jour de la semaine d'Oculi, la Smolenka était méconnaissable. Comme si, pendant la nuit, le sorcier Tchernomor était passé sur la place en secouant ses larges manches et avait balayé de la face de la terre tous les pécheurs, les ivrognes, les braillards et les gueulards, chassé les vendeurs de sbitène, de pâtés farcis et de crêpes, enlevé les fanions multicolores, les guirlandes de papier et les ballons, pour ne laisser que les baraques vides,
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les corbeaux noirs sur la neige rendue luisante par le soleil et les mendiants sur le parvis de Notre-Dame-de-Smolensk.
Dans l'église, on avait dit les matines avant le lever du jour, et avait alors commencé l'austère période de pénitence qui devait durer sept semaines. Le bedeau était déjà passé trois fois parmi les dévots pour récolter les offrandes, et il venait, pour la troisième fois, de rapporter à l'autel un plateau croulant sous les pièces de cuivre et d'argent quand était arrivé le plus important des paroissiens, Son Excellence Samson Kharitonovitch Eropkine en personne. Il était particulièrement soigné pour l'occasion : visage large et flasque bien lavé, cheveux clairsemés soigneusement séparés par une raie, longs favoris huilés.
Depuis un quart d'heure, Samson Kharitonovitch se tenait devant les portes de l'iconostase, se prosternant jusqu'à terre et se signant à grands gestes. Le pope sortit, un cierge à la main, agita son encensoir en direction d'Eropkine et murmura : " Seigneur, Maître de ma vie, purifie-moi, pauvre pécheur... " Le bedeau, quant à lui, rappliqua aussitôt, muni d'un plateau vide. Le dévot se releva, secoua la poussière des pans de sa pelisse en drap et posa sur le plateau trois billets de cent roubles - telle était l'habitude de Samson Kharitonovitch les lundis d'Oculi.
Lorsque le généreux donateur sortit de l'église, sur la place, les mendiants l'attendaient déjà, les mains tendues, bêlant, se bousculant. Mais Kouzma agita à peine son knout, et aussitôt la bousculade cessa. Les pauvres s'alignèrent sur deux rangs, tels des soldats à la revue. Tout n'était que bure grise et loques, à
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l'exception d'une tache blanche sur la gauche, se détachant au milieu du troupeau.
Samson Kharitonovitch plissa ses yeux boursouflés : debout parmi les mendiants, se tenait un ravissant jouvenceau. Aux yeux immenses, d'un bleu d'azur. Au visage fin et pur. Aux cheveux d'or taillés au bol (oh, il y en avait eu, des cris, car Mimi refusait obstinément de couper ses boucles). Le merveilleux adolescent était vêtu d'une simple chemise à la blancheur neigeuse, et pourtant il n'avait pas froid (pour sûr : sous sa chemise, Mimi avait un fin maillot en angora de première qualité et sa tendre poitrine était étroitement serrée par une bande de chaude flanelle). Il portait des pantalons en velours de coton, des chaussures de tille tressée par-dessus d'épaisses chaussettes claires, immaculées.
Tout en distribuant les kopecks, Eropkine jetait sans cesse des regards au surprenant mendiant et, s'en approchant, il tendit au jouvenceau non pas une pièce mais deux, et ordonna :
- Tiens, prie pour moi.
Le garçon aux cheveux d'or refusa l'argent. Il leva au ciel ses yeux limpides et dit d'une petite voix sonore :
- Tu donnes trop peu, serviteur de Dieu. Tu veux te racheter à vil prix auprès de Notre Mère de Douleur.
Il regarda Samson Kharitonovitch droit dans les yeux, et l'imposant personnage se sentit mal à l'aise, tant ce regard était fixe et sévère.
- Je vois ton âme pécheresse, reprit-il. Tu as sur le cour une tache de sang et en toi la pourriture. Tu dois te purifier, te purifier, chantonna le bienheureux. Sinon tu ne seras plus que décomposition et
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puanteur. Ta panse te fait mal, Samson, tes reins te tourmentent, pas vrai ? C'est à cause de la saleté, tu dois te purifier.
Eropkine se pétrifia. Et il y avait de quoi ! Ses reins ne valaient effectivement plus rien, et sur son sein gauche il avait une grande tache de vin. Les informations étaient fiables, elles provenaient d'Igor Tichkine.
- Qui es-tu ? lâcha Son Excellence avec effroi. L'adolescent ne répondit pas. Il leva de nouveau
les yeux au ciel, se mit à bouger précipitamment les lèvres.
- C'est un fol en Christ, un bienfaiteur, souffla-t-on à Eropkine de droite et de gauche. C'est la première fois qu'il vient ici. On ne sait pas d'où il sort. Il divague. Il s'appelle Païssi. Tout à l'heure, le haut mal l'a pris, de l'écume est sortie de sa bouche, mais son souffle était divin. C'est un homme de Dieu.
- Tiens, voilà un rouble, puisque tu es un homme de Dieu. Prie pour la rédemption de mes lourds péchés.
Eropkine sortit un billet de son porte-monnaie, mais, de nouveau, le bienheureux refusa. Il dit d'une voix douce et pénétrante :
- Ce n'est pas à moi qu'il faut le donner. Je n'en ai pas besoin, la Mère de Dieu veille à ma subsistance. Donne-le à lui. (Il indiqua un vieux mendiant, Zoska, un cul-de-jatte connu de tout le marché.) Hier, ton esclave l'a offensé. Donne au malheureux, et je prierai Notre Sainte Mère pour qu'elle t'accorde sa grâce.
Zoska s'empressa d'approcher sur son petit chariot et tendit une énorme patte noueuse. Eropkine y fourra le billet d'un air dégoûté.
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- Que la Très Sainte Mère de Dieu te bénisse, proféra l'adolescent d'une voix stridente en pointant sa fine main vers Eropkine.
C'est alors que se produisit un miracle dont Moscou se souviendrait longtemps.
Venu d'on ne sait où, un énorme corbeau vint se poser sur l'épaule du fol en Christ. Un cri de stupeur jaillit de la foule des mendiants. Mais quand on distingua un anneau d'or dans la patte de l'oiseau noir, un calme absolu s'abattit sur la place.
Eropkine était plus mort que vif : ses lèvres épaisses tremblaient, les yeux lui sortaient de la tête. Il leva la main pour se signer, mais ne termina pas son geste.
Des yeux du bienheureux, des larmes se mirent à couler.
- J'ai pitié de toi, Samson, dit-il, retirant l'anneau de la patte de l'oiseau et le tendant à Eropkine. Prends, c'est à toi. La Sainte Mère de Dieu n'accepte pas ton rouble, elle te le retourne sous forme de ce cadeau. Et si elle t'a envoyé un corbeau, c'est parce que ton âme est noire.
L'homme de Dieu tourna les talons et s'éloigna d'un pas lent.
- Arrête-toi ! cria Samson Kharitonovitch, regardant d'un air désemparé l'anneau étincelant. Eh, attends ! Kouzma, fais-le monter dans notre traîneau ! On l'emmène avec nous !
Le géant à barbe noire rattrapa le gamin et le prit par l'épaule.
- Tu vas venir chez moi, hein... comment déjà, ah oui, Païssi ! lança Eropkine. Reste un peu chez moi, tu y seras au chaud.
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- Je n'ai rien à faire dans un palais de pierre, répondit sévèrement l'adolescent en se retournant. L'âme y devient aveugle. Quant à toi, Samson, écoute-moi bien. Demain, après les matines, viens à la Vierge des Ibères. J'y serai. Apporte une bourse avec des pièces d'or, et qu'elle soit pleine. Je veux de nouveau intercéder pour toi auprès de la Mère de Dieu.
Et il partit sous les regards de la foule. Sur l'épaule du fol en Christ, le corbeau noir picotait quelque chose en poussant des croassements rauques.
(Le corbeau avait pour nom Balthazar. Apprivoisé, il avait été acheté la veille au marché aux oiseaux. L'intelligent animal avait vite compris la supercherie somme toute assez simple : Mimi glissait des grains de millet dans la couture de son épaule, Momus - posté d'abord à cinq mètres d'elle, puis à quinze, puis à trente - lâchait Balthazar, lequel allait directement se poser sur la chemise blanche.)
La sangsue vint au rendez-vous. Bien sagement. Avec sa bourse. En fait de bourse, il s'agissait d'un sac de cuir, pesant, que Kouzma portait en suivant son maître.
Durant la nuit, comme on pouvait s'y attendre, des doutes avaient assailli le général philanthrope. Il n'avait pas manqué de vérifier si la bague de la Sainte Mère de Dieu était bien en or, avec les dents et même à l'acide. Soyez sans crainte, Votre Sang-sullence, c'est du vrai, du beau travail ancien.
Le bienheureux Païssi se tenait à l'écart de la chapelle. Il attendait paisiblement. A son cou pendait
une coupe pour les offrandes. Dès qu'elle était remplie, il allait distribuer les pièces aux infirmes. Autour de l'adolescent, mais à distance respectable, était massée une foule assoiffée de prodiges. Après les événements de la veille, une rumeur s'était répandue à travers les églises et les parvis, faisant état d'une apparition miraculeuse, d'un corbeau tenant dans son bec un anneau d'or orné de pierres précieuses (le bouche-à-oreille avait ainsi transformé les faits).
La journée s'annonçait maussade et l'atmosphère s'était rafraîchie, mais le fol en Christ était vêtu de nouveau de sa seule chemise blanche, à ceci près toutefois qu'il avait enroulé un morceau d'épais tissu autour de sa gorge. Il ne jeta même pas un regard à Eropkine qui avançait vers lui, ne le salua pas.
De l'endroit où il se tenait, Momus ne put évidemment pas entendre ce que la sangsue dit à l'adolescent, vraisemblablement exprimait-il quelque réticence. Mimi avait pour mission d'entraîner le monstre dans un lieu désert. Désormais la présence du public n'était plus nécessaire.
Brusquement, l'homme de Dieu se retourna, fit signe au gros lard de le suivre et, traversant la place, se dirigea droit sur Momus. Après un instant d'hésitation, Eropkine entreprit de suivre le bienheureux. Les curieux voulurent leur emboîter le pas, mais le janissaire à barbe noire fit claquer son fouet deux ou trois fois, et les badauds reculèrent.
- Non, pas à celui-ci, il n'y a pas de grâce en lui, dit Mimi de sa voix cristalline en s'arrêtant un instant devant un jeune soldat estropié.
Passant près d'un bossu, le fol en Christ déclara :
- Pas non plus à celui-là, son âme est morte.
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En revanche, devant Momus, posté à l'écart des autres quémandeurs, l'adolescent s'arrêta, se signa, s'inclina jusqu'au sol. Il ordonna à Eropkine :
- Voilà, donne ta bourse à cette misérable. Son mari a été rappelé à Dieu, ses enfants sont petits et réclament à manger. Vas-y, donne-lui. La Mère de Dieu a pitié des gens comme elle.
De sous son fichu qui lui couvrait le bas du visage, du menton pratiquement jusqu'au nez, Momus demanda d'une voix haut perchée :
- Donne-lui quoi ? Donne-lui quoi ? Tu viens d'où, petit ? Comment tu sais pour moi ?
- Qui es-tu ? demanda Eropkine en se penchant vers la veuve.
- Je m'appelle Ziouzina, mon bon, Marthe de mon prénom, chantonna Momus d'une voix suave. Une pauvre veuve estropiée. Mon mari et protecteur a rendu l'âme, en me laissant avec sept marmots plus petiots les uns que les autres. Si tu me donnais une petite pièce, je leur achèterais un peu de pain.
Samson Kharitonovitch renifla bruyamment et regarda la femme d'un air soupçonneux.
- C'est bon, Kouzma, tu peux lui donner. Et surtout veille à ce que Païssi ne prenne pas la poudre d'escampette.
L'affreux barbu lança négligemment la bourse à Momus - pas si lourde que ça, finalement.
- Qu'est-ce que c'est, mon bon ? demanda la jeune veuve, l'air apeurée.
Sans daigner lui répondre, Eropkine se tourna vers le bienheureux :
- Alors, et maintenant ?
L'adolescent se mit à bredouiller des paroles inintelligibles, se laissa choir à genoux et se frappa par
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trois fois le front contre le pavé. Puis il colla son oreille à un bloc de pierre, comme pour écouter quelque chose, et se releva.
- La Mère de Dieu te dit de venir demain à l'aube au jardin Neskoutchni. Creuse la terre au pied du vieux chêne qui se trouve derrière le kiosque de pierre. Creuse à l'endroit où le chêne est recouvert de mousse. Là, tu auras la réponse à ta question, esclave de Dieu. (Puis le fol en Christ ajouta doucement :) Sois-y, Samson. J'y viendrai moi aussi.
- Ah non ! se rebiffa Eropkine. Pas question ! Toi, mon bonhomme, tu viens avec moi. Emmène-le, Kouzma. Tu n'en mourras pas de passer une nuit dans le " palais de pierre ". Mais si tu m'as roulé, tu vas le regretter. Mes pièces, crois-moi, je te les ferai recracher.
Momus, toujours à genoux, recula peu à peu puis, se redressant, disparut dans le dédale des ruelles du marché au gibier.
Il dénoua le cordon de la bourse, y plongea la main. Elle ne contenait pas grand-chose : une trentaine d'impériales en tout et pour tout. Un vrai pingre, ce Samson Kharitonovitch. La Mère de Dieu devait le trouver mesquin. Mais peu importait, la Vierge Marie, elle, ne lésinerait pas avec son fidèle serviteur.
Il faisait encore nuit quand, chaudement vêtu et muni d'un flacon de cognac, Momus s'installa à un endroit repéré à l'avance : dans les buissons, avec vue imprenable sur le vieux chêne. Dans l'obscurité, se dessinaient vaguement les silhouettes blanches des colonnes de l'élégante gloriette. A cette heure
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matinale, il n'y avait pas un chat dans le jardin Neskoutchni.
Le théâtre des hostilités était préparé et aménagé comme il convenait. Momus mangea un sandwich au jambon (au diable le carême) et, alors qu'il venait d'avaler une gorgée de cognac dans le bouchon de sa fiole, il vit déboucher dans l'allée le traîneau d'Eropkine.
Kouzma fut le premier à descendre. Sur ses gardes, le muet observa les environs (Momus se baissa), contourna plusieurs fois le chêne et fit un geste de la main. Samson Kharitonovitch approcha, tenant fermement le bienheureux Païssi. Les deux hommes assis sur le siège du cocher restaient à leur place.
L'adolescent se dirigea vers le chêne, s'inclina très bas devant lui et pointa son doigt à l'endroit convenu.
- Creusez ici.
- Prenez les pelles ! cria Eropkine en se tournant vers le traîneau.
Les deux gaillards rappliquèrent et, après avoir craché dans leurs mains, se mirent à frapper le sol gelé. Curieusement, la terre céda facilement et, très vite, un tintement se fit entendre (Momus avait eu la flemme de creuser profond).
- Ça y est, Samson Kharitonovitch !
- Ça y est quoi ?
- Un récipient métallique.
Eropkine se laissa tomber à genoux et se mit à dégager les mottes avec ses mains.
Avec peine, en gémissant, il extirpa de la terre un récipient en cuivre vert-de-grisé par le temps (il s'agissait d'une vieille casserole datant sans doute
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d'avant l'incendie de 1812 et achetée cinquante kopecks chez un brocanteur). Dans la pénombre, reflétant la lanterne du traîneau, une pâle lueur vacilla.
- De l'or ! s'écria Eropkine. Plein d'or !
Il déversa dans sa paume une poignée de lourdes pièces rondes, l'approcha de ses yeux.
- Ce ne sont pas mes impériales ! Kouzma, gratte une allumette !
Puis il déchiffra à voix haute :
- " An-na im-pé-ra-tri-ce tou-te-puis-san-te... " Un trésor antique ! Il y a bien mille pièces d'or là-dedans !
Momus aurait préféré quelque chose d'un peu plus original, avec des caractères hébraïques ou au moins arabes, mais ça finissait par faire très cher. Il avait donc acheté des pièces de deux roubles en or datant de l'époque de l'impératrice Anna Ivanovna et des demi-impériales à l'effigie de la Grande Catherine, au prix de vingt roubles chaque. Bon, mille, c'était exagéré, mais il en avait tout de même acheté beaucoup ; par bonheur, les magasins d'antiquités de Soukharevka regorgeaient de ce genre d'articles. Plus tard, Samson Kharitonovitch compterait les pièces, on pouvait en être sûr, or leur nombre n'était pas fortuit. Choisi à dessein, il jouerait son rôle le moment venu.
- Tu es fichu, Samson, fit le jeune garçon dans un sanglot. La Mère de Dieu ne te pardonne pas, elle s'affranchit de toute dette à ton égard.
- Hein ? demanda Eropkine, abêti par tout cet éclat.
Une grande quantité de pièces d'or réunie en une seule fois produit un effet formidable. En billets, la
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somme n'est pas si astronomique que ça, mais en monnaie sonnante et trébuchante, elle fascine. Tout être avide en perd totalement la raison. Ce n'était pas la première fois que Momus usait de cet étrange pouvoir de l'or. Pour l'heure, l'essentiel était de ne pas laisser souffler Eropkine. Que la tête lui tourne, à ce vautour, qu'il en perde la boussole. Allez, Mimi, à toi de jouer !
- Soit, cette fois encore, tu as donné trop peu, soit il n'y a pas de pardon pour toi, prononça le fol en Christ d'un ton compatissant. Tu es voué à pourrir vivant, pauvre orphelin.
- Comment ça, pas de pardon ? s'alarma Eropkine.
Depuis les buissons, à cinq bonnes toises de là, on pouvait voir les gouttes de sueur qui perlaient à son front.
- Si ce n'est pas assez, je donnerai plus. J'ai tout l'argent qu'il faut. Combien, dis !
Paï'ssi ne répondait pas. Il se balançait d'un côté et de l'autre.
- Je vois. Je vois une sombre chambre. Des icônes aux murs, une veilleuse qui brûle. Je vois un édredon, des oreillers en duvet de cygne, beaucoup d'oreillers... Sous le lit, c'est le noir, les ténèbres d'Egypte. Là, se trouve le veau d'or... Un sac de jute, entièrement rempli de billets. C'est de lui que vient tout le mal !
L'affreux muet et les deux types munis de pelles s'approchèrent tout près, l'air hébété, tandis que le menton d'Eropkine se mettait à trembler.
- La Mè-ère de Dieu n'a pa-as besoin de ton a-argent, entonna le fol en Christ d'une curieuse voix entrecoupée de vociférations (la voilà qui nous fait
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les modulations de La Bayadère, se dit Momus). Ce qu'Elle veut, c'est que tu te pu-u-rifies. Que ton argent se purifie. Car il est sale, Samson, c'est pour ça qu'il ne t'apporte pas le bonheur. Il faut qu'un juste le sanctifie, que de sa main immaculée il le bénisse, et alors il sera purifié. Le plus juste des justes, un saint homme qui n'a qu'une seule jambe pour marcher, qu'un seul oil pour voir, qu'une seule main pour bénir.
- Et où trouverai-je un tel homme ? demanda plaintivement Eropkine en prenant Paï'ssi par les épaules et en le secouant. Où se trouve ce juste ?
L'adolescent pencha la tête, tendit l'oreille et prononça doucement :
- Une voix... Une voix va te parler... venant de la terre... Ecoute-la.
C'est alors que Mimi se livra à une fantaisie : brusquement elle retrouva son soprano habituel et entonna une chansonnette française tirée de l'opérette Le Secret de Joujou. Momus se prit la tête entre les mains : la diablesse s'était laissé emporter par le jeu, elle venait de tout gâcher !
- Il chante avec une voix d'ange ! s'exclama un des deux types, s'empressant de se signer. Il chante dans une langue céleste, le langage des anges !
- En français, crétin, grogna Eropkine. J'ai entendu dire que les bienheureux peuvent se mettre à parler des langues étrangères sans jamais les avoir apprises.
Et, à son tour, il se signa.
Soudain, Paï'ssi tomba à terre. Son corps était agité de convulsions, tandis que de sa bouche s'échappait une abondante écume.
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- Eh ! s'alarma Samson Kharitonovitch en se penchant. Attends avant de tourner de l'oil ! C'est quoi, cette voix ? Et dans quel sens ce saint homme va " purifier " mon argent ? Je vais le perdre, cet argent ? Ou je vais de nouveau le récupérer avec un supplément ?
Mais l'adolescent se contenta de se cabrer, de battre des pieds sur la terre gelée et de crier :
- Une voix... venant de la terre... une voix ! Eropkine se tourna vers ses acolytes et, troublé,
déclara :
- C'est vrai qu'il émane de lui un arôme merveilleux, un parfum de paradis !
" Encore heureux qu'elle sente bon, se dit Momus en riant, quand on sait qu'elle se lave avec L'Arôme du Paradis, un savon parisien à un rouble et demi la minuscule savonnette. "
Toutefois, il ne fallait pas trop prolonger la pause. Il était temps de passer à l'attraction qu'il avait soigneusement préparée. Ce n'était tout de même pas pour rien que, la veille au soir, il avait passé une heure à cacher sous les feuilles mortes un tuyau de jardin, qu'il avait ensuite recouvert de terre. Une des extrémités, terminée par une sorte d'entonnoir, se trouvait dans la main de Momus, l'autre, pourvue également d'un pavillon, mais plus large, avait été judicieusement coincée entre les racines du chêne. Pour parfaire le camouflage, Momus avait placé un filet sur l'orifice, qu'il avait recouvert de mousse. Le système était fiable, testé empiriquement, le tout étant simplement de remplir le plus possible ses poumons.
Et Momus fit de son mieux ; il prit son souffle, pressa l'orifice du tuyau contre ses lèvres et prononça d'une voix d'outre-tombe :
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- A minuit... Viens... A la chapelle Saint-Varso-nofi-i-i...
Le résultat était convaincant, impressionnant, même trop. Au point qu'il eut un effet pervers. Quand, des entrailles de la terre, monta une voix sourde, Eropkine poussa un cri et sursauta, ses hommes de main firent un bond de côté, si bien qu'aucun n'entendit le plus important : où apporter l'argent.
-... Près du monastère de Novopimenovski-i-i, précisa Momus.
De nouveau, complètement ahuri et sourd comme un pot, Eropkine n'entendit que la moitié du message.
- Hein ? Quel monastère ? demanda-t-il craintivement en s'adressant à la terre.
Il regarda tout autour, alla même jusqu'à fourrer son nez dans le creux de l'arbre, d'où venait la voix.
Bon, mais quoi faire ? La Force suprême n'allait tout de même pas lui répéter dix fois la même chose sous prétexte qu'il était sourd comme une bécasse. Ça risquait de tourner à la farce. Momus était en difficulté.
Mimi le tira d'affaire. Elle se releva de terre et dit doucement :
- La chapelle Saint-Varsonofi, près du couvent de Novopimenovski. Là se trouve un saint ermite. C'est à lui que tu dois apporter le sac. Ce soir à minuit.
La chapelle Saint-Varsonofi avait mauvaise réputation dans Moscou. Sept ans plus tôt, la foudre était tombée sur la petite église située à l'entrée du monastère de Novopimenovski. La sainte croix avait été renversée, la cloche fendue. Les gens s'étaient alors
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interrogés : comment un bâtiment frappé par la foudre pouvait-il prétendre être la maison de Dieu ?
La chapelle avait été condamnée et, dès lors, tous s'étaient mis à l'éviter : moines et pèlerins aussi bien que simples gens. La nuit, derrière les murs épais, se faisaient entendre des cris et des gémissements terrifiants, inhumains. Etaient-ce des chats en train de copuler et dont les glapissements sous la voûte de pierre étaient amplifiés par l'écho, ou bien se passait-il des choses bien pires dans la chapelle ? Le supérieur du monastère avait eu beau dire une prière solennelle d'intercession et asperger les murs et le sol d'eau bénite, rien n'avait changé, sinon qu'on avait plus peur encore.
Dès avant la Noël, Momus avait repéré ce délicieux endroit et se disait tout le temps qu'il pourrait peut-être un jour lui servir. Eh bien, justement, le moment était venu.
Il avait soigneusement élaboré le décor, préparé des effets scéniques. La Grande Opération approchait du dénouement, lequel promettait d'être renversant.
" Le Valet de Pique se surpasse ! " auraient titré tous les journaux du lendemain s'il y avait eu en Russie une authentique transparence et une réelle liberté de parole.
Quand la petite cloche du monastère tinta sourdement pour annoncer minuit, des pas prudents résonnèrent derrière la porte de la chapelle.
Momus imagina Eropkine en train de se signer puis de tendre la main d'un geste hésitant vers la porte condamnée. Les clous des planches avaient été sortis, de sorte qu'il suffisait de tirer pour que la
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porte s'ouvre dans un grincement à vous déchirer l'âme.
La voilà justement qui venait de s'ouvrir, mais ce ne fut pas Samson Kharitonovitch qui passa la tête à l'intérieur, mais Kouzma. Froussarde, la sangsue avait envoyé son âme damnée en éclaireur.
Le barbu resta bouche bée, tandis que son fouet enroulé glissait de son épaule tel un serpent crevé.
Mais, soit dit en toute modestie, il y avait vraiment de quoi rester baba.
Au centre d'un espace rectangulaire, se dressait une grossière table en planches. A chacun des coins, brûlait une bougie à la flamme à peine vacillante. Sur une chaise, penché au-dessus d'un antique ouvrage à l'épaisse reliure de cuir (Travels Into Several Remote Nations Of The World. In Four Parts. By Lemuel Gulliver, First A Surgeon, And Then A Captain Of Several Ships1, dans une édition de Bristol datée de 1726 et achetée chez un bouquiniste pour son épaisseur et son aspect imposant), était assis un vieux sage en tunique blanche, pourvu d'une longue barbe grisonnante et de soyeux cheveux blancs retenus par un chapelet de corde noué autour du front. Un oil de l'ermite était couvert d'un bandeau noir, son bras gauche était en écharpe. Le saint homme parut ne pas avoir remarqué l'entrée du visiteur.
Kouzma poussa un mugissement en se retournant, et derrière sa large épaule se profila la face blême d'Eropkine.
1. Les voyages dans différents pays lointains du monde. En quatre parties. Par Samuel Gulliver, d'abord chirurgien, puis capitaine de divers vaisseaux.
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Alors, sans lever les yeux de son livre, le saint homme dit d'une voix claire et sonore :
- Approche, Samson. Je t'attendais. On parle de toi dans le livre secret.
Et il pointa son doigt sur une gravure représentant Gulliver entouré de Houyhnhnms.
Avançant d'un pas prudent, l'honorable compagnie pénétra dans la chapelle : le respectable Sam-son Kharitonovitch tenant fermement par la main le jeune Païssi, Kouzma, et les deux autres lascars traînant un sac de jute pansu.
L'ermite transperça Eropkine d'un regard menaçant de son unique oil surmonté de sourcils broussailleux et leva sa dextre. Soudain, obéissant à son geste, une des bougies s'éteignit dans un sifflement. La sangsue poussa un cri de stupeur et lâcha la main de l'adolescent - ce qui était précisément le but recherché.
Le truc de la bougie était simple comme bonjour, mais très impressionnant. Momus l'avait lui-même inventé pour les cas où il se trouvait en mauvaise posture dans une partie de cartes. Les bougies étaient d'apparence ordinaire, à ceci près que leur mèche circulait librement à l'intérieur de la cire. Une mèche inhabituelle, très longue, qui traversait complètement la bougie et passait dans une fente de la table. Il suffisait de la tirer discrètement de la main gauche pour que la bougie s'éteigne (on aura compris que l'écharpe de Momus soutenait en fait un bras de chiffon).
- Je sais, je sais qui tu es et ce que tu es, dit l'ermite avec un mauvais sourire. Approche ton sac, ton sac rempli de sang et de larmes, pose-le... Non, pas sur la table, pas sur le livre magique ! cria-t-il
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aux deux gars. Jetez-le sous la table, afin que je le foule de mon pied infirme.
Il poussa tout doucement le sac avec son pied : sapristi, il était lourd. Il devait être bourré de billets d'un et de trois roubles. Vingt-cinq kilos au bas mot. Mais on n'allait pas s'en plaindre, bien au contraire.
Superstitieux et loin d'être une lumière, Eropkine n'allait cependant pas céder son sac pour des prunes. Seuls, les miracles ne suffiraient pas. Il fallait de la psychologie : énergie, rapidité, revirements inattendus. Ne pas lui laisser le temps de reprendre ses sens, de réfléchir, d'y regarder de trop près. Et maintenant, à l'attaque !
Le vieillard menaça Eropkine du doigt, et aussitôt la seconde bougie s'éteignit.
Samson Kharitonovitch se signa.
- Pas de signe de croix ici ! tonna Momus d'une voix terrible. Tes mains vont se dessécher ! Ignores-tu donc qui tu es venu voir, imbécile ?
- Je... je le sais, mon père, prononça Eropkine d'une voix sifflante. Un saint ermite.
Momus, rejetant la tête en arrière, partit d'un rire sinistre, tel Méphistophélès dans l'interprétation de Giuseppe Bardini.
- Tu es un vrai crétin, Samson Eropkine. As-tu compté les pièces qui constituaient le trésor ?
- Oui...
- Et alors, il y en avait combien ?
- Six cent soixante-six.
- Et la voix, d'où venait-elle ?
- De sous la terre...
- Et qui parle de sous la terre, hein ? Tu ne le sais pas ?
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En proie à la terreur, Eropkine s'accroupit, les jambes comme sciées. Il voulut faire son signe de croix mais n'osa pas et, à la hâte, cacha sa main dans son dos. Puis il se tourna vers ses acolytes pour vérifier qu'ils ne se signaient pas. Mais non, ils tremblaient de peur eux aussi.
- J'ai besoin de toi, Samson, fit Momus, adoptant un ton affectueux tout en rapprochant légèrement le sac avec son pied. Tu seras à moi. Tu me serviras.
Il fit claquer ses doigts, la troisième bougie s'éteignit et immédiatement, sous les voûtes sombres, les ténèbres s'épaissirent.
Eropkine recula.
- Où vas-tu ? ! Je vais te changer en pierre ! rugit Momus. (Puis, jouant sur les contrastes, il se fit patelin.) Voyons, Samson, n'aie pas peur de moi. J'ai besoin de gens tels que toi. Veux-tu de l'argent, une fortune colossale auprès de laquelle ton pitoyable sac fera l'effet d'une poignée de cendres ? (Il donna un coup de pied méprisant dans le jute.) Tu garderas ton sac, n'aie crainte. Et je t'en donnerai une centaine d'autres pareils, ça te va ? Ou bien n'est-ce pas suffisant ? Tu veux plus ? Tu veux le pouvoir sur les hommes ?
Eropkine avala sa salive, mais ne dit rien.
- Récite les paroles du Grand Serment, et tu seras à moi pour toujours ! D'accord ?
Momus avait prononcé le dernier mot suffisamment fort pour qu'il se répercute comme il le fallait entre les murs antiques. Eropkine enfonça la tête dans ses épaules et acquiesça.
- Toi, Azael, mets-toi à ma gauche, ordonna l'ermite à l'adolescent.
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Ce dernier contourna rapidement la table et se posta tout près.
- Lorsque s'éteindra la quatrième bougie, répétez ce que je dirai, mot pour mot, intima le mystérieux vieillard. Et plutôt que de me fixer comme ça, regardez en l'air !
S'étant assuré que les quatre futurs serviteurs du Malin avaient bien sagement levé la tête, Momus éteignit le dernier cierge, plissa les yeux et donna une tape de côté à Mimi en lui faisant signe de ne pas regarder.
Une nouvelle fois, il cria dans l'obscurité :
- En l'air ! En l'air !
D'une main, il tira le sac à lui, de l'autre, il s'apprêta à appuyer sur un bouton.
En haut, là où la lumière des cierges ne parvenait pas même lorsqu'ils étaient tous allumés, Momus avait fixé un Blitzlicht au magnésium, une toute nouvelle invention allemande utilisée en photographie. Quand il déchirerait les ténèbres de son éclat blanc insoutenable, Eropkine et ses coupe-jarrets seraient aveuglés et resteraient sans rien voir pendant cinq bonnes minutes. Pendant ce temps, la joyeuse trinité - le gentil Momus, la gentille Mimi et le gentil petit sac - se faufilerait par la porte de derrière, soigneusement graissée à l'avance.
