Anissi cette fois-ci ne put se contenir et déballa d'un coup ce qui le taraudait depuis si longtemps :

- Tous les préceptes de la religion ne sont pas à négliger. En admettant même qu'on n'y attache pas soi-même d'importance, on peut cependant ménager les sentiments de ses proches. Vous, Angelina Samsonovna, vous vivez selon la loi de l'Eglise, vous observez tous les rites, le péché n'oserait même vous aborder, mais du point de vue de la société... C'est injuste, c'est cruel...

Il se trouva malgré tout incapable de s'exprimer carrément, et sa phrase demeura en suspens, mais Angelina était assez fine pour comprendre sans qu'il eût besoin d'achever.

360

- Vous voulez parler du fait que nous vivons ensemble sans être mariés ? demanda-t-elle, très calme, comme si le sujet n'avait rien d'extraordinaire. Vous avez tort, Anissi Pitirimovitch, de blâmer Eraste Pétrovitch. Il m'a déjà proposé deux fois, fort honnêtement, de m'épouser. C'est moi qui n'ai pas voulu.

Anissi en resta bouche bée.

- Mais pourquoi donc ? !

Angelina Samsonovna sourit à nouveau, non plus à son interlocuteur cependant, mais à ses propres pensées.

- Quand on aime, on ne pense pas à soi. Or moi, j'aime Eraste Pétrovitch. Parce qu'il est très beau.

- Pour ça, c'est certain, acquiesça Tioulpanov. C'est un bel homme, comme il s'en rencontre peu.

- Je ne parle pas de cela. La beauté physique est précaire. Une épidémie de variole, une brûlure, et c'en est fini. Tenez, par exemple, l'an passé, quand nous étions en Angleterre, un incendie s'est déclaré dans la maison voisine. Eraste Pétrovitch est allé tirer un chiot des flammes et n'en est pas revenu indemne. Vêtements calcinés, cheveux grillés. Il avait une énorme cloque sur la joue, cils et sourcils étaient tombés. Il était devenu d'un vilain ! Et il aurait pu avoir toute la figure brûlée. Seulement la vraie beauté n'est pas celle du visage. Eraste Pétrovitch, lui, est vraiment beau.

Angelina prononça ce dernier mot avec une singulière expression, et Anissi comprit à quoi elle faisait allusion.

- J'ai seulement peur pour lui. Il lui a été donné une grande force, or une grande force, c'est aussi une grande tentation. On est jeudi, je devrais être à

361

l'église à cette heure, à l'office des Ténèbres pour célébrer la Sainte Cène, mais, pécheresse que je suis, je ne puis même réciter les prières imposées par le rite. Tout ce que je demande au Sauveur, je le demande pour lui, pour Eraste Pétrovitch. Puisse le Seigneur le préserver, de la méchanceté des hommes, mais plus encore de l'orgueil qui perd les âmes.

A ces mots, Anissi jeta un coup d'oil à l'horloge, puis dit d'un air soucieux :

- Quant à moi, je vous l'avoue, c'est davantage la méchanceté des hommes qui m'inquiète. Il est déjà deux heures du matin, et il n'est toujours pas là. Je vous remercie pour la collation, Angelina Samso-novna, je vais rentrer chez moi. Si Eraste Pétrovitch réapparaît, envoyez-moi chercher, je vous en prie instamment.

Tioulpanov marchait en direction de sa demeure, tout en réfléchissant à ce qu'il venait d'entendre. Il n'avait pas encore quitté la rue Malaïa Nikitskaïa quand, sous un réverbère à gaz, une jeune délurée s'approcha vivement de lui - chevelure noire nouée d'un large ruban, paupières peintes, joues fardées.

- Bien le bonsoir, charmant gentleman. Que diriez-vous d'offrir à une jeune fille un petit verre de liqueur alcoolisée ? (Elle joua de ses sourcils passés au khôl puis chuchota d'un ton fiévreux :) Crois-moi, beau gosse, je saurai te remercier. Je te rendrai si heureux que tu t'en souviendras toute ta vie...

Tioulpanov sentit comme un choc quelque part au plus profond de son être. La fille n'était pas vilaine, pas vilaine du tout, même. Mais depuis la dernière fois qu'il avait succombé au péché, à carême-prenant, il s'était juré de renoncer à jamais aux amours vénales. On se sentait trop mal après,

362

trop honteux. Il aurait bien aimé se marier, mais que faire de Sonia ? Anissi répondit avec une sévérité toute paternelle :

- Tu devrais traîner un peu moins dehors la nuit. N'importe quoi peut arriver, imagine que tu tombes sur un sale type, un fou armé d'un couteau...

Cependant la drôlesse ne parut nullement s'émouvoir.

- Voyez-vous ça ! On s'inquiète ! pouffa-t-elle. Aucune chance qu'on m'assassine, va. Nous sommes sous bonne garde : j'ai un cerbère.

Et en effet, de l'autre côté de la rue, une silhouette se dessinait dans l'ombre. Ayant compris qu'il était repéré, le marlou s'approcha sans hâte, d'une démarche chaloupée. Le gaillard était du dernier chic : bonnet de castor enfoncé sur les yeux, pelisse crânement ouverte malgré le froid, écharpe blanche lui dissimulant la moitié du visage, guêtres d'une égale blancheur immaculée.

Quand il ouvrit la bouche, celle-ci découvrit le scintillement d'une dent en or.

- Je m'excuse, monsieur, dit-il d'une voix mollasse. Ou bien vous prenez la demoiselle, ou bien vous passez votre chemin. Inutile de faire perdre son temps à une jeune fille qui travaille.

La fille regardait son protecteur avec un air d'adoration, et Tioulpanov s'en trouva encore plus furieux que de l'insolence du barbeau.

- Tu vas apprendre à me donner des ordres ! s'emporta-t-il. Je vais te faire emballer, et vivement !

L'autre tourna rapidement la tête à gauche et à droite, et, s'étant assuré que la rue était déserte, s'enquit d'une voix encore plus traînante et lourde de menaces :

363

- Et si l'emballeur allait se casser le nez ?

- Ah, tu le prends comme ça !

D'une main, Anissi empoigna le misérable par la manche, et de l'autre tira un sifflet de sa poche. Le poste de police se trouvait au coin, sur la rue de Tver. Et puis la Direction de la gendarmerie n'était qu'à deux pas.

- Tire-toi, Inès, je vais régler ça tout seul ! commanda le chrysodonte.

La fille aussitôt retroussa ses jupes et fila à toutes jambes, tandis que l'outrecuidant marlou déclarait avec la voix d'Eraste Pétrovitch :

- Cessez de souffler là dedans, Tioulpanov. J'en ai les tympans percés.

Haletant et cliquetant de tout son harnais, l'agent Semion Loukitch arrivait déjà au pas de course.

Le chef voulut lui glisser une pièce de cinquante kopecks.

- Bravo, tu cours vite !

Semion Loukitch refusa la pièce que lui tendait le louche individu et tourna vers Anissi un regard interrogateur.

- Oui, oui, Semion, va, mon ami, dit Tioulpanov, confus. Excuse-moi de t'avoir dérangé pour rien.

Alors seulement, le sergent de ville accepta l'argent, exécuta un salut militaire empreint du plus grand respect, puis s'en alla regagner son poste.

- Que fait Angelina, elle ne dort pas ? demanda Eraste Pétrovitch après avoir jeté un coup d'oil aux fenêtres éclairées du pavillon.

- Non, elle vous attend.

- En ce cas, si vous n'y voyez pas d'objection, marchons un peu et c-causons. , u

364

- Chef, que signifie cette mascarade ? Vous disiez dans votre billet que vous alliez tenter de prendre l'affaire par le bout opposé ? Qu'est-ce que ce " bout opposé " ?

Fandorine posa sur son assistant un regard où se lisait une nette désapprobation.

- Vous ne comprenez pas vite, Tioulpanov. " Par le bout opposé " signifie du côté des victimes de l'Eventreur. J'ai supposé que les femmes de mours légères pour lesquelles notre homme semble nourrir une particulière aversion pouvaient savoir ce que nous ignorions. Qu'elles pouvaient, mettons, avoir vu quelque personnage douteux, avoir eu vent de rumeurs ou bien soupçonner des choses. J'ai donc décidé de partir en reconnaissance. Cette sorte de clientèle ne se confiera jamais à un policier ni à un fonctionnaire, aussi ai-je choisi le camouflage le plus approprié. Je d-dois avouer qu'en qualité de marlou, j'ai remporté un certain succès, ajouta modestement Eraste Pétrovitch. Plusieurs créatures déchues se sont offertes à passer sous ma protection, ce qui n'a pas manqué de susciter le mécontentement de mes concurrents, le Taon, le Poulain et le Kazbek.

Anissi ne fut nullement surpris de la réussite du chef dans la carrière de souteneur : un véritable apollon, qui plus est avec tout le chic requis dans ces quartiers-là. Il demanda cependant :

- Vous avez obtenu des résultats ?

- J'ai appris deux ou trois choses, répondit gaiement Fandorine. Mademoiselle Inès, dont les charmes, je crois, ne vous ont pas laissé entièrement indifférent, m'a rapporté une intéressante histoire. Il y a environ un mois et demi, un soir, un homme l'a

365

abordée en prononçant ces mots étranges : " Comme tu as l'air malheureuse ! Viens avec moi, je vais te donner de la joie. " Mais Inès, qui est une f-fille sensée, a refusé de le suivre, car elle avait remarqué qu'au moment de s'approcher d'elle il avait dissimulé un objet dans son dos et que cet objet scintillait sous la lune. Et il semblerait encore qu'une autre fille, une nommée Glachka ou Dachka, eût connu une aventure semblable. Il y aurait même eu du sang versé, mais sans aller jusqu'au meurtre. J'espère bien retrouver cette Glachka-Dachka.

- C'est sûrement lui, c'est l'Eventreur ! s'exclama Anissi, pris d'excitation. De quoi avait-il l'air ? Que raconte votre témoin ?

- Le problème est justement qu'Inès ne l'a pas bien vu. Le visage de l'homme était dans l'ombre, et elle ne se rappelle que sa voix. Une voix, dit-elle, douce, calme, c-courtoise. Comme un ronronnement de chat.

- Et sa taille ? Ses vêtements ?

- Elle ne s'en souvient pas. De son propre aveu, elle était " un peu pompette ". Mais elle affirme que ce n'était ni un monsieur ni un p-prolétaire, plutôt quelque chose entre les deux.

- Fort bien, c'est déjà ça ! (Anissi se mit à compter sur ses doigts.) Premièrement, c'est un homme. Deuxièmement, il possède une voix caractéristique. Troisièmement, il est de moyenne condition.

- Tout ça ne vaut rien, coupa le chef. L'individu peut fort bien se t-travestir pour ses aventures nocturnes. Et la voix est suspecte. Un " ronronnement de chat ", qu'est-ce que ça veut dire ? Non, il est impossible d'exclure totalement qu'il puisse s'agir d'une femme. "^

366

Tioulpanov se rappela soudain la théorie d'Ijitsyne.

- Bien, mais l'endroit ? Où l'a-t-il abordée ? Place Khitrov ?

- Non, Inès est une d-demoiselle de la Gra-tchevka, et sa zone d'influence embrasse la place Troubnaïa et ses environs. L'individu l'a abordée place Soukharev.

- Ça colle également, réfléchit Anissi. C'est à une dizaine de minutes de marche du village tatar de Vypolzov !

- Holà, Tioulpanov, stop ! (Le chef, en effet, s'était arrêté.) Que vient faire ici le village t-tatar ?

Ce fut alors le tour d'Anissi de narrer ses exploits. Il commença par le principal, autrement dit par l'" expérience judiciaire " d'Ijitsyne.

Eraste l'écouta, les yeux mi-clos, la mine hostile. Une seule fois, il l'interrompit :

- " Custigo " ?

- Oui, je crois que c'est exactement ce qu'a dit la Nesvitskaïa. Ou quelque chose d'approchant. De quoi s'agit-il ?

- Probablement de " castigo ", qui signifie en italien " châtiment ", expliqua Fandorine. C'était le nom d'une sorte d'organisation s-secrète créée par la police sicilienne, qui, sans autre forme de procès, abattait les petits voleurs, les vagabonds, les prostituées et autres représentants de la " lie " de la société. Les membres de l'organisation rejetaient la responsabilité des meurtres sur les associations criminelles locales qu'ils poursuivaient à leur tour. Eh quoi, l'hypothèse de notre s-sage-femme n'était pas si sotte. De la part d'Ijitsyne, c'eût été, je crois, chose parfaitement possible.

367

Quand Anissi eut achevé son récit de l'" expérience ", le chef déclara d'un ton maussade :

- M-ouais, maintenant si l'un de ces trois-là est bel et bien l'Eventreur, on ne le prendra plus facilement. Un homme averti en vaut deux.

- Léonti Andréiévitch a dit que si aucun ne se trahissait pendant l'expérience, il les ferait placer tous les trois sous surveillance.

- Et pour quoi faire ? Les preuves, s'il y en a, auront été détruites. Les maniaques possèdent toujours une sorte de collection de souvenirs chers à leur cour. Les maniaques, Tioulpanov, sont gens sentimentaux. L'un s'emparera d'un lambeau de vêtement sur un cadavre, l'autre dérobera pire encore. Un assassin particulièrement barbare, qui avait égorgé six femmes, collectionnait les nombrils : il éprouvait une funeste faiblesse pour cette innocente partie du corps. La principale p-pièce à conviction du procès se trouva constituée de nombrils sèches. Notre " chirurgien ", lui, s'y connaît en anatomie, et chaque fois un des organes viscéraux manque au cadavre. Je suppose que le meurtrier l'emporte pour sa " collection ".

- Mais êtes-vous bien certain, chef, que l'Eventreur appartienne forcément au monde médical ? demanda Anissi, qui informa alors aussitôt Eraste Pétrovitch de l'hypothèse " bouchère " d'Ijitsyne et, par voie de conséquence, de son audacieux " plan d'action ".

- Ainsi, il ne croit pas à la version anglaise ? s'étonna Fandorine. Pourtant les traits de similitude avec les meurtres de Londres sont évidents. Non, Tioulpanov, c'est une seule et même personne qui a

368

commis ces crimes. Pourquoi un b-boucher moscovite irait-il en Angleterre ?

- Et cependant Ijitsyne ne démordra jamais de son idée, surtout maintenant, après l'échec de son " expérience judiciaire ". Les pauvres bouchers sont déjà bouclés depuis midi au violon. Il les y maintiendra jusqu'à demain avec défense de boire et de dormir. Et dès l'aube il s'occupera d'eux sérieusement.

Il y avait longtemps qu'Anissi n'avait vu les yeux du chef briller d'un éclat si menaçant.

- Ah bon, le fameux " plan " a déjà été mis à exécution ? prononça le fonctionnaire entre ses dents. Fort bien. Je tiens le pari que cette nuit quelqu'un d'autre devra renoncer au sommeil. Et par la même occasion, à sa charge. Venez avec moi, Tioulpanov. Nous allons rendre au sieur Ijitsyne une visite tardive. Pour autant qu'il m'en souvienne, il possède un appartement de fonction dans le bâtiment des services judiciaires. Ce n'est pas loin d'ici, rue Vozdvi-jenka. Allons, Tioulpanov, en avant, marche !

Anissi connaissait bien l'immeuble à un étage des services judiciaires, où logeaient les fonctionnaires du ministère de la Justice célibataires ou en mission : une longue bâtisse rouge-brun, construite sur le mode britannique, avec une entrée particulière pour chaque appartement.

Ils frappèrent à la loge du concierge. Celui-ci sortit sur le pas de sa porte, ensommeillé, juste à moitié vêtu. Il refusa un long moment de communiquer aux tardifs visiteurs le numéro du logement où vivait le conseiller aulique, tant Eraste Pétrovitch,

369

avec son pittoresque costume de carnaval, lui paraissait louche. Ils ne furent sauvés que par la casquette à cocarde que portait Anissi.

Ils gravirent tous les trois l'escalier menant à la porte indiquée. Le concierge donna un coup de sonnette, se découvrit et fit un signe de croix.

- Léonti Andréiévitch va être rudement furieux, expliqua-t-il dans un murmure. Sauf votre respect, messieurs, vous prendrez la chose sur vous.

- Nous la prendrons, nous la prendrons, grommela Eraste Pétrovitch en examinant la porte avec attention.

Puis il exerça soudain une légère pression contre le vantail, et celui-ci pivota sans bruit.

- Ouverte ! s'exclama le concierge. Ce sera cette étourdie de Zinka, sa femme de chambre. Elle n'a que du vent dans la tête ! A moins que ce ne soient des cambrioleurs ou des voleurs. On a eu un cas ici, l'autre jour, passage Kislovski...

- Chhhut ! lui ordonna Fandorine en levant le doigt.

L'appartement semblait désert. On entendit le tintement d'une horloge marquant le quart.

- Mauvais, Tioulpanov, très mauvais.

Eraste Pétrovitch avança dans l'entrée et tira de sa poche une lanterne électrique. Un objet épatant, de fabrication américaine : on pressait un ressort qui permettait de libérer de l'énergie à l'intérieur du boîtier et d'émettre ainsi un faisceau de lumière. Anissi aurait aimé s'en acheter une pareille, mais c'était bien au-dessus de ses moyens.

Le faisceau explora les murs, courut sur le plancher, s'immobilisa.

- Oh, Sainte Mère ! gémit le concierge. Zinka l

370

Le disque de lumière venait d'arracher à l'obscurité le visage extraordinairement pâle d'une jeune femme aux yeux fixes, écarquillés.

- Où est la chambre du locataire ? demanda sèchement Fandorine en secouant par l'épaule le bonhomme paralysé. Montre-nous ! Vite !

Ils se précipitèrent dans le salon, puis du salon dans le bureau qui ouvrait sur la chambre à coucher.

On aurait pu croire que Tioulpanov avait tout vu, au cours des dernières journées, en fait de visages grimaçants de trépassés, mais jamais encore il n'en avait contemplé d'aussi atroce.

Léonti Andréiévitch Ijitsyne gisait dans son lit, la bouche béante. Ses yeux invraisemblablement exorbités lui donnaient un air de crapaud. Le faisceau de lumière jaune courut ici et là, éclaira un bref instant d'étranges masses sombres disposées autour de l'oreiller, puis s'écarta brusquement. Il régnait une odeur de pourriture et d'excréments.

Le faisceau revint à l'affreux visage. Le disque de lumière électrique se resserra, devint plus intense et bientôt n'éclaira plus que le haut de la tête du mort.

Sur le front se dessinait en noir l'empreinte d'un baiser.

Les prodiges que mon art est capable d'accomplir laissent pantois. Difficile portant d'imaginer créature plus laide que ce magistrat. La laideur de sa conduite, de ses manières, de son ignoble physionomie était si absolue que pour la première fois un doute s'était insinué dans mon cour : était-il possible que même cette ordure fût à l'intérieur aussi belle que les autres enfants de Dieu ?

371

Et j'ai réussi à le rendre beau ! Bien sûr, l'anatomie d'un homme est loin d'égaler celle d'une femme, mais quiconque eût regardé le juge Ijitsyne une fois le travail achevé eût été forcé de reconnaître qu'il était beaucoup mieux sous cet aspect.

Il a eu de la chance. C'est sa récompense pour son zèle et sa débrouillardise. Et aussi pour avoir fait languir mon cour de soif grâce à son spectacle absurde. Il a éveillé ma soif, et il l'a étanchée.

Je ne lui en veux plus, il est pardonné. Même si j'ai dû à cause de lui enterrer les babioles que je chérissais tant : les flacons où étaient conservés les précieux mémentos1 évoquant mes grands instants de bonheur. J'ai vidé les flacons de l'alcool qu'ils contenaient, à présent toutes mes reliques sont en train de pourrir. Mais il n'y avait rien d'autre à faire. Les garder devenait dangereux. La police tourne autour de moi, tel un vol de corbeaux.

Vilain métier que celui de toujours fureter, suivre à la trace. Et ceux qui le font sont des gens d'une laideur rare. Comme si on les choisissait exprès : trognes camuses, yeux porcins, nuques cramoisies, pommes d'Adam proéminentes, oreilles décollées.

Non, cela est peut-être injuste. Il en est un qui, bien que fort disgracieux, semble ne pas avoir tout à fait déchu. A sa façon, il est même sympathique.

Il a une vie difficile.

Il faudrait aider ce jeune homme. Accomplir encore une bonne ouvre.

1. Souvenirs (anglais).

Un compte rendu sténographique

7 avril, vendredi de la Passion

- ... mécontentement et inquiétude. Le souverain est extrêmement alarmé des forfaits inouïs, épouvantables, qui se commettent dans l'ancienne capitale. L'ajournement de sa visite en dépit de son vou d'assister à la célébration pascale au Kremlin constitue un événement à caractère d'exception. Il a particulièrement déplu à Sa Majesté impériale que l'administration de Moscou tente de soustraire à sa suprême attention une suite d'assassinats qui, ainsi qu'il apparaît aujourd'hui, dure depuis déjà plusieurs semaines. Quand j'ai quitté hier soir Saint-Pétersbourg pour venir ici procéder à une enquête, le dernier crime, le plus monstrueux de tous, ne s'était pas encore produit. Le meurtre du fonctionnaire du ministère public en charge de l'enquête représente, pour la Russie impériale, un scandale sans précédent. Quant aux circonstances de cet abominable forfait, elles sont de nature à glacer les sangs et lancent un défi aux fondements mêmes de l'ordre et de la loi...

Les mots tombaient, un à un, autoritaires, menaçants. L'homme qui les prononçait promena un

373

lourd regard sur l'assistance - Moscovites aux visages tendus, Pétersbourgeois aux mines sévères.

En cette maussade matinée du Vendredi saint, au palais du prince Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï, se tenait un conseil extraordinaire en présence du ministre des Affaires intérieures, le comte Tolstov, juste arrivé de la capitale, et de sa suite.

L'illustre adversaire de l'hydre révolutionnaire avait la face jaune et odémateuse, ses yeux froids et perçants se perdaient dans de flasques replis de peau malsaine, mais sa voix, impérieuse, inflexible, était comme forgée dans l'acier.

-... En vertu du pouvoir que me confère mon ministère, je démets le major général lourovski des fonctions de grand maître de la police de Moscou, martela le comte.

Un souffle, mi-soupir, mi-gémissement, parcourut les rangs des dignitaires de la police de la ville.

- Monsieur le procureur général relevant du ministère de la Justice, je ne puis le destituer, cependant je ne saurais lui recommander trop instamment de présenter sans délai sa démission sans attendre d'être contraint à quitter sa charge...

Le procureur Kozliatnikov blêmit, ouvrit et referma la bouche sans émettre un mot, tandis que ses adjoints se trémoussaient sur leur chaise.

- Quant à ce qui vous concerne, Vladimir Andréiévitch...

Le ministre regarda bien en face le général gouverneur qui écoutait le terrible discours, les sourcils froncés et une main en cornet contre son oreille.

-... je ne me permettrai pas, bien entendu, de vous donner des conseils, mais je suis pleinement autorisé à porter à votre connaissance que le souve-

374

rain témoigne une grande insatisfaction à votre égard devant l'état où se trouve la ville qui vous a été confiée. Je sais que Sa Majesté avait l'intention, à l'occasion du prochain jubilé de vos soixante ans de service dans le grade d'officier, de vous remettre la plus haute distinction de l'empire de Russie ainsi qu'une cassette en diamants ornée du monogramme de la famille impériale. Apprenez donc, Votre Haute Excellence, que le décret dicté par le souverain n'a finalement pas reçu sa signature. Et quand Sa Majesté aura été informée du crime révoltant commis cette nuit...

Le comte marqua une pause éloquente, et un grand silence tomba dans la pièce. Les Moscovites s'étaient pétrifiés, car ils sentaient dans l'air comme un souffle glacé de fin de grande époque. Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï gouvernait l'ancienne capitale depuis près d'un quart de siècle, le vaste manteau de l'Administration moscovite s'était depuis longtemps ajusté à sa princière carrure, avait pris le pli de son autorité, mélange de fermeté et de souplesse bien propice au confort de l'existence. Et voici qu'il apparaissait que la déchéance de Volodia au Grand Nid1 était proche. Le grand maître de la police et le procureur général étaient relevés de leurs fonctions sans la sanction du général gouverneur du Moscou ! Pareille chose ne s'était encore jamais produite. C'était le signe évident que Vladimir Andréiévitch vivait sur son trône ses derniers

1. Ce surnom du prince Dolgoroukoï était aussi celui de son presque homonyme Vladimir Dolgorouki, fondateur, au XIe siècle, de la ville de Moscou, et qualifié de la sorte en raison de sa politique expansionniste.

375

jours, sinon ses dernières heures. La chute du titan devait forcément avoir des répercussions sur le destin et la carrière de nombreuses personnes parmi l'assistance, et c'est pourquoi la différence d'expression entre visages de fonctionnaires moscovites et pétersbourgois devint encore plus sensible.

Dolgoroukoï ôta sa main de son oreille, mâchonna un instant, ébouriffa ses moustaches et demanda :

- Et quand donc, Votre Excellence, Sa Majesté sera-t-elle informée de ce crime révoltant ?

Le ministre fronça les sourcils en s'efforçant de pénétrer le sens caché de cette question à première vue innocente.

Il finit par le percevoir, en jaugea la valeur et esquissa un sourire à peine perceptible :

- Comme à l'habitude, dès les premières heures du Vendredi saint, l'empereur s'absorbe dans la prière, et les affaires de l'Etat, sauf cas extraordinaire, sont reportées au dimanche. Je me présenterai devant le souverain, muni d'un rapport circonstancié, après-demain, avant le repas pascal.

Le gouverneur eut un hochement de tête satisfait :

- Je doute que le meurtre du conseiller aulique Ijitsyne et de sa femme de chambre, si grande soit l'indignation qu'inspiré un tel forfait, puisse être rangé au nombre des affaires d'Etat à caractère extraordinaire. Vous n'avez pas l'intention, cher Dmitri Andréiévitch, de distraire Sa Majesté impériale de sa prière pour un fait divers aussi sordide, n'est-ce pas ? Vous-même, je crois, n'en seriez guère félicité... déclara le prince avec le même air naïf.

- Je n'en ai pas l'intention.

376

Les grises moustaches frisées du ministre se haussèrent légèrement tandis que sa bouche esquissait un sourire ironique.

Le prince poussa un soupir, se redressa, tira sa tabatière et aspira une prise.

- Eh bien, avant dimanche midi, je puis vous l'affirmer, l'affaire aura été réglée, élucidée, et le criminel démasqué. A... a... atchoum !

Un timide espoir se dessina sur les visages des Moscovites.

- Je vous souhaite de réussir, répondit Tolstov d'une voix sombre. Mais me permettrez-vous de savoir d'où vous vient une telle assurance ? L'instruction est un fiasco. Le magistrat qui en avait la charge a été tué.

- Chez nous, à Moscou, cher ami, les enquêtes de très haute importance sont toujours conduites sur plusieurs fronts, prononça Vladimir Andréiévitch d'un ton sentencieux. A cet effet m'est attaché un fonctionnaire spécial, mon homme de confiance, le conseiller de collège Fandorine, déjà connu de Votre Haute Excellence. Il est près de capturer le criminel et très bientôt, grâce à lui, l'affaire connaîtra son dénouement. N'est-ce pas la vérité, Eraste Pétrovitch ?

Le prince se tourna avec majesté vers le conseiller de collège assis près du mur, et seul le regard acéré du fonctionnaire chargé des missions spéciales fut capable de lire dans les yeux ternes et globuleux de la haute autorité une expression de désespoir et une ardente prière.

Fandorine se leva et, après une légère hésitation, déclara d'un ton impassible :

377

- La pure v-vérité, Votre Haute Excellence. Je pense en effet en avoir terminé dimanche.

Le ministre lui jeta un regard oblique :

- Vous " pensez " ? Pourriez-vous, s'il vous plaît, nous fournir un peu plus de détails ? Quelles sont vos hypothèses, vos conclusions, les mesures proposées ?

Eraste Pétrovitch ne tourna pas même la tête vers le comte et continua à ne regarder que le général gouverneur.

- Si Vladimir Andréiévitch m'en donne l'ordre, j'exposerai tout cela. Si en revanche rien de tel ne m'est imposé, je préférerais m'en tenir à la plus stricte confidentialité. J'ai de bonnes raisons de supposer qu'au stade actuel de l'enquête, élargir le nombre de personnes informées de ses éléments pourrait se révéler fatal à l'opération.

- Quoi ? ! explosa le ministre. Mais comment osez-vous ? ! Vous oubliez, semble-t-il, à qui vous avez affaire !

Les épaulettes brodées d'or des Pétersbourgeois trépidèrent d'indignation. Les épaules dorées des Moscovites s'affaissèrent sous le poids de l'effarement.

- En aucun façon. (Cette fois-ci, c'était bien au haut dignitaire de la capitale que Fandorine, enfin, s'adressait.) Vous êtes, Votre Haute Excellence, général aide de camp de la suite de Sa Majesté, ministre des Affaires intérieures et chef du corps de gendarmerie. J'appartiens quant à moi aux services administratifs du général gouverneur de Moscou et ne vous suis donc subordonné par aucune des voies précédemment citées. Vous plaît-il, Vladimir Andréiévitch, que j'expose à m-monsieur le ministre l'état d'avancement de l'enquête ?

378

I

Le prince considéra d'un oil curieux son collaborateur puis, visiblement, décida qu'il n'en était plus à un malheur près.

- Allez, cela suffit, mon cher Dmitri Andréiévitch : qu'il poursuive donc ses investigations comme il l'estime nécessaire. Je réponds de Fandorine sur ma tête. Et, en attendant, que diriez-vous de vous restaurer d'un vrai déjeuner moscovite ? La table, chez moi, est déjà dressée.

- En ce cas, puisque vous engagez votre tête... grinça Tolstov d'un air sinistre. A votre guise. Dimanche, à midi trente précis, tout sera rapporté au cours du compte rendu fait en présence du souverain. Y compris ce dernier incident. (Le ministre se leva et écarta ses lèvres exsangues pour figurer un sourire.) Eh bien, Votre Haute Excellence, je crois qu'on peut aller déjeuner.

L'important personnage se dirigea vers la sortie. Au passage, il foudroya l'insolent d'un regard propre à le réduire en cendres. Les autres hauts fonctionnaires lui emboîtèrent le pas, en prenant soin de contourner Eraste Pétrovitch du plus loin possible.

- Qu'est-ce qui vous prend, mon ami ? chuchota le gouverneur, s'attardant un instant auprès de son adjoint. Vous avez complètement perdu l'esprit ? Il s'agit de Tolstov en personne ! Rancunier et d'une mémoire d'éléphant. Il vous fera passer le goût du pain, il trouvera l'occasion. Et je ne pourrai rien pour vous défendre.

Fandorine répondit, dans un chuchotement lui aussi, mais la bouche collée à l'oreille de son patron un peu sourd :

- Si je n'ai pas bouclé l'affaire avant dimanche, ni vous ni moi, c'est tout un, ne resterons ici. Quant

379

à la rancune du comte, ne vous inquiétez pas. Vous avez vu son teint ? Sa mémoire d'éléphant ne lui servira guère. Il sera très bientôt convoqué au rapport non pas devant le souverain, mais devant le Très-Haut.

- Nous le serons tous, dit Dolgoroukoï en se signant pieusement. Nous n'avons que deux petits jours. Il va falloir vous décarcasser, mon ami. Vous réussirez, n'est-ce pas ?

- Je me suis résolu à susciter le mécontentement de cet important m-monsieur pour une raison tout à fait excusable, Tioulpanov. Nous n'avons, vous et moi, aucune hypothèse. Le meurtre dljitsyne et de sa femme de chambre, la demoiselle Matiouchkina, modifie entièrement le tableau.

Fandorine et Tioulpanov étaient installés dans la pièce des conseils secrets, pièce située dans un recoin écarté de la résidence du général gouverneur. Il avait été strictement défendu de déranger le conseiller de collège et son assistant. La table recouverte de velours vert était jonchée de feuilles de papier ; dans l'antichambre, derrière la porte étroitement close, veillaient en permanence le secrétaire personnel du prince, son principal aide de camp, un officier des gendarmes et un téléphoniste en liaison directe avec le secrétariat du (ci-devant, hélas) grand maître de la police, la Direction de la gendarmerie et le procureur général (pour l'instant encore en fonction). Ordre avait été donné à toutes les instances de prêter au conseiller de collège toute l'aide dont il aurait besoin. Vladimir Andréiévitch s'était

380

chargé du ministre afin que celui-ci n'allât pas lui glisser des bâtons dans les roues.

Frol Grigoriévitch Védichtchev, le valet de chambre du prince, entra sur la pointe des pieds dans le bureau : il apportait un samovar. Il s'assit très modestement sur le rebord d'une chaise et agita la main, comme pour signifier : je ne suis pas là, messieurs les limiers, ne gaspillez pas votre précieuse attention pour du menu fretin comme moi.

- Oui, soupirait Anissi. C'est à n'y rien comprendre. Comment d'abord est-il parvenu jusqu'à Ijitsyne ?

- Cela n'est justement pas très sorcier. Les choses se sont p-produites ainsi...

Eraste Pétrovitch fit quelques pas dans la pièce. Sa main, d'un geste familier, alla pêcher le chapelet dans sa poche.

Tioulpanov et Védichtchev attendaient, retenant leur souffle.

- Cette nuit, vers deux heures et demie, pas avant, on a sonné à la porte de l'appartement dljitsyne. La c-clochette de l'entrée est reliée à une autre, accrochée dans la chambre de la domestique. Ijitsyne vivait seul avec cette Zinaïda Matiouchkina, laquelle faisait pour lui le ménage, lavait son linge et, à en juger par le témoignage d'autres domestiques au service des voisins, remplissait également certaines obligations à caractère plus intime. Cependant, selon toute apparence, le défunt ne la laissait pas partager sa couche, et ils dormaient séparément. Ce qui, soit dit en passant, concorde parfaitement avec les opinions dljitsyne, que nous connaissons, concernant les classes " c-cultivées " et " incultes " de la société. Ayant entendu la cloche tinter, la Matiouchkina a jeté un châle par-dessus sa chemise

381

de nuit, gagné l'entrée et ouvert la porte. C'est là qu'elle a été tuée, dans le vestibule, d'un coup de lame étroite et acérée en plein cour. Après quoi le meurtrier, se déplaçant sans bruit, a traversé le salon puis le bureau pour atteindre la chambre à coucher du maître de maison. Celui-ci dormait, la lumière était éteinte - on l'a vu à la bougie posée sur la table de chevet. De toute évidence, le criminel s'en est passé, ce qui est en soi t-très remarquable car la chambre, ainsi qu'il vous souvient, était plongée dans une totale obscurité. Ijitsyne était étendu sur le dos. D'un seul coup de sa lame acérée, l'assassin lui a sectionné la trachée et l'artère carotide. Pendant que le mourant exhalait ses derniers râles, les mains crispées sur sa gorge tranchée (vous avez constaté que ses paumes ainsi que les manchettes de sa chemise de nuit étaient couvertes de sang), le criminel se tenait à l'écart et attendait en tambourinant des doigts sur le dessus du secrétaire.

Anissi avait beau être habitué à tout, il ne put ici se contenir :

- Non, là, chef, vous y allez un peu fort, avec cette histoire de doigts. Vous m'avez vous-même enseigné que, lorsqu'on s'attachait à reconstituer la scène du crime, mieux valait ne pas laisser vagabonder son imagination.

- A Dieu ne plaise, Tioulpanov, je n'invente rien ! répliqua Eraste Pétrovitch en haussant les épaules. La demoiselle Matiouchkina n'était pas, de fait, une femme de chambre bien consciencieuse. Le d-dessus du secrétaire porte une épaisse couche de poussière, et celle-ci une multitude d'empreintes ponctuelles laissées par la pulpe de plusieurs doigts. J'ai contrôlé lesdites empreintes. Elles sont un peu confuses,

382

mais ce ne sont pas en tout cas celles d'Ijitsyne... Je vous passe les détails de l'éventration. Vous avez observé le résultat de cette p-procédure.

Anissi réprima un haut-le-cour et hocha la tête.

- J'attire encore une fois votre attention sur le fait que pour pratiquer la... dissection du corps, l'Eventreur s'est, en quelque façon, totalement passé de lumière. Manifestement, il possède le don fort peu courant de parfaitement voir dans l'obscurité. L'assassin s'est retiré sans hâte : il s'est lavé les mains à la table de toilette, a essuyé avec une serpillière les traces de pieds b-boueux dans chacune des pièces et dans l'entrée, et ceci avec beaucoup de soin. Dans l'ensemble, il a pris tout son temps. Le plus rageant est que, selon toute apparence, nous sommes arrivés, vous et moi, rue Vozdvijenka, environ un quart d'heure seulement après le départ du meurtrier... (Fandorine secoua la tête avec dépit.) Tels sont les faits. Maintenant, passons aux questions et aux conclusions qu'on peut tirer. Je commencerai par les questions. Pourquoi la femme de chambre a-t-elle ouvert la porte à ce visiteur nocturne ? Nous l'ignorons, mais plusieurs hypothèses sont possibles. Etait-ce une connaissance ? Si c'était le cas, une connaissance de qui, de la femme de chambre ou de son patron ? Nous n'avons pas la réponse. Peut-être la personne qui a sonné à l'entrée aura-t-elle simplement prétendu apporter une dépêche urgente. Compte tenu du caractère de sa charge, Ijitsyne recevait certainement des télégrammes et autres documents à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, de sorte que la domestique n'aura en rien été surprise. Continuons. Pourquoi son cadavre n'a-t-il pas été touché ? Encore plus intéressant :

383

pourquoi notre meurtrier a-t-il tué un homme, pour la première fois depuis tout ce temps ?

- Ce n'est pas la première, intervint Anissi. Rappelez-vous, il y avait aussi un cadavre d'homme dans une des fosses communes de la Maison-Dieu.

Remarque, eût-on pu croire, parfaitement opportune et pertinente, mais le chef se contenta de hocher la tête - " Oui, oui... " - sans rendre justice à l'excellence de la mémoire de Tioulpanov.

- Et à présent, les conclusions. La femme de chambre a été tuée en dehors de l'" idée ". Tuée simplement parce qu'il fallait se débarrasser d'un témoin. Ainsi, on voit que le meurtrier s'écarte de son " idée " et en outre assassine un homme, et pas n'importe lequel : le magistrat lancé sur la piste de l'Eventreur. Un fonctionnaire actif, rigide, décidé à ne reculer devant rien. C'est un dangereux tournant dans la carrière de notre Jack. Il n'est plus à présent seulement un maniaque pris de crises de démence sous l'influence d'on ne sait quel d-délire morbide. Il est aujourd'hui également prêt à tuer pour de nouveaux motifs qui lui étaient jusqu'alors étrangers : soit par peur d'être démasqué, soit par certitude de rester impuni.

- Nou-ous voilà bien ! fit la voix de Védichtchev. Les filles de joie ne suffisent plus à ce malfaisant. Que va-t-il encore nous inventer désormais ! Et vous, messieurs les limiers, je le vois bien, vous ne tenez pas le moindre indice auquel vous raccrocher... Pas de doute, Vladim Andréitch et moi allons devoir déménager d'ici. Au diable le service du souverain, ce n'est pas la question, nous serions bien mieux à vivre en paix, mais jamais, voyez-vous, Vladim Andréitch ne supportera d'être en paix. A se

384

trouver désouvré, il va d'un coup s'étioler, se ratatiner. C'est ça le grand malheur, c'est ça...

Le vieillard renifla et, tirant un immense mouchoir rosé, essuya une larme qui avait roulé sur sa joue.

- Frol Grigoriévitch, puisque vous êtes là, tenez-vous sage et ne nous dérangez pas, rétorqua sévèrement Anissi, qui jamais auparavant ne s'était permis de parler sur ce ton à Védichtchev.

Mais le chef n'en avait pas encore terminé avec ses déductions, au contraire, il commençait juste à approcher l'essentiel, semblait-il, et voilà que l'autre venait s'en mêler...

- Toutefois, cet écart par rapport à l'" idée " est en même temps un symptôme, pour nous, très encourageant, reprit Fandorine, comme pour confirmer ce que soupçonnait à l'instant son adjoint. Il est la preuve que nous sommes parvenus tout près de l'assassin. Il est à présent absolument évident qu'il s'agit d'un individu parfaitement informé du déroulement de l'enquête. Mieux encore, il n'est pas douteux que cet individu était présent lors de l'" expérience " d'Ijitsyne. C'était la première action offensive du juge d'instruction, et le châtiment a suivi aussitôt. Qu'est-ce que cela signifie ? Simplement qu'Ijitsyne, d'une manière ou d'une autre et à son insu, a irrité ou bien effrayé l'Eventreur. Ou bien encore enflammé son imagination pathologique.

Comme pour appuyer cette thèse, Eraste Pétro-vitch fit claquer trois fois son chapelet, coup sur coup.

- Qui donc est-il ? Nos trois suspects sont depuis hier placés sous surveillance, mais surveillance n'est pas détention sous bonne garde. Il faut s'assurer

385

qu'aucun d'eux n'a pu, la nuit passée, se soustraire à la v-vigilance des agents. Ensuite, il faut s'occuper p-personnellement de tous ceux qui assistaient hier à l'" expérience judiciaire ". Combien de personnes y avait-il à la morgue ?

Anissi rassembla ses souvenirs :

- Combien ? Voyons voir... Moi, Ijitsyne, Zakharov et son assistant, Sténitch, la Nesvitskaïa, l'autre, là, comment s'appelle-t-il ?... Bouryline, et puis les sergents de ville, les gendarmes et les gars du cimetière. Ça doit faire une douzaine, un peu plus peut-être, si on les compte tous.

- On les compte tous, absolument tous, ordonna le chef. Asseyez-vous et dressez une liste. Leurs noms. Vos impressions sur chacun. Portrait psychologique. Attitude durant l'" expérience ". Les plus petits détails.

- Mais, Eraste Pétrovitch, je ne les connais pas tous par leur nom.

- Eh bien, vous vous renseignerez. Vous allez m'établir une liste complète, et notre Eventreur y figurera. Voilà votre mission pour aujourd'hui, occupez-vous-en. Moi, pendant ce temps, je m'en vais vérifier si quelqu'un de notre t-trio n'a pas pu effectuer une sortie clandestine durant la nuit...

La besogne avance vite quand l'ordre reçu est clair et bien défini, quand la tâche est à la mesure de vos forces, et que son importance est évidente et certaine.

De la résidence du gouverneur, Tioulpanov, empruntant la voiture et les fringants chevaux du prince, s'en fut à la Direction de la gendarmerie. Il y

386

bavarda un moment avec le capitaine Zaïtsev, commandant la compagnie de patrouille et surveillance, à propos des deux gendarmes détachés pour les besoins de l'instruction - n'avait-on pas relevé chez eux des bizarreries de caractère ? -, à propos également de leurs familles respectives et d'éventuelles habitudes pernicieuses. Zaïtsev faillit s'alarmer, mais Anissi le rassura. Il fit valoir que l'affaire était par trop importante et confidentielle pour qu'on ne prît pas toutes les précautions.

Puis il se rendit à la Maison-Dieu. Il passa saluer Zakharov. Mais mieux eût valu qu'il s'en abstînt : l'ours grommela à son adresse quelques paroles inamicales pour replonger aussitôt le nez dans ses papiers. Groumov n'était pas à son poste.

Anissi alla s'enquérir auprès du gardien de ce qu'il savait des fossoyeurs. Il ne fournit aucune explication au Petit-Russien, et celui-ci de son côté ne lui posa aucune question qui l'eût embarrassé : l'homme était simple mais non dénué d'intelligence et de tact.

Il alla parler lui-même avec les ouvriers sous prétexte de leur remettre à chacun un rouble en récompense de l'aide apportée à l'enquête, et put ainsi se former sur les deux hommes une opinion personnelle. Et voilà, c'était tout. Il était temps de rentrer chez soi et de dresser cette fameuse liste pour le chef.

La nuit tombait déjà quand il acheva la rédaction du copieux document. Il le relut, en se représentant mentalement chacune des personnes répertoriées et en jaugeant son aptitude à tenir le rôle de maniaque.

Le maréchal des logis-chef Sinioukhine, du corps des gendarmes : vieux briscard, visage de marbre,

387

yeux de plomb - allez savoir ce qu'il avait dans le ventre !

Linkov. A première vue, incapable de faire du mal à une mouche, mais aussi terriblement incongru sous son uniforme de sergent de ville. Esprit maladivement porté à la rêverie, amour-propre blessé, sensualité étouffée... tout était possible.

Le fossoyeur Tikhon Koulkov, avec ses joues hâves et sa figure grêlée, n'inspirait guère confiance non plus. Quelle gueule il avait, ce Koulkov ! Une gueule à vous égorger sans ciller pour peu qu'il vous croise dans un endroit désert.

Stop ! Egorger, sans doute, c'était à sa portée, mais comment irait-il jouer du scalpel avec ses grosses pattes calleuses ?

Anissi jeta un dernier coup d'oil à sa liste et lâcha une exclamation. Son front se mouilla de sueur, et sa gorge devint sèche. Ah, quel aveuglement !

Mais comment n'y avait-il pas pensé plus tôt ! A croire qu'un voile lui recouvrait les yeux. Pourtant tout concordait ! Une seule personne dans toute la liste pouvait être l'Eventreur !

Il se leva d'un bond et, tel qu'il était, sans bonnet ni manteau, il courut chez le chef.

Au pavillon, il ne trouva que Massa : Eraste Pétro-vitch était absent, ainsi qu'Angelina, partie prier à l'église. Mais bien sûr, c'était aujourd'hui Vendredi saint, pour quelle autre raison les cloches eussent-elles sonné si tristement les vêpres ?

Ah, quelle guigne ! Et il n'y avait pourtant pas de temps à perdre ! Il avait commis une erreur en allant aujourd'hui poser des questions à la Maison-Dieu : l'autre, à coup sûr, avait tout deviné ! Mais peut-être était-ce mieux ainsi ? S'il avait deviné, il

388

devait commencer à s'agiter. A suivre de près ! Vendredi touchait à son terme, il ne restait plus qu'une journée !

Une idée lui fit un instant douter de la justesse de sa découverte, mais la maison de la rue Malaïa Nikitskaïa était équipée d'un appareil téléphonique qui le tira d'embarras. Au poste de police de la rue Mechtchanskaïa, dont relevait la Maison-Dieu, le secrétaire de gouvernement Tioulpanov était bien connu et, en dépit de l'heure indue, la réponse à la question qui le préoccupait lui fut fournie incontinent.

Anissi éprouva tout d'abord une cuisante déception : le 31 octobre, c'était trop tôt. Le dernier assassinat londonien dont on fût certain remontait au 9 novembre. Sa théorie ne collait pas. Mais le cerveau de Tioulpanov travaillait ce jour-là de manière tout bonnement prodigieuse. Eût-il fonctionné toujours de la sorte, le problème eût été résolu depuis longtemps sans difficulté.

Certes le cadavre de la prostituée Mary Jane Kelly avait été découvert le matin du 9 novembre, mais Jack l'Eventreur à cette date avait déjà traversé la Manche ! Il se pouvait que ce meurtre, le plus abominable de tous, fût son " cadeau " d'adieu à la ville de Londres, et qu'il l'eût commis juste avant son départ pour le continent. On pourrait toujours vérifier plus tard à quelle heure, là-bas, partait le dernier train de nuit.

Ensuite tout s'emboîtait à merveille. Si l'Eventreur avait quitté Londres le soir du 8 novembre, autrement dit le 27 octobre pour le calendrier russe, c'était bien le 31 qu'il était censé arriver à Moscou !

389

Leur erreur, au chef et à lui, lorsqu'ils avaient contrôlé les listes de voyageurs arrivés d'Angleterre fournies par les services des passeports de la police, était de s'être limités aux seuls mois de décembre et de novembre, et d'avoir négligé la fin d'octobre. Ce maudit imbroglio de calendrier les avait fourvoyés.

C'était tout, sa théorie concordait point à point.

Il fit un rapide saut chez lui, pour enfiler des vêtements chauds, prendre son " bouledogue " et avaler à la hâte une tartine de fromage : il n'avait pas le temps de dîner pour de bon.

Pendant qu'il mâchait son pain, il entendit Pala-cha ânonner à sa sour une histoire pascale tirée du journal du jour. La sotte écoutait de toutes ses oreilles, la bouche entrouverte. Qu'y comprenait-elle ? Personne n'aurait su le dire.

- " Dans la provinciale ville de N***, lisait Pala-cha avec lenteur et sentiment, l'année dernière, à la veille du grand jour de la Résurrection du Christ, un criminel s'évada de prison. Choisissant l'heure où tous les citadins emplissaient les églises pour assister aux matines, il s'introduisit dans l'appartement d'une riche vieille femme honorée de tous, que la maladie avait empêchée de se rendre à l'office, avec l'intention de la tuer et de la dépouiller. "

Sonia laissa échapper un cri. Ça alors, elle comprend ! s'étonna Anissi. Un an plus tôt, elle n'aurait rien saisi de l'histoire, aurait piqué du nez et se fût endormie.

- " A l'instant même où l'assassin, brandissant une hache, voulait se précipiter sur elle, poursuivait la lectrice en baissant la voix pour adopter un ton dramatique, le premier coup de cloche des Pâques retentit. Pleine du sentiment que lui inspirait le

390

caractère sacré et solennel de l'instant, la vieille femme s'adressa au criminel en prononçant le salut chrétien : "Christ est ressuscité, brave homme ! " Cette apostrophe ébranla le pécheur jusqu'au tréfonds de son âme, elle illumina devant lui l'abîme où le précipitaient ses fautes et produisit en son cour un soudain revirement moral. Après quelques instants d'une pénible lutte intérieure, il s'approcha de la vieille femme pour échanger avec elle le baiser de Pâques, puis, éclatant en sanglots... "

Anissi ne sut pas comment s'achevait l'histoire, car il était grand temps pour lui de filer.

Quatre ou cinq minutes après qu'il eut quitté l'appartement en toute hâte, on frappa à la porte.

- L'étourdi ! soupira Palacha. Il aura encore oublié son arme.

Elle ouvrit, regarda : non, ce n'était pas lui. Il faisait sombre dehors, impossible de distinguer son visage, mais le visiteur était plus grand qu'Anissi.

Une voix douce et amicale lui dit :

- Bonsoir, ma chère. Voilà, je veux vous donner de la joie.

Quand les formalités d'usage furent achevées, autrement dit quand on eut procédé à l'examen du lieu du crime, quand on eut photographié puis emporté les corps et interrogé les voisins, il ne resta plus rien pour s'occuper. C'est à ce moment qu'Eraste Pétrovitch ressentit un terrible malaise. Les agents s'étaient retirés, il était assis seul dans le petit salon du modeste appartement de son assistant, à contempler d'un oil stupide le riant papier peint à fleurs, taché d'éclaboussures de sang, et il ne

391

parvenait toujours pas à maîtriser le tremblement qui l'agitait. Il avait la tête vide, ses oreilles bourdonnaient.

Une heure plus tôt, Eraste Pétrovitch était rentré chez lui et avait aussitôt envoyé Massa quérir Tioulpa-nov. C'était Massa qui avait découvert la boucherie.

A présent Fandorine ne pensait pas à la bonne et affectionnée Palacha, ni même à l'humble Sonia Tioul-panova frappée d'une mort atroce qu'aucune intelligence, ni humaine ni divine, ne pouvait justifier. Dans la tête d'Eraste Pétrovitch brisé de chagrin, une unique petite phrase revenait sans cesse, comme autant de coups de marteau : " II n'y survivra pas, il n'y survivra pas, il n'y survivra pas. " Jamais le pauvre Tioulpanov ne survivrait à ce choc. Certes il ne verrait pas le tableau cauchemardesque qu'offrait le corps profané de sa sour, il ne verrait pas ses yeux ronds écarquillés d'étonnement, mais il connaissait les manières de l'Eventreur et n'aurait aucun mal à imaginer ce qu'avait été la mort de Sonia. Et alors, terminé, ce serait la fin d'Anissi Tioulpanov, car aucun être normal n'était en mesure de survivre quand pareille horreur touchait quelqu'un de proche et d'aimé.

Eraste Pétrovitch se trouvait dans un état inhabituel, qui ne lui ressemblait en rien : il ne savait que faire.

Massa entra. Soufflant et reniflant, il tira à l'intérieur de la pièce un tapis qu'il déroula sur le plancher affreusement maculé. Puis il entreprit avec rage d'arracher la tapisserie ensanglantée. C'est bien, pensa le conseiller de collège avec détachement, mais je doute que ce soit d'un grand secours.

Un peu plus tard encore apparut Angelina. Elle lui posa une main sur l'épaule et lui dit :

392

- Qui subit la mort des martyrs le vendredi de la Passion, celui-là ira au royaume des cieux, à côté de Jésus.

- Cela ne me console pas, répondit Fandorine d'une voix lasse. Et je ne crois pas qu'Anissi s'en trouvera, lui non plus, consolé.

Où était-il, Anissi ? La nuit était déjà bien avancée et le gamin n'avait pas fermé l'oil la nuit précédente. Massa disait qu'il était passé en coup de vent, tête nue, l'air très pressé. Il n'avait rien raconté ni laissé aucun message.

Quelle importance ? Plus tard il se montrerait, mieux cela vaudrait.

Fandorine avait la tête complètement vide. Ni hypothèses, ni théories, ni plans d'action. Cette journée de travail intense avait donné un résultat bien maigre. L'interrogatoire des agents chargés de filer la Nesvitskaïa, Sténitch et Bouryline, ainsi que ses propres observations avaient confirmé que n'importe lequel des trois avait pu, la nuit passée, avec un peu d'adresse, s'absenter et revenir sans se faire repérer des hommes en faction.

La Nesvitskaïa logeait dans un foyer pour étudiantes, place Troubetskoï ; or il y avait là quatre entrées différentes, et les portes battaient jusqu'à l'aube.

Sténitch, après sa crise de nerfs, avait passé la nuit à la clinique Notre-Dame-de-la-compassion, dont les agents s'étaient vu refuser l'entrée. Allez donc vérifier s'il y avait dormi ou s'il s'était baladé en ville armé d'un scalpel !

Pour Bouryline, c'était pire encore : sa maison était immense, il y avait plus de soixante fenêtres à l'étage, la moitié masquées par les arbres du jardin.

393

Le mur d'enceinte n'était pas très haut. Ce n'était pas une maison mais une passoire.

Il ressortait que n'importe lequel d'entre eux avait pu tuer Ijitsyne. Et le plus terrible était que, ayant constaté l'inefficacité de la filature, Eraste Pétro-vitch l'avait fait suspendre complètement. Ce soir, les trois suspects avaient eu totale liberté d'agir !

" Ne désespérez pas, Eraste Pétrovitch, lui avait dit Angelina. C'est un grave péché, et vous n'en avez de toute manière pas le droit. Qui capturera ce malfaiteur, ce Satan, si vous baissez les bras ? Vous êtes le seul à pouvoir l'arrêter. "

Satan, pensa Fandorine avec indolence. Omniprésent, partout en progrès, capable de se glisser par la moindre fente. Satan changeait de visage, il adoptait n'importe quel masque, y compris celui d'ange. Ange. Angelina.

Très obligeamment, son cerveau, habitué à écha-fauder des constructions logiques et libéré du contrôle de son esprit engourdi, lui fournit aussitôt une chaîne de raisonnement.

Prenons Angelina par exemple, pourquoi ne serait-elle pas Jack l'Eventreur ? Elle était en Angleterre l'année passée. Et d'un. Chaque fois qu'un meurtre a été commis, elle a passé la soirée à l'église. Selon ce qu'elle prétend. Et de deux.

Elle apprend des rudiments de médecine à l'école d'infirmières, elle possède déjà de bonnes connaissances et un certain savoir-faire. Elle a même eu droit à des cours d'anatomie. Et de trois.

Elle est d'une nature étrange et ne ressemble guère aux autres femmes. Elle a parfois de ces regards à

394

vous faire chavirer le cour, mais à quoi pense-t-elle en de tels instants ? Mystère. Et de quatre.

A elle, Palacha eût ouvert la porte sans hésiter. Et de cinq.

Eraste Pétrovitch secoua la tête avec agacement, réprimant les tours à vide que donnait son outran-cière machine logique. Son cour refusait absolument de considérer pareille version, or le Sage avait dit : " L'homme bien né ne place pas les arguments de la raison plus haut que la voix du cour. " Le malheur était qu'Angelina avait raison : il n'y avait personne à part lui qui pût arrêter l'Eventreur, et il ne lui restait que fort peu de temps. Juste la journée du lendemain. Réfléchir, réfléchir.

Mais quelque chose l'empêchait de se concentrer sur l'affaire, toujours cette même phrase obstinée : " II n'y survivra pas, il n'y survivra pas. "

Ainsi, le temps s'écoulait. Le conseiller de collège ébouriffait ses cheveux, se prenait par instants à arpenter la pièce, par deux fois se rafraîchit le visage à l'eau froide. Il tenta de s'absorber dans la méditation, mais y renonça aussitôt : rien à faire, tu parles !

Angelina se tenait debout contre le mur, bras croisés et coudes serrés contre le corps ; elle l'observait de ses immenses yeux gris, le regard triste et cependant exigeant.

Massa lui aussi gardait le silence. Il était assis sur le plancher, les jambes repliées formant un huit, sa face ronde immobile, ses épaisses paupières mi-closes.

Et puis à l'aube, alors qu'un brouillard laiteux avait envahi la rue, des pas précipités retentirent sur le perron, une poussée résolue fit grincer la porte mal refermée, et l'on vit surgir dans l'appartement le

395

sous-lieutenant des gendarmes Smolianinov, un jeune officier à l'esprit délié, oil noir, geste vif, joues colorées de rouge.

- Ah, voilà où vous étiez ! se réjouit le nouvel arrivant. Tout le monde vous cherchait. Vous n'étiez pas chez vous, ni à la direction, ni rue de Tver ! J'ai eu l'idée de venir ici : peut-être, ai-je pensé, étiez-vous encore sur le lieu du crime. Un malheur, Eraste Pétrovitch ! Tioulpanov est blessé. Grièvement. Il a été transporté à l'hôpital Marie, il était minuit passé. Le temps qu'on nous en informe, le temps qu'on vous fasse chercher partout, il s'en est passé, des heures !... Le lieutenant Svertchinski s'est rendu sur-le-champ à l'hôpital, et nous, les ordonnances, nous avons reçu ordre de vous trouver. Une fichue histoire, hein, Eraste Pétrovitch ?

Rapport du secrétaire de gouvernement

A. P. Tioulpanov,

assistant personnel

de M. E. P. Fandorine, fonctionnaire chargé

des missions spéciales auprès de Sa Haute

Excellence le général gouverneur de Moscou

8 avril 1889, 3 h et 112 du matin

J'ai l'honneur de faire savoir à Votre Haute Noblesse qu'alors que je travaillais ce dernier soir à établir la liste des personnes susceptibles d'être soupçonnées des crimes que vous savez, il m'est apparu avec une absolue évidence que lesdits crimes ne pouvaient avoir été commis que par un

396

seul individu, à savoir l'expert en médecine légale Igor Willemovitch Zakharov.

Celui-ci n'appartient pas seulement au milieu médical, il est aussi anatomopathologiste, autrement dit la dissection des entrailles humaines est pour lui un acte ordinaire et quotidien. Et d'un.

Le fait d'être constamment en contact avec des cadavres a pu susciter chez lui une insurmontable aversion pour tout le genre humain, ou bien au contraire une admiration perverse de la structure physiologique de l'organisme. Et de deux.

Il appartenait en sa jeunesse à un groupe d'étudiants en médecine qualifié de " cercle des amis de Sade ", ce qui atteste de penchants vicieux et cruels précocement exprimés. Et de trois.

Zakharov loge dans un appartement de fonction attenant à l'institut médico-légal de la Maison-Dieu. Deux des meurtres (ceux de la demoiselle Andréitchkina et de la fillette anonyme) ont été commis à proximité de cet endroit. Et de quatre.

Zakharov se rend souvent en Angleterre visiter des parents. H y était l'an passé. Il est rentré la dernière fois de Grande-Bretagne le 31 octobre (11 novembre selon le calendrier européen), en d'autres termes il était pleinement en mesure de commettre le dernier des crimes londoniens attribués de manière certaine à l'Eventreur. Et de cinq.

Zakharov est parfaitement informé du cours de l'instruction ; et, en outre, de toutes les personnes mêlées à celle-ci, il est la seule à posséder une expérience médicale. Et de six.

Je pourrais continuer, mais j'ai de la peine à respirer et mes idées s'embrouillent... Je préfère parler des événements les plus récents.

397

1

N'ayant pas trouvé Eraste Pétrovitch chez lui, j'ai pensé qu'il n'y avait pas de temps à perdre. J'étais allé dans la journée à la Maison-Dieu et m'étais entretenu avec les ouvriers du cimetière, ce qui ne pouvait avoir échappé à l'attention de Zakharov. tt était raisonnable de s'attendre qu'il s'inquiète et se trahisse d'une manière ou d'une autre. A tout hasard, j'ai pris avec moi une arme - un revolver " bouledogue " que monsieur Fan-dorine m'avait offert l'an dernier pour ma fête. Une journée épatante, une des plus agréables de ma vie. Mais cela n'a aucun rapport avec l'affaire.

La Maison-Dieu, donc. J'y suis arrivé en fiacre à 10 heures du soir, il faisait déjà nuit noire. Une des fenêtres du pavillon où loge le docteur était éclairée, et je me suis réjoui que Zakharov n'eût pas décampé. Pas âme qui vive aux alentours, des tombes de l'autre côté de la clôture et pas un seul réverbère. Un chien s'est mis à aboyer, le chien d'attache qui garde la chapelle, mais j'ai rapidement traversé la cour et me suis collé contre le mur. Le chien a aboyé, aboyé encore, puis s'est tu. J'ai grimpé sur une caisse (la fenêtre était haute) et j'ai regardé à l'intérieur. La fenêtre éclairée était celle du bureau de Zakharov. Le nez collé au carreau, j'aperçois sur sa table des papiers et une lampe allumée. Lui-même me tourne le dos, occupé à écrire, déchirant chaque fois sa feuille et jetant les morceaux par terre. J'ai attendu longtemps dans cette position, au moins une heure, et l'autre ne cessait d'écrire et de déchirer, d'écrire et de déchirer. Je réfléchissais également au moyen de voir ce qu'il griffonnait de la sorte. Je me demandais si je n'aurais pas dû procéder à son arrestation. Mais je n'avais pas de mandat, et rien ne

398

disait qu'il ne fût pas en train de rédiger quelque rapport sans intérêt ou bien simplement de faire ses comptes. A 11 h 17 (à cet instant j'ai consulté ma montre), il s'est levé et est sorti de la pièce. Son absence a duré un bon moment. Je l'ai entendu s'affairer bruyamment dans le couloir, puis le silence est retombé. J'ai hésité à escalader la fenêtre pour aller jeter un coup d'oil aux papiers, j'étais troublé et j'ai manqué de vigilance. J'ai été frappé d'une cuisante douleur dans le dos en même temps que je heurtais du front le rebord de fenêtre. Puis, comme je me retournais, j'ai senti une autre brûlure dans les côtes et au bras. J'avais fixé jusqu'alors la lumière, aussi ne distinguais-je pas qui se tenait là, dans l'obscurité, cependant j'ai frappé de la main gauche comme me l'a enseigné monsieur Massa, et aussi du genou. Mes coups ont porté. Mais je n'ai jamais été un élève très assidu aux leçons de monsieur Massa, j'étais plutôt tire-au-flanc. Voilà pourquoi Zakharov avait quitté son bureau. Sans doute avait-il remarqué ma présence. Comme il s'esquivait, telle une ombre, pour échapper à mes coups, j'ai voulu courir après lui mais je n'avais pas fait trois pas que je suis tombé. Je me suis relevé et je suis tombé à nouveau. J'ai sorti mon " bouledogue " et j'ai tiré trois fois en l'air. Je pensais que peut-être un des employés du cimetière accourrait à mon secours. J'avais tort, mes coups de feu n'ont sans doute eu pour seul effet que de les effrayer. C'est un coup de sifflet qu'il fallait donner. Je n'en ai pas eu l'idée, je n'étais pas en état de raisonner. La suite est très confuse dans ma mémoire. Je me suis traîné à quatre pattes, je ne tenais pas sur mes jambes. Passée la clôture, je me suis étendu pour reprendre mon souffle et j'ai

399

dû m'endormir. Quand je me suis réveillé, j'avais froid. Très froid. Pourtant j'étais chaudement vêtu, j'avais enfilé exprès un chandail sous mon manteau. J'ai tiré ma montre. Un coup d'oil : plus de minuit déjà. C'est tout, me suis-je dit, le salopard est parti. Ce n'est qu'à ce moment que j'ai repensé à mon sifflet. Je me suis mis à souffler dedans. Bientôt quelqu'un est venu, je n'ai pas discerné qui. On m'a transporté. Avant que le docteur me fasse une piqûre, j'étais comme dans un brouillard. Mais à présent ça va mieux. J'ai honte seulement d'avoir laissé s'échapper l'Eventreur. Si j'avais davantage écouté monsieur Massa. J'ai essayé, Eraste Pétrovitch, de faire de mon mieux. Si j'avais écouté Massa. Si...

NOTE :

L'enregistrement du présent rapport sténo-graphique a dû être interrompu ici car le blessé, qui au début s'exprimait de manière très vivante et correcte, a commencé à divaguer pour bientôt sombrer dans un état d'inconscience d'où il n'est plus sorti. M. le docteur K. I. Médius s'est même montré surpris que M. Tioulpanov eût tenu si longtemps avec de telles blessures et une telle perte de sang. La mort est survenue vers 6 heures du matin, ainsi que M. Médius l'a consigné dans son rapport y afférent.

Sous-lieutenant du corps de gendarmerie

Svertchinski

Sténographie et transcription en clair par le registrateur de collège Arietti.

400

Quelle nuit affreuse.

Et pourtant la soirée avait si délicieusement commencé. L'idiote s'est révélée dans la mort d'une prodigieuse beauté : un pur régal pour les yeux. Après ce chef-d'ouvre de l'art de la décoration, il eût été insensé de gaspiller son temps et son inspiration avec la femme de chambre, aussi ai-je laissée celle-ci telle qu'elle était. C'est péché, bien sûr, mais jamais je n'eusse obtenu, de toute manière, contraste si frappant entre la disgrâce apparente et la Beauté tout intérieure.

Surtout, j'avais le cour réchauffé à l'idée d'avoir accompli une bonne ouvre : non seulement je révélais au bon jeune homme le vrai visage de la Beauté, mais je le débarrassais en outre du lourd fardeau qui l'empêchait d'organiser sa propre vie.

Et voici quel malheur est venu conclure tout cela.

Le vilain métier qu'exerçait le bon jeune homme - fureter, espionner - a été cause de sa perte. Il est lui-même venu s'exposer à la mort. Là ne réside pas ma faute.

J'ai eu pitié du gosse, et mon geste s'en est trouvé moins précis. Ma main a tremblé. Ses blessures sont mortelles, je n'ai aucun doute sur ce point : j'ai entendu l'air s'échapper du poumon crevé, et le second coup de lame a forcément sectionné le rein gauche et le côlon descendant. Mais il aura certainement connu d'atroces souffrances avant de mourir. Cette idée me poursuit sans relâche.

J'ai honte. Ce n'était pas beau.

Une journée compliquée

8 avril, Samedi saint

Exposée au vent et à un odieux crachin, l'équipe d'investigation se pressait aux portes du misérable cimetière de la Maison-Dieu. Elle comprenait : le brigadier Lialine, trois jeunes agents, un photographe équipé d'un Kodak portatif américain, l'assistant du photographe et un policier de la brigade cynégétique tenant en laisse Moussia, le chien d'arrêt le plus célèbre de tout Moscou. L'équipe avait été convoquée par téléphone sur les lieux de l'agression nocturne. Elle avait reçu l'ordre exprès de ne rien entreprendre avant l'arrivée de Sa Haute Noblesse, monsieur le conseiller de collège Fando-rine, et à présent observait rigoureusement la consigne, se gardant de rien faire et frissonnant sous la détestable étreinte de cette pluvieuse matinée d'avril. Même Moussia, auquel l'humidité donnait une allure de vieille vadrouille roussâtre, paraissait découragé. Son long museau étendu sur la terre détrempée, il haussait ses sourcils blanc-jaune, la mine affligée, et une fois ou deux même poussa un glapissement ténu, qui exprimait fort bien l'humeur commune du groupe.

402

Lialine, policier chevronné autant qu'homme d'expérience, par un pli singulier de son caractère, traitait les caprices de la nature par le mépris et ne souffrait point de cette attente prolongée. Il savait que le fonctionnaire chargé des missions spéciales se trouvait actuellement à l'hôpital Marie, où l'on était en train de laver et d'accoutrer le pauvre corps supplicié d'Anissi Tioulpanov, esclave du Seigneur et ci-devant secrétaire de gouvernement. Le sieur Fandorine ferait ses adieux à son bien-aimé assistant, exécuterait le signe de croix, puis filerait aussitôt à fond de train à la Maison-Dieu. Il y avait là cinq minutes de course tout au plus, et les chevaux du conseiller de collège valaient sûrement mieux que les rosses de la police.

Lialine avait à peine formé cette pensée que de splendides trotteurs arborant panache blanc s'arrêtaient devant les lourdes portes de fer du cimetière. Le cocher aurait pu passer pour un général, couvert qu'il était de passements dorés, et la calèche resplendissait sous la pluie, toute laquée de noir, les portières ornées des armes du prince Dolgoroukoï.

Le sieur Fandorine sauta à terre, la confortable suspension vacilla, et la voiture alla se ranger un peu plus loin. Visiblement, elle avait ordre d'attendre.

Certes, le visage du nouvel arrivant était pâle, et ses yeux brûlaient d'un éclat plus vif qu'à l'accoutumée mais, si exercé que fût son regard, Lialine ne releva sur sa physionomie aucun autre indice des émotions et des nuits blanches que l'homme venait de traverser. Au contraire, il eut même l'impression que le fonctionnaire chargé des missions spéciales marchait d'un pas incomparablement plus énergique et alerte qu'à l'ordinaire. Lialine voulut s'avancer

403

pour lui présenter ses condoléances, mais un coup d'oil plus attentif aux lèvres étroitement serrées de Sa Haute Noblesse le fit se raviser. Sa riche expérience de la vie lui souffla que mieux valait éviter les larmoiements et aborder directement l'affaire.

- Nous nous sommes gardés de nous introduire dans le logement de monsieur Zakharov, conformément aux instructions reçues. Les employés ont été interrogés, mais aucun n'a vu le docteur depuis hier soir. Ils sont là-bas, ils attendent.

Fandorine jeta un bref regard dans la direction qu'on lui indiquait et aperçut quelques hommes qui piétinaient près du bâtiment de la morgue.

- Je croyais m'être exprimé clairement : ne rien entreprendre avant mon arrivée. Enfin, allons-y.

Il est de mauvaise humeur, jugea Lialine. Ce qui n'avait rien d'étonnant dans d'aussi tristes circonstances. L'homme jouait sa carrière, et la mort de Tioulpanov ne venait rien arranger.

Le conseiller de collège gravit lestement le perron du pavillon qu'occupait Zakharov et tira sur la poignée de la porte. Celle-ci résista : elle était fermée à

clé.

Lialine hocha la tête : un homme circonspect que ce docteur Zakharov, soigneux et prudent ! Même pressé de s'enfuir, il n'avait pas oublié de verrouiller derrière lui. Un individu de cette sorte ne laissait ni preuves ni indices stupides.

Fandorine, sans se retourner, claqua des doigts, et le brigadier comprit sans qu'il fût besoin de mots. Il tira de sa poche une collection de rossignols, fouilla un moment dans la serrure au moyen d'un crochet de la longueur voulue, et la porte s'ouvrit.

404

Le représentant de l'autorité traversa chaque pièce en coup de vent, jetant de brèves instructions au passage, soudain mystérieusement délivré de son léger bégaiement habituel, comme s'il n'en eût jamais été affecté :

- Vérifier le linge dans l'armoire. En faire le compte. Etablir ce qui manque... Tous les instruments médicaux, en particulier chirurgicaux, là-bas, sur la table... Il y avait un tapis dans le couloir, regardez, il y a une trace rectangulaire sur le sol. Où est-il passé? Le retrouver!... C'est quoi? Son bureau? Rassembler tous les papiers. Redoubler d'attention quant aux fragments et aux bouts déchirés.

Lialine promena son regard autour de la pièce et n'y découvrit rien qui ressemblât à un fragment de papier. Il régnait dans ce bureau un ordre parfait. L'agent s'émerveilla à nouveau de la solidité des nerfs du docteur en fuite. Il avait tout bien proprement rangé, comme s'il s'apprêtait à recevoir des visiteurs. On ne risquait pas d'y relever des confettis par terre.

Mais à ce moment le conseiller de collège se pencha et ramassa sous une chaise un petit morceau de papier chiffonné. Il le déplissa, le lut et le tendit à Lialine.

" A joindre au dossier. "

Le bout de feuille comportait juste trois mots :

- Procédez à la perquisition, ordonna Fandorine avant de sortir du pavillon.

Cinq minutes après, quand il eut réparti entre ses hommes les différents secteurs de fouille, Lialine

405

jeta un coup d'oil par la fenêtre et vit le conseiller de collège et le chien Moussia occupés à ramper dans les buissons. Des branches y avaient été cassées, la terre piétinée. Il était permis de supposer que c'était là que le défunt Tioulpanov s'était empoigné avec le criminel. Lialine poussa un soupir, se signa et s'attela à sonder les murs de la chambre. La perquisition ne donna rien de très intéressant. Fandorine feuilleta rapidement une pile de lettres rédigées en anglais - à l'évidence expédiées par des parents de Zakharov - , mais il ne s'attarda pas à les lire et ne prêta de réelle attention qu'aux dates. Il consigna quelques mots dans son bloc-notes, mais ne fit aucune remarque à haute voix.

L'agent Syssouiev se distingua en découvrant sous le divan du bureau un autre fragment de papier, un peu plus grand que le premier mais porteur d'une inscription encore moins intelligible :

Ce logogriphe parut curieusement beaucoup intéresser le conseiller de collège. Il accorda également une grande attention au revolver système Coït trouvé dans le tiroir du secrétaire. Le revolver était chargé, mais depuis fort peu de temps : on relevait sur la crosse et le barillet des traces de graisse encore fraîche. Pourquoi Zakharov ne l'avait-il pas emporté ? s'étonna Lialine. Il l'avait oublié, peut-être ? Ou bien l'avait-il laissé à dessein ? Mais en ce cas pourquoi ? Moussia se couvrit de ridicule. Tout d'abord, en dépit de la pluie et de la boue, il s'élança assez

406

vivement sur une piste, mais il fallut alors qu'un énorme molosse à longs poils déboulât par la porte du cimetière ; il se mit à jeter des aboiements si furieux que Moussia s'accroupit sur ses pattes arrière et battit en retraite. Il fut impossible après cela de lui faire quitter sa place. Le gardien rattacha le molosse à sa chaîne, mais Moussia avait perdu tout son allant. Les chiens au flair sensible sont généralement nerveux, tout chez eux dépend de leur humeur.

- Qui est qui, parmi ceux-là ? demanda Fandorine en montrant par la fenêtre les employés.

Lialine entreprit de le lui expliquer :

- Le gros à casquette, c'est le surveillant. Il vit hors de l'enceinte du cimetière et n'est pas concerné par l'activité de l'institut médico-légal. Il est parti hier à cinq heures et demie et est arrivé ce matin, un quart d'heure avant vous. Le grand souffreteux, c'est l'assistant de Zakharov, son nom de famille est Groumov. Lui aussi vient d'arriver de chez lui. Celui qui baisse la tête, c'est le gardien. Les deux autres sont les ouvriers. Ils creusent les tombes, entretiennent le mur d'enceinte, sortent les détritus, etc. Le gardien et les ouvriers logent ici, à côté du cimetière, il se peut qu'ils aient entendu quelque chose. Mais nous n'avons pas mené d'interrogatoire détaillé, nous n'avions pas d'ordre.

Le conseiller de collège s'entretint lui-même avec les employés.

Il les convoqua dans la maison et en premier lieu leur montra le Coït :

- Vous le reconnaissez ?

L'assistant Groumov et le gardien Pakhomenko témoignèrent (Lialine le nota au crayon dans le

407

procès-verbal) avoir déjà aperçu l'arme - ou bien une autre exactement semblable - chez le médecin. Quant au fossoyeur Koulkov, il ajouta qu'il n'avait jamais vu le " rigolvert " de près, mais qu'en revanche, le mois précédent, il était allé regarder " m'sieur le docteur " tirer les freux, et que le spectacle valait le coup d'oil : chaque fois qu'il en prenait un pour cible, il n'en restait que des plumes.

La nuit passée, les trois coups de feu du secrétaire de gouvernement Tioulpanov avaient été entendus du gardien Pakhomenko et de l'ouvrier Khrioukine. Koulkov dormait, ivre mort, et le bruit ne l'avait pas

réveillé.

Ceux qui avaient entendu les tirs déclarèrent avoir eu peur de sortir de chez eux : savait-on tous les brigands qui traînaient dehors la nuit, et puis il n'y avait pas eu, semblait-il, d'appels au secours. Khrioukine s'était rendormi bientôt après, mais Pakhomenko avait continué de veiller. Selon ses dires, immédiatement après les coups de feu, une porte avait claqué violemment et quelqu'un était passé très vite, qui se dirigeait vers le portail.

- Quoi, vous tendiez l'oreille ? demanda Fando-rine au gardien.

- Et comment ! répondit celui-ci. Ça canardait, n'est-ce pas ? Et puis je dors vilainement la nuit. Toutes sortes d'idées viennent me traverser la cervelle. J'ai pas cessé de me retourner jusqu'au point du jour. Dites voir, m'sieur le général, c'est-il bien vrai que le jeune gars aurait trépassé ? Lui qu'avait l'oil si vif, et puis qu'était si aimable avec les petites

gens...

Le conseiller de collège était connu pour être toujours courtois et indulgent avec ses inférieurs,

408

cependant cette fois-ci Lialine crut tout bonnement avoir affaire à une autre personne. Aux touchantes paroles du gardien, le fonctionnaire ne répondit rien, non plus qu'il ne manifesta le moindre intérêt à ses pensées nocturnes. Il lui tourna brusquement le dos et jeta par-dessus son épaule aux témoins :

- Allez. Interdiction à chacun de quitter le cimetière. On peut avoir besoin de vous. Et vous, Grou-mov, veuillez rester.

Ça par exemple, on aurait dit qu'on vous avait changé l'homme !

Fandorine demanda à l'assistant, qui battait des paupières, la mine effarée :

- Qu'a fait Zakharov hier soir ? Et soyez précis. Groumov écarta les bras d'un air coupable :

- Je ne peux pas vous dire. Igor Willemovitch était hier de très mauvaise humeur, il jurait sans arrêt, et après le repas il m'a donné l'ordre de rentrer chez moi. Je suis donc parti. Nous ne nous sommes même pas dit au revoir : il s'était enfermé dans son bureau.

- " Après le repas ", c'était à quelle heure ?

- A quatre heures, monsieur.

- " A quatre heures, monsieur ", répéta le fonctionnaire.

Il hocha la tête bizarrement et se désintéressa aussitôt de l'assistant souffreteux.

- Vous pouvez disposer.

Lialine s'approcha du conseiller de collège et toussota avec discrétion.

- J'ai ébauché ici un signalement de Zakharov. Souhaitez-vous le lire ?

Le nouveau Fandorine ne jeta pas même un coup d'oil à la description si excellemment rédigée, il

409

refusa d'un geste. Il était assez mortifiant d'observer un tel manque de considération pour le zèle déployé dans l'intérêt du service.

- Ce sera tout, déclara le fonctionnaire d'un ton sec. Je n'ai besoin d'interroger personne d'autre. Vous, Lialine, filez à la clinique Notre-Dame-de-la-compassion, à Lefortovo, et ramenez-moi, rue de Tver, l'infirmier Sténitch. Syssouiev, de son côté, se rendra quai Iakimanskaïa, pour prendre Bouryline, l'industriel. C'est urgent.

- Mais que fait-on pour le signalement de Zakha-rov ? demanda Lialine, un tremblement dans la voix. Nous allons sans doute lancer un avis de recherche ?

- Non, nous n'allons pas... répondit Fandorine d'un air distrait, plongeant le vieux briscard dans une absolue perplexité.

Puis il s'éloigna d'un pas vif en direction de son fabuleux équipage.

Le fonctionnaire trouva Védichtchev qui l'attendait dans son bureau de la rue de Tver.

- Dernier jour, dit sévèrement l'éminence grise du prince Dolgoroukoï en guise de salutation. Il faut retrouver cet Anglais malade. Le retrouver et en informer qui de droit. Autrement, vous savez...

- Mais dites-moi, Frol Grigoriévitch, comment êtes-vous au courant pour Zakharov ? demanda Fandorine, sans paraître au demeurant particulièrement surpris.

- Védichtchev sait tout ce qui se passe à Moscou.

- Il conviendrait alors de vous inclure vous aussi dans la liste des suspects. Vous posez bien les ven-

410

touses à Sa Haute Excellence et lui faites même des saignées ? Par conséquent vous n'êtes pas novice dans l'art de la médecine.

La plaisanterie fut toutefois prononcée d'une voix terne. Il était évident que le fonctionnaire pensait à tout autre chose.

- Anissi, hein ? soupira Védichtchev. Pour un malheur, c'est vrai, c'est un malheur. Un garçon intelligent, de la cervelle à revendre... Qui était promis à aller loin.

- Vous feriez mieux de rentrer chez vous, Frol Grigoriévitch, rétorqua Fandorine, manifestement peu disposé ce jour-là à s'abandonner au sentimentalisme.

Le valet de chambre fronça ses sourcils gris-bleu d'un air outragé et opta pour le ton officiel :

- J'ai reçu ordre, Votre Haute Noblesse, de vous informer que le comte ministre est reparti ce matin pour Saint-Pétersbourg de fort mauvaise humeur et qu'il s'est montré avant son départ extrêmement menaçant. J'ai également ordre d'établir si l'enquête sera bientôt terminée.

- Très bientôt. Transmettez à Sa Haute Excellence qu'il me reste encore à interroger deux personnes, à recevoir une dépêche télégraphique et à opérer une petite sortie en ville.

- Eraste Pétrovitch, par le Christ Notre Seigneur, en aurez-vous fini pour demain ? demanda Védichtchev d'une voix soudain suppliante. Autrement, nous sommes tous perdus...

Fandorine n'eut pas le temps de répondre, car à cet instant précis l'officier d'ordonnance frappa à la porte et annonça .

411

- Les prisonniers Sténitch et Bouryline sont arrivés. Ils sont gardés chacun dans une pièce différente, conformément à vos instructions.

- D'abord Sténitch, commanda le fonctionnaire à l'officier, puis il se tourna vers le valet de chambre en lui désignant la porte d'un mouvement du menton. Voilà le premier interrogatoire dont je parlais. Allez, Frol Grigoriévitch, retirez-vous, le temps me

manque.

Le vieillard inclina de bonne grâce sa tête chauve et s'en alla en clopinant vers la sortie. Parvenu au seuil, il manqua se heurter à un individu d'allure un peu bizarre, hirsute, visiblement très nerveux et maigre comme un clou ; cependant il ne s'attarda pas à le dévisager. Traînant ses semelles de feutre, il remonta rapidement le couloir, tourna au coin et ouvrit avec une clé la porte d'un débarras.

Il ne s'agissait pas d'un simple réduit puisqu'une porte dérobée se découpait dans l'angle opposé. Celle-ci s'ouvrait également au moyen d'une clé spéciale et donnait dans une sorte de placard. Frol Grigoriévitch s'y introduisit non sans mal, s'assit sur une chaise garnie d'un confortable coussin, fit jouer un panneau dissimulé dans la cloison, et brusquement tout l'intérieur du bureau secret apparut derrière une glace tandis que s'élevait la voix, légèrement assourdie, d'Eraste Pétrovitch :

- Je vous remercie. Vous allez devoir passer encore quelque temps au poste de police. Pour votre propre sécurité.

Le valet de chambre chaussa des lunettes à verres épais et se colla à l'ouverture secrète mais ne vit que le dos de la personne qui sortait. On appelait ça un interrogatoire : trois minutes n'étaient pas passées !

412

Védichtchev émit un gloussement sceptique et attendit la suite.

- Introduisez Bouryline, ordonna Fandorine à l'officier.

Entra un individu au faciès tatar, joue épaisse, regard effronté de brigand. Sans attendre d'y être invité, il s'installa sur une chaise, croisa les jambes et se mit à balancer sa superbe canne à pommeau doré. On voyait tout de suite le millionnaire.

- Quoi, vous allez encore une fois m'emmener admirer de la tripaille ? demanda-t-il d'un ton jovial. Seulement il en faut plus pour m'impressionner, j'ai le cuir épais. Qui vient de sortir à l'instant ? N'était-ce pas Vanka Sténitch ? Vous avez vu ça, comme il a détourné la figure ! Comme s'il ne devait rien à Bouryline ! Après s'être baladé dans toute l'Europe à mes frais et avoir vécu à mes crochets ! Je l'avais pris en pitié, le malheureux. Et lui m'a craché au visage. Il m'a planté en Angleterre et s'est sauvé. Il s'était pris de dégoût pour ma trop sordide personne, il aspirait à une existence bien propre, voyez-vous. Mais grand bien lui fasse, ce pauvre type est fini. En un mot, c'est un malade. Vous permettez que j'allume un cigare ?

Toutes les questions du millionnaire demeurèrent sans réponse. Au lieu de les relever, Fandorine en posa une à son tour, dont le sens échappa totalement à Védichtchev.

- Il y avait chez vous, à votre réunion d'anciens étudiants, un individu à cheveux longs, plutôt mal fagoté. Qui est-ce ?

Mais Bouryline, quant à lui, comprit fort bien ce qu'on lui demandait et répondit sans se faire prier :

413

- Filka Rozen. Lui, moi et Sténitch avons été virés ensemble de médecine, pour nous être particulièrement distingués dans le domaine de l'immoralité. Il travaille comme réceptionnaire au mont-de-piété. Il boit, bien sûr.

- Où peut-on le trouver ?

- Nulle part, je le crains ! Quand vous m'avez rendu visite, je venais bêtement de lui refiler cinq cents roubles, pour ne plus l'entendre pleurnicher à propos du bon vieux temps. Maintenant il ne reparaîtra plus avant d'avoir tout bu jusqu'au dernier kopeck. Peut-être est-il en train de faire la nouba dans quelque bastringue moscovite, mais peut-être aussi est-il à Pétersbourg ou à Nijni-Novgorod. L'animal est comme ça.

Cette nouvelle, bizarrement, parut contrarier Fan-dorine à l'extrême. Il se leva même d'un bond de son bureau, tira de sa poche une sorte de collier de perles vertes et l'y renfouit aussitôt.

Le joufflu personnage observait l'étrange conduite du fonctionnaire avec curiosité. Il sortit un gros cigare qu'il alluma. Ah, quel culot ! Il secouait sa cendre sur le tapis ! Cependant il se gardait bien de réclamer des éclaircissements et attendait.

- Dites-moi, demanda Fandorine après un assez long silence, pourquoi Sténitch, Rozen et vous avez-vous été renvoyés de la faculté, et Zakharov seulement transféré à la section d'anatomopathologie ?

- Ce fut selon les frasques de chacun. (Bouryline eut un ricanement ironique.) Sotski, le plus tête brûlée d'entre nous, fut expédié, sac au dos, aux bataillons disciplinaires. Pauvre vieux, il ne manquait pas d'imagination, même si c'était une fripouille. (Il lança un clin d'oil espiègle tout en exhalant un nuage

414

de fumée de cigare.) Les étudiantes, nos joyeuses amies, en ont pris également pour leur grade, du seul fait qu'elles étaient des filles. Elles sont parties en Sibérie, assignées à résidence. L'une est devenue morphinomane, l'autre a épousé un pope. Je me suis renseigné. (Le millionnaire éclata de rire.) Mais l'Anglais, je veux dire Zakharov, ne s'était alors signalé par aucun exploit particulier, aussi s'en est-il tiré avec une légère punition. " Etait présent et n'est pas intervenu ", c'étaient les ternies de l'arrêté administratif.

Fandorine claqua des doigts, comme s'il venait de recevoir une bonne nouvelle attendue depuis longtemps. Il voulut poser une autre question, mais Bouryline l'en empêcha en tirant de sa poche une feuille de papier pliée en quatre :

- C'est drôle que vous m'interrogiez sur Zakharov. J'ai reçu ce matin de lui une lettre plutôt insolite, juste avant que vos sbires viennent me prendre. C'est un gosse des rues qui l'a apportée. Tenez, lisez.

Frol Grigoriévitch se plia en deux, s'aplatit le nez contre la glace, mais peine perdue : impossible de lire d'aussi loin. Tout témoignait cependant que cette lettre revêtait une importance considérable : Eraste Pétrovitch l'examina de très près durant un bon moment.

- Je lui donnerai l'argent, bien entendu, ce n'est pas ce qui m'importe, disait le millionnaire. Seulement il n'a jamais été question entre lui et moi d'aucune " vieille amitié ", il écrit ça pour le sentiment. Et puis qu'est-ce que c'est que ce style de mélodrame : " Ami, ne me garde pas rancune " ! Qu'a-t-il donc commis comme bêtise, notre Pluton ?

415

Il a fait rompre le carême aux frangines d'hier, celles qui étaient étendues sur les tables à la morgue ?

Bouryline renversa sa tête en arrière et partit d'un grand éclat de rire, très satisfait de sa plaisanterie.

Fandorine continuait d'étudier le billet. Il s'éloigna vers la fenêtre, leva le feuillet plus haut, et Frol Grigoriévitch put apercevoir des lignes inégales s'étalant un peu en tous sens.

- Oui, c'est un tel gribouillage qu'on parvient à peine à déchiffrer, observa le millionnaire de sa voix de basse tout en cherchant des yeux où se débarrasser de son mégot de cigare. On dirait que c'a été écrit dans une voiture ou bien sous l'effet d'une

sacrée cuite.

Ne trouvant pas, il fit mine de jeter l'objet par terre, mais au dernier moment se ravisa. Il lança un regard furtif au conseiller de collège qui lui tournait le dos, enveloppa le mégot dans un mouchoir et le fourra dans sa poche. Eh bien voilà !

- Allez, Bouryline, dit Eraste Pétrovitch sans se retourner. Vous resterez jusqu'à demain sous la protection de la police.

A cette nouvelle, le millionnaire parut affreusement affligé.

- J'en ai ma claque ! J'ai déjà nourri pendant une nuit les punaises de vos flics ! Et ce sont des féroces, des affamées ! Il faut les voir se précipiter sur un corps de chrétien !

Fandorine, sans en écouter davantage, pressa le bouton d'une sonnette. Un officier des gendarmes parut, qui entraîna le rupin vers la porte.

- Et pour Zakharov, que fait-on ? cria Bouryline, ayant déjà franchi le seuil. C'est qu'il va passer chercher l'argent !

416

- Ce n'est pas votre affaire, répondit Eraste Pétrovitch avant de demander à l'officier : Le ministère a-t-il répondu à ma demande d'information ?

- Oui, monsieur.

- Donnez.

Le gendarme sortit, rapporta une sorte de télégramme puis disparut à nouveau dans le couloir.

La dépêche produisit sur le fonctionnaire un effet pour le moins surprenant. Tout en lisant, il jeta la feuille sur sa table et se livra soudain à une curieuse extravagance : il frappa plusieurs fois de suite dans ses mains, à coups très rapides, et si sonores que Frol Grigoriévitch sous la surprise se cogna le front contre la glace, et que gendarme, secrétaire et officier d'ordonnance surgirent en même temps dans l'embrasure de la porte.

- Ce n'est rien, messieurs, les rassura Fandorine. C'est un exercice japonais qui aide à la concentration de l'esprit. Vous pouvez disposer.

Et ensuite ce ne fut plus qu'un enchaînement de prodiges.

Quand ses subordonnés eurent refermé la porte, Eraste Pétrovitch se mit soudain à se déshabiller. Une fois en linge de corps, il tira de sous la table un sac de voyage que Védichtchev jusqu'alors n'avait pas remarqué, et de ce sac sortit un paquet. Dans le paquet, des vêtements : étroit pantalon à rayures et sous-pieds, plastron de coton bon marché, gilet cramoisi, veston jaune à carreaux.

Le conseiller de collège fut bientôt métamorphosé d'homme sérieux qu'il était en dandy d'un genre douteux, comme il en rôde le soir autour des demoiselles de petite vertu. Il se campa devant le miroir, exactement à trois pieds de Frol Grigoriévitch,

417

partagea ses cheveux noirs d'une raie au milieu, y plaqua une épaisse couche de brillantine et dissimula les mèches blanches de ses tempes au moyen d'une autre pommade. Il recourba ses fines moustaches vers le haut et les dressa en deux pointes. (Cire de Bohême, devina Frol Grigoriévitch, qui fixait de la même manière les célèbres favoris du prince Vladimir Andréiévitch afin qu'ils se déployassent telles les ailes d'un aigle.)

Après quoi Fandorine plaça quelque chose dans sa bouche, puis découvrit ses dents, laissant paraître l'éclat d'une couronne en or. Il exécuta encore plusieurs grimaces et, sembla-t-il, se trouva pleinement satisfait de son apparence.

Du sac de voyage, le fonctionnaire tira encore un assez gros porte-monnaie en écaille, et Védichtchev se rendit compte qu'il ne s'agissait pas là d'un porte-monnaie ordinaire, puisqu'il renfermait un canon de faible calibre en acier oxydé et un barillet de type revolver. Fandorine inséra dans le barillet cinq cartouches, referma le couvercle d'un coup sec et contrôla du doigt la souplesse du fermoir qui, vraisemblablement, jouait le rôle de détente. " Que ne va-t-on pas inventer pour trucider son prochain ! pensa le valet de chambre en secouant la tête. Et où donc t'apprêtes-tu à sortir, Eraste Pétrovitch, ainsi accoutré en dandy des bas-fonds ? "

Comme s'il avait entendu la question, Fandorine se retourna vers le miroir, se coiffa d'un bonnet de castor qu'il inclina crânement sur son oreille et, lançant un clin d'oil désinvolte, prononça à mi-voix :

- Pour le coup, Frol Grigoriévitch, faites brûler un cierge pour moi à la messe de minuit. Sans l'aide de Dieu, aujourd'hui je ne m'en tirerai pas.

418

Inès souffrait terriblement en sa chair et en son âme. En sa chair parce que, la veille au soir, le Taon, son ancien maquereau, avait guetté la pauvre fille près du cabaret A la ville de Paris et l'avait longuement tabassée pour la punir de sa trahison. Heureusement, au moins il ne lui avait pas amoché la figure, ce sale type. En revanche elle avait le ventre et les côtes comme passés au bleu de lessive : la nuit, pas moyen de se retourner, elle était restée jusqu'au matin sans pouvoir fermer l'oil, gémissante et si apitoyée d'elle-même qu'elle en versait des larmes. Mais les bleus, ça pouvait encore passer, c'était chose dont on guérissait, alors que le tendre cour de la jeune femme était si dolent et douloureux qu'il lui semblait n'y pouvoir survivre.

Disparu son doux chéri, envolé son prince de conte de fées, le bel Erastouchka : deux jours déjà qu'il n'avait pas montré son joli museau appétissant comme un bonbon. Du coup le Taon était fumasse, du coup il montrait les dents. Elle avait dû la veille lui remettre, à cet affreux, presque tout ce qu'elle avait gagné, or ce n'était pas bien, une fille correcte qui veille à être fidèle n'agit pas de cette manière.

C'était sûr, Erastouchka était tombé, l'autre avorton aux oreilles en feuilles de chou l'avait livré à la police, et le bon ange croupissait en ce moment au violon, au poste de police du premier sous-secteur de l'Arbat, le plus ignoble de tout Moscou. Elle aurait bien fait passer un colis à son adoré, mais le chef de poste Koulebiako était une vraie bête fauve. Il la collerait encore une fois au bloc, comme l'an passé, la menacerait de lui confisquer sa carte jaune, et il lui faudrait ensuite cajoler à l'oil toute la brigade, jusqu'au dernier morveux de flic. Ce seul

419

souvenir lui soulevait encore le cour. Et cependant Inès se fût résolue à subir à nouveau pareille humiliation dès lors qu'il s'agissait de secourir son bien-aimé, mais Erastouchka était un vrai monsieur avec de la cervelle, très propre de sa personne, avec du goût, et sûr qu'après ça il la mépriserait. Or, on peut le dire, il n'y avait pas encore entre eux de passion bien formée, juste un petit commencement d'amour, mais au premier regard Inès s'était embrasée de tout son être pour ce garçon aux yeux si bleus et aux dents si blanches, avait craqué plus violemment encore qu'à seize ans pour Jorjik, le coiffeur, puisse-t-on lui aplatir sa jolie gueule, à ce serpent, ce salopard, s'il n'est pas, bien sûr, déjà mort de cirrhose.

Ah, s'il pouvait vite réapparaître, lui qui est le sucre et le miel ! Il flanquerait une dérouillée au Taon, ce monstre ignoble, et câlinerait sa petite Inès, lui ferait mille caresses. Car elle avait réussi à obtenir le renseignement qu'il lui avait demandé, et aussi à planquer une partie de son argent dans sa jarretière. Il serait content. Elle avait de quoi l'accueillir, de quoi le fêter.

Erastik. Comme ce nom était doux, aussi doux que de la marmelade de pomme. En réalité, le chou avait sûrement un nom un peu plus commun, Inès elle-même n'avait pas toujours été espagnole, elle s'appelait devant Dieu Efrossinia, Froska pour les

intimes.

Inès et Eraste, ça vous chantait à l'oreille comme un air d'harmonium. Ah, se balader avec lui, main dans la main, dans le quartier de la Gratchovka, pour que Sanka la Bouchère, Lioudka l'Echalas et, surtout, Adelaïdka voient un peu quel genre de cava-

420

lier donnait le bras à Inès, et qu'elles en crèvent de jalousie.

Et ensuite, ici, dans sa carrée. Elle est petite, c'est vrai, mais propre, et même coquette à sa manière : murs ornés de gravures découpées dans des revues de mode, abat-jour en velours de coton, miroir trumeau, édredon des plus moelleux, et des oreillers, grands et petits, sept en tout, chaque taie brodée à la main par Inès en personne.

Ce fut alors qu'elle était plongée dans les plus douces pensées que le rêve si longtemps caressé se réalisa. D'abord il y eut quelques coups discrets frappés à la porte - toc-toc-toc -, puis Erastouchka fit son entrée, avec son bonnet de castor, son écharpe blanche à la Gladstone et son manteau de drap éternellement déboutonné, col de fourrure assorti au bonnet. Jamais on n'aurait dit qu'il sortait du violon.

Inès sentit son cour s'arrêter de battre. Elle bondit du lit, telle qu'elle était, en chemise d'indienne et cheveux pendants, et sauta au coup de son chéri. Elle ne réussit qu'une toute petite fois à baiser ses lèvres : lui, sévère, la saisit par les épaules et la força à s'asseoir à la table. Son regard était dur.

- Allez, raconte, dit-il.

Inès comprit : de méchantes gens l'avaient cafardée, on avait eu le temps.

- Bats-moi ! répondit-elle. Bats-moi, Erastouchka ! Je suis coupable. Seulement ce n'est pas tout de ma faute, ne va pas croire n'importe qui. Le Taon a essayé de me violer (là elle mentait, bien sûr, mais pas tant que cela), j'ai résisté, alors il m'a cognée. Tiens, regarde !

421

Elle retroussa sa chemise et lui montra les marques bleues, jaunes et violacées dont elle était couverte. Qu'il la plaigne un peu !

Mais cela ne suffit pas à l'attendrir. Erastouchka au contraire fronça les sourcils :

- J'aurai plus tard une petite discussion avec le Taon, il ne t'embêtera plus. Mais dis-moi une chose. Tu as trouvé la personne que je te demandais ? Eh bien ! Celle qui est allée avec le type que tu avais vu, et qui a failli y passer ?

Inès fut ravie de voir la conversation abandonner un terrain glissant.

- Je l'ai trouvée, Erastouchka, je l'ai trouvée. Elle s'appelle Glachka. Glachka la Pie, de la rue Pankra-tiev. Elle s'en souvient très bien, de ce monstre, il lui a presque tranché la gorge d'un coup de canif. Depuis elle porte toujours un foulard enroulé autour du cou.

- Conduis-moi.

- Je vais t'y conduire, Erastouchka, je vais t'y conduire. Mais d'abord, que dirais-tu d'un petit verre de cognac ?

Elle tira de sa minuscule armoire une bouteille qu'elle gardait en réserve, puis jeta sur ses épaules un châle persan, à grosses fleurs multicolores, et s'empara d'un peigne, pour donner du volume à ses cheveux, pour qu'ils moussent, qu'ils étincellent.

- Nous boirons après. J'ai dit : conduis-moi. D'abord notre affaire.

Inès soupira, sentant bien qu'elle allait fondre : il n'y avait rien à faire, elle aimait les hommes autoritaires. Elle s'approcha de lui, regarda de bas en haut son beau visage, ses grands yeux courroucés, ses moustaches frisées.

422

- Mes jambes ne me portent plus, Erastouchka, murmura-t-elle d'une voix alanguie.

Mais le destin d'Inès n'était pas de goûter au plaisir. A cet instant retentit un grand bruit, puis il y eut un craquement, et la porte sous le choc manqua voler hors de ses gonds.

Le Taon se tenait dans l'embrasure, ivre et mauvais, un sourire féroce peint sur sa face glabre. Oh, les voisins, la sale engeance de rats, ils l'avaient mouchardée, ils n'avaient pas traîné.

- On se fait des mamours ? (Son sourire s'élargit jusqu'à ses oreilles.) Et moi, pauvre abandonné que je suis, on m'oublie ?

Cette fois-ci le rictus s'effaça de sa trogne, ses épais sourcils se froncèrent.

- Toi, Inès, petite pourriture, je te causerai plus tard. Tu m'as l'air d'une sacrée carotteuse. Quant à toi, l'emplumé, sors donc dans la cour. On va régler ça.

Inès se précipita à la fenêtre : il y avait deux types dehors, les deux âmes damnées du Taon - la Tombe et le Verrat.

- N'y va pas ! cria-t-elle. Ils vont te tuer ! Tire-toi, le Taon, ou je vais faire tellement de raffut que tout le quartier va rappliquer !

Déjà elle emplissait ses poumons pour pousser un hurlement, mais son Erastouchka l'en empêcha :

- Que dis-tu là, Inès ? Laisse-moi parler un peu avec cet homme.

- Erastik, la Tombe cache un flingot à canon scié sous son cafetan ! expliqua Inès au malheureux qui décidément ne comprenait rien. Ils veulent te descendre. Te descendre et te balancer dans l'égout. Ça ne serait pas la première fois pour eux !

423

Son doux chéri ne l'écouta pas. Il secoua la main d'un air indifférent, puis tira de sa poche un gros porte-monnaie en écaille.

- T'inquiète pas, dit-il. Je vais marchander.

Et il sortit en compagnie du Taon, affronter la mort qui l'attendait.

Inès s'effondra, le nez dans ses sept oreillers, étouffant des sanglots désespérés, accablée à l'idée de son sort funeste, de son rêve à jamais brisé, et de l'atroce souffrance à venir.

Dehors, un coup de feu éclata, immédiatement suivi de trois autres très rapprochés, et aussitôt quelqu'un se mit à pousser des lamentations, non pas une personne, en vérité, mais plusieurs à l'unisson.

Inès cessa de sangloter et tourna son regard vers l'icône de la Vierge accrochée dans l'angle, qu'elle avait ornée pour Pâques de fleurs en papier et de petits lampions multicolores.

- Sainte Mère de Dieu, supplia Inès, accomplis un miracle pour le dimanche de la Résurrection, fais que mon Erastouchka reste en vie. S'il est blessé, ce n'est pas grave, je m'occuperai de lui. Pourvu seulement qu'il soit vivant.

Et la bonne Dame eut pitié de la pauvre Inès : la porte grinça, et son Erastouchka apparut. Sans une blessure, parfaitement sain et sauf, sans même un pli de travers à son merveilleux cache-col.

- C'est réglé, Inès, essuie cette flotte sur ta figure. Le Taon ne te touchera plus, il n'en est plus capable. Je lui ai troué les deux pinces. Quant aux deux autres, ils s'en souviendront aussi. Fringue-toi, et conduis-moi chez ta Glachka.

424

II était dit qu'au moins un des rêves d'Inès s'accomplirait. Elle traversa tout le quartier de la Gratchovka au bras de son prince, empruntant exprès un long chemin de détour alors que le Vladi-mirka, l'hôtel où logeait Glachka, eût été bien plus vite atteint si elle avait pris par les cours intérieures, quitte à traverser la décharge et l'équarrissoir. Inès avait revêtu un chemisier de batiste et une jaquette de velours, elle étrennait une jupe en crêpe Lisette et n'avait pas craint de chausser des bottes légères nullement faites pour la pluie. Puis elle avait poudré son visage bouffi de larmes et ébouriffé sa frange. Au total, Sanka et Lioudka eurent de quoi devenir vertes. Dommage seulement qu'ils n'eussent pas croisé Adelaïdka. Mais ce n'était rien, ses copines lui peindraient le tableau.

Inès ne parvenait toujours pas à se rassasier de la vue de son bien-aimé, elle ne cessait de lui couler des regards et jacassait comme une pie :

- Elle a une fille anormale, cette Glachka. C'est ce que m'ont dit les bonnes gens qui m'ont renseignée : " Demande la Glachka qui a une fille anormale. "

- Anormale ? Comment ça ?

- Il paraît qu'elle a une envie qui lui mange la moitié de la figure. Couleur lie-de-vin, une horreur, un vrai cauchemar. Je préférerais me pendre que de vivre avec une telle physionomomie. Tiens, par exemple, chez nous, dans l'immeuble voisin, il y avait Nadka, la fille du tailleur...

Elle n'eut pas le temps de raconter l'histoire de Nadka la bossue, car déjà ils arrivaient devant l'hôtel.

425

Ils gravirent un escalier grinçant qui menait à l'étage où se trouvaient les chambres.

Celle de Glachka était ignoble, rien à voir avec le nid douillet d'Inès. Glachka elle-même était devant la glace, occupée à se maquiller la figure : c'était bientôt l'heure pour elle de sortir se livrer à son commerce.

- Tiens, Glafira, je t'ai amené un monsieur en qui on peut avoir confiance. Réponds à ce qu'il te demande, au sujet du malfaisant qui a voulu t'égor-ger, recommanda Inès avant de s'asseoir, très digne, dans un coin.

Erastik posa d'emblée un billet de trois roubles

sur la table.

- Accepte ceci, Glachka, pour le dérangement. Quel genre de type était-ce ? Comment était-il ?

Glachka, fille plutôt joliment tournée même si, aux yeux sévères d'Inès, elle était un peu négligée, ne regarda même pas le billet.

- C'est pas compliqué, comment il était. A moitié frappé ! répondit-elle en haussant coquettement les

épaules.

Elle fourra néanmoins les trois roubles sous sa jupe, mais sans y accorder grand intérêt, par pure politesse. En revanche elle fixa Erastouchka avec une telle insistance, elle le dévisagea avec de tels yeux, l'effrontée, qu'Inès sentit son cour se serrer d'inquiétude.

- Les hommes s'intéressent toujours à moi d'habitude, déclara modestement Glachka en guise d'introduction à son récit. Mais là j'étais dans l'angoisse. Cette semaine-là, celle du mardi gras, j'avais des espèces de croûtes purulentes plein la figure, je n'osais même pas me regarder dans la

426

glace. Je marche, je marche, personne ne veut de moi, à aucun prix, même pour quinze kopecks. Et celle-ci, là, qui avait faim... (Elle esquissa un signe de tête, désignant un rideau derrière lequel on entendait la respiration pesante d'une personne endormie.) Une vraie catastrophe. Et là un type s'approche, très poli...

- C'est bien ça ! Il m'a abordée exactement de la même façon ! intervint Inès, jalouse. Et, remarque une chose, j'avais moi aussi la gueule toute griffée et amochée. Je m'étais bagarrée avec Adelaïdka, la sale garce. J'avais beau faire la retape, personne ne s'arrêtait, sauf celui-là : " Ne sois pas triste, qu'il me dit tout à coup, je vais te donner de la joie. " Seulement j'ai pas fait comme Glachka, je l'ai pas suivi, c'est pourquoi...

- J'ai déjà entendu ton histoire, coupa Erastouchka. Et tu n'as pas vu l'homme clairement. Tais-toi un peu. Laisse parler Glafira.

Celle-ci la toisa avec orgueil, et Inès se sentit brutalement au plus mal. Et c'était elle qui l'avait amené, elle-même, l'imbécile !

- Et il ajoute encore : " Qu'as-tu à rester le nez baissé ? Allons chez toi. Je tiens à te rendre heureuse. " Moi, je l'étais déjà, heureuse. Je vais y gagner un rouble, je me dis, peut-être deux. Je paierai à Matriochka un petit pain, des gâteaux. Ah ça, pour payer, j'ai payé... Et puis encore cinq roubles au toubib pour qu'il me raccommode le col.

Elle montra sa gorge, et là, sous la couche de poudre, transparaissait une ligne violacée, étroite et régulière, comme un fil noué autour du cou.

- Raconte dans l'ordre, lui enjoignit Erastouchka.

427

- Eh bien quoi, nous arrivons ici. Il me fait asseoir sur le lit, celui-ci, juste là, il me pose une main sur l'épaule tout en gardant l'autre derrière son dos. Et il me dit, sa voix était douce, on aurait dit celle d'une femme, il me dit : " Tu penses être laide ? " Alors moi, vas-y que je lui balance : " Et pourquoi ça ? Ma gueule va guérir. Alors que ma fille, elle, restera défigurée toute sa vie. - Quelle fille ? il me demande. - Mais celle-ci, que je > réponds, admirez mon trésor. " Et je tire le rideau que voilà. Quand il a vu Matriochka, elle dormait aussi à ce moment-là, elle a le sommeil lourd, elle est habituée à tout, il s'est mis à trembler de tous ses membres, fallait voir ! " Je vais la rendre belle comme une princesse. Et ce sera en plus pour toi un soulagement. " Je regarde mieux, je m'aperçois que quelque chose brille dans son poing, celui qu'il tient derrière son dos. Sainte Mère, un canif ! A lame courte, étroite comme ça.

- Un scalpel ? demanda Erastik, qui aimait les mots compliqués.

- Hein ?

Il eut un geste indifférent de la main, comme pour dire : " C'est bon, continue. "

- Je le repousse aussitôt de toutes mes forces, et puis je me mets à brailler, à brailler : " Au secours ! A l'assassin ! " II me regarde, il a maintenant une figure à flanquer la trouille tellement il grimace. " Silence, imbécile ! Tu ne comprends pas ton bonheur ! " Et vlan ! il me flanque un coup de lame ! J'ai fait un bond en arrière, mais il m'a quand même chope le cou. A ce moment j'ai poussé un tel cri que Matriochka s'est réveillée. Elle aussi s'est mise à hurler, et elle a une voix, je vous assure, à faire péter

428

\

les vitres. Voyant ça, l'autre s'est pas obstiné et a mis les bouts. Voilà toute l'aventure. Merci à la Sainte Vierge qui nous a protégées.

Glachka se signa le front, puis aussitôt demanda, tout à trac, avant même d'avoir baissé la main :

- Et vous, monsieur, vous vous intéressez à c't'histoire pour une affaire, ou bien juste comme ça, par curiosité ?

Et la voilà qui lui joue de la prunelle à présent, la traîtresse !

Mais Erastik lui rétorqua d'une voix sévère :

- Décris-le-moi, Glafira. Eh bien, comment était-il, ce type ?

- Ordinaire. Un peu plus grand que moi, un peu plus petit que vous. Tenez, il vous arriverait là.

Et elle passe un doigt sur la joue d'Erastouchka, lentement, comme ça ! Il y en a, des sans-gêne !

- Visage ordinaire, aussi. Lisse, sans barbe ni moustache. Je ne sais pas quoi encore. Montrez-le-moi, je le reconnaîtrai du premier coup.

- On te le montrera, on te le montrera, murmura l'adoré en plissant son beau front pur tandis qu'il réfléchissait. Ainsi, il voulait t'offrir un soulagement ?

- Qu'il s'y soit avisé seulement, l'ordure, je lui aurais dévidé les tripes à mains nues, dit Glachka d'un ton calme et convaincant. Le Seigneur a aussi besoin, sans doute, des disgraciés. Qu'elle vive, ma petite Matriochka, ça ne regarde personne.

- Et d'après sa manière de parler, était-ce un monsieur ou un homme du peuple ? Comment était-il habillé, au fait ?

- Ses vêtements ne disaient pas grand-chose. Il aurait pu passer pour un commis, ou même un

429

fonctionnaire. Mais il parlait comme un monsieur. Et même, on ne comprenait pas tous les mots qu'il disait. J'en ai retenu un. Quand il regardé Matrio-chka, il a dit tout bas : " Ce n'est pas la teigne, c'est un exemple rare de nevus matevus ". Nevus matevus, c'est comme ça qu'il a appelé ma gosse, ça m'est resté gravé.

- Naevus matemus, corrigea Erastik. Dans le langage des docteurs, ça veut dire " tache de naissance ".

Quelle tête, décidément ! Il savait tout.

- Erastik, on y va, dis ? (Inès toucha la manche de son chéri.) Le cognac nous attend.

- Et pourquoi vous en aller ? s'exclama soudain cette grue effrontée de Glachka. Puisque vous êtes là ! Du cognac, il n'en manque jamais non plus chez moi pour un visiteur qu'on apprécie : j'ai du Chous-tov, que je gardais pour fêter Pâques. Comment vous appelez-vous, au fait, joli cavalier ?

Massahiro Shibata s'était enfermé dans sa chambre, il avait allumé des bâtonnets aromatiques et récitait des soutras à la mémoire du serviteur de l'empereur, Anissi Tioulpanov, prématurément enlevé à ce monde, de sa sour Sonia-san et de la femme de chambre Palacha, que le ressortissant japonais avait des raisons toutes personnelles de pleurer.

Massa avait aménagé lui-même sa chambre, y consacrant une somme assez considérable de temps et d'argent. Les tatamis de paille dont le plancher était recouvert avaient été commandés au Japon et livrés par bateau. En contrepartie, la pièce s'était

430

aussitôt emplie d'or et de soleil, et le sol faisait joyeusement ressort sous le pied, ce qui était autre chose que d'arpenter un stupide parquet de chêne, froid et insensible. Il n'y avait dans cette chambre aucun meuble, mais dans l'épaisseur d'un des murs s'ouvrait un vaste placard à porte coulissante où Massa rangeait oreillers et couvertures, ainsi que toute sa garde-robe : peignoir de coton, dit yukata, larges pantalons blancs et veste assortie pour le ren-siu, deux costumes trois pièces, un d'été, un d'hiver, et enfin une splendide livrée verte que le Japonais affectionnait particulièrement et n'endossait que pour les grandes occasions. Pour le plaisir de l'oil, les murs étaient ornés de lithographies en couleurs représentant le tsar Alexandre et l'empereur Mutsu-Hito, tandis que dans un angle, au-dessus de l'étagère servant d'autel, était accroché un rouleau de papier portant cette antique et sage maxime : " Vis en juste et ne regrette rien. " Aujourd'hui, une photographie avait été placée sur l'autel : Massa et Anissi Tioulpanov au jardin zoologique. Un cliché remontant à l'été passé. Massa en costume d'été couleur sable et chapeau melon, Anissi souriant jusqu'aux oreilles, lesquelles dépassaient largement de sa casquette, cependant qu'un éléphant, à l'arrière-plan, arborait exactement les mêmes, certes en beaucoup plus grand.

La sonnerie du téléphone vint distraire Massa de ses tristes pensées concernant la précarité du monde et la vanité de toute quête d'harmonie.

Le valet de Fandorine gagna le vestibule par une enfilade de pièces vides et sombres : le maître était quelque part en ville, décidé à retrouver l'assassin pour se venger ; la maîtresse était partie à l'église et

431

ne serait pas de retour avant longtemps, car c'était cette nuit-là la grande fête russe de Pasuha.

- Allô, dit Massa dans l'évasement conique de l'appareil. Ici noumélo de monsieur Fandoline. Qui pâlie ?

- Monsieur Fandorine, c'est vous ? dit une voix métallique déformée par des stridulations électriques. Eraste Pétrovitch ?

- Non, monsieur Fandoline n'est pas là, répondit Massa en haussant la voix pour couvrir le sifflement.

On disait dans le journal que de nouveaux modèles d'appareils étaient sortis, qui permettaient de transmettre n'importe quelle conversation " sans la moindre perte, avec une clarté et une intensité sonore remarquables ". Il faudrait en acheter un.

- Lappelez plus ta. Y a-t-il un message ?

- Je vous remercie. (La voix, de hurlement, s'était changée en un bruissement ténu.) C'est confidentiel. Je retéléphonerai plus tard.

- Tlès heuleux de faile votle connaissance, répondit poliment Massa, puis il raccrocha.

Ça allait mal, très mal. Le maître en était à sa troisième nuit blanche, la maîtresse non plus ne dormait pas, elle priait sans cesse, tantôt à l'église, tantôt à la maison, devant l'icône. Elle avait toujours beaucoup prié, mais à ce point, jamais. Tout cela allait se terminer très mal, même si on ne voyait guère ce qui pouvait arriver de pire.

Ah ! si seulement le maître parvenait à capturer celui qui avait tué Tiouli-san, qui avait égorgé Sonia-san et Palacha ! S'il parvenait à le trouver et qu'il accordât une faveur à son fidèle serviteur : qu'il

432

lui abandonnât cet homme ! Pas bien longtemps, une petite demi-heure. Non, plutôt une heure...

Plongé dans ces agréables pensées, Massa ne vit pas le temps s'écouler. L'horloge sonna onze coups. Habituellement, à pareille heure, on dormait depuis longtemps dans les maisons voisines, mais aujourd'hui toutes les fenêtres étaient éclairées. Telle était cette nuit-là. Bientôt par toute la ville retentirait le vacarme des cloches, puis des feux multicolores crépiteraient dans le ciel, on se mettrait à crier et à chanter dans les rues, et le lendemain il y aurait beaucoup de gens complètement soûls. Ce serait Pâques.

Ne devrait-il pas se rendre à l'église, se tenir debout au milieu des autres, écouter le chant grave et monotone des bonzes chrétiens ? Tout vaudrait mieux que de rester enfermé seul ici à attendre, attendre, attendre.

Mais il n'eut pas à attendre davantage. La porte d'entrée claqua, des pas fermes et assurés résonnèrent. Le maître était de retour !

- Quoi, tu broies du noir tout seul ? demanda le maître en japonais, avant d'effleurer très légèrement l'épaule de son serviteur.

Pareilles effusions n'étaient pas de mise entre eux, et, sous le coup de la surprise, Massa ne put se contenir plus longtemps, il poussa un sanglot, puis fondit en larmes pour de bon. Il ne chercha pas à éponger son visage : puissent les larmes couler. Un homme n'a pas à avoir honte de pleurer pourvu seulement que ce ne soit ni de douleur ni de peur.

Le maître avait les yeux secs et brillants.

- Je n'ai pas obtenu tout ce que j'aurais voulu, dit-il. Je pensais le prendre sur le fait, mais nous

433

n'avons plus le temps d'attendre. Aujourd'hui, l'assassin est à Moscou, mais demain il faudra courir le monde entier pour le retrouver. Je dispose de preuves indirectes, j'ai un témoin qui peut l'identifier. C'est assez. Il ne niera pas.

- Vous m'emmenez avec vous ? demanda Massa, ne croyant pas à son bonheur. C'est vrai ?

- Oui, fit le maître. L'adversaire est dangereux et il est inutile de prendre des risques. Je peux avoir besoin de ton aide.

Le téléphone sonna à nouveau.

- Maître, quelqu'un a déjà appelé. Pour une affaire secrète. Il ne s'est pas nommé. Il a dit qu'il rappellerait.

- En ce cas, prends l'autre écouteur et essaye de déterminer si c'est la même personne ou non.

Massa colla le cornet métallique à son oreille et se prépara à écouter.

- Allô, Eraste Pétrovitch Fandorine à l'appareil, dit le maître.

- Eraste Pétrovitch, c'est vous ? grinça une voix. Etait-ce la même ou bien une autre ? Impossible à

dire. Massa haussa les épaules.

- Oui. A qui ai-je l'honneur ?

- C'est moi, Zakharov.

- Vous ? ! s'exclama le maître.

Les doigts vigoureux de sa main libre se replièrent, et il serra le poing.

- Eraste Pétrovitch, je dois avoir une explication avec vous. Je sais que tout est contre moi, mais je n'ai tué personne, je vous le jure !

- Et qui d'autre en ce cas ?

- Je vous expliquerai tout. Mais donnez-moi votre parole d'honneur que vous viendrez seul, sans

434

la police. Autrement je disparaîtrai, vous ne me reverrez plus jamais, et l'assassin restera en liberté. Vous me donnez votre parole ?

- Je vous la donne, répondit le maître sans hésitation.

- Je vous crois, car je vous sais homme d'honneur. Vous n'avez rien à craindre de moi, je ne suis pas dangereux pour vous, et d'ailleurs je n'ai pas d'arme. J'ai seulement besoin de m'expliquer... Si malgré tout vous n'avez pas confiance, amenez votre Japonais, je n'y vois pas d'inconvénient. Mais pas de policiers.

- Comment connaissez-vous l'existence du Japonais ?

- J'en sais beaucoup sur vous, Eraste Pétrovitch. C'est pourquoi, du reste, je n'ai confiance qu'en vous seul... Rendez-vous tout de suite, sans tarder, à la barrière de Pokrovskoïé. Vous y trouverez, boulevard Rogojski, l'hôtel Constantinople, un bâtiment gris à deux étages. Vous devez arriver dans une heure au plus tard. Montez à la chambre 52 et attendez-moi. Dès que je me serai assuré que vous n'êtes effectivement que deux, je vous rejoindrai. Je vous dirai toute la vérité, et vous jugerez alors du sort à me réserver. Je me soumettrai à votre décision, quelle qu'elle soit.

- Il n'y aura pas de policiers, parole d'honneur, dit le maître, et il raccrocha.

- Terminé, Massa, à présent c'est terminé, déclara-t-il, et son visage s'anima très légèrement. Nous allons le prendre en flagrant délit. Sers-moi du thé vert très fort : j'ai encore une nuit à ne pas dormir.

- Que dois-je préparer comme armes ? s'enquit Massa.

435

- Je prendrai mon revolver, je n'aurai besoin de rien d'autre. Et toi, prends ce que tu veux. Mais rappelle-toi : cet homme est un monstre. Il est fort, rapide, imprévisible. (Puis il ajouta à mi-voix :) J'ai résolu de me passer effectivement de la police.

Massa hocha la tête d'un air entendu. Dans une telle affaire, sans policiers, bien sûr, c'était mieux.

Je reconnais avoir été injuste : tous les enquêteurs* de police ne sont pas hideux. Celui-ci, par exemple, est très beau.

Mon cour délicieusement défaille quand je le vois resserrer ses cercles autour de moi et se rapprocher. Hide and seek.

// n'y a aucun intérêt à dévoiler au monde ce que recèle un être tel que lui : il est à l'extérieur presque aussi beau qu'à l'intérieur.

Mais on peut contribuer à illuminer son esprit. Si je ne me trompe pas sur son compte, c'est un homme qui sort du lot. Il n'a pas peur, il appréciera. Je sais, il souffrira beaucoup. Au début. Mais ensuite, il me remerciera. Qui sait même si nous ne deviendrons pas amis ? Il me semble deviner une âme sour. Ou peut-être deux, âmes sours ? Son serviteur japonais est issu d'une nation qui comprend ce qu'est la vraie Beauté. Le plus noble instant d'une vie, pour un habitant de ces îles lointaines, est de dévoiler ses entrailles au monde. Au Japon, tous ceux qui meurent par ce charmant moyen sont tenus pour des héros. La vue de tripes fumantes là-bas n'effraie personne.

Oui, nous serons trois, je le sens.

Comme la solitude m'est devenue odieuse ! Partager le fardeau de ma responsabilité avec une ou même

436

deux autres personnes, ce serait un bonheur indicible. Je ne suis pas un dieu, n'est-ce pas ? Je ne suis qu'un homme.

Attrapez-moi, monsieur Fandorine. Aidez-moi. Mais d'abord, il faut vous ouvrir les yeux.

Une sale fin pour une sale histoire

9 avril, dimanche de la Résurrection, pendant la nuit

Clop-clop-clop, les sabots ferrés martèlent allègrement le pavé de la chaussée, les bandages de caoutchouc produisent un doux bruissement régulier, les ressorts d'acier oscillent avec souplesse. Le Décorateur roule dans la nuit à travers Moscou, le cour en fête, accompagné d'une brise légère, tandis que carillonnent les cloches de Pâques, tandis que tonnent les salves de canon. La rue de Tver est illuminée de mille lampions multicolores, et à main gauche, où se dresse le Kremlin, la voûte céleste chatoie de toutes les nuances de l'arc-en-ciel : on y tire un feu d'artifice en l'honneur de la Résurrection. Il y a foule sur le boulevard. Ce ne sont qu'éclats de voix, rires et embrasements de feux de Bengale. Les Moscovites se saluent entre connaissances, s'embrassent, quelque part même on entend sauter un bouchon de Champagne.

Mais voici le dernier tournant avant la rue Malaïa Nikitskaïa. Ici tout est noir et désert, pas une âme qui vive.

- Stop ! l'ami, nous sommes arrivés, dit le Décorateur.

438

Le cocher saute de son siège, ouvre la portière de la voiture décorée de guirlandes de papier. Il ôte sa casquette et prononce les saintes paroles :

- Christ est ressuscité.

- En vérité, il est ressuscité, répond le Décorateur d'une voix fervente et, rejetant son voile en arrière, il dépose un baiser sur la joue hérissée de poil du bon chrétien.

Puis lui donne un rouble de pourboire. L'heure présente est si radieuse.

- Soyez bénie, madame, dit le cocher en s'inclinant, moins ému par l'argent que par le baiser reçu.

Le Décorateur se sent l'âme quiète, limpide.

Son flair infaillible, qui jamais encore ne l'a trompé, le lui souffle : c'est aujourd'hui une grande nuit, toutes les infortunes et les menus échecs appartiennent déjà au passé. Le bonheur est devant lui, tout près. Tout va bien se passer, merveilleusement bien.

Ah ! quel tour de force il a machiné ! Le sieur Fandorine, lui-même orfèvre en sa partie, sera contraint de lui rendre justice. Il s'affligera, certes, il versera des larmes - finalement nous ne sommes tous que de pauvres humains -, mais ensuite il méditera ce qui s'est passé et il comprendra, forcément il comprendra. C'est un homme, après tout, intelligent et, semble-t-il, capable de voir la Beauté.

L'espoir d'une vie nouvelle, l'espoir d'être reconnu et compris, réchauffe le cour naïf et confiant du Décorateur. Il est si seul et la croix de sa noble mission est si lourde à porter. Même le Christ, même Lui, a eu Simon de Cyrène pour glisser une épaule sous l'instrument de son supplice.

439

A l'heure présente, Fandorine et son Japonais foncent à bride abattue vers le boulevard Rogojski. Il leur faudra encore trouver la chambre 52, puis attendre... Et si même le fonctionnaire chargé des missions spéciales vient à concevoir des soupçons, il ne trouvera pas de téléphone dans un hôtel de troisième ordre comme le Constantinople. Il a tout son temps. Inutile de se presser. La femme aimée par le sieur Fandorine est pieuse. En ce moment elle est encore à l'église, mais l'office célébré à la cathédrale de l'Ascension toute proche va bientôt s'achever, et elle sera immanquablement de retour vers une heure, pour dresser la table pascale et attendre son homme.

Une porte-grille surmontée d'une couronne, au-delà une cour, puis les fenêtres noires d'un pavillon plongé dans l'obscurité. C'est ici.

Le Décorateur écarte son voile, observe un instant les alentours, puis s'engouffre par la porte piétonne. L'huis du pavillon lui donne un peu de fil à retordre, mais ses doigts habiles et talentueux connaissent leur affaire. Un claquement de serrure, un grincement de gonds, et voici le Décorateur dans le vestibule envahi d'ombre.

Il n'a pas besoin d'attendre que ses yeux s'habituent aux ténèbres, celles-ci ne sont pas un obstacle pour eux. S'avançant dans le noir, le Décorateur inspecte rapidement les lieux.

Au salon, il connaît un instant de frayeur : une énorme horloge en forme de Big Ben se met soudain à sonner, déclenchant un vacarme assourdissant. Est-il possible qu'il soit si tard ? Le Décorateur, troublé, consulte sa petite montre de dame : non, Big Ben avance. Il n'est encore que moins le quart.

440

II convient de choisir un endroit pour la cérémonie.

Le Décorateur aujourd'hui est en veine, il vole sur les ailes de l'inspiration. Et pourquoi pas carrément là, dans le salon, sur la table destinée au repas ?

Les choses se dérouleront ainsi : monsieur Fandorine entrera par là, venant du vestibule, allumera l'éclairage électrique et découvrira un ravissant tableau.

C'est décidé. Où peuvent-ils bien ranger les nappes ici ?

Fouillant dans une armoire à linge, le Décorateur choisit une nappe de dentelle à la blancheur immaculée et en recouvre la grande table dont la surface polie luit faiblement dans l'ombre.

Oui, ce sera beau. Et là, dans ce buffet, ne serait-ce pas un service de Meissen ? Placer les assiettes de porcelaine au bord de la table, en cercle, et y disposer tous les trésors qu'il aura retirés. Ce sera la plus parfaite de toutes ses créations.

Ainsi, la décoration est trouvée.

Le Décorateur retourne dans l'entrée, se poste devant la lucarne et attend.

Son cour déborde d'un avant-goût de bonheur et d'une sainte extase.

La cour soudain s'inonde de lumière : c'est la lune qui vient de paraître. Un signe ! Un signe manifeste ! Voici des semaines que le temps n'est que maussade, pluvieux, et aujourd'hui c'est comme si on venait brusquement d'ôter le voile qui recouvrait le monde du Seigneur. Quel ciel clair et étoile ! C'est en vérité la radieuse Résurrection. Le Décorateur se signe par trois fois.

Elle arrive !

441

Quelques rapides battements de cils pour en décrocher les larmes de joie.

Elle arrive. Une modeste silhouette franchit le portail, vêtue d'un ample manteau et coiffée d'un chapeau. Comme elle s'approche de la porte, on distingue qu'il s'agit d'un chapeau de deuil garni de gaze noire. Ah oui ! c'est à cause du garçon, Anissi Tioulpanov. Ne t'afflige pas, ma chérie, lui et ses familiers sont déjà auprès du Seigneur. Ils y sont bien. Et toi aussi tu t'y sentiras bien, patiente un peu.

La porte s'ouvre, la femme entre.

- Christ est ressuscité, dit pour l'accueillir le Décorateur, d'une voix douce et claire. N'ayez pas peur, mon amie. Je suis venue pour vous donner de la joie.

La femme, à dire vrai, ne paraît nullement effrayée. Elle ne crie ni ne tente de s'enfuir. Au contraire, elle avance d'un pas à sa rencontre. La lune éclaire uniformément l'entrée de son halo laiteux, et l'on voit les yeux de l'arrivante briller à travers le voile.

- Mais que restons-nous là voilées comme des musulmanes ? plaisante le Décorateur. Découvrons nos visages.

Il relève son voile, sourit avec tendresse, de tout son cour.

- Et puis tutoyons-nous, ajoute-t-il. Nous sommes appelées à faire étroite connaissance. Nous serons bientôt plus proches que deux sours. Allons, laisse-moi contempler un peu ta frimousse. Je sais que tu es belle, mais je t'aiderai à devenir plus belle encore

442

II tend prudemment la main, mais la femme n'esquisse aucun mouvement de recul, elle attend. C'est une parfaite maîtresse qu'a le sieur Fandorine, calme, silencieuse, le Décorateur a toujours apprécié les créatures de cette sorte. Il n'aimerait pas qu'elle gâchât tout par un cri de terreur, par un regard empli d'effroi. Elle mourra sur le coup, sans peur ni souffrance. Ce sera son cadeau.

De la main droite, le Décorateur tire d'un étui fixé à sa ceinture, dans son dos, un scalpel, et de la gauche rejette la fine gaze qui lui dérobe le visage de la bienheureuse.

Lui apparaît une large face idéalement ronde fendue de deux yeux obliques. Quelle est cette sorcellerie !

Mais il n'a pas le temps de reprendre ses esprits que déjà dans l'entrée retentit un claquement sec, et une vive lumière, intolérable après l'obscurité, inonde soudain la pièce.

Le Décorateur, aveuglé, cligne les paupières. Une voix s'élève derrière lui :

- Moi aussi je vais vous donner de la joie, monsieur Pakhomenko. Ou bien préférez-vous qu'on vous appelle par votre ancien nom, monsieur Sotski ?

Entrouvrant à peine les yeux, le Décorateur voit devant lui le serviteur japonais qui le dévisage sans ciller. Le Décorateur ne se retourne pas. A quoi bon : il est clair que le sieur Fandorine est derrière lui, probablement armé d'un revolver. Le rusé fonctionnaire n'est pas allé à l'hôtel Constantinople. Le conseiller de collège n'a pas cru à la culpabilité de Zakharov. Pourquoi ? Tout était pourtant si habilement combiné. C'est à croire que Satan en personne a tout révélé à Fandorine.

443

Eli ! Eli ! Lamma sabakthani ? Ou bien ne m'as-tu pas abandonné et veux-tu éprouver la fermeté de mon cour ?

Nous allons voir.

Le fonctionnaire ne va pas tirer : sa balle transpercerait le Décorateur et irait se loger dans le corps du Japonais.

Un coup de scalpel dans le ventre du nabot. Un coup bref, juste en dessous du diaphragme. Puis, d'une seule secousse, le faire pivoter par les épaules, s'en servir de bouclier et le pousser vers Fandorine. Deux bonds suffiront pour atteindre la porte, et là nous verrons qui est le plus rapide à la course. Le détenu n° 3576 n'a jamais été rattrapé, même par les féroces chiens-loups de la prison de Kherson. D'une manière ou d'une autre, il saura bien semer également monsieur le conseiller de collège.

Allons, aide-moi, Seigneur !

Son bras droit se détend en avant avec la puissance d'un ressort, mais la lame acérée ne fend que le vide : d'un bond en arrière d'une incroyable souplesse, le Japonais esquive le coup et dans le même temps frappe le Décorateur au poignet, du tranchant de la main. Le scalpel s'en va valdinguer à terre avec un faible tintement pitoyable, tandis que l'Asiate se fige à nouveau sur place, les bras très légèrement écartés.

L'instinct pousse le Décorateur à se retourner. Il voit le canon du revolver braqué sur lui. Le fonctionnaire tient l'arme à la hanche. S'il tire dans cette position, du bas vers le haut, la balle lui emportera le sommet du crâne et ne touchera pas le Japonais. Cela change tout.

444

- Et je vais vous dire quelle joie précisément, poursuit Fandorine de la même voix égale, comme si la conversation n'avait nullement été interrompue. Je vous épargne arrestation, enquête, procès et verdict inéluctable. Vous aurez été abattu au moment de votre capture.

Détourné. Finalement II s'est détourné de moi, pense le Décorateur, mais cette idée ne l'afflige pas longtemps, supplantée qu'elle est par un soudain sentiment d'allégresse. Non, II ne s'est pas détourné ! Il l'a pris en pitié et l'autorise à Le rejoindre ! Maintenant, délivre-moi, Seigneur.

La porte d'entrée grince sur ses gonds. Une voix de femme s'écrie, désespérée et suppliante :

- Eraste, non !

Le Décorateur quitte les hauteurs vertigineuses qu'il venait d'entrevoir et redescend sur terre. Il se retourne avec curiosité et découvre dans l'encadrement de la porte une très jolie femme svelte et élancée, en robe de deuil et chapeau noir garni d'un voile. Un châle lilas recouvre ses épaules ; elle tient dans sa main droite un carré de tissu noué contenant une paskha1, dans l'autre une couronne de rosés de papier.

- Angelina, pourquoi es-tu revenue ? s'exclame le conseiller de collège, furieux. Je t'avais demandé de passer la nuit au Métropole !

Quelle beauté ! Il est peu probable qu'elle eût acquis beaucoup plus de grâce, étendue sur la table, inondée de sa propre sève, tous les pétales de son corps éployés. A peine un soupçon, peut-être.

1. Pâtisserie à base de fromage blanc, en forme de pyramide tronquée, qui est bénie durant la nuit de Pâques.

445

- Mon cour m'a dicté de n'en rien faire, répond la jolie femme à Fandorine en se tordant les mains. Eraste Pétrovitch, ne le tuez pas, ne vous chargez pas d'un tel péché. Votre âme plierait sous pareil fardeau et se briserait.

Intéressant, mais qu'en pense le conseiller de collège ?

Il ne reste plus trace de son précédent sang-froid, il regarde la jolie femme d'un oil furieux et désemparé. Le Japonais lui aussi demeure interdit : il tourne sa grosse tête rasée tantôt vers le maître, tantôt vers la maîtresse, avec une mine de parfait ahuri.

Eh bien, c'est là une affaire de famille. Ne nous imposons pas. Ils se débrouilleront bien sans nous.

En deux bonds, le Décorateur contourne le Japonais, cinq pas encore et il atteindra la porte salvatrice, alors que Fandorine ne peut pas tirer sans risquer de toucher la femme. Adieu, messieurs !

Une courte jambe bien tournée, chaussée d'un bottillon de feutre noir, fauche le Décorateur à la cheville, celui-ci part en vol plané, et dans son élan va heurter du front le chambranle de la porte.

Un grand choc. Puis l'obscurité.

Tout était prêt pour l'ouverture du procès.

L'accusé, vêtu d'une robe de femme, mais tête nue, était affalé, inerte, dans un fauteuil. Sur son front, une impressionnante bosse se colorait de pourpre.

A côté de lui, bras croisés sur la poitrine, se tenait l'huissier appariteur, en la personne de Massa.

446

Eraste Pétrovitch avait assigné à Angelina la fonction de juge, se chargeant de tenir lui-même le rôle de procureur.

Mais il y eut d'abord controverse.

- Je ne puis juger personne, déclara Angelina. Il y a pour cela des magistrats nommés par le souverain ; qu'ils décident, eux, si cet homme est coupable ou non. Et qu'il en soit selon leur verdict.

- Leur v-verdict, allons donc ! railla Fandorine avec amertume.

Depuis que le criminel était arrêté, il bégayait à nouveau, de manière plus prononcée encore qu'avant, comme s'il était dans son intention de rattraper le temps perdu.

- Qui a besoin d'un p-procès aussi scandaleux ? On se fera un plaisir de juger Sotski irresponsable, on l'enfermera dans une maison de fous, et il trouvera forcément le moyen de s'en évader. Aucune grille ne saurait retenir un individu de cette sorte. Je voulais l'abattre, comme on abat un chien enragé, mais tu m'en as emp-pêché. A présent décide toi-même de son sort, puisque tu as tenu à t'en mêler. Tu n'ignores rien des actes de ce d-dégénéré.

- Et si ce n'était pas lui ? Ne pouvez-vous donc vous tromper ? répliqua Angelina avec feu.

- Je te démontrerai que c'est lui l'assassin, et personne d'autre. C'est mon rôle de p-procureur. Quant à toi, tu n'auras qu'à rendre ta sentence en b-bonne justice. Il ne trouverait pas de juge plus clément dans le monde entier. Mais si tu ne veux pas être son juge, retire-toi au Métropole et ne me dérange plus.

- Non, je ne m'en irai pas, dit-elle vivement. Va pour ce procès. Mais qui dit procès dit avocat. Qui donc va le défendre ?

447

- Je puis t'assurer que ce m-monsieur ne voudra céder ce rôle à personne. Il saura fort bien p-plaider sa propre cause. Commençons !

Eraste adressa un signe de tête à Massa, et celui-ci plaça un flacon de sels sous le nez de l'accusé toujours inanimé.

L'homme travesti en femme releva brusquement la tête et battit des paupières. Ses yeux, d'abord vagues, acquirent rapidement un éclat sensé, renforcé encore par la pureté de leur azur, tandis que son visage aux traits agréables s'illuminait d'un sourire bienveillant.

- Vos nom et qualité, dit sèchement Fandorine, usurpant dans une certaine mesure les prérogatives du président.

L'intéressé observa un instant la mise en scène. Son sourire ne s'effaça pas, mais d'affable se fit ironique.

- On a décidé de jouer au tribunal ? Fort bien, à votre guise. Mes nom et qualité ? Oui, Sotski... Ancien noble, ancien étudiant, ancien détenu n° 3576. Et aujourd'hui : personne.

- Vous reconnaissez-vous coupable des meurtres... (Eraste Pétrovitch se mit à lire dans son bloc-notes en ménageant une pause après chaque nom)... de la prostituée Emma Elizabeth Smith, assassinée le 3 avril 1888 dans Osborn Street à Londres ; de la prostituée Martha Tabram, assassinée le 7 août 1888 au George Yard à Londres ; de la prostituée Mary Ann Nichols, assassinée le 31 août 1888 dans Buck's Row à Londres ; de la prostituée Ann Chapman, assassinée le 8 septembre 1888 dans Hanbury Street à Londres ; de la prostituée Elizabeth Stride, assassinée le 30 septembre 1888 dans

448

Berner Street à Londres ; de la prostituée Catherine Eddowes, assassinée le même 30 septembre, dans Mitre Square à Londres ; de la prostituée Mary Jane Kelly, assassinée le 9 novembre 1888 dans Dorset Street à Londres ; de la prostituée Rosé Mylett, assassinée le 20 décembre 1888 dans Poplar High Street à Londres ; de la prostituée Alexandra Zotova, assassinée le 5 février 1889 passage Svinine à Moscou ; de la mendiante Maria la Bigle, assassinée le 11 février 1889 passage des Trois-Saints à Moscou ; de la prostituée Stepanida Andréitchkina, assassinée dans la nuit du 4 avril 1889 rue Seleznevskaïa à Moscou ; d'une jeune mendiante, mineure non identifiée, assassinée le 5 avril 1889 près du passage à niveau de la rue Novo-Tikhvinskaïa à Moscou ; du conseiller aulique Léonti Ijitsyne et de sa femme de chambre Zinaïda Matiouchkina, assassinés dans la nuit du 6 avril 1889 rue Vozdvijenka à Moscou ; de la demoiselle Sofia Tioulpanova et de sa gouvernante Pelagueia Makarova, assassinées le 7 avril 1889 rue des Grenades à Moscou ; enfin du secrétaire de gouvernement Anissi Tioulpanov et du médecin Igor Zakharov, assassinés dans la nuit du 8 avril 1889 au cimetière de la Maison-Dieu à Moscou ? En tout dix-huit personnes, dont huit ont été tuées par vous en Angleterre, et dix en Russie. Et ce ne sont là que les victimes recensées par l'enquête. Je répète ma question : vous reconnaissez-vous coupable de ces meurtres ?

La voix de Fandorine semblait s'être affermie à la lecture de la longue liste, elle était à présent forte et sonore, comme si le conseiller de collège prononçait un discours devant une salle bondée. Son bégaiement, encore une fois, avait mystérieusement disparu.

449

- Mais ceci, mon cher Eraste Pétrovitch, demande des preuves, répondit aimablement l'accusé, apparemment très satisfait du jeu qu'on lui proposait. Aussi, considérons que je n'avoue rien. J'ai très envie d'entendre votre réquisitoire. Par pure curiosité. Puisque aussi bien vous avez décidé de remettre à un peu plus tard mon élimination.

- Fort bien, écoutez, répondit Fandorine d'un ton sévère.

Il tourna une page de son bloc-notes et reprit, en s'adressant certes à Pakhomenko-Sotski, mais en regardant essentiellement Angelina :

- D'abord, la préhistoire. En 1882, à Moscou, éclate un scandale auquel sont mêlés des étudiants de la faculté de médecine et des élèves du cours supérieur féminin. Vous étiez le meneur, le mauvais génie de ce groupe de débauchés, et c'est la raison pour laquelle, seul entre tous vos complices, vous avez subi un châtiment sévère : vous avez été condamné à quatre années de bataillon disciplinaire, sans jugement afin d'éviter toute publicité à l'affaire. Vous vous étiez montré cruel avec de malheureuses prostituées reléguées au ban de la société, le destin vous a rendu la monnaie de votre pièce. Vous avez atterri à la prison militaire de Kherson, dont on raconte qu'elle est pire qu'un bagne sibérien. Il y a deux ans, à la suite d'une enquête portant sur des abus d'autorité, le commandement entier des compagnies de discipline a été traduit en justice. Mais à ce moment, vous étiez déjà loin...

Eraste Pétrovitch s'interrompit brusquement, en proie à une sorte de débat intérieur, puis il poursuivit :

450

- Je suis l'accusateur et en conséquence ne suis nullement tenu de chercher des justifications à vos actes, cependant je ne puis passer sous silence que la société elle-même a sans doute contribué à changer définitivement le jeune homme vicieux que vous étiez en une bête sanguinaire et insatiable. Le contraste entre la vie estudiantine et l'enfer de la prison militaire eût suffi à rendre fou n'importe qui. Dès la première année, pour vous défendre, vous avez commis un meurtre. Le tribunal militaire vous a reconnu des circonstances atténuantes, mais cela ne l'a pas empêché de porter la durée de votre peine à huit ans, et lorsque vous avez agressé un homme d'escorte, vous avez été mis aux fers et enfermé au cachot pour une période prolongée. Sans doute les conditions inhumaines de détention que vous avez connues vous ont-elles fait perdre justement toute humanité. Car non, Sotski, vous n'avez pas été brisé pour autant, vous n'avez pas sombré dans la folie, vous n'avez pas cherché à vous donner la mort. Pour survivre, vous êtes devenu une autre créature, qui n'a de l'homme que l'apparence. En 1886, vos parents, qui, du reste, s'étaient depuis longtemps détournés de vous, furent informés que le prisonnier Sotski s'était noyé dans le Dniepr lors d'une tentative d'évasion. J'ai déposé une requête auprès du département de la justice militaire, pour savoir si le corps du fugitif avait jamais été retrouvé. Il m'a été répondu que non. C'était bien la réponse que j'attendais. Les autorités de la prison ont simplement dissimulé une évasion réussie. La chose est des plus courantes.

L'accusé avait jusqu'ici écouté Fandorine avec un très vif intérêt, sans confirmer ses paroles, mais sans non plus les réfuter.

451

- Dites-moi, mon cher procureur, mais qu'est-ce qui vous a pris, tout de même, d'aller exhumer le dossier de ce Sotski depuis longtemps oublié ? Vous me pardonnerez de vous interrompre, mais ce procès, après tout, n'a rien de très officiel, même si je suppose que le verdict sera définitif et sans appel.

- Deux des personnes comptant initialement au nombre des suspects, Sténitch et Bouryline, avaient été vos complices dans l'affaire du " cercle des amis de Sade " et ont évoqué plusieurs fois votre nom. Il est apparu par ailleurs que l'expert en médecine légale Zakharov, qui collaborait à l'enquête, avait été compromis lui aussi dans cette histoire. J'ai tout de suite compris que le criminel ne pouvait être informé de la marche de l'instruction que par l'intermédiaire de ce dernier. J'ai voulu m'intéresser de plus près à son entourage, mais me suis engagé au début sur une fausse piste : j'ai soupçonné l'industriel Bouryline. Tout semblait en effet concorder à merveille.

- Et pourquoi n'avez-vous pas pensé à Zakharov lui-même ? demanda Sotski d'un ton presque outragé. Tout pourtant le désignait, je m'y suis suffisamment employé.

- Non, je ne pouvais croire que Zakharov fût l'assassin. Il avait été moins gravement compromis que les autres dans l'affaire des " sadiques ", il n'avait jamais été qu'un spectateur passif de vos jeux cruels. De plus, Zakharov se montrait ouvertement cynique, de manière même provocante, or pareille tournure d'esprit n'est pas celle d'un assassin de type maniaque. Mais ce ne sont là que des présomptions, le point essentiel était que Zakharov n'avait séjourné l'an passé en Angleterre qu'un mois et demi

452

et qu'il se trouvait à Moscou au moment de la plupart des crimes commis à Londres. Je l'ai vérifié en tout premier lieu, de sorte que j'ai rayé d'emblée notre médecin du nombre des candidats. Il ne pouvait être Jack l'Eventreur.

- C'est une obsession pour vous que ce Jack ! maugréa Sotski avec un haussement d'épaule agacé. Tenez, on peut aussi bien supposer que Zakharov, en visite en Angleterre chez ses parents, se soit gavé d'articles de journaux concernant l'Eventreur et ait décidé de poursuivre son ouvre à Moscou. J'ai déjà remarqué tout à l'heure que vous aviez une drôle de manière de compter les victimes. Le juge Ijitsyne parvenait, lui, à un tout autre résultat : c'est treize cadavres qu'il alignait sur ses tables, alors que vous ne m'annoncez que dix meurtres pour Moscou. Et cela en incluant des cas survenus après l'" expérience judiciaire ", autrement ça n'en ferait même que quatre. Quelque chose ne colle pas dans votre histoire, monsieur l'accusateur.

- Tout colle parfaitement, au contraire. (Eraste Pétrovitch ne semblait nullement troublé par cette attaque inattendue.) Sur les treize corps exhumés présentant des traces de mutilations, seulement quatre venaient directement du lieu du crime : ceux de Zotova, de Maria la Bigle, d'Andréitchkina et de la fillette inconnue. En outre vous n'aviez pas eu le temps de travailler vos deux victimes de février selon votre méthode complète : visiblement quelqu'un avait dû vous effrayer et vous faire fuir. Les neuf autres dépouilles, les plus atrocement mutilées, avaient été tirées des fosses communes. La police moscovite est, je vous l'accorde, très loin d'être parfaite, mais il est impossible d'imaginer que

453

personne n'eût prêté attention à des corps esquintés d'aussi monstrueuse façon. Chez nous, en Russie, on tue beaucoup, mais simplement, sans fioritures. Ainsi, quand on a découvert le corps d'Andréitchkina littéralement découpé en morceaux, vous avez vu quel vent de panique, d'un seul coup, s'est levé. Le général gouverneur a été sur-le-champ informé du fait, et Sa Haute Excellence a aussitôt dépêché sur les lieux son fonctionnaire chargé des missions spéciales. J'ajouterai sans forfanterie que le prince ne me confie que les affaires auxquelles il accorde une exceptionnelle importance. Or là, on aurait trouvé une dizaine de cadavres affreusement massacrés, et personne n'aurait donné l'alarme ? Impossible.

- Il y a une chose que je ne comprends pas, intervint Angelina, ouvrant pour la première fois la bouche depuis le début du " procès ". Qui donc, en ce cas, a infligé pareil sort à ces malheureux ?

Eraste Pétrovitch fut manifestement heureux qu'elle posât cette question : le silence obstiné du " juge " ôtait toute espèce de sens aux débats.

- Les corps les plus anciens ont été exhumés de la fosse commune de novembre. Cependant cela ne signifie en rien que Jack l'Eventreur fût déjà à Moscou à cette date.

- Je ne vous le fais pas dire ! coupa l'accusé. Pour autant qu'il me souvienne, le dernier meurtre londonien fut commis la veille de Noël. J'ignore si vous réussirez à prouver à notre ravissant juge que je suis l'auteur des crimes perpétrés à Moscou, mais quant à me confondre avec l'Eventreur, cela me paraît hors de votre portée.

454

Le visage d'Eraste Pétrovitch s'éclaira un instant d'un sourire de glace, puis aussitôt redevint sombre et sévère :

- Je comprends parfaitement le sens de votre objection. Vous n'êtes pas en mesure de vous disculper des crimes commis à Moscou. Plus ils seront nombreux, plus ils seront monstrueux et révoltants, mieux ce sera pour vous : plus facilement vous passerez pour fou. Alors que les Anglais ne manqueront pas de réclamer votre extradition pour les exploits de Jack, et trouveront en Russie une Thémis toute disposée à se débarrasser d'un psychopathe aussi encombrant. Vous serez renvoyé en Grande-Bretagne, où l'opinion publique a son mot à dire, et n'aurez pas droit au procès expédié en catimini qui vous eût attendu chez nous. Vous serez bon, cher monsieur, pour vous balancer au bout d'une corde. Non, ça ne vous dit rien ? (La voix de Fandorine était descendue d'une octave, comme si le noud coulant eût enserré sa propre gorge.) Vous n'échapperez pas à votre " passé " londonien, n'y songez même pas. Quant à l'apparent défaut de coïncidence des dates, tout s'explique très simplement. Le " gardien Pakhomenko " a fait son apparition au cimetière de la Maison-Dieu juste après le Nouvel An. Je suppose que c'est Zakharov qui vous y a fait entrer, en souvenir de votre vieille amitié. Le plus probable est que vous vous étiez rencontrés à Londres lors de son dernier voyage. Zakharov, bien entendu, ignorait tout de votre nouveau hobby. Il pensait que vous vous étiez évadé de prison. Comment refuser d'aider un vieux camarade maltraité par le destin ? C'est bien cela ?

455

Sotski ne répondit pas, se contentant de hausser une épaule, comme pour signifier : j'écoute, poursuivez.

- Quoi, cela commençait à sentir le brûlé pour vous, à Londres ? La police vous serrait d'un peu trop près ? Je ne sais avec quel passeport vous avez franchi la frontière, mais quand vous êtes arrivé à Moscou vous aviez déjà pris l'identité d'un simple paysan petit-russien, un de ces pèlerins vagabonds comme il y en a tant en Russie. C'est pourquoi les -registres de la police qui recensent tous les voyageurs arrivant de l'étranger ne font aucune mention de vous. Vous avez vécu quelque temps au cimetière, votre emploi vous est devenu familier, vous avez pris vos habitudes. Zakharov, visiblement, vous plaignait, il vous avait pris sous sa tutelle, vous aidait en vous donnant de l'argent. Vous avez tenu assez longtemps sans tuer personne, plus d'un mois. Peut-être aviez-vous l'intention d'entamer une vie nouvelle. Mais c'était au-dessus de vos forces. Après l'excitation de Londres, il vous était impossible de retrouver une existence ordinaire. Cette particularité de la psychologie des maniaques est bien connue de la criminologie. Ceux qui ont goûté une fois au sang ne peuvent plus s'en priver. Au début, mettant à profit votre charge, vous vous contentiez d'exercer vos talents sur des cadavres tirés des tombes, attendu qu'on était en plein hiver et que les corps enterrés depuis fin novembre étaient en parfait état de conservation. Une fois, vous avez fait l'épreuve d'un corps d'homme ; l'expérience vous a déplu. Quelque chose ne collait pas avec votre " idée ". En quoi consiste-t-elle, votre idée ? Vous ne supportez pas les femmes laides et coupables ? " Je veux vous

456

donner de la joie ", " je vous aiderai à devenir plus belle "... A coups de scalpel, vous sauvez les pécheresses de la laideur, c'est ça ? De là le baiser sanglant ?

L'accusé gardait le silence. Son visage s'était fait solennel et lointain. Ses yeux d'un bleu lumineux avaient perdu leur éclat, voilés par les cils à demi baissés.

- Puis les corps inanimés ne vous ont plus suffi. Vous avez commis plusieurs agressions, par bonheur manquées, puis deux meurtres. Ou bien davantage ?! s'écria soudain Fandorine, pour aussitôt se ruer sur Sotski et le secouer par les épaules avec tant de violence qu'il s'en fallut de peu qu'il ne lui brisât le cou. Répondez !

- Eraste ! cria Angelina. Il ne faut pas !

Le conseiller de collège s'écarta de l'accusé en chancelant, recula vivement de deux pas et dissimula ses mains derrière son dos, luttant contre l'émotion. L'Eventreur, quant à lui, nullement effrayé par l'explosion de colère d'Eraste Pétrovitch, demeurait assis, immobile, et observait le fonctionnaire d'un regard empli de calme et de supériorité.

- Que pouvez-vous comprendre ? prononcèrent en un souffle à peine audible ses lèvres rouges et charnues.

Eraste Pétrovitch fronça les sourcils d'un air mécontent, releva d'un mouvement de tête une mèche de cheveux noirs tombée sur son front et reprit son discours interrompu :

- Le soir du 3 avril, un an après le premier meurtre londonien, vous avez tué la demoiselle Andréit-chkina et profané son corps. Deux jours après, votre victime était une petite mendiante, une enfant. Les

457

événements qui ont suivi se sont déroulés très vite. L'" expérience " dljitsyne a provoqué chez vous un accès d'excitation dont vous vous êtes libéré en tuant et en étripant Ijitsyne lui-même. Par la même occasion vous avez assassiné sa femme de chambre, qui ne représentait pourtant aucune menace pour vous. A partir de ce moment, vous vous écartez de votre " idée " : vous tuez pour effacer vos traces et échapper au châtiment. Quand vous comprenez que le cercle se resserre, vous vous dites que le plus commode serait de faire passer pour coupable votre ami et protecteur Zakharov. D'autant plus que le médecin légiste commence à nourrir des soupçons contre vous. Sans doute a-t-il confronté les faits, ou bien est-il au courant d'un détail que j'ignore. Toujours est-il que vendredi soir Zakharov écrivait une lettre adressée au Parquet, dans laquelle il projetait de vous dénoncer. Il la déchire, en entame une autre qu'il déchire de la même façon. Son assistant Grou-mov a raconté que Zakharov s'était enfermé dans son bureau dès quatre heures de l'après-midi, et qu'il avait donc peiné de la sorte jusqu'au soir. Il était gêné par des scrupules très compréhensibles mais parfaitement déplacés dans le cas présent : questions d'honneur, d'éthique corporative, mais aussi, en fin de compte, simple sentiment de pitié pour un camarade malmené par le sort. Vous avez emporté la lettre et ramassé tous les brouillons déchirés. Mais deux petits fragments ont néanmoins échappé à votre attention. Sur l'un était écrit : " plus me taire ", sur l'autre "... sidérations d'honneur corporatif et certaine compassion pour un vieux cam... ". Le sens est évident : Zakharov écrivait qu'il ne pouvait plus se taire et, pour se justifier d'avoir si

458

longtemps couvert un assassin, évoquait des considérations d'honneur corporatif et un sentiment de compassion pour un vieux camarade. J'ai acquis à ce moment l'absolue certitude que le criminel était à rechercher parmi les anciens condisciples de Zakharov. Si " compassion " il y avait, c'est que notre homme était de ceux dont la vie avait mal tourné, ce qui excluait le millionnaire Bouryline. N'en restaient que trois : Sténitch, dont la raison était chancelante, Rozen, devenu ivrogne invétéré, et Sotski, dont le nom revenait encore et toujours dans les propos des anciens " amis de Sade ". Il passait pour mort, mais cela demandait à être vérifié.

- Eraste Pétrovitch, mais comment pouvez-vous être aussi certain que ce médecin, Zakharov, a été tué ? demanda Angelina.

- Parce qu'il a disparu alors qu'il n'avait aucune raison de disparaître, répondit Fandorine. Zakharov est innocent des meurtres et il croyait au début protéger non pas un assassin sanguinaire, mais un prisonnier en fuite. Quand il a compris, cependant, quel serpent il avait réchauffé en son sein, il a pris peur. Il gardait un revolver chargé près de son lit. C'est de vous, Sotski, qu'il voulait se protéger. Après le double assassinat de la rue des Grenades, vous êtes revenu au cimetière et avez aperçu Tioulpanov qui espionnait aux abords du pavillon. Le chien de garde n'a pas aboyé à votre approche, il vous connaît bien. Absorbé par sa surveillance, Tioulpanov ne vous a pas remarqué. Vous avez compris que les soupçons s'étaient portés sur l'expert et avez décidé d'en tirer profit. Dans le rapport qu'il a dicté avant de mourir, Tioulpanov déclare qu'un peu après onze heures Zakharov est sorti de son bureau, puis

459

qu'une sorte de grand vacarme a retenti dans le couloir. A l'évidence, c'est à cet instant précis qu'a été commis le meurtre du médecin. Vous vous êtes introduit discrètement dans la maison et avez attendu que Zakharov sorte dans le couloir pour une raison ou une autre. Ce n'est pas un hasard si le tapis qui s'y trouvait a disparu : il devait être taché de sang, et vous l'avez escamoté. Une fois réglé le sort de Zakharov, vous vous êtes glissé dehors sans bruit et avez assailli Tioulpanov par-derrière. Vous l'avez blessé mortellement et laissé se vider de son sang. Je suppose que vous l'avez vu se relever, franchir le portail en titubant et s'effondrer à nouveau. Vous n'avez pas osé vous approcher pour l'achever : vous saviez qu'il était armé, et vous saviez également que les blessures qu'il avait reçues étaient fatales. Sans perdre de temps, vous avez tiré le corps de Zakharov hors de la maison et l'avez enterré dans le cimetière. Je sais même où exactement : vous l'avez jeté dans la tranchée d'avril destinée aux cadavres non identifiés et l'avez légèrement recouvert de terre. Au fait, savez-vous comment vous vous êtes trahi ?

Sotski sursauta, et son visage figé dans l'indifférence s'éclaira à nouveau de curiosité, mais pour quelques instants seulement. Ensuite l'invisible rideau retomba, effaçant toute trace de sentiment vivant.

- Quand j'ai parlé avec vous hier matin, vous m'avez dit être resté éveillé jusqu'à l'aube et avoir entendu pendant la nuit des coups de feu, puis un claquement de porte suivi d'un bruit de pas qui s'éloignaient. J'étais censé en déduire que Zakharov était en vie et avait pris la fuite. Mais j'en ai conclu

460

tout autre chose. Si le gardien Pakhomenko avait l'ouïe assez fine pour entendre des pas de loin, comme pouvait-il être resté sourd aux coups de sifflet lancés par Tioulpanov quand celui-ci avait repris connaissance ? La réponse allait de soi : à ce moment, il n'était pas dans sa loge. Il se trouvait à une distance assez grande du portail d'entrée, par exemple à l'autre bout du cimetière, où est justement située la tranchée d'avril. Et d'un. Zakharov, s'il était l'assassin, ne pouvait avoir passé le portail, car Tioulpanov gisait là, blessé, encore inconscient. Le criminel n'eût pas manqué de l'achever. Et de deux. J'ai ainsi reçu confirmation du fait que Zakharov, qui déjà ne pouvait en aucune manière être le tueur de Londres, était également innocent de la mort de Tioulpanov. Or, si vous mentiez quant aux circonstances de sa disparition, c'est forcément que vous y étiez mêlé. Je me suis rappelé aussi que les deux meurtres conformes à l'" idée " du maniaque, ceux de la prostituée Andréitchkina et de la petite mendiante, avaient été commis dans un rayon de moins d'une verste autour de la Maison-Dieu. C'est Ijitsyne qui le premier a prêté attention à ce détail, même s'il en a tiré, il est vrai, de fausses conclusions. Ces quelques faits additionnés aux bribes de phrases de la lettre envolée ont presque achevé de me convaincre que le " vieux camarade " que Zakharov avait pris en pitié et se refusait à livrer, c'était vous. En raison de la nature de votre emploi, vous avez participé à l'exhumation des cadavres et vous étiez bien renseigné sur l'état d'avancement de l'instruction. Et d'un. Vous étiez présent lors de l'" expérience judiciaire ". Et de deux. Vous aviez librement accès aux tombes et aux fosses communes. Et de trois.

461

Vous connaissiez Tioulpanov et étiez même en excellents termes avec lui. Et de quatre. La liste des témoins de l'" expérience " établie par Tioulpanov avant sa mort donne de vous la description suivante. Eraste Pétrovitch s'approcha de la table, y prit une feuille et lut :

- " Pakhomenko, gardien du cimetière. Je ne connais ni son prénom ni son patronyme. Les autres employés l'appellent "Pakho". Age indéfini : entre trente et cinquante ans. Taille plus grande que la moyenne, forte constitution physique. Visage rond, agréable, ne porte ni barbe ni moustache. Accent petit-russien. J'ai eu avec lui de nombreuses conversations sur les sujets les plus variés. J'ai écouté l'histoire de sa vie (c'est un habitué des pèlerinages et il en a tiré une assez riche expérience), je lui ai parlé de moi. Il est intelligent, observateur, religieux, bon H m'a été d'un grand secours durant l'enquête. Peut-être est-il le seul de tous dont l'innocence ne puisse être mise en doute. "

- Quel gentil garçon ! prononça l'accusé d'une voix attendrie.

A ces mots le visage du conseiller de collège se tordit d'une grimace, tandis que l'huissier, jusqu'alors impassible, murmurait en japonais quelques paroles, brutales, sifflantes.

Angelina tressaillit elle aussi et regarda avec horreur l'homme assis devant elle.

- Les confidences de Tioulpanov vous ont été utiles, vendredi, pour vous introduire dans son logement et y commettre un double meurtre, reprit Eraste Pétrovitch après une courte pause. Quant à mes propres... affaires privées, je n'en fais pas grand mystère, et Zakharov a fort bien pu vous informer.

462

Ainsi aujourd'hui, ou plus exactement hier matin déjà, je ne disposais plus que d'un seul suspect : vous. Restait, premièrement, à obtenir un signalement de Sotski, deuxièmement, à établir s'il avait bel et bien péri, enfin à trouver des témoins qui puissent vous identifier. Sténitch m'a fourni une description du Sotski d'il y a sept ans. Sans doute avez-vous beaucoup changé depuis lors, mais la taille, la couleur des yeux, la forme du nez ne sont guère sujettes à modifications importantes, et toutes ces données concordaient. Une dépêche du département de la justice militaire retraçant en détail le séjour en détention du dénommé Sotski et sa prétendue évasion manquée m'a démontré que le prisonnier pouvait fort bien être encore en vie. Ce sont les témoins qui m'ont donné le plus de mal. Je comptais beaucoup sur l'ancien " ami de Sade " Filip Rozen. En ma présence, parlant de Sotski, il avait prononcé une phrase énigmatique qui m'était restée gravée dans la mémoire : " Ces derniers temps, avait-il dit, son fantôme me poursuit partout. Ainsi hier... " La phrase était demeurée en suspens, Rozen ayant été interrompu. Mais le jour d'hier en question, autrement dit le soir du 4 avril, Rozen se trouvait avec les autres à la morgue chez Zakharov. Ne pouvait-il, m'étais-je dit, y avoir aperçu par hasard le gardien Pakhomenko et relevé dans sa physionomie des traits de ressemblance avec son ancien camarade ? Hélas, je n'ai pas réussi à mettre la main sur lui. En revanche, j'ai retrouvé une prostituée que vous aviez tenté de tuer il y a sept semaines, au moment de mardi gras. Elle se souvient bien de vous et pourrait vous reconnaître. Cette fois je pouvais procéder à votre arrestation, j'avais suffi-

463

samment de preuves. Et c'est ainsi que j'aurais agi si vous n'étiez vous-même passé à l'attaque. J'ai alors compris qu'il n'était qu'un seul moyen de mettre hors d'état de nuire un individu tel que vous...

La menace que contenaient ces paroles parut échapper à Sotski. En tout cas il ne manifesta pas le moindre signe d'inquiétude, au contraire il sourit distraitement à quelqu'une de ses pensées.

- Ah oui, il y a eu encore la lettre adressée à Bou-ryline, se rappela Fandorine. Une démarche assez maladroite. En fait, cette lettre m'était destinée, n'est-ce pas ? Il fallait persuader les enquêteurs que Zakharov était vivant et se cachait. Vous vous êtes même efforcé de reproduire certains caractères particuliers de l'écriture de Zakharov, mais vous n'avez fait ainsi que me conforter dans la certitude que mon suspect n'était pas un simple gardien illettré, mais un homme cultivé, connaissant bien le médecin légiste ainsi que Bouryline. Votre appel téléphonique exploitant l'imperfection de la technique actuelle n'a pas réussi davantage à me tromper. J'ai moi-même eu l'occasion de recourir à ce subterfuge. Votre plan se laissait également deviner parfaitement. Vous agissez toujours en vous gouvernant sur la même monstrueuse logique : dès lors que quelqu'un éveille votre intérêt, vous tâchez de tuer les êtres qui lui sont le plus chers. C'est ainsi que vous avez procédé avec la sour de Tioulpanov. C'est ainsi que vous vouliez procéder avec la fille d'une prostituée qui, pour une raison ou une autre, avait attiré votre attention perverse. Vous mentionniez avec insistance mon serviteur japonais, vous désiriez à l'évidence qu'il m'accompagnât. Pourquoi ? Bien évidemment pour qu'Angelina Samsonovna se

464

retrouvât seule à la maison. J'aime mieux ne pas penser au sort que vous lui réserviez. Autrement je ne pourrais pas me contenir et...

Fandorine s'interrompit pour se tourner brutalement vers Angelina :

- Quel est ton verdict ? Est-il coupable, oui ou non ?

Elle, pâle et tremblante, lui répondit d'une voix douce mais ferme :

- A lui à présent. Qu'il se justifie s'il le peut. Sotski restait silencieux, affichant toujours le

même sourire distrait. Une minute s'écoula, puis une autre, et alors que plus rien ne laissait attendre un plaidoyer en faveur de l'accusé, les lèvres de ce dernier s'entrouvrirent, libérant le flot d'un discours, mesuré, sonore, empli de dignité, comme si ce n'était pas ce travesti au visage de commère qui le prononçait, mais quelque puissance supérieure imbue de la conscience de son droit et de la justesse de sa cause.

- Je n'ai à me justifier de rien, ni devant personne. Et je n'ai qu'un seul juge : le Seigneur des Cieux qui connaît mes motifs et mes desseins. J'ai toujours vécu à part. Déjà, enfant, je savais que j'étais singulier, différent des autres. J'étais dévoré d'une irrépressible curiosité, je voulais tout comprendre de la stupéfiante architecture du monde créé par Dieu, tout éprouver, tout essayer. J'ai toujours aimé les êtres humains, et ils le sentaient, ils étaient attirés par moi. J'aurais pu faire un grand guérisseur, car la nature m'a octroyé le don de comprendre d'où viennent la douleur et la souffrance, et comprendre est synonyme de sauver, n'importe quel médecin vous le dira. Il n'était qu'une seule chose que je ne

465

supportais pas : la laideur. Je voyais en elle une offense à l'ouvre de Dieu. Quant à la difformité, elle me rendait littéralement enragé. Un jour, au cours d'une crise de cette sorte, je n'ai pu m'arrêter à temps. Une atroce vieille putain, dont le seul aspect, à mes yeux d'alors, constituait un blasphème, est morte sous mes coups de canne. J'étais tombé dans un véritable état de fureur, non point emporté par je ne sais quelle volupté sadique, comme l'ont imaginé mes juges, mais sous l'effet de la colère, la sainte colère d'une âme tout imprégnée de beauté. Du point de vue de la société, il s'était produit un accident certes malheureux mais très ordinaire : la jeunesse dorée, à toutes les époques, en avait causé bien d'autres. Mais je n'appartenais pas au monde des chemises et des culottes de soie, et j'ai été condamné à un châtiment exemplaire, propre à intimider les autres. Moi, seul d'entre tous ! A présent je sais que c'était le Seigneur qui avait décidé de me tirer du lot, car je suis en vérité unique entre tous. Mais à vingt-quatre ans, pareille chose est difficile à comprendre. Je n'étais pas prêt. Pour un homme cultivé, doué d'une sensibilité délicate, les horreurs de l'univers pénitentiaire, ou plutôt non, cent fois pire que pénitentiaire, disciplinaire, échappent à toute description. J'y étais constamment en butte à des humiliations cruelles, personne dans la caserne n'était plus que moi victime de l'oppression et de l'arbitraire. On m'infligeait tortures et violences sexuelles, on me forçait à porter des vêtements de femme. Mais je sentais mûrir progressivement en moi une force, une puissance, qui avait toujours été présente en mon être, mais qui maintenant grandissait et aspirait au soleil tel un germe sortant de

466

terre. Et un beau jour j'ai su que j'étais prêt. La peur m'avait quitté et plus jamais elle ne me reviendrait. Ce jour-là j'ai tué mon principal tortionnaire, je l'ai tué sous les yeux de tous : je me suis approché, je l'ai empoigné à deux mains par les oreilles et lui ai fracassé le crâne contre le mur, son crâne de forçat à moitié tondu1. J'ai été mis aux fers et maintenu durant sept mois au cachot. Mais je n'ai pas faibli, je ne me suis pas laissé gagner par la phtisie. Au contraire, chaque jour je devenais plus fort, plus assuré, mes yeux avaient appris désormais à percer les ténèbres. Tout le monde me craignait : les surveillants, la direction, les autres détenus. Même les rats avaient déserté ma cellule. Chaque jour je tendais mon esprit, sentant que quelque chose de très important frappait à la porte de mon âme sans parvenir à se faire ouvrir. Tout ce qui m'entourait était laid et repoussant. J'aimais la Beauté par-dessus tout, or le monde où je vivais n'en contenait plus une trace. Pour ne pas sombrer dans la folie, je me remémorais mes cours de l'université et avec un bout de bois traçais sur le sol de terre battue la structure de l'organisme humain. Là, tout était cohérent, harmonieux, sublime. Là était la Beauté, là était Dieu. Avec le temps, Dieu s'est mis à me parler, et j'ai compris que c'était lui qui m'accordait cette force mystérieuse. Je me suis évadé du pénitencier. Mon énergie et mon endurance étaient sans limites. Les chiens-loups spécialement entraînés pour la chasse à l'homme ne m'ont pas rattrapé, les

1. Dans la Russie tsariste, on tondait la moitié du crâne aux forçats, de manière qu'ils fussent plus facilement repérables en cas d'évasion.

467

T

balles ne m'ont pas touché. J'ai nagé, d'abord le fleuve, puis l'estuaire, j'ai nagé durant des heures et des heures jusqu'à ce que des contrebandiers turcs me repêchent et me prennent à leur bord. J'ai mené une vie de vagabond à travers les Balkans et l'Europe. Je me suis retrouvé plusieurs fois en prison, mais il était toujours facile de s'en évader, beaucoup plus facile que de la forteresse de Kher-son. Pour finir j'ai trouvé un bon emploi. A Londres, aux abattoirs de Whitechapel. J'y travaillais au dépeçage. Voilà où mes connaissances chirurgicales m'ont été utiles ! J'étais très bien noté, je gagnais beaucoup, je mettais de l'argent de côté. Mais quelque chose à nouveau s'éveillait en moi au spectacle des caillettes, des foies, des boyaux lavés pour la fabrication des saucisses, des rognons et autre mou, le tout joliment étalé. Toute cette tripaille était ficelée en élégants paquets et livrée aux boucheries de la ville, afin d'y trôner en devanture de la plus appétissante manière. Pourquoi, pensais-je, l'homme s'abaisse-t-il autant ? Est-ce qu'une stupide panse de bouf juste bonne à remoudre du foin était plus digne de respect que notre propre appareil intérieur créé à la ressemblance de Dieu ? L'illumination m'est venue il y a un an, le 3 avril. Je revenais des abattoirs, après la relève de l'équipe du soir. Dans une ruelle déserte que n'éclairait pas même un réverbère, une ignoble mégère m'aborda pour me proposer de passer un moment avec elle sous un porche. Comme je refusais poliment, elle s'approcha tout près de moi et, me soufflant au visage son haleine infecte, se mit à m'agonir d'injures parfaitement scandaleuses. Quelle odieuse caricature de l'image divine ! me suis-je dit alors. A quoi sert-il

468

que tout son organisme travaille jour et nuit, que son cour infatigable pompe sans relâche son sang précieux, que les myriades de cellules de son corps naissent, meurent et se renouvellent obstinément ? Et j'ai été pris du désir irrépressible de transformer la laideur en Beauté, de contempler l'essence véritable de cette créature si misérable d'aspect. J'avais mon couteau à dépecer pendu à la ceinture. Plus tard j'ai acheté un assortiment complet d'excellents scalpels, mais cette toute première fois, un simple couteau de boucher m'a amplement suffi. Le résultat a dépassé toutes mes espérances. La sorcière hideuse s'est trouvée métamorphosée ! Sous mes yeux, elle est devenue la Beauté même ! Et je suis resté figé en adoration devant un si manifeste témoignage du Miracle divin !

Ses yeux se noyèrent de larmes, il voulut poursuivre, mais il eut un geste de renoncement et il ne prononça plus un mot. Sa poitrine se soulevait à un rythme rapide, ses yeux exaltés étaient tournés vers le ciel.

- Tu en as entendu assez ? demanda Fandorine. Tu le reconnais coupable ?

- Oui, murmura Angelina, qui se signa. Il est le coupable de tous ces crimes.

- Tu vois toi-même qu'il ne peut continuer à vivre. Il porte en lui la mort et le malheur. Il faut le supprimer.

Angelina tressaillit :

- Non, Eraste Pétrovitch. Il est fou. Il faut le soigner. J'ignore si on y parviendra, mais il faut essayer.

- Non, il n'est pas fou, répliqua Eraste Pétrovitch d'un ton convaincu. Il est rusé et prudent, possède

469

une volonté de fer et un esprit d'initiative à faire bien des jaloux. L'homme qui est devant toi n'est pas un fou, mais un monstre. Il en est qui naissent affligés d'une bosse ou d'un bec-de-lièvre. Mais il en est d'autres dont la difformité passe inaperçue à l'oil nu. Or pareille difformité est plus terrible que tout. Cet homme n'a que l'apparence d'un être humain, en réalité il lui en manque le principal élément distinctif. Cette corde invisible qui vibre et résonne dans l'âme du criminel le plus endurci. Même faible, même à peine audible, elle tinte, elle fait entendre sa voix, et par elle l'homme sait dans le fond de son âme s'il a bien ou mal agi. Il le sait toujours, même si, de toute sa vie, il n'en a pas suivi une seule fois le conseil. Tu sais les crimes de Sotski, tu as entendu ses paroles, tu vois qui il est. Il ne soupçonne même pas l'existence de cette corde intime, ses actes obéissent à une tout autre voix. Dans l'ancien temps, on aurait dit que c'était un serviteur du diable. Je dirais, moi, plus simplement qu'il est inhumain. Il ne montre aucun repentir. Les moyens ordinaires sont impuissants à l'arrêter. Il n'ira pas à l'échafaud, et les murs d'un asile de fous ne sont pas faits pour le garder longtemps prisonnier. Tout recommencera de la même façon.

- Eraste Pétrovitch, vous avez bien dit vous-même tout à l'heure que les Anglais le réclameraient, s'écria Angelina d'une voix brisée, comme si elle se raccrochait à un dernier fétu de paille. Qu'ils le tuent, eux, mais pas toi, Eraste. Pas toi !

Fandorine secoua la tête :

- La procédure d'extradition est longue. Il s'évadera, de la prison, du convoi, du train, du bateau. Je ne peux pas prendre ce risque.

470

- Tu n'as pas confiance en Dieu, dit-elle tristement, baissant le front. Dieu seul sait comment et quand mettre un terme à la méchanceté.

- Je ne sais rien de Dieu. Et je ne puis être un observateur passif. A mon avis, il n'est pas de plus grand péché. C'est tout, Angelina, c'est tout.

Eraste Pétrovitch s'adressa à Massa en japonais :

- Conduis-le dans la cour.

- Maître, vous n'avez encore jamais tué d'homme désarmé, répondit dans la même langue le serviteur visiblement troublé. Vous vous sentirez mal ensuite. Et la maîtresse sera fâchée. Je vais m'en charger moi-même.

- Cela ne changerait rien. Et le fait qu'il soit désarmé n'a aucune importance. Organiser un duel ne serait que mascarade. Je le tuerais avec la même facilité avec ou sans arme. Passons-nous plutôt de ces effets de théâtre à deux sous.

Au moment où Massa et Fandorine empoignèrent l'accusé par les bras pour l'entraîner dehors, Angelina laissa échapper un cri :

- Eraste, pour l'amour de moi, pour l'amour de nous !

Les épaules du conseiller de collège tressaillirent, mais il ne se retourna pas.

Le Décorateur en revanche regarda derrière lui et dit en souriant :

- Madame, vous êtes la Beauté même. Mais je vous assure qu'étendue sur la table, entourée des assiettes de porcelaine, vous eussiez été encore plus délicieuse.

Angelina eut beau fermer très fort les paupières et coller les mains sur ses oreilles, elle entendit malgré tout le coup de feu dans la cour : sec, bref, presque

471

indiscernable au milieu du vacarme des pétards et des fusées qui s'élançaient dans le ciel étoile.

Eraste Pétrovitch revint seul. Il s'arrêta à la porte, essuya son front couvert de sueur, puis dit, claquant des dents :

- Sais-tu ce qu'il a murmuré ? " Seigneur, quel bonheur ! "

Ils demeurèrent ainsi longtemps : Angelina assise, les yeux clos, des larmes coulant entre ses cils, et Fandorine debout, hésitant à s'approcher.

Enfin elle se leva. Elle marcha jusqu'à lui, le serra dans ses bras, l'embrassa plusieurs fois avec fougue, sur le front, les yeux, les lèvres.

- Je m'en vais, Eraste Pétrovitch. Ne m'en veuillez pas.

- Angelina... (Le visage du conseiller de collège, de blême qu'il était, avait viré au gris.) Est-il possible qu'à cause de ce vampire, de ce dégénéré... ?

- Je ne fais que vous gêner, vous détourner de votre voie, coupa-t-elle sans vouloir l'écouter. Les sours m'invitent depuis longtemps à les rejoindre, au monastère Saint-Boris-et-Saint-Gleb. Il aurait dû en être ainsi depuis le début, depuis que papa est mort. Mais j'ai été faible avec vous, j'ai souhaité m'abandonner à la fête. Or voilà, la fête est finie. Les fêtes ne seraient pas des fêtes si elles duraient longtemps. Je continuerai à veiller sur vous de loin. Et je prierai Dieu pour vous. Agissez comme vous le dicte votre cour, et s'il venait à se tromper, ne craignez rien, mes prières vous rachèteront toujours.

- Tu ne peux pas aller t-t'enfermer au c-couvent ! s'exclama Fandorine dans un débit confus et précipité. Tu n'es p-pas comme elles, tu es pleine de vie,

472

pleine de f-fougue. Tu ne tiendras pas. Et moi, je ne pourrai pas vivre sans toi.

- Vous le pourrez, vous êtes fort. Je vous complique l'existence. Sans moi, vous serez plus libre... Quant au fait que je suis pleine de vie et de fougue, les sours ne le sont pas moins. Dieu n'a que faire des tièdes et des indifférents. Adieu, adieu. Je savais depuis longtemps que vous et moi, c'était impossible.

Eraste Pétrovitch ne répondit rien, anéanti, sentant bien qu'il n'était pas d'argument qui pût la faire revenir sur sa décision. Angelina, silencieuse elle aussi, caressait avec précaution sa joue, puis sa tempe blanchie.

Du cour de la nuit, du fond des rues encore enté-nébrées, en complète dysharmonie avec la tristesse de cet instant d'adieu, montait vers eux le battement incessant, triomphant, des cloches de Pâques.




Загрузка...