l'uniforme d'officier. Pour une telle occasion il pouvait espérer jusqu'à la croix de Saint-André ! Et voilà qu'on venait lui réclamer de prendre lui-même la décision de tout annuler !

- Je c-comprends très bien, Votre Haute Excellence, mais si l'on n'ajourne pas, ce sera pire encore. Ce crime atroce n'est pas le dernier. (Le visage du fonctionnaire s'assombrissait davantage à chaque mot.) J'ai peur que Moscou ne soit devenu le refuge de Jack l'Eventreur.

Et de nouveau, comme quelques instants plus tôt, les paroles d'Eraste Pétrovitch soulevèrent un chour de protestations.

- Comment cela, pas le dernier ? s'indigna le général gouverneur.

Le grand maître de la police et le procureur répétèrent presque d'une seule voix :

- Jack l'Eventreur ?

Tandis qu'Ijitsyne, s'enhardissant, pouffait :

- N'importe quoi !

- De quel éventreur parlez-vous ? grinça Frol Grigoriévitch Védichtchev depuis sa porte, quand le silence fut naturellement retombé.

- Oui, oui, qu'est-ce encore que ce Jack ? (Le prince fixait ses subordonnés avec un mécontentement manifeste.) Tout le monde est au courant, moi seul ne suis pas informé. Et il en est éternellement ainsi avec vous !

- Il s'agit, Votre Haute Excellence, d'un célèbre assassin anglais qui, à Londres, égorge les filles de mauvaise vie, expliqua le juge d'instruction.

- Si vous le permettez, Vladimir Andréiévitch, je vais vous exposer les faits en détail.

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Eraste Pétrovitch tira de sa poche un bloc-notes dont il feuilleta quelques pages.

Le prince porta la main en cornet à son oreille, Védichtchev chaussa des lunettes à verres épais, et Ijitsyne afficha un sourire ironique.

- Ainsi que Votre Haute Excellence s'en souvient sûrement, j'ai passé l'année dernière plusieurs semaines en Angleterre, pour les besoins de l'enquête que vous savez, concernant la correspondance disparue de Catherine II. Vous aviez même exprimé, Vladimir Andréiévitch, quelque déplaisir à voir mon absence se prolonger autant. J'étais resté à Londres plus longtemps, en effet, que nécessaire, car je suivais alors avec attention les efforts déployés par la police locale pour mettre la main sur le monstrueux criminel qui, en l'espace de huit mois, entre avril et décembre de l'an passé, commit huit meurtres particulièrement atroces dans le seul quartier de l'East End. L'assassin manifestait la plus grande arrogance. Il envoyait à la police des lettres où il se dénommait lui-même Jack thé Ripper, autrement dit Jack l'Eventreur, et une fois même il fit parvenir au commissaire chargé de l'enquête la moitié d'un rein prélevé sur une de ses victimes.

- Prélevé ? Mais pour quoi faire ? demanda le prince, surpris.

- Si les crimes de l'Eventreur ont p-produit sur le public une si pénible impression, ce n'est pas à cause des meurtres en eux-mêmes. Dans une ville aussi grande et aussi sordide que Londres, les homicides, y compris ceux avec effusion de sang, ne manquent pas, bien entendu. Mais le sort qu'il réservait à ses victimes était véritablement monstrueux. Habituellement il égorgeait les pauvres femmes,

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puis il les vidait comme des volailles et disposait leurs entrailles à la manière d'une cauchemardesque nature morte.

- Sainte Mère de Dieu ! s'exclama Védichtchev en esquissant un signe de croix.

- Quelles abominations nous racontez-vous là ? gronda le gouverneur d'un ton de reproche. Et alors, on n'a jamais pu mettre la main sur cette canaille ?

- Non, mais à partir de décembre les meurtres de ce type ont pris fin. La police en est arrivée à la conclusion que le criminel ou bien s'était suicidé, ou bien... avait quitté le territoire de l'Angleterre.

- Et il n'aurait rien trouvé de mieux à faire que de venir chez nous, à Moscou ? objecta le grand maître de la police en secouant la tête d'un air sceptique. Mais en admettant même que ce soit vrai, dépister ce bandit anglais et le capturer ne serait qu'un jeu d'enfant.

- Où avez-vous pris qu'il était anglais ? dit Fan-dorine en se tournant vers le général. Tous les crimes ont été commis dans les bas-fonds de Londres, où vivent quantité de gens originaires du continent européen, y compris des Russes. Du reste, les soupçons de la police britannique se portaient en premier lieu sur les médecins immigrés.

- Pourquoi donc forcément médecins ? s'enquit Ijitsyne avec intérêt.

- Parce que l'évulsion des organes viscéraux des victimes était chaque fois le f-fait d'une main experte, armée qui plus est très probablement d'un scalpel, et trahissait une excellente connaissance de l'anatomie. La police londonienne était absolument convaincue que Jack l'Eventreur était soit un médecin, soit un étudiant en médecine.

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Le procureur Kozliatnikov leva le doigt -un doigt blanc et soigné où scintillait le diamant d'un bague :

- Mais où avez-vous pris que la demoiselle Andréitchkina avait été tuée et dépecée à coup sûr par votre Eventreur de Londres ? Comme si nous n'avions pas assez de nos propres criminels ! Quelque salopard se sera torché au point d'être pris de délire alcoolique et aura imaginé qu'il combattait le dragon vert. Je vous en fiche mon billet, messieurs.

Fandorine soupira et répondit avec patience :

- Fiodor Kallistratovitch, vous avez bien lu le rapport du médecin légiste. Ce n'est pas sous l'empire du d-delirium tremens qu'on procède à une dissection aussi soignée, et encore moins en usant d'un " objet tranchant de précision chirurgicale ". Et d'un. Tout comme dans l'East End, on relève l'absence de tout indice de violence sexuelle ordinaire à ce genre de meurtre. Et de deux. Enfin, élément le plus sinistre : la trace d'un baiser sanglant sur une des joues de la morte. Et de trois. Toutes les victimes de l'Eventreur présentaient immanquablement une empreinte de cette sorte, sur le front, sur la joue, une fois sur la tempe. L'inspecteur Gil-son, de qui je tiens ce détail, n'était guère enclin à lui p-prêter beaucoup d'attention, car, à ses yeux, l'Eventreur manifestait bien assez de lubies autrement moins innocentes. Cependant, grâce aux quelques renseignements dont dispose la criminologie sur les maniaques meurtriers, on sait quelle importance ces misérables accordent au rituel. A la base des meurtres en série à caractère obsessionnel réside toujours une certaine " idée " qui pousse le monstre à réitérer son geste en massacrant des

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inconnus. Déjà à Londres, j'avais t-tenté de suggérer aux responsables de l'enquête que l'essentiel de leur problème était de déchiffrer l'" idée " du tueur, le reste n'étant qu'affaire de technique policière. Le fait que les éléments caractéristiques des rituels observés par Jack l'Eventreur et notre assassin moscovite coïncident entièrement ne soulève pas l'ombre d'un doute.

- Et cependant ce serait tout de même rudement bizarre, intervint le général lourovski en hochant la tête. Que Jack l'Eventreur, s'étant éclipsé de Londres, aille resurgir dans une remise à bois du quartier du Samotiok... Et puis, convenez-en, annuler la visite du souverain à cause de la mort d'on ne sait quelle prostituée...

La patience d'Eraste Pétrovitch était visiblement à bout, car il rétorqua d'un ton plutôt sec :

- Je rappelle à Votre Excellence que l'affaire de Jack l'Eventreur a coûté leur place au directeur de la police londonienne et au ministre de l'Intérieur lui-même, qui t-trop longtemps s'étaient refusés à accorder l'importance qui se devait aux meurtres " d'on ne savait quelles prostituées ". A supposer même que nous ayons aujourd'hui notre propre Ivan l'Eventreur indigène, la situation ne s'en trouverait nullement améliorée. Dès lors qu'il a goûté au sang, il ne s'arrêtera plus. Imaginez-vous ce qui se passera si durant la visite de Sa Majesté l'assassin vient à nous fourguer un nouveau petit cadeau du même genre que celui d'aujourd'hui ? Et s'il apparaît par-dessus le marché que ce crime n'est pas le premier ? L'ancienne capitale risque de connaître un joli dimanche de Pâques...

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Le prince se signa d'un air effrayé, et le général lui-même fit le geste de déboutonner son col brodé d'or.

- C'est un véritable miracle que d'avoir réussi aujourd'hui à étouffer pareille histoire. (Fandorine passa une main soucieuse sur ses élégantes moustaches noires.) Mais avons-nous vraiment réussi ?

Un silence de tombe s'installa.

- Libre à vous, Vladim Andréitch, fit la voix de Védichtchev toujours dissimulé derrière le battant de porte, mais il a raison. Ecrivez à notre père le tsar. Je ne sais pas, moi, dites que DOUS sommes infiniment confus. La mort dans l'âme, pour la tranquillité de Votre Souveraineté, nous vous prions très humblement ne pas venir nous rendre visite à Moscou.

- Oh, Seigneur !

La voix du gouverneur avait vibré d'un accent plaintif.

Ijitsyne se leva et, posant un regard dévoué sur son haut supérieur hiérarchique, émit une idée salvatrice.

- Votre Haute Excellence, ne pourrait-on invoquer la violence inhabituelle de la montée des eaux ? Comme on dit, n'est-ce pas ? contre Dieu nul ne peut !

Le visage du prince s'éclaira.

- Bravo, Goujitsyne, bravo ! Voilà une tête bien pleine. C'est exactement ce que j'écrirai. Puissent seulement les journalistes ne pas flairer l'odeur du sang !

Le juge d'instruction adressa un coup d'oil condescendant à Eraste Pétrovitch puis se rassit, non point comme auparavant, cependant - la moi-

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tié d'une fesse sur un quart de chaise -, mais bien confortablement, tel un égal parmi ses égaux.

Toutefois le soulagement qui se peignait déjà sur la face de Sa Haute Excellence se mua presque aussitôt en un nouvel et profond accablement.

- Ce ne sera d'aucun secours ! La vérité finira de toute manière par faire surface. Du moment qu'Eraste Pétrovitch a dit que ce crime n'était pas le dernier, c'est qu'il y en aura d'autres. Il est bien rare qu'il se trompe.

Haussant un sourcil de zibeline, Fandorine lança au gouverneur un regard appuyé et perplexe : ah ! tiens donc, ainsi il arrive que je me trompe malgré tout?

A ce moment le grand maître de la police renifla, baissa la tête d'un air coupable et prononça d'une voix de basse :

- Je ne sais si c'est le dernier ou pas, mais en tout cas, il est bien possible que ce ne soit pas non plus le premier. C'est ma faute, Vladimir Andréié-vitch, je n'y ai pas attaché d'importance, je ne voulais pas vous inquiéter pour des bêtises. Le meurtre d'aujourd'hui avait quelque chose de trop provocant, c'est pourquoi je me suis décidé à vous en informer, rapport à la visite du souverain. Cependant il me revient que ces derniers temps les cas d'assassinats sauvages de filles ou de galvaudeuses ont l'air d'être devenus plus fréquents. Le jour du mardi gras, par exemple, je me souviens d'avoir reçu un rapport comme quoi on avait ramassé rue des Trois-Saints une mendiante dont la panse n'était plus qu'une charpie. Et avant ça, passage Svinine, on avait découvert une pierreuse, le ventre déchiré, la matrice extirpée. Pour la mendiante, on n'a même

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pas ouvert d'enquête, c'était inutile ; quant à la fille, on a pensé que c'était son " maquereau " qui, pris de boisson, avait dû la charcuter. On a coffré le gaillard, mais jusqu'à présent il n'a toujours pas avoué, il persiste à nier.

- Ah, Anton Dmitriévitch, comment est-ce possible ? ! s'exclama le gouverneur en levant les mains au ciel. Si on avait tout de suite ordonné une enquête et lancé Eraste Pétrovitch sur la piste, peut-être aurait-on déjà attrapé cette canaille ? Et on n'aurait pas besoin d'ajourner la visite du souverain !

- Mais qui pouvait savoir, Votre Haute Excellence ? Je ne pensais pas à mal, je vous assure. Cette ville, vous la connaissez comme moi, et toute cette populace, cette racaille, chaque jour que Dieu fait, croyez qu'elle en invente ! Alors quoi, il faudrait déranger Votre Excellence pour la moindre broutille ! répondit le général d'une voix presque sanglotante, dans l'espoir de se justifier.

Il tourna la tête vers le juge et le procureur, à la recherche d'un soutien, mais Kozliatnikov considérait le grand maître de la police d'un oil sévère, tandis qu'Ijitsyne hochait la tête d'un air réprobateur : " Sale histoire, mon ami. "

Fandorine interrompit les lamentations du général par une brève question :

- Où sont les cadavres ?

- Où pourraient-ils être ? A la Maison-Dieu. C'est là qu'on ensevelit tous les dévoyés, les traîne-semelles et les sans-papiers. D'abord, s'il y a des signes de violence, on les embarque à la morgue, chez Igor Willemovitch, et ensuite seulement on les transporte au cimetière. Tel est le règlement.

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- Il faut procéder à une exhumation, déclara Fandorine avec une grimace de répugnance. Et sur-le-champ. Déterminer d'après les registres de la morgue qui, parmi les individus de sexe féminin entrés là récemment - m-mettons depuis le Nouvel An-, présentait des traces de mort violente. Et exhumer. Vérifier la similitude de schéma du crime. Rechercher s'il n'y a pas eu d'autres cas semblables. La terre n'a pas encore dégelé, les c-corps doivent être en parfait état de conservation.

Le procureur acquiesça de la tête :

- Je vais donner des ordres. Occupez-vous de cela, Léonti Andréiévitch. (Puis il s'enquit avec déférence :) Et vous, Eraste Pétrovitch, nous ferez-vous l'honneur d'être présent ? Votre concours serait également très souhaitable.

La figure d'Ijitsyne s'allongea : visiblement, le concours du conseiller de collège ne lui paraissait nullement si souhaitable que cela.

Mais Fandorine, brusquement, devint blême : il venait de se rappeler le honteux malaise qui l'avait pris tantôt. Il tenta bien un instant de lutter contre lui-même mais, incapable de prendre le dessus, il se résigna à dévoiler sa faiblesse :

- J'enverrai, pour seconder Léonti Andréiévitch, m-mon assistant Tioulpanov. Je pense que ce sera suffisant.

Il était cinq heures du soir. La pénible besogne s'achevait à la lueur des flambeaux.

Pour couronner le tout, du ciel d'une noirceur d'encre exsudait à présent une petite pluie froide et poisseuse. Le paysage du cimetière, déjà suffisamment

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lugubre, avait pris un aspect si désolé qu'il ne restait plus, semblait-il, qu'à se laisser choir tête la première dans l'une des tombes retournées et à s'enfouir sous la terre protectrice pour ne plus seulement voir ces mares de boue, ces tertres affaissés, ces croix plantées de guingois.

Ijitsyne avait pris la direction des opérations. Ils étaient six à creuser : les deux sergents de ville de tantôt, maintenus à la disposition de l'enquête pour ne pas élargir le cercle des initiés, deux gendarmes rompus au service, et deux fossoyeurs de la Maison-Dieu, sans lesquels la tâche, de toute façon, n'aurait pu être menée à bien. On ôtait d'abord à la pelle la boue visqueuse, puis, quand le métal venait à heurter la terre encore gelée, on empoignait les pioches. C'était le gardien du cimetière qui indiquait les tombes à ouvrir.

D'après le registre, depuis le mois de janvier de l'année en cours 1889, quatorze cadavres de femmes étaient entrés à la morgue avec la mention : " mort provoquée par instruments tranchants ou perforants ". On était à présent en train de tirer les défuntes de leurs pauvres sépultures pour les ramener à l'intérieur du bâtiment où les examinaient le professeur Zakharov et son assistant, Groumov, un jeune homme à la mine souffreteuse, dont la voix grêle et bêlante se mariait parfaitement à la maigre barbiche qui lui paraissait collée au menton.

Anissi Tioulpanov était allé là-bas jeter un coup d'oil et avait décidé de n'y plus retourner. Mieux valait encore rester en plein vent, sous la grise brouillasse d'avril. Cependant, après une heure ou deux, une fois bien gelé et trempé, et les sens du même coup quelque peu émoussés, il revint s'abriter

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dans la salle de dissection et s'assit dans un coin sur un tabouret. C'est là que le trouva le gardien Pakho-menko, qui le prit en pitié et l'emmena chez lui pour lui faire boire du thé.

C'était un excellent type que ce gardien. Un bon visage glabre, des yeux clairs et naïfs d'où rayonnaient vers les tempes des rides de gaieté. Pakho-menko s'exprimait dans un savoureux parler populaire - on ne se lassait pas de l'écouter -, à cette réserve près qu'il émaillait son discours de mots petit-russiens.

- Pour trimer au charnier, faut avoir le cour bien calleux, disait-il d'une voix égale en posant un regard plein de compassion sur la figure exténuée de Tioulpanov. N'importe quel paroissien finirait par se frapper si on lui montrait chaque jour ce qui l'attend ici-bas : regarde, esclave du Seigneur, toi aussi tu t'en iras chandir de la sorte ! Mais Dieu est miséricordieux à qui manie la pelle, il lui met de la corne sur les mains, pour point que la chair s'use jusqu'à l'os, et à qui côtoie les misères des hommes, il lui colle de la corne sur le cour. Pour que ce cour-là ne s'use point non plus. Et toi, panytch, tu t'y feras toi aussi, tu verras. Au début, tiens, je m'areuillais, fallait voir !... j'en étais vert comme une bardane, et maintenant me voilà à boire du thé et becqueter de la tourte. C'est rien, tu prendras l'accoutumance. Mange, allez, mange donc...

Pakhomenko avait roulé un peu partout sa bosse et en avait vu de toutes les couleurs au cours de sa vie. Anissi resta un moment en sa compagnie à l'écouter débiter posément ses histoires - de pèlerinage dans les lieux saints, de bonnes et de mauvaises gens - et se sentit l'âme comme réchauffée et la

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volonté raffermie. Prêt même à retourner là-bas, aux trous béants, aux cercueils en sapin, aux linceuls trop gris.

Grâce au gardien loquace, philosophe à ses heures, Anissi eut une révélation qui paya largement son inutile présence au cimetière.

Et voici comment la chose advint.

Vers sept heures, comme la nuit tombait, le dernier des quatorze cadavres fut porté à la morgue. Le vaillant Ijitsyne, qui avait eu la précaution de s'équiper de bottes de chasse et d'un surtout caoutchouté à capuchon, fit appeler Anissi, cette fois trempé comme une soupe, pour entendre le résultat de l'exhumation.

Dans la salle de dissection, Tioulpanov serra les dents, se barda le cour d'une bonne épaisseur de corne, et tout se passa bien : il put aller de table en table, regarder les corps vilainement amochés et écouter le résumé de l'expert.

- Qu'on me rapporte ces trois beautés-là où on les a prises : numéros deux, huit, dix, disait Zakha-rov en pointant un doigt dédaigneux sur les intéressées. Il y a eu confusion, les gars. Adressez vos griefs à qui de droit. Pour ma part, je n'anatomise que les corps faisant l'objet d'un contrôle particulier, autrement c'est Groumov qui s'en charge. Il s'est remis à taquiner la bouteille, le saligaud. Et quand il est pompette, il rédige ses conclusions selon l'inspiration du moment.

- Que dites-vous là, Igor Willemovitch ? bêla d'un ton outragé l'assistant à barbe de bouc. Si je me permets de consommer quelquefois des boissons spiritueuses, c'est toujours en très petites quantités,

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pour me fortifier la santé et me détendre les nerfs. Parole, ce n'est pas très honnête de votre part !

- Ah, taisez-vous, allez ! coupa le médecin d'un ton rude. (Et, se désintéressant de son adjoint, il poursuivit son rapport.) Les numéros un, trois, sept, douze et treize ne sont pas non plus de votre rayon. Figures classiques : " coup de lingue dans le gésier " ou bien " coup de rasif sur la gargane ". Travail soigné, aucune trace de sauvagerie. Par conséquent, emportez-les d'ici. (Igor Willemovitch tira de sa pipe une acre bouffée de tabac et appliqua une tape affectueuse sur l'atroce cadavre violacé d'une grosse femme à la panse tailladée.) Mais cette Vassilissa la Très Belle1, je la garde, ainsi que les cinq autres. Il faut vérifier si on les a trucidées bien soigneusement, si l'arme était très affilée, et caetera. A première vue, je puis me risquer à supposer que les numéros quatre et quatorze sont l'ouvre de notre ami. Seulement, il se sera dépêché, ou bien quelqu'un l'aura effrayé, l'aura empêché de mener à bout sa besogne favorite.

Le praticien esquissa un rictus, les dents serrées sur le tuyau de sa pipe.

Anissi se reporta au registre. Tout collait parfaitement : la numéro quatre, c'était la mendiante, Maria la Bigle, ramassée passage des Trois-Saints ; la quatorze, c'était la prostituée Zotova trouvée rue Svi-nine. Celles-là mêmes dont le grand maître de la police avait parlé.

Ijitsyne, en homme intrépide qu'il était, ne voulut pas se contenter des dires de l'expert, et, pour une raison mystérieuse, entreprit de revérifier par lui-

1. Héroïne d'un conte populaire russe.

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même. Plongeant le nez, ou peu s'en faut, dans les plaies béantes des cadavres, il se lança dans une série de questions tatillonnes. Anissi, jaloux d'un tel sang-froid, se sentit honteux de sa propre inutilité, mais fut incapable de trouver de quoi s'occuper.

Il ressortit au grand air et tomba sur les fossoyeurs qui attendaient dehors en fumant une cigarette.

- Eh quoi, panytch, on n'a pas creusé pour rien, au moins ? demanda Pakhomenko. Ou bien va-t-il falloir s'y remettre ?

- Et où encore ? répondit Anissi sans se faire prier. On les a déjà toutes exhumées. C'est même bizarre. Dans tout Moscou, et en l'espace de trois mois, on n'a pas assassiné plus d'une dizaine de filles. Et les journaux qui écrivent que la ville est dangereuse !

- Peuh, une dizaine ! s'esclaffa le gardien. Tu parles ! Seulement celles-là que sont point anodines. Les autres qu'on nous amène, les anodines, celles qu'ont point de nom, on les entasse dans les tranchées.

Anissi tressaillit, brusquement ranimé :

- Quelles tranchées ?

- Mais comment ? s'étonna Pakhomenko. C'est-il que monsieur le docteur t'a pas montré ? Viens-t'en donc avec moi, tu vas mirer la chose.

Il entraîna Anissi tout au fond du cimetière et lui désigna une longue fosse saupoudrée d'une légère couche de terre.

- Celle-ci, c'est celle d'avril. On n'en est qu'au début. Et voilà celle de mars, qu'est déjà recouverte. (Il indiquait un monticule de forme oblongue.) Et là-bas, tiens, celles de février, et puis de janvier. Avant ça, je peux pas dire, vu que je bourrinais

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point encore ici. J'ai pris mon service que le jour des Rois, juste comme je revenais de pèlerinage au monastère d'Optino. Avant moi, c'était un certain Kouzma qu'était là. Pour lors, un gars que j'ai point connu. Le Kouzma en question, au jour de la Noël, il a rompu le jeûne en lichant une ou deux fillettes, l'est allé bourdir dans une tombe qu'était ouverte et s'y a cassé le cou. Voilà bien la mort que le Seigneur lui a servie. Créature de Dieu, tu gardais les tombes, de la tombe reçois ton trépas ! Il aime à nous jouer des niches, à nous autres, gens des charniers, le Seigneur, je veux dire. C'est que nous sommes un peu comme Ses concierges, pour ainsi dire. Tiens, notre Tichka, le fossoyeur, au jour de la mi-carême...

Oubliant d'un coup le froid, et l'humidité qui lui transperçait les bottes, Anissi interrompit le bavard :

- Eh quoi, on en enterre beaucoup, des anonymes, dans ces tranchées ?

- Dame, oui ! Rien que le mois dernier, quasiment une douzaine, peut-être même davantage. Des gens sans nom, il en court bien autant que de chiens sans collier. On les mènerait à l'équarrissage que personne s'en soucierait autrement. Quand on a perdu son nom, on n'est, comme qui dirait, plus guère un être humain.

- Et est-il arrivé qu'il s'en trouve parmi ceux-là qui soient fortement amochés ?

Le bon visage du gardien esquissa une grimace chagrine :

- Qui irait les examiner, les malheureux ? Encore bien beau si le sacristain de Saint-Jean-le-Guerrier rabâche une prière, quand ce n'est pas moi, pécheur que je suis, qui leur chante un psaume. Oh, les gens, les gens...

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" Attrape ça, juge d'instruction en charge des affaires sensibles, attrape ça, vétilleux personnage ! pensa Anissi avec une joie mauvaise. Pareil détail t'a échappé ! "

II ébaucha un geste à l'adresse du gardien, comme pour dire : " Excuse-moi, l'ami, le devoir m'appelle ", et s'en fut au pas de course vers le bâtiment d'administration du cimetière.

- Eh, les gars, cria-t-il de loin, il y a encore du boulot ! Empoignez pelles et pioches, et rappliquez tous ici !

Seul le jeune Linkov bondit sur ses pieds. Le brigadier Pribloudko resta assis, et les gendarmes ne se retournèrent même pas. Ils étaient fourbus, éreintés par la besogne peu familière autant qu'incongrue qu'ils avaient dû abattre ; l'individu qui courait vers eux était encore une fois étranger à leur hiérarchie, et qui plus est n'en imposait guère. Mais Tioulpanov se sentait investi d'une mission, et il força les policiers à se remuer.

Et ainsi que devait le prouver la suite, il fit bien.

Fort tard dans la soirée, et même fort tard dans la nuit, pourrait-on dire, puisqu'il était déjà près de minuit, Tioulpanov était chez son chef, rue Malaï'a Nikitskaïa (un épatant pavillon de six pièces, avec poêles de faïence hollandais, éclairage électrique et téléphone), occupé à dîner et à se réchauffer d'un bon grog.

Le grog en question était un singulier mélange d'alcool japonais appelé saké, de vin rouge et de jus de pruneau, préparé selon une recette de Massahiro Shibata, ou plus brièvement Massa, le domestique

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oriental de Fandorine. Au demeurant, le Japonais n'avait d'un domestique ni le langage ni les manières. Il se comportait avec Eraste Pétrovitch sans aucune cérémonie et ne semblait nullement tenir Anissi pour une personne importante. Celui-ci prenait régulièrement auprès de lui des cours de gymnastique et essuyait de la part de ce maître sévère maintes vexations, railleries et même dérouillées déguisées en leçons de boxe nipponne. Anissi avait eu beau déployer des trésors d'ingéniosité pour tenter de se soustraire à l'enseignement de l'odieuse philosophie métèque, on ne discutait pas avec le chef. Dès lors qu'Eraste Pétrovitch avait donné l'ordre de maîtriser les rudiments du jiu-jitsu, il y avait intérêt à se décarcasser pour y parvenir. Malheureusement, Tioulpanov se révélait un bien piètre sportsman, et semblait beaucoup mieux réussir dans le domaine du décarcassage.

- To fais cent Sessions saque matin ? demanda Massa d'un air terrible, quand Anissi se fut quelque peu restauré et réconforté d'une tasse de grog. To flappes pom dé ma sur balle fel ? Monté lé pom dé ma !

Tioulpanov cacha ses mains derrière son dos, car en frapper les paumes jusqu'à mille fois par jour sur une canne de fer spécialement destinée à cet usage était décidément au-dessus ses forces, et qui plus est, savez-vous, beaucoup trop douloureux. Aucune callosité ne s'était encore formée dessus, et Massa en ressentait une vive irritation contre son élève, qu'il accablait régulièrement d'injures.

- Vous avez terminé de manger ? Alors vous pouvez à présent rendre compte de votre affaire à Eraste Pétrovitch, déclara Angelina avant de débarrasser la

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table, pour n'y laisser que les tasses et le pot en argent rempli de grog.

Angelina était belle, un vrai régal pour les yeux : une chevelure châtain clair nouée en une tresse opulente qui, rassemblée sur la nuque, formait un appétissant craquelin ; un teint blanc et pur ; de grands yeux gris au regard sérieux, qui semblaient répandre une sorte de lumière sur le monde alentour. Une femme singulière ; il était bien rare d'en croiser de semblable. Ce n'était pas un Tioulpanov, un maigrichon aux oreilles en feuilles de chou, qui risquait un jour d'attirer le regard d'une aussi céleste créature. Eraste Pétrovitch était un cavalier merveilleux sous tous rapports, et les femmes l'aimaient. Depuis trois ans que Tioulpanov lui servait d'assistant, plusieurs objets de passion, plus ravissants les uns que les autres, avaient régné quelque temps dans le pavillon de la rue Malaïa Nikitskaïa puis s'étaient évaporés, mais d'aussi simple, d'aussi limpide, d'aussi lumineux qu'Angelina, on n'en avait encore jamais vu. Comme il eût été bon qu'elle restât ici un peu plus longtemps ! Et meilleur encore : qu'elle s'y établît pour toujours.

- Je vous remercie, Angelina Samsonovna, dit Anissi en accompagnant du regard sa haute silhouette faite au tour.

Une reine ! parole, une reine ! même si elle n'était que de simple condition bourgeoise. D'ailleurs on ne rencontrait jamais chez le chef que des reines ou des princesses. A quoi bon s'étonner : l'homme était ainsi.

Angelina Kracheninnikova avait fait son apparition rue Malaïa Nikitskaïa un an plus tôt. Eraste Pétrovitch l'avait aidée, la pauvrette, à se tirer de

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certaine affaire difficile, et elle s'était attachée à lui. Sans doute avait-elle voulu le remercier à la mesure de ses moyens, or elle n'avait rien à offrir que son amour. A présent on ne concevait même plus très bien comment on s'était passé d'elle jusque-là. La garçonnière du conseiller de collège était devenue un logis confortable, douillet, chaleureux. Anissi aimait déjà y venir auparavant, alors vous parlez maintenant ! Et le chef, en présence d'Angelina, se faisait, pour ainsi dire, plus débonnaire, plus simple. Pour son assistant, c'était tout bénéfice.

- Bien, Tioulpanov. Vous voilà repu, et même un peu gris, à p-présent racontez-moi ce que vous avez déterré là-bas avec Ijitsyne.

Eraste Pétrovitch, contrairement à son habitude, affichait un air gêné. " II a mauvaise conscience, comprit Tioulpanov, il se sent honteux de ne pas être allé à l'exhumation, de m'y avoir envoyé à sa place. " Eh quoi ! Anissi n'éprouvait, lui, que de la joie d'avoir su pour une fois se rendre utile et d'avoir épargné à son chef adoré d'inutiles émotions.

Car, il faut bien le dire, le chef l'avait comblé de bienfaits. Il se trouvait grâce à lui pourvu d'un appartement de fonction, d'un traitement honorable et d'un travail passionnant. La plus grande dette dont il lui était redevable, dont jamais il ne pourrait s'acquitter, se rapportait à sa sour Sonia, une malheureuse idiote. Anissi avait désormais l'âme quiète pour tout ce qui la concernait, car lorsque lui-même allait prendre son service, Sonia était encore soignée, cajolée et nourrie. Palacha, la femme de chambre de Fandorine, l'avait prise en affection et la choyait. Elle vivait désormais chez les Tioulpanov. Elle passait chaque jour aider Angelina

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au ménage durant une heure ou deux, puis s'en retournait aussitôt retrouver Sonia, Tioulpanov ayant pris ses quartiers littéralement à deux pas, rue des Grenades.

Anissi entama ainsi son rapport, d'un ton tranquille, en commençant par les faits les plus éloignés :

- Igor Willemovitch a relevé sur deux défuntes des signes évidents de mutilations post mortem. La mendiante Maria la Bigle, décédée le 11 février dans des circonstances non éclaircies, a eu la gorge tranchée, la cavité abdominale incisée, et il manque un rein. Alexandra Zotova, demoiselle de mours légères, assassinée le 5 février - selon toute hypothèse par son souteneur, un certain Dzapoev-, a elle aussi été égorgée ; la matrice a été extirpée. Une autre encore, une Tsigane nommée Marfa Jemt-choujnikova, tuée le 10 mars on ne sait toujours pas par qui, pose problème : la gorge est intacte, le ventre a été fendu en croix, mais tous les organes sont en place.

A ce moment Anissi détourna machinalement la tête et se sentit envahi d'une immense confusion. Angelina se tenait dans l'encadrement de la porte, une main serrée contre sa haute poitrine, et le regardait, les yeux écarquillés d'effroi.

- Seigneur ! s'exclama-t-elle en se signant. Que dites-vous là, Anissi Pitirimovitch, quelles horreurs nous racontez-vous ?

Le chef se retourna, mécontent :

- Angelina, va dans ta chambre. Ceci n'est pas destiné à t-tes oreilles. Nous travaillons, Tioulpanov et moi.

La belle créature se retira sans protester, mais Anissi, quant à lui, posa sur son chef un regard

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lourd de reproches. " Sans doute, vous avez raison, Eraste Pétrovitch, mais un peu plus de délicatesse n'aurait pas nui. Angelina Samsonovna, bien sûr, n'est pas de sang bleu, n'est pas de même condition que vous, mais, sapristi, elle damerait le pion à n'importe quelle comtesse de haut lignage. Un autre épouserait sur-le-champ une telle perle, il ne ferait pas tant le difficile, allez. Que dis-je, il s'estimerait bien heureux ! "

II n'exprima cependant rien de tout cela à haute voix, il n'en eut pas l'audace.

- Des indices de rapports sexuels ? demanda le chef d'un air concentré, sans accorder d'attention aux mimiques de Tioulpanov.

- Igor Willemovitch a rencontré des difficultés à éclaircir ce point. La terre a beau être encore gelée, il s'est passé tout de même du temps. Mais l'important est ailleurs !

Anissi ménagea une pause pour assurer son effet, puis passa à l'essentiel.

Il raconta comment, sur ses instructions, on avait ouvert ce qu'on nommait les " tranchées ", les fosses communes destinées aux trépassés dont l'identité n'avait pu être établie. Plus de soixante-dix corps avaient ainsi été examinés. Neuf d'entre eux, dont un de sexe masculin, présentaient des marques indubitables de mutilation. Tableau semblable à celui d'aujourd'hui : quelqu'un possédant de bonnes connaissances d'anatomie et disposant d'un instrument chirurgical s'était passablement diverti sur les cadavres.

- Mais le plus curieux, chef, c'est que trois de ces corps mutilés ont été extraits de tranchées remontant à l'an passé ! déclara Anissi avant

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d'ajouter modestement : C'est moi qui ai donné l'ordre à tout hasard d'ouvrir celles de novembre et de décembre.

Eraste Pétrovitch avait écouté jusqu'à présent son assistant avec beaucoup d'attention, mais là il bondit de sa chaise :

- Comment : de décembre ? Comment : de novembre ? C'est invraisemblable !

- N'est-ce pas ? Moi aussi, j'étais indigné. Quelle police avons-nous, hein ? Voici des mois qu'une espèce de bête fauve rôde dans Moscou, et on n'en a jamais eu vent ! Dès lors que c'est la lie de la société qu'on égorge, la police ne s'en occupe pas : elle enterre les victimes et au revoir ! Vous faites comme vous l'entendez, chef, mais moi, à votre place, je passerais un sacré savon à lourovski et à Eichmann.

Mais le chef semblait soudain en proie au plus vif désarroi. Arpentant la pièce de long en large, il finit par bredouiller :

- C'est impossible... impossible en d-décembre, et encore plus en n-novembre !... A cette époque il était encore à Londres !

Tioulpanov ouvrit de grands yeux, incapable de comprendre ce que Londres venait faire dans l'histoire : Eraste Pétrovitch n'avait pas eu le temps encore de lui exposer sa théorie concernant Jack l'Eventreur.

Le rouge aux joues, Fandorine se rappela le regard outragé qu'il avait lancé quelques heures plus tôt au prince Dolgoroukoï quand celui-ci avait osé dire que le fonctionnaire chargé des missions spéciales se trompait rarement.

Il ressort aujourd'hui que vous vous trompez parfois, Eraste Pétrovitch, et que vous vous trompez même rudement.

J'ai exécuté la décision que j'avais prise. Il faut croire que la providence divine m'a prêté main-forte pour la mettre en ouvre si vite.

Toute la journée, j'ai été la proie d'un sentiment d'enthousiasme et d'invulnérabilité, qui succédait à l'extase d'hier.

Pluie et boue... J'ai eu beaucoup de travail durant le jour, mais je n'éprouve pas une ombre de fatigue. Mon cour chante, il aspire à la liberté, il vagabonde par les rues et les terrains vagues des environs.

C'est de nouveau le soir. Je remonte la rue Protopo-pov en direction de la place Kalantchevskaïa. Une femme se tient là, une paysanne, occupée à marchander avec un cocher. Le marché ne se conclut pas, la voiture s'éloigne, et elle demeure désemparée, à piétiner sur place. Je la regarde mieux : elle montre un ventre énorme, enflé à l'extrême. Elle est enceinte, et d'au moins sept mois, sinon davantage. J'ai senti comme un coup au cour : la voilà, l'occasion, elle te tombe toute seule dans les mains.

Je m'approche : tout colle à merveille. Elle est exactement comme il faut. Crasseuse, mafflue. Cils et sourcils absents -syphilis, à n'en pas douter. Difficile d'imaginer créature plus éloignée du concept de beauté.

J'entame la conversation. Elle arrive de la campagne. Elle vient rendre visite à son mari, ouvrier à l'Arsenal.

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Tout s'arrange de manière ridiculement simple. Je lui dis que l'Arsenal est tout proche, je lui promets de l'y accompagner. Elle n'a pas peur, parce que aujourd'hui je suis femme. Je la conduis par les terrains vagues jusqu'à l'étang du domaine horticole Immerov. L'endroit est désert et plongé dans l'obscurité. Tandis que nous marchons, la bonne femme se plaint à moi de la pénible existence qu'elle mène dans son village. Je compatis.

Je l'entraîne sur la berge, je lui dis de ne pas avoir peur, qu'une grande joie l'attend. Elle me regarde d'un air bête. Elle meurt en silence, seuls s'échappent de sa gorge un sifflement d'air et un gargouillement de sang.

Je brûle d'ouvrir le précieux coquillage, et je n'attends pas que les spasmes aient pris fin.

Hélas, une cruelle déception m'attend. Quand, les mains tremblantes de voluptueuse impatience, j'écarte les bords de l'incision pratiquée sur l'utérus, je me sens saisi de dégoût. Le fotus vivant est d'une laideur monstrueuse, il ne ressemble en rien à une perle. Il est une copie conforme des avortons baignant dans les bocaux d'alcool de la collection du professeur Linz : un même petit vampire. Il remue, ouvre toute grande sa minuscule bouche de souriceau. Je le rejette avec horreur.

Conclusion : l'être humain, tout comme la fleur, doit mûrir pour acquérir sa beauté. Je comprends à présent pourquoi aucun enfant ne m'a jamais paru beau : ce ne sont que des nains à la tête disproportionnée et au système reproductif incomplètement développé.

Les policiers moscovites se sont mis en mouvement. Ma décoration d'hier les a enfin avertis de ma présence. J'en ris d'avance. J'ai plus d'habileté et de

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ruse qu'eux, jamais ils ne pourront me démasquer. " Quel grand artiste va périr ", a dit Néron. C'est de moi qu'il parlait.

Mais je m'en vais noyer dans l'étang le cadavre de la bonne femme et de son souriceau. Il ne sert à rien d'exciter les chiens, et puis je n'ai pas lieu de me vanter, il n'est résulté de tout cela aucune décoration digne de ce nom.

" Coliposta " 5 avril, Mercredi saint, au matin

Dès la première heure de l'aube, Eraste Pétrovitch était allé s'enfermer dans son bureau pour méditer, tandis que Tioulpanov s'en retournait à la Maison-Dieu faire ouvrir les tranchées d'octobre et de septembre. Il en avait fait lui-même la proposition. Il fallait bien, n'est-ce pas, déterminer à quelle date le tueur moscovite avait commencé ses frasques. Le chef n'avait élevé aucune objection. " Très bien, avait-il répondu, allez-y et revenez ", mais lui-même, en pensée, était déjà ailleurs, très loin, perdu dans ses déductions.

La besogne se révéla excessivement éprouvante, bien pire encore que la veille. Les cadavres inhumés avant les grands froids étaient fortement décomposés déjà, il n'était au pouvoir d'aucun être humain d'en tolérer le spectacle et encore moins l'odeur atroce qui s'en dégageait. Anissi eut beau faire, il ne put s'empêcher de vomir par deux fois.

- Tu vois, fit-il en adressant un sourire contrit au gardien, il n'y a pas moyen : la corne ne me vient pas...

- Il en est à qui elle ne vient jamais... répondit l'autre en hochant la tête d'un air compatissant.

C'est ceux-là qu'ont le plus de mal à passer leur temps sur terre. Mais en retour le Seigneur Dieu les aime plus fort que les autres. Ah tiens, panytch, viens donc licher de ma tisane...

Anissi alla s'asseoir sur le banc, avala une lampée de ratafia, bavarda un moment avec le philosophe de cimetière à propos de tout et de rien, écouta ses fables, parla de sa propre vie et, se sentant le cour un peu consolé, retourna aux tranchées assister aux travaux d'exhumation.

Mais en vain tout cela. Les tranchées plus anciennes ne révélèrent rien d'autre qui pût servir à l'enquête.

Zakharov observa d'un ton fielleux :

- Mauvaise tête ne laisse point jambes en paix, et s'il ne s'agissait que des vôtres, Tioulpanov ! Vous ne craignez pas que vos gendarmes ne vous flanquent par hasard un coup de pioche sur le crâne ? Quant à moi je rédigerai un rapport en bonne et due forme : le secrétaire de gouvernement Tioulpanov a trépassé sans l'aide de personne ; il a trébuché et sa mauvaise tête a heurté une pierre. Et Groumov en témoignera. On en a plein le dos de votre viande faisandée. Pas vrai, Groumov ?

Le souffreteux assistant esquissa un rictus qui découvrit des dents jaunes et essuya son front bosselé, d'un gant maculé de sanie.

- Igor Willemovitch plaisante, crut-il bon d'expliquer.

Mais c'était sans grande importance : le médecin était un cynique, un butor. Le plus vexant avait été de devoir subir le persiflage du déplaisant Ijitsyne.

Le juge en charge des affaires sensibles avait débarqué au cimetière au moment où le jour peignait,

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ayant eu vent, par un biais mystérieux, des recherches tioulpanoviennes. Il s'était d'abord montré inquiet que l'enquête progressât sans son concours, puis s'était rassuré et avait recouvré sa bonne humeur.

" Peut-être Fandorine et vous avez-vous encore en réserve quelques idées géniales ? avait-il dit. Souhaitez-vous continuer à fouiller dans vos fosses à purin, pendant que je mène l'enquête ? "

Et il s'en était allé, âme vile et mesquine, dans un ricanement victorieux.

Au bout du compte, Tioulpanov revint rue Malaïa Nikitskaïa les mains vides.

Il gravit le perron avec indolence et actionna le timbre électrique.

Ce fut Massa qui lui ouvrit. En tenue de gymnastique à ceinture noire, un bandeau noué autour du front, orné d'un hiéroglyphe signifiant " zèle et application ".

- Bonjoul, Tiouli-san. Toi et moi faile rensiu.

De quel rensiu peut-il être question quand vous tombez déjà de fatigue et de désarroi ? Anissi tenta de biaiser.

- J'ai un rapport urgent à faire au chef, répondit-il. Mais Massa n'était pas de ceux qu'on roule dans

la farine. Il pointa le doigt sur les oreilles décollées de Tioulpanov et déclara d'un ton sans appel :

- Quand tu as lappol ulgent, tu as yeux tlès glos et oleilles louges, et là tes yeux sont petits et oleilles tout blanses. Enlève manteau, enlève bottes, enfile pantalon et vessète. Nous allons coulil et cher.

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II arrivait qu'Angelina intervînt en faveur d'Anissi - elle seule, du reste, était capable de l'emporter sur ce démon de Japonais -, mais la belle dame aux yeux clairs n'apparut pas cette fois-ci, et le tyran contraignit le pauvre Tioulpanov à passer une tenue de gymnastique sans quitter le vestibule.

Ils sortirent dans la cour. Sautillant frileusement d'un pied sur l'autre - Dieu que la terre était froide -, Anissi agita les bras, hurla " O-osu ! " pour affermir son prana, puis la séance d'humiliation commença. Massa lui sauta sur les épaules et lui ordonna de courir en rond. Le Japonais était certes de petite taille, mais il était trapu et solidement bâti, et ne pesait pas moins de cent quarante livres. Tioulpanov décrivit tant bien que mal deux tours complets avant de sentir ses jambes le trahir. Cependant son tortionnaire lui répétait à l'oreille :

- Gaman ! Gaman !

Son mot préféré. Il signifiait " patience ".

Anissi eut assez de gaman pour effectuer encore la moitié d'un tour de cour, après quoi il s'effondra. Non sans arrière-pensée cependant : juste devant une grande mare de boue, de manière que l'odieux idolâtre volât par-dessus lui et prît un bain. Massa vola bel et bien par-dessus ses épaules mais n'alla nullement s'étaler dans la boue. Il n'y trempa que les mains. Rebondissant sur ses doigts, il exécuta un improbable saut périlleux et atterrit sur ses deux pieds de l'autre côté de l'aquatique obstacle.

Il secoua sa tête ronde d'un air désespéré et enfin renonça :

- Tlès bien, va te laver.

Anissi s'éclipsa comme emporté par le vent.

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Fandorine écouta le compte rendu de son assistant (qui s'était entre-temps décrassé, changé et repeigné) dans son bureau, aux murs tapissés de gravures japonaises, de panoplies diverses et d'appareils de gymnastique. Bien que midi fût passé, le fonctionnaire était encore en robe de chambre. Loin de l'affliger, l'absence de résultat parut plutôt le réjouir. En tout cas, il n'exprima aucune surprise particulière.

Quand Tioulpanov eut achevé, Eraste Pétrovitch fit quelques pas dans la pièce en tripotant son cher chapelet de jade et prononça une phrase qu'Anissi ne pouvait jamais entendre sans éprouver un délicieux pincement au cour.

- Fort bien, raisonnons un peu, v-voulez-vous. Le chef fit claquer un des grains de pierre verte,

puis imprima une ou deux oscillations aux glands qui lestaient sa ceinture.

- N'allez pas croire que votre promenade au cimetière ait été inutile, dit-il pour commencer.

Certes, d'un côté pareille sentence était consolatrice, mais d'un autre le terme de " promenade " appliqué aux épreuves du matin paraissait à Anissi légèrement inapproprié.

- La rigueur exigeait qu'on s'assurât qu'aucun autre cas d'éventration n'était observable avant novembre. L'information que vous m'avez communiquée hier, selon laquelle on avait trouvé deux cadavres sérieusement mutilés dans la fosse commune de décembre, et un dans celle de novembre, m'a fait douter au début de la version postulant la présence de l'Eventreur à Moscou.

Tioulpanov acquiesça de la tête, car il avait été la veille instruit dans les moindres détails de la sanglante histoire de l'assassin britannique.

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- Aujourd'hui, cependant, après avoir r-réexaminé mes notes londoniennes, je suis arrivé à la conclusion qu'il ne convient nullement de renoncer à cette hypothèse. Aimeriez-vous savoir pourquoi ?

Tioulpanov opina à nouveau, sachant fort bien que son rôle, à ce moment, se bornait à se taire et à ne pas intervenir.

- Très volontiers !

Le chef ramassa son bloc-notes posé sur la table.

- Le dernier meurtre imputable au fameux Jack a été commis le 20 décembre, dans Poplar High Street. A cette date, notre Eventreur moscovite fournissait déjà grandement la Maison-Dieu de sa production de cauchemar, ce qui semble exclure que les deux assassins, russe et anglais, puissent être réduits à une seule et même personne. Toutefois la prostituée Rosé Mylett tuée ce jour-là n'a pas eu la gorge tranchée, et de manière générale ne présentait aucune trace du divertissement macabre auquel Jack a coutume de se livrer. La police a conclu que le meurtrier avait dû être dérangé dans sa besogne par des passants tardifs. Quant à moi, à la lumière de la découverte d'hier, je suis prêt à affirmer que l'Eventreur n'a absolument rien à voir avec ce meurtre. Il est possible que cette Rosé Mylett ait été tuée par quelqu'un d'autre, et que l'hystérie collective qui s'était emparée de Londres à la suite du précédent crime ait conduit à attribuer ce nouvel assassinat de prostituée au même maniaque. Passons à présent au crime antérieur, survenu le 9 novembre.

Fandorine tourna une page de son carnet.

- Il est l'ouvre de Jack, cette fois-ci sans doute possible. La prostituée Mary Jane Kelly a été retrouvée chez elle, dans une petite chambre de Dorset

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Street, où elle recevait ordinairement ses clients. Gorge tranchée, seins coupés, tissus adipeux prélevés sur les cuisses, viscères soigneusement disposés sur le lit, estomac ouvert... Il existe une hypothèse selon laquelle l'assassin en aurait mangé le contenu. Anissi sentit à nouveau monter la nausée, comme quelques heures plus tôt au cimetière.

- Sur la tempe, la même sanglante empreinte de lèvres que la demoiselle Andréitchkina nous a fait connaître...

Eraste Pétrovitch interrompit ici ses raisonnements, car Angelina venait d'entrer dans la pièce : robe grise insignifiante, châle noir, quelques mèches châtaines retombant sur son front, visiblement détachées par le vent fraîchissant. L'amie du chef s'habillait de diverses manières. Il arrivait que ce fût en grande dame, mais elle préférait en général les toilettes simples, typiquement russes, comme celle de ce jour-là.

- Vous travaillez ? Je vous dérange ? demanda-t-elle avec un sourire las.

Tioulpanov se leva d'un bond et s'empressa de répondre avant le chef :

- Que dites-vous, Angelina Samsonovna ? Nous sommes au contraire très heureux...

- Oui, oui, acquiesça Fandorine. Tu reviens de l'hôpital ?

La belle créature ôta le châle de ses épaules et répingla les cheveux rebelles.

- C'était très intéressant aujourd'hui. Le docteur Blum nous a appris à ouvrir les furoncles. En fait, ça n'a rien de difficile.

Anissi savait qu'Angelina, âme pure qu'elle était, se rendait régulièrement à la clinique Strobinder,

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sise rue Mamonov, pour soulager les malades de leurs souffrances. Au début elle leur apportait des friandises, leur lisait la Bible, puis elle avait trouvé que ce n'était pas assez. Désirant se rendre vraiment utile, elle avait voulu apprendre le métier d'infirmière. Eraste Pétrovitch avait bien cherché à l'en dissuader, mais Angelina avait eu le dernier mot.

Une sainte femme, la Russie tout entière ne tenait bon que grâce à des femmes de cette trempe : toutes prière, aide au prochain et cour aimant. On aurait pu dire qu'elle vivait dans le péché, mais la souillure n'avait pas prise sur elle. Et puis ce n'était pas sa faute si on lui avait assigné le rôle de maîtresse et non d'épouse, s'emporta à nouveau Anissi, pour la énièrne fois furieux contre son chef.

Fandorine fronça les sourcils :

- Tu as ouvert des f-furoncles ?

- Oui, répondit-elle avec un sourire radieux. A deux vieilles mendiantes. On est aujourd'hui mercredi, rappelez-vous, jour de consultation gratuite. Ne vous inquiétez pas, Eraste Pétrovitch, je m'en suis très bien tirée et le docteur m'a félicitée. Et ensuite j'ai lu à ces deux vieilles le Livre de Job, pour fortifier leur cour.

- Tu aurais mieux fait de leur donner de l'argent, déclara Eraste Pétrovitch d'un ton agacé. Elles n'ont besoin ni de ton livre ni de ta sollicitude.

Angelina répliqua :

- Je leur ai donné de l'argent, cinquante kopecks à chacune. Quant à ma sollicitude, j'ai besoin de la témoigner, c'est vrai, plus qu'elles d'en être l'objet. Je suis si terriblement heureuse de vivre avec vous, Eraste Pétrovitch ! J'en ai mauvaise conscience. Le bonheur, c'est bien, mais c'est un péché, quand on

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nage dans le bonheur, que d'oublier les malheureux. Il faut les secourir, être attentif à leurs maux et toujours nous rappeler que notre bonheur est un don de Dieu, et que rares sont les personnes sur cette terre à en connaître le bénéfice. Pourquoi croyez-vous que tant de mendiants et d'infirmes se pressent aux abords des palais et des belles demeures ?

- Ce n'est guère difficile à deviner : parce qu'on y donne d-davantage.

- Non, les pauvres donnent plus que les riches. C'est le Seigneur qui, de la sorte, impose aux gens heureux le spectacle du malheur : " Souvenez-vous que ce monde est empli de misère, et vous-même ne jurez pas de n'y jamais tomber. "

Eraste Pétrovitch poussa un soupir et renonça à répondre à sa maîtresse. Visiblement, il se trouvait à court d'arguments. Il se tourna vers Anissi et agita son chapelet.

- P-poursuivons. Ainsi, j'en déduis que le dernier crime commis en Angleterre par Jack l'Eventreur est le meurtre de Mary Jane Kelly, survenu le 9 novembre, et que notre homme n'est pas impliqué dans l'affaire du 20 décembre. Le 9 novembre, pour le calendrier russe, ce n'est encore que la fin d'octobre, en sorte que l'Eventreur a eu tout le temps nécessaire pour gagner Moscou et enrichir d'une nouvelle victime de son imagination perverse la fosse commune ouverte en novembre à la Maison-Dieu. Vous êtes d'accord ?

Anissi acquiesça du menton.

- La p-probabilité est-elle grande qu'au même moment, en Europe, apparaissent deux maniaques qui agiraient suivant des scénarios parfaitement identiques, coïncidant jusque dans les moindres détails ?

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Anissi secoua négativement la tête.

- Alors, dernière question avant de nous attaquer à l'affaire. La probabilité évoquée à l'instant par moi est-elle suffisamment faible pour que nous puissions nous concentrer entièrement sur l'hypothèse principale ?

Deux hochements affirmatifs lui répondirent, si énergiques que les célèbres oreilles tioulpanovien-nes en furent ébranlées.

Anissi retint son souffle, sachant qu'à présent un miracle allait se produire sous ses yeux : surgissant du néant, de la brume et des ténèbres, une nouvelle version allait naître, élégante et bien bâtie, avec méthode de recherche, plan d'action, et éventuellement même suspects tout désignés.

- Résumons. Jack l'Eventreur, pour une raison qui nous échappe encore, a gagné Moscou et s'est attelé très résolument à l'extermination des prostituées et autres mendiantes autochtones. Et d'un. (Pour mieux convaincre son auditoire, le chef fit claquer son chapelet.) Il est arrivé ici en novembre de l'an passé. Et de deux (clac !). Durant tous ces derniers mois, il se trouvait en ville, et s'il s'en est absenté, ce ne fut que pour une très courte période. Et de trois (clac !). Il est médecin ou bien a étudié la médecine, car il possède un instrument chirurgical, sait p-parfaitement s'en servir et a la main rompue au travail de dissection. Et de quatre.

Un dernier claquement, et le chef escamota son chapelet dans une poche de sa robe de chambre, signe que l'enquête passait désormais du stade théorique au stade pratique.

- Comme vous voyez, Tioulpanov, le problème ne s'annonce pas si compliqué.

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Anissi ne voyait pour l'instant rien du tout, aussi s'abstint-il d'acquiescer.

- Mais comment ? s'étonna Eraste Pétrovitch. Il suffit de contrôler les individus qui, au cours de la période qui nous occupe, sont arrivés d'Angleterre et se sont installés à Moscou. Et même pas tous : seulement ceux qui, d'une manière ou d'une autre, sont liés ou ont été liés à la médecine. Ça ne va pas plus loin ! Vous serez surpris d'apprendre combien le cercle de recherche est étroit.

En effet, comme c'était simple ! Moscou n'était pas Saint-Pétersbourg ; combien de médecins venant d'Angleterre avaient pu débarquer dans l'ancienne capitale au mois de novembre ?

- Par conséquent, passons au plus vite en revue les listes de voyageurs enregistrés par tous les commissariats de police ! (Anissi se leva d'un bond, prêt à se mettre à l'ouvre sur-le-champ.) Vingt-quatre demandes d'information, et le tour est joué ! C'est là, mon ami, dans les registres, que nous le démasquerons, notre tueur !

Si Angelina avait manqué le début du discours d'Eraste Pétrovitch, elle avait ensuite écouté avec beaucoup d'attention, et c'est une question fort pertinente qu'elle posa :

- Et si votre assassin, à son arrivée, s'est gardé de déclarer sa présence à la police ?

- C'est peu probable, répondit le chef. Le personnage est prudent et avisé, il demeure longtemps à la même place, il v-voyage librement à travers l'Europe. Pourquoi prendrait-il bêtement le risque d'enfreindre la loi ? Il n'est ni un terroriste ni un forçat évadé, mais un maniaque. Les maniaques dépensent toute leur violence dans la satisfaction

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de leur " idée " morbide, l'énergie leur manque pour d'autres activités. Ce sont ordinairement des gens paisibles et effacés, jamais on n'imaginerait qu'ils ont dans la tête un enfer... Mais rasseyez-vous, Tioulpanov. Il n'est besoin de courir nulle part. A quoi, selon vous, ai-je occupé ma matinée pendant que vous alliez tirer les morts par les pieds ?

Il prit sur son bureau quelques feuillets couverts d'une impersonnelle écriture de copiste.

- J'ai téléphoné aux commissaires de tous les arrondissements et leur ai demandé de me communiquer les renseignements consignés dans leurs registres concernant tous les voyageurs arrivés à Moscou soit directement d'Angleterre, soit par quelque point intermédiaire. A tout hasard, j'ai réclamé novembre mais aussi décembre, par mesure de précaution : et si Rosé Mylett était malgré tout une victime de notre Eventreur et que votre trouvaille datée de novembre fût au contraire l'ouvre de quelque coupe-jarret indigène ?... Il est difficile d'établir une expertise anatomopathologique sur un corps qui a séjourné dans la terre, quand même celle-ci serait-elle gelée, durant cinq mois entiers. Les deux cadavres de décembre, c'est déjà plus sérieux.

- C'est juste, convint Anissi. La défunte de novembre n'était en effet pas trop... Igor Willemovitch ne voulait même pas y mettre les mains : ce serait une profanation, disait-il. La terre en novembre n'était pas encore à une température assez basse, le cadavre avait pourri par-dessous. Oh, excusez-moi, Angelina Samsonovna ! s'exclama Tioulpanov, effrayé de s'être abandonné à un excès de naturalisme.

Mais ses craintes, semblait-il, étaient vaines : Angelina ne paraissait nullement disposée à s'évanouir, et

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ses yeux gris étaient toujours aussi sérieux et attentifs.

- Vous voyez ! Mais même en l'espace de d-deux mois, il ne nous est arrivé d'Angleterre que trente-neuf individus en tout et pour tout, parmi lesquels Angelina Samsonovna et moi-même. Mais avec votre permission, je nous exclurai du lot. (Eraste Pétrovitch sourit.) Sur les trente-sept qu'on obtient ainsi, vingt-t-trois n'ont séjourné à Moscou que peu de temps, et ne présentent donc pas d'intérêt pour nous. Il en reste donc quatorze, parmi lesquels seuls trois ont un rapport avec la médecine.

- Aha ! s'écria Anissi d'un ton guerrier.

- Naturellement, le p-premier à at-tirer mon attention a été le docteur en médecine George Sevill Lindsay. Il est, comme tous les étrangers, l'objet d'une surveillance discrète de la part de la Direction de la gendarmerie, de sorte qu'il s'est révélé extrêmement simple de rassembler des renseignements sur lui. Hélas, mister Lindsay ne nous convient pas. Il est établi qu'avant de venir en Russie il n'a passé qu'un mois et demi dans sa patrie. Auparavant il s-servait en Inde, bien loin de l'East End londonien. Il a obtenu une place à l'hôpital Catherine, et c'est la raison pour laquelle il est venu s'installer chez nous. Il n'en reste donc plus que deux, tous les deux russes. Un homme et une femme.

- Ce n'est pas une femme qui a pu commettre de tels crimes, affirma Angelina. Sans doute, il existe parmi mes semblables toutes sortes de dévoyées, mais lacérer un ventre à coups de couteau réclame beaucoup de force. Et puis nous, les femmes, avons horreur du sang.

- Il est question ici d'un être singulier, qui ne ressemble en rien aux gens ordinaires, objecta Fando-rine. Ce n'est ni un homme ni une femme, mais le représentant d'une espèce de t-troisième sexe, d'un monstre au sens premier du terme. En aucun cas on ne peut exclure qu'il s'agisse d'une femme. Certaines sont, du reste, physiquement très vigoureuses. Sans p-parler même du fait que le maniement du scalpel ne requiert pas une force particulière, dès lors qu'on en possède une certaine expérience. Prenons, par exemple (il jeta un coup d'oil à un autre feuillet), la sage-femme Nesvitskaïa Elizaveta Andréievna, vingt-huit ans, célibataire, arrivée d'Angleterre via Saint-Pétersbourg le 19 novembre. Une personnalité originale. A l'âge de dix-sept ans, a été condamnée à deux ans de forteresse pour affaire politique, puis reléguée par décision administrative dans le gouvernement d'Arkhangelsk. A pris la fuite, s'est réfugiée à l'étranger et a terminé ses études à la faculté de médecine de l'université d'Edimbourg. A sollicité et obtenu la permission de regagner sa patrie. Et y est revenue. Le ministère des Affaires intérieures examine actuellement sa demande de validation de son diplôme de médecine. En attendant, la demoiselle Nesvitskaïa s'est procuré un emploi de sage-femme à la clinique gynécologique Morozov nouvellement ouverte. Elle se trouve sous la surveillance de la police. D'après les informations glanées par les agents, la Nesvitskaïa, bien que son titre de médecin n'ait pas encore été confirmé, donne des consultations à certains patients, parmi les plus démunis. La direction de la clinique ferme les yeux et même l'y encourage en secret : le personnel désireux de s'occuper des indigents n'est pas légion. Tels sont les

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renseignements dont nous disposons concernant cette femme.

- Au moment des crimes commis par l'Eventreur à Londres, elle se trouvait en Angleterre, et d'un, résuma Tioulpanov. Au moment des crimes commis ici, elle était à Moscou, et de deux. Elle possède une expérience médicale, et de trois. A en juger par ce qu'on sait, l'individu sort de l'ordinaire et ne paraît guère avoir une tournure d'esprit très féminine, et de quatre. Impossible de rayer la Nesvitskaïa de la liste !

- Je ne vous le fais pas dire. Par ailleurs, n'oublions pas que ni les meurtres londoniens ni celui de la demoiselle Andréitchkina n'ont permis de relever le moindre indice de sévices sexuels, pourtant habituels quand le tueur maniaque est un homme.

- Et qui est le second ? demanda Angelina.

- Un certain Ivan Rodionovitch Sténitch. Trente ans, ancien étudiant à la faculté de médecine de l'université impériale de Moscou. Exclu il y a sept ans pour " immoralité ". Dieu sait ce que l'expression recouvre, en tout cas le personnage semble parfaitement correspondre au profil que nous avons établi. Il a changé plusieurs fois d'activité, a été soigné pour affection mentale et a voyagé en Europe. Il est arrivé d'Angleterre en Russie le 11 décembre. Depuis le Nouvel An, il travaille comme infirmier à l'asile d'aliénés Notre-Dame-de-la-consolation.

Tioulpanov frappa de la paume sur la table.

- Diablement louche !

- Ainsi, nous avons d-deux suspects. Si tous deux se révèlent hors de cause, nous travaillerons sur l'hypothèse formulée par Angelina Samsonovna, à savoir que Jack l'Eventreur, en arrivant à Moscou, a

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réussi à se soustraire à l'oil de la police. Et ce n'est qu'une fois certains que cette autre hypothèse est exclue que nous renoncerons à la version principale pour commencer à rechercher un Ivan l'Eventreur autochtone, n'ayant de sa vie mis les pieds dans l'East End. Vous êtes d'accord ?

- Oui, mais il s'agit bien de Jack, et non d'un Ivan, déclara Anissi d'un ton convaincu. Tout concorde.

- De qui préférez-vous vous occuper, Tioulpanov, de l'infirmier ou de la sage-femme ? demanda le chef. Je vous accorde le droit de choisir, à titre de martyr de l'exhumation.

- Puisque ce Sténitch travaille dans un hôpital psychiatrique, j'ai un prétexte tout trouvé pour faire sa connaissance : ma sour, Sonia, répondit Anissi, dont le raisonnement en apparence très judicieux lui était moins inspiré par la froide logique que par un brûlant désir d'en découdre ; un homme, qui plus est affligé de maladie mentale, paraissait plus prometteur, comme Eventreur, qu'une révolutionnaire en rupture de ban.

- Comme vous voudrez, conclut Eraste Pétro-vitch avec un sourire. Vous irez donc à Lefortovo, et moi à Dévitchié Polie, voir la Nesvitskaïa.

Il était dit cependant qu'Anissi devrait s'occuper aussi bien de l'ex-étudiant que de la sage-femme, car au même instant le timbre de la porte d'entrée retentit.

Massa entra et annonça :

- Posta.

Puis il précisa en s'appliquant non sans plaisir à prononcer un mot sonore et difficile :

- Coliposta.

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Le " coliposta " était de petites dimensions. Sur le papier d'emballage gris était inscrit, tracé d'une large écriture sautillante et négligée : " A remettre en main propre à Sa Haute Noblesse le conseiller de collège Fandorine. Urgent et strictement confidentiel. "

Tioulpanov se sentit piqué de curiosité, mais le chef tardait à déballer le paquet.

- C'est le f-facteur qui l'a apporté ? D'où vient que l'adresse ne figure pas ?

- Non, un galçon. Lemis tlès vite et sauvé en coulant. Il faut le lattlaper ? demanda Massa, soudain inquiet.

- S'il s'est sauvé, tu ne le rat-traperas pas. L'emballage recouvrait un coffret tapissé de

velours et noué d'un ruban de satin rouge. A l'intérieur du coffret : un poudrier de laque de forme ronde. Dans le poudrier, sur un morceau de gaze, un objet jaunâtre présentant de nombreux reliefs. Anissi, au premier instant, crut voir un champignon des bois, un lactaire délicieux. Il regarda de plus près, et laissa échapper un cri. Une oreille humaine.

Une rumeur a commencé de se répandre dans Moscou.

Un loup-garou, dit-on, hanterait depuis quelque temps la ville. Qu'une femme, la nuit, mette le nez dehors, le loup-garou rapplique aussitôt. Il s'approche tout doucement, son oil rouge lance un éclair au coin d'une palissade, et là, si elle n'a pas le temps de réciter une sainte prière, c'en est fait de la pauvre chrétienne : le monstre bondit et d'abord lui plante les crocs dans

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la gorge, puis lui déchire le ventre et se repaît de ses entrailles. Et il semblerait que ce loup-garou ait déjà dévoré des tas et des tas de femmes, mais les autorités de la ville le dissimulent au peuple parce qu'elles ont peur de notre tsar très aimé.

C'est ce qu'on racontait aujourd'hui au marché aux puces de la place Soukharev.

C'est de moi qu'on parle, c'est moi le loup-garou venu les hanter. Absurde ! Les êtres comme moi ne " hantent " pas : ce sont des messagers, porteurs d'une terrible ou au contraire joyeuse nouvelle. Quant à moi, habitants de Moscou, c'est une joyeuse nouvelle que je vous apporte.

Laide cité, laides gens, je vais vous rendre belle et beaux. Je ne le puis pour tous, ne m'en tenez pas rigueur. La force me manque. Mais beaucoup, beaucoup seront élus.

Je vous aime avec toutes vos turpitudes et vos difformités. Je ne vous veux que du bien. J'ai suffisamment d'amour pour tous. Je sais voir la Beauté sous les guenilles pouilleuses, sous les croûtes suppurantes d'un corps mal lavé, sous la gratte et l'exanthème. Je suis votre sauveur, je suis votre sauveuse. Je vous suis frère et sour, père et mère, époux et épouse. Je suis femme et je suis homme. Je suis l'androgyne, ce merveilleux ancêtre de l'humanité, qui possédait les attributs des deux sexes. Plus tard les androgynes se scindèrent en deux moitiés, masculine et féminine, et ainsi naquirent les êtres humains, malheureuses créatures, éloignées de toute perfection et accablées de solitude.

Je suis la moitié qui vous manque. Rien ne m'empêchera de me réunir à ceux d'entre vous que j'aurai choisis.

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Le Seigneur m'a donné intelligence, ruse, prescience et invulnérabilité. Les obtus, les grossiers, les gris cendre cherchaient à capturer l'androgyne sans même essayer de comprendre ce que signifiaient les messages qu'il adressait au monde.

Au début ces pitoyables tentatives m'amusaient. Puis est venue l'amertume.

Peut-être le prophète trouvera-t-il bon accueil en son pays, ai-je pensé. La Russie m'appelait à grands signes, cette Russie irrationnelle, mystique, si attachée à la vraie foi, avec ses sectes de castrats, ses schismatiques s'immolant par le feu et autres moines ermites, mais, semble-t-il, c'était pour me tromper. Aujourd'hui les mêmes êtres obtus, grossiers, privés d'imagination, s'emploient à capturer le Décorateur à Moscou. Je m'amuse comme rarement, chaque nuit je me tords d'un grand rire silencieux. Personne n'assiste à ces accès de gaieté, et si quelqu'un me voyait, il conclurait à coup sûr que je n'ai pas toute ma raison. Eh quoi, s'il suffit de ne pas leur ressembler pour être fou, alors bien sûr... Mais dans ce cas, le Christ était fou lui aussi, et tous les saints et les justes, et tous les géniaux détraqués dont ils tirent tant d'orgueil.

Le jour, je ne me distingue en rien des laides, pitoyables et vaines créatures qui m'entourent. Je suis virtuose du mimétisme, rien ne pourrait leur laisser deviner que je suis d'une autre race.

Comment osent-ils négliger le don de Dieu, négliger leur propre corps ? Mon devoir, ma vocation est de les initier peu à peu à la Beauté. Je donne de la grâce à qui est disgracié. Les autres, je ne les touche pas. Leur personne n'offense pas l'image du Seigneur.

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La vie est un jeu drôle et captivant. Le chat et la souris, hide and seek. Je suis le chat et je suis la souris. I hide and I seek. Un, deux, trois, quatre, cinq, je sors vous chercher.

Si quelqu'un n'est pas caché, ce n'est pas ma faute.

Une tortue, un setter, une lionne et un lapin

5 avril, Mercredi saint, pendant la journée

Anissi demanda à Palacha de vêtir Sonia de ses habits du dimanche, et l'idiote, qui était déjà une demoiselle, s'en trouva toute réjouie, au point qu'elle se mit à piailler sans discontinuer. Pour elle, pauvre sotte, toute sortie était un événement, et aller à l'hôpital voir le " dotou " (ce qui dans le langage de Sonia signifiait " docteur ") enchantait particulièrement l'infirme. A l'hôpital, on lui parlait longuement, avec patience, on lui offrait toujours un bonbon ou bien du pain d'épice, on lui appliquait sur la poitrine un morceau de ferraille un peu froid, on lui pétrissait le ventre pour la chatouiller, on regardait dans sa bouche avec intérêt, et Sonia, elle, était heureuse de collaborer, et écartait suffisamment les mâchoires pour qu'on puisse l'examiner tout entière d'outre en outre.

Nazar Stépanytch, un cocher de leur connaissance, avait été convoqué pour le voyage. D'abord, naturellement, Sonia se montra un peu effrayée par Mouche, la paisible jument qui s'ébrouait dans un grand cliquetis de harnais, en lorgnant d'un oil injecté de sang la grosse fille mal bâtie ficelée dans

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un châle. Tel était le rituel qu'observaient Mouche et Sonia.

Le fiacre les conduisit de la rue des Grenades jusqu'à Lefortovo. Leur trajet était beaucoup plus court d'habitude, puisque le médecin qu'ils allaient consulter, le docteur Maxime Khristoforovitch, exerçait rue Rojdestvenka, à la Société de secours mutuel ; or là, rendez-vous compte ! c'était toute la ville qu'ils traversaient à la faveur de leur excursion.

On dut contourner la place Troubnaïa : elle était totalement inondée. Sitôt que le soleil pointerait son nez, la terre sécherait en un clin d'oil, mais Moscou en attendant affichait un air maussade et négligé. Immeubles gris, chaussées boueuses, petites gens emmaillotées de guenilles, pliées en deux sous le vent... Le spectacle, néanmoins, semblait plaire à Sonia. A chaque coin de rue, elle flanquait un coup de coude dans les côtes de son frère - " Nissi, Nissi !" - et lui désignait, doigt tendu, une colonie de freux perchés dans un arbre, la citerne d'un porteur d'eau, ou bien quelque ouvrier pris de boisson. Le seul ennui était qu'elle l'empêchait de réfléchir. Or des sujets de réflexion, il en avait, et même beaucoup, depuis l'oreille coupée, dont le chef s'était personnellement chargé, jusqu'à sa propre mission qui s'annonçait assez délicate.

L'hospice Notre-Dame-de-la-consolation de la communauté Saint-Alexandre, institution vouée au traitement des maladies mentales et nerveuses ainsi que des cas de paralysie, était installé place de l'Hôpital, de l'autre côté de la laouza. Tioulpanov savait que Sténitch travaillait comme infirmier sous les ordres du docteur Rozenfeld, à la cinquième section, là où étaient soignés les malades les plus agités

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et les incurables. Ce fut donc là qu'il conduisit sa sour après avoir payé cinq roubles à la caisse. Il entreprit de conter en détail au médecin les divers incidents qui émaillaient la vie de Sonia depuis quelque temps : elle se réveillait à présent en larmes au beau milieu de la nuit, avait repoussé Palacha par deux fois, ce qui n'arrivait jamais auparavant, et par-dessus le marché avait pris la soudaine manie de jouer avec un miroir qu'elle collait devant son nez pour s'y contempler durant des heures, en ouvrant tout ronds des yeux de porcelet.

Son récit dura un bon moment. Un homme en blouse blanche entra deux fois dans le cabinet, la première pour apporter des seringues stérilisées, la seconde pour prendre une ordonnance de préparation d'une teinture. Le médecin le voussoyait et l'appelait par ses prénom et patronyme : Ivan Rodio-novitch. Ainsi, voilà à quoi ressemblait ce Sténitch. Sa figure était pâle et émaciée, mangée par des yeux immenses. Il laissait pousser ses cheveux, qu'il avait longs et raides, mais se rasait barbe et moustache, en sorte que sa physionomie présentait un aspect un peu moyenâgeux.

Laissant sa sour aux mains du médecin pour qu'il l'examinât, Anissi sortit dans le couloir et jeta un coup d'oil par une porte entrouverte sur laquelle était inscrit : " salle de soins ". Sténitch lui tournait le dos, occupé à agiter dans une fiole une espèce de mixture verdâtre. Qu'y avait-il à retenir de ce dos ? Epaules voûtées, blouse blanche, bottes éculées.

Le chef le lui avait appris : le plus important, dans une conversation, c'était la première phrase, c'est elle qui servait de clé. Dès lors qu'on entamait sans heurt le dialogue, la porte s'ouvrait et l'on apprenait

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de son interlocuteur tout ce qu'on désirait. Il fallait seulement ne pas se tromper, bien déterminer à quelle catégorie de personnage on avait affaire. Des catégories, il n'en était pas tant que ça : Eraste Pétrovitch en dénombrait exactement seize, chacune réclamant une approche particulière.

Oh, ce n'était pas le moment de gaffer. Or Anissi ne possédait pas encore très bien toutes les finesses de cette science.

D'après ce qu'on savait de Sténitch, et de ce qu'on pouvait conclure d'une première observation, l'homme appartenait à la catégorie des " tortues ", individus renfermés, méfiants, volontiers repliés sur soi, entretenant une sorte d'incessant monologue intérieur.

S'il en était bien ainsi, la bonne méthode était de " montrer son ventre ", c'est-à-dire de s'avancer à découvert en affichant un caractère inoffensif, puis, sans transition aucune, d'ouvrir une brèche, de percer toutes les couches défensives constituées à force d'isolement et de précaution, d'interloquer, en prenant bien garde cependant - Dieu vous en préserve - d'effaroucher par un excès d'audace, et surtout de ne pas faire fuir, mais au contraire d'intriguer, de lancer un signal, comme pour dire : " Toi et moi, va, sommes faits de même farine, et parlons le même langage. "

Tioulpanov exécuta mentalement le signe de croix, puis lâcha tout à trac :

- J'ai bien aimé tantôt la manière dont vous avez regardé mon idiote dans le cabinet du docteur. Avec intérêt, mais sans commisération. Votre médecin, c'est tout le contraire : pour s'apitoyer, il s'apitoie, mais d'intérêt, il n'en montre aucun. Les pauvres

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d'esprit n'ont pas besoin qu'on les plaigne, ils seront plus heureux que nous. Par contre, ils ont de quoi éveiller la curiosité : en apparence, ce sont des créatures comme vous et moi, mais en réalité ils sont tout différents. Parfois même ils ont la révélation de mystères qui nous sont, à nous, rigoureusement celés. Vous aussi, vous êtes de cet avis, pas vrai ? Je l'ai compris à votre regard. C'est vous qui devriez être docteur et pas ce Rozenfeld. Vous êtes étudiant, c'est ça ?

Sténitch se retourna, ses gros yeux pleins de stupeur. Il semblait quelque peu décontenancé par l'" ouverture de la brèche ", mais décontenancé de la bonne manière, sans paraître autrement effrayé ni hérissé. Il répondit brièvement, comme il sied à un sujet de type " tortue " :

- Ex-étudiant.

La méthode choisie avait fonctionné. A présent que la clé était engagée dans la serrure, il suffisait, d'après l'enseignement du chef, de peser lourdement dessus et de la tourner d'un coup sec pour l'entendre claquer. Il y avait là, cependant, une subtilité : avec une " tortue ", la familiarité n'était pas de mise, il était impossible d'abréger soi-même la distance, car l'individu se rétracterait alors aussitôt dans sa carapace.

- Quoi ! vous avez trempé dans la politique ? maugréa Anissi, feignant la déception. C'est donc que je fais un bien mauvais physionomiste. Moi qui vous prenais pour un gars doué d'imagination... Je voulais vous demander conseil à propos de mon idiote... Vous autres, les socialistes, vous ne valez rien comme psychiatres, vous vous passionnez trop pour le bien de la société, mais les représentants de

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cette même société, pris isolément, vous vous en contrefichez, et d'autant plus s'il s'agit d'infirmes du genre de ma Sonia. Pardonnez ma franchise, je suis un type direct. Adieu donc, je préfère encore m'expliquer avec Rozenfeld.

Et il fit mine de se retirer sur-le-champ, ainsi qu'il sied à un spécimen de la catégorie " setter " (franc, impulsif, tranchant dans ses sympathies et ses antipathies), interlocuteur idéal pour une " tortue ".

- Comme vous voudrez, répondit l'infirmier, piqué au vif. Seulement je ne me suis jamais passionné pour le bien de la société, et si j'ai été exclu de la faculté, c'est pour une affaire d'une tout autre nature.

- Ah ! s'exclama Tioulpanov en levant un doigt triomphant. Le regard ! Le regard ! Il ne trompe jamais ! Je vous avais tout de même correctement situé. Vous vivez selon votre jugement, et vous suivez votre propre route. Je me moque que vous ne soyez que feldscher1, je n'accorde aucune importance au titre. J'ai besoin d'une personne vive, intelligente, dont le raisonnement échappe à la règle commune. Je suis las de traîner Sonia de médecin en médecin. Ils n'ont qu'un seul mot à la bouche : oligophrénie, stade extrême, cas incurable. Mais moi je sens que l'âme en elle est vivante, qu'on peut la réveiller. Voulez-vous vous charger de l'examiner ?

- Je ne suis même pas feldscher non plus, répondit Sténitch, apparemment ému par la franchise de l'inconnu (et aussi par la flatterie, l'homme

1. Le terme de feldscher - en allemand : " barbier, chirurgien militaire " - désigne dans la hiérarchie médicale russe un grade intermédiaire entre infirmier et médecin. (N.d.T)

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est toujours sensible à la flatterie). Certes, monsieur Rozenfeld m'emploie comme feldscher, mais je ne suis ici officiellement qu'infirmier. Et je travaille bénévolement, sans toucher aucun salaire. Pour la rémission de mes péchés.

Ah, voilà qui explique tout ! pensa Anissi. Voilà d'où viennent ce regard contrit et cet air d'humilité. Il faut corriger le tir.

Et il déclara du ton le plus sérieux du monde :

- Vous avez choisi là le bon moyen d'expier vos fautes. Bien meilleur que d'aller faire brûler des cierges à l'église ou de se marteler le front contre la pierre du parvis. Que Dieu accorde un prompt soulagement à votre âme.

- Je ne veux pas d'un prompt soulagement ! s'écria Sténitch avec une véhémence inattendue, cependant que ses yeux, jusqu'alors éteints, s'embrasaient de fièvre et de passion. Puisse le chemin à parcourir être long et difficile ! Ce sera mieux ainsi, ce sera plus juste ! Je... je parle rarement avec les gens, je suis très réservé. Et puis j'ai l'habitude de vivre en solitaire. Mais il y a en vous quelque chose qui incite à la confidence. J'en ai tant le désir... Autrement, à ne connaître que la seule compagnie de soi-même, on a tôt fait de sombrer à nouveau dans la folie.

Anissi se sentit tout bonnement épaté. Ah, la science du chef ! La clé correspondait à la serrure, et y correspondait même si bien que la porte s'ouvrait d'elle-même toute grande devant lui. Il ne lui restait plus rien à faire qu'écouter et opiner du bonnet.

Son silence inquiéta l'infirmier.

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- Peut-être n'avez-vous pas le temps ? (Sa voix avait tremblé.) Je sais, vous avez vos propres malheurs, vous n'avez guère besoin d'entendre ceux des autres...

- Qui connaît la peine comprend encore mieux celle qui afflige son prochain, répondit jésuitique-ment Anissi. Qu'est-ce qui vous tourmente ? Parlez, vous pouvez vous fier à moi. Nous sommes des étrangers l'un pour l'autre, je ne sais même pas votre nom, ni vous le mien. Nous allons parler un moment, puis nous ne nous reverrons plus. Quel péché avez-vous sur la conscience ?

Il se prit à rêver l'espace d'un instant : l'autre allait tomber à genoux, fondre en sanglots. " Brave homme, dirait-il, pardonne-moi, je suis maudit, je porte un péché sanglant qui m'écrase, j'éventre les femmes à coups de scalpel. " Et terminé, affaire bouclée, une récompense pour Tioulpanov de la part des autorités, et surtout une parole louangeuse de la part du chef.

Mais non, Sténitch ne se jeta pas à ses pieds et prononça un tout autre discours :

- L'orgueil. Je me suis épuisé toute ma vie à le combattre. C'est pour le vaincre que je me suis procuré un poste ici, un travail sale et pénible. Je ramasse les immondices derrière les fous, je ne répugne à aucune tâche. Humiliation et résignation, voilà le meilleur remède contre l'orgueil.

- Ainsi, c'est à cause de votre orgueil qu'on vous a exclu de l'université ? demanda Anissi, incapable de dissimuler son désappointement.

- Comment ? Ah, l'université ! Non, c'est là une autre histoire... Mais tenez, je vais vous la raconter. Ne serait-ce que pour me mortifier encore.

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L'infirmier s'était brusquement empourpré, le rouge mondant son visage jusqu'à la racine des cheveux.

- J'avais autrefois un autre vice, assez envahissant. Celui de la luxure. J'ai réussi à le vaincre, la vie m'y a aidé. Mais dans ma jeunesse je menais une existence dépravée, poussé moins par l'appétit des sens que par la curiosité. C'est encore plus abject, non, de céder au vice par simple curiosité ?

Anissi ne savait que répondre à pareille question, mais cette histoire de vice était intéressante. Et si, de la luxure, le fil conduisait jusqu'au meurtre ?

- Je ne crois pas que la recherche de la volupté soit un bien grand péché, dit-il enfin. Il y a péché quand notre prochain doit pâtir de nos actes. Mais qui se trouverait mal d'un excès de sensualité, dès lors bien sûr qu'il n'est fait de violence à personne ?

Sténitch esquissa un simple hochement de tête.

- Eh ! vous êtes jeune encore, monsieur. Vous n'avez jamais entendu parler des " amis de Sade " ? Mais non, comment auriez-vous pu, vous étiez alors, sans doute, encore au lycée. Ce mois d'avril, sept ans exactement se seront écoulés... Mais il est vrai que bien peu de personnes, à Moscou, sont au courant de cette affaire. Elle a fait un peu de bruit, à l'époque, dans les milieux médicaux, mais ces milieux-là ne laissent rien filtrer : l'esprit de corps, vous comprenez. On lave son linge sale en famille. Certes, moi, j'ai été rejeté...

- De quels amis parlez-vous ? Des amis des chats... ? demanda Anissi d'un air faussement naïf, se rappelant le motif d'exclusion : pour " immoralité ".

Son interlocuteur éclata d'un rire déplaisant.

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- Pas tout à fait. Nous étions une quinzaine de vauriens. Tous étudiants en médecine, parmi lesquels deux filles. On vivait alors des temps sombres et rudes. C'était l'année où le tsar émancipateur trouva la mort dans un attentat à la bombe perpétré par des nihilistes. Nous aussi, nous étions nihilistes, mais en marge de la politique. S'il avait été question de politique, à l'époque on nous eût condamnés au bagne, ou à un sort bien pire encore. Alors que là, on se contenta d'expédier le meneur du groupe, un nommé Sotski, dans une compagnie de discipline. Sans jugement, sans scandale, par décret ministériel. Quant aux autres, certains furent transférés dans des sections à vocation non strictement médicale - pharmacie, chimie, anatomopathologie -, pour autant qu'ils étaient estimés indignes désormais de porter le noble titre de médecin. Et ceux qui, comme moi, ne bénéficiaient pas de hautes protections se trouvèrent simplement virés.

- N'était-ce pas un peu sévère ? intervint Tioulpa-nov avec un soupir compatissant. Qu'aviez-vous donc commis de si grave ?

- Aujourd'hui je suis enclin à penser que non. Que c'était finalement justice... Vous savez, il arrive que les très jeunes gens qui ont choisi de s'engager dans des études de médecine sombrent parfois dans un certain cynisme. L'idée s'enracine en eux que l'être humain n'est nullement une image de Dieu, mais une machine constituée d'articulations, d'os, de nerfs et autres éléments. Les étudiants de première année tiennent pour acte de bravoure de déjeuner à la morgue, en posant la bouteille de bière sur le ventre d'un macchabée à peine recousu. Il est des plaisanteries de plus mauvais goût encore, je

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vous en fais grâce, c'est un sujet répugnant. Mais toutes ces frasques sont monnaie courante, nous avons fait preuve, quant à nous, de bien plus d'originalité. Quelques-uns parmi nous étaient aux as, en sorte que le moyen s'offrait de faire beaucoup mieux. Très vite, la simple débauche ne nous a plus suffi. Notre mentor, le défunt Sotski, avait de l'imagination à revendre. Il n'est jamais revenu des bataillons disciplinaires, il y a laissé la peau, autrement il fût allé lom. Nous goûtions particulièrement les divertissements sadiques. On louait les services d'une prostituée la plus moche possible, on la payait vingt-cinq billets, et chacun de la malmener à sa guise. Jusqu'à l'excès... Un jour, dans un bordel minable où nous avions trop bu, une vieille putain prête à tout pour trois malheureux roubles est morte sous les tortures que nous lui avons infligées... L'affaire fut étouffée et ne remonta jamais jusqu'aux tribunaux. Tout fut réglé discrètement, sans bruit. Au début j'enrageais qu'on eût brisé ma vie : je n'étais pas riche, voyez-vous, pour payer mes études je donnais des leçons, ma pauvre mère m'envoyait ce qu'elle pouvait... Mais ensuite, des années plus tard, j'ai un jour brusquement compris que c'était mérité. Anissi fronça les sourcils :

- Comment cela : " brusquement " ?

- Comme ça, répondit Sténitch d'un ton bref et sévère. J'ai rencontré Dieu.

Il y a là quelque chose, pensa Tioulpanov. Il faut sonder encore, ainsi peut-être surgira l'" idée " dont le chef a parlé. Comment amener la conversation sur l'Angleterre ?

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- Vous avez dû être rudement ballotté par l'existence, n'est-ce pas ? Vous n'avez pas essayé de trouver le bonheur à l'étranger ?

- Le bonheur, non, je ne l'ai jamais cherché. Mais des sales histoires, oui, dans plusieurs pays. J'en ai même trouvé bien plus que ma part, le Seigneur me pardonne.

Sténitch se signa avec ferveur en se tournant vers l'image du Sauveur accrochée dans un angle de la pièce. C'est le moment que choisit Tioulpanov pour glisser d'un air innocent :

- Et êtes-vous déjà allé en Angleterre ? Moi, j'en rêve, mais visiblement je n'en aurai jamais l'occasion. Tout le monde dit que c'est un pays extrêmement civilisé.

- C'est bizarre que vous me parliez de l'Angleterre, releva le pécheur repenti en le dévisageant avec attention. Vous êtes du reste une étrange personne. Quoi que vous demandiez, vous tombez toujours juste. C'est en Angleterre, précisément, que j'ai eu la révélation de Dieu. Je menais jusqu'alors une vie indigne et humiliante de parasite, aux crochets d'un riche énergumène. Or là, j'ai pris ma décision, et du jour au lendemain j'ai changé d'existence.

- Mais vous disiez vous-même que l'humiliation était utile pour vaincre l'orgueil. Pourquoi donc avez-vous résolu de renoncer à une vie qui vous humiliait ? Il y a là quelque chose d'illogique.

Anissi désirait en savoir davantage sur le séjour anglais de Sténitch, mais il venait de commettre une grossière erreur : sa question contraignit la " tortue " à se camper sur la défensive, ce qu'il convenait à tout prix d'éviter.

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Et Sténitch, dans l'instant, se replia dans sa carapace :

- Mais qui êtes-vous pour commenter la logique de mon âme ? Quelle idée ai-je eue de me laisser aller à pleurnicher devant vous !

Les yeux de l'infirmier semblaient à présent congestionnés de haine, ses doigts effilés se mirent à explorer fébrilement la table. Or sur la table se trouvait, entre autres, une cassolette d'acier emplie de divers instruments médicaux. Anissi se souvint que Sténitch avait été soigné pour une affection mentale, et il battit en retraite dans le couloir. De toute manière, l'homme ne dirait plus rien dont on pût tirer profit.

Deux ou trois choses, néanmoins, venaient d'être éclaircies.

Il leur restait maintenant un long chemin à parcourir, depuis Lefortovo jusqu'au faubourg de Dévitchié Polie, situé à l'opposé, où tout récemment, grâce aux fonds dispensés par le conseiller des manufactures1 Timoféï Sawitch Morozov, s'était ouverte une clinique gynécologique portant le nom de l'industriel et dépendant de l'université impériale de Moscou. Sonia avait beau être ce qu'elle était, elle était néanmoins une femme, et l'on saurait bien lui trouver des soucis féminins. Il résultait qu'encore une fois la sotte créature allait servir l'enquête.

Sonia était dans tous ses états : le " dotou " de Lefortovo avait produit sur elle une très vive impres-

1. Grade civil de 8e classe, qui pouvait être accordé à titre honorifique aux industriels de renom. (N.d.T)

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sion. Elle racontait avec animation ses aventures à son frère :

- Ateau poum-poum, onou sauté ! apapeur, dopabonbon !

Un autre n'eût entendu là qu'un absurde assemblage de syllabes, mais Anissi comprenait fort bien : le docteur avait frappé son genou avec un marteau, et son genou avait sursauté, Sonia n'avait pas du tout eu peur, et pourtant le docteur ne lui avait pas donné de bonbon.

Pour qu'elle cessât de l'empêcher de se concentrer, il fit arrêter la voiture devant l'Institut des enfants trouvés et acheta une énorme sucette d'un rouge vénéneux. Sonia s'arrêta net de piailler. Tirant une langue d'une aune, elle se mit à lécher le bonbon et à rouler en tous sens ses petits yeux trop pâles. Elle avait vécu aujourd'hui bien des événements et ignorait que beaucoup d'autres, tout aussi captivants, l'attendaient encore. Il ne fallait pas compter que la soirée serait facile avec elle : son excitation était trop grande pour qu'elle trouvât rapidement le sommeil.

Enfin ils arrivèrent. Le généreux conseiller des manufactures avait fait bâtir une bien jolie clinique, il n'y avait pas à dire. De manière générale, la ville de Moscou tirait grand bénéfice de la famille Morozov. Ainsi les journaux annonçaient récemment que madame Morozova, citoyenne d'honneur, avait institué des voyages d'étude à l'étranger pour les jeunes ingénieurs, afin que ces derniers pussent perfectionner leurs connaissances pratiques. A présent, n'importe quel étudiant ayant décroché son diplôme de l'Ecole polytechnique impériale de Moscou, à condition bien sûr qu'il fût de sang russe et de religion

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orthodoxe, disposait du moyen d'accomplir un séjour dans le pays de son choix, fût-ce en Angleterre, fût-ce en Amérique du Nord. C'était une grande ouvre. Et ici, à la clinique gynécologique, tous les lundis et mardis, des consultations gratuites étaient dispensées aux indigents. N'était-ce pas remarquable ?

Aujourd'hui, c'est vrai, on était mercredi.

Anissi lut la feuille des tarifs placardée dans le hall de réception : " Consultation auprès d'un professeur : 10 roubles. Examen par un médecin généraliste : 5 roubles. Examen par la doctoresse madame Roganova : 3 roubles. "

II alla se plaindre à un employé :

- C'est un peu chérot. Ma sour est une infirme. Il n'y aurait pas une réduction pour les infirmes qui viennent consulter ?

L'employé rétorqua d'abord sèchement :

- Ce n'est pas l'usage. Revenez un lundi ou un mardi.

Mais ensuite il regarda Sonia qui se tenait là, immobile, bouche bée, et il se radoucit :

- Autrement, allez voir Lizaveta Andréievna à la maternité. Elle en sait bien autant qu'un médecin, même si elle n'a que le titre de sage-femme. Elle prend moins cher, et il se peut même qu'elle ne vous fasse rien payer si elle a pitié de vous.

Voilà qui était parfait. La Nesvitskaïa était à son poste.

Ils quittèrent la réception et prirent par un petit jardin. Comme ils approchaient du bâtiment jaune à un étage abritant le service d'obstétrique, un incident se produisit.

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Une fenêtre claqua à l'étage, quelques vitres dégringolèrent dans un tintement sonore, et Anissi vit une jeune femme enjamber le rebord du chambranle, juste vêtue d'une chemise de nuit, ses longs cheveux noirs flottant sur ses épaules.

- Allez-vous-en, tortionnaires ! hurla la femme d'une voix désespérée. Je vous déteste ! Vous voulez ma mort !

Elle regarda en bas : l'étage était haut, il y avait loin jusqu'à la terre. Elle plaqua son dos contre le mur de pierre et, progressant à pas menus le long de la corniche, entreprit de s'éloigner de la fenêtre. Sonia s'était figée, mâchoire pendante, jamais elle n'avait vu pareil prodige.

Plusieurs têtes surgirent en même temps par la fenêtre, chacune s'appliquant à convaincre la femme aux cheveux noirs de ne pas faire de bêtise, de revenir en arrière.

Mais on voyait bien qu'elle avait l'esprit dérangé. Elle chancelait sur ses jambes, et la corniche était étroite. Dans un instant elle allait choir dans le vide ou bien s'y précipiter. La neige en bas avait fondu, le sol était à nu, hérissé de pierres et de bouts de ferraille. Si elle n'y trouvait pas la mort, elle risquait de terminer sa vie sévèrement estropiée.

Tioulpanov jeta un coup d'oil à gauche, à droite. Un attroupement de badauds s'était formé, mais tous affichaient une physionomie désemparée. Que faire ?

- Filez chercher une bâche, ou au moins une couverture ! cria-t-il à un infirmier sorti fumer une cigarette, et qui restait planté là, comme paralysé, sa cousue-main plantée entre les dents.

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L'autre sursauta et détala sur-le-champ, mais il y avait peu de chances pour qu'il revînt à temps.

Ecartant les têtes massées dans l'ouverture, une grande femme escalada résolument le rebord de fenêtre - blouse blanche, pince-nez à monture d'acier, cheveux tirés sur la nuque en un chignon serré.

- Ermolaeva, ne fais pas l'andouille ! cria-t-elle d'une voix autoritaire. Ton fils pleure, il réclame son lait!

Et, à son tour, intrépide, elle s'engagea sur la corniche.

- Ce n'est pas mon fils ! glapit la fille aux cheveux noirs. C'est un enfant trouvé ! Ne t'approche pas, tu me fais peur !

L'autre, en blouse blanche, progressa encore d'un pas et tendit la main, mais la dénommée Ermolaeva se déroba et, poussant un hurlement, sauta dans le vide.

Les spectateurs lancèrent un cri : au dernier moment la doctoresse avait réussi à empoigner la folle par le col. On entendit l'étoffe de la chemise craquer, mais elle tint bon. Les jambes de la fille ainsi suspendue en l'air s'en trouvèrent dénudées de manière indécente, et Anissi se mit à cligner des paupières pour aussitôt se reprendre, honteux : ce n'était pas le moment de prêter attention à pareil détail. La doctoresse se cramponnait d'une main à la gouttière, et de l'autre retenait la désespérée. Elle allait finir soit par la lâcher, soit par être précipitée avec elle !

Tioulpanov ôta vivement son manteau et fit signe à deux hommes qui se tenaient non loin. Ils tendirent le vêtement le plus largement possible et coururent se placer sous la femme en danger de tomber.

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- Je n'en peux plus ! Mes doigts lâchent ! cria la vigoureuse doctoresse, et au même instant la fille aux cheveux noirs tomba.

Sous le choc, tous s'affalèrent les uns sur les autres. Tioulpanov se remit sur pied d'un bond et secoua son poignet endolori. La jeune personne gisait sur le sol, les yeux clos, mais elle paraissait en vie et aucune trace de sang n'était visible. L'un des deux hommes appelés à la rescousse par Anissi, un commis de magasin à en juger par sa mine, était assis par terre et braillait à son tour en se tenant l'épaule. Le manteau faisait peine à voir : il avait perdu ses manches et le col avait craqué. Un manteau neuf, qu'il s'était fait tailler à l'automne pour quarante-cinq roubles.

La doctoresse était déjà là. Comment avait-elle fait pour arriver si vite ? Elle s'accroupit auprès de la gisante, toujours sans connaissance, lui palpa le pouls, lui plia et déplia bras et jambes :

- Vivante et intacte. Et, s'adressant à Anissi :

- Bravo pour avoir eu l'idée de tendre votre manteau.

- Qu'a-t-elle ? demanda-t-il en continuant de secouer ses mains.

- Fièvre puerpérale. Altération temporaire du jugement. C'est rare, mais cela arrive. Qu'as-tu donc ? (Elle s'adressait cette fois-ci au commis.) Tu t'es luxé l'épaule ? Fais-moi voir.

Elle l'empoigna de ses mains puissantes, tira d'un coup sec, et le commis n'eut que le temps de dire : " Ouille ! "

Une infirmière hors d'haleine demandait déjà :

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- Lizaveta Andréievna, et Ermolaeva, qu'en fait-on ?

- En chambre d'isolement. Sous trois couvertures, avec une injection de morphine. Qu'elle roupille un peu. Et attention ! qu'on ne la quitte pas des yeux !

Sur quoi elle tourna les talons, prête à s'éloigner.

- A dire vrai, j'étais venu vous voir, madame Nes-vitskaïa, lança Anissi, qui venait de se dire que le chef avait eu bien raison de refuser d'écarter l'éventualité que le coupable fût une femme : pareil cheval était capable non seulement de vous égorger d'un coup de scalpel, mais même de vous étrangler à mains nues, et très facilement.

- Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? demanda la suspecte en le dévisageant.

Le regard derrière le pince-nez était dur et nullement féminin.

- Tioulpanov, secrétaire de gouvernement. Voilà, je vous ai amené cette malheureuse infirme pour avoir votre avis sur un problème qui ne concerne que les femmes. Elle a l'air de beaucoup souffrir de ses règles. Accepteriez-vous de l'examiner ?

La Nesvitskaïa regarda Sonia, puis demanda d'un ton pratique :

- Une idiote ? Elle a une vie sexuelle ? Qui est-elle, votre maîtresse ?

- Mais que dites-vous là ! se récria Anissi, horrifié. C'est ma sour. Elle est comme ça de naissance.

- Vous pouvez payer ? A ceux qui ont les moyens, je prends deux roubles pour la consultation.

- Je les paierai avec le plus grand plaisir, ' s'empressa d'assurer Tioulpanov.

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- Si vous payez avec plaisir, pourquoi venez-vous me trouver au lieu de consulter un médecin ou un professeur ?... C'est bon, allons dans mon cabinet.

Et elle s'en fut à grandes et rapides enjambées. Anissi lui emboîta le pas, attrapant au passage sa sour par la main et l'entraînant avec lui.

En chemin, il élabora sa ligne de conduite.

Il n'y avait aucun doute sur la catégorie à laquelle appartenait le personnage : type de " lionne " classique. Méthode d'approche recommandée : paraître perdre contenance et bafouiller. Les " lionnes " s'en trouvaient toujours adoucies.

Le cabinet de la sage-femme se révéla minuscule, d'une parfaite propreté, sans rien de superflu : un fauteuil médical, une table, une chaise. Sur la table, deux brochures : Du caractère antihygiénique du costume féminin, ouvrage du professeur A. N. Soloviev, spécialiste des affections gynécologiques et obstétricales, et Cahiers de la Société de vulgarisation des applications de la science parmi les femmes instruites.

Au mur, une affiche de réclame :

COUSSINETS HYGIÉNIQUES POUR DAMES

Fabriqués à partir de ouate de cellulose parfaitement aseptique.

Serviette très confortable, avec ceinture adaptée, destinée à être portée par les dames au moment des périodes douloureuses.

Prix, d'une douzaine de coussinets : 1 r. Prix de la ceinture : de 40k. à 1 r. 50 k.

Rue Pokrovka, maison Egorov.

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Anissi poussa un soupir et commença de bredouiller :

- Si j'ai décidé de m'adresser précisément à vous, madame Nesvitskaïa, c'est que... voyez-vous, j'ai entendu dire, que vous possédiez une qualification tout ce qu'il y a de plus... supérieure pour ainsi dire... même si le titre sous lequel vous exercez demeure très en deçà des compétences et du savoir d'une aussi digne personne... Je veux dire... Je n'ai absolument rien contre le titre de sage-femme... Loin de moi l'idée de rabaisser ou, Dieu me garde, de mettre en doute... tout au contraire, je...

Le résultat semblait parfait, Anissi était même parvenu à rougir de confusion, mais la Nesvitskaïa eut ici une réaction inattendue : elle l'empoigna fermement par les épaules et le fit pivoter face à la lumière.

- Eh bien, eh bien ! cette expression du regard m'est familière. Ne serions-nous pas un monsieur de la police ? Nous montrons de l'ingéniosité au travail à présent, jusqu'à aller ramasser une idiote... Que voulez-vous encore de moi ? Ne me laisserez-vous donc jamais en paix ? Vous projetez de me chicaner pour exercice illégal de la médecine, c'est ça ? Eh bien sachez que monsieur le directeur est au courant.

Et elle le repoussa d'un air dégoûté. Tioulpanov se frotta les épaules : quelle poigne, décidément ! Sonia, effrayée, vint se blottir contre son frère et se mit à pleurnicher. Anissi lui caressa la tête :

- Quoi, tu as eu peur ? La dame plaisante, elle veut jouer. C'est une bonne dame, elle est docteur... Elizaveta Andréievna, vous vous trompez sur mon compte. J'occupe un emploi dans les services d'administration de Sa Haute Excellence le général

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gouverneur. Un emploi très modeste, bien sûr. Je suis, pour ainsi dire, la cinquième roue du carrosse du lampiste. Tioulpanov, secrétaire de gouvernement. J'ai mes papiers. Je vous les montre ? Ce n'est pas la peine ?

Il eut un geste hésitant, puis esquissa un sourire gêné.

Excellent ! La Nesvitskaïa à présent avait honte, or il n'était rien de mieux pour dénouer la langue d'une " lionne ".

- Excusez-moi, j'ai partout l'impression que... Vous devez me comprendre...

D'une main tremblante, elle prit une cigarette sur la table et l'alluma - non sans difficulté : il lui fallut trois allumettes. Voilà pour la femme forte et décidée !

- Pardonnez-moi si j'ai pensé du mal de vous. Je suis à bout de nerfs. Et puis il y a eu encore cette Ermolaeva... Mais c'est vrai, vous l'avez sauvée, je l'avais oublié... Je dois m'expliquer. Je ne sais pourquoi, mais j'aimerais que vous compreniez...

Si vous avez envie de vous confier à moi, lui répondit Anissi in petto, c'est que vous êtes une " lionne " et que je me conduis comme un " lapin ". Les " lionnes " s'accordent à merveille avec les petits " lapins " dociles et sans défense. Psychologie, Liza-veta Andréievna !

Cependant la satisfaction qu'éprouvait Tioulpanov se trouvait altérée par un certain inconfort moral : il avait beau n'être pas policier, il n'en était pas moins enquêteur, et s'il avait amené sa sour invalide c'était bien pour lui servir de couverture. La doctoresse avait raison.

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Elle acheva rapidement sa cigarette, en quelques longues bouffées, puis en alluma une autre. Anissi attendait, battant des cils, les yeux dolents.

- Tenez, fumez.

Elle poussa vers lui une boîte en carton. Tioulpa-nov généralement ne fumait pas, mais les " lionnes " aiment à régenter, c'est pourquoi il s'inclina. Il prit une cigarette, aspira la fumée et fut saisi d'une atroce quinte de toux.

- Oui, elles sont un peu fortes, concéda la doctoresse. L'habitude. Dans le Nord, on ne fume que de l'arrache-gueule, et là-bas, l'été, impossible de s'en passer : les moustiques, les moucherons...

- Ainsi vous êtes originaire du Nord ? demanda Anissi d'un ton naïf en tapotant maladroitement sa cigarette pour faire tomber la cendre.

- Non. Je suis née et j'ai grandi à Saint-Pétersbourg. Jusqu'à l'âge de dix-sept ans j'ai vécu comme une gentille fille à sa maman. Mais quand j'ai eu dix-sept ans, des types en uniforme bleu sont arrivés en calèche et m'ont emmenée. Ils m'ont séparée de ma maman et bouclée dans un cachot.

La Nesvitskaïa parlait par saccades. Ses mains ne tremblaient plus, sa voix était tranchante, ses yeux s'étaient étrécis et brillaient d'une lueur mauvaise, mais à l'évidence ce n'était pas après Tioulpanov qu'elle en avait.

Sonia s'était assise sur la chaise, affalée le dos contre le mur, et à présent ronflait : toutes ces émotions l'avaient exténuée.

- Mais pourquoi vous a-t-on arrêtée ? demanda le " lapin " dans un chuchotement.

- Parce que je connaissais un étudiant qui une fois était venu dans une maison où se réunissaient

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de temps en temps des révolutionnaires, répondit la Nesvitskaïa avec un mince sourire amer. Juste avant ça, il y avait eu un nouvel attentat contre le tsar, alors la police embarquait tout le monde, les uns à la suite des autres. Le temps que l'affaire soit débrouillée, j'avais déjà passé deux années en isolement. Et cela à dix-sept ans. Comment je ne suis pas devenue folle, je l'ignore. Mais peut-être le suis-je devenue en vérité... J'ai fini par être relâchée. Seulement, à tout hasard, pour m'empêcher de nouer des relations répréhensibles, j'ai écopé d'une peine de relégation. Assignée à résidence au village de Zamo-renko, dans le gouvernement d'Arkhangelsk. Sous surveillance des autorités. Aussi ne m'en veuillez pas d'être soupçonneuse. J'entretiens des rapports particuliers avec les uniformes bleus.

- Mais où donc avez-vous étudié la médecine ? demanda Anissi après avoir hoché la tête avec compassion.

- D'abord à Zamorenko, à l'hôpital de district. Il fallait bien trouver de quoi vivre, aussi me suis-je dégoté un emploi d'infirmière. Et j'ai compris que la médecine, c'était pour moi. Il n'y a qu'elle, peut-être, qui ait vraiment du sens... Ensuite, j'ai débarqué en Ecosse, je me suis inscrite à la faculté. Première femme du département de chirurgie. Il est vrai que là-bas non plus on ne nous accorde guère de place. Je suis devenue un bon chirurgien. J'ai la main ferme, la vue du sang ne m'a jamais effrayée, et le spectacle des entrailles humaines ne me répugne pas. Je lui trouve même, je crois, une sorte de beauté.

Anissi sentit tout son être se tendre.

- Et vous pouvez opérer ?

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Elle eut un sourire condescendant :

- Je peux même amputer, ouvrir un ventre et ôter une tumeur. Mais au lieu de cela, voici des mois que...

Et elle agita la main, d'un geste de colère.

Quoi " au lieu de ça " ? J'étripe des prostituées dans les remises à bois ?

Tioulpanov observait à la dérobée le visage sans grâce, et même brutal, du médecin. Une haine morbide du corps féminin ? Très possible. Les raisons : son propre manque d'attrait physique, la précarité de sa situation personnelle, le fait d'être contrainte de remplir les fonctions détestées de sage-femme, d'avoir chaque jour sous les yeux des patientes dont le destin de femme avait pris une heureuse tournure. Mais ce n'était peut-être encore rien. Il n'était pas exclu qu'elle souffrît secrètement de démence, conséquence de l'injustice qu'elle avait subie et de la longue réclusion qu'elle avait connue à l'âge tendre.

- Bon, il suffit. Examinons plutôt votre sour. Je me suis laissée un peu trop aller à bavarder. Ça ne me ressemble pourtant pas.

La Nesvitskaïa ôta son lorgnon et, la mine lasse, se massa la racine du nez entre ses doigts puissants, puis, bizarrement, elle se tripota un instant le lobe de l'oreille, et les pensées de Tioulpanov se reportèrent tout naturellement sur la sinistre oreille coupée.

Où en était le chef? Avait-il réussi à identifier l'expéditeur du " coliposta " ?

Et c'est la nuit à nouveau, ténèbres bénies qui m'enveloppent de leur aile brune. Je marche le long du

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remblai de la voie ferrée. Une étrange émotion me serre la poitrine.

C'est étonnant à quel point la vue de gens fréquentés dans une vie antérieure peut vous désorienter. Ils ont changé, certains même jusqu'à devenir méconnaissables. Quant à moi, ce n'est pas la peine d'en parler.

Des souvenirs remontent. Stupides et vains. Maintenant tout est différent.

Au passage à niveau, devant la barrière, je croise une petite mendiante. Elle doit avoir douze, treize ans. Elle grelotte de froid, elle a les mains rouges de gerçures, les jambes enveloppées d'une espèce de guenille. Son visage est affreux, tout bonnement affreux : yeux chassieux, lèvres crevassées, nez pissant la morve. Un malheureux, un monstrueux enfant d'homme.

Comment ne pas avoir pitié de pareille créature ? Même cet atroce visage, on peut le rendre beau. Et sans aucune opération compliquée. Il suffit simplement de dévoiler aux regards sa véritable Beauté.

Je marche derrière la fillette. Les souvenirs ne me tourmentent plus.

D'anciens condisciples 5 avril, Mercredi saint, journée et soirée

Après avoir envoyé son assistant en mission, Eraste Pétrovitch s'était préparé à une intense séance de raisonnement logique. Le problème s'annonçait complexe. Une illumination extra-rationnelle eût été la bienvenue, aussi le mieux était-il de commencer par un peu de méditation.

Le fonctionnaire ferma la porte de son bureau, s'assit en tailleur sur le tapis et s'appliqua à se défaire de toute espèce de pensée. Suspendre son regard, clore ses oreilles. Se laisser bercer par la houle du Grand Néant, d'où s'élèverait, comme c'était arrivé plusieurs fois déjà, d'abord à peine audible, puis de plus en plus distincte, et pour finir presque assourdissante, la voix de la vérité.

Le temps s'écoula. Puis cessa de s'écouler. Puis s'évanouit tout à fait. A l'intérieur de son corps, du fond de son ventre, une fraîche quiétude commençait de monter lentement, une brume dorée tourbillonnait déjà devant ses yeux, mais à cet instant l'énorme horloge qui se dressait dans un coin de la pièce émit un ronflement et sonna : bom-bom-bom-bom-bom !

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Fandorine reprit conscience. Déjà cinq heures ? Il consulta sa montre Bréguet, car l'horloge de parquet n'était pas fiable, et en effet elle avançait de vingt minutes.

Se plonger une seconde fois dans la méditation se révéla plus ardu. Eraste Pétrovitch se souvint qu'à cinq heures de l'après-midi, justement, il était censé prendre part à une course organisée par le club moscovite des vélocipédistes amateurs au bénéfice des veuves et orphelins nécessiteux du ministère de la Guerre. Au Manège allaient s'affronter les meilleurs sportsmen de Moscou ainsi que l'escadron vélocipédique du corps des grenadiers. Le conseiller de collège avait de bonnes chances de remporter, comme l'année précédente, le premier prix.

Hélas, l'heure n'était pas aux compétitions sportives.

Eraste Pétrovitch chassa ces idées malvenues et entreprit de s'absorber dans la contemplation des motifs mauve pâle de la tapisserie. La brume allait à nouveau s'épaissir, les iris peints agiter leurs pétales, leur parfum embaumerait la pièce, et viendrait alors le satori.

Quelque chose le gênait cependant. La brume semblait dissipée par un souffle de vent provenant d'un point précis, situé sur sa gauche. Là-bas, sur la table, dans un poudrier de laque dormait une oreille coupée. Dormait, mais ne se laissait pas oublier.

Eraste Pétrovitch, depuis son enfance, ne pouvait supporter la vue de la chair martyrisée. On eût pu croire qu'il avait vécu en ce monde suffisamment longtemps, que ses yeux avaient été suffisamment gavés de toutes sortes d'horreurs, qu'il avait connu assez de guerres et de champs de bataille, et cependant il

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n'avait jamais appris à regarder avec indifférence ce que les êtres humains imaginaient d'infliger à leurs semblables.

Ayant compris qu'aujourd'hui nul parfum n'émanerait des iris de son papier peint, Fandorine poussa un pesant soupir. Puisqu'il avait échoué à éveiller son intuition, il ne lui restait plus qu'à s'en remettre à la logique.

Il s'assit à sa table et prit une loupe.

Il commença par le papier d'emballage. Un papier comme un autre, pouvant servir à envelopper n'importe quoi. Rien qui fournît un quelconque début de piste.

La suscription à présent. Ecriture large, irrégulière, négligée en fin de ligne. En y regardant mieux, on distinguait de minuscules éclaboussures d'encre, comme si la main avait couru sur le papier avec trop de vigueur. La personne qui avait tracé ces mots était très probablement un homme dans la fleur de l'âge. Peut-être en état d'ébriété, à moins qu'il ne s'agît d'un déséquilibré. Mais on ne pouvait non plus exclure une femme encline aux emportements émotifs et aux crises d'hystérie. Détail renforçant ce point de vue : les boucles ornant les lettres o, et les coquettes fioritures surmontant le F majuscule.

Un détail essentiel ! Ce n'étaient pas les cours de calligraphie dispensés au collège qui enseignaient à écrire de la sorte. Il fallait soupçonner là soit une éducation reçue entièrement à domicile, ce qui eût plaidé en faveur d'un individu de sexe féminin, soit une totale absence de scolarité régulière. Cependant, pas une seule faute d'orthographe. Hum, cela

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donnait à réfléchir. En tout cas, cette suscription, c'était l'amorce d'une piste.

Ensuite : la boîte tapissée de velours. C'est dans des boîtes semblables qu'on vendait broches et boutons de manchette. A l'intérieur, un monogramme : " A. Kouznetsov. Passage du Chambellan ". Ça n'apportait rien. Une grande joaillerie, l'une des plus connues de Moscou. On pouvait toujours, évidemment, s'informer, mais il y avait peu de chances que la démarche soit utile : à coup sûr, des boîtes semblables, il s'en vendait une douzaine par jour.

Le ruban de satin ne présentait rien de remarquable. Lisse, rouge, comme aiment en nouer à leurs tresses les Tsiganes ou les filles de marchands les jours de fête.

Le poudrier (poudre de riz " Cluseret n° 6 "), Eraste Pétrovitch l'examina à la loupe avec une particulière attention, en le tenant par l'extrême bord. Il le saupoudra d'une poudre blanche pareille à du talc, et sur la surface lisse et vernie transparut une multitude d'empreintes de doigts. Le fonctionnaire les tamponna avec un papier spécial d'une extraordinaire finesse. Devant un tribunal, ces empreintes n'auraient pas valeur de preuves, mais elles pouvaient toujours servir.

C'est seulement alors que Fandorine s'occupa de la pauvre oreille. En tout premier lieu il s'efforça d'imaginer que celle-ci n'avait aucun rapport avec un être humain. Ce n'était rien qu'un objet curieux qui souhaitait tout raconter de son histoire.

Or l'objet en question rapporta à Eraste Pétrovitch les faits suivants.

L'oreille appartenait à une jeune femme. A en juger par la profusion de taches de rousseur parsemant

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les deux faces du pavillon, cette femme était rousse. Le lobe était percé, mais de manière extrêmement peu soignée : le trou était large et oblong. Ce détail, ajouté au fait que la peau était fortement hâlée, permettait de conclure que l'ex-propriétaire dudit objet, primo, portait ses cheveux relevés en chignon ; secundo, n'appartenait pas à une classe privilégiée ; tertio, se promenait beaucoup par temps froid, la tête découverte. Cette dernière circonstance était particulièrement instructive, puisque, comme chacun sait, les seules femmes à sortir tête nue même par temps froid étaient les filles publiques. C'était même là un des signes distinctifs de leur profession.

Se mordant la lèvre (traiter cette oreille comme un objet se révélait malgré tout impossible), Eraste Pétrovitch retourna la chose au moyen d'une pin-cette et examina la coupure. Nette, opérée par un instrument singulièrement acéré. Pas une seule goutte de sang coagulé. Par conséquent, au moment où l'oreille avait été tranchée, la rousse personne était morte depuis plusieurs heures.

Qu'était-ce que cette légère noircissure au niveau de l'entaille ? D'où pouvait-elle provenir ? D'une décongélation, voilà d'où elle provenait ! Le cadavre avait séjourné en glacière, et c'est pourquoi la coupe était aussi parfaite : au moment de l'ablation, les tissus n'avaient pas encore dégelé.

Le cadavre d'une prostituée placé dans une chambre frigorifique ? Mais pourquoi ? Qu'étaient-ce que ces cérémonies ? Les filles comme elle étaient sur-le-champ transportées à la Maison-Dieu et enterrées. Si on les logeait dans une glacière, c'était soit à la morgue de la faculté de médecine, rue Troubets-

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kaïa, pour les besoins de l'enseignement, soit à l'institut médico-légal, à cette même Maison-Dieu, quand était ouverte une enquête de police.

Le plus intéressant maintenant : qui avait expédié cette oreille, et pourquoi ?

D'abord pourquoi.

Le meurtrier de Londres avait agi de la même manière l'année précédente. Il avait envoyé à mister Albert Lask, qui dirigeait le comité chargé de la capture de Jack l'Eventreur, la moitié d'un rein de la prostituée Catherine Eddowes, dont le corps atrocement mutilé avait été découvert le 30 septembre.

Eraste Pétrovitch avait la conviction que cette excentricité possédait un double sens. Le premier était évident, c'était celui d'un défi : le tueur manifestait l'assurance de sa propre impunité. Vous aurez beau déployer tous vos efforts, semblait-il dire, vous ne m'attraperez, de toute façon, jamais. Mais il existait aussi peut-être un second ressort secret : le désir masochiste, commun aux maniaques de ce genre, d'être capturé et de subir un châtiment. Si vous, gardiens de la société, êtes en vérité si puissants et omniprésents, si la justice est le père et moi le fils fautif, alors tenez, voici la clé, trouvez-moi. La police londonienne n'avait pas su utiliser cette clé.

Il était également possible, bien sûr, d'admettre une tout autre version. Le sinistre envoi n'était pas le fait du meurtrier, mais de quelque cynique plaisantin ayant vu dans la situation tragique une occasion de se divertir cruellement. A Londres, la police avait reçu une autre lettre narquoise prétendument rédigée par le criminel. La lettre était signée " Jack l'Eventreur ", d'où venait, du reste, le surnom repris

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par la presse. Les enquêteurs anglais étaient parvenus à la conclusion qu'il s'agissait d'une mystification. Probablement parce qu'ils devaient d'une manière ou d'une autre justifier leur impuissance à retrouver l'expéditeur de la lettre.

Mieux valait cependant ne pas se compliquer la tâche, ni la dédoubler. Peu importait pour le moment que l'assassin fût la personne qui avait envoyé l'oreille. Ce qui était nécessaire avant tout, c'était d'élucider qui était l'auteur de l'envoi. Il était fort possible que celui-ci se révélât, en second lieu, être l'Eventreur. Le truc du colis moscovite se distinguait de celui de la lettre londonienne par un élément essentiel : toute la capitale britannique était au courant des meurtres perpétrés dans l'East End et, au fond, n'importe qui pouvait " plaisanter ". Dans le cas présent, les détails du crime commis la veille n'étaient connus que d'un cercle très restreint de gens. Combien étaient-ils ? Très peu, même si on y ajoutait amis et parents proches.

Ainsi, quelles caractéristiques possédait l'expéditeur du " coliposta " ?

Il s'agissait d'une personne qui n'avait pas étudié au collège, mais avait néanmoins reçu une instruction suffisante pour orthographier correctement " Sa Haute Noblesse " et " conseiller ". Et d'un.

A en juger par la boîte de chez Kouznetsov et par le poudrier de chez Cluseret, l'individu n'était pas pauvre. Et de deux.

Il était non seulement informé des meurtres, mais connaissait aussi le rôle de Fandorine dans l'enquête. Et de trois.

Il avait accès à la morgue, ce qui réduisait encore la liste des suspects. Et de quatre.

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II possédait une pratique de la chirurgie. Et de cinq.

Que fallait-il de plus ?

- Massa, un fiacre ! Et vivement !

Zakharov sortait de la salle de dissection, vêtu d'un tablier de cuir, les mains dans des gants noirs maculés d'une sorte de glaire brune. Visage bouffi, comme au lendemain d'une beuverie. Au coin de la bouche, une pipe éteinte.

- Ah ! ah ! L'oil du gouverneur ! dit-il d'une voix indolente en guise de salutation. Quoi, on a encore découpé quelqu'un en morceaux ?

- Igor Willemovitch, combien de c-cadavres de prostituées avez-vous au frigo ? demanda Eraste Pétrovitch d'un ton cassant.

L'expert haussa les épaules :

- Comme l'a ordonné monsieur Ijitsyne, on trimballe à présent ici toutes les pierreuses qui ont fini de compter les pierres. Outre notre amie Andréit-chkina, entre hier et aujourd'hui on m'en a livré encore sept. Pourquoi, vous voulez vous distraire un peu ? ajouta Zakharov avec un large sourire désinvolte. Il y en a quelques-unes de très mignonnes. Mais aucune, hélas, qui soit à votre goût. Vous préférez les abats, n'est-ce pas ?

L'anatomopathologiste voyait fort bien qu'il déplaisait au fonctionnaire et paraissait en tirer satisfaction.

- M-montrez.

Fandorine tendit résolument le menton, tout en se préparant à affronter un pénible spectacle.

Dans le vaste local vivement éclairé par des lampes électriques, son regard se porta en premier lieu

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sur des rangs d'étagères entièrement garnies de bocaux de verre où baignaient de bizarres objets informes ; ensuite seulement il tourna la tête vers les tables rectangulaires recouvertes de zinc. Sur l'une d'elles, près d'une fenêtre, se dressait la silhouette alambiquée d'un microscope, et là encore reposait un corps, étendu de tout son long, sur lequel l'assistant s'affairait, la mine absorbée.

Eraste Pétrovitch lui jeta un rapide coup d'oil, vit que le cadavre était celui d'un homme et se détourna avec soulagement.

- Perforation de la zone sincipitale par projectile d'arme à feu, Igor Willemovitch, et rien d'autre, nasilla l'assistant de Zakharov tout en dévisageant avec curiosité Fandorine, personnage quasi légendaire dans les milieux judiciaires et parajudiciaires.

- On vient d'amener celui-ci du quartier Khitrov, expliqua Zakharov. Un caïd. Quant à vos poules, elles sont toutes là, au frigo.

Il poussa une lourde porte métallique. Une bouffée d'air froid s'échappa, chargé d'une odeur pesante, sinistre et fétide.

Un interrupteur claqua, une sphère de verre dépoli s'alluma au plafond.

- Voici nos héroïnes, là dans le coin, dit le praticien en désignant l'endroit au fonctionnaire incapable du moindre mouvement.

Sa première impression ne fut nullement terrible : on eût dit le tableau d'Ingres Lz Bain turc. Masse compacte de corps féminins dénudés, lignes harmonieuses, paresseuse immobilité... Seulement la vapeur qui enveloppait le tout n'était point brûlante mais glacée, et toutes les odalisques, pour une raison mystérieuse, étaient gisantes.

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Puis certains détails se précisèrent à ses yeux : longues estafilades pourpres, taches violacées, chevelures poisseuses.

L'expert tapota la joue bleuie d'une des femmes, qui ressemblait à une sirène.

- Pas mal, non ? Elle sort d'une maison close. Phtisie. Je n'ai en fait ici qu'une seule mort violente : celle-là, tenez, avec la grosse poitrine, on lui a fracassé la tête à coups de pierre. Deux sont des suicides. Trois, des hypothermies : mortes de froid pour avoir trop picolé. On ratisse large. Mais allez faire entendre raison à des sourds. Et moi, qu'y puis-je ? Je n'ai qu'un tout petit rôle. Le coq peut bien chanter, ce n'est pas lui qui fait lever le jour.

Eraste Pétrovitch se pencha sur l'un des corps, celui d'une fille maigrichonne, aux épaules et à la poitrine tavelées d'éphélides. D'un geste brusque, il écarta les longs cheveux roux du visage au nez pointu, qu'altérait une grimace de souffrance. A l'emplacement de l'oreille droite, la défunte montrait un simple trou couleur cerise.

- Qu'est-ce que c'est encore que cette blague ? s'exclama Zakharov, surpris. (Il consulta aussitôt l'étiquette attachée au pied du cadavre.) Marfa Setchkina, seize ans. Ah ! je me rappelle. Auto-empoisonnement au moyen d'allumettes phosphori-ques. Arrivée hier dans la journée. Mais elle avait alors ses deux oreilles, je m'en souviens parfaitement. Où donc est passée celle-là ?

Le fonctionnaire tira le poudrier de sa poche, l'ouvrit sans rien dire et le fourra sous le nez du médecin légiste.

Celui-ci saisit l'oreille d'une main ferme et assurée, et l'appliqua sur le trou couleur cerise.

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- C'est elle ! Qu'est-ce que cela veut dire ?

- J'aimerais l'apprendre de vous.

Fandorine colla contre son nez un mouchoir imprégné de parfum et, sentant monter la nausée, ordonna :

- Venez, nous causerons là-bas.

Ils regagnèrent la salle de dissection qu'Eraste Pétrovitch, en dépit du cadavre dépecé, trouva cette fois-ci presque douillette et confortable.

- T-trois questions. Qui était ici hier soir ? A qui avez-vous parlé de l'instruction en cours et du rôle que j'y jouais ? Reconnaissez-vous cette écriture ?

Fandorine posa devant Zakharov la feuille d'emballage du " coliposta ". Il estima utile d'ajouter :

- Je sais que ce n'est pas vous qui avez écrit cela, je connais votre écriture. Toutefois, j'espère que vous comprenez ce que signifie la présente c-corres-pondance ?

Zakharov avait blêmi ; il n'avait, à l'évidence, plus aucune envie de bouffonner.

- J'attends une réponse, Igor Willemovitch. Dois-je rép-péter mes questions ?

Le médecin secoua la tête et loucha vers Groumov, qui, la mine exagérément concentrée, s'appliquait à tirer du ventre béant une drôle de chose bleuâtre. Zakharov déglutit, sa pomme d'Adam rebondit le long de son cou nerveux.

- Hier soir, d'anciens camarades de faculté sont passés ici me chercher. On fêtait l'anniversaire... de certain événement mémorable. Ils étaient sept ou huit. On a bu ici de l'alcool... de l'alcool de pharmacie, en souvenir de notre vie d'étudiants... Il est possible que j'aie lâché quelques mots sur l'enquête, c'est un peu confus dans ma mémoire... La journée

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d'hier avait été dure, j'étais fatigué, j'ai été rapidement incapable de tenir debout... Il se tut.

- La troisième question, lui rappela Fandorine. A qui appartient cette écriture ? Et ne mentez pas en prétendant que vous l'ignorez. Elle est tout à fait caractéristique.

- Je n'ai pas l'habitude de mentir ! se défendit brutalement Zakharov. Je l'ai fort bien reconnue. Seulement je ne suis pas un mouchard, je suis un ancien étudiant de l'université de Moscou. Tirez ça au clair tout seul, sans moi.

Eraste Pétrovitch rétorqua d'un ton hostile :

- Vous n'êtes pas seulement un ancien étudiant, mais aussi un actuel médecin légiste, qui a p-prêté serment. Ou bien avez-vous oublié de quelle enquête il s'agit ?

Et il poursuivit d'une voix extrêmement posée, dépourvue de toute expression :

- Je pourrais, bien sûr, procéder à une vérification des écritures de toutes les personnes ayant étudié avec vous à la faculté, mais cela prendrait des semaines. Votre honneur corporatif s'en trouverait sauf, mais je prendrais soin que vous fussiez traduit en justice et privé du droit d'exercer pour l'Etat. Vous me connaissez d'assez longue date, Zakharov. Je ne lance pas des p-paroles en l'air.

Zakharov tressaillit, sa pipe se mit à danser de droite et de gauche le long de la fente que dessinait sa bouche.

- De grâce, monsieur le conseiller de collège... Je ne peux pas. Après cela, personne ne me tendrait plus la main. Ce n'est pas seulement exercer pour l'Etat qui me deviendrait impossible, mais exercer tout court.

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J'ai une meilleure proposition, écoutez... (Le front jaune de l'expert se plissa.) Notre petite fête doit se prolonger aujourd'hui. Nous sommes convenus de nous retrouver à sept heures chez Bouryline. Il n'a pas terminé ses études, comme du reste plusieurs d'entre nous, mais nous nous voyons de temps en temps... Je viens justement de terminer ma besogne, le reste, Groumov peut s'en occuper. Je m'apprêtais à faire un brin de toilette, à changer de vêtements et partir. J'ai ici un logement. Un appartement de fonction adjacent au bureau du cimetière. C'est très pratique... Ainsi, si vous êtes d'accord, je puis vous emmener avec moi chez Bouryline. Je ne sais si tous ceux d'hier viendront, mais celui qui vous intéresse y sera à coup sûr, j'en suis certain... Excusez-moi, mais c'est tout ce qu'il m'est possible de faire. Honneur de médecin !

L'anatomopathologiste, par manque d'habitude, peinait à donner un caractère de vérité à ses intonations plaintives, aussi Eraste Pétrovitch troqua-t-il la colère pour la clémence et ne chercha-t-il pas à acculer son interlocuteur au mur. Il se contenta de hocher la tête, en s'étonnant de la bizarre élasticité de l'éthique corporative, laquelle interdisait de désigner un probable assassin dès lors qu'on avait été étudiant avec lui, mais permettait autant qu'on voulait d'introduire un espion dans la maison d'un ancien condisciple.

- Vous me compliquez la tâche, mais c'est entendu, qu'il en soit ainsi. Il est déjà neuf heures. Allez vous changer et filons.

Durant le trajet (or ils se rendaient un peu loin, quai Iakimanskaïa), ils se turent la majeure partie du temps. Zakharov paraissait plus sombre qu'une

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nuée d'orage, mais Fandorine réussit à lui arracher malgré tout quelques informations sur l'hôte qui les attendait.

Il s'appelait Kouzma Sawitch Bouryline. Industriel, millionnaire, issu d'une vieille famille de marchands. Son frère, beaucoup plus âgé que lui, était devenu adepte de la secte des castrats. Il s'était " coupé du péché ", vivait en ermite, amassait des capitaux. Il s'apprêtait à " purifier " également son frère cadet, dès que celui-ci aurait quatorze ans révolus, mais pile à la veille du " grand mystère ", Bouryline l'aîné était mort subitement, et l'adolescent non seulement avait conservé ses attributs naturels mais avait en plus hérité d'une fortune immense. Ainsi que Zakharov, toujours caustique, l'avait fait observer, la crainte éprouvée rétrospectivement pour une virilité sauvée par miracle avait apposé son empreinte sur toute la biographie ultérieure de Kouzma Bouryline. Il s'était trouvé désormais condamné à se prouver à lui-même toute sa vie qu'il n'était pas castrat, quitte à verser passablement dans l'excès.

- Pourquoi un individu aussi riche s'est-il inscrit en m-médecine ? demanda Fandorine.

- Bouryline a étudié toutes sortes de matières, aussi bien chez nous qu'à l'étranger. Il est curieux, instable. Il n'a que faire de diplômes, aussi n'a-t-il achevé ses études nulle part. Quant à la faculté de médecine, il en a été chassé.

- Pour quelle raison ?

- Il s'en est trouvé assez, répondit l'expert sans préciser davantage. Vous découvrirez bientôt par vous-même de quel genre de personnage il s'agit.

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Le perron illuminé de l'hôtel particulier des Bou-ryline, dont la façade donnait sur la rivière, s'apercevait de loin. Lui seul resplendissait de vives lumières multicolores sur toute la longueur de ce quai enténébré et peuplé de marchands qui durant le grand carême se couchaient tôt et n'allumaient aucun feu sans nécessité. La maison était grande, bâtie dans un style mauresco-gothique des plus saugrenus : elle possédait bien tourelles pointues, chimères et griffons, mais en même temps présentait un toit-terrasse, un dôme recouvrant une serre, et même un beffroi en forme de minaret.

Les badauds se pressaient contre la claire-voie, considéraient les fenêtres éclairées comme un jour de fête, échangeaient des propos désapprobateurs : durant la semaine de la Passion, la dernière du grand carême de quarante jours, une pareille débauche ! De la demeure se déversaient à grands flots sur la rivière silencieuse des glapissements étouffés de violons tsiganes, des grattements de guitare, des tintements de grelots, des éclats de rire, et aussi, par instants, des sortes de rugissements assourdis.

Les deux hommes entrèrent, se débarrassèrent de leurs pardessus pour les abandonner aux mains des portiers, et là une surprise attendait Fandorine : sous son manteau noir, boutonné jusqu'au menton, l'expert, constata-t-il, portait frac et cravate blanche.

En réponse à son regard étonné, Zakharov grimaça un sourire :

- Une tradition.

Ils gravirent un large escalier de marbre. Des laquais à livrée cramoisie ouvrirent toutes grandes devant eux de hautes portes couvertes de dorures, et Fandorine découvrit un vaste salon, envahi de pal-

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miers, de magnolias et autres plantes exotiques en pot. La dernière mode européenne était de transformer son salon en une jungle. " Les jardins suspendus de Sémiramis ", appelait-on ça. Seuls les gens très riches en avaient les moyens.

Les invités étaient installés à leur aise sous ces frondaisons de paradis - tous, comme Zakharov, affublés d'un frac et d'une cravate blanche. Eraste Pétrovitch n'était pas en reste d'élégance, avec son veston beige américain, son gilet citron à grands ramages et son pantalon d'excellente coupe à pli permanent, néanmoins il se sentit quelque peu carnavalesque au milieu de cette assemblée de noir et de blanc. Sacré Zakharov, il aurait pu le prévenir de la manière dont il comptait se costumer.

Par ailleurs, Fandorine se fût-il présenté en habit, il n'eût pas mieux réussi à se fondre parmi les invités, car ceux-ci étaient fort peu nombreux, tout au plus une douzaine. C'étaient, dans l'ensemble, des messieurs de mine très convenable et même respectable, bien qu'aucun ne fût très âgé - la trentaine pour la plupart, quelques-uns, peut-être, un peu plus vieux. Les visages étaient rouges, échauffés par l'alcool, certains même quelque peu hébétés ; visiblement leurs propriétaires n'étaient guère accoutumés à pareille animation. A l'extrémité opposée de la pièce se dessinaient d'autres portes à dorures, étroitement closes celles-là. Derrière elles on entendait des tintements de vaisselle et les accents d'un orchestre tsigane en pleine répétition. Selon toute apparence, il s'y préparait un banquet.

Les nouveaux arrivants tombèrent au beau milieu d'un discours que prononçait un monsieur un peu chauve, portant bedaine et lorgnon doré.

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- Zenzinov, un ancien premier de la classe. Il est déjà professeur titulaire, chuchota Zakharov avec, sembla-t-il, une pointe de jalousie.

- ... Il n'est qu'en pareille occasion que nous puissions évoquer nos frasques d'alors et ces journées insignes. Il y a sept ans, nous nous étions retrouvés durant la Semaine sainte, comme aujourd'hui. (Le professeur titulaire se tut un instant et secoua la tête avec air d'amertume.) Comme on dit, qui évoque le passé perd un oil, mais qui l'oublie perd les deux. Et l'on dit encore : tout froment fait farine. Eh bien, nous avons fait farine. Nous avons pris de l'âge, des rides et de la graisse. Dieu merci, Kouzma, au moins, est resté le même chenapan qu'autrefois, et est là pour nous titiller un peu de temps à autre, ennuyeux esculapes que nous sommes !

Tous, en cet endroit, éclatèrent de rire et se tournèrent en grand chahut vers un homme de belle prestance qui, assis dans un fauteuil, jambes croisées, était occupé à siroter une énorme coupe de vin. C'était là, à l'évidence, le sieur Kouzma Bou-ryline. Teint bilieux, expression spirituelle, large face de type tatar, pommettes saillantes, menton obstiné. Cheveux noirs, coupés en brosse.

- Aux uns le pain, aux autres la peine ! lança d'une voix forte un individu aux cheveux longs et à la figure émaciée, qui ne ressemblait guère aux autres. (Lui aussi portait un frac, mais qui visiblement n'avait pas été taillé pour lui, et, à n'en pas douter, au lieu d'une chemise amidonnée arborait un plastron.) Toi, Zenzinov, tu n'as pas été mouillé dans l'histoire. C'était bien normal, pour le chouchou des grands pontes. D'autres ont eu moins de chance. Tomberg a sombré dans l'alcool, Sténitch,

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dit-on, a perdu l'esprit, Sotski est allé pourrir en prison. Ces derniers temps, d'ailleurs, son fantôme me poursuit partout. Ainsi, hier...

- Tomberg est devenu ivrogne, Sténitch cinglé, Sotski est mort, et Zakharov, au lieu d'être chirurgien, dépèce aujourd'hui des cadavres pour le compte de la police, coupa brutalement le maître de maison en fixant du reste non pas Zakharov mais Eraste Pétrovitch, avec une particulière et inamicale attention.

- Qui nous amènes-tu là, Igor, sacrée gueule d'Anglais ? Je ne me rappelle pas avoir jamais vu ce gandin au milieu de notre confrérie de carabins.

Zakharov, le Judas, s'écarta ostensiblement du fonctionnaire et déclara comme si de rien n'était :

- Je vous présente, messieurs, Eraste Pétrovitch Fandorine, personnalité bien connue de certains milieux. Il travaille au service du général gouverneur sur les affaires les plus graves affectant la sûreté. Il a exigé que je le conduise ici. Je ne pouvais refuser : je suis tenu d'obéir à l'autorité supérieure. Cela dit, je vous demande de le traiter avec affection et bienveillance.

Les membres de la corporation émirent des braillements indignés. L'un se leva d'un bond, un autre se mit à applaudir en ricanant.

- C'est scandaleux !

- Ces messieurs ne se gênent plus !

- A le voir, pourtant, on ne dirait pas que c'est un flic.

En entendant ces remarques, et d'autres semblables, fuser de tous côtés, Eraste Pétrovitch pâlit et fronça les sourcils. L'affaire prenait un tour déplaisant. Il fusilla du regard son perfide compagnon

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mais n'eut le temps de rien lui dire. Le maître de maison, en deux enjambées, était déjà sur lui et l'empoignait par les épaules. Une solide poigne que celle de Kouzma Sawitch, pas moyen de bouger !

- Dans cette maison, apprenez-le, il n'y a qu'une seule autorité supérieure : Kouzma Bouryline ! rugit le millionnaire. On ne vient pas chez moi sans invitation, encore moins quand on est de la police. Et qui s'y risque une fois y renonce à jamais.

- Kouzma, tu te rappelles chez le comte Tolstoï ? cria le type à cheveux longs. Comment on avait balancé à la flotte l'inspecteur de quartier à cheval sur ton ours ? Offrons la même promenade à ce gommeux ! D'ailleurs, ça fera du bien à Potapytch, il a l'air de se morfondre ici.

Bouryline rejeta la tête en arrière et partit d'un rire retentissant.

- Oh, Filka, sacré pochard, c'est pour ça que tu me plais, pour ton imagination ! Eh là ! Qu'on amène ici Potapytch !

Quelques-uns parmi les invités, qui n'étaient pas encore tout à fait ivres, tentèrent de raisonner leur hôte, mais deux robustes laquais tiraient déjà hors de la salle à manger un gros ours velu muselé et attaché à une chaîne. La bête poussait des grognements offensés, refusait d'avancer, s'entêtait à s'asseoir, et les laquais devaient le traîner de force, de sorte que ses griffes crissaient sur le parquet ciré. Un grand bac planté d'un palmier fut renversé et s'effondra sur le sol, des mottes de terre volèrent en tout sens.

- C'en est trop ! Kouzma ! intervint Zenzinov. Nous ne sommes plus des gamins comme autrefois.

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Tu auras des ennuis ! Je te préviens, je m'en vais si tu ne cesses pas !

- Il a raison ! renchérit sur le professeur titulaire une autre personne raisonnable. Cela va faire un scandale, et ce n'est vraiment pas la peine.

- Eh bien fichez le camp au diable ! aboya Bouryline. Seulement sachez bien, bande de clystères, que j'ai réservé l'établissement de madame Joly pour toute la nuit. Et que nous irons sans vous.

Ces paroles prononcées, les voix de protestation se turent aussitôt.

Eraste Pétrovitch se tenait sagement immobile. Il n'avait pas proféré un mot ni esquissé le moindre geste pour se libérer. Ses yeux bleu sombre observaient le riche marchand sans trahir le moindre sentiment.

Bouryline commanda à ses domestiques d'un ton pressé :

- Tournez donc Potapytch de dos, qu'il n'aille pas éborgner la police. Vous avez apporté une corde ? Toi aussi, retourne-toi, suppôt de l'Etat. Afonia, Potapytch sait nager ?

- Et comment, Kouzma Sawitch ! répondit gaiement le laquais, hirsute et le front barré d'un hareng. L'été, à la datcha, il adore même barboter.

- Eh bien, il va en avoir encore l'occasion. En avril, la baille est sûrement froide. Alors quoi, on s'obstine ! cria Bouryline, s'emportant contre le fonctionnaire. Demi-tour !

Il se cramponna de toutes ses forces aux épaules de Fandorine pour tenter de lui faire tourner le dos, mais l'autre ne bougea pas d'un pouce, comme s'il eût été taillé dans le roc. Bouryline pesa sur lui, de toute la puissance de sa musculature. Sa face

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s'empourpra, des veines saillirent sur son front. Fandorine continuait d'observer le maître de maison avec le même calme, seul un léger sourire ironique se dessinait à la commissure de ses lèvres.

Kouzma Sawitch geignit encore un peu sous l'effort mais, ayant senti qu'il devenait ridicule, il baissa les bras et posa sur l'étrange fonctionnaire un regard interloqué. Un grand silence s'installa dans la pièce.

- C'est de vous, mon très cher, que j'ai besoin, dit enfin Eraste Pétrovitch, ouvrant pour la première fois la bouche. Nous allons b-bavarder un peu ?

Il saisit le poignet de l'industriel entre deux doigts et marcha d'un pas vif et décidé vers les portes closes de la salle de banquet. Il faut croire que les doigts du conseiller de collège possédaient quelque propriété singulière, car l'autre, en dépit de sa corpulence, grimaça de douleur et le suivit en trottinant. Les laquais, désemparés, se pétrifièrent, et l'ours en profita aussitôt pour s'asseoir, balançant sa grosse tête poilue avec un air bêta.

Parvenu à la porte, Fandorine fit volte-face.

- Continuez de vous amuser, m-messieurs. Kouzma Sawitch, en attendant, me fournira quelques éclaircissements.

Le dernier détail que releva Eraste Pétrovitch avant de tourner le dos aux invités fut le regard concentré de l'expert Zakharov.

La table dressée dans la salle de banquet était prodigieusement appétissante. Le conseiller de collège jeta un furtif coup d'oil au porcelet qui y sommeillait paisiblement, entouré de rondelles dorées

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d'ananas, à l'intimidante dépouille d'esturgeon en gelée, aux échafaudages compliqués de salades, aux pinces rouges des homards, et se rappela que depuis sa méditation ratée, il était resté le ventre vide. Ce n'est rien, se consola-t-il. Il est dit chez Confucius : " L'homme bien né se rassasie en s'abstenant. "

Dans un angle éloigné, les chemises, châles et foulards d'un orchestre tsigane dessinaient des formes écarlates. Les musiciens aperçurent le maître de maison qu'un élégant monsieur à fines moustaches tirait par la main, et ils interrompirent leur chant à la moitié d'un mot. Bouryline leur adressa un signe agacé de sa main libre : inutile d'ouvrir de grands yeux, ça ne vous concerne pas.

La soliste, couverte de colliers et de rubans, interpréta faussement son geste et entonna d'une voix profonde :

Hélas, point de pro-mi-se,

Hélas, point de. ma-ri-ée...

Le chour reprit en sourdine, au quart de sa puissance :

// conduit sa damoiselle

Dans la maison de rondins...

Eraste Pétrovitch lâcha la main du millionnaire et se retourna face à lui.

- J'ai bien reçu votre envoi. Dois-je le considérer comme un aveu ?

Bouryline frottait son poignet endolori. Il regarda Fandorine avec curiosité.

- Eh bien, quelle force vous avez, monsieur le conseiller de collège ! On ne le dirait pas à première vue... Quel envoi déjà ? Et pour avouer quoi ?

- Tenez, vous voyez, vous connaissez même mon grade, alors que Zakharov tout à l'heure ne l'a pas

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mentionné. C'est vous qui avez coupé l'oreille, et p-personne d'autre. Vous avez été étudiant en médecine, et vous étiez hier chez Zakharov avec vos anciens condisciples. Il était certain, voyez-vous, que celui que je cherchais serait ici aujourd'hui, or qui d'autre que vous s'y trouvait forcément ? C'est votre écriture ?

Il présenta à l'industriel le papier d'emballage du " coliposta ".

Kouzma Sawitch se pencha et esquissa un sourire ironique.

- Et à qui d'autre ? Vous avez donc apprécié mon petit cadeau ? J'ai ordonné qu'il vous soit livré sans faute à l'heure du repas. Vous n'avez pas avalé votre bouillon de travers, au moins ? Vous avez dû réunir un conseil, échafauder des hypothèses, non ? Bon, je l'avoue, j'aime blaguer. Quand l'alcool a eu dénoué la langue de ce cher Igor Zakharov, l'idée m'est venue de faire une farce. Vous avez entendu parler du Jack l'Eventreur de Londres ? Il a joué un tour exactement semblable à la police de là-bas. Il y avait chez Igor une fille crevée étendue sur une table, une rousse. Je me suis discrètement emparé d'un scalpel, j'ai tranché en douce une oreille à la fille, l'ai enveloppée dans mon mouchoir, et hop ! dans la poche ! Il vous dépeignait, monsieur Fandorine, en termes tellement fleuris : et vous êtes comme ci, et vous êtes comme ça, et vous pouvez démêler n'importe quel écheveau. Je dois dire que Zakharov ne mentait pas, vous êtes un curieux personnage. J'aime les curieux personnages, j'en suis un moi-même. (Dans les yeux étroits du millionnaire s'alluma une flamme rusée.) Voici ce que je vous propose. Oubliez cette plaisanterie, qui de toute

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manière a fait long feu. Et joignez-vous donc à nous. Je vous promets une fameuse nouba. Je vous confie sous le sceau du secret que j'ai imaginé un très divertissant petit kundstùck pour tous ces anciens carabins, mes amis de longue date. Tout est déjà prêt chez madame Joly. Demain la ville entière se tordra de rire, quand on saura. Venez ! Parole, vous ne le regretterez pas.

A ce moment le chour suspendit brusquement sa lente et paisible mélopée pour tonner à pleine voix :

Kouzia-Kouzia-Kouzia-Kouzia,

Kouzia-Kouzia-Kouzia-Kouzia,

Kouzia-Kouzia-Kouzia-Kouzia,

Kouzia, vide ton verre !

Bouryline lança un bref coup d'oil par-dessus son épaule et le braillement se tut.

- Vous séjournez fréquemment à l'étranger ? demanda tout à trac Fandorine.

- C'est ici que je séjourne fréquemment. (Le maître de maison ne paraissait nullement surpris de ce soudain changement de sujet.) Je n'ai aucune raison de rester user mes fonds de culotte en Russie. J'emploie des gérants très avisés qui se débrouillent fort bien sans moi. Dans une grande affaire comme la mienne, il n'est besoin que d'une seule chose : s'y entendre en hommes. Si l'on choisit correctement ses gens, on peut ensuite se tourner les pouces, l'affaire marche toute seule.

- Vous étiez en Angleterre récemment ?

- Je vais souvent à Leeds et à Sheffield. J'y possède des usines. Je fais des apparitions à Londres, à cause de la Bourse. La dernière fois, c'était en décembre. Après ce fut Paris, puis retour à Moscou

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pour l'Epiphanie. Mais pourquoi me parlez-vous de l'Angleterre ?

Eraste Pétrovitch abaissa légèrement les paupières pour atténuer l'éclat de ses yeux. Il balaya un grain de poussière sur sa manche et déclara d'une voix posée :

- Je vous mets en état d'arrestation pour acte de profanation sur le corps de la demoiselle Setchkina. Il s'agit pour l'instant d'une décision administrative, mais il y aura au matin une ordonnance du procureur. Votre avocat ne pourra pas déposer de caution avant demain midi. Vous venez avec moi, vos invités n'ont qu'à rentrer chez eux. La visite au bordel est annulée. Il n'y a pas lieu de d-déshonorer de respectables médecins. Quant à vous, Bouryline, vous aurez tout loisir de faire la nouba dans la salle de police.

Pour me remercier d'avoir sauvé la fillette, cette nuit un songe m'est venu.

J'ai rêvé que j'étais devant le Trône du Seigneur.

" Assieds-toi à sénestre, m'a dit le Roi des deux. Repose-toi, car tu apportes aux hommes la joie et la délivrance, et c'est là une pénible besogne. Mes enfants sont déraisonnables. Leurs regards sont inversés, ce qui est noir leur paraît blanc, et ce qui est blanc, noir ; le malheur leur est bonheur, et le bonheur, malheur. Quand par faveur Je rappelle auprès de Moi l'un d'eux encore petit enfant, les autres pleurent et plaignent l'élu au lieu de se réjouir pour lui. Quand J'en laisse certains vivre jusqu'à cent ans, jusqu'à épuisement de leur corps et extinction de leur esprit, en manière de châtiment et d'enseignement pour les

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autres, ceux-ci ne s'effraient nullement de ce terrible sort, mais au contraire l'envient. Après une bataille meurtrière, Je vois se réjouir ceux que J'ai réprouvés, quand même ils ont reçu les pires blessures, et ceux qui sont tombés, rappelés par Moi devant Ma Face, les autres s'apitoient sur eux et en secret même les méprisent comme autant de médiocres. Or ce sont ceux-là les vrais heureux, puisqu'ils sont déjà auprès de Moi ; et les malheureux, ceux qui restent. Que dois-Je faire des hommes, dis-moi, bonne âme que tu es ? Comment leur faire entendre raison ? "

Et j'ai eu pitié du Seigneur, vainement assoiffé de l'amour de ses déraisonnables enfants.

Le triomphe de Pluton

6 avril, Jeudi saint

II échut ce jour-là à Tioulpanov d'assister Ijitsyne dans sa tâche.

La veille, tard dans la soirée, après une " séance d'analyse " au cours de laquelle il était apparu qu'on avait à présent bien plus de suspects qu'il n'en fallait, le chef avait arpenté un moment son bureau en tripotant bruyamment son chapelet, puis avait déclaré : " C'est bon, Tioulpanov. La nuit porte conseil. Allez vous reposer, vous avez suffisamment g-galopé aujourd'hui. "

Anissi pensait que la décision finale serait la suivante : établir une surveillance discrète autour de Sténitch, Nesvitskaïa et Bouryline (quand celui-ci serait remis en liberté), contrôler tous leurs déplacements au cours de l'année écoulée, et peut-être encore monter quelque nouvelle expérience pouvant servir l'enquête.

Mais non, l'imprévisible chef en jugea autrement. Le lendemain matin, quand Anissi, rentrant la tête dans les épaules sous un sinistre crachin, se présenta rue Malaïa Nikitskaïa, Massa lui remit un billet :

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Et tiens, attrape ça ! De quel lait-il encore parler ?

bout opposé " vou-

Le juge en charge des affaires sensibles était introuvable. Anissi téléphona au Palais. " II est sorti après un appel de la Direction de la gendarmerie ", lui apprit-on. Il joignit la Direction de la gendarmerie, on lui répondit : " II a quitté les lieux pour une affaire urgente ne souffrant pas d'être exposée par téléphone. " La voix de l'officier de service était si tendue que Tioulpanov comprit : à vue de nez, un nouveau crime. Un quart d'heure plus tard, un coursier arrivait, envoyé par Ijitsyne : le sergent de ville Linkov. Il était d'abord passé chez le conseiller de collège, ne l'avait pas trouvé et s'était présenté chez Tioulpanov, rue des Grenades.

- Un crime cauchemardesque, Votre Noblesse, exposa Linkov, en proie à une terrible émotion. Un assassinat monstrueux commis contre une toute jeune personne. Quel malheur, quel malheur...

Il renifla et rougit, visiblement honteux de sa sensiblerie.

Anissi considérait le policier, gauche, mal bâti, au cou trop mince, et lisait en lui comme dans un livre. Instruit, sentimental, et sans doute grand amateur

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de bouquins. Il était entré dans la police poussé par la misère, seulement ce rude métier n'était pas pour les fragiles créatures comme lui. Tioulpanov eût partagé son sort s'il n'avait eu la chance de rencontrer Eraste Pétrovitch.

- Venez, Linkov, dit Anissi en voussoyant à dessein le jeune agent de police. Allons directement à la morgue, puisque de toute façon c'est là-bas que le corps sera transporté.

Voilà ce qui s'appelait de la déduction : le calcul se révéla exact. Anissi passa une petite demi-heure dans la maisonnette du gardien Pakhomenko, à deviser avec le plaisant bonhomme de la vie de tous les jours, et enfin trois voitures vinrent se ranger devant le portail, suivies d'un fourgon entièrement clos, dépourvu de fenêtre, de ceux qu'on nomme " chariots à viande ".

De la première voiture descendirent Ijitsyne et Zakharov, de la deuxième un photographe accompagné de son assistant, de la troisième deux gendarmes et le brigadier Pribloudko. Du fourgon, personne ne descendit. Les gendarmes en ouvrirent les portières à la peinture écaillée et sortirent un brancard sur lequel était étendue une forme assez > courte recouverte d'une bâche.

Le médecin légiste paraissait maussade et rongeait le tuyau de son éternelle bouffarde avec un singulier acharnement ; le juge en revanche avait l'air vif et animé, presque joyeux même. Apercevant Anissi, pourtant, sa figure s'allongea :

- Ah ! c'est vous ! Par conséquent vous avez déjà flairé de quoi il retournait ? Votre chef est ici aussi ?

Mais quand il eut appris que Fandorine n'était pas là et ne viendrait pas, et que pour l'instant son

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adjoint ne savait rien de bien sérieux, Ijitsyne reprit du poil de la bête.

- Eh bien, à présent ça va valser, déclara-t-il en se frottant énergiquement les mains. Ecoutez donc. Aujourd'hui, à l'aube, les gardes-voies de la branche de raccordement de la ligne Moscou-Brest ont découvert dans des buissons, non loin du passage à niveau de la rue Novo-Tikhvinskaïa, le cadavre d'une fillette, une vagabonde. Igor Willemovitch a établi que la mort n'était pas survenue plus tard que minuit. Le spectacle, je vous l'assure, Tioulpanov, n'était guère appétissant ! (Ijitsyne eut un bref ricanement.) Imaginez : la panse, naturellement, vidée, les tripes pendues aux branches alentour, et quant à la figure...

- Quoi, à nouveau le baiser sanglant ? s'écria Anissi sous le coup de l'émotion.

Le juge d'instruction pouffa et, incapable de se contenir, partit d'un long fou rire : les nerfs, à l'évidence.

- Ouille ! vous me tuez ! prononça-t-il enfin en épongeant ses larmes. Vous y tenez, Fandorine et vous, à ce fameux baiser ! Je vais vous montrer, vous allez comprendre. Eh ! Silakov ! Arrête-toi ! Montre son visage !

Les gendarmes déposèrent le brancard par terre et retournèrent un coin de la bâche. Devant l'attitude énigmatique du juge, Anissi s'attendait à quelque chose de particulièrement atroce : yeux vitreux, grimace de cauchemar, langue pendant hors de la bouche... mais il ne vit rien de tout cela. Sous la toile il découvrit comme une miche de pain couleur rouge-noir incrustée de deux billes blanches au milieu desquelles se détachait un cercle sombre.

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- Qu'est-ce que c'est ? demanda Tioulpanov, surpris, et ses dents se mirent toutes seules à claquer.

- C'est très simple : notre plaisantin l'a laissée littéralement défigurée, expliqua Ijitsyne avec une sinistre bonne humeur. Igor Willemovitch dit que la peau a été découpée sous la ligne des cheveux et ensuite arrachée comme une écorce d'orange. Le voilà, votre baiser ! Et surtout, maintenant, elle est impossible à identifier.

Tout bizarrement bougeait et vacillait devant les yeux d'Anissi. La voix du juge ne lui parvenait plus que très étouffée.

- C'est très simple : c'en est fini du secret. Ces fripons de gardes-voies ont déballé l'histoire à tout le monde. L'un d'eux a été transporté évanoui. Mais même sans cela, des rumeurs couraient déjà dans Moscou. La Direction de la gendarmerie est submergée d'informations diverses concernant un tueur qui aurait décidé d'exterminer le genre féminin. Ce matin, à la première heure, un rapport a été expédié à Saint-Pétersbourg. Toute la vérité, nue et sans fard. Le ministre en personne, le comte Tolstov, va se déplacer jusqu'ici. Comme je vous le dis. C'est très simple, par conséquent, les têtes vont voler. Je tiens à la mienne, je ne sais pas pour vous. Votre chef peut jouer aux devinettes autant qu'il lui fait plaisir, que risque-t-il ? Il a un protecteur en haut lieu. Mais quant à moi, je vais continuer à mener mon enquête sans me perdre en déductions, en usant de fermeté et d'énergie. L'heure, c'est très simple, n'est plus au gaspillage de salive.

Tioulpanov se détourna du brancard, déglutit et chassa le voile trouble qui lui couvrait les yeux. Il

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emplit sa poitrine d'une grande bouffée d'air. Le malaise s'atténua.

Il ne pouvait cependant laisser passer le " gaspillage de salive ", aussi déclara-t-il d'une voix glacée :

- Mon chef, pour sa part, dit que la fermeté et l'énergie valent surtout pour fendre son bois et bêcher son potager.

- Très précisément, cher monsieur. (Le juge adressa un signe aux gendarmes pour qu'ils emportent le cadavre à la morgue.) Je compte bien, sacré nom, retourner tout Moscou de fond en comble, et si je casse du bois, le résultat sera là pour me faire pardonner. Sans résultat, de toute façon, je ne sauverai pas ma tête. On vous a collé sur mon dos pour me surveiller, Tioulpanov ? Eh bien, surveillez à votre guise, mais ne venez pas vous fourrer dans mes pattes avec vos observations. Et si vous voulez formuler des plaintes, ne vous gênez pas. Je connais le comte Dmitri Andréiévitch, il apprécie la fermeté et l'audace, et ferme les yeux sur les menues entorses faite à la procédure judiciaire, dès lors que ces privautés sont dictées par les intérêts de l'affaire.

- Il m'est déjà arrivé d'entendre pareils propos dans la bouche de policiers, mais dans celle d'un représentant du ministère public, ils prennent une étrange résonance, répliqua Anissi, certain qulîraste Pétrovitch, à sa place, n'eût pas répondu autrement à Ijitsyne.

Cependant le juge d'instruction ne releva même pas la digne réprimande tout empreinte de retenue qui lui était adressée, aussi Tioulpanov résolut-il d'adopter un ton strictement officiel :

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- Venez-en plutôt au fait, monsieur le conseiller aulique. En quoi consiste votre plan ?

Ils entrèrent dans le bureau de l'expert en médecine légale et s'installèrent à sa table, profitant du fait que Zakharov, pendant ce temps, s'occupait du cadavre dans la salle de dissection.

- Eh bien, soit ! (Ijitsyne considéra avec un air de supériorité l'officier subalterne.) C'est très simple, faisons fonctionner un peu nos méninges. Qui notre éventreur assassine-t-il ? Des prostituées, des clochardes, des mendiantes, autrement dit des femmes appartenant aux bas-fonds, les pires rebuts de la société. Certes, on ne saurait établir aujourd'hui d'où sortaient les anonymes, celles exhumées des fosses communes. Il est bien connu que notre police moscovite, en pareils cas, ne s'embarrasse guère de paperasserie inutile. En revanche, celles que nous avons tirées des tombes dûment répertoriées, nous savons parfaitement en quels lieux elles ont été ramassées.

Ijitsyne ouvrit un petit carnet recouvert de toile cirée.

- Ah, voilà ! La mendiante Maria la Bigle a été tuée le 11 février, rue des Trois-Saints, dans un asile de nuit tenu par un certain Sytchouguine. Gorge tranchée, ventre ouvert, un rein manquant. La prostituée Alexandra Zotova avait été trouvée, avant cela, le 5 février, passage Svinine, sur la chaussée. Là encore, gorge tranchée, plus matrice extirpée. Ces deux-là sont manifestement de nos clientes.

Le juge d'instruction s'approcha d'un grand plan de Moscou affiché au mur, pareil à ceux qu'utilisait la police, et y pointa un long doigt nerveux :

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- C'est très simple, regardons. Celle de mardi, la dénommée Andréitchkina, a été découverte ici, rue Seleznevskaïa. La gamine d'aujourd'hui, juste là, près du passage à niveau de la rue Novo-Tikhvins-kaïa. Les deux endroits sont distants d'à peine une verste l'un de l'autre. Et il n'y a pas davantage jusqu'au faubourg tatar de Vypolzov.

- Que vient faire le faubourg tatar là-dedans ? demanda Tioulpanov.

- Après, après... répondit Ijitsyne en agitant la main. Ne vous en mêlez pas pour l'instant... Les deux vieux cadavres à présent. La rue des Trois-Saints est ici. Et voilà le passage Svinine. Dans un même rayon de trois cent cinquante pas autour de la synagogue qui se trouve passage Spassoglinichtchevski.

- En ce cas, c'est encore plus près de la place Khitrov, objecta Anissi. Il ne se passe pas de jour qu'on n'y assassine quelqu'un. Qu'y a-t-il là d'étonnant, en plein cour d'un foyer de criminalité !

- On y assassine, mais pas comme ça ! Non, Tioulpanov, ce qu'on flaire ici n'est pas le relent du crime chrétien ordinaire. Il émane de ces éventrations un souffle de fanatisme et de cruauté qui ne nous appartient pas. Les chrétiens orthodoxes commettent bien des horreurs, mais jamais à ce point. Et il est inutile d'avancer des absurdités à propos du fameux Jack londonien qui en réalité serait russe et serait revenu se divertir un peu dans les vastes étendues de sa patrie. Foutaises, cher monsieur ! Si un Russe s'en va visiter Londres, c'est qu'il relève d'un milieu social cultivé. Mais est-ce qu'un homme cultivé irait farfouiller dans les tripes nauséabondes de je ne sais quelle Maria la Bigle ? Vous pouvez l'imaginer ?

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Anissi ne pouvait rien imaginer de tel, aussi secoua-t-il honnêtement la tête.

- Eh bien, vous voyez ! C'est l'évidence même ! Il faut être un rêveur et un théoricien comme votre supérieur hiérarchique pour substituer au bon sens des constructions de l'esprit purement abstraites. Or moi, Tioulpanov, je suis un homme pratique.

- Mais comment expliquer alors la connaissance de l'anatomie ? objecta Anissi, s'empressant de défendre son chef. Et le maniement professionnel d'un instrument de chirurgie ? Seul un médecin a pu commettre toutes ces atrocités !

Ijitsyne sourit, victorieux.

- C'est là que Fandorine se trompe ! Depuis le début, son hypothèse me heurte. C'est im-pos-sible, dit-il en détachant chaque syllabe. C'est tout bonnement impossible, et point final. Quand un homme issu d'un milieu convenable est un pervers, il invente des trucs plus raffinés que ces ignominies. (L'enquêteur eut un mouvement de tête en direction de la salle de dissection.) Rappelez-vous le marquis de Sade. Ou bien prenez simplement l'affaire du notaire Schiller, survenue l'an passé. Il avait fait boire une fille jusqu'à ce qu'elle en perde connaissance, lui avait fourré en certain endroit un bâton de dynamite, puis avait allumé la mèche. On voit tout de suite que le personnage est instruit, même si c'est un monstre, bien sûr. Mais les abominations auxquelles nous avons été confrontés, seul en est capable un mufle, une bête sans éducation. Quant aux connaissances anatomiques et à l'habileté chirurgicale, là encore tout s'explique très simplement, messieurs les malins.

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Le juge ménagea une pause dans son discours, puis, levant le doigt pour appuyer son effet, il murmura :

- Un boucher ! Voilà qui connaît l'anatomie aussi bien qu'un chirurgien. Chaque jour que Dieu fait, il prélève des foies, des estomacs, des reins avec une habileté et une précision d'horloger, qui valent bien celles de feu le sieur Pirogov1. Et puis les couteaux d'un bon boucher ne sont pas moins acérés qu'un scalpel.

Tioulpanov se taisait, ébranlé. Le déplaisant Ijitsyne avait raison ! Comment pouvait-on avoir oublié l'hypothèse d'un boucher !

Ijitsyne se trouva satisfait de la réaction de son interlocuteur.

- Et maintenant, passons à mon plan. (Il s'approcha à nouveau de la carte.) C'est très simple, nous avons deux foyers. Les deux premiers cadavres ont été découverts ici, les deux derniers là. Nous ignorons ce qui explique le changement de lieu d'activité du criminel. Peut-être a-t-il jugé que la partie nord de Moscou se prêtait mieux à ses jeux scélérats que la partie centrale : terrains vagues, bosquets, habitations plus clairsemées... A tout hasard, je fais peser mes soupçons sur tous les bouchers habitant les deux coins qui nous intéressent. J'ai déjà une liste. (Le juge tira un feuillet de sa poche et le posa sur la table devant Anissi.) J'ai là en tout dix-sept personnes. J'attire votre attention sur les noms marqués d'une

1. Nikolaï Ivanovitch Pirogov (1810-1881) : célèbre chirurgien russe, qui se distingua notamment par les prouesses médicales qu'il accomplit à Sébastopol et sur le théâtre d'autres batailles sanglantes.

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étoile à six branches ou d'un croissant. Tenez, c'est ici, à Vypolzov, que se trouve le village tatar. Les Tatars ont leurs propres bouchers, de vrais forbans. Je vous rappelle que, de la remise où on a retrouvé l'Andréitchkina jusqu'à ce faubourg, il n'y a pas une verste. Même distance jusqu'au passage à niveau où a été découvert le cadavre de la gamine défigurée. Et ici (le long doigt se déplaça sur la carte), à proximité immédiate des passages Svinine et des Trois-Saints, la synagogue. Au service de celle-ci, des sacrificateurs, de ces sales bouchers youpins qui mettent à mort les bêtes selon leur coutume barbare. Vous n'avez jamais vu comment ils procèdent ? Cela ressemble beaucoup à la besogne de notre ami. Vous sentez, Tioulpanov, l'odeur qui se dégage de l'affaire ? A en juger par les narines dilatées du juge en charge des affaires sensibles, l'odeur en question était celle d'un procès retentissant, suivi de sérieuses récompenses et d'un avancement vertigineux dans la carrière.

- Tioulpanov, vous êtes un homme jeune. Votre avenir est entre vos mains. Vous pouvez vous accrocher à Fandorine, et vous vous retrouverez le bec dans l'eau. Mais vous pouvez aussi travailler pour le bien de l'instruction, et alors je ne vous oublierai pas. Vous êtes un garçon intelligent, débrouillard. J'ai besoin d'assistants de cette trempe.

Anissi ouvrit la bouche pour remettre l'insolent à sa place, mais déjà Ijitsyne poursuivait :

- Parmi les dix-sept bouchers qui nous intéressent, on compte quatre Tatars et trois Juifs. Ils sont les premiers suspects. Mais pour éviter d'être accusé de parti pris, je les arrête tous. Et je les travaille comme il convient. Dieu merci, je possède un peu d'expérience. (Il sourit en se frottant les mains.) C'est

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très simple, écoutez. En tout premier lieu, je fais nourrir les mécréants de viande salée, puisque aussi bien ils ne sont pas tenus d'observer le carême. Ils ne bouffent pas de porc, aussi les régalerai-je de conserve de bouf : nous savons respecter les coutumes étrangères. Quant aux chrétiens, je leur ferai servir du hareng. Et rien à boire. Et interdiction de dormir. Ils passeront une petite nuit à brailler, et dès l'aube, pour qu'ils n'aillent pas s'ennuyer, je les convoquerai un à un dans mon bureau, et mes gars leur feront la leçon à coups de " chaussette ". Vous savez ce que c'est qu'une " chaussette " ? Tioulpanov secoua la tête, atterré.

- Une merveilleuse invention : un simple bas rempli de sable humide. Aucune trace, mais avec cela très efficace, surtout appliqué aux reins et autres endroits sensibles.

- Léonti Andréiévitch, mais vous avez fait l'université ! s'écria Anissi.

- Justement. Et c'est pourquoi je sais quand on peut agir selon les règles, et quand l'intérêt de la société autorise à y passer outre.

- Mais quoi, et si votre hypothèse est fausse et que l'Eventreur n'est nullement un boucher ?

- C'est un boucher, qui voulez-vous que ce soit d'autre ? rétorqua Ijitsyne dans un haussement d'épaules. Je croyais pourtant avoir été assez convaincant sur ce point, non ?

- Mais si, au lieu du coupable, c'était le plus fragile qui venait à avouer ! Alors le vrai meurtrier resterait impuni !

Le juge avait pris tant d'assurance qu'il eut le culot de tapoter l'épaule d'Anissi d'un geste protecteur.

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- J'ai prévu également ce cas. Bien sûr, nous aurions l'air fin si aujourd'hui nous faisions pendre un Moïshé ou un Abdoul, et que trois mois plus tard la police découvre une autre putain éventrée. Mais le cas sort de l'ordinaire et est à ranger dans la catégorie des crimes contre l'Etat. Pensez ! Saboter la visite du souverain, ce n'est pas rien ! C'est pourquoi il est permis de prendre des mesures d'exception. (Ijitsyne serra le poing à s'en faire craquer les jointures.) L'un ira à la potence, et les seize autres seront déportés. Sur décision administrative, sans aucune publicité. Dans des lieux bien froids et déserts, où il n'est personne, généralement, à égorger. Et la police, par-dessus le marché, continuera là-bas de garder un oil sur eux.

Le " plan " de l'audacieux juge d'instruction remplit Anissi d'horreur, bien qu'on ne pût nier le caractère d'efficacité de semblables mesures. Les autorités supérieures, effrayées par l'arrivée prochaine du terrible comte Tolstov, seraient bien capables d'approuver une telle initiative, et la vie de dix-sept personnes totalement innocentes se trouverait alors piétinée. Comment empêcher cela ? Ah, Eraste Pétrovitch, où donc êtes-vous passé ?

Anissi laissa échapper un gémissement, remua ses célèbres oreilles, demanda en pensée pardon à son chef de la liberté qu'il allait prendre, puis s'efforça de relater à Ijitsyne tout ce que l'enquête avait permis d'apprendre la veille. Qu'au moins il ne se hausse pas trop du col, qu'au moins il sache qu'à côté de sa version " bouchère ", il en existait d'autres un peu mieux étayées.

Léonti Andréiévitch l'écouta jusqu'au bout avec attention, sans l'interrompre une seule fois. Son

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visage nerveux au début s'empourpra, puis blêmit, et enfin se couvrit de marbrures tandis que son regard devenait comme ivre.

Quand Tioulpanov en eut terminé, le juge passa une langue pâle sur ses grosses dents et résuma aussitôt :

- Une sage-femme nihiliste ? Un étudiant cinglé ? Un marchand fantaisiste ? Tiens, tiens...

Ijitsyne se leva d'un bond, arpenta la pièce d'un pas vif et s'ébouriffa les cheveux, geste qui porta un irréparable préjudice à sa raie jusqu'alors impeccable.

- Parfait ! s'exclama-t-il en s'immobilisant devant Anissi. Je suis très heureux, Tioulpanov, que vous ayez décidé de collaborer franchement avec moi. Quels secrets peut-il y avoir entre nous ? Après tout, nous ouvrons pour la même cause, n'est-ce pas ?

Anissi sentit son cour se glacer : aïe, aïe, aïe ! il avait eu tort de bavarder. Mais il était déjà trop tard pour freiner le juge.

- Eh bien quoi, essayons ! Bien entendu, j'arrête de toute façon mes bouchers, mais pour l'instant je les laisse mariner un peu. Nous allons d'abord travailler vos " carabins ".

- Comment ça, les " travailler " ? demanda Anissi, affolé au souvenir de l'infirmier et de la doctoresse. A la " chaussette ", vous voulez dire ?

- Non, avec ces clients-là, il faut s'y prendre autrement.

Le juge d'instruction réfléchit un moment, s'approuva lui-même de la tête et exposa un nouveau plan d'action :

- C'est très simple, voici comment nous allons opérer. Les gens instruits, Tioulpanov, réclament une méthode adaptée. L'instruction amollit le cour

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de l'homme, le rend sensible. Si notre étripeur est un individu bien installé dans la société, c'est un lycanthrope : le jour, il est comme vous et moi, mais, la nuit, dans ses instants de frénésie meurtrière, il est comme possédé par un démon. C'est là-dessus que nous allons jouer. Je vais les prendre, les petits chéris, quand ils sont normaux, et je vais leur coller sous les yeux l'ouvre du loup-garou. Nous verrons si leur sensibilité est capable d'encaisser le tableau. Je suis certain que le coupable flanchera. Il découvrira à la lumière du jour à quelle besogne se livre son autre " moi ", et il se trahira, forcément il se trahira. Psychologie, Tioulpanov, psychologie ! C'est décidé. Nous allons procéder à une expérience judiciaire.

Anissi, sans savoir pourquoi, se rappela soudain un conte que lui racontait sa maman quand il était enfant, un conte où Pétia le Coq sanglotait d'une voix lamentable : " Le renard m'emporte par-delà les bois bleus, par-delà les hautes montagnes, dans son terrier profond... "

Chef ! Eraste Pétrovitch ! Les choses vont mal, très mal...

Anissi ne voulut pas assister à la préparation de l'" expérience judiciaire ". Il s'enferma dans le bureau de Zakharov et, pour ne plus penser à l'erreur qu'il avait commise, s'absorba dans la lecture du journal qui traînait sur la table, parcourant toutes les colonnes à la suite, sans distinction.

Les Nouvelles de Moscou de ce 6 (18) avril communiquaient ce qui suit :

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ACHÈVEMENT DE LA CONSTRUCTION DE LA TOUR EIFFEL

Paris. L'agence Reuters annonce qu'on vient ici de terminer enfin le gigantesque et parfaitement inutile assemblage de poutrelles métalliques avec lequel les Français comptent éblouir les visiteurs de la quinzième Exposition internationale. Ce dangereux projet suscite la légitime inquiétude des Parisiens. Peut-on tolérer que Paris soit dominé par une espèce d'im-

mense cheminée d'usine écrasant de sa taille absurde tous les admirables monuments de la capitale ? Des ingénieurs compétents expriment des doutes quant à la capacité d'une construction de pareille hauteur, relativement élancée et érigée sur une base trois fois moindre que son élévation, à résister à la pression du vent.

DUEL AU SABRE

Rome. Toute l'Italie ne parle plus que du duel qui a opposé le général Andreotti et le député Ca-vallo. Dans un discours prononcé la semaine dernière devant des vétérans de la bataille de Solférino, le général Andreotti avait exprimé son inquiétude concernant l'exorbitante influence juive dans le monde éditorial et journalistique. Le député Cava-llo, d'origine Israélite,

s'est estimé offensé par cette assertion pourtant des plus légitimes et, prenant la parole au Parlement, s'est permis de traiter le général d'" âne sicilien ", d'où s'est ensuivi un duel. Au deuxième assaut, le général Andreotti s'est trouvé légèrement blessé d'un coup de sabre à l'épaule, sur quoi la rencontre a pris fin. Les adversaires ont échangé une poignée de main.

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UN MINISTRE SOUFFRANT

St-Pétersbourg. Le ressent plus de douleur

ministre des Voies de dans la poitrine. Le

communication, récem- malade a passé hier une

ment atteint d'une pneu- nuit paisible. Il garde

monie, va mieux : il ne toute sa conscience.

Anissi lut également les réclames : pour une poudre glycérinée rafraîchissante, pour un cirage, pour un nouveau lit pliant et un fume-cigare antinicotini-que. Saisi d'une étrange apathie, il étudia un long moment une image ainsi légendée :

Powder-closet inodore, breveté par l'ingénieur mécanicien S. Timokhovitch. Peu coûteux, satisfait à toutes les règles de l'hygiène, peut être installé dans n'importe quelle pièce d'habitation. L'appareil est en démonstration à la maison Adadourov, près des Portes Rouges. Possibilité de location pour les villégiatures.

Puis il se contenta de rester assis, à regarder tristement par la fenêtre.

Ijitsyne en revanche était l'énergie même. Sous sa surveillance personnelle, des tables supplémentaires avaient été apportées dans la salle de dissection, de sorte que leur nombre s'élevait à présent à treize. Les deux fossoyeurs, le gardien et les sergents de ville trimballèrent du frigo, sur des civières, les trois cadavres identifiés et les dix anonymes, parmi lesquels celui de la petite mendiante. Le juge d'instruction ordonna à plusieurs reprises de changer les corps de place, tantôt comme ci, tantôt comme ça, cherchant à

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obtenir un effet visuel maximal. Anissi rentrait la tête dans les épaules quand lui parvenait à travers la porte la voix de ténor, perçante et autoritaire, d'Ijitsyne.

- Où pousses-tu la table, imbécile ! ? En U, ai-je dit, en U !

Ou bien, pire :

- Pas comme ça, pas comme ça ! Ouvre-lui plus grand le ventre ! Quoi, c'est collé par le gel ! Sers-toi de la bêche, de la bêche ! Voilà, maintenant c'est bien.

Les personnes interpellées par la police furent amenées à trois heures de l'après-midi, chacune dans une voiture différente, et sous escorte.

Tioulpanov, de sa fenêtre, vit d'abord conduire à la morgue un homme au visage rond, large d'épaules, portant une queue-de-pie chiffonnée et une cravate blanche nouée de travers : certainement l'industriel Bouryline, qui n'avait pas dû rentrer chez lui depuis son arrestation de la veille. Une dizaine de minutes après, ce fut le tour de Sténitch. Il était en blouse blanche (à l'évidence il sortait de sa clinique) et jetait autour de lui des regards de bête traquée. Bientôt arriva également la Nesvits-kaï'a. Elle marchait entre deux gendarmes, les épaules droites et la tête haute. Le visage de la sage-femme était défiguré de haine.

La porte grinça, Ijitsyne passa la tête par l'entrebâillement. Figure fiévreuse, rouge d'excitation, on eût dit un entrepreneur de théâtre juste avant une première.

- Les petits chéris attendent pour l'instant au bureau du cimetière, sous surveillance, annonça-t-il. Venez donc jeter un coup d'oil, me dire si c'est bien.

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Tioulpanov se leva avec indolence et passa dans la salle de dissection.

Au milieu du vaste local s'ouvrait un espace vide entouré de trois côtés par des tables. Sur chacune d'elles, recouvert d'une bâche, un cadavre. Derrière les tables, le long des murs, les gendarmes, les sergents de ville, les fossoyeurs, le gardien : une personne pour deux défunts. A une table d'extrémité, assis sur une simple chaise de bois, se trouvait Zakharov, sanglé dans son tablier comme à l'ordinaire, l'éternelle pipe entre les dents. L'expert paraissait s'ennuyer ferme, sinon même somnoler. Derrière lui, un peu sur le côté, se tenait Groumov, telle l'épouse auprès de son digne mari sur un portrait photographique de petits-bourgeois. Il ne manquait plus qu'il posât une main sur l'épaule de Zakharov. L'assistant avait l'air abattu : à l'évidence ce discret personnage n'était pas accoutumé à un tel remue-ménage au royaume du silence. Il régnait une odeur de désinfectant, mais le puissant parfum chimique laissait malgré tout percer un relent insistant et douceâtre de décomposition. A l'écart, sur une table isolée, se dressait une pile de sachets en papier. L'avisé Léonti Andréiévitch avait tout prévu, même le cas où quelqu'un vomirait.

- Je me tiendrai ici, expliquait Ijistyne. Eux là. A mon commandement, les sept que voici empoigneront un drap de la main droite, un autre de la main gauche, et les rabattront. Un spectacle exceptionnel ! Vous le constaterez vous-même bientôt. Et le nez, vous entendez, je leur collerai le nez, à ces canailles, en plein dans la gadoue ! Je vous garantis que les nerfs du criminel ne tiendront pas. Ou bien

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tiendront-ils ? s'alarma soudain le juge en considérant sa mise en scène d'un oil sceptique.

- Ils ne tiendront pas, répondit Anissi, morose. Les nerfs d'aucun des trois ne tiendront.

Son regard croisa celui de Pakhomenko, et celui-ci lui adressa un clin d'oil furtif : " Te frappe pas, mon gars, rappelle-toi la corne sur ton cour ", semblait-il lui dire.

- Qu'on les fasse entrer ! aboya Ijitsyne en se tournant vers la porte.

Il courut précipitamment jusqu'au milieu de la pièce et se campa dans une posture censée exprimer une inflexible rigueur : bras croisés sur la poitrine, jambe en avant, étroit menton tendu, sourcils froncés.

On introduisit les suspects. Sténitch fixa aussitôt les terribles linceuls de toile grossière et rentra la tête dans les épaules. Il ne parut même pas remarquer la présence d'Anissi, non plus que celle des autres. La Nesvitskaïa en revanche n'accorda aucune attention aux tables. Elle considéra chacun tour à tour, s'attarda sur Tioulpanov et esquissa un sourire de mépris. Anissi rougit douloureusement. Le marchand alla se poster à côté de la table où s'empilaient les sachets de papier et se mit à tourner la tête en tous sens avec curiosité. Il lança un clin d'oil à Zakharov. Celui-ci lui répondit d'un signe de tête discret.

- Je suis un homme direct, commença Ijitsyne d'une voix sèche et perçante, en détachant chaque mot. Aussi n'ai-je pas l'intention de tourner autour du pot. Au cours de ces derniers mois une série d'assassinats monstrueux ont été commis à Moscou. Les instances judiciaires savent pertinemment que

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l'auteur de ces crimes est l'un de vous trois. Je vais vous montrer dans un instant quelque chose qui vous intéressera et je sonderai alors le cour de chacun. Je suis un vieux limier expérimenté, on ne me la fait pas ! Jusqu'à présent le meurtrier n'a jamais vu son ouvre que la nuit, alors qu'il se trouvait sous l'empire de la démence. Mais maintenant admirez de quoi ça a l'air à la lumière du jour. Allez !

Il leva la main, et les linceuls glissèrent sur le sol comme par enchantement. Linkov, il est vrai, gâcha quelque peu l'effet en tirant trop brutalement sur la toile : celle-ci s'accrocha à la tête du mort, et le crâne heurta la surface de la table avec un bruit mat.

Le spectacle dépassait en effet toutes les espérances. Anissi regretta de ne pas s'être retourné à temps. Il se colla dos au mur, inspira et expira trois fois profondément, et son malaise parut s'atténuer.

Ijitsyne ne regardait pas les cadavres. Il scrutait l'attitude des suspects, son regard sautant de l'un à l'autre : Sténitch, Nesvitskaïa, Bouryline ; Sténitch, Nesvitskaïa, Bouryline. Et encore, et encore...

Anissi releva que si le brigadier Pribloudko, qui se tenait debout, immobile, montrait un visage de pierre, l'extrémité de ses moustaches cirées était, quant à elle, agitée d'un infime tremblement. Linkov serrait très fort les paupières et remuait les lèvres : à l'évidence, il récitait une prière. Les fossoyeurs affichaient des trognes ennuyées : ceux-là en avaient vu d'autres au cours de leur fruste carrière. Pakho-menko, le gardien, regardait les morts avec tristesse et compassion. Il croisa à nouveau le regard d'Anissi et hocha la tête de manière presque imperceptible, geste réprobateur qui probablement signifiait : " Eh,

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les hommes, les hommes, quelles atrocités vous infligez-vous à vous-mêmes ! " Ce simple mouvement empli d'humanité acheva de ramener Tioulpa-nov à la conscience. Regarde les suspects, se commanda-t-il à lui-même. Prends exemple sur Ijitsyne.

Tiens, là, Sténitch, ancien étudiant et ancien fou : il se tord les doigts et les fait craquer, de grosses gouttes de sueur perlent sur son front. Une sueur froide, on peut le parier. Suspect ? Et comment !

L'autre ancien étudiant, le coupeur d'oreille Bouryline, au contraire, paraît un peu trop calme : un mince sourire railleur erre sur sa figure, ses yeux étroits brillent d'une lueur mauvaise. Mais le millionnaire feint seulement de se moquer de tout : pour une raison bizarre il a pris sur la table un sachet de papier qu'il serre contre sa poitrine. Cela s'appelle une " réaction spontanée ", le chef lui a enseigné à y prêter attention en tout premier lieu. Des types comme ce Bouryline, qui brûlent la chandelle par les deux bouts, quand ils sont blasés, peuvent fort bien être pris d'une soif de nouvelles et piquantes sensations.

La femme de fer, à présent, la Nesvitskaïa, ancienne recluse d'une prison, qui, dans son Edimbourg, s'est découvert une passion pour les opérations chirurgicales. Un personnage peu ordinaire, on ne sait tout bonnement pas ce dont elle est capable ni ce qu'on peut attendre d'elle. Regarde les éclairs que lancent ses yeux.

Le " personnage peu ordinaire " confirma sur-le-champ qu'il était en effet capable d'actes imprévisibles.

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I

Sa voix timbrée rompit le silence de tombe qui régnait :

- Je sais qui vous visez, monsieur l'argousin ! cria la Nesvitskaïa à l'adresse du juge d'instruction. Comme ce serait commode ! Une " nihiliste " dans le rôle du monstre sanguinaire ! Très habile ! Et un piquant particulier dans le fait que ce soit une femme, non ? Bravo, vous irez loin ! Je savais de quels crimes vous étiez capables, vous et toute votre clique, mais ceci passe toutes les bornes imaginables ! (Soudain la doctoresse laissa échapper un cri et porta une main à son cour, comme foudroyée par une illumination.) Mais c'est vous ! C'est vous ! Comment ne l'ai-je pas compris tout de suite ! Ce sont vos exécuteurs des basses ouvres qui ont taillé en pièces ces malheureuses ! Quelle importance, vous n'allez pas pleurer les " rebuts de la société ", n'est-ce pas ? Moins ils sont nombreux, plus c'est simple pour vous ! Salauds ! Vous avez décidé de jouer à " castigo " ? De faire d'une pierre deux coups, c'est ça ? On élimine quelques vagabonds et on jette le discrédit sur les prétendus " nihilistes " ! Pas très original, mais efficace !

Elle éclata d'un rire haineux, la tête rejetée en arrière. Son pince-nez à monture d'acier avait dégringolé et dansait au bout de son cordon.

- Taisez-vous ! glapit Ijitsyne, qui visiblement craignait que la sage-femme, par son incartade, ne ruinât tout son dispositif psychologique. Taisez-vous immédiatement ! Je ne tolérerai aucun outrage à l'autorité !

- Assassins ! Fumiers ! Satrapes ! Provocateurs ! Salauds ! Fossoyeurs de la Russie ! Vampires ! criait la Nesvitskaïa, et tout laissait supposer qu'elle pos-

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sédait, à l'intention des gardiens de l'ordre, une jolie réserve d'injures, qui n'était pas près de s'épuiser.

- Linkov, Pribloudko, bâillonnez-la ! hurla le juge, totalement hors de lui à présent.

D'un pas hésitant, les agents s'approchèrent de la sage-femme et l'empoignèrent aux épaules, mais ils semblaient ne pas très bien savoir comment procéder au bâillonnement d'une dame en apparence si convenable.

- Sois maudit, bête immonde ! tonnait la dame en question en regardant Ijitsyne droit dans les yeux. Tu crèveras de triste mort, tu crèveras de tes propres manigances !

Elle leva la main, l'index pointé sur la face du juge, et juste à cet instant un coup de feu éclata.

Léonti Andréiévitch sursauta et se plia en deux, la tête entre les mains. Tioulpanov battit des paupières : était-il possible de brûler la cervelle à quelqu'un juste en pointant son doigt sur lui ? !

Un grand rire retentit, impétueux, débordant. Bouryline agitait les mains et secouait la tête, impuissant à maîtriser un accès d'irrépressible gaieté. Ah ! voilà ce qu'il en était. C'était donc lui, le farceur, qui en douce, pendant que tous les autres regardaient la doctoresse, avait gonflé un sachet de papier puis l'avait écrasé sur la table.

- Aaaah ! ! !

Un long cri inhumain monta au plafond, couvrant le rire de l'industriel. Sténitch !

- Je n'en peux pluuuus ! hurlait l'infirmier d'une voix désespérée. Je n'en peux plus ! Tortionnaires ! Bourreaux ! Pourquoi me tourmentez-vous ? Pour quelle raison ? Seigneur, pourquoi ?

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Son regard totalement dément glissa sur les visages pour s'arrêter sur Zakharov, qui, seul d'entre tous, était assis : silencieux, sourire contraint aux lèvres, mains enfouies dans les poches de son tablier de cuir.

- Pourquoi souris-tu de la sorte, Igor ? C'est là ton royaume, c'est ça ? Ton royaume, ton antre démoniaque ! Tu trônes, tu diriges le bal ! Tu triomphes ! Pluton, le roi des Enfers ! Et ce sont là tes sujets ! (Il désignait les cadavres mutilés.) Dans toute leur beauté ! (A partir de là le fou se mit à débiter un discours beaucoup moins cohérent.) On m'a viré ! Indigne que j'étais ! Mais toi, de quoi t'es-tu révélé digne ? De quoi es-tu si fier ? Regarde-toi ! Charognard ! Nécrophage ! Regardez-le, ce nécro-phage ! Et son petit assistant ? Ah ! Ils font la paire ! " Le corbeau vole au corbeau, le corbeau crie au corbeau : corbeau, où pourrions-nous déjeuner ? "

Et enfin il se tut, en proie à un ricanement hystérique qui lui secouait tout le corps.

La bouche de l'expert se tordit en un arc méprisant. Groumov, quant à lui, esquissa un sourire incertain.

Une sacrée " expérience ", vraiment, pensa Anissi en considérant tour à tour le juge, une main crispée sur son cour, et les suspects : l'une braillant des malédictions, l'autre parti dans un fou rire, le troisième ricanant. Allez donc tous au diable !

Anissi tourna les talons et sortit.

Ouf ! qu'il faisait bon à l'air frais !

Il fit un saut chez lui, rue des Grenades, pouf prendre des nouvelles de Sonia et avaler en vitesse

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la soupe au chou préparée par Palacha, puis il fila chez le chef. Il avait de quoi raconter, et aussi bien des fautes à confesser. Mais il était surtout impatient d'apprendre ce qu'Eraste Pétrovitch avait aujourd'hui fabriqué de si mystérieux.

Le trajet jusqu'à la rue Malaïa Nikitskaïa n'était pas long, cinq minutes tout au plus. Tioulpanov escalada d'un bond le perron familier, appuya sur la sonnette... Personne. Bon, Angelina Samsonovna était sans doute à l'église ou à l'hôpital, mais où était Massa ? Un vif sentiment d'inquiétude lui étrei-gnit soudain le cour : et si, pendant qu'Anissi sabotait l'enquête, le chef avait eu besoin d'aide et envoyé quérir son fidèle serviteur ?

Il retourna lentement sur ses pas, triste et découragé. Une bande de mioches galopait dans la rue en poussant des cris. Au moins trois des gamins, les plus déchaînés, avaient le teint noiraud et les yeux obliques. Tioulpanov hocha la tête, se rappelant que parmi les cuisinières, femmes de chambre et autres blanchisseuses du voisinage, le serviteur de Fandorine passait pour un don Juan et un bourreau des cours. Si les choses continuaient ainsi, dans dix ans tout le quartier ne serait plus peuplé que de petits Japonais.

Il revint deux heures plus tard, à la nuit tombée. Il vit les fenêtres du pavillon éclairées, se réjouit et traversa la cour à toutes jambes.

Massa et la maîtresse de maison étaient bien présents, mais pas Eraste Pétrovitch, et Tioulpanov apprit qu'on n'avait pas eu la moindre nouvelle de lui de toute la journée.

Angelina Samsonovna ne laissa pas repartir son visiteur. Elle le força à s'asseoir et lui servit du thé au rhum et des éclairs dont il était grand amateur.

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- Mais c'est encore carême, protesta Tioulpanov d'une voix mal assurée tout en humant le divin arôme qui émanait du thé fraîchement passé allongé de liqueur jamaïcaine. Peut-on bien boire du rhum ?

- De toute façon, vous n'observez pas le jeûne, Anissi Pitirimovitch, n'est-ce pas ? répondit Ange-lina avec un sourire.

Elle s'était installée en face de lui, une joue calée dans une main. Elle ne buvait pas de thé ni ne mangeait de gâteaux.

- Le jeûne ne doit pas venir en privation, mais en récompense. Le Seigneur n'a pas besoin d'autre dévotion. Si votre âme ne le réclame pas, ne jeûnez pas, libre à vous. Eraste Pétrovitch, tenez, ne fréquente pas l'église, et ne se soucie pas des usages religieux, et peu importe, ce n'est pas grave. L'important est que Dieu vit dans son cour. Et si un homme peut connaître Dieu sans le secours de l'Eglise, pourquoi le contraindre ?

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