Non loin, un traîneau américain attendait, avec un fringant petit cheval qui devait commencer à s'impatienter. Ils partiraient en trombe et, dès lors, Samson Kharitonovitch pourrait toujours courir pour les rattraper !
Ce n'était plus une opération, c'était une ouvre d'art!
A l'action !
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Momus pressa le bouton. Quelque chose grésilla, mais, à travers ses paupières fermées, il ne perçut aucun éclat.
Comme par un fait exprès, il fallait que ça rate juste à ce moment-là ! Ah, il était beau, le fameux progrès technique ! Lors de la répétition, tout s'était déroulé à la perfection, et voilà que, pour la première, c'était le fiasco complet !
Tout en se traitant mentalement de tous les noms, Momus ramassa le sac et tira Mimi par la manche. S'efforçant de ne pas faire de bruit, ils reculèrent en direction de la sortie.
Et là, le maudit Blitzîicht se réveilla : il se mit à siffler, flamboya vaguement, laissa échapper un nuage de fumée blanche, si bien que l'intérieur de la chapelle se trouva éclairé par une lumière faible et vacillante. On pouvait nettement distinguer quatre silhouettes figées d'un côté de la table, tandis que, du côté opposé, deux autres essayaient de filer en catimini.
- Arrêtez ! Où allez-vous ? brailla Eropkine de sa voix de fausset. Rends-moi mon sac ! Attrapez-les, les gars, ce sont des imposteurs ! Ah, les fripouilles !
Profitant de ce que la lumière s'était obscurcie, Momus se rua sur la porte, mais à cet instant quelque chose siffla dans l'air et un noud étroit enserra sa gorge. Ce diable de Kouzma avec son fouet de malheur ! Momus laissa tomber le sac et porta les mains à son cou en poussant des râles.
S'agrippant à lui sans rien comprendre, Mimi demanda :
- Momus, mon petit Momus, qu'est-ce que tu as ? Vite, sauvons-nous !
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Trop tard. De grosses mains surgies de la nuit l'attrapèrent par le col et le jetèrent par terre. Terrifié, incapable d'aspirer l'air, Momus perdit connaissance.
Quand il reprit ses sens, la première chose qu'il vit furent des ombres pourpres s'agitant sur le plafond noir, le long des fresques ternies par la fumée. Sur le sol, brillant d'une lueur vacillante, était posée une lanterne, celle du traîneau sans doute.
Momus comprit qu'il était allongé par terre, les mains attachées dans le dos. Il tourna la tête d'un côté et de l'autre, évalua la situation. Et ladite situation était désastreuse, pis que tout ce qu'on pouvait imaginer.
Toute recroquevillée sur elle-même, Mimi était accroupie et, au-dessus d'elle, telle une montagne, se dressait Kouzma, le monstre muet, caressant amoureusement son fouet, dont la seule vue donna à Momus un haut-le-cour. Sa gorge à la peau écor-chée lui cuisait.
Pour sa part, Eropkine était assis sur une chaise, en sueur, le visage cramoisi. Son Excellence avait dû se déchaîner pendant que Momus se trouvait dans une bienheureuse inconscience. Les deux hommes de main étaient grimpés sur la table et, se hissant sur la pointe des pieds, ils étaient en train de fixer quelque chose au-dessus d'eux. Regardant mieux, Momus distingua deux cordes qui pendaient, et ce dispositif lui déplut souverainement.
- Alors, comme ça, mes mignons, dit affectueusement Samson Kharitonovitch en voyant que Momus revenait à lui, on avait l'intention de plumer Eropkine ? Rusés, les gredins, rusés. Seulement voilà,
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Eropkine est encore plus malin. Vous vouliez faire de moi la risée de tout Moscou, c'est ça ? Bon-on... dit-il d'une voix traînante, comme pour faire durer le plaisir. Mais en attendant, c'est vous qui allez rigoler. Qui se paye la tête d'Eropkine est promis à un sort cruel, terrible. Pour faire passer l'envie aux autres.
- A quoi bon ce mélodrame, Votre Excellence ? tenta de plaisanter Momus, jouant les bravaches. Cela convient mal à votre personnage. Un conseiller d'Etat actuel, un pilier de la religion. Et puis il y a la justice, la police. Qu'ils châtient, pourquoi vous salir les mains ? Sans compter, cher ami, que vous n'êtes pas perdant. L'antique anneau d'or ne vous est-il pas acquis ? Si, il l'est. Il y a également le trésor. Gardez-le en guise, disons, de dommages-intérêts pour l'affront subi.
- C'est moi qui vais t'en donner, des dommages-intérêts, fit Samson Kharitonovitch en souriant uniquement avec ses lèvres, tandis que ses yeux brillaient d'un éclat mort, effrayant. Bon, alors, c'est prêt ? cria-t-il à ses deux sbires.
Ces derniers sautèrent de la table.
- C'est prêt, Samson Kharitonovitch.
- Dans ce cas, allez-y, accrochez-le.
- Excusez-moi, mais qu'entendez-vous par " accrocher " ? s'alarma Momus quand on le souleva par les pieds. Ça dépasse toutes les... A moi ! Au secours ! Police !
- Vas-y, crie, ne te gêne pas, consentit Eropkine. De toute façon, si jamais quelqu'un venait à passer par ici en pleine nuit, il s'empresserait de faire son signe de croix et de prendre ses jambes à son cou.
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Brusquement, Mimi se mit à crier d'une voix stridente :
- Au feu ! A l'incendie ! Bonnes gens, au secours ! Voilà qui était judicieusement pensé : ce cri-là
ne risquait pas d'effrayer un éventuel passant. Au contraire, il accourrait pour leur venir en aide et se précipiterait au monastère pour faire sonner le tocsin. Momus se joignit donc à elle :
- Au feu ! A l'incendie ! Au feu !
Mais ils n'eurent pas le loisir de crier bien longtemps. De son poing monstrueux, l'infâme barbu frappa légèrement Mimi à la tête, et elle, pauvre petite hirondelle, s'affaissa et bascula face contre terre. Momus, quant à lui, sentit le fouet, tel un serpent brûlant, s'enrouler de nouveau autour de son cou, et son cri se mua en râle.
Les tortionnaires soulevèrent le captif et le hissèrent sur la table. Ils lui accrochèrent une corde à chacune des chevilles, tirèrent et, une minute plus tard, Momus se balançait, tel un grand Y, au-dessus des planches tout juste dégauchies. Sa barbe grise, en retombant, lui chatouillait le visage, sa tunique pendait à l'envers, découvrant ses jambes serrées dans une culotte de cavalier et des bottes à éperons. L'intention de Momus était d'enlever sa perruque grise dès qu'il aurait été dehors, de se débarrasser de ses haillons et de se faire passer pour un vaillant hussard. On aurait toujours pu courir pour reconnaître le " saint ermite ".
Ah, si seulement, à cet instant, il avait pu être dans la troïka avec Mimi d'un côté et le sac plein d'argent de l'autre... Mais au lieu de cela, trahi par cette fichue invention allemande, il se balançait, tête en bas, le visage tourné vers la porte toute
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proche, mais hélas inaccessible, derrière laquelle se trouvaient la nuit neigeuse, le traîneau salvateur, la fortune et la vie.
Derrière lui retentit la voix d'Eropkine :
- Dis-moi un peu, Kouzma, combien il te faut de coups pour le fendre en deux ?
Momus se tortilla au bout de sa corde, car la réponse à cette question l'intéressait également. Il parvint à se retourner et vit le muet montrer quatre doigts, puis, après réflexion, en ajouter un cinquième.
- Même cinq, c'est trop peu, jugea Samson Kha-ritonovitch. Rien ne presse. Mieux vaut prendre son temps, y aller à petites doses.
- Franchement, Votre Excellence, s'empressa de dire Momus, j'ai d'ores et déjà compris la leçon et, croyez-moi, j'ai eu bien peur. J'ai quelques économies. Vingt-neuf mille roubles. Je me ferais un plaisir de vous les verser à titre d'amende. Vous êtes un homme d'affaires. Pourquoi vous laisser emporter par vos émotions ?
- Quant au gamin, je déciderai de son sort plus tard, prononça Eropkine, l'air pensif et avec un plaisir évident, comme s'il se parlait à lui-même.
Momus tressaillit en comprenant que le sort de Mimi serait plus horrible encore que le sien.
- Soixante-quatorze mille ! cria-t-il, car c'était en fait la somme exacte qui lui restait de ses précédentes opérations moscovites. Quant au gamin, il n'y est pour rien, il est un peu fêlé.
- Allez, l'artiste, vas-y, montre ce que tu sais faire, ordonna Nabuchodonosor.
Le fouet émit un sifflement sauvage. Momus brailla comme un forcené, car entre ses jambes écartées
quelque chose avait éclaté et craqué. Cependant, il n'éprouvait aucune douleur.
- Habile, la façon dont tu as déchiré sa culotte, approuva Eropkine. Maintenant, va un peu plus profond. De deux petits centimètres. Qu'on l'entende hurler. Ensuite continue au même rythme, jusqu'à ce que ses deux moitiés se balancent chacune au bout d'une corde.
Sentant le froid sur la partie la plus tendre et la plus vulnérable de sa personne, Momus comprit que le premier coup de Kouzma avait, avec une incontestable virtuosité, fendu sa culotte de cavalier en suivant la couture et sans toucher la peau.
" Seigneur Dieu, si Tu existes, dit, priant pour la première fois de sa vie, l'homme qu'on avait jadis appelé Mitia Sawine, envoie-moi un archange ou ne serait-ce qu'un petit ange de rien du tout. Sauve-moi, Seigneur. Je te jure que, désormais, je n'étripe-rai plus que des serpents venimeux tels qu'Eropkine, et personne d'autre. Parole d'honneur, Seigneur. "
Et là, la petite porte s'ouvrit. Dans l'embrasure, Momus vit tout d'abord la nuit striée par la neige mouillée qui tombait à l'oblique. Puis la nuit s'écarta pour ne plus servir que de toile de fond à une silhouette svelte portant une longue pelisse serrée à la taille, un haut-de-forme et une canne.
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Selon la loi ou selon la justice ?
Anissi avait eu beau se frotter le visage au savon, à la pierre ponce et même au sable, son teint bistré ne s'était pas totalement effacé. Il en était de même pour Eraste Pétrovitch, mais lui, beau comme il était, cela lui allait bien, on eût dit un haie intense. Alors que chez Tioulpanov, le brou de noix avait décoloré par plaques si bien que, maintenant, il ressemblait à une girafe africaine : pareillement tacheté, cou maigre, seulement un peu plus petit. Toutefois, comme à quelque chose malheur est bon, ses boutons avaient complètement disparu. Comme s'ils n'eussent jamais existé. Et puis après tout, dans deux à trois semaines sa peau s'éclairci-rait, le chef l'avait promis. Quant à ses cheveux rasés, ils repousseraient, qu'auraient-ils pu faire d'autre ?
Le matin, après qu'ils eurent pris en flagrant délit et laissé filer le Valet et sa complice (à laquelle Anissi ne pouvait songer qu'en soupirant et en ressentant un doux émoi dans diverses parties de son âme et de son corps), il avait eu avec le conseiller une courte mais importante discussion.
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" Eh bien, avait dit Fandorine avec un soupir, nous nous sommes couverts de honte, vous et moi, Tioulpanov, mais l'on peut supposer que la t-tour-née moscovite du Valet de Pique va s'arrêter là. Que comptez-vous faire maintenant ? Vous souhaitez retourner à la Direction ? "
Anissi ne répondit rien, se contentant de blêmir mortellement, même si, sous son haie, cela ne se remarqua pas. La perspective de reprendre son minable travail de commissionnaire après toutes les aventures étonnantes des deux dernières semaines s'étalait devant lui dans tout ce qu'elle avait d'insupportable.
" II va de soi que je parlerai de vous au grand maître de la police et à Svertchinski dans les termes les plus élogieux. Ce n'est tout de même pas votre faute si je ne me suis pas m-montré à la hauteur. Je recommanderai que l'on vous affecte au service des enquêtes ou à un groupe opérationnel, selon ce que vous souhaiterez. Cependant, Tioulpanov, j'ai une autre proposition... "
Le chef observa une pause, et Anissi se fit tout ouïe, d'un côté exalté par la brillante perspective d'un retour triomphal à la Direction de la gendarmerie et, de l'autre, pressentant dans ce qui allait être dit quelque chose de plus vertigineux encore.
"... Si, bien entendu, vous n'avez rien contre le fait de t-travailler avec moi de manière durable, je peux vous proposer de devenir mon adjoint. Bien que ma fonction me donne droit à un assistant permanent, je n'ai pas usé de cette prérogative jusqu'à ce jour, préférant me débrouiller seul. Mais je pense que vous me conviendriez dans ce rôle. Vous connaissez insuffisamment les gens, vous avez tendance à
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trop peser le pour et le contre et vous sous-estimez vos forces. Cependant, ces caractéristiques peuvent se révéler extrêmement utiles dans notre métier pour peu qu'on les oriente dans la b-bonne direction. La méconnaissance des gens protège des jugements stéréotypés et, de toute façon, nous comblerons cette lacune. Hésiter avant de prendre une décision est également utile. Le tout étant, une fois prise la décision, d'agir sans tarder. Quant au fait de sous-estimer ses forces, il évite les attitudes fanfaronnes et les négligences, et peut évoluer vers une p-prudence salutaire. Mais votre principale qualité, Tioulpanov, tient au fait que votre crainte de vous retrouver dans une situation honteuse est plus forte chez vous que la peur physique, ce qui veut dire que, dans toute situation, vous vous efforcerez de vous conduire d-dignement. Cela me convient. De plus, vous ne raisonnez pas mal du tout pour quelqu'un qui n'a que cinq ans de lycée technique. Que répondez-vous ? "
Anissi se taisait, comme s'il avait perdu l'usage de la parole, et redoutait de faire le moindre geste. Le merveilleux rêve allait se terminer, il se frotterait les yeux et découvrirait sa misérable chambrette : Sonia, mouillée, pleurnicherait ; derrière la fenêtre tomberait de la neige mêlée de pluie, et il serait l'heure de courir au travail et d'aller porter des paperasses à droite et à gauche.
Comme s'il avait oublié quelque chose, le conseiller aulique ajouta d'un air coupable :
" Ah oui, je n'ai pas mentionné les conditions, je vous prie humblement de m'en excuser. Vous recevrez immédiatement le titre de registrateur de collège. Votre fonction aura une appellation bien
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longue : " assistant personnel du fonctionnaire pour les missions spéciales auprès du général gouverneur de Moscou ". Salaire : cinquante roubles par mois, plus une gratification trimestrielle, dont j'ai oublié le m-montant exact. Vous recevrez une indemnité de transfert et un appartement de fonction, car j'ai besoin que vous habitiez près d'ici. Evidemment, ce d-déménagement peut vous paraître inopportun, mais je vous promets que l'appartement sera confortable et bien adapté à vos conditions familiales. "
II fait allusion à Sonia, devina Anissi, à juste titre.
" Etant donné que je... hum... reprends la vie de célibataire (le chef fit un geste imprécis), j'ai ordonné à Massa de trouver de nouvelles domestiques : une cuisinière et une femme de ménage. Dans la mesure où vous habiterez tout près, elles pourront également travailler pour vous. "
II ne faut surtout pas fondre en larmes, pensa Tioulpanov, en proie à la panique, je ne saurais définitivement plus où me mettre.
Fandorine écarta les bras :
" Eh bien, je ne sais pas quoi ajouter pour vous appâter. Voulez-vous... ?
- Non, Votre Haute Noblesse ! hurla Anissi, sortant de son hébétude. Je ne veux rien de plus ! C'est déjà bien assez comme ça pour moi ! Si je me taisais, ce n'était pas dans l'idée de... "
II s'arrêta, ne sachant comment terminer.
" Parfait, acquiesça Eraste Pétrovitch. Ainsi, nous sommes d'accord. Aide-toi, le ciel t'aidera, dit le proverbe. Votre première tâche sera donc la suivante : à tout hasard, vous éplucherez les journaux pendant encore une semaine ou deux. Par ailleurs, je vais donner des ordres pour que l'on vous
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adresse quotidiennement pour examen le Bulletin policier des événements urbains. Prêtez attention à tout fait curieux, inhabituel, suspect et faites-m'en part. Et si, finalement, ce Momus était plus culotté encore qu'il ne le p-paraît ? "
Deux jours après cette discussion historique qui avait marqué un tournant décisif dans son existence, Tioulpanov était assis à sa table de travail dans le bureau de son supérieur et, en prévision de son rapport, relisait les annotations qu'il avait faites dans les journaux et le Bulletin policier. Bien qu'il fût onze heures passées, Eraste Pétrovitch n'était toujours pas sorti de sa chambre. De toute façon, ces derniers temps, il avait le cafard, parlait peu et ne manifestait aucun intérêt envers les trouvailles de Tioulpanov. Il l'écoutait en silence, balayait ses remarques d'un geste de la main et disait : " Allez, Tioulpanov. Pour aujourd'hui, votre p-présence n'est plus nécessaire. "
Massa vint rendre visite à Anissi et lui glissa à l'oreille :
" Tlès mauvais. Nuit, pas dolmil, zour, pas man-zer, et ne pas faire zazen et rensiu.
- Il ne fait pas quoi ? demanda Anissi, murmurant à son tour.
- Rensiu, c'est... "
Le Japonais dessina avec ses mains des mouvements rapides et hachés, et, d'un seul élan, lança sa jambe plus haut que l'épaule.
" Ah, la gymnastique japonaise, réalisa Tioulpanov, se rappelant qu'avant, le matin, pendant qu'il lisait les journaux dans le bureau, le conseiller auli-
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que et son valet de chambre se retiraient dans le salon, écartaient chaises et tables, puis, pendant un bon moment, tapaient des pieds et faisaient du vacarme en poussant à tout bout de champ des cris perçants d'aigles en furie.
- Zazen, c'est ça, continua d'expliquer Massa.
Il se laissa choir par terre, ramena ses jambes sous lui, fixa le pied d'une chaise et prit un air stupide.
" Comlris, Tiouli-san ? "
Anissi secoua négativement la tête, et le Japonais renonça à poursuivre ses explications. Il dit d'un air préoccupé :
" II avoil besoin femme. Avec femme, pas bien, sans femme, encole pile. Je pense, falloir tlouver bon boldel, discoter avec madame. "
Tioulpanov avait lui aussi l'impression que la mélancolie d'Eraste Pétrovitch était liée au départ de la comtesse Addi, mais aller jusqu'à demander l'aide d'une tenancière de bordel était, selon lui, une mesure radicale dont il était préférable de s'abstenir.
Tels des médecins au chevet d'un malade, Massa et Anissi étaient en plein conciliabule quand Fando-rine entra dans le bureau, en peignoir, un cigare allumé entre les dents. Il envoya Massa chercher du café et, d'un air las, demanda à Anissi :
" Alors, Tioulpanov, qu'avez-vous trouvé de beau ? Allez-vous de nouveau me lire quelque réclame concernant de nouvelles merveilles de la technique ? Ou bien me reparler de cette histoire de vol d'une lyre de bronze sur la tombe du comte Khvostov ? "
Anissi se fit tout petit car la veille, en effet, il avait souligné dans La Semaine une réclame suspecte vantant les mérites d'un " prodigieux vélocipède
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automobile ", pourvu d'un fabuleux " moteur à combustion interne ".
" Mais non, voyons, Eraste Pétrovitch, répliqua-t-il dignement, essayant de trouver quelque chose d'un peu plus sérieux. Tenez, dans le Bulletin daté d'hier, il y a une information surprenante. On rapporte que d'étranges bruits courent dans Moscou à propos d'un oiseau noir fantastique qui, descendu des cieux, s'est approché du conseiller d'Etat actuel Eropkine, lui a remis un anneau d'or et lui a parlé avec une voix humaine. Par ailleurs, on évoque un homme de Dieu, un prodigieux adolescent, appelé tantôt Païsi, tantôt Pafnouti. Il y a ici une annotation du chef de la police : " Informer le Consistoire, afin que les prêtres de la paroisse expliquent à leurs ouailles la nocivité des croyances superstitieuses. "
- Eropkine ? Un oiseau n-noir ? s'étonna le chef. Le fameux Samson Kharitonovich ? Etrange. Très étrange. Et il s'agit d'une rumeur persistante ?
- Oui, il est écrit que tout le monde mentionne le marché de Smolensk.
- Eropkine est un homme très riche et très superstitieux, prononça Eraste Pétrovitch, songeur. Je serais tenté de soupçonner ici quelque arnaque, mais Eropkine a une telle réputation que pas un seul Moscovite n'oserait s'en prendre à lui. C'est un scélérat, la pire c-canaille que la terre ait jamais portée. Voilà bien longtemps que j'ai une dent contre lui mais, hélas, Vladimir Andréiévitch m'interdit d'y toucher. Il dit qu'il y a beaucoup de malfaiteurs, qu'on ne peut pas tous les mettre sous les verrous et que celui-là est généreux avec les caisses de la ville et les ouvres de bienfaisance. Ainsi, cet oiseau lui a
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parlé avec une voix humaine ? Et il avait un anneau d'or dans le bec ? Faites-moi voir. "
II prit à Tioulpanov le Bulletin policier des événements urbains et se mit à lire le passage souligné.
" Hum. "Toutes les rumeurs font mention d'un 'jeune innocent au visage pur, aux cheveux d'or, vêtu d'une chemise plus blanche que neige.' Où a-t-on jamais vu un fol en Christ avec un visage pur et une chemise plus b-blanche que neige ? Et regardez un peu ce qui est écrit plus loin : "L'étonnante précision des témoignages, qui d'ordinaire n'est guère le propre des fabulations oiseuses, empêche de considérer cette rumeur comme une pure invention." Tenez, Tioulpanov, prenez donc à Svertchinski deux ou trois de ses agents et mettez sous surveillance secrète la maison d'Eropkine. Ne donnez aucune explication, dites qu'il s'agit d'un ordre de Son Excellence. Valet ou pas Valet, je devine ici quelque subtile manigance. Nous allons voir ce qui se cache derrière ces miracles. "
Le conseiller aulique prononça la dernière phrase avec un enjouement certain. L'information concernant l'oiseau noir enchanté avait eu sur Eraste Pétrovitch un effet magique. Il éteignit son cigare, s'étira énergiquement, et lorsque Massa revint, portant sur un plateau de quoi servir le café, il dit :
" Sers le café à Tioulpanov. Quant à nous deux, je t-trouve qu'il y a un peu trop longtemps que nous ne nous sommes pas entraînés au glaive. "
Le Japonais s'illumina, posa brutalement le plateau sur la table, faisant jaillir des éclaboussures noires, puis sortit précipitamment du bureau.
Cinq minutes plus tard, Anissi se tenait à la fenêtre et, serrant frileusement ses bras autour de lui, il
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observait dans la cour, foulant la neige, les jambes légèrement fléchies, deux personnages à l'air de prédateurs, vêtus en tout et pour tout de pagnes. Le conseiller aulique était svelte et musclé, Massa, petit et râblé, mais sans une once de graisse. Les deux combattants tenaient dans leur main une solide tige de bambou pourvue d'une garde ronde. S'il était bien sûr exclu de tuer qui que ce fût avec cet engin, on pouvait en revanche se faire mal, et même très mal.
Massa tendit les bras, le " glaive " dirigé vers le haut, hurla comme un forcené et fit un bond en avant. On entendit le claquement sonore du bois contre le bois, et les adversaires se mirent à tourner face à face dans la neige.
" Br-r-r ", fit Anissi avec une grimace avant d'avaler une gorgée de café brûlant.
Le chef se jeta sur le petit homme trapu, et le choc des deux cannes se mua en crépitement ininterrompu, tandis que les mouvements étaient si rapides que Tioulpanov en voyait trouble.
Cependant, l'assaut fut de courte durée. Massa tomba lourdement sur le postérieur en se tenant la tête, alors que Fandorine, debout au-dessus de lui, frottait son épaule meurtrie.
" Hé, Tioulpanov ! cria-t-il joyeusement, se tournant vers la maison. Vous ne voulez pas vous j-joindre à nous ? Je vous apprendrai l'escrime japonaise ! "
Non merci, pensa Anissi, se cachant derrière le rideau. Ce sera pour une autre fois.
" Cela ne vous tente pas ? "
Eraste Pétrovitch ramassa une poignée de neige et, avec une évidente délectation, entreprit d'en frictionner son ventre plat et musclé.
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" Dans ce cas, ne restez pas là, mettez-vous à la tâche. Assez flemmardé ! "
Ça, c'était la meilleure ! Comme si c'était Tioulpanov qui était resté deux jours durant à traîner en robe de chambre !
A Sa Haute Noblesse Monsieur Fandorine
26 février, 2e jour de surveillance
Je vous prie d'excuser ces pattes de mouche - j'écris avec un crayon et ma feuille est posée sur le dos de l'agent Fiodorov. C'est l'agent Sidortchouk qui portera cette note, quant au troisième agent, Latsis, je l'ai posté dans un traîneau pour le cas où l'objet partirait à {'improviste.
Avec l'objet, il se passe quelque chose d'incompréhensible.
Il n'est allé au bureau ni aujourd'hui ni hier. On sait par son cuisinier que le jeune innocent Païssi vit chez lui depuis hier. Il mange beaucoup de chocolat, il dit qu'on peut, que ce n'est pas interdit pendant le carême. Ce matin tôt, avant même le lever du jour, l'objet est allé quelque part en traîneau en compagnie de Païssi et de trois serviteurs. Rue Iakimanka, il nous a semés et s'est éloigné en direction de la porte de Kalouga - il faut dire qu'il a une sacrée bonne troïka. On ignore où il est allé. Il est rentré peu après sept heures avec une vieille casserole en cuivre, qu'il portait lui-même sur ses bras. Apparemment, cela pesait son poids. L'objet avait l'air inquiet et même effrayé. D'après les informations reçues du cuisinier,
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il n'a pas pris de petit déjeuner et s'est enfermé dans sa chambre, où il est resté longuement à faire tinter quelque chose. Dans la maison, on parle à mots couverts d'un " colossal trésor " qu'aurait trouvé le maître. Et on raconte des histoires à dormir debout, comme quoi la Sainte Vierge en personne serait apparue à E., ou encore que le Buisson ardent aurait discuté avec lui.
Depuis midi l'objet est ici, à l'église Notre-Dame-de-Smolensk. Il prie avec ferveur, se prosterne jusqu'à terre devant la Très Sainte Icône. Le jeune Païssi est avec lui. L'innocent est exactement comme décrit dans le Bulletin. J'ajouterai seulement que son regard est vif et acéré, pas du tout celui d'un fol en Christ. Venez, chef, il se trame ici des choses louches. Je vous expédie Sidortchouk et je retourne dans l'église faire mes dévotions.
Ecrit à cinq heures quarante-six minutes et demie de l'après-midi.
A. T.
Eraste Pétrovitch fit son apparition dans l'église peu après sept heures, alors que l'interminable office touchait à sa fin. Un Tsigane au teint bistre - cheveux bouclés, manteau de fourrure cintré, boucle d'oreille - effleura l'épaule d'un Tioulpanov épuisé par son pénible travail de surveillance (il portait des lunettes bleu foncé et une perruque rousse, afin qu'on ne le prît pas pour un Tatare avec son crâne rasé).
" Tiens, l'ami, passe le feu divin ", dit le Tsigane.
Et quand, froissé par tant de familiarité, Anissi lui prit le cierge des mains, l'homme murmura avec la voix de Fandorine :
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" Je vois Eropkine, mais où se trouve le garçon ? "
Tioulpanov battit des paupières, reprit ses esprits et pointa discrètement le doigt.
L'objet était à genoux et bredouillait des prières tout en s'inclinant et se relevant inlassablement. Derrière lui, également à genoux, se tenait un homme à la barbe noire et à l'allure de brigand qui, lui, ne faisait pas de signe de croix et avait seulement l'air de s'ennuyer. Il avait même bâillé une ou deux fois si largement qu'on avait vu étinceler deux rangées de solides dents blanches. A droite d'Erop-kine, les mains en croix et les yeux au ciel, le gracieux adolescent fredonnait quelque chose. Il portait effectivement une chemise blanche, quoique loin d'être aussi immaculée que l'affirmait la rumeur - visiblement, il ne l'avait pas changée depuis longtemps. A un moment, Anissi avait surpris l'innocent en train de fourrer rapidement un morceau de chocolat sous sa joue alors qu'il venait de se jeter face contre terre comme dans un accès d'extase mystique. Tioulpanov était lui-même mort de faim, mais le service était le service. Même lorsqu'il s'était absenté pour écrire son rapport, il ne s'était même pas autorisé à acheter un petit pâté farci. Pourtant, ce n'était pas l'envie qui lui en manquait.
" Pourquoi en Tsigane ? murmura-t-il au chef.
- Et en quoi, selon vous, pouvais-je me déguiser quand le brou de noix n'est toujours pas p-parti de ma figure ? En nègre ? Un nègre n'a rien à faire à Notre-Dame-de-Smolensk. "
Eraste Pétrovitch le regarda d'un air réprobateur et, brusquement, sans le moindre bégaiement, dit quelque chose qui frappa de stupeur le malheureux Anissi :
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" J'avais oublié votre défaut essentiel, qui, celui-là, est difficile à transformer en qualité. Vous souffrez d'une mauvaise mémoire visuelle. Enfin, ne voyez-vous pas que ce bienheureux innocent n'est autre que votre vieille et même, peut-on dire, intime connaissance ?
- Non ! s'exclama Anissi en portant la main à son cour. C'est impossible !
- Si, regardez donc son oreille. Je vous ai pourtant appris que chaque homme possède des oreilles uniques. Voyez, même lobe rosé et court, même forme générale - un ovale parfait, ce qui est rare -, et détail le plus caractéristique : antitragus légèrement saillant. C'est elle, Tioulpanov, elle, et bien elle. La princesse géorgienne. Ce qui veut dire que le Valet est effectivement encore plus culotté que je ne le pensais. "
Le conseiller aulique secoua la tête, comme s'il s'étonnait des mystères de la nature humaine. Puis il se mit à parler de façon hachée :
" Les meilleurs agents. Mikhéiev, Soubbotine, Seï-fouline absolument, plus sept autres. Six traîneaux, et des chevaux qui ne risquent pas de se faire distancer par la troïka d'Eropkine. Discrétion la plus absolue, selon le principe "l'ennemi est partout", de façon que non seulement l'objet mais également les personnes étrangères ne remarquent pas la filature. Il est plus que vraisemblable que le Valet en personne se balade quelque part dans le coin. Mais nous ignorons à quoi il ressemble, et il ne nous a pas montré ses oreilles. Et maintenant, filez à Nikitskaïa. Et plus vite que ça ! "
Anissi, comme ensorcelé, regardait le cou frêle de l'" adolescent ", son oreille à l'ovale parfait et à
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l'" antitragus " spécial, et, dans l'esprit du candidat au rang de registrateur de collège, s'insinuèrent des pensées tout à fait inadmissibles dans l'enceinte d'une église, à plus forte raison en période de grand carême. Il s'ébroua, se signa et prit la direction de la sortie.
Eropkine fit ses dévotions jusque tard le soir et ne rentra chez lui qu'après dix heures. Depuis le toit de la maison voisine, où il se gelait, l'agent Latsis vit qu'on était en train d'atteler un traîneau fermé. Apparemment, en dépit de l'heure tardive, Samson Kharitonovitch n'avait pas l'intention de dormir.
Mais Fandorine et Anissi étaient d'ores et déjà prêts à toute éventualité. En quittant la maison d'Eropkine, on avait le choix entre trois directions et à chaque embranchement étaient postés deux équipages dépourvus de tout signe distinctif.
Le traîneau du conseiller d'Etat actuel - trapu, tapissé de drap sombre - passa la lourde porte de chêne à onze heures un quart et prit la direction de Pretchistenka. Sur le siège du cocher étaient assis deux solides gaillards vêtus de courtes pelisses, tandis qu'à l'arrière se tenait le barbu.
Le premier des deux traîneaux qui faisaient le guet au début de la rue Pretchistenka s'ébranla tranquillement à sa suite. Derrière, les cinq autres partirent les uns derrière les autres en ayant soin de rester à distance respectable du " numéro un ", ainsi que, dans leur jargon, les policiers appelaient le premier degré de surveillance visuelle. A l'arrière du " numéro un " brillait une lanterne rouge, visible de loin par les véhicules qui suivaient.
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Eraste Pétrovitch et Anissi se trouvaient dans un traîneau léger, à une centaine de mètres de la lanterne rouge. Les autres " numéros " s'étiraient derrière, en file indienne. Il y avait parmi eux un traîneau de paysan, une troïka de postillon, un attelage d'ecclésiastique, mais même la guimbarde la plus minable d'apparence était solidement construite, avec des patins doublés d'acier, et les petits chevaux, bien assortis les uns aux autres, s'ils ne payaient pas de mine, étaient rapides et résistants.
Au second tournant (sur le quai de la Moskova), conformément aux instructions, le " numéro un " ralentit et, au signal de Fandorine, le " numéro deux " passa en tête, tandis que le " un " prenait la queue. Pendant dix minutes, montre en main, le " deux " resta derrière l'objet, puis il tourna à gauche, laissant sa place au " numéro trois ".
Cette stricte observation des instructions ne fut pas, en l'occurrence, superflue, car, installé à l'arrière, le bandit à barbe noire était loin de dormir. Il fumait un petit cigare et, coriace comme il était, les intempéries le laissaient indifférent ; il n'avait même pas pris soin de couvrir sa tête hirsute d'une chapka, alors que le vent s'était levé et que le ciel déversait de gros flocons mouillés.
Après la rivière laouza, le traîneau d'Eropkine tourna à gauche, et le " numéro trois " continua tout droit, laissant sa place au " quatre ". L'équipage du conseiller aulique ne prenait pas part à l'alternance des " numéros " et demeurait en permanence en seconde position.
Ainsi accompagnèrent-ils l'objet jusqu'à destination : le monastère de Novopimenovski, dont les
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tours massives se dessinaient, blanches, dans la nuit noire.
De loin, on vit se détacher du traîneau d'Eropkine une, deux, trois, quatre, cinq silhouettes. Les deux dernières portaient quelque chose : un sac ou un corps humain.
" Un cadavre ! s'exclama Anissi. Il est peut-être temps de procéder à l'arrestation ?
- Pas si vite, répondit le chef. Il faut d'abord y voir clair. "
II disposa les traîneaux avec les agents à tous les points stratégiques et après seulement fit signe à Tioulpanov de le suivre.
Ils s'approchèrent prudemment de la chapelle abandonnée, en firent le tour. A l'arrière, près d'une porte rouillée à peine visible, ils découvrirent un traîneau et un cheval attaché à un arbre. L'animal tendit son chanfrein velu en direction d'Anissi et émit un hennissement plaintif : il en avait visiblement assez d'attendre et s'ennuyait.
Eraste Pétrovitch plaqua son oreille contre la porte puis, à tout hasard, tira la poignée métallique. Contre toute attente, le battant s'entrouvrit, sans émettre le moindre son. A travers l'étroite fente filtra une pâle lumière, et une voix sonore prononça d'étranges paroles :
" Où vas-tu ? Je vais te changer en pierre !
- Curieux, murmura le chef, s'empressant de refermer la porte. Les gonds sont rouilles, mais ils ont été récemment graissés. Bon, attendons la suite. "
Environ cinq minutes plus tard, un fracas se fit entendre à l'intérieur, mais presque aussitôt tout redevint calme. Fandorine posa la main sur l'épaule d'Anissi : pas tout de suite, c'est encore trop tôt.
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Il s'écoula une dizaine de minutes et, soudain, une voix de femme se mit à hurler désespérément :
" Au feu ! A l'incendie ! Bonnes gens, au secours ! "
Puis une voix d'homme reprit :
" Au feu ! A l'incendie ! Au feu ! "
Anissi se rua comme un fou sur la porte, mais des doigts d'acier l'attrapèrent par la martingale de sa capote et le tirèrent en arrière.
" Selon moi, pour le moment, c'est de la mise en scène, l'essentiel reste à venir, dit le chef à voix basse. Il faut attendre le dénouement. La porte n'a pas été graissée pour rien, et le cheval n'est pas là à se languir par hasard. Nous occupons la position clé, Tioulpanov. Mais il ne faut se hâter que dans les cas où il n'est absolument plus possible de différer l'action. "
Eraste Pétrovitch leva un doigt doctoral, et Anissi ne put s'empêcher d'admirer le gant de velours à boutons d'argent.
Pour cette opération nocturne, le conseiller auli-que s'était habillé en dandy : longue pelisse de drap garnie de castor, écharpe blanche, haut-de-forme de soie, à la main canne à pommeau d'ivoire. Bien qu'en perruque rousse, Anissi avait revêtu pour la première fois sa capote de fonctionnaire, avec boutons ornés du blason impérial, sa nouvelle casquette à visière vernie. Ce qui n'empêchait que, comparé à Fandorine, il se faisait l'effet d'un vilain petit canard à côté d'un beau cygne.
Le chef allait ajouter un propos non moins édifiant quand, derrière la porte, retentit un hurlement si déchirant et si plein d'une authentique douleur que Tioulpanov, surpris, poussa lui aussi un cri.
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Le visage d'Eraste Pétrovitch se contracta. Apparemment, il se demandait s'il convenait d'attendre encore et s'il se trouvait dans un de ces cas où il n'est plus possible de différer l'action. Un coin de sa bouche s'étira en un tic nerveux et il pencha la tête sur le côté, comme pour prêter attention à une voix qu'Anissi ne pouvait entendre. De toute évidence, la voix intima au chef l'ordre d'agir, car Fandorine ouvrit en grand la porte, d'un geste résolu, et entra.
Le tableau qui s'offrit au regard d'Anissi était véritablement stupéfiant.
Au-dessus d'une table en bois, jambes écartées, se balançait au bout de deux cordes un vieillard à barbe blanche, vêtu d'un uniforme de hussard sous une grande tunique blanche qui pendait à l'envers. Derrière lui, brandissant un long fouet enroulé, se tenait le coupe-jarret d'Eropkine. Ce dernier, pour sa part, était assis un peu à l'écart, sur une chaise. A ses pieds était posé un sac plein à craquer et, contre le mur, accroupis, les deux gaillards qui avaient fait la route sur le siège du cocher étaient tranquillement en train de fumer.
Tioulpanov nota tous ces détails fugitivement, du coin de l'oil, car, immédiatement, une frêle silhouette allongée sans vie, face contre terre, s'imposa à son regard. Anissi contourna la table en trois bonds. Il trébucha contre un volumineux in-folio, mais parvint à se rattraper et s'agenouilla près de la femme qui gisait sur le sol.
Quand, les mains tremblantes, il la retourna sur le dos, les yeux bleu foncé au milieu d'un minois blême s'ouvrirent, et les lèvres rosés articulèrent faiblement :
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- Quels cheveux roux... Grâce à Dieu, elle était vivante !
De derrière parvint la voix calme d'Eraste Pétro-vitch :
- C'est quoi, cette salle de torture ? Anissi se redressa, se rappelant son devoir.
Le regard déconcerté d'Eropkine passait alternativement du preste fonctionnaire au dandy en haut-de-forme.
- Vous êtes qui, vous ? demanda-t-il d'une voix menaçante. Leurs complices ? A toi, Kouzma.
L'homme à barbe noire fit un geste imperceptible de la main, et, fendant l'air, une ombre fusa en direction de la gorge du conseiller aulique. Fando-rine leva sa canne, et, dans un mouvement d'une rapidité diabolique, l'extrémité du fouet s'enroula autour du bois verni. Un mouvement bref, et le fouet, arraché à la patte d'ours de Kouzma, se retrouva en possession d'Eraste Pétrovitch. Celui-ci, sans se presser, déroula la lanière de cuir serrée à l'extrême, lança sa canne sur la table et, sans effort apparent, de ses seuls doigts, entreprit de briser le knout en menus morceaux. A mesure que volaient par terre de nouveaux fragments, Kouzma semblait se dégonfler comme une baudruche. Il enfonça la tête dans ses épaules monstrueuses et recula en direction du mur.
- La chapelle est encerclée par la police, dit Fan-dorine, qui venait d'en terminer définitivement avec le fouet. Cette fois, Eropkine, vous devrez répondre de votre despotisme.
Mais cette déclaration n'effraya pas l'homme assis sur la chaise.
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- Nullement, répliqua-t-il en ricanant. Ma bourse répondra pour moi.
Le conseiller aulique poussa un soupir et souffla dans un sifflet en argent. Un trille strident à déchirer les tympans retentit et, au même instant, les agents firent irruption dans la chapelle, à grands bruits de bottes.
- Ceux-là, au poste, ordonna le chef en indiquant Eropkine et ses hommes de main. Dressez le procès-verbal. Qu'y a-t-il dans le sac ?
- Mon petit sac, prononça rapidement Samson Kharitonovitch.
- Qu'est-ce qu'il contient ?
- De l'argent, deux cent quatre-vingt-trois mille cinq cents roubles. Mes sous, le revenu de mon commerce.
- Une si grosse somme dans un sac ? interrogea froidement Eraste Pétrovitch. Avez-vous les documents financiers y afférents ? Quelle est l'origine de ces recettes ? Les taxes ont-elles été acquittées ?
- Voyons, monsieur, attendez... Discutons un instant en privé... (Eropkine bondit de sa chaise et se dirigea prestement vers le conseiller aulique.) Vous croyez que je n'ai pas compris... (Puis il ajouta tout bas :) Disons qu'il y a deux cent mille tout rond, et le reste est à votre discrétion.
- Emmenez-le, ordonna Fandorine en faisant volte-face. Dressez le procès-verbal. Comptez l'argent et consignez la somme comme il convient. Et que le fisc se débrouille avec.
Quand on eut emmené les quatre prévenus, retentit brusquement une voix énergique à peine un peu éraillée.
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- C'est, bien sûr, très noble de refuser un pot-devin, mais est-ce que je dois encore longtemps rester pendu comme un jambon ? Je commence à avoir la vue qui se brouille.
Anissi et Eraste Pétrovitch saisirent le pendu par les épaules, tandis que, définitivement ressuscitée, la demoiselle - " Mimi ", puisque tel était son nom
- grimpait sur la table et dénouait les cordes.
On fit asseoir par terre le martyr. Fandorine lui arracha sa fausse barbe, sa perruque grise et découvrit le visage le plus commun qui fût : yeux gris-bleu assez rapprochés ; cheveux clairs décolorés aux pointes ; nez inexpressif ; menton légèrement fuyant
- tout comme l'avait décrit Eraste Pétrovitch. Son visage était rouge à cause de l'afflux de sang, mais très vite ses lèvres s'élargirent en un sourire.
- On se présente ? demanda gaiement le Valet de Pique. Je ne crois pas avoir eu l'honneur...
- Ainsi, ce n'est pas vous qui étiez à la Colline aux Moineaux ? fit le chef avec un hochement de tête entendu. Tiens, tiens.
- La colline à quoi ? s'étonna le gredin avec impertinence. Personnellement, je suis Kouritsine, cornette des hussards en retraite. Dois-je vous montrer mon permis de séjour ?
- P-plus tard, fit le conseiller aulique en secouant la tête. Et puisqu'il le faut, je me présente à nouveau. Eraste Pétrovitch Fandorine, fonctionnaire pour les missions spéciales auprès du général gouverneur de Moscou, et assez peu amateur de mauvaises plaisanteries. Et ce monsieur est m-mon assistant, Anissi Tioulpanov.
Du bégaiement qui venait de réapparaître dans le discours du chef, Anissi tira la conclusion que le
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gros de la tension était passée, et il s'autorisa à se relâcher en jetant à la dérobée un regard à Mimi.
Il s'avéra qu'elle aussi le regardait. Elle poussa un léger soupir et répéta d'un air rêveur :
- Anissi Tioulpanov. C'est joli. Un vrai nom de théâtre.
Subitement, le Valet - car, nonobstant son habile subterfuge, c'était évidemment lui -, avec la plus impertinente désinvolture, fit un clin d'oil à Anissi et tira une langue aussi large qu'une pelle et étonnamment rouge.
- Eh bien, monsieur Momus, comment vais-je agir avec vous ? demanda Eraste Pétrovitch tout en observant Mimi qui épongeait le front couvert de gouttelettes de sueur de son complice. Selon la loi ou selon la j-justice ?
Le Valet réfléchit un instant et dit :
- Si vous et moi, monsieur Fandorine, ne nous rencontrions pas pour la première fois, mais que nous nous connaissions déjà quelque peu, je me serais, bien évidemment, entièrement et sans réserve fié à votre clémence, car on reconnaît immédiatement en vous un homme sensible et noble. Vous auriez sans nul doute tenu compte des tortures physiques et mentales qui m'ont été infligées, ainsi que de la personnalité repoussante de l'individu dont je me suis joué de façon si malheureuse. Mais les circonstances sont telles que je n'aurai pas à abuser de votre humanité. Mon impression est que je n'ai pas à craindre les rigueurs de la loi. Il est en effet peu probable que, tout Excellence qu'il soit, ce porc de Samson Kharitonovitch me traîne en justice pour cette innocente polissonnerie. Cela n'est pas dans son intérêt.
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Adoptant le même ton, Eraste Pétrovitch répondit à l'insolent :
- A Moscou, la loi est représentée par le prince Dolgoroukoï. A moins, monsieur le Valet, que vous ne croyiez sérieusement à l'indépendance des instances judiciaires. P-permettez-moi de vous rappeler que vous avez cruellement offensé le général gouverneur. Et comment faire avec l'Anglais ? La ville doit lui rendre ses cent mille roubles.
- Je ne vois vraiment pas, cher Eraste Pétrovitch, de quel Anglais vous parlez, fit le rescapé en écartant les mains. Quant à Son Excellence, j'ai pour Elle une estime sincère. Et le plus profond respect pour ses cheveux blancs et teints. Si Moscou a besoin d'argent, vous avez là ce que j'ai gagné pour les caisses de la ville : un sac entier. C'est par avidité qu'Eropkine a dit que cet argent était à lui, mais quand il sera un peu calmé, il reviendra sur ses paroles. Il dira qu'il ne sait rien de rien, que cette fortune tombe du ciel. Et la somme d'origine inconnue ira aux besoins de la ville. Pour bien faire, il devrait me revenir un petit pourcentage.
- Après tout, c'est sensé, prononça le conseiller aulique, songeur. Sans compter que vous avez restitué ses affaires à Ariadna Arkadievna. Et que vous n'avez pas oublié mon chapelet... D'accord. Puisque vous préférez la loi, va pour la loi. Vous ne regrettez pas d'avoir dédaigné ma justice ?
Sur le visage insignifiant de l'individu se refléta une certaine hésitation.
- Je vous remercie très humblement mais, vous savez, j'ai plutôt pour habitude de compter sur moi-même.
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- Eh bien, comme vous voudrez, dit Fandorine en haussant les épaules avant d'ajouter sans la moindre pause : Vous pouvez aller au d-diable.
Anissi resta cloué sur place, tandis que le Valet de Pique bondissait sur ses jambes, craignant apparemment que le fonctionnaire ne se ravise.
- Merci ! Je jure de ne plus remettre les pieds dans cette ville. D'ailleurs, j'en ai plus qu'assez de ma patrie orthodoxe. Allons-y, Mimi, n'importunons pas plus longtemps monsieur Fandorine.
Eraste Pétrovitch ouvrit les bras :
- Oui, mais, hélas, je ne peux pas laisser partir votre compagne. Vous avez choisi la loi, il faut appliquer la loi. Elle a contre elle l'affaire de la loterie. Il y a des victimes et il y a des témoins. Là, impossible d'éviter la confrontation avec le juge.
- Oh ! s'écria la demoiselle aux cheveux ras, d'une voix si plaintive que le cour d'Anissi se serra. Mon petit Momus, je ne veux pas aller en prison.
- Que faire, fillette, la loi est la loi, répondit avec désinvolture l'impitoyable gredin tout en reculant progressivement en direction de la porte. N'aie pas peur, je m'occuperai de toi. Je t'enverrai le meilleur avocat, tu verras. Alors, je peux partir, Eraste Pétrovitch ?
- Salaud ! geignit Mimi. Arrête ! Où vas-tu ?
- Je pense partir au Guatemala, déclara le " petit Momus " d'un ton enjoué. J'ai lu dans les journaux qu'il y avait là-bas une nouvelle révolution. Les Guatémaltèques en ont assez de la république, ils recherchent un prince allemand à installer sur leur trône. Qui sait, je pourrai peut-être faire l'affaire ?
Et, avec un geste d'adieu de la main, il disparut derrière la porte.
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Le procès de la demoiselle Maria Nikolaievna Maslennikova, ancienne actrice des théâtres péters-bourgeois, accusée d'escroquerie, d'association de malfaiteurs et de délit de fuite, eut lieu à la fin du mois d'avril, en cette période bienheureuse d'après Pâques où les branches se gonflent de bourgeons gorgés de sève, où le long des bordures encore imprécises des chemins qui commencent à s'assécher pointe ça et là une petite herbe fraîche.
L'événement n'avait pas suscité d'intérêt parmi le grand public, car l'affaire était d'ampleur modeste, mais dans la salle d'audience avaient néanmoins pris place une demi-douzaine de reporters. Une vague mais persistante rumeur affirmant que l'affaire manquée de la fausse loterie était plus ou moins liée aux fameux Valets de Pique, les rédactions avaient, à tout hasard, dépêché leurs représentants.
Anissi arriva parmi les premiers et s'assit le plus près possible du banc des accusés. Il était passablement agité car, durant les deux derniers mois, il avait bien des fois pensé à la joyeuse Mimi et à son triste destin. Or voici que l'heure du dénouement était venue.
Entre-temps, la vie de l'ex-commissionnaire avait connu pas mal de bouleversements. Après qu'Eraste Pétrovitch eut laissé le Valet de Pique prendre la clé des champs, une bien désagréable explication avait eu lieu dans le bureau du gouverneur. Le prince était entré dans une rage indescriptible et, ne voulant rien entendre, avait même invectivé le conseiller aulique en le traitant de " sale gosse qui n'en fait qu'à sa tête ". Le chef avait immédiatement rédigé sa lettre de démission, mais celle-ci avait été refu-
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sée, car, une fois sa colère retombée, Vladimir Andréiévitch avait compris de quel désastre l'avait sauvé la prévoyance de son fonctionnaire pour les missions spéciales. La déposition du Valet de Pique concernant l'affaire de lord Pitsbrook aurait mis le prince dans une position scabreuse non seulement vis-à-vis des Moscovites mais également des hautes sphères, parmi lesquelles le gouverneur rebelle comptait un bon nombre d'ennemis n'attendant qu'un faux pas de sa part. Or se retrouver dans une position ridicule est encore pis qu'un faux pas, surtout quand vous êtes dans votre soixante-seizième année et que les volontaires se bousculent pour prendre votre place.
Bref, le gouverneur était venu rue Malaïa Nikits-kaïa, avait demandé pardon à Eraste Pétrovitch et l'avait même présenté pour l'ordre de Saint-Vladimir - pas pour le Valet de Pique, bien entendu, mais pour " ses excellents services et son zèle exceptionnel ". Les largesses du prince eurent également des retombées sur Anissi, qui reçut une gratification conséquente. De quoi s'installer dans un nouvel appartement, gâter Sonia et s'équiper de pied en cap. De simple Anissi qu'il était, il devint Sa Noblesse le registrateur de collège Anissi Pitirimo-vitch Tioulpanov.
C'est ainsi que, ce jour-là, il était arrivé au procès dans un uniforme d'été tout neuf, qu'il portait pour la première fois. L'été était encore loin, mais Anissi faisait vraiment beaucoup d'effet dans sa tunique blanche aux pattes de parement rehaussées d'un liseré doré.
Lorsqu'on l'introduisit dans la salle, l'accusée eut immédiatement l'attention attirée par l'uniforme
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blanc ; elle sourit tristement comme à un vieil ami et s'assit, tête basse. Les cheveux de la petite Mimi (" Mimotchka ", ainsi qu'Anissi l'appelait pour lui-même) n'avaient pas encore bien repoussé et étaient retenus sur sa nuque par un petit noud rudimen-taire. L'accusée était vêtue d'une robe marron toute simple et ressemblait à une jeune lycéenne convoquée devant le conseil de discipline.
Remarquant que les jurés regardaient la timide jeune fille avec compassion, Anissi reprit quelque peu confiance. Le verdict ne serait peut-être pas aussi sévère que ça...
Mais le réquisitoire du procureur le plongea dans la consternation. L'accusateur public - un ambitieux aux joues rosés, un impitoyable carriériste - dépeignit la personnalité de Mimotchka sous les couleurs les plus sombres, décrivant tout le cynisme et l'abomination de la " loterie de bienfaisance ", et requérant pour la demoiselle Maslennikova trois ans de travaux forcés assortis de cinq ans de relégation en Sibérie.
Sa faute ayant été jugée mineure, l'acteur minable et ivrogne qui avait joué le rôle de président de la loterie avait été relaxé et comparaissait en tant que témoin de l'accusation. Tout portait à croire que Mimotchka était vouée à payer pour tout le monde. Elle laissa tomber sa petite tête aux cheveux d'or sur ses mains croisées et se mit à pleurer en silence.
Anissi prit alors une décision. Il la suivrait en Sibérie, trouverait là-bas une place quelconque et, par sa fidélité et son amour, soutiendrait moralement la pauvre petite. Ensuite, lorsqu'on l'aurait libérée par anticipation, ils se marieraient, et alors... Et alors tout serait très bien.
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Et Sonia ? interrogea la conscience d'Anissi. Allait-il mettre à l'assistance publique sa sour, une invalide dont personne n'avait que faire ?
Non, répondit Anissi à sa conscience. Je me jetterai aux pieds d'Eraste Pétrovitch, c'est un homme au cour noble, il comprendra.
Concernant Sonia, justement, les choses s'étaient plutôt bien arrangées. La plantureuse Palacha, nouvelle femme de ménage de Fandorine, s'était attachée à la malheureuse. Elle prenait soin d'elle, la surveillait, lui faisait des tresses. Sonia avait même commencé à prononcer des mots : " ruban ", " peigne ". Avec un peu de chance, le chef ne laisserait pas tomber l'orpheline, et après, Anissi la reprendrait avec lui, quand il s'installerait...
C'est alors que le juge donna la parole à la défense. Tioulpanov abandonna momentanément ses sombres pensées et fixa avec espoir l'avocat.
Celui-ci, à dire vrai, ne payait pas de mine. Noiraud, tout voûté, il avait un long nez et ne cessait de renifler. A ce qu'on disait, un inconnu avait loué ses services auprès du célèbre cabinet de Saint-Pétersbourg, Rubinstein et Rubinstein, et l'homme aurait même été considéré comme un as du barreau. Toutefois, l'aspect extérieur du défenseur ne plaidait guère en sa faveur. Quand il s'avança, éternua bruyamment dans un mouchoir rosé, puis eut un hoquet, Anissi fut saisi d'un mauvais pressentiment. Cette crapule de Momus avait lésiné sur la dépense et envoyé un avocat miteux, juif pur jus de surcroît. A la façon dont ces antisémites de jurés le regardaient de travers, il était évident qu'ils ne croiraient pas un mot de ce qu'il allait dire.
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Le voisin de gauche de Tioulpanov, un homme de type kalmouk à la barbe touffue et aux lunettes cerclées d'or, secoua la tête après avoir bien examiné l'avocat et, avec un air de conspirateur, murmura à Anissi :
- Celui-là va tout faire capoter, vous allez voir. Le défenseur se tourna vers les jurés, mit les
mains sur ses hanches et, d'une voix chantante, commença.
- Eh bien, monsieur le juge et messieurs les jurés, pouvez-vous m'expliquer ce que cet homme vient de nous raconter pendant une bonne heure ? dit-il en pointant son gros doigt en direction du procureur. J'aimerais savoir ce qui a mis le feu aux poudres ! Et à quoi est dépensé l'argent des honnêtes contribuables comme vous et moi !
Les " honnêtes contribuables " regardèrent avec un dégoût manifeste le phraseur aux manières pour le moins désinvoltes, mais l'avocat ne s'en troubla nullement.
- De quoi dispose l'accusation ? interrogea-t-il, sceptique. Un escroc, qu'entre nous soit dit notre brillante police n'a pas trouvé, a monté un coup. Il a embauché cette charmante et timide demoiselle pour vendre des billets de loterie en lui disant que l'argent était destiné à une bonne ouvre. De grâce, regardez cette jeune fille, messieurs les jurés. Peut-on vraiment soupçonner de malfaisance un être aussi innocent ?
Les jurés regardèrent l'accusée. Anissi également... et soupira. L'affaire était fichue d'avance. Quelqu'un d'autre, peut-être, aurait pu attendrir le tribunal, mais sûrement pas ce bavard à gros pif.
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I
- Non, bien sûr, fit le défenseur en balayant l'air d'un geste de la main. Elle est une victime au même titre que les autres. Je dirais même qu'elle a pâti plus que les autres, dans la mesure où la caisse de la prétendue loterie a été confisquée et que tous ceux qui ont présenté leurs billets ont été remboursés. Ne gâchez pas l'avenir de cette jeune créature, messieurs les jurés, ne la condamnez pas à vivre parmi les criminels.
L'avocat éternua de nouveau et sortit de son porte-documents une liasse de papiers.
- C'est plutôt faible, commenta froidement le barbu assis à côté d'Anissi. Ils vont condamner la gamine. Vous voulez parier ?
Et il lui fit un clin d'oil derrière ses lunettes.
Il trouvait ça drôle ! Furieux, Anissi se détourna, s'attendant au pire.
Mais le défenseur n'en avait pas terminé. Il tirailla sa barbichette à la comte de Beaconsfield, et, d'un air débonnaire, porta la main à sa chemise défraîchie :
- C'est à peu près une telle plaidoirie que j'aurais prononcée devant vous, messieurs les jurés, s'il y avait eu effectivement quelque chose à dire. Mais il n'y a rien à dire, parce que j'ai ici (il agita ses papiers) une déclaration écrite de chacune des parties civiles. Elles retirent leurs plaintes. Vous pouvez clore le procès, monsieur le juge. Il n'y a plus rien à juger.
L'avocat s'approcha du juge et fit claquer la liasse de papiers sur la table, juste sous son nez.
- Ça, par contre, c'est habile, murmura le voisin, tout excité. Et maintenant, que va faire le procureur ?
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Ce dernier bondit de sa chaise et se mit à crier d'une voix brisée par une juste indignation :
- C'est de la subornation pure et simple ! Je le prouverai ! Il ne faut surtout pas clore le procès ! C'est une affaire d'importance nationale !
L'avocat se tourna vers le procureur et dit en le singeant :
- " Subornation pure et simple " ! Voyez ce Caton que nous avons là ! Cela aurait coûté moins cher de vous acheter, monsieur l'accusateur. Chacun sait que vos tarifs sont modestes. J'ai d'ailleurs ici un reçu signé de votre main. Où est-il ? Ah, le voilà ! (Il sortit de sa serviette un autre papier, qu'il fourra sous le nez du juge.) Pour seulement mille cinq cents roubles, notre procureur a modifié la mesure de coercition à l'égard de l'escroc Broutian, lequel, comme de juste, s'est empressé de fuir.
Le procureur porta la main à son cour et se tassa sur sa chaise. Dans la salle, tout le monde voulut parler en même temps, et les correspondants des journaux, qui jusque-là s'ennuyaient ostensiblement, s'animèrent et se mirent à écrire fébrilement dans leurs calepins.
Le juge fit retentir sa clochette, regardant d'un air désemparé le reçu compromettant. De son côté, le déplaisant avocat se contorsionna maladroitement, et, de son inépuisable porte-documents, une série de photographies se déversa sur la table.
Anissi n'était pas en mesure de distinguer ce qu'il y avait sur les clichés, mais le juge devint brusquement blanc comme la mort et fixa les photographies avec de grands yeux remplis d'horreur.
- Je m'excuse vraiment, dit le défenseur sans pour autant s'empresser de ramasser les photogra-
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phies. Cela n'a absolument aucun rapport avec le cas qui nous occupe aujourd'hui. Cela concerne une autre affaire, une affaire de détournement de petits garçons.
Il avait semblé à Anissi que l'avocat avait appuyé d'une drôle de façon sur les mots " aujourd'hui " et " autre ", mais comme par ailleurs il avait une manière bien à lui de s'exprimer, il était possible que ce fût seulement une impression.
- Alors, on clôt le procès ? demanda l'avocat en regardant le juge droit dans les yeux et en rassemblant lentement les photographies. Pour absence de fait délictueux, non ?
Et, une minute plus tard, le procès était déclaré terminé.
En proie à une terrible agitation, Anissi se tenait sur le perron et attendait que le merveilleux avocat fasse sortir celle qui venait d'être disculpée.
Les voici qui arrivaient : Mimotchka distribuait les sourires à droite et à gauche, et n'avait plus du tout l'air malheureuse ni pitoyable. L'avocat, penché, la conduisait par le bras, tandis que, de la main qui tenait le porte-documents, il faisait de grands gestes pour repousser les reporters.
- Oh, j'en ai assez de vous ! s'écria-t-il, courroucé, en installant sa cliente dans un phaéton.
Anissi voulut s'approcher de Mimotchka, mais l'homme qui, un peu plus tôt, avait commenté avec tant d'intérêt le procès passa devant lui.
- Vous irez loin, cher confrère, dit-il au sauveur de Mimotchka en lui tapant sur l'épaule d'un geste protecteur.
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Après quoi il s'éloigna en martelant le sol avec sa canne.
- Qui était-ce ? demanda Anissi à l'appariteur.
- Mais voyons, répondit ce dernier avec un infini respect, c'est monsieur Plévako1, Fiodor Nikiforo-vitch en personne.
A cet instant, Mimi, qui s'était laissée choir sur son siège moelleux, se tourna et, de la main, envoya un baiser à Anissi. L'avocat se retourna à son tour. Il lança un regard sévère au jeune fonctionnaire en tunique blanche et aux oreilles en feuilles de chou puis, brusquement, fit une chose extravagante : il tordit sa figure en une affreuse grimace et tira une large langue d'un rouge vif.
La voiture s'élança dans le grondement joyeux de ses roues sur la chaussée pavée.
- Arrêtez ! Arrêtez ! cria Anissi.
Il se mit à courir derrière le phaéton, mais pouvait-il espérer la rattraper ? Et, d'ailleurs, à quoi bon ?
SIXIEME LIVRE=:
Le Décorateur
1. Célèbre avocat russe de la fin du xixe siècle.
Un sale commencement
4 avril, Mardi saint, au matin
Eraste Pétrovitch Fandorine, fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur de la ville de Moscou, personnage de sixième classe, chevalier de différents ordres, tant russes qu'étrangers, vomissait ses boyaux.
Le visage délicat, d'une pâleur presque bleutée, du conseiller de collège, était tordu par une grimace de souffrance ; l'une de ses mains habillées de gants glacés à boutons d'argent était crispée sur sa poitrine, tandis que l'autre battait l'air de manière quasi convulsive. Par cette peu convaincante gesticulation, Eraste Pétrovitch cherchait à rassurer son subordonné : ce n'est rien, une babiole, cela va passer. Cependant, à en juger par le caractère prolongé et douloureux des spasmes, il semblait bien que son malaise fût loin d'être anodin.
L'adjoint de Fandorine, le secrétaire de gouvernement Anissi Pitirimovitch Tioulpanov, malingre jeune homme de vingt-trois ans à la figure ingrate, n'avait encore jamais eu l'occasion de voir son chef en si piteux état. Tioulpanov lui-même, cela dit, était un peu verdâtre, mais il avait résisté à l'émétique
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tentation et en éprouvait à présent un secret orgueil. Toutefois, ce sentiment indigne n'était que fugitif et ne méritait donc pas qu'on s'y arrêtât, alors que la surprenante sensibilité que manifestait son chef adoré, d'ordinaire toujours si maître de lui et si peu enclin à livrer ses émotions, donnait à Anissi de sérieuses alarmes.
- At-tendez... articula enfin Eraste Pétrovitch, toujours grimaçant, en essuyant de son gant ses lèvres violettes.
Le léger bégaiement, souvenir d'un lointain traumatisme, s'était notablement accentué.
- V-venez i-ici... P-rocès-v-v-verbal, dét-taillé... P-prises de vue ph-photographiques, sous tous les angles. Et qu'on ne p-pié... pie... piétine pas les empreintes...
Il se plia à nouveau en deux, mais cette fois-ci sa main tendue ne trembla pas : son doigt désignait, inflexible, la porte déglinguée de la méchante cabane en planches d'où, quelques instants plus tôt, le conseiller de collège était ressorti, tout pâle et la jambe flageolante.
Anissi n'avait guère envie de retourner sur ses pas, dans la pénombre grise imprégnée d'une tenace odeur de sang et de tripaille. Mais le service est le service.
Il s'emplit la poitrine d'une ample provision de cet air humide que le mois d'avril avait apporté (eh ! il n'eût plus manqué qu'il succombe lui aussi à la nausée !), se signa et se jeta résolument à l'eau.
Dans la baraque, qui servait ordinairement à entreposer du bois de chauffage et qui était à présent presque vide du fait que la saison froide touchait à sa fin, se trouvait rassemblée une belle
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quantité de monde : juge d'instruction, agents de la Sûreté, commissaire d'arrondissement, inspecteur de quartier, médecin légiste, photographe, sergents de ville et encore le concierge Klimouk, qui était le premier arrivé sur les lieux du monstrueux forfait : au matin il s'était glissé là pour prendre quelques bûches, avait vu la chose, puis hurlé autant qu'il se doit, avant de courir chercher la police.
Deux lanternes à huile éclairaient le local, des ombres lentes vacillaient sur le plafond bas. L'atmosphère était silencieuse, on entendait juste dans un coin un tout jeune sergent de ville sangloter et renifler sur une note aiguë.
- Eh bien messieurs, qu'est-ce que nous avons là ? fredonna l'expert en médecine légale, Igor Wille-movitch Zakharov, en ramassant par terre de sa main gantée de caoutchouc un curieux objet spongieux d'un rouge sombre tirant sur le bleu. Apparemment une rate. Mais oui, te voilà, ma jolie. Parfait, messieurs. Dans l'enveloppe, mettez-la dans l'enveloppe. Encore l'utérus, le rein gauche, et notre collection sera complète, à quelques menus détails près... Qu'avez-vous là, m'sieur Tioulpanov, sous votre botte ? Ne serait-ce pas un mésentère ?
Anissi regarda à ses pieds, recula brutalement, saisi d'horreur, et manqua trébucher contre le corps, étendu bras en croix, de la demoiselle Andréitchkina, Stépanida Ivanovna, trente-neuf ans. Ces renseignements, ainsi que l'indication du métier exercé par la défunte, étaient tirés de la carte jaune1 soigneusement posée sur la poitrine béante du cadavre. C'était
1. Carte attribuée par la police tsariste à chaque prostituée recensée. (N.d.T.)
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d'ailleurs tout ce que la physionomie posthume de la demoiselle Andréitchkina présentait de soigné.
Son visage, qui déjà de son vivant n'était sans doute pas des plus gracieux, était devenu dans la mort un cauchemar : cyanose, taché de grumeaux de poudre, les yeux exorbités, la bouche figée en un muet hurlement. Le spectacle plus bas était encore plus terrible. Quelqu'un avait éventré d'un coup de lame le pauvre corps de la péripatéticienne, l'avait vidé de ses entrailles puis avait disposé celles-ci sur le sol selon un plan bizarre. Certes, Igor Willemo-vitch avait eu le temps déjà de rassembler presque tous les éléments de cet étalage et de les répartir dans des enveloppes numérotées. Ne subsistaient que la tache noire formée par le sang qui avait eu tout loisir de se répandre, et de menus lambeaux de vêtements dont on ne savait s'ils avaient été déchirés ou lacérés.
Léonti Andréiévitch Ijitsyne, juge d'instruction en charge des affaires sensibles auprès du tribunal du ressort, s'accroupit à côté du médecin et lui demanda d'un ton pratique :
- Des traces de coït ?
- Ça, mon cher, je vous en dresserai un tableau plus tard. Je vous rédigerai un joli petit rapport où je peindrai toutes les choses comme elles sont. Ici, vous le voyez vous-même, ce ne sont que ténèbres d'Egypte et gémissements intolérables.
Comme tout étranger possédant le russe à la perfection, Igor Willemovitch aimait à placer dans son discours diverses tournures compliquées. En dépit de son nom de famille parfaitement ordinaire, l'expert était de sang britannique. Son grand-père, lui aussi médecin, était arrivé en Russie sous le
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règne du défunt souverain, il s'y était acclimaté, et son nom de Zacharies rebutant les oreilles russes, il l'avait adapté aux normes locales. Igor Willemovitch l'avait lui-même raconté en chemin, dans le fiacre qu'ils avaient pris pour venir. A son allure, on voyait bien, du reste, que l'animal était d'espèce étrangère : long et dégingandé, ossu, le cheveu couleur sable, la bouche large, les lèvres minces et remuantes entre lesquelles se déplaçait constamment, d'une commissure à l'autre, une mauvaise pipe d'écume.
Affectant de n'être nullement incommodé, le juge Ijitsyne regarda avec un ostensible intérêt l'expert tourner et retourner entre ses doigts nerveux un nouveau lambeau de chair meurtrie, et s'enquit d'un ton acerbe :
- Eh bien, monsieur Tioulpanov, votre chef n'a pas fini de prendre l'air ? Quand je disais que nous pouvions parfaitement nous passer des bons offices du gouverneur... Ce n'est pas là un spectacle pour des yeux raffinés, alors que nous autres, nous sommes accoutumés à tout.
L'affaire était entendue : Léonti Andréiévitch était mécontent, et jaloux. Il y avait de quoi : on lui collait sur le dos Fandorine en personne pour surveiller l'enquête. Quel juge d'instruction en eût été ravi ?
- Et qu'as-tu, Linkov, à pleurnicher comme une fille ! éructa Ijitsyne en se tournant vers le sergent de ville qui sanglotait toujours. Mieux vaudrait t'y habituer. Tu n'es pas destiné aux missions spéciales, par conséquent, il faut t'attendre à en voir d'autres.
- Dieu nous garde de jamais nous habituer à chose pareille, grommela le brigadier Pribloudko, vieux briscard blanchi sous le harnais, qu'Anissi
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connaissait pour l'avoir déjà côtoyé lors d'une affaire trois ans plus tôt.
Au reste, ce n'était pas non plus la première fois qu'il devait travailler avec Léonti Andréiévitch. Un déplaisant monsieur, raide et difficile, qui ricanait sans arrêt et vous toisait d'un oil ironique. Toujours tiré à quatre épingles, faux cols d'une blancheur d'albâtre, manchettes plus blanches encore, sans cesse à chasser d'une chiquenaude quelque grain de poussière tombé sur son épaule. C'était un ambitieux promis à une grande carrière. Seulement voilà, au début du mois de janvier passé, il avait quelque peu piétiné dans son enquête sur le testament du marchand Sitnikov. L'affaire faisait grand bruit, elle touchait même en partie aux intérêts de certains personnages influents et, par là même, réclamait d'être réglée au plus vite. Sa Haute Excellence le prince Dolgoroukoï avait alors demandé à Eraste Pétrovitch de collaborer avec le Parquet. Or on sait quelle sorte de collaboration on pouvait attendre du chef : il avait pris les choses en main et dénoué toute l'affaire en l'espace d'une journée. Ijitsyne avait donc quelque raison d'être furieux. Il pressentait qu'encore une fois les lauriers allaient lui échapper.
- Je crois que c'est tout, déclara le juge d'instruction. Par conséquent, procédons ainsi. Le cadavre à la morgue, à la Maison-Dieu. La remise sous scellés, avec un sergent de ville en sentinelle. Les agents devront interroger tous les habitants des environs, et sans plaisanter. N'a-t-on rien vu, rien entendu de suspect ? Toi, Klimouk, c'est vers onze heures que tu es entré ici la dernière fois pour prendre du bois, c'est bien ça ? demanda Léonti Andréiévitch au concierge. Et la mort n'est pas survenue après deux
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heures ? (Il s'adressait cette fois-ci à l'expert Zakha-rov.) Par conséquent, il convient de se concentrer sur l'intervalle entre onze heures du soir et deux heures du matin. (Et de nouveau à l'intention du concierge :) Peut-être as-tu déjà bavardé avec quelqu'un d'ici ? On ne t'a rien raconté ?
Campé au garde-à-vous, le concierge (" barbe en éventail poivre et sel, sourcils fournis, crâne bosselé, taille : quatre pieds, onze pouces, signe particulier : verrue au milieu du front ", énumérait à part lui Anissi, s'exerçant de la sorte à établir un signalement) pétrissait entre ses mains une casquette déjà extraordinairement chiffonnée.
- Rien du tout, Votre Haute Noblesse. On sait bien ce que c'est, allez. J'ai barré la porte de la remise et j'ai couru trouver monsieur Pribloudko. Et on ne m'a pas relâché du poste avant que les autorités supérieures soient arrivées. Les habitants d'ici, ils ne savent rien de rien, c'est sûr. C'est-à-dire... évidemment qu'ils ont bien vu les flics rappliquer... ces messieurs de la police se présenter, je veux dire. Mais en ce qui concerne toute cette horreur... (le concierge lorgna d'un oil craintif en direction du cadavre) personne ici n'est au courant.
- C'est ce que nous allons vérifier, ricana Ijitsyne. Ainsi, messieurs les agents, au travail ! Quant à vous, monsieur Zakharov, vous pouvez remporter vos trésors. Et qu'à midi je dispose d'un rapport complet, en bonne et due forme.
- Je p-prierais messieurs les agents de rester à leur place, fit derrière lui la voix posée d'Eraste Pétrovitch.
Tous se retournèrent.
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Comment le fonctionnaire était-il entré, et à quel moment ? La porte n'avait même pas grincé. Même dans la pénombre, on voyait que le chef était pâle et défait ; cependant sa voix était ferme et sa manière de s'exprimer toujours identique à elle-même : pleine de retenue et de courtoisie, mais vous privant en même temps de toute envie de répliquer.
- Monsieur Ijitsyne, même le concierge a compris qu'il ne c-convenait pas de trop b-bavarder sur ce qui s'est produit, déclara Eraste Pétrovitch d'un ton sec. Si j'ai été dépêché ici, c'est précisément pour garantir le secret le plus rigoureux. Il n'y aura aucun interrogatoire. Mieux encore, je demande à toutes les personnes présentes, et même je leur ordonne, de conserver une absolue discrétion sur les circonstances de l'affaire. On n'aura qu'à expliquer aux habitants que... qu'une prostituée s'est pendue, qu'elle s'est suicidée, l'histoire courante. Si des rumeurs venaient à se répandre dans Moscou sur ce qui s'est passé, chacun d'entre vous ferait l'objet d'une enquête de service, et quiconque serait reconnu coupable d'avoir divulgué les faits devrait s'attendre à être sévèrement puni. Excusez-moi, messieurs, mais t-telles sont les instructions que j'ai reçues, et c-croyez qu'elles sont motivées par de solides raisons.
Les sergents de ville, sur un signe du médecin, allaient empoigner la civière déposée contre un mur, afin d'y allonger le cadavre, quand le fonctionnaire leva la main :
- At-tendez !
Il s'accroupit auprès de la morte.
- Qu'a-t-elle là, sur la joue ?
Ijitsyne, piqué au vif par la réprimande, haussa ses étroites épaules :
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- Une tache de sang. Comme vous avez pu le remarquer, il y a partout du sang en abondance ici.
- Mais pas sur le visage.
Eraste Pétrovitch essuya la tache ovale d'un doigt précautionneux : une trace subsista sur le cuir glacé de son gant blanc. Saisi d'un trouble qu'Anissi fut tenté de qualifier d'extrême, le conseiller de collège (et pour Tioulpanov simplement le " chef ") marmonna :
- Ni coupure, ni morsure...
Le juge d'instruction observait les manipulations du fonctionnaire avec perplexité, le docteur Zakha-rov avec intérêt.
Ayant tiré une loupe de sa poche, Fandorine colla son nez contre le visage de la morte, l'examina attentivement puis soudain s'exclama :
- Une empreinte de lèvres ! Seigneur, c'est la trace d'un baiser ! Il ne peut y avoir aucun doute !
- Et pourquoi en faire un tel drame ? releva Léonti Andréiévitch d'un ton caustique. Il y a ici des marques autrement plus atroces. (Il agita le bout de son soulier en direction de la cage thoracique mise à nu et du ventre béant.) Peut-on savoir tout ce qui passe par la tête d'un détraqué ?
- Ah, quelle sale histoire... murmura Fandorine sans paraître s'adresser à personne.
D'un geste vif, il arracha son gant souillé et le jeta. Il se redressa, ferma les yeux et prononça tout bas :
- Mon Dieu, serait-ce le tour de Moscou à présent ?...
What a pièce of work is mon ! how noble in reason ! how infinité in faculty ! in fornt and
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moving how express and admirable ! in action how like an angel ! in appréhension how like a god ! thé beauty of thé world ! thé paragon of animais ! And yet, to me, what is this quintessence ofdust1 ! Libre. Libre au prince du Danemark, être oisif et blasé, de n'avoir rien à faire des hommes, mais moi non ! Le barde a raison pour moitié : les actions des hommes ne sont guère angéliques, et c'est un blasphème que de comparer l'entendement humain à celui de Dieu, néanmoins il n'est rien de plus beau que l'homme sur la terre. Mais que sont actes et entendement ? Duperie, chimère, vanité, en vérité quintessence de poussière ! L'homme, ce n'est pas un acte, mais un Corps. Même les plantes qui flattent le regard, les fleurs les plus somptueuses et les plus compliquées ne soutiennent aucune comparaison avec la superbe structure du corps humain. Les fleurs sont simples, primitives, identiques au-dedans et au-dehors : qu'on retourne un pétale, il est le même à l'envers. On s'ennuie à observer les fleurs. Comme il y a loin de leurs maigres tiges avares, de l'indigente géométrie de leurs inflorescences et de leurs pitoyables étamines, à la pourpre et à la souplesse d'un muscle, à l'élasticité d'une peau soyeuse, à la nacre argentée d'un estomac, aux gracieux méandres d'un intestin et à la mystérieuse asymétrie d'un rein !
Peut-on en vérité comparer l'uniformité de teinte d'un pavot en fleur avec toute la variété de nuances
1. Quel chef-d'ouvre que l'homme ! quelle noblesse de jugement ! quelle infinité de talents ! dans la forme et le mouvement, si expressif et admirable ! dans l'action, si pareil à un ange ! dans la réflexion, si pareil à un dieu ! l'ornement du monde ! le parangon de tous les animaux ! Et cependant, pour moi, que vaut cette quintessence de poussière ?
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que prend le sang humain, depuis le strident écarlate du flux artériel au violet majestueux dont se gonflent les veines ? Le bleu vulgaire d'une campanule saurait-il lutter avec le tendre azur d'un réseau de capillaires, ou même la coloration automnale d'un érable avec le grenat des menstrues ! Le corps de la femme est plus raffiné et cent fois plus intéressant que celui de l'homme. Il n'est pas fait pour la grossière besogne, et encore moins pour détruire, mais pour créer et soigner. La souple matrice est semblable à la précieuse méléagrine. Une idée ! Il faudra un jour ouvrir un ventre fécondé, afin de découvrir à l'intérieur du coquillage la perle mûrissante. Oui, oui, il le faudra absolument ! Dès demain !
J'ai été trop longtemps dans l'obligation de jeûner, depuis le lendemain du mardi gras. Mes lèvres sont sèches à force de répéter : " Redonne vie à mon cour de réprouvé par le jeûne meurtrier des passions ! " Le Seigneur est bon et miséricordieux, II ne m'en voudra pas d'avoir échoué à tenir six jours encore avant la Radieuse Résurrection. Finalement, le 3 avril n'est pas seulement le jour, mais aussi l'anniversaire de l'Illumination. C'était alors aussi un 3 avril. Peu importe que ce fût selon un autre calendrier. Ce qui importe, c'est la musique des mots : le trois avril.
J'ai mon carême, j'ai ma Pâque. Puisque le jeûne est rompu, mangeons ! Non, je ne vais pas attendre demain. Aujourd'hui ! Oui, oui, organiser un festin ! Non pas me rassasier, mais me repaître. Non pour mon plaisir, mais pour la gloire de Dieu.
C'est Lui, après tout, qui m'a dessillé les yeux, qui m'a appris à voir et à. comprendre la vraie beauté. Mieux encore : à la découvrir et à la révéler au monde.
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Or découvrir, c'est tout comme créer. Je suis l'apprenti du Créateur.
Comme il est doux de goûter à la chair après une longue abstinence. Je me rappelle chaque instant voluptueux, je sais que ma mémoire conservera toujours tout, jusqu'aux plus infimes détails, sans perdre une seule sensation visuelle, gustative, auditive, olfactive ou tactile.
Je ferme les yeux, et je vois.
La nuit est tombée depuis longtemps. Je n'ai pas sommeil. L'émotion et l'enthousiasme m'entraînent par des rues crasseuses, des terrains vagues, entre méchantes bicoques et palissades effondrées. Voici plusieurs nuits d'affilée que je ne dors plus. J'ai la poitrine serrée, et les tempes dans un étau. Durant la journée, je m'assoupis une demi-heure, une heure, et suis réveillé par d'affreuses visions qui m'échappent sitôt que j'ai rouvert les yeux.
Je marche et je rêve de la mort, de ma rencontre avec le Seigneur, mais je sais que je ne dois pas mourir, qu'il est encore trop tôt, que ma mission n'est pas achevée.
Une voix sortant des ténèbres : " S'i-il vous plaît, de quoi acheter une bouteille. " Elle tremble, imbibée d'alcool. Je me retourne et vois devant moi la plus sordide, la plus hideuse des créatures humaines : une putain de bas étage, ivre, déguenillée, mais avec ça grotesquement peinturlurée de blanc et de rouge.
Je m'écarte avec dégoût, quand soudain un familier sentiment de poignante pitié me transperce le cour. Malheureux être, qu'as-tu fait de toi ? Et il s'agit d'une femme, chef-d'ouvre de l'art divin ! Se tourner
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de la sorte en dérision, profaner et pervertir ainsi le don de Dieu, avilir à tel point son précieux système reproductif!
Bien sûr, tu n'es pas coupable. C'est la société, cruelle et impitoyable, qui t'a culbutée dans la fange. Mais je saurai te purifier et te sauver. Mon âme est emplie de lumière et d'allégresse.
Qui pouvait prévoir qu'il en serait ainsi ? Je n'avais pas l'intention de rompre le jeûne, autrement mon chemin ne serait pas passé par ces misérables taudis, mais par les ruelles nauséabondes du marché Khitrov ou du quartier de la Gratchovka, où nichent la turpitude et le vice. Mais je déborde de générosité et de grandeur d'âme, très légèrement teintées, il est vrai, de soif et d'impatience.
" Je vais te contenter, ma jolie. Suis-moi. "
Je porte un vêtement d'homme, et la sorcière se dit qu'elle a trouvé acheteur pour sa marchandise faisandée. Elle éclate d'un rire rauque et hausse les épaules : " Et où c'est qu'on va ? Ecoute, tu as bien un peu d'artiche ? File-moi au moins à briffer, ou mieux, donne-moi de quoi. " Pauvre brebis égarée.
Je l'entraîne à travers une cour plongée dans l'obscurité, jusqu'aux baraques qui s'alignent au fond. Je secoue une porte avec impatience, puis une autre, la troisième n'est pas verrouillée.
La bienheureuse me souffle sur la nuque une haleine empestée de mauvais alcool. Elle glousse : " Voyez-vous ça, il me conduit dans la remise. Voyez-vous ça, faut croire que ça presse ! "
Un coup de scalpel, et j'ouvre à son âme les portes de la liberté.
La délivrance ne s'obtient pas sans douleurs, c'est comme un accouchement. Celle qu'à ce moment
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j'aime de tout mon cour souffre énormément, elle geint et mord dans son bâillon, mais je lui caresse la tête et la console : " C'est bientôt fini. " Mes mains exécutent proprement et avantageusement leur besogne. Je n'ai pas besoin de lumière, mes yeux voient la nuit aussi bien que le jour.
J'ouvre l'enveloppe crasseuse et souillée du corps, l'âme de ma sour bien-aimée prend son envol, et moi, je tombe en adoration devant la perfection du divin mécanisme.
Quand, avec un doux sourire, j'approche de mon visage le petit pain encore tout chaud de son cour, celui-ci palpite et se débat toujours, tel le petit poisson d'or pris aux mailles du filet, magique créature que j'embrasse avec tendresse, collant ma bouche aux lèvres béantes de l'aorte.
L'endroit est heureusement choisi, personne ne vient me déranger, et cette fois-ci l'hymne à la Beauté est chanté jusqu'au bout et parachevé par le dépôt d'un baiser sur la joue. Dors, sour, ta vie fut atroce et abjecte, ta figure offensait les regards, mais grâce à moi tu es devenue belle.
Prenons la même fleur. Sa vraie beauté n'éclate ni sur la pelouse ni au milieu du parterre, oh non ! La rosé règne agrafée sur un corsage, l'oillet, passé à une boutonnière, la violette, piquée dans la chevelure d'une ravissante. Le triomphe de la fleur advient quand elle est déjà coupée, sa vie véritable est le prolongement de sa mort. Il en est de même du corps humain. Tant qu'il vit, il est empêché de se montrer dans toute la splendeur de son admirable structure. J'aide le corps à régner. Je suis un jardinier.
Quoique non, le jardinier ne fait que couper les fleurs, alors que moi, à partir des organes du corps, je
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compose en outre un tableau d'une enivrante beauté, un sublime décor. En Angleterre, une profession naguère ignorée est en train de devenir à la mode : celle de décorateur, de spécialiste dans la décoration des maisons, des vitrines, des rues en fête. Je ne suis pas un jardinier, je suis le décorateur.
De mal en pis
4 avril, Mardi saint, à midi
Au conseil extraordinaire réuni chez le général gouverneur de Moscou, le prince Vladimir Andréié-vitch Dolgoroukoï, étaient présents :
. le grand maître de la police, major général de la suite de Sa Majesté impériale, lourovski ;
. le procureur général près la chambre des mises en accusation de la ville de Moscou, le chambellan, conseiller d'Etat actuel, Kozliatnikov ;
. le directeur de la police de sûreté, le conseiller d'Etat Eichmann ;
. le fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur, le conseiller de collège Fandorine ;
. le juge d'instruction en charge des affaires sensibles auprès du Parquet de Moscou, le conseiller aulique Ijitsyne.
- Ce temps ! Mais quel temps ! Une abomination !
Tels furent les mots par lesquels Vladimir Andréiévitch ouvrit la réunion secrète.
- C'est une vraie cochonnerie, messieurs. Le ciel gris, le vent, la pluie, la boue et, pire que tout, la
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Moscova qui déborde encore plus que d'habitude ! Je suis allé faire un tour à Zamoskvoretchié : horreur et cauchemar ! L'eau est montée de trois toises et demie ! Tout est inondé jusqu'à la rue Piatnits-kaïa. Et la rive gauche ne vaut guère mieux. Le passage Neglinny est impraticable Oh ! nous allons nous couvrir de honte, messieurs. Il est dit que le prince Dolgoroukoï connaîtra le déshonneur sur ses vieux jours !
Toutes les personnes présentes se mirent à soupirer d'un air soucieux ; seul le visage du juge d'instruction en charge des affaires sensibles reflétait quelque surprise, et le prince, qui se distinguait par un rare talent d'observation, jugea utile de s'expliquer :
- Je vois, jeune homme... euh !... Glagolev, c'est ça ? Non, Boukine...
- Ijitsyne, Votre Haute Excellence, lui souffla le procureur, mais pas assez fort malheureusement, car en sa soixante-dix-neuvième année d'existence, le vice-roi de Moscou (on donnait aussi ce nom au tout-puissant Vladimir Andréiévitch) devenait un peu dur d'oreille.
- Pardonnez à un vieillard, se reprit le gouverneur avec bonhomie. Ainsi donc, monsieur Goujit-syne, je vois que vous n'êtes pas au courant... Sans doute, compte tenu de votre charge, n'êtes-vous d'ailleurs pas censé l'être. Mais puisque aussi bien nous sommes en conseil... Ainsi, disais-je (le long visage du prince, qu'ornaient de pendantes moustaches châtaines, s'empreignit de solennité), durant la sainte semaine de Pâques, notre ancienne capitale aura le bonheur de recevoir la visite de Sa Majesté l'empereur. Le souverain viendra sans pompe ni
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cérémonie se recueillir dans les lieux saints de Moscou. Il est donné ordre de ne point en informer à l'avance la population moscovite, car cette visite est conçue comme impromptue. Ce qui, cependant, ne nous décharge pas de notre responsabilité quant à la qualité de l'accueil et l'état général de la ville. Tenez, messieurs, par exemple : je reçois ce matin une lettre de Son Eminence loanniki, métropolite de Moscou. Il se plaint, le saint homme ! Il écrit que les boutiques de confiseries sont, avant la sainte Pâque, le lieu d'un pur scandale : vitrines et étals se trouvent garnis de boîtes de chocolats et de bonbonnières ornées de représentations de la Cène, du chemin de croix, du Golgotha, et caetera. Mais c'est là un sacrilège, messieurs ! Vous voudrez donc bien, monsieur (le prince s'était tourné vers le grand maître de la police), publier aujourd'hui même un arrêté, de manière à mettre un terme définitif à pareil dévoiement. Les boîtes seront détruites, et leur contenu remis à l'Assistance publique. Puissent les orphelins se régaler un peu à l'occasion des fêtes ! Et les boutiquiers fautifs se verront en outre coller une amende pour m'avoir joué ce vilain tour à la veille de l'arrivée de l'empereur.
Le général gouverneur redressa d'une main inquiète la discrète perruque bouclée qui avait légèrement glissé sur son crâne. Il voulut poursuivre mais une violente quinte de toux l'en empêcha.
Une porte dérobée, donnant sur les appartements privés du gouverneur, s'ouvrit aussitôt et, trottinant sans bruit sur ses jambes arquées chaussées de bottillons de feutre, déboula dans la pièce un vieillard aux allures de squelette, dont les exubérants favoris n'atténuaient en rien le lustre aveuglant du crâne
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chauve : Frol Grigoriévitch Védichtchev, valet de chambre attitré de Sa Haute Excellence. Cette soudaine apparition ne parut étonner personne. Chacun jugea au contraire nécessaire de gratifier le nouveau venu d'un salut ou au moins d'un signe de tête, car Frol Grigoriévitch, en dépit de sa modeste position, passait dans l'antique cité pour un influent et même, dans un certain sens, tout-puissant personnage.
Védichtchev versa très rapidement quelques gouttes d'un flacon de potion dans un gobelet en argent, donna celui-ci à boire au prince, puis s'éclipsa tout aussi prestement par la même porte dérobée, sans avoir adressé un regard à personne.
- Merchi, Frol, merchi, mon ami, marmonna le général gouverneur à l'intention de son domestique et confident.
Il haussa légèrement le menton pour remettre son dentier en place, et reprit, cette fois-ci sans plus chuinter du tout :
- Par conséquent, j'aimerais qu'Eraste Pétrovitch daigne nous expliquer ce qui motive l'urgence du présent conseil. Vous savez pourtant fort bien, mon petit, qu'aujourd'hui pour moi chaque minute est comptée. Eh bien, quelle tuile vous est tombée dessus ? Avez-vous veillé à ce que cette écourante histoire d'éviscération ne s'ébruite pas parmi la population ? Il ne manquait plus que ça, à la veille de la visite de l'empereur !...
Eraste Pétrovitch se leva, et les regards de tous les hauts défenseurs de l'ordre public moscovite se tournèrent vers le visage pâle mais résolu du conseiller de collège.
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- Les mesures ont été prises pour que le secret soit conservé, Votre Haute Excellence, déclara Fan-dorine, entamant son rapport. Toutes les personnes ayant participé à l'examen du lieu du crime ont été averties qu'elles étaient tenues pour responsables, et ont signé une déclaration où elles s'engagent à ne rien divulguer. Le concierge, auteur de la découverte du corps, étant enclin à une consommation immodérée de boissons alcoolisées et ne se portant pas garant de sa conduite, a été provisoirement logé dans une cellule individuelle à la Direction de la gendarmerie1.
- Bien, approuva le gouverneur. Mais alors quelle est donc l'utilité de ce conseil ? Pourquoi m'avez-vous demandé de réunir les chefs des services de police et de sûreté ? Vous auriez pu régler tout ceci en tête à tête avec Goujitsyne.
Eraste Pétrovitch lança malgré lui un coup d'oil au juge d'instruction auquel le nom inventé par le prince seyait étonnamment bien. Toutefois, en l'instant présent, il n'avait guère le cour à rire.
- Votre Haute Excellence, je n'avais p-pas demandé de convoquer monsieur le directeur de la police de sûreté. L'affaire est si alarmante qu'il convient de la ranger dans la catégorie des crimes touchant à l'intégrité de l'Etat, et d'en confier le traitement, en dehors du ministère public, à un groupe d'intervention de la gendarmerie placé sous le contrôle personnel de monsieur le grand maître de
1. Le corps de gendarmerie créé en Russie en 1827 n'avait qu'un très lointain rapport avec celui qui en France veille sur l'ordre public, puisqu'il servait principalement de police politique.
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la police. J'éviterais quant à moi d'y mêler la Sûreté, celle-ci employant beaucoup trop d'auxiliaires occasionnels. Premier point.
Fandorine observa une pause éloquente. Le conseiller d'Etat Eichmann esquissa un mouvement pour protester, mais le prince Dolgoroukoï, d'un geste, lui intima l'ordre de se taire.
- Apparemment, je vous ai dérangé pour rien, mon ami, lui dit-il d'un ton affectueux. Allez donc, et serrez bien la vis à vos pickpockets et autres monte-en-l'air, pour que le dimanche de Pâques ils restent chez eux, dans la Khitrovka, à fêter la fin du carême, et que Dieu les garde de montrer le bout de leur nez. Je compte beaucoup sur vous, Piotr Reinhardovitch.
Eichmann se leva, salua sans rien dire, adressa un sourire crispé à Eraste Pétrovitch, puis se retira.
Le fonctionnaire poussa un soupir, bien conscient de s'être acquis désormais un ennemi mortel en la personne du directeur de la Sûreté de Moscou, mais l'affaire était pour de bon redoutable et réclamait qu'on ne prît aucun risque inutile.
- Je vous connais, dit le gouverneur en considérant avec inquiétude son homme de confiance. Si vous avez dit " premier point ", c'est qu'un deuxième doit suivre. Parlez donc, ne nous faites pas languir.
- Je suis absolument désolé, Vladimir Andréié-vitch, mais il va falloir ajourner la visite du souverain, répondit Fandorine à voix très basse.
Néanmoins, le prince cette fois-ci n'eut aucune peine à l'entendre.
- Comment : " ajourner " ? s'écria-t-il.
Les autres réagirent beaucoup plus violemment à l'énormité que le fonctionnaire, passant décidément toute mesure, venait de prononcer.
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- Mais vous avez perdu l'esprit ! s'exclama le grand maître de la police lourovski.
- C'est inouï ! bêla le procureur.
Quant au juge d'instruction en charge des affaires sensibles, il n'osa rien exprimer tout haut, n'ayant pas un grade suffisant pour se permettre pareille liberté, mais au moins serra-t-il ses lèvres charnues pour montrer combien la folle extravagance de Fan-dorine l'indignait.
- Comment : " ajourner " ? répéta Dolgoroukoï d'une voix blanche.
La porte donnant sur les appartements privés s'entrouvrit, laissant à moitié paraître la physionomie du valet de chambre campé derrière le vantail.
Le gouverneur, en proie à une émotion extrême, reprit la parole, avec un débit si précipité qu'il en avalait des syllabes et même des mots entiers :
- ErasPétrovitch, n'êtes pas un novice... vous n'avez pas... des paroles en l'air... Mais ajourner le souverain ? Ce serait un scandale sans précédent ! Vous savez bien pourtant combien je me suis battu pour... Ce serait pour moi, pour vous tous...
Une ombre altéra le haut front pur de Fandorine. Il n'ignorait rien des longues et adroites intrigues auxquelles Vladimir Andréiévitch avait dû se livrer pour obtenir enfin la visite du tsar. Rien non plus des nombreuses cabales montées contre lui à Saint-Pétersbourg par la camarilla hostile qui depuis vingt ans s'efforçait de chasser le vieux renard du poste envié qu'il occupait ! L'impromptu pascal de Sa Majesté devait être le triomphe du prince, la preuve certaine de l'absolue solidité de sa position. La semaine suivante, Sa Haute Excellence fêterait un fameux jubilé : soixante années de service sous