Toutefois, nous sommes fondés à croire que ce forfait inqualifiable ne restera pas impuni. Gustave Gauche, le limier le plus expérimenté de la préfecture de Paris, chargé de l'enquête, a confié à votre correspondant que la police disposait d'un indice sérieux. Le commissaire est absolument convaincu que le châtiment ne se fera pas longtemps attendre.

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Lorsque nous lui avons demandé si, selon lui, le crime était le fait de cambrioleurs professionnels, M. Gauche a souri malicieusement à travers ses moustaches grises et a donné cette réponse énig-

matique : " Non, mon petit, c'est du côté de la bonne société qu'il faut chercher. " Votre humble serviteur a été incapable de soutirer un mot de plus au vieux policier.

Jean Duroy

Pêche miraculeuse dans la Seine !

On a retrouvé le Shiva d'or !

Le " crime du siècle "

commis rue de Grenelle est-il le fait d'un

déséquilibré ?

Hier 17 mars, vers cinq heures de l'après-midi, un garçon de treize ans, Pierre B., qui péchait près du pont des Invalides, a accroché son hameçon. Incapable de le détacher, il s'est vu obligé de plonger dans l'eau froide. "Je ne suis tout de même pas assez bête pour aller perdre un vrai hameçon anglais ", a déclaré le jeune pêcheur à notre

reporter. La hardiesse de Pierre a été récompensée : l'hameçon ne s'était pas pris à une vulgaire souche mais à un objet pesant à demi enfoui dans la vase. Une fois sorti de l'eau, l'objet s'est mis à briller d'un éclat aveuglant et irréel sous les yeux du jeune pêcheur médusé. Le père de Pierre, un sergent à la retraite, vétéran de Sedan, devinant qu'il s'agissait du

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Shiva d'or pour lequel, la veille, on avait assassiné dix personnes, a aussitôt rapporté la trouvaille à la préfecture.

Que signifie tout cela? Le criminel, qui pourtant n'a pas hésité à tuer dix personnes de sang-froid et de façon particulièrement sophistiquée, semble, pour une obscure raison, n'avoir pas voulu tirer profit du butin de sa monstrueuse entreprise. Les enquêteurs sont aussi désemparés que l'opinion publique. La population a tendance à croire à un sursaut de conscience de la part de l'assassin qui, horrifié par son acte, aurait jeté la statuette d'or dans le fleuve. Beaucoup suppo-

sent même que le malfaiteur s'est jeté à l'eau et s'est noyé quelque part à proximité. Moins romantique, la police voit dans le comportement incohérent du criminel des signes évidents de démence.

Connaîtrons-nous un jour les tenants et les aboutissants de cette ténébreuse et cauchemardesque affaire ?

ALBUM DE BEAUTES PARISIENNES

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Première partie

PORT-SAÏD - ADEIM Commissaire Gauche

A Port-Saïd, quand un nouveau passager était monté à bord du Léviathan et s'était installé dans la cabine n° 18, la dernière de première classe restée vacante, l'humeur de Gustave Gauche s'était aussitôt améliorée. Le nouveau paraissait prometteur : gestes lents et attitude réservée, beau visage à l'expression impénétrable. Au premier regard on l'eût dit très jeune mais, ôtant son chapeau melon, l'homme avait découvert des tempes grises tout à fait inattendues. Curieux spécimen, avait conclu le commissaire. On reconnaissait immédiatement en lui un homme de caractère, quelqu'un qui a vécu, comme on dit. Bref, un incontestable client pour le père Gauche.

Le passager avait longé la passerelle en balançant un fourré-tout au bout de son bras tandis que deux porteurs charriaient ses nombreux bagages : coûteuses valises de cuir grinçant, robustes sacs de voyage en peau de porc, volumineux paquets de livres, sans oublier le vélo pliant (une grande roue, deux petites et tout un faisceau de tubes métalliques étincelants). Enfin, fermant la marche, deux pauvres diables traînaient d'imposants haltères.

Saisi par la frénésie du chasseur, le cour de Gauche, ce vieux limier (comme il aimait lui-même à se qualifier), s'était mis à battre quand il

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était apparu que le nouveau ne portait pas son insigne, que ce soit au revers de soie de son élégant manteau d'été, sur sa veste ou à sa chaîne de montre. Tu brûles, s'était dit Gauche en jetant au dandy des regards inquisiteurs de sous ses épais sourcils et en tirant sur sa pipe d'argile préférée. Et, d'ailleurs, où le vieux crétin qu'il était avait-il péché que le scélérat prendrait forcément le bateau à Southampton ? Le crime avait été commis le 15 mars et on était le 1er avril. Le temps que le Léviathan contourne le sud de l'Europe, rien n'était plus facile que de gagner Port-Saïd. Et maintenant il n'avait plus qu'à cueillir son homme. Tout concordait : son genre en faisait un client de choix, il possédait un billet de première classe et, plus important que tout, il n'avait pas la baleine d'or.

Le maudit insigne portant l'abréviation de la compagnie de navigation Jasper-Artaud partnership hantait depuis quelque temps les rêves de Gauche, rêves plus horribles les uns que les autres. Le dernier, par exemple.

Le commissaire faisait de la barque sur le lac du bois de Boulogne en compagnie de madame. Un doux soleil brillait, les petits oiseaux chantaient. Brusquement, au-dessus des arbres, surgit une gigantesque tête dorée aux yeux ronds et au regard vide. Elle ouvrit une gueule assez grande pour contenir l'arc de triomphe et commença à aspirer l'eau du lac. Inondé de sueur, Gauche se mit à tirer sur les avirons. Entre-temps, il était apparu que l'action ne se déroulait pas du tout dans un parc mais au beau milieu de l'océan sans bornes. Les avirons ployaient tels des fétus de paille, madame Gauche lui enfonçait son ombrelle dans le dos, tandis que

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l'énorme bête étincelante recouvrait l'horizon tout entier. Lorsqu'elle projeta un jet d'eau dans ce qui restait du ciel, le commissaire se réveilla et tâtonna sur sa table de nuit : où diable étaient sa pipe et ses allumettes ?

C'était rue de Grenelle que Gauche avait vu la petite baleine d'or pour la première fois, alors qu'il examinait la dépouille mortelle de lord Litt-leby. L'Anglais était étendu, la bouche grande ouverte en un cri muet. Son dentier sortait à moitié et au-dessus de son front béait une plaie sanglante. Ayant cru apercevoir un éclat doré entre les doigts du mort, Gauche s'était accroupi et, y regardant de plus près, avait émis un grognement de satisfaction. Une chance rare, proprement extraordinaire s'offrait à lui, une chance telle qu'il n'en existe que dans les romans policiers. Malin, le défunt venait d'apporter un indice de taille à l'enquête - sinon sur un plateau du moins dans le creux de sa main. Tiens, Gustave, c'est pour toi. Et ne va pas laisser échapper celui qui m'a défoncé la caboche, ou tu en crèveras de honte, vieille ganache.

L'emblème d'or (il est vrai qu'au début Gauche ignorait qu'il s'agissait d'un emblème, pensant plutôt à une breloque ou une épingle de cravate ornée du monogramme de son propriétaire) ne pouvait appartenir qu'à l'assassin. Pour la bonne forme, le commissaire avait bien sûr montré la baleine à un jeune laquais de lord Littleby (en voilà un qui avait eu de la chance : le 15 mars, le garçon était de congé, ce qui lui avait sauvé la vie), mais ce dernier n'avait jamais vu cette babiole en possession de son maître. Dieu en soit loué.

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Puis tous les rouages de l'énorme machine poli-cière s'étaient mis en branle : le ministre et le préfet avaient lancé leurs meilleures forces dans l'enquête destinée à élucider le " crime du siècle ". Dès le lendemain soir, Gauche savait que les trois lettres figurant sur la baleine d'or n'étaient pas les initiales d'un quelconque débauché criblé de dettes mais désignaient le consortium de navigation franco-britannique tout récemment constitué. La baleine se trouvait être l'emblème du paquebot de rêve le Léviathan, depuis peu sorti des cales sèches de Bristol et sur le point d'entreprendre son premier voyage, à destination de l'Inde.

Depuis déjà plusieurs mois, les journaux chantaient les louanges du vapeur géant. Et l'on savait maintenant qu'à la veille de la première navigation du Léviathan, la Monnaie de Londres avait frappé des insignes commémoratifs en or et en argent : en or pour les passagers de première classe et les officiers supérieurs du navire, en argent pour les passagers de seconde classe et les subalternes. Quant à la troisième classe, sur ce luxueux paquebot alliant les dernières innovations techniques à un confort sans précédent, elle n'était pas prévue du tout. La compagnie garantissait aux passagers un ensemble de services si complet qu'il n'était nullement nécessaire de se faire accompagner de serviteurs durant le voyage. " Des laquais attentifs et des femmes de chambre pleines de tact feront en sorte que vous vous sentiez comme chez vous à bord du Léviathan ! " affirmait la réclame publiée dans les journaux de l'Europe entière. Les heureux mortels ayant réservé une cabine pour le voyage inaugural Southampton-Calcutta s'étaient vu

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remettre, en même temps que leur billet, une baleine d'or ou d'argent selon la classe. Et il était possible de prendre son billet dans n'importe quel grand port européen entre Londres et Constanti-nople.

Bon, d'accord, l'emblème du Léviathan, c'est quand même moins bien que les initiales du propriétaire de l'insigne, mais cela ne complique pas beaucoup la tâche pour autant, jugea le commissaire. Tous les insignes d'or étaient comptés. Il suffisait simplement d'attendre le 19 mars - jour prévu du départ en grande pompe -, de rejoindre Southampton, de monter sur le paquebot et de repérer, parmi les passagers de première classe, qui ne portait pas la baleine en or. Ou bien (ce qui était le plus probable), parmi les gens ayant acheté un billet à prix d'or, qui ne se présentait pas au départ. Celui-là serait le client du père Gauche. Simple comme bonjour.

Gauche avait beau détester voyager, cette fois il n'avait pu s'empêcher de partir. Il avait trop envie d'élucider lui-même le " crime du siècle ". Enfin, on allait le nommer divisionnaire. Il ne lui restait que trois ans avant la retraite. Une chose était de recevoir une pension de troisième rang, une toute autre d'en toucher une de deuxième rang. La différence représentait quinze cents francs par an, or une somme pareille ne se trouvait pas sous le pied d'un cheval.

Bref, personne ne l'avait forcé. Il s'était dit qu'il lui suffirait de faire un saut à Southampton et qu'au pire il irait jusqu'au Havre où avait lieu la première escale. Là, sur le quai, l'attendraient gendarmes et reporters. Gros titre de La Revue pari-

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sienne : " Le crime du siècle élucidé : notre police se distingue. " Ou mieux encore : " Ce vieux limier de Gauche à la hauteur de sa réputation. "

A l'office maritime, une première surprise désagréable attendait le commissaire. Le maudit rafiot ne comptait pas moins de cent cabines de première classe et dix officiers supérieurs. Tous les billets avaient été vendus. Cent trente-deux au total. Et chacun assorti d'un insigne en or. En tout, cela faisait cent quarante-deux suspects, ce qui n'était pas rien. Il est vrai, toutefois, qu'il ne manquera qu'à une seule personne, se dit Gauche pour se rassurer.

Recroquevillé sur lui-même à cause du vent et de l'humidité, enveloppé dans un chaud cache-nez, le commissaire se tenait au pied de la passerelle aux côtés du capitaine, mister Joshua Cliff, et du second, monsieur Charles Reynier. On accueillait les passagers. Un orchestre à vent jouait alternativement des marches anglaises et françaises, sur le quai la foule surexcitée piaillait, tandis que Gauche fumait comme une vraie locomotive en rongeant sa malheureuse pipe qui pourtant n'y était pour rien. Hélas, du fait de la froidure, les passagers étaient tous affublés de manteaux, pardessus, pèlerines et autres capotes. Dans ces conditions, allez savoir qui avait ou n'avait pas d'insigne. C'était le deuxième cadeau du sort.

Toutes les personnes censées monter à South-ampton se présentèrent à l'embarquement, ce qui signifiait que, nonobstant la perte de l'insigne, le criminel était tout de même venu. Visiblement, il prenait les policiers pour de complets idiots. A moins qu'il n'espérât se perdre dans la foule. Ou encore qu'il n'eût pas d'autre solution.

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En tout cas, une chose était évidente : il faudrait poursuivre la balade jusqu'au Havre. On attribua à Gauche une cabine de réserve, destinée aux invités de marque de la compagnie de navigation.

Dès qu'ils eurent pris la mer, dans le salon d'honneur des premières classes eut lieu un banquet dans lequel le commissaire avait fondé les plus grands espoirs dans la mesure où les invitations mentionnaient : " Entrée sur présentation de l'emblème en or ou du billet de première classe. " Qui aurait l'idée de se présenter un billet à la main quand il était tellement plus facile d'accrocher quelque part un joli petit Léviathan en or ?

Au cours du banquet, Gauche s'en donna à cour joie, scrutant chacun, allant même jusqu'à plonger carrément son nez dans le décolleté de certaines dames. Là, dans le petit creux, quelque chose pendait au bout d'une chaîne en or : la petite baleine ou tout simplement un pendentif? Comment ne pas vérifier ?

Pendant que tous buvaient du Champagne, se régalaient de toutes sortes de mets délicieux présentés sur des plateaux d'argent ou bien encore dansaient, Gauche, lui, travaillait : il rayait de sa liste ceux qui avaient leur insigne. Avec les hommes, la tâche était plus ardue. Beaucoup - les canailles ! - avaient accroché la petite baleine à leur chaîne de montre et l'avaient glissée dans la poche de leur gilet. Ainsi le commissaire avait-il dû demander l'heure pas moins de onze fois.

Surprise numéro trois : si tous les officiers portaient leur insigne, celui-ci, en revanche, manquait chez quatre passagers, dont deux de sexe féminin ! Le coup qui avait fracassé le crâne de lord Littleby

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comme une coquille de noix avait été d'une telle puissance que seul un homme avait pu le porter, et encore, pas n'importe lequel mais un individu d'une force herculéenne. D'un autre côté, homme d'expérience, spécialiste des affaires criminelles, le commissaire savait parfaitement qu'en proie à une émotion particulière, voire à une crise d'hystérie, la plus faible des femmes était capable d'accomplir de véritables prodiges. Et il n'y avait pas à aller bien loin pour trouver un exemple. L'année passée, une modiste de Neuilly, un petit bout de femme de rien du tout, avait flanqué par la fenêtre, depuis le quatrième étage, son amant infidèle, un corpulent rentier deux fois plus gros qu'elle et une fois et demie plus grand. Si bien que les femmes sans insigne ne devaient pas être exclues du nombre des suspects. Bien qu'on n'eût encore jamais vu une femme, a fortiori une dame du monde, faire des piqûres avec une telle dextérité...

Quoi qu'il en soit, l'enquête à bord du Léviathan promettait de se prolonger, et le commissaire fit preuve une fois de plus de son légendaire esprit d'à-propos. Le capitaine Joshua Cliff, seul officier à bord à avoir été mis dans le secret de l'enquête, avait reçu pour instruction de la part de la direction de la compagnie d'accorder toute assistance au représentant français de la loi. Gauche n'hésita pas à user de ce privilège de la façon la plus cavalière : il exigea que toutes les personnes qui l'intéressaient fussent affectées à un seul et même salon.

A ce point une explication s'impose : par souci d'intimité et de confort (la réclame pour le paquebot précisait : " Vous retrouverez l'atmosphère d'une bonne vieille demeure anglaise "), les per-

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sonnes voyageant en première classe devaient prendre leurs repas non pas dans l'immense salle à manger, aux côtés des six cents porteurs de très démocratiques baleines en argent, mais dans de confortables " salons ", dont chacun portait un nom particulier et avait tout d'un salon privé de la haute société : luminaires de cristal, chêne fumé, acajou, chaises tapissées de velours, argenterie étincelante, serveurs poudrés, stewards empressés. Pour ses objectifs, le commissaire Gauche avait jeté son dévolu sur le salon " Windsor ", situé sur le pont supérieur, à l'extrême proue du navire : baies vitrées sur trois côtés, superbe panorama, même par temps couvert on pouvait se passer d'éclairage. Ici le velours était d'une belle teinte mordorée, et les serviettes de lin étaient ornées du blason des Windsor.

Autour de la table ovale, dont les pieds étaient fixés au sol (pour les cas de fort tangage), étaient disposées dix chaises à haut dossier sculpté et décoré de toutes sortes de fioritures gothiques. L'idée que tous seraient assis à la même table avait séduit le commissaire, qui avait demandé au steward de ne pas placer n'importe comment les cartons portant le nom des convives, mais selon un ordre stratégique mûrement réfléchi : il fit installer les quatre passagers sans emblème juste en face de lui, afin, ces chers petits, de les garder à l'oil. Contrairement à ce qu'il avait prévu, Gauche ne put obtenir que le capitaine en personne préside la table. Mister Joshua Cliff refusa (selon ses propres termes) " de participer à cette farce " et opta pour le prestigieux salon " York ", auquel avaient été affectés le nouveau vice-roi des Indes et son

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épouse, ainsi que deux généraux de l'armée des Indes. Le " York " était situé en poupe du paquebot, le plus loin possible du " Windsor " maudit où, à sa place, trônerait le second, Charles Reynier. Ce dernier déplut d'emblée au commissaire : visage hâlé, buriné par les vents, voix suave, cheveux noirs luisants de brillantine, petites moustaches en croc et teintes. Un vrai bouffon, pas un marin.

Les douze jours qui s'étaient écoulés depuis le départ avaient laissé tout loisir au commissaire d'observer attentivement ses compagnons de table, d'apprendre les bonnes manières (à savoir ne pas fumer pendant le repas et ne pas saucer son assiette avec une croûte de pain), d'assimiler plus ou moins la complexe géographie de la ville flottante et de s'amariner. En revanche, pour ce qui était de son but, il en était toujours aussi loin.

Pour l'heure la situation était la suivante.

Au départ le commissaire avait considéré sir Milford-Stoakes comme son suspect numéro un. Efflanqué, roux, favoris en bataille. On lui donnait vingt-huit, trente ans. Il se conduisait étrangement : tantôt il fixait le lointain de ses yeux verts écarquillés sans répondre aux questions qu'on lui posait, tantôt il s'animait subitement et, sans rime ni raison, se lançait dans la description des îles de Tahiti, des récifs de corail, des lagunes émeraude ou des cabanes à toit de palmes. Un évident psychopathe. Qu'est-ce qu'un baronet, rejeton d'une famille fortunée, pouvait bien avoir à faire à l'autre bout du monde, en " Océanie ", comme il disait ? A la question - posée à deux reprises - concernant l'absence de son insigne, le maudit aristocrate était resté de marbre. Il ignorait superbement le com-

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missaire, et si son regard tombait sur lui par hasard, Gauche se faisait l'impression d'être une vulgaire mouche. Un snob infect. Au Havre, où ils avaient fait une escale de quatre heures, Gauche s'était précipité au télégraphe et avait envoyé une demande d'information à Scotland Yard : qui était ce Milford-Stoakes ? s'était-il déjà rendu coupable de voies de fait ? ne s'amusait-il pas par hasard à étudier la médecine ? La réponse était arrivée juste avant qu'ils reprennent la mer. Il n'en ressortait rien d'intéressant. Quant aux excentricités du personnage, elles s'expliquaient. Il n'en restait pas moins que le rouquin n'avait pas la baleine d'or et qu'il était donc encore trop tôt pour le rayer de la liste des suspects.

Le deuxième était monsieur Gintaro Aono, " noble japonais " (ainsi qu'il figurait dans le registre des passagers). Un Asiate comme tous les Asiates : petit, sec, âge indéfinissable, moustache clairsemée, yeux réduits à une fente, regard perfide. A table, il se taisait l'essentiel du temps. A la question concernant ses activités, il avait balbutié d'un air gêné : " officier de l'armée impériale ". Interrogé à propos de l'insigne, il s'était troublé encore plus, avait fusillé le commissaire d'un regard haineux puis, s'excusant, s'était élancé vers la sortie. Sans même terminer son potage. Suspect ? Et comment ! Un vrai sauvage ! Au salon, il passe son temps à agiter devant lui un éventail en papier de couleur criarde, comme un pédéraste tout droit sorti d'un joyeux bouge du quartier Rivoli. Il se promène sur le pont juché sur des mules à semelles de bois, enveloppé dans une robe de chambre en coton et sans pantalon du tout. Gustave Gauche

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était bien sûr pour le principe de liberté, égalité, fraternité, mais, tout de même, jamais on n'aurait dû accepter un tel macaque en première classe.

Maintenant, les femmes.

Madame Renata Kléber. Une jeunette. La vingtaine tout au plus. Epouse d'un banquier suisse. Elle va rejoindre son mari à Calcutta. On ne peut pas dire que ce soit une beauté. Elle a un petit nez pointu, ne cesse de s'agiter et de bavarder. Dès les présentations, elle a fait savoir qu'elle était enceinte. Ses pensées et ses sentiments sont entièrement subordonnés à cet état. Mignonne, spontanée, mais parfaitement insupportable. En l'espace de douze jours, elle est parvenue à exaspérer définitivement le commissaire avec ses bavardages sur sa précieuse santé, la confection des bonnets en tricot et autres balivernes du même tonneau. Un véritable ventre sur pieds, bien que sa grossesse ne date que de peu et que le ventre en question pointe à peine. Bien entendu, saisissant un moment propice, Gauche lui avait demandé où était son emblème. La Suissesse avait cligné des yeux d'un air sincèrement étonné et s'était lamentée sur sa manie de toujours tout perdre. Ce qui, à vrai dire, paraissait tout à fait vraisemblable. A l'égard de Renata Kléber, le commissaire observait une attitude protectrice mêlée d'exaspération ; il ne la tenait pas pour une cliente sérieuse.

O combien plus intéressante pour le vieux limier était l'autre dame, miss Clarice Stamp. Celle-là avait quelque chose de pas net. Une Anglaise typique, sans rien de particulier : cheveux tristes d'un blond filasse, âge déjà avancé, manières réservées et convenables. Cependant, un éclair diabolique

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passait parfois dans ses yeux ternes. Des yeux que le commissaire connaissait bien et qui lui rappelaient qu'il n'est pire eau que l'eau qui dort. Et puis il y avait d'autres petits détails insignifiants qui, s'ils laissaient indifférent le commun des mortels, ne pouvaient en revanche échapper au regard acéré du vieux mâtin. Les robes et autres tenues de miss Stamp étaient toutes de grand prix, neuves, à la dernière mode de Paris, de même que son sac à main en écaille de tortue (le commissaire avait vu le même dans une vitrine des Champs-Elysées, au prix de trois cent cinquante francs). Par ailleurs, pourtant, elle prenait des notes sur un vieux calepin bon marché, tel qu'on en trouve dans les papeteries les plus ordinaires. Une fois, le commissaire l'avait vue sur le pont, allongée sur un transat, enveloppée dans un châle (il ventait) exactement semblable à celui de madame Gauche, en poil de chien. Chaud mais indigne d'une lady anglaise. Curieusement, parmi les objets que possédait Clarice, les neufs étaient tous sans exception de grand prix, alors que les vieux étaient plutôt moches et de qualité inférieure. Incohérent. Un après-midi, avant le five o'clock, Gauche lui avait demandé : " Pourquoi donc, madame, ne portez-vous jamais la petite baleine en or ? Elle ne vous plaît pas ? Je trouve personnellement cette babiole du plus grand chic. " Comment a-t-elle réagi, selon vous ? Elle a piqué un fard pis encore que le " noble japonais " et a répondu qu'elle l'avait déjà mise mais que le commissaire ne l'avait pas vue. Elle mentait. Gauche l'aurait évidemment remarquée. Le commissaire avait sa petite idée derrière la tête mais il devrait attendre le moment psychologiquement

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adéquat. On verrait alors comment elle réagirait, cette Clarice.

Comme il y avait dix places à table et seulement quatre passagers sans emblème, Gauche décida de compléter sa collection avec d'autres spécimens qui, bien qu'ayant leur insigne, étaient chacun à sa manière digne d'intérêt. Cela afin d'élargir son champ d'investigation. Et puisqu'il restait des places, autant en profiter.

En premier lieu il avait demandé au capitaine d'affecter au " Windsor " le médecin-chef du navire, monsieur Truffo. Joshua Cliff avait grogné, mais accepté. La raison pour laquelle Gauche requérait la présence de Truffo était facile à comprendre : unique médecin du Léviathan, expert en matière de piqûres, il avait, de par son statut, droit à l'insigne en or. Le docteur était un petit Italien grassouillet au teint olivâtre et au crâne chauve couronné de cheveux épars. Il fallait vraiment beaucoup d'imagination pour se figurer ce personnage comique dans le rôle du tueur implacable. En plus du médecin, il convint d'allouer une place à son épouse. Le docteur s'était marié deux semaines plus tôt et avait décidé de joindre l'utile à l'agréable, à savoir travail et lune de miel. La chaise occupée par la toute nouvelle madame Truffo était donc une place perdue. Anglaise à la mine contrite et revêche, l'élue du cour de l'Esculape de bord paraissait deux fois ses vingt-cinq ans et provoquait chez Gauche un ennui mortel comme d'ailleurs la majorité de ses compatriotes de sexe féminin. Il la gratifia immédiatement du surnom de " brebis ", eu égard à ses cils blancs et à sa voix bêlante. En fait, elle ouvrait rarement la bouche,

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dans la mesure où elle ne connaissait pas le français et où les propos, dans le salon Windsor, étaient pour l'essentiel échangés dans ce noble idiome. Madame Truffo n'avait pas d'insigne, mais cela était normal, vu qu'elle ne faisait partie ni des officiers ni des passagers.

Dans le registre, le commissaire avait par ailleurs repéré un certain Anthony F. Sweetchild, archéologue et indianiste, et s'était dit que c'était exactement l'homme qui lui convenait. Feu Littleby n'était-il pas quelque chose dans ce genre-là ? Mister Sweetchild, un grand escogriffe à lunettes rondes et à barbiche de chèvre, avait spontanément lancé la conversation sur l'Inde dès le premier dîner. Après le repas, Gauche avait pris le professeur à part et avait habilement fait dévier la discussion sur la collection de lord Littleby. L'indianiste-archéologue avait dédaigneusement qualifié le défunt de dilettante et sa collection de magasin de curiosités, accumulées au mépris de toute démarche scientifique. Selon lui, le seul véritable objet de valeur était le Shiva d'or. C'était une bonne chose que la statuette eût d'elle-même refait surface, car il était bien connu que la police française était tout juste bonne à prendre des pots-devin. A l'écoute de cette remarque d'une injustice criante, Gauche, furieux, était parti d'une quinte de toux, mais Sweetchild s'était contenté de lui conseiller de moins fumer. Puis le savant avait consenti à admettre qu'en effet Littleby avait sans doute réussi à se constituer une assez bonne collection de foulards et de tissus peints, parmi lesquels figuraient quelques pièces dignes d'intérêt, mais qu'on était là plutôt dans le domaine de l'arti-

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sanat local et de l'art décoratif. Pas mal non plus était le coffre en bois de santal du xvie siècle provenant de Lahore et dont les sculptures représentaient des scènes du Mahabharata - et là avaient commencé une telle suite d'histoires à dormir debout que, très vite, le commissaire avait piqué du nez.

Quant au dernier compagnon de table, Gauche l'avait choisi sur sa mine. Au sens littéral. Le fait est que, peu auparavant, le commissaire avait eu l'occasion de lire un intéressant opuscule traduit de l'italien. Un certain Cesare Lombroso, professeur de médecine légale à Turin, avait élaboré toute une théorie selon laquelle les " criminels-nés " n'étaient pas responsables de leurs comportements antisociaux. D'après la théorie de l'évolution du docteur Darwin, écrivait-il, au cours de son développement l'humanité franchit différentes étapes dont chacune la rapproche de la perfection. Le criminel, lui, est une anomalie dans le processus d'évolution, un retour accidentel à un niveau antérieur du développement. C'est pourquoi il est extrêmement facile de repérer un tueur et cambrioleur potentiel : il ressemble au singe, dont nous sommes tous issus. Le commissaire avait longuement réfléchi à ce qu'il avait lu. D'un côté, parmi l'éventail hétéroclite d'assassins et de cambrioleurs auxquels il avait eu affaire en trente-cinq ans de carrière dans la police, tous ne ressemblaient pas à des gorilles, loin de là. Certains avaient même des têtes d'anges, au point que leur seule vue vous tirait des larmes d'attendrissement. D'un autre côté, les faciès simiesques ne manquaient pas non plus. Anticlérical farouche, le vieux Gauche ne

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croyait pas en Adam et Eve. La théorie darwinienne lui paraissait tout de même plus fondée. Or, parmi les passagers de première classe, un drôle de phénomène lui était tombé sous les yeux - le " type caractéristique du criminel ", une véritable image d'Epinal : front bas, arcades sourcilières proéminentes, yeux minuscules, nez épaté, menton fuyant. Le commissaire avait aussitôt demandé que cet Etienne Boileau, négociant en thé, soit affecté au " Windsor ". L'homme s'était révélé des plus charmants - joyeux drille, père de onze enfants et philanthrope convaincu.

Bref, il était devenu clair que le voyage du père Gauche ne s'arrêterait pas non plus à Port-Saïd, prochaine escale après le Havre. L'enquête s'éternisait. En outre, son flair légendaire suggérait au commissaire qu'il brassait de l'air, que dans tout ce public ne figurait pas un seul candidat sérieux. Se dessinait l'atroce perspective de devoir accomplir ce fichu voyage jusqu'au bout : Port-Saïd, Aden, Bombay, Calcutta. Et là, à Calcutta, il ne lui resterait plus qu'à se pendre au premier palmier. Il n'allait tout de même pas rentrer à Paris la tête basse et la queue entre les jambes ! Ses collègues le tourneraient en ridicule, la direction lui renverrait en pleine figure son petit voyage en première classe aux frais de l'Etat. Et encore bien beau si on ne le flanquait pas à la retraite anticipée...

A Port-Saïd, puisque le voyage allait durer, Gauche, bien à contrecour, se ruina en chemises supplémentaires. Il fit des réserves de tabac égyptien et, pour tuer le temps, s'offrit pour deux francs une promenade en calèche le long du célèbre port. Rien d'extraordinaire. Phare énorme, deux môles longs

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à n'en plus finir, bon et après ? La ville elle-même produisait une drôle d'impression - ni tout à fait l'Asie ni vraiment l'Europe. A regarder la résidence du gouverneur général du canal de Suez, on se serait cru en Europe. Dans les rues du centre, on ne voyait que des visages européens, des dames flânaient en s'abritant sous des ombrelles blanches, de riches messieurs en panamas ou canotiers poussaient leur bedaine en avant. Mais dès que la calèche s'engagea dans un quartier indigène, ce ne furent plus qu'odeurs nauséabondes, mouches, tas d'ordures putrides, gamins arabes quémandant une aumône. Qu'avaient donc tous ces riches désouvrés à vouloir parcourir le monde ? C'était partout la même chose : les uns engraissaient en s'empiffrant, les autres crevaient de faim.

Eprouvé à la fois par ses observations pessimistes et par la chaleur, le commissaire regagna le navire, l'humeur morose. Mais là, la chance lui sourit : un nouveau client. Et, semblait-il, un client prometteur.

Le commissaire alla chez le capitaine, où il pécha un certain nombre de renseignements. Ainsi l'homme s'appelait Eraste P. Fandorine et était citoyen russe. Pour une raison quelconque, ledit citoyen russe n'avait pas indiqué son âge. Profession : diplomate. Il était arrivé de Constantinople et se rendait à Calcutta puis, de là, au Japon, où il devait prendre ses fonctions. De Constantinople ? Bien sûr, il avait dû participer aux pourparlers de paix qui avaient mis fin à la récente guerre russo-turque1. Gauche recopia soigneusement toutes les

1. Cf., du même auteur, Le Gambit turc, Presses de la Cité, 2001.

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informations sur une feuille, qu'il rangea dans la précieuse chemise de carton entoilé où il conservait tous les éléments de l'affaire. Il ne se séparait jamais de son dossier; il le feuilletait régulièrement, relisait les rapports et les coupures de journaux et, dans ses moments de rêverie, il dessinait en marge des poissons et des maisons. Désirs secrets qui surgissaient du fond de son cour. Il allait devenir commissaire divisionnaire, s'assurer une confortable pension, et comme ça madame Gauche et lui s'achèteraient une jolie petite maison quelque part en Normandie. Le flic parisien à la retraite irait pêcher à la ligne et ferait son propre cidre. Pas mal, non ? Ah, si seulement il pouvait s'assurer un petit capital pour sa retraite, ne serait-ce qu'une vingtaine de milliers de francs...

Le bateau devant attendre son tour pour l'entrée dans le canal de Suez, le commissaire se rendit de nouveau au port et envoya un télégramme à la préfecture : le diplomate russe E. P. Fandorine était-il connu de Paris ? Avait-il, dans la période récente, franchi la frontière de la République française ?

La réponse arriva rapidement, à peine deux heures et demie plus tard. Il s'avérait que ce cher petit avait en effet passé la frontière, et même par deux fois. La première au cours de l'été 1876l (bon, d'accord), la seconde en décembre 1877, c'est-à-dire trois mois plus tôt. Arrivant de Londres, il avait été enregistré par les services de police et de douane du Pas-de-Calais. On ignorait combien de temps il avait séjourné en France. Il était parfaitement possible qu'il ait encore été là le 15 mars. Et il pouvait tout

1. Cf., du même auteur, Azazel, Presses de la Cité, 2001.

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aussi bien avoir fait un saut rue de Grenelle, une seringue à la main - on ne devait préjuger de rien.

Conclusion, il fallait absolument libérer une place à table. Le mieux, bien sûr, eût été de se débarrasser de la femme du docteur, mais pas question de porter atteinte à l'institution sacrée du mariage. Au terme d'une courte réflexion, Gauche décida d'expédier dans un autre salon le négociant en thé, lequel ne justifiait pas les espoirs - tout théoriques - mis en lui et apparaissait finalement le moins prometteur. Que le steward se charge de le faire déménager. Qu'il lui dise qu'il lui avait trouvé une bonne petite place dans un autre salon avec des messieurs plus importants et des dames plus pimpantes. Après tout, c'était pour régler ce genre de problèmes que les stewards étaient payés.

L'apparition dans le salon d'un nouveau personnage fit sensation. Alors que chacun avait eu tout le temps de copieusement se lasser de ses voisins, voilà qu'arrivait un homme tout frais et sacrement imposant, en plus. Quant au malheureux monsieur Boileau, représentant du degré intermédiaire de l'évolution humaine, nul ne posa la moindre question à son sujet. Le commissaire remarqua que, de tous, la plus émoustillée était miss Clarice Stamp, la vieille fille, qui se mit à pérorer sur les peintres, le théâtre, la littérature. Gauche lui-même aimait à l'occasion rester assis dans un fauteuil avec un bon livre. De tous les écrivains, son préféré était Victor Hugo : c'était vivant, élevé, émouvant aux larmes. Et pour s'endormir il n'y avait rien de mieux. Mais, évidemment, il n'avait jamais entendu parler de ces écrivains russes aux noms barbares, si bien qu'il ne put prendre part à la dis-

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cussion. Cela étant, cette Anglaise défraîchie se donnait du mal pour rien, monsieur Fandorine était bien trop jeune pour elle.

Renata Kléber non plus ne restait pas inactive. Elle tenta d'inscrire le nouveau au nombre des chevaliers servants qu'impitoyablement elle envoyait chercher tantôt son châle, tantôt son ombrelle, tantôt un verre d'eau. Cinq minutes après le début du dîner, madame Kléber avait déjà confié au Russe toutes les vicissitudes de son délicat état et, se plaignant de migraine, elle lui demanda d'aller quérir le docteur Truffo qui, pour l'heure, semblait retenu quelque part. Toutefois, ayant manifestement saisi d'emblée à qui il avait affaire, le diplomate objecta poliment qu'il ne connaissait pas le docteur de visu. Ce fut donc le serviable lieutenant Reynier, la plus dévouée des nounous de la gravide femme de banquier, qui s'empressa d'accomplir la mission.

La première impression produite par Eraste Fandorine était la suivante : taciturne, réservé, courtois. Mais trop précieux au goût du commissaire. Petit col empesé, aussi raide que s'il avait été en albâtre, perle fine piquée à sa cravate de soie et, à sa boutonnière (voyez-moi ça), un oillet rouge. Raie impeccable, sans un seul cheveu qui dépassait, ongles soignés, moustaches noires et fines, comme dessinées au fusain.

Les moustaches en disaient long sur la personnalité d'un homme. Celles de Gauche - des moustaches de phoque, retombant de chaque côté de la bouche - dénotaient un homme posé, conscient de sa valeur, qui ne se laissait pas éblouir par le clinquant, tout sauf un écervelé. Des moustaches en croc, surtout avec les pointes effilées, trahissaient

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un coureur de jupons et un bon vivant. Associées à des favoris, elles désignaient un homme ambitieux, rêvant de devenir général, sénateur ou banquier. Quant à monsieur Fandorine, ses moustaches étaient celles d'un homme ayant une vision romantique de sa propre personne.

Que dire d'autre du Russe ? Il parlait convenablement le français. Détail caractéristique : un léger bégaiement. Et toujours pas trace de l'insigne. Le diplomate s'intéressa surtout au Japonais ; il lui posa toutes sortes de questions assommantes sur son pays, mais le samouraï répondait avec parcimonie, comme s'il craignait quelque piège. Il faut dire que le petit nouveau n'avait expliqué à l'assemblée ni où il se rendait ni ce qu'il allait y faire. Il s'était limité à dire son nom et à préciser qu'il était russe. Seul le commissaire comprenait sa curiosité : l'homme était appelé à vivre au Japon. Gauche se figurait un pays où tous les gens sans exception étaient semblables à monsieur Aono, où tous habitaient des maisons de poupées au toit recourbé et où, pour un oui pour un non, on s'ouvrait le ventre. Vraiment, le sort de ce Russe n'avait rien d'enviable.

Après le dîner, quand Fandorine alla s'asseoir à l'écart pour fumer un cigare, le commissaire s'installa dans le fauteuil voisin et alluma sa pipe. Un peu plus tôt il s'était présenté à sa nouvelle connaissance comme un rentier parisien curieux de découvrir l'Orient (telle était la couverture qu'il s'était inventée). L'heure était maintenant venue pour lui d'amener la conversation sur l'affaire, mais comme ça, de manière habile et détournée. Il porta la main à son revers et tripota sa baleine en

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or (celle récupérée rue de Grenelle), et dit, l'air de rien, comme pour engager la conversation :

- Jolie petite bricole, vous ne trouvez pas ? Le Russe regarda le revers du coin de l'oil mais ne dit rien.

- De l'or pur ! Chic ! fit Gauche, admiratif.

Nouveau silence circonspect, mais parfaitement courtois. L'homme attendait simplement ce qui allait suivre. Ses yeux bleus avaient un regard attentif. Le diplomate avait une très belle peau -une vraie pêche. Avec des joues rosés comme celles d'une demoiselle. Pourtant ce n'était pas une femmelette, ça se voyait tout de suite.

Le commissaire opta pour une autre tactique.

- Vous voyagez beaucoup ? Haussement d'épaules indéterminé.

- Si j'ai bien compris, vous êtes dans la diplomatie, n'est-ce pas ?

Fandorine inclina poliment la tête, sortit un long cigare de sa poche et en coupa l'extrémité avec un canif d'argent.

- Et vous avez déjà eu l'occasion d'aller en France ?

Nouveau hochement de tête affirmatif. Ce monsieur fait un bien piètre interlocuteur, pensa Gauche, néanmoins résolu à ne pas céder.

- J'aime surtout Paris au tout début du printemps, en mars, prononça le policier. C'est le meilleur moment de l'année !

Il lança un regard inquisiteur à son vis-à-vis et se mit intérieurement en position d'attaque. Qu'allait-il répondre ?

Fandorine hocha deux fois la tête. Avait-il simplement pris acte de l'information ou bien était-il

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d'accord ? Impossible à dire. Commençant à s'énerver, Gauche fronça les sourcils avec ani-

mosité.

- Cet insigne ne vous plaît donc pas ?

Sa pipe se mit à grésiller puis s'éteignit.

Le Russe poussa un petit soupir, glissa deux doigts dans la poche de son gilet, en sortit la petite baleine d'or et daigna enfin desserrer les lèvres :

- Je vois, monsieur, que mon insigne vous intéresse p-particulièrement. Je ne le porte pas parce que je n'ai nul désir de ressembler à un portier, fût-il pourvu d'une p-plaque en or. Et d'un. Vous n'avez rien d'un rentier, monsieur Gauche, votre regard est trop fureteur pour cela. En outre, en quoi un rentier parisien aurait-il besoin de traîner en permanence avec lui un dossier officiel ? Et de deux. Vous connaissez ma profession, ce qui veut dire que vous avez accès aux documents de bord. Je suppose que vous êtes détective. Et de trois. Maintenant quatre. Si vous cherchez à obtenir un éclaircissement quelconque de ma part, cessez de tourner autour du pot et posez carrément vos questions.

Allez discuter avec un type pareil !

Il fallait sortir de ce mauvais pas. Parlant à voix basse, Gauche confia au très perspicace diplomate qu'il était le détective en titre du paquebot, qu'il avait pour mission de veiller à la sécurité des passagers, mais qu'il devait agir secrètement et avec la plus extrême délicatesse, afin de ne pas froisser ce public choisi. Difficile de savoir si Fandorine le crut. Quoi qu'il en soit, le Russe s'abstint de toute question.

A quelque chose malheur est bon Le commissaire venait de trouver sinon un complice, du

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moins un interlocuteur qui, entre autres, se distinguait par un étonnant sens de l'observation et par des connaissances exceptionnelles en matière de criminologie.

Souvent ils restaient assis tous les deux sur le pont à regarder la rive en pente douce du canal, à fumer (Gauche la pipe, le Russe le cigare) et à deviser de sujets aussi divers que passionnants. Par exemple, des méthodes les plus modernes permettant d'identifier et de confondre les criminels.

- Dans son travail, la police parisienne s'appuie sur les dernières découvertes de la science, fit un jour valoir Gauche non sans fierté. A la préfecture, nous avons un service spécial d'identification dirigé par un jeune génie, Alphonse Bertillon. Il a élaboré tout un système de classification des caractéristiques des criminels.

- J'ai rencontré Alphonse Bertillon au cours de ma dernière visite à P-Paris, dit Fandorine de la façon la plus inattendue. Il m'a longuement parlé de sa méthode anthropométrique. Le bertillonnage est une théorie ingénieuse, très ingénieuse. Vous avez déjà commencé à la mettre en p-pratique ? Quels sont les résultats ?

- Pour le moment, nuls, répondit le commissaire en haussant les épaules. Il faut tout d'abord soumettre au bertillonnage l'ensemble des récidivistes, ce qui demandera des années. Le service d'Alphonse est un vrai bazar : on y amène des prévenus menottes, on les mesure sous toutes les coutures comme des chevaux à la foire, on note les données Sur des fiches. Cela dit, le travail de la police deviendra bientôt un jeu d'enfant. Supposons que, sur les lieux d'un vol avec effraction, on

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trouve une empreinte de main gauche. On la mesure et on va au fichier. Le majeur a une longueur de 89 millimètres, on cherche dans la section n° 3. Là sont enregistrés dix-sept cambrioleurs dont le majeur est de la taille correspondante. Le reste n'est plus que du détail : parmi les dix-sept on vérifie qui était où le jour du vol et on arrête celui qui n'a pas d'alibi.

- Autrement dit, les criminels sont répartis en différentes sections suivant la longueur de leur majeur, c'est bien cela ? demanda le Russe avec le plus vif intérêt.

Gauche ricana dans ses moustaches et dit sur un ton condescendant :

- Oh, mais c'est tout un système, mon jeune ami. Bertillon divise tous les hommes en trois groupes, en fonction de la longueur de la tête. Chacun des trois groupes se subdivise en trois sous-groupes, selon, cette fois, la largeur de la tête. Ce qui nous donne neuf sous-groupes. A son tour, chaque sous-groupe est divisé en trois sections, en fonction de la longueur du médius de la main gauche. Vingt-sept sections au total. Mais ce n'est pas encore tout. Dans chaque section on distingue trois sous-sections, suivant les dimensions de l'oreille droite. Ce qui nous donne combien de sous-sections ? Exact, quatre-vingt-une. La classification suivante prend en compte la taille, la longueur des mains, la hauteur en position assise, la dimension du pied, la longueur de l'avant-bras. En tout 19 683 catégories ! Le criminel soumis à un bertillonnage complet et se trouvant dans notre fichier n'a aucune chance d'échapper à la justice. Alors qu'auparavant il pouvait n'en faire qu'à sa

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tête : il s'inventait un faux nom lors de son arrestation et on était incapable de savoir ce qu'il avait fabriqué avant.

- C'est remarquable, prononça pensivement le diplomate. Toutefois le bertillonnage n'est pas d'une grande aide pour l'élucidation d'un crime concret, en p-particulier si l'auteur du délit n'a jamais été arrêté auparavant.

Gauche écarta les mains :

- Il est clair que ce problème n'est pas du ressort de la science. On peut faire tout ce qu'on veut, tant qu'il existera des criminels on ne pourra pas se passer de nous, les enquêteurs professionnels.

- Avez-vous déjà eu l'occasion d'entendre parler des empreintes digitales ? demanda Fandorine en montrant au commissaire ses doigts fins mais néanmoins puissants, aux ongles polis et dont l'un était orné d'un solitaire.

Regardant la bague avec envie (une année de salaire du commissaire, sinon plus), Gauche sourit malicieusement :

- Un truc de Bohémiens pour lire dans les lignes de la main ?

- Pas du tout. On sait depuis l'Antiquité que le relief des lignes p-papillaires se trouvant sur les coussinets des doigts est unique chez chaque individu. En Chine, les coolies signent leur contrat de location en appliquant leur pouce imprégné d'encre au bas du d-document.

- Evidemment, si chaque assassin était assez aimable pour prendre soin de tremper son pouce dans l'encre de Chine afin de laisser son empreinte sur les lieux du crime... fit le commissaire avec un éclat de rire bon enfant.

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Pour sa part, le diplomate ne semblait guère d'humeur à plaisanter.

- Monsieur le d-détective du navire, vous saurez que la science moderne a formellement établi qu'il suffisait d'effleurer du doigt n'importe quelle surface sèche et dure pour laisser une empreinte. Dès qu'un assassin, même fugitivement, touche une porte, l'arme du crime, une vitre, il laisse une empreinte grâce à laquelle il sera p-possible de le confondre.

Gauche était sur le point d'ironiser en expliquant que la France comptait vingt mille criminels représentant deux cent mille doigts et qu'à vouloir les examiner tous à la loupe on risquait fort d'y perdre la vue, mais il s'en abstint. L'image de la vitrine brisée de la rue de Grenelle lui était brusquement revenue en mémoire. Les éclats de verre portaient d'innombrables empreintes de doigts. Cependant il n'était venu à l'idée de personne de les prélever, et tous les morceaux avaient été mis à la poubelle.

C'était fou de voir jusqu'où allait le progrès ! Et quand on pensait aux conséquences ! Tous les crimes s'accomplissaient avec les mains, pas vrai ? Or ces mains pouvaient trahir un coupable aussi bien que n'importe quel indicateur appointé ! Et si on prenait systématiquement leurs empreintes digitales aux assassins et cambrioleurs, aucun d'entre eux n'oserait plus se livrer à un quelconque méfait avec ses pattes sales. C'était la fin de la criminalité. De telles perspectives donnaient tout bonnement le tournis.

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Reginald Milford-Stoakes

2 avril 1878

18 heures, 34 minutes et 30 secondes, heure

de Greenwich

Ma très chère Emily,

Aujourd'hui nous sommes entrés dans le canal de Suez- Dans ma lettre d'hier je vous ai parlé en détail de l'histoire et de la topographie de Port-Saïd, et je ne peux maintenant m'empêcher de vous donner quelques informations aussi curieuses qu'instructives sur le Grand Canal, création humaine parmi les plus grandioses, qui fêtera l'année prochaine son dixième anniversaire. Savez-vous, ma petite femme adorée, que l'actuel canal est le quatrième en date et que le premier fut creusé au xive siècle avant Jésus-Christ, sous le règne du grand pharaon Ramsès ? A l'époque du déclin de l'Egypte, les vents du désert remplirent de sable le lit du canal, mais sous le roi de Perse Darius, en 500 avant Jésus-Christ, des esclaves creusèrent un nouveau canal, qui coûta pas moins de 120 000 vies humaines. Hérodote écrit que la navigation le long du canal prenait quatre jours et que deux trirèmes pouvaient s'y croiser sans que leurs rames ne se touchent. Plusieurs navires de la flotte défaite de Cléopâtre purent gagner la mer Rouge par cette voie et ainsi échapper au courroux du redoutable Octave.

Après la chute de l'Empire romain, le temps et le sable séparèrent de nouveau l'Atlantique de l'océan

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Indien par un mur mouvant long de cent milles. Mais ce fut sur ces terres arides que dut se constituer le puissant royaume des successeurs du prophète Mahomet, si bien que les gens reprirent les pics et les pioches. Je vogue le long de ces terres salifères mortes et de ces dunes de sable infinies, sans cesser de m'émerveiller devant le courage obstiné et l'acharnement dont est capable la race humaine, devant sa capacité à mener contre le tout-puissant Chronos une lutte infailliblement vouée à l'échec. Pendant deux cents ans, des navires chargés de grains naviguèrent le long du canal arabe, puis la terre effaça de son front cette misérable ride, et le désert se plongea dans un sommeil de mille ans.

L'histoire, hélas, ne voulut pas que le père du nouveau canal de Suez fût un Britannique mais le Français Lesseps, représentant de cette nation pour laquelle, chère Emily, j'éprouve un très profond mépris, au demeurant entièrement justifié. Ce diplomate retors convainquit le khédive d'édicter un fir-man autorisant la création de la " Compagnie universelle du canal de Suez ". La compagnie obtint une concession de 99 ans pour la future route maritime, tandis que le gouvernement égyptien se voyait attribuer, en tout et pour tout, 15 % des bénéfices prévus ! Quand on pense que ces infâmes Français osent nous accuser de piller les pays arriérés ! Nous, au moins, nous conquérons nos privilèges par l'épée et non en concluant de sordides marchés avec de cupides bureaucrates locaux.

Chaque jour, 1 600 chameaux apportaient de l'eau potable aux ouvriers qui creusaient le Grand Canal, ce qui n'empêchait pas les malheureux de mourir

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par milliers, de soif, d'épuisement et de maladies infectieuses. Notre Léviathan vogue sur les cadavres et, sous le sable, je vois des crânes nus au regard vide et aux dents jaunes. Il fallut dix ans et quinze millions de livres sterling pour réaliser cet ouvrage grandiose. Moyennant quoi, désormais, le voyage en bateau depuis l'Angleterre jusqu'en Inde est deux fois plus court qu'auparavant. Environ vingt-cinq jours pour gagner Bombay. Incroyable ! Et quelle envergure ! La profondeur du canal dépasse les 100 pieds, de sorte que même notre arche gigantesque peut naviguer en toute sécurité, sans risque de s'échouer sur un bas-fond.

Aujourd'hui, au cours du déjeuner, j'ai été pris d'un fou rire irrépressible. Je me suis étranglé avec une croûte de pain, j'ai eu une quinte de toux, mais cela ne m'a pas calmé pour autant. Quand ce pitoyable fat de Reynier (je vous ai déjà parlé de lui, c'est le premier lieutenant du Léviathanj m'a demandé avec une fausse sollicitude quelle était la cause de mon hilarité, je me suis mis à rire de plus belle. Je ne pouvais tout de même pas lui avouer la pensée qui me mettait dans cet état. Alors que ce sont les Français qui ont construit ce canal, c'est nous, les Anglais, qui en récoltons les fruits. Il y a trois ans, le gouvernement de Sa Majesté a racheté au khédive le paquet d'actions qui le rendait majoritaire, si bien que maintenant, c'est nous, les Britanniques, qui sommes les patrons. Sans compter que l'action du canal, qui autrefois se négociait à 15 livres, en vaut aujourd'hui 3 000. Pas mal, non ? Comment ne pas en rire ?

Mais je dois vous ennuyer avec tous ces détails assommants. Ne m'en veuillez pas, ma chère Emily,

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mais je n'ai rien d'autre à faire que d'écrire de longues lettres. Quand ma plume grince sur le papier blanc, il me semble que vous êtes près de moi et que nous conversons paisiblement. Vous savez, grâce au climat chaud, je commence à me sentir beaucoup mieux. J'oublie les cauchemars qui habitent mes nuits. Pourtant ils n'ont pas disparu : le matin, quand je me réveille, ma taie d'oreiller est mouillée de larmes et il arrive même parfois qu'elle porte des traces de morsures.

Mais tout cela n'est rien. Chaque nouveau jour, chaque mille parcouru me rapproche d'une vie nouvelle. Là-bas, sous le doux soleil de l'équateur, cette terrible séparation qui me chavire l'âme sera enfin terminée. Vivement que cela arrive ! Il me tarde tant de revoir votre lumineux, et doux, regard, ma tendre amie.

Que dire d'autre pour vous distraire ? Je pourrais au moins vous décrire notre Léviathan, car ce sujet mérite grandement d'être évoqué. Dans mes précédentes lettres, j'ai beaucoup trop parlé de mes sentiments et de mes rêves, alors que je ne vous ai pas encore décrit dans toute sa splendeur ce triomphe du génie maritime britannique.

Le Léviathan est le plus grand navire de passagers de toute l'histoire, l'unique exception étant le colossal Gréât Eastern qui, depuis vingt ans déjà, sillonne les eaux de l'Atlantique. Jules Verne, en décrivant le Gréât Eastern dans son livre La Ville flottante, n'avait pas vu notre Léviathan, sinon il aurait rebaptisé le vieux G. E. " Village flottant ". Si ce dernier sert exclusivement à poser des câbles télégraphiques au fond de l'océan, le Léviathan, lui, peut transporter un millier d'hommes, plus 10000

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tonnes de fret. La longueur de ce monstre cracheur de feu dépasse les 600 pieds et sa largeur atteint les 80. Savez-vous, chère Emily, comment se construit un navire ? Tout d'abord on le " met à plat ", c'est-à-dire qu'on dessine le plan du bateau en grandeur nature directement sur le sol parfaitement égalisé d'un bâtiment choisi à cet effet. Le plan du Léviathan était de dimensions telles qu'il a fallu construire un hangar de la taille du palais de Buckingham !

Ce bateau de rêve possède deux machines à vapeur, deux puissantes roues - une à chaque bord - plus une gigantesque hélice à l'arrière. Les six mâts, lancés à l'assaut du ciel, sont pourvus d'une voilure complète, si bien qu'à plein régime et sous vent porteur le bâtiment développe une vitesse de 16 nouds ! Ce paquebot a bénéficié de toutes les plus récentes innovations de l'industrie navale, parmi lesquelles : une double coque métallique qui protège le navire, y compris en cas de choc contre un rocher; des quilles latérales conçues pour réduire le roulis ; un éclairage entièrement électrique ; des compartiments étanches ; d'énormes condenseurs pour la vapeur d'échappement... impossible de tout citer. C'est tout le savoir accumulé au cours des siècles par l'inlassable esprit d'invention de l'homme qui se trouve concentré dans ce fier bâtiment fendant les flots sans crainte. Hier, fidèle à ma vieille habitude, j'ai ouvert la Sainte Bible à une page au hasard, et quelle ne fut pas ma stupéfaction de tomber sur des lignes où il était question du Léviathan, le terrible monstre marin du livre de Job. J'ai frémi en comprenant subitement qu'il ne s'agissait là ni d'un serpent

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marin comme le pensaient les anciens ni d'un cachalot comme l'affirment les rationalistes d'aujourd'hui. Non, la Bible évoque clairement ce Léviathan chargé de me sortir des ténèbres et de la peur pour me conduire vers la lumière et le bonheur. Mais jugez vous-même : " II fait bouillonner le gouffre comme une chaudière, il transforme la mer en brûle-onguents. Il allume derrière lui un sentier lumineux, l'abîme semble une tête chenue. Sur terre, il n'a point son pareil, il a été fait intrépide. Il regarde en face les plus hautains, il est roi sur tous les fils de l'orgueil. " La chaudière à vapeur, le brûle-onguents - c'est-à-dire le mazout -, le sentier lumineux, - c'est-à-dire le sillage du bateau. Tout cela saute aux yeux !

Et j'ai pris peur, chère Emily. Ces lignes contiennent une mise en garde menaçante, sans que je sache si elle s'adresse à moi personnellement, aux passagers du Léviathan ou bien à l'humanité tout entière. Du point de vue de la Bible, en effet, l'orgueil n'est-il pas répréhensible ? Et si l'Homme, avec ses joujoux techniques, " regarde en face les plus hautains ", cela n'est-il pas lourd de funestes conséquences ? Ne nous sommes-nous pas trop enorgueillis de la vivacité de notre esprit et de l'habileté de nos mains ? Où nous mène tous le roi de l'orgueil ? Que nous réserve l'avenir ?

Alors, j'ai ouvert mon bréviaire pour prier, pour la première fois depuis des lustres. Soudain, je lis : " Ils pensent que leurs maisons sont éternelles, que leur logis se transmet de génération en génération, et ils donnent à leurs terres leur propre nom. Mais l'homme ne vivra pas dans l'honneur. Il sera semblable aux animaux qui périssent. Cette voie est

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leur folie, même si ceux qui les suivront les approuvent. "

Mais lorsque, saisi par un sentiment mystique, d'une main tremblante j'ai ouvert le Livre pour la troisième fois, mon regard enflammé est tombé sur ce fastidieux passage des Nombres où, avec une précision de comptable, sont énumérés les sacrifices des différentes tribus d'Israël. Là, je me suis calmé, j'ai agité la sonnette d'argent et demandé au steward de m'apporter du chocolat chaud.

Le confort qui règne dans cette partie du navire réservée aux gens comme il faut dépasse l'imagination. A cet égard, le Léviathan n'a véritablement pas son pareil. L'époque où les voyageurs se rendant en Chine ou en Inde devaient s'entasser les uns sur les autres dans des cellules exiguës et sombres appartient définitivement au passé. Vous savez, ma petite femme chérie, combien la claustrophobie est développée chez moi, eh bien, sur le Léviathan, je me sens aussi à l'aise que sur les bords de la Tamise. Ici il y a tout ce qu'il faut pour combattre l'ennui : salle de bal, salon de musique pour les concerts classiques, bibliothèque plus que convenable. Par son agencement, la cabine de première classe ne le cède en rien à une chambre du meilleur hôtel de Londres. Ces cabines sont au nombre de cent. A cela il faut ajouter 250 cabines de seconde classe pouvant accueillir 600 personnes (je n'y ai même pas jeté un coup à'oil - je ne supporte pas la médiocrité) et, d'après ce qu'on dit, il y a également de vastes cales pour les marchandises. A lui seul, le personnel de service (hors matelots et officiers) comprend 200 personnes : stewards, cuisiniers, laquais, musiciens,

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femmes de chambre. Imaginez-vous que je ne regrette pas un seul instant de ne pas avoir pris Jeremy avec moi. Ce vaurien passait son temps à mettre son nez dans les affaires des autres alors qu'ici, à onze heures précises, la femme de chambre arrive, fait le ménage et remplit toutes les missions que je lui confie. C'est pratique et judicieux. Si on le souhaite, on peut appeler le laquais afin qu'il vous aide à vous habiller, mais je juge cela inutile - je m'habille et me déshabille seul. En mon absence, il est strictement interdit aux domestiques de rentrer dans ma cabine, ce qui ne m'empêche pas, en sortant, de fixer un cheveu à ma porte. Je crains les espions. Croyez-moi, chère Emily, ce n'est pas un navire, mais une véritable ville avec son lot de gredins de tout acabit.

Pour l'essentiel j'ai puisé mes informations sur le paquebot dans les explications du lieutenant Reynier, ardent défenseur de son navire. Pour le reste, l'homme n'est guère sympathique et m'inspire la plus vive méfiance. Il fait beaucoup d'efforts pour jouer les gentlemen, mais on ne m'y prend pas, j'ai du flair pour repérer la basse extraction. Désireux de produire une bonne impression, l'individu m'a invité dans sa cabine. J'ai accepté d'y faire un saut, moins par curiosité que par souci de mesurer le degré de menace que pourrait représenter ce souillon (sur son aspect extérieur voir ma lettre du 20 mars). Son cadre de vie est minable, et son manque de goût saute d'autant plus aux yeux qu'il prétend au bon ton (vases chinois, fumeuses indiennes, affreuse marine accrochée au mur, etc.). Sur la table, au milieu des cartes et des instruments de navigation, trône une grande photogra-

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phie représentant une femme en noir et portant cette inscription en français : " Bon vent, mon chéri ! Françoise B. " Je lui ai demandé s'il s'agissait de sa femme. En fait, c'est sa mère. C'est touchant, mais cela ne retire rien à mes soupçons. Je n'ai pas renoncé à vérifier notre cap toutes les trois heures, même si cela m'oblige à me lever deux fois pendant la nuit. Bien sûr, pendant que nous longeons le canal de Suez, cela peut paraître superflu, mais je ne veux pas perdre l'habitude de manier le sextant.

J'ai plus de temps qu'il n'en faut, et, quand je n'écris pas des lettres, j'ai tout loisir d'observer la foire aux vanités qui m'entoure de toutes parts. Dans cette galerie de types humains, se trouvent ça et là de drôles de personnages. Je vous ai déjà parlé de certains d'entre eux, mais, hier, une nouvelle tête a fait son apparition dans notre salon. Imaginez-vous qu'il est russe. Son nom : Eraste Fandorine. Vous n'ignorez pas, Emily, mon opinion sur la Russie, cette monstrueuse excroissance qui couvre la moitié de l'Europe et un tiers de l'Asie. La Russie cherche à répandre sa parodie de religion chrétienne et ses mours barbares dans le monde entier, et Albion est l'unique rempart dressé sur la route de ces Huns des temps modernes. Sans la position déterminée du gouvernement de Sa Majesté dans l'actuelle crise orientale, le tsar Alexandre aurait mis ses grosses pattes d'ours à la fois sur les Balkans et sur...

Mais je vous ai déjà parlé de tout cela et je ne veux pas me répéter. Sans compter que les considérations politiques ont un effet déplorable sur mes nerfs. Il

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est exactement huit heures moins quatre minutes. Comme je vous l'ai écrit, jusqu'à Aden le Léviathan continuera à vivre à l'heure britannique, raison pour laquelle, à huit heures, ici, c'est déjà la nuit. Je vais aller mesurer la longitude et la latitude, ensuite je dînerai et je continuerai ma lettre.

Dix heures, seize minutes.

Je vois que je n'en avais pas terminé avec mister Fandorine. En fait, il me plaît bien, nonobstant sa nationalité. Bonnes manières, calme, attentif. Sans doute appartient-il à cette catégorie de la population qu'en Russie on désigne par le mot italien tfintelligenzia, sans doute en référence à la classe des Européens cultivés. Reconnaissez, chère Emily, qu'on peut difficilement considérer comme appartenant au monde civilisé une société dans laquelle les gens cultivés forment une couche à part, de surcroît désignée par un mot étranger. J'imagine le gouffre qui sépare cet homme policé qu'est mister Fandorine de ces kossacks barbus ou de ces muzhiks qui constituent 90 % de la population de l'empire tataro-byzantin. D'un autre côté, une telle distance doit singulièrement élever et ennoblir l'homme cultivé et réfléchi. C'est une idée qu'il faudra méditer.

J'ai bien aimé la manière élégante dont mister Fandorine (à propos, il est diplomate, ce qui explique pas mal de choses) a remis à sa place cet insupportable goujat de Gauche, qui se prétend rentier alors que l'oil le moins expérimenté voit tout de suite que ce type s'occupe de trafics douteux. Je ne serais pas étonné qu'il se rende en Orient pour acheter de l'opium ou des danseuses exotiques pour les

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bouges parisiens. [Dernière phrase biffée.] Je sais, tendre Emily, que vous êtes une vraie lady et que vous n'essaierez pas de lire ce qui est raturé. Je me suis un peu laissé emporter et j'ai écrit des mots indignes de votre chaste regard.

Mais venons-en au dîner de ce soir. Le bourgeois français, qui ces derniers temps a pris du poil de la bête, en devenant même horriblement bavard, s'est lancé d'un air suffisant dans des considérations sur les avantages de la vieillesse par rapport à la jeunesse. " Tenez, je suis plus vieux que tous les présents, commence-t-il à dire avec condescendance, tel Socrate. J'ai les cheveux gris, je suis bedonnant et moche, mais n'allez surtout pas penser, mesdames et messieurs, que le père Gauche accepterait de changer sa place contre la vôtre. Quand je vois un jeune plein de morgue se vanter de sa beauté, de sa force et de sa santé, je n'éprouve aucune jalousie. Bah, me dis-je, ce n'est pas bien méchant, j'étais pareil à son âge. Seulement toi, mon petit, tu ne sais pas encore si tu atteindras un jours mes soixante-deux ans. Je suis déjà deux fois plus heureux que toi avec tes trente ans puisque j'ai eu la chance de passer sur cette belle terre deux fois plus longtemps. " Sur quoi il avale une gorgée de vin, très fier de l'originalité de sa pensée et de sa logique apparemment implacable. C'est alors que mister Fandorine, qui jusque-là n'avait pas ouvert la bouche, déclare le plus sérieusement du monde : " II en est incontestablement ainsi, monsieur Gauche, si l'on considère la vie dans son acception orientale, à savoir comme une présence en un point donné et un éternel "maintenant". Mais il existe une autre conception qui considère la vie de l'homme comme une ouvre globale et complète, qu'il est impossible de juger tant

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qu'on n'en a pas achevé la dernière page. L'ouvre peut alors être aussi longue qu'une tétralogie ou aussi courte qu'une nouvelle. Mais qui osera affirmer qu'un roman gros et vulgaire a nécessairement plus de valeur qu'un poème court mais sublime ? " Le plus drôle est que notre rentier, qui est effectivement gros et vulgaire, n'a même pas compris qu'il s'agissait de lui. Même quand miss Stamp (une personne pas sotte mais bizarre) a ricané et que moi-même j'ai pouffé sans vraiment me gêner, le Français n'a pas saisi l'allusion. Il est resté ferme sur ses positions, avec une obstination qui inspire le respect. Il est vrai que dans la suite de la discussion, alors qu'on en était déjà au dessert, monsieur Gauche a fait preuve d'un bon sens qui m'a surpris. L'absence d'éducation a tout de même ses avantages : un esprit non influencé par les grands penseurs peut être parfois capable de remarques justes et intéressantes.

Jugez vous-même. Cette espèce d'amibe de Mrs Truffo, la femme de notre imbécile de docteur, a recommencé à bêtifier à propos du " cher petit " ou encore de /'" angelot " grâce auquel madame Kléber fera bientôt le bonheur de son banquier. Mrs Truffo ne parlant pas français, c'est son malheureux époux qui se vit obligé de traduire ses mièvreries sur le bonheur familial, inconcevable " sans le gazouillement d'un poupon ". Gauche, qui tirait sans discontinuer sur sa pipe, intervint brusquement : " Je ne peux pas être d'accord avec vous, madame. Un couple vraiment heureux n'a absolument pas besoin d'enfant, car, dans ce cas, le mari et la femme se suffisent amplement à eux-mêmes. Un homme et une femme sont comme deux surfaces inégales, chacune avec des creux et

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des bosses. Si les deux surfaces n'adhèrent pas parfaitement, il faut de la colle, sans laquelle la construction, c'est-à-dire la famille, ne tiendra pas. Et cette colle, ce sont précisément les enfants. Mais si les surfaces s'emboîtent bien, chaque bosse s'adaptant à un creux, la colle est inutile. Prenez, par exemple, moi et ma Blanche. Trente-trois ans de vie commune en parfaite communion, tel un bouton dans sa boutonnière. A quoi nous serviraient des enfants puisque sans eux tout est parfait ? " Vous imaginez, Emily, la vague d'indignation outragée qui s'est abattue sur la tête de l'iconoclaste. La plus zélée fut madame Kléber, au nom du futur petit Suisse qu'elle porte en son sein. La seule vue de ce ventre plat qu'elle essaie par tous les moyens de faire ressortir me hérisse. Je vois immédiatement, à l'intérieur, un mini-banquier en chien de fusil avec des petites oreilles rabougries et des joues gonflées. On peut parier qu'avec le temps la progéniture du couple Kléber sera assez nombreuse pour former un bataillon de la garde suisse.

Je dois vous avouer, mon Emily adorée, que le spectacle des femmes enceintes me donne des haut-le-cour. Elles sont répugnantes ! Cet absurde sourire animal, cette mine immonde, cette façon d'être en permanence à l'écoute de ses entrailles ! Je me tiens le plus loin possible de madame Kléber. Jurez-moi, ma chérie, que nous n'aurons jamais d'enfants. Le gros bourgeois a mille fois raison ! A quoi bon des enfants ? Ne sommes-nous pas infiniment heureux ainsi ? Il nous faut simplement endurer cette insupportable séparation.

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Je vois qu'il est déjà onze heures moins deux. Il est temps que j'aille faire mes relevés.

Malédiction ! J'ai retourné toute ma cabine. Mon sextant a disparu. Je ne suis pas fou ! Il était posé sur le coffre avec mon chronomètre et mon compas, et il n'y est plus ! J'ai peur, Emily ! Oh, je le pressentais ! Mes pires soupçons étaient justifiés !

Pourquoi ? Dans quel but ? Ils sont prêts à toutes les bassesses, pourvu qu'ils empêchent nos retrouvailles ! Comment vais-je maintenant pouvoir vérifier que le paquebot tient le bon cap ? C'est Reynier, je le sais ! J'ai bien vu les yeux avec lesquels il me regardait quand, la nuit dernière, il m'a surpris sur le pont en train de manipuler le sextant ! L'infâme !

Il faut aller chez le capitaine et exiger un châtiment. Et s'ils étaient de mèche ? Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi.

J'ai dû m'interrompre. J'ai été tellement contrarié qu'il a fallu que je prenne les gouttes prescrites par le docteur Jenkins. Et, ainsi qu'il me l'a conseillé, j'ai pensé à quelque chose d'agréable. Je nous ai imaginés dans l'avenir. Nous étions assis dans une véranda blanche à scruter le lointain en essayant de deviner où s'arrêtait la mer et où commençait le ciel. Vous souriiez et disiez : " Cher Reggie, nous voilà enfin réunis. " Puis nous montions dans un cabriolet et allions faire une promenade sur le bord de...

Seigneur, qu'est-ce que je raconte ? Quel cabriolet ?

Je suis un monstre, et pour moi il n'y a pas de

pardon.

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Renata Kléber

Elle se réveilla d'excellente humeur. Elle accueillit par un sourire le rayon de soleil qui grimpait sur sa joue ronde, froissée par l'oreiller, et prêta attention à son ventre. Le fotus se tenait tranquille, mais elle mourait de faim. Il restait cinquante bonnes minutes jusqu'au petit déjeuner, mais Renata avait de la patience à revendre et ne savait pas s'ennuyer. Le matin, le sommeil la quittait aussi brusquement qu'il la terrassait le soir. Il lui suffisait de poser la tête sur ses deux mains jointes pour, dans la seconde suivante, se trouver transportée dans quelque rêve enchanteur.

Fredonnant la chanson de la pauvre Georgette amoureuse du ramoneur, Renata fit sa toilette matinale, se passa de l'eau de lavande sur le visage puis, rapidement et habilement, se coiffa : elle fit bouffer sa frange sur son front, tira ses épais cheveux châtains en un chignon impeccable et laissa pendre deux petites boucles à ses tempes. Le résultat était exactement celui recherché : donner l'impression d'une jeune femme charmante et discrète. Elle regarda par le hublot. Le spectacle était toujours le même : rive uniforme du canal, sable jaune, misérables petits villages avec leurs masures de terre battue. Il allait faire chaud. Elle mettrait donc sa robe de dentelle blanche et son chapeau de paille à ruban rouge. Et il ne fallait pas qu'elle oublie son ombrelle car, après le petit déjeuner, elle ne manquerait pas de faire sa promenade de santé. Non, tout compte fait, elle n'allait pas s'embarrasser de son ombrelle. Tant pis, quelqu'un irait la lui chercher.

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Avec une évidente satisfaction, Renata tourna devant le miroir, s'immobilisa de profil et tendit sa robe sur son ventre. A vrai dire, il n'y avait rien à voir de particulier pour l'instant.

Considérant que sa qualité de femme enceinte l'y autorisait, elle arriva au petit déjeuner bien avant l'heure : les serveurs n'avaient pas encore dressé la table. Renata ordonna immédiatement qu'on lui serve un jus d'orange, du thé, des croissants au beurre et tout ce qui s'ensuit. Quand apparut le premier de ses compagnons de table - le gros monsieur Gauche, un lève-tôt lui aussi -, la future mère venait de régler son sort à un troisième croissant et attaquait l'omelette aux champignons. Sur le Léviathan on ne servait pas un vulgaire petit déjeuner continental mais un authentique breakfast anglais, avec rosbif, oufs sous les formes les plus recherchées, pudding, céréales. Seuls les croissants représentaient la branche française du consortium. En revanche, au déjeuner et au dîner, la cuisine française régnait sans partage. On n'allait tout de même pas servir des rognons aux fèves au salon Windsor !

Comme toujours, le premier lieutenant du capitaine fit son apparition à neuf heures tapantes. Il s'enquit avec sollicitude de la santé de madame Kléber. Renata mentit en prétendant qu'elle avait mal dormi et se sentait complètement vannée, tout cela parce que son hublot ne s'ouvrait pas bien et qu'il faisait une chaleur étouffante dans sa cabine. Le lieutenant Reynier s'en alarma et promit d'aller personnellement voir de quoi il retournait et de remédier à ce déplorable état de choses. Il ne toucha ni au rosbif ni aux oufs : il suivait un curieux

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régime et se nourrissait pour l'essentiel de légumes. Renata en avait de la peine pour lui.

Peu à peu, les autres se succédèrent. Au petit déjeuner, la conversation manquait généralement d'entrain : les plus âgés se remettaient péniblement d'une mauvaise nuit ; les plus jeunes n'étaient pas encore complètement réveillés. Il était amusant d'observer la façon dont cette abominable Clarice Stamp était aux petits soins pour le diplomate bégayant. Renata secoua la tête : comment pouvait-on se montrer si bête ? Il a beau en imposer avec ses tempes grises, il pourrait être ton fils, ma pauvre petite. Qu'est-ce qu'un beau jeune homme comme ça pourrait bien faire de cette vieille coquette ?

Le tout dernier à arriver fut le Toqué (c'était ainsi que, secrètement, Renata appelait le baronet anglais). Avec ses cheveux roux hérissés, ses yeux rouges et son tic au coin de la bouche, il était sinistre et effrayant. Mais, bien loin d'en avoir peur, madame Kléber ne manquait jamais une occasion de s'amuser un peu à ses dépens. Par exemple, affichant un sourire aussi aimable qu'innocent, elle venait à l'instant même de tendre le pot à lait au Toqué. Exactement comme prévu, Milford-Stoakes (en voilà un drôle de nom) écarta sa tasse d'un air dégoûté. Renata savait par expérience que désormais il ne toucherait plus au pot à lait et boirait son café noir.

- Pourquoi ce mouvement de recul, monsieur ? balbutia-t-elle d'un ton mal assuré. N'ayez pas peur, la grossesse n'est pas contagieuse. (Puis, sans plus aucun tremblement dans la voix, elle ajouta :) Pour les hommes en tout cas.

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Le Toqué la gratifia d'un regard incendiaire, qui se brisa sur celui - lumineux et serein - de son interlocutrice. Le lieutenant Reynier cacha un sourire derrière sa main, le rentier émit un vague ricanement. Même le Japonais ne put se retenir de sourire à la sortie de Renata. Il est vrai que ce monsieur Aono souriait pour un oui pour un non, y compris sans la moindre raison. Peut-être que chez ces gens-là le sourire n'exprimait pas la gaieté mais quelque chose d'autre. La tristesse ou le dégoût, par exemple.

S'étant départi de son air réjoui, monsieur Aono se livra à cet acte insensé qui chaque fois donnait la nausée à tous ses voisins de table : il sortit de sa poche une serviette en papier, se moucha dedans bruyamment, en fit une boule humide qu'il déposa soigneusement sur le rebord de son assiette sale. Mesdames, messieurs, admirez le splendide ikebana ! Renata avait lu quelque chose à propos de l'ikebana dans un roman de Pierre Loti et se rappelait ce mot à l'étrange sonorité. L'idée était intéressante : composer des bouquets non pas selon l'humeur du moment mais en fonction d'un projet philosophique. Un de ces jours il faudrait qu'elle essaie.

- Quelles fleurs préférez-vous ? demanda-t-elle

au docteur Truffo.

Ce dernier traduisit la question à la haridelle qui lui faisait office d'épouse, puis répondit :

- Les pensées.

Et il traduisit également sa réponse : pansies.

- J'adore les fleurs ! s'exclama miss Stamp (voilà maintenant qu'elle jouait les ingénues). Mais seulement les fleurs vivantes. J'aime me promener

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dans une prairie en fleurs ! Cela me fend le cour de voir les pauvres fleurs coupées se faner et perdre leur pétales ! C'est d'ailleurs pourquoi je ne permets à personne de m'offrir des bouquets.

Regard langoureux à l'adresse du beau Russe.

Quel dommage, sinon tous t'auraient immédiatement couverte de fleurs, pensa Renata avant d'ajouter à haute voix :

- Selon moi, les fleurs sont le couronnement de l'ouvre divine, et je considère comme un crime de piétiner une prairie en fleurs.

- Dans les jardins parisiens, c'est en effet considéré comme un crime, intervint monsieur Gauche. Punition : dix francs. Et si les dames autorisent le vieux malappris que je suis à allumer sa pipe, je vous raconterai à ce propos une petite anecdote fort amusante.

- O, dames, faites preuve d'indulgence ! s'écria Sweetchild, l'indianiste binoclard, en secouant sa barbichette à la Disraeli. Monsieur Gauche est un si merveilleux conteur !

Tous se tournèrent vers la femme enceinte, dont dépendait la décision, et celle-ci se frotta la tempe comme en proie à une douleur. Non, Renata n'avait pas le moins du monde mal à la tête, elle faisait simplement durer le plaisir. D'ailleurs, elle aussi était curieuse d'entendre la " petite anecdote ", raison pour laquelle elle accepta d'un air de sacrifiée :

- C'est bon, fumez. Mais qu'au moins quelqu'un me fasse de l'air avec son éventail.

L'infâme Clarice, qui possédait un somptueux éventail en plumes d'autruche, faisant mine de n'être pas concernée, ce fut au Japonais qu'échut la

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tâche d'éventer la future mère. Gintaro Aono vint s'asseoir près d'elle, et il entreprit avec un tel empressement d'agiter son éventail criard orné de papillons devant le nez de la pauvre martyre qu'une minute plus tard celle-ci était effectivement prise de nausée face à ce kaléidoscope infernal. Le Japonais se vit adresser une réprimande pour excès de zèle.

Le rentier quant à lui tira avec délectation sur sa pipe, lâcha un nuage de fumée odorante et entama son récit :

- Vous me croirez si vous voulez, mais cette histoire est tout ce qu'il y a de plus véridique. Il y avait au jardin du Luxembourg un jardinier appelé le père Picard. Depuis quarante ans il arrosait et entretenait les fleurs du jardin, et il ne lui restait plus que trois ans avant la retraite. Un beau matin le père Picard arrive avec son arrosoir, et qu'est-ce qu'il voit ? Un monsieur très chic, vêtu d'un frac, qui se prélassait au doux soleil du matin, étalé au milieu du parterre de tulipes. Visiblement, il s'agissait d'un noceur qui avait fait la bringue jusqu'à l'aube et qui, incapable de rentrer chez lui, s'était laissé tomber là. (Gauche plissa les yeux et promena sur l'assistance un regard malicieux.) Picard, évidemment, prend la mouche en voyant ses tulipes écrasées. Il dit : " Levez-vous, m'sieu, il est interdit de se coucher dans les parterres de fleurs du jardin ! " Le noceur entrouvre un oil et sort une pièce d'or de sa poche. " Tiens, mon vieux, dit-il, prends ça et laisse-moi tranquille. Il y a une éternité que je ne me suis pas aussi bien reposé. " Alors, le jardinier prend la pièce, mais ne part pas pour autant.

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" D'accord, vous avez payé l'amende, mais je n'ai pas le droit de vous laisser ici. Veuillez vous lever immédiatement. " Là, le monsieur en frac ouvre son deuxième oil, mais ne se presse pas pour se lever. " Combien faut-il donc que je te donne pour que tu te retires de mon soleil ? Je suis prêt à te payer n'importe quelle somme si tu fiches ton camp et me laisses dormir une petite heure. " Le père Picard se gratte la nuque, remue les lèvres comme s'il calculait quelque chose. " Eh bien, monsieur, dit-il, si vous voulez obtenir le droit de rester allongé pendant une heure sur un parterre de fleurs du jardin du Luxembourg, il vous en coûtera quatre-vingt-quatre mille francs et pas un sou de moins. " (Manifestement plein d'admiration pour le jardinier culotté, le Français sourit d'un air goguenard à travers ses moustaches grises et poursuivit son récit.) Là, je dois vous dire que le noceur en question n'était pas n'importe qui mais le banquier Laffite en personne, l'homme le plus riche de tout Paris. Laffite n'était pas homme à lancer des paroles en l'air, il avait dit " n'importe quelle somme ", pas question de se défiler. C'eût été pour lui une honte que de partir la queue entre les jambes et de ne pas honorer sa parole de banquier. En même temps, donner pour des prunes une somme pareille au premier insolent venu n'était guère à son goût. Que faire ? (Gauche eut un haussement d'épaules qui exprimait l'extrême complexité de la situation.) Et voilà Laffite qui dit : " Eh bien, vieux filou, tu auras tes quatre-vingt-quatre mille francs, mais à une condition : prouve-moi qu'une heure passée sur ton maudit parterre de

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fleurs vaut effectivement cette somme. " Et si tu n'en es pas capable, je vais immédiatement me lever, te flanquer quelques bons coups de canne dans les côtes, une petite incartade qui me vaudra tout au plus une amende de quarante francs. " (Toujours aussi loufoque, Milford-Stoakes éclata d'un gros rire et secoua sa chevelure rousse d'un air approbateur, tandis que Gauche levait son doigt jauni par la fumée, l'air de dire : ne vous réjouissez pas si vite, l'histoire n'est pas terminée.) Eh bien, que croyez-vous, mesdames et messieurs ? Sans se démonter une seule seconde, le père Picard commence à exposer le résultat de ses calculs : " Dans trente minutes, à huit heures très exactement, monsieur le directeur du jardin va arriver. Il va vous voir allongé sur le parterre de fleurs et se mettre à hurler en m'ordonnant de vous chasser d'ici. Ce que je ne pourrai pas faire puisque vous m'aurez payé non pas pour une demi-heure mais pour une heure complète. Je vais alors me disputer avec monsieur le directeur, lequel me renverra sans pension ni indemnité. Or il me reste trois ans avant la retraite. La pension à laquelle j'ai droit est de mille deux cents francs par an. Et comme j'ai bien l'intention d'en profiter pendant une vingtaine d'années, cela fait au total vingt-quatre mille francs. Maintenant, le logement. Pour ma vieille et moi, fini le petit appartement de fonction. Question : où habiter ? Il nous faudra acheter une maison. Or la plus modeste masure avec jardin n'importe où dans la Loire va chercher au bas mot dans les vingt mille francs. Maintenant, monsieur, songez à ma réputation. Je peux m'honorer de quarante ans de bons et loyaux services dans ce jardin,

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et tout le monde vous dira que le père Picard est un honnête homme. Imaginez la honte qui s'abattra sur ma tête grise. Ce que vous me proposez, c'est tout de même de la corruption, un pot-de-vin ! J'estime que mille francs par année de service irréprochable sera une faible somme au regard du préjudice moral. Ce qui au total nous amène aux quatre-vingt-quatre mille francs. " Laffite éclate de rire, s'étale bien confortablement sur le parterre de fleurs et referme les yeux. " Reviens dans une heure, dit-il, tu auras ton dû, vieux singe. " C'est ainsi, mesdames et messieurs, que se termine ma jolie petite histoire.

- Mille francs p-par année irréprochable ? plaisanta le diplomate russe. Voilà qui n'est pas cher payé. Ce devait être un p-prix de gros.

Alors que les présents commentaient l'anecdote avec animation en exprimant les opinions les plus contradictoires, Renata Kléber, intriguée, fixait monsieur Gauche qui, l'air satisfait, venait d'ouvrir son dossier noir et, tout en sirotant son chocolat refroidi, s'était mis à le feuilleter. Drôle de phénomène, ce petit vieux, il n'y avait pas à dire. Quels secrets gardait-il donc dans ce dossier ? Et pourquoi se cachait-il derrière son coude ?

Il y avait déjà un bon bout de temps que ces questions obsédaient Renata. Une fois ou deux, usant de son privilège de future mère, elle avait même essayé de jeter un coup d'oil par-dessus l'épaule de Gauche alors que ce dernier s'affairait mystérieusement sur son dossier chéri, mais le pernicieux moustachu avait grossièrement refermé le dossier sous le nez de la dame puis avait levé

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un doigt menaçant, comme pour dire : attention, interdit.

Mais, cette fois, il se passa quelque chose d'étonnant. Quand monsieur Gauche se leva de table, comme d'habitude avant les autres, une feuille glissa sans bruit de son mystérieux dossier et, en planant, se posa doucement sur le sol. Le rentier ne s'aperçut de rien et, absorbé dans quelque sombre pensée, il sortit du salon. Sitôt la porte refermée sur lui, Renata souleva promp-tement de sa chaise son corps à peine alourdi au niveau de la taille. Mais elle n'était pas la seule à se montrer aussi observatrice. Faisant preuve d'une agilité qui n'avait d'égale que sa bonne éducation, miss Stamp bondit la première sur la

feuille.

- Tiens, il semble que monsieur Gauche a laissé tomber quelque chose ! s'écria-t-elle en ramassant à la hâte le papier et en y plongeant son regard acéré. Je vais le rattraper et le lui rendre.

Mais, de ses doigts tenaces, madame Kléber avait déjà saisi un bout de la feuille et n'était pas du tout décidée à la lâcher.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle. Une coupure de journal ? Comme c'est intéressant !

Une minute plus tard, tous les présents étaient rassemblés autour des deux dames, à l'exception de ce butor de Japonais qui continuait de chasser l'air avec son éventail et de Mrs Truffo qui observait d'un air de reproche cette scandaleuse irruption dans la privacy.

La coupure de journal se présentait ainsi :

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LE " CRIME DU SIECLE " : NOUVEAU REBONDISSEMENT ?

L'assassinat diabolique de dix personnes, qui a eu lieu rue de Grenelle il y a trois jours, continue de mettre en effervescence l'esprit des Parisiens. A ce jour, deux hypothèses prévalent : celle du médecin maniaque et celle de la secte sanguinaire de fanatiques hindous, adorateurs de Shiva. Toutefois, Le Soir, qui mène sa propre enquête, a eu connaissance d'un élément nouveau, qui pourrait faire prendre un tour nouveau à l'affaire. Il s'avère en effet qu'au cours des dernières semaines, feu lord Littleby a été vu au moins deux fois en compagnie d'une aventurière internationale du nom de Marie Sanfon, bien connue des services de police d'un grand nom-

bre de pays. Le baron de M., proche ami de la victime, a déclaré que milord s'était entiché d'une certaine personne et que, le 15 mars au soir, il aurait eu l'intention de se rendre à Spa à un rendez-vous galant. Ne serait-ce pas cette madame Sanfon que devait rencontrer le malheureux collectionneur, retenu au dernier moment à Paris par une bien malencontreuse crise de goutte ? La rédaction se gardera d'avancer sa propre hypothèse, mais elle considère de son devoir d'attirer l'attention du commissaire Gauche sur ce fait notable. Nous ne manquerons pas de tenir nos lecteurs informés des développements ultérieurs de cette affaire.

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L'EPIDEMIE DE

CHOLERA

EN VOIE DE

REGRESSION

Les services de santé municipaux informent la population que les foyers de choléra, contre lequel

une lutte résolue est menée depuis l'été, ont été définitivement localisés. Les énergiques mesures prophylactiques des médecins parisiens ont donné des résultats positifs, et l'on peut espérer que l'épidémie de cette redoutable maladie, apparue en juil-

- A quoi tout cela rime-t-il ? demanda Renata en plissant le front. Un crime, le choléra...

- Manifestement, ce n'est pas le choléra qui est en question ici, dit le professeur Sweetchild. C'est simplement la page qui a été découpée comme ça. L'important est évidemment le crime de la rue de Grenelle. Est-il possible que vous n'en ayez pas entendu parler ? Tous les journaux ont fait état de cette affaire retentissante.

- Je ne lis pas les journaux, répondit fièrement madame Kléber. Dans mon état, cela énerve trop. Et, de toute façon, je n'ai aucun besoin d'être au courant de toutes ces horreurs.

- Commissaire Gauche ? fit le lieutenant Rey-nier en parcourant une nouvelle fois l'entrefilet. Ne serait-ce pas notre monsieur Gauche ?

- Pas possible ! s'exclama miss Stamp.

La femme du docteur se décida à approcher à son tour. Toute l'assemblée était en effervescence et chacun y allait de son commentaire :

- La police ! La police française mêlée à cette histoire ? ! s'exclama sir Reginald, irrité.

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Reynier bredouilla :

- C'est donc pour ça que le capitaine n'arrête pas de me poser des questions sur le salon Windsor...

Tandis qu'à son habitude mister Truffo traduisait à son épouse ce qui venait d'être dit, le Russe s'emparait de la coupure de journal et l'étudiait attentivement.

- Ce qui est écrit à propos des fanatiques hindous ne tient pas debout, déclara Sweetchild. Je le répète depuis le début. Tout d'abord, il n'existe aucune secte sanguinaire d'adorateurs de Shiva. Et, deuxièmement, comme chacun le sait, la statuette a été retrouvée. Peut-on imaginer un seul instant qu'un fanatique religieux l'aurait jetée à la Seine ?

- Il est vrai que cette histoire de Shiva en or est une véritable énigme, dit miss Stamp en hochant la tête. D'après ce qu'on a écrit, c'était le fleuron de la collection de lord Littleby. Est-ce la réalité, monsieur le professeur ?

L'indianiste haussa les épaules d'un air condescendant :

- Que vous répondre, madame ? La collection de lord Littleby était récente, ses premières acquisitions dataient d'une vingtaine d'années. Dans un délai aussi court, il est difficile de réunir quoi que ce soit de bien extraordinaire. A ce qu'on dit, le défunt s'est plutôt bien débrouillé, en 1857, quand a été matée la révolte des cipayes. Le fameux Shiva, par exemple, a été " offert " au lord par un certain maharadjah menacé du conseil de guerre pour avoir intrigué avec les insurgés. Il faut savoir que Littleby a siégé pendant des années à la cour

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martiale indienne. Incontestablement, sa collection renferme un certain nombre de pièces de valeur, mais l'ensemble est assez brouillon.

- A la fin, allez-vous me dire pourquoi on a assassiné ce lord ? implora Renata. Tenez, monsieur Aono non plus ne sait rien de cette histoire, n'est-ce pas, monsieur Aono ?

Espérant obtenir un soutien, Renata se tourna vers le Japonais, qui se tenait légèrement à l'écart. Celui-ci sourit uniquement avec sa bouche et s'inclina, tandis que le Russe faisait mine d'applaudir.

- Bravo, madame Kléber. Vous venez f-fort justement de poser la question essentielle. J'ai suivi cette affaire à travers la presse. Et, selon moi, le mobile du crime est ici p-primordial. Là est la clé du mystère. " Pourquoi ? ", comme vous l'avez si bien dit. Dans quel but tue-t-on dix personnes ?

- Rien de plus simple ! intervint miss Stamp en haussant les épaules. L'objectif était de dérober les objets les plus précieux de la collection, mais le criminel a perdu son sang-froid quand il s'est inopinément retrouvé nez à nez avec le maître des lieux. Le lord n'était-il pas supposé être absent de chez lui ? Une chose, sans doute, est de faire des piqûres, une tout autre de fendre le crâne à un homme. Remarquez, je n'en sais rien, je n'ai jamais essayé, ajouta-t-elle avec un nouveau mouvement des épaules. Les nerfs du malfaiteur n'ont pas tenu, et il n'a pas pu mener sa tâche à son terme. Quant à la statuette jetée dans l'eau... (Miss Stamp réfléchit.) Peut-être est-ce avec cet objet que l'on a fracassé le crâne du malheureux Littleby. Il est tout à fait possible que le criminel ne soit pas totalement dépourvu de sentiments humains normaux et qu'il

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ait éprouvé du dégoût, voire de la frayeur, à tenir dans sa main l'arme du crime ensanglantée. Il a marché jusqu'à la Seine et y a jeté la statuette.

- Concernant l'arme du crime, ce que vous s-suggérez est très vraisemblable, approuva le diplomate. Je suis du même avis.

La vieille fille en rougit de plaisir et se troubla ostensiblement en remarquant le regard moqueur de Renata.

- You are saying outrageons things, s'insurgea la femme du docteur après avoir écouté la traduction de ce que venait de dire Clarice Stamp. Shouldn't we find a more suitable subject for table talk ' ?

Mais la requête de l'insignifiante personne demeura sans effet.

- Selon moi, le plus énigmatique dans toute cette affaire est la mort des serviteurs ! déclara le grand flandrin d'indianiste, désireux d'apporter sa contribution au débat. Comment se fait-il qu'ils se soient laissé piquer avec cette saleté ! Ils n'étaient pas sous la menace d'un pistolet, tout de même ! N'oublions pas qu'il y avait deux gardiens parmi eux, chacun portant son revolver dans un étui accroché à sa ceinture. Voilà où est le vrai mystère !

- J'ai ma propre hypothèse, prononça Reynier d'un air important. Et je suis prêt à la défendre devant qui voudra. Le crime de la rue de Grenelle est l'ouvre d'un individu disposant de capacités mesmériques hors du commun. Les serviteurs se

1. Vous dites des choses horribles. Ne pourrions-nous trouver un sujet de conversation plus opportun ?

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trouvaient en état de transe mesmérique, c'est la seule explication possible ! Le " magnétisme animal " est une force terrifiante. Un manipulateur expérimenté peut faire de vous tout ce que bon lui semble. Oui, oui, madame, ajouta le lieutenant pour répondre à la grimace incrédule de Mrs Truffo. Tout, absolument tout.

- Not ifhe is dealing with a ladyl, répondit sévèrement la femme du docteur.

Lassé de son rôle d'interprète, mister Truffo essuya avec son mouchoir son front luisant de sueur et se lança dans la défense de la conception scientifique du monde.

- Permettez-moi de ne pas être d'accord, dit-il dans un français teinté d'un assez fort accent. La théorie de monsieur Mesmer est depuis bien longtemps considérée comme dénuée de tout fondement scientifique. La force du mesmérisme, ou, comme on l'appelle maintenant, de l'hypnotisme, est très exagérée. Le respectable mister James Bride a démontré de manière convaincante que seuls les individus en état de suggestion psychologique cèdent à la force de l'hypnotisme, et encore faut-il qu'ils fassent entièrement confiance à l'hypnotiseur et soient d'accord pour se soumettre à la séance d'hypnose.

- On voit tout de suite, cher docteur, que vous ne voyagez jamais en Orient ! fit remarquer Reynier en souriant de ses dents blanches. Dans n'importe quel bazar indien vous pouvez trouver un fakir capable de vous montrer de tels prodiges dans la pratique du mesmérisme que le sceptique le plus récalcitrant en

1. Sauf s'il a affaire à une dame.

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a les yeux qui lui sortent de la tête. Et ces tours de magie ne sont rien à côté du reste. Une fois, à Kan-dahar, j'ai assisté à une exécution publique. Selon la loi musulmane, le vol est puni par l'ablation de la main droite. Cette opération est à ce point difficile à supporter que ceux qui y sont soumis meurent souvent de douleur. Cette fois-là, c'était un jeune garçon, pratiquement un enfant, qui avait été convaincu de vol. Etant donné qu'il était pris pour la deuxième fois, le tribunal ne pouvait rien faire d'autre que de condamner le voleur au châtiment fixé par la charia. Toutefois le juge était un homme charitable. Il fit venir un derviche connu pour son aptitude à réaliser des miracles. Le derviche posa ses mains sur les tempes du condamné, le regarda au fond des yeux, murmura quelque chose. Alors, le gamin se calma, cessa de trembler. Sur son visage apparut un étrange sourire, qui demeura même lorsque la hache du bourreau sectionna son bras à hauteur du coude ! Et j'ai vu cela de mes propres yeux, je vous le jure. Renata se fâcha :

- Mon Dieu, quelle horreur ! Oh vous, Charles, avec votre Orient... Je sens que je vais me sentir mal !

- Pardonnez-moi, madame Kléber, s'alarma le lieutenant. Je voulais seulement vous démontrer qu'en comparaison de ça, ces piqûres sont une plaisanterie.

- De nouveau, je me permettrai de ne pas être d'accord...

L'obstiné docteur s'apprêtait à faire valoir son point de vue quand, au même moment, la porte du salon s'ouvrit et entra celui dont on ne savait plus

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s'il était rentier ou policier - en un mot, monsieur Gauche.

Tous se tournèrent dans sa direction, un peu gênés, comme s'ils venaient d'être surpris occupés à quelque activité peu convenable.

Gauche laissa errer son regard perçant sur chacun des présents, vit la fâcheuse coupure de journal et s'assombrit.

- Voici donc où elle était... C'est bien ce que je craignais.

Renata s'approcha du grand-père à moustaches grises. L'air incrédule, elle toisa de la tête aux pieds sa silhouette massive, puis demanda à brûle-pourpoint :

- Monsieur Gauche, est-il possible que vous soyez policier ?

- Ce même c-commissaire Gauche qui mène l'enquête sur le " crime du siècle " ? précisa Fando-rine (voilà comment il s'appelle, ce diplomate russe, se souvint Renata). Dans ce cas, comment expliquer cette mascarade et, plus généralement, votre p-présence à bord ?

Gauche eut un petit reniflement, remua les sourcils, chercha sa pipe. On voyait qu'il se torturait les méninges pour savoir quelle attitude adopter.

- Asseyez-vous, mesdames et messieurs, dit-il d'une voix basse et avec une gravité inhabituelle avant de verrouiller la porte d'un tour de clé. Puisqu'il en est ainsi, nous allons jouer cartes sur table. Installez-vous, installez-vous, on ne sait jamais, quelqu'un pourrait bientôt ne plus tenir sur ses jambes.

- C'est quoi, ces plaisanteries, monsieur Gauche ? prononça le lieutenant d'un air mécontent.

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De quel droit osez-vous commander ici, surtout en présence du second de ce bateau ?

- Cela, jeune homme, c'est le capitaine lui-même qui vous l'expliquera, répliqua Gauche avec un regard mauvais. Il est au courant de l'affaire.

Reynier se rembrunit et, imitant les autres, il reprit sa place à table.

Le rentier parisien, que Renata jusque-là considérait comme un grincheux bavard et bon enfant, se conduisait de manière quelque peu nouvelle. Dans sa façon de tenir ses épaules était apparue une certaine prestance, son geste était devenu impérieux, ses yeux brillaient d'un éclat sévère. A eux seuls, le calme et l'assurance avec lesquels il faisait durer la pause en disaient long. Les yeux scrutateurs de l'étrange rentier s'arrêtaient tour à tour sur chacun des présents, et Renata vit certains se tasser sous le poids de ce regard. Elle-même, il faut le reconnaître, se sentit mal à l'aise, mais, honteuse, elle secoua la tête : commissaire ou pas, il n'était jamais qu'un petit vieux poussif et ventripotent.

- Cessez de nous intriguer, monsieur Gauche, dit-elle malicieusement. L'inquiétude ne me vaut rien.

- Il n'y a vraisemblablement de raison de s'inquiéter que pour un seul des présents, répondit-il, énigmatique. Mais nous y reviendrons. Tout d'abord, permettez-moi de me présenter une nouvelle fois à votre honorable assemblée. Oui, je m'appelle Gustave Gauche, mais je ne suis pas rentier, ne possédant hélas rien dont je puisse tirer une rente. Je suis, mesdames et messieurs, commissaire de la police judiciaire de Paris et travaille dans le service chargé des crimes les plus graves et

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les plus difficiles à élucider. Ma fonction est celle d'" enquêteur chargé d'affaires d'importance particulière ", se rengorgea le commissaire.

Sur le salon s'abattit un silence de mort, uniquement rompu par le chuchotement précipité du docteur Truffo.

- What a scandai1 ! piaula sa femme quand il eut terminé de traduire.

- J'ai été amené à prendre ce bateau, de surcroît incognito, parce que... (Gauche creusa éner-giquement ses joues, ranimant sa pipe à demi éteinte)... parce que la police parisienne a de solides raisons de penser que l'homme qui a commis le crime de la rue de Grenelle se trouve sur le Léviathan.

Un murmure à l'unisson traversa le salon : " Ah ! "

- Je suppose que vous avez eu le temps de débattre de cette affaire à bien des égards mystérieuse. (Le commissaire étira son double menton en direction de la coupure de journal, toujours entre les mains de Fandorine.) Et ce n'est pas tout, mesdames et messieurs. Je sais de manière certaine que l'assassin voyage en première classe... (nouveau murmure collectif) et, de plus, qu'à cet instant précis il se trouve dans ce salon, termina gaillardement Gauche.

Après quoi il alla s'asseoir près de la vitre, dans un fauteuil recouvert de satin, et se mit en position d'attente, les mains croisées juste au-dessous de sa chaîne de montre.

- C'est impossible ! s'écria Renata, posant machinalement ses mains sur son ventre.

1. Quel scandale !

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Le lieutenant Reynier bondit sur ses jambes.

Le baronet roux éclata de rire et applaudit démonstrativement.

Le professeur Sweetchild déglutit convulsivement et enleva ses lunettes.

Clarice Stamp se figea, les doigts serrés sur la broche d'agate qui fermait son col.

Pas un muscle ne frémit sur le visage du Japonais, mais son sourire poli s'effaça l'espace d'un court instant.

Le docteur saisit son épouse par le coude, omettant de traduire l'essentiel, mais Mrs Truffo, à en juger par ses yeux effarés, avait compris d'elle-même de quoi il retournait.

Quant au diplomate, il demanda doucement :

- De solides raisons ?

- Ma présence, répondit le commissaire, imperturbable, en est une preuve suffisante. Il y a d'autres considérations, mais vous n'avez pas à les connaître... Eh bien (dans la voix du policier perça une évidente déception), je vois que personne ne s'empresse de s'évanouir ou de crier : " Arrêtez-moi, je suis l'assassin ! " Et, franchement, je n'y comptais pas. Dans ce cas, voici. (Il leva un doigt menaçant.) Je vous prierai de ne parler de cela à aucun des autres passagers. Ce n'est d'ailleurs pas dans votre intérêt - le bruit se répandrait instantanément et vous seriez regardés comme des pestiférés. N'essayez pas de changer de salon, cela ne ferait que renforcer mes soupçons. Et, de toute façon, vous n'y arriveriez pas, je me suis entendu avec le capitaine.

D'une voix tremblante, Renata balbutia :

- Monsieur Gauche, cher ami, ne serait-il pas possible, moi au moins, de me délivrer de ce cau-

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chemar ? Cela m'effraie d'être assise à la même table qu'un assassin. Et s'il lui prenait l'idée de verser du poison dans ma nourriture ? Maintenant, je ne vais plus pouvoir avaler un morceau. C'est vraiment dangereux pour moi de m'inquiéter ainsi. Je ne raconterai rien à personne, parole d'honneur !

- Je regrette, madame Kléber, répondit sèchement le policier, mais il n'y aura aucune exception. J'ai des raisons de suspecter chacun des présents, et vous n'êtes pas la dernière.

Poussant un faible gémissement, Renata se renversa contre le dossier de sa chaise, et le lieutenant Reynier, courroucé, tapa du pied :

- De quel droit osez-vous, monsieur... l'enquêteur chargé d'affaires particulièrement importantes ! Je m'en vais de ce pas en référer au capitaine Cliff!

- Faites donc, dit Gauche, indifférent. Mais pas tout de suite, attendez un peu. Je n'ai pas encore terminé mon petit discours. Ainsi, je ne sais pas encore exactement qui parmi vous est mon homme, bien que je sois proche, très proche du but.

S'attendant à ce que ces paroles s'accompagnent d'un regard éloquent, Renata se pencha en avant, mais non, le policier regardait sa stupide pipe. Probablement mentait-il : il n'avait personne en vue.

- Vous soupçonnez une femme, c'est évident ! fit miss Stamp, nerveuse, en levant les bras en l'air. Sinon, pourquoi garder avec vous un article de journal concernant cette Marie Sanfon ? Qui est cette femme ? Et d'ailleurs peu importe ! Quelle idiotie de soupçonner une femme ! Comme si une femme était capable de pareille sauvagerie !

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Mrs Truffo se leva d'un bond, apparemment prête à se ranger derrière la bannière de la solidarité féminine.

- Nous reparlerons de mademoiselle Sanfon une autre fois, rétorqua le policier en gratifiant Clarice Stamp d'un regard énigmatique. Quant à ce genre d'articles, j'en ai tant et plus, et chacun avance sa propre hypothèse. (Il ouvrit son dossier noir et feuilleta les coupures de journaux. Effectivement, il y en avait des dizaines.) Et maintenant, mesdames et messieurs, je vous prie de ne plus m'interrompre ! reprit le commissaire d'une voix autoritaire. Oui, parmi vous se trouve un dangereux criminel. Peut-être un psychopathe. (Renata vit le professeur s'écarter peu à peu de sir Regi-nald.) C'est pourquoi je vous invite à la prudence. Si vous notez quoi que ce soit d'anormal, même un détail infime, venez immédiatement m'en informer. Et le mieux serait que l'assassin se dénonce franchement car, de toute façon, il n'a aucun moyen de m'échapper. Voilà, j'en ai terminé.

Mrs Truffo leva la main telle une écolière :

In fact, I hâve seen something extraordinary only yesterday ! A charcoal-black face, definitely inhu-man, looked at me from thé outside while I was in our cabin ! I was so scared ' ! (Elle se tourna vers son noble époux et le poussa du coude.) / told you, but you paid no attention2 !

1. Pas plus tard qu'hier, j'ai effectivement vu quelque chose d'extraordinaire ! Une tête noire comme le charbon, absolument inhumaine, m'observait derrière la fenêtre alors que je me trouvais dans notre cabine ! J'ai eu une de ces peurs !

2. Je vous l'ai dit, mais vous n'y avez accordé aucune attention !

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- Oh, s'anima Renata, quant à moi, hier, j'ai un petit miroir en écaille véritable qui a disparu de mon nécessaire de toilette.

Monsieur le Toqué parut vouloir intervenir à son tour, mais il n'en eut pas le temps. Le commissaire, furieux, referma bruyamment son dossier :

- Ne me prenez pas pour un idiot ! On ne fourvoie pas un vieux limier comme Gustave Gauche ! Si besoin est, je ferai descendre à terre toute la noble compagnie et je m'expliquerai avec chacun en particulier ! Dix personnes assassinées, ce n'est pas rien ! Pensez-y, mesdames et messieurs, pensez-y !

Il sortit du salon en claquant la porte.

- Chers amis, je ne me sens pas bien, prononça Renata d'une petite voix. Je retourne dans ma cabine.

- Je vous accompagne, madame Kléber, fit Reynier en se levant d'un bond. Tout cela est proprement inouï ! Quel toupet !

Renata le repoussa :

- Merci, ce n'est pas la peine. J'irai toute seule.

Elle traversa la pièce d'une démarche mal assurée et s'appuya un instant au chambranle avant de sortir. Dans le couloir, où il n'y avait personne, son pas s'accéléra. Renata ouvrit sa cabine, tira un sac de voyage de sous le divan et glissa une main tremblante sous la doublure de soie. Son visage était blême, mais résolu. En un clin d'oeil ses doigts trouvèrent la petite boîte métallique.

Dans la boîte, luisant de l'éclat froid du verre et de l'acier, était posée une seringue.

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Clarice Stamp

Les désagréments commencèrent dès le matin. Dans le miroir Clarice distingua nettement deux nouvelles ridules. Tels de petits rayons à peine visibles, elles partaient du coin de l'oeil et s'étiraient jusqu'à la tempe. Tout cela, c'était à cause du soleil. Il était si violent par ici que ni l'ombrelle ni le chapeau ne vous en protégeait. Clarice s'examina longuement dans la surface au poli impitoyable, s'étira la peau avec les doigts, espérant faire disparaître ce qui n'était peut-être que des traces de sommeil. Elle s'observa encore : tournant la tête, elle se découvrit un cheveu blanc derrière l'oreille, ce qui acheva de la rendre morose. Peut-être aussi un effet du soleil ? Les cheveux se fanaient-ils ? Non, miss Stamp, ne vous racontez pas d'histoires. Comme disait le poète,

Et, la submergeant de tristesse,

Le souffle blanc de novembre argenta ses tresses.

Elle apporta à sa toilette plus de soin que de coutume. Elle arracha sans pitié le cheveu blanc. C'était stupide, bien sûr. John Donne ne disait-il pas que, pour une femme, le secret du bonheur tient à sa capacité de franchir au bon moment les différentes étapes de la vie. Or la femme connaît trois âges : elle est d'abord fille, puis épouse, puis mère. Mais comment passer du second statut au troisième lorsque l'on n'a jamais été mariée ?

Le meilleur remède à de telles pensées étant le grand air, Clarice sortit pour une promenade sur le pont. En dépit de ses dimensions considérables,

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elle avait depuis longtemps, en pas lents et réguliers, mesuré le Léviathan, ou tout du moins le pont supérieur, réservé aux passagers de première classe. Le périmètre était de trois cent cinquante-cinq pas, soit sept minutes et demie, pour peu qu'on ne s'attarde pas à admirer la mer ou à bavarder avec des connaissances.

A cette heure matinale il n'y avait personne de connaissance, et Clarice longea tout le pont tribord jusqu'à la poupe. D'une allure égale, le paquebot fendait la surface brune de la mer Rouge, et depuis la puissante hélice jusqu'à l'horizon s'étirait paresseusement le sillage argenté. Mon Dieu, qu'il faisait chaud.

Clarice observa avec jalousie les matelots qui, un niveau en dessous, astiquaient le cuivre des mains courantes. Ils étaient à l'aise, vêtus de leurs seuls pantalons de coutil - sans chemise ni culotte, sans bas retenus par des jarretières serrées ni robe longue. On ne pouvait s'empêcher d'envier ce barbare de mister Aono, qui arpentait le bateau dans son espèce de peignoir japonais sans que personne s'en étonne : un Asiate, que voulez-vous ?

Elle s'imagina allongée sur une chaise longue en toile, avec absolument rien sur elle. Non, disons en légère tunique, comme une Grecque de l'Antiquité. Et personne n'y trouvait à redire. Dans une centaine d'années, quand l'humanité se serait définitivement débarrassée de ses préjugés, cela serait dans l'ordre des choses.

Venant à sa rencontre dans le bruissement de ses pneus de caoutchouc, elle vit mister Fandorine, juché sur son tricycle américain. D'après ce que l'on disait, cet exercice développait excellemment

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l'élasticité des muscles et fortifiait le cour. Le diplomate était en costume de sport léger : pantalons à carreaux, chaussures de gutta-percha avec guêtres, veste courte, chemise blanche à col ouvert. Un sourire affable éclairait son visage doré par le soleil. Mister Fandorine souleva courtoisement son casque de liège et passa. Il ne s'arrêta pas.

Clarice soupira. Son idée de promenade se révélait infructueuse : son linge était imbibé de sueur, voilà tout ce qu'elle avait gagné. Et maintenant elle n'avait plus qu'à regagner sa cabine et se changer.

Le petit déjeuner de Clarice fut gâché par cette grimacière de madame Kléber. C'était vraiment stupéfiant, cette façon qu'elle avait de faire de sa faiblesse un instrument d'exploitation ! Au moment précis où le café de Clarice avait suffisamment refroidi dans sa tasse pour atteindre la température idéale, l'insupportable Suissesse se plaignit d'avoir trop chaud et demanda qu'on lui desserre le laçage de sa robe. D'ordinaire Clarice faisait mine de ne pas entendre les geignements de Renata Kléber, sachant qu'un volontaire se présenterait immanquablement. Mais, pour l'heure, un homme ne pouvait convenir à une tâche aussi délicate, et, comme par hasard, Mrs Truffo était absente : elle assistait son mari auprès d'une passagère souffrante. Cette ennuyeuse personne avait, semble-t-il, travaillé jadis comme infirmière. Elle était maintenant l'épouse d'un médecin-chef et avait droit à la première classe : belle ascension sociale ! Sinon qu'elle forçait quelque peu la note dans son désir de se faire passer pour une authentique lady anglaise.

Bref, il avait bien fallu s'occuper du lacet de madame Kléber, et, pendant ce temps, le café avait

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désespérément refroidi. C'était un détail, bien sûr, mais ajouté au reste...

Après le petit déjeuner, Clarice alla se promener, fit dix tours de pont, jusqu'à n'en plus pouvoir. A un moment, profitant de ce qu'il n'y avait personne à proximité, elle regarda furtivement à travers le hublot de la cabine n° 18. Mister Fandorine était assis à son secrétaire, en chemise blanche et bretelles rouge, bleu, blanc. Un cigare planté au coin de sa bouche, il frappait bruyamment avec ses doigts sur un curieux engin - noir, en fer, avec une espèce de rouleau et une grande quantité de petits boutons. Intriguée et abandonnant toute prudence, Clarice fut prise sur le fait. Le diplomate bondit de sa chaise, s'inclina respectueusement, enfila sa veste et s'approcha du hublot ouvert.

- C'est une m-machine à écrire Remington, expliqua-t-il. Le dernier modèle, il vient tout juste d'être mis en vente. C'est une bricole bien commode, miss Stamp, et très légère. Deux d-débar-deurs la transportent sans difficulté. C'est un objet irremplaçable, en voyage. Voyez, je m'exerce à écrire vite. Je recopie un passage de Hobbes.

Clarice, de plus en plus rouge de confusion, acquiesça d'un imperceptible hochement de tête et s'éloigna.

Elle alla s'asseoir non loin, à l'ombre, sous une marquise à larges rayures. Un vent frais soufflait. Elle ouvrit La Chartreuse de Parme et se plongea dans le récit de l'amour non partagé de la belle mais vieillissante comtesse Sanseverina pour le jeune Fabrice del Dongo. Profondément émue, une larme lui monta aux yeux, qu'elle sécha avec son mouchoir. Au même moment, comme par un fait

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exprès, mister Fandorine apparut sur le pont : costume blanc, panama à larges bords, canne. Plus beau que jamais.

Clarice le héla. Il s'approcha, s'inclina et s'assit à côté d'elle. Regardant la couverture de son livre, il dit:

- Je p-parie que vous avez sauté la description de la bataille de Waterloo. Et à tort, c'est le meilleur passage de toute l'ouvre de Stendhal. Il ne m'a jamais été donné de lire description plus précise de la guerre.

Si étrange que cela paraisse, Clarice lisait La Chartreuse de Parme pour la seconde fois, et les deux fois elle avait effectivement passé la scène de bataille.

- Comment l'avez-vous deviné ? demanda-t-elle avec étonnement. Vous êtes extralucide ?

- Les femmes sautent systématiquement les scènes de b-batailles, fit Fandorine avec un haussement d'épaules. En tout cas, les femmes dans votre genre.

- Et quel est donc mon genre, s'il vous plaît ? demanda Clarice d'une voix charmeuse, tout en sentant bien que jouer les coquettes ne lui seyait guère.

- Attitude sceptique envers vous-même et romantique envers le monde environnant. (Il la fixa en penchant légèrement la tête.) Et de vous l'on peut dire également que votre existence vient de connaître un b-brusque changement en mieux et que vous avez subi un choc.

Clarice tressaillit et jeta un regard ouvertement effrayé à son interlocuteur.

- N'ayez pas peur, la rassura le surprenant diplomate. Je ne sais rigoureusement rien de vous.

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J'ai simplement d-développé en moi le sens de l'observation et la faculté d'analyse, cela au moyen d'exercices spéciaux. En règle générale, il me suffit d'un détail insignifiant pour reconstituer un tableau d'ensemble. Montrez-moi, par exemple, un objet comme cette chose ronde que vous portez là, avec deux petits trous (il montra délicatement le gros bouton rosé qui ornait la jaquette de Clarice), et je vous dirai immédiatement à qui il appartient : à un cochon qui a perdu son groin ou à un petit éléphant qui a perdu le bout de sa trompe.

- Et vous lisez dans les pensées de n'importe qui?

- Je ne lis pas dans les pensées, mais je vois beaucoup de choses. Par exemple, que pouvez-vous me dire de cet homme, là-bas ?

Fandorine indiqua le solide monsieur à grosses moustaches qui observait à la jumelle la rive désertique.

- C'est mister Bubble, il...

- N'en dites pas plus ! l'interrompit Fandorine. Je vais essayer de deviner.

Il regarda mister Bubble l'espace d'une demi-minute, puis dit :

- Il se rend pour la première fois en Orient. Il s'est marié récemment. C'est un manufacturier. Ses affaires ne vont pas fort, ce monsieur est au bord de la b-banqueroute. Il passe presque tout son temps dans la salle de billard, mais joue mal.

Clarice, qui se vantait toujours de son sens de l'observation, observa plus attentivement mister Bubble, industriel de Manchester.

Manufacturier ? Oui, on pouvait le deviner. Il voyageait en première classe, c'était donc un riche.

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Qu'il ne fût pas un aristocrate était inscrit sur son visage. Il n'avait rien non plus d'un commerçant -redingote trop large, manque de vivacité dans les traits. Ça, d'accord.

Marié récemment ? Là, c'était simple : l'anneau à son annulaire brillait tellement qu'on voyait immédiatement qu'il était tout neuf.

Il jouait beaucoup au billard ? Pourquoi cela ? Ah oui, sa veste était couverte de craie.

- De quoi avez-vous déduit que mister Bubble se rendait pour la première fois en Orient ? demanda-t-elle. Pourquoi est-il au bord de la banqueroute ? Et d'où vous vient la conviction qu'il joue mal au billard ? Vous l'avez vu jouer, c'est cela?

- Non, je ne mets pas les pieds dans la salle de b-billard, car je ne supporte pas les jeux, et je n'ai jamais vu ce gentleman auparavant, répondit Fandorine. Qu'il fasse ce voyage pour la première fois est manifeste au vu de l'obstination avec laquelle il scrute la rive uniformément nue. Sinon mister Bubble saurait qu'il ne verra absolument rien d'intéressant de ce côté jusqu'au détroit de Bab el-Mandeb. Et d'un. Les affaires de ce monsieur vont très mal, sinon il n'aurait pour rien au monde entrepris un si long voyage, juste après son mariage par-dessus le marché. Que faut-il pour qu'un tel b-blaireau quitte son terrier ? Qu'il sente toute proche la fin du monde, pas moins. Et de deux.

- Pourquoi ne serait-il pas en voyage de noces avec sa femme ? interrogea Clarice, tout en sachant pertinemment que mister Bubble voyageait seul.

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- Et il serait là à se morfondre sur le pont ou à traîner dans la salle de billard ? Et pour savoir qu'il joue horriblement mal, il n'y a qu'à regarder sa veste toute blanche sur le devant. Seuls les joueurs qui ne valent rien frottent leur ventre contre le rebord du billard. Et de trois.

- Bon, très bien, et maintenant que direz-vous de cette dame ?

Se prenant au jeu, Clarice montra Mrs Blackpool qui avançait majestueusement, au bras de sa dame de compagnie.

Fandorine promena sur la respectable dame un regard dénué d'intérêt.

- Tout est inscrit sur son visage. De retour d'Angleterre, elle va rejoindre son mari. Elle est allée rendre visite à ses grands enfants. Son époux est militaire. Colonel.

Mister Blackpool était effectivement colonel et commandait la garnison d'une ville du nord de l'Inde. C'en était trop.

- Expliquez-vous ! exigea Clarice.

- De telles dames ne se rendent pas en Inde pour le plaisir mais uniquement pour rejoindre le lieu d'affectation de leur époux. Elle n'a déjà plus l'âge d'entreprendre un p-pareil voyage pour la première fois, c'est donc qu'elle revient. Pour quelle raison pouvait-elle aller en Angleterre ? Uniquement pour y retrouver ses enfants. Ses parents, je suppose, ne sont déjà plus de ce monde. A son expression décidée et autoritaire, on voit qu'il s'agit d'une femme habituée à commander. C'est exactement ce à quoi ressemblent les premières dames de garnison ou de régiment. Elles sont le plus souvent considérées comme des chefs plus

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importants encore que les commandants. Vous voulez savoir pourquoi colonel et pas autre chose ? Eh bien, parce que si elle avait été femme de général, elle aurait voyagé en première classe, or, vous voyez, cette dame porte un insigne en argent. Mais nous n'allons pas perdre plus de temps à ces bêtises. (Fandorine s'inclina et murmura :) Tenez, je vais plutôt vous parler de cet orang-outan que vous voyez là. Un curieux sujet.

Près de mister Bubble s'arrêta le simiesque monsieur Boileau, cet ancien du Windsor qui avait à temps quitté le funeste salon et, de ce fait, était passé à travers les mailles du filet du commissaire Gauche.

Le diplomate glissa à l'oreille de Clarice :

- Cet homme est un criminel et un malfaiteur. Probablement un t-trafiquant d'opium. Il vit à Hong Kong. Est marié à une Chinoise.

Clarice éclata de rire.

- Cette fois, vous vous mettez le doigt dans l'oil ! C'est monsieur Boileau de Lyon, philanthrope et père de onze enfants tout ce qu'il y a de plus français. Et il ne fait pas commerce d'opium mais de thé.

- Allons donc ! répondit froidement Fandorine. Regardez bien, sa manchette bâille et l'on aperçoit un anneau bleu tatoué sur son poignet. J'ai eu l'occasion d'en voir un semblable dans un ouvrage sur la Chine. C'est le signe de reconnaissance d'une des t-triades de Hong Kong, ces sociétés secrètes du crime. Pour devenir membre d'une triade, un Européen doit être un trafiquant de haut vol. Et, bien entendu, être marié à une Chinoise. Vous n'avez qu'à b-bien observer la physionomie de ce " philanthrope ", et tout vous apparaîtra évident.

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Alors que Clarice se demandait si elle devait ou non le croire, Fandorine ajouta de son air le plus sérieux :

- Et encore ce n'est rien, miss Stamp. Même avec les yeux bandés, je suis capable de donner toutes sortes d'indications sur un individu, en fonction du bruit qu'il fait ou encore de son odeur. Jugez vous-même.

Il défit aussitôt sa cravate de satin blanc et la tendit à Clarice.

Elle palpa le tissu - dense et opaque - et le noua solidement sur les yeux du diplomate. Comme par mégarde, elle lui effleura la joue. Lisse, brûlante.

Bientôt, venant de l'arrière du bateau, apparut la candidate idéale : la célèbre suffragette lady Campbell, qui se rendait en Inde pour faire signer la pétition en faveur du droit de vote pour les femmes mariées. Hommasse, massive, elle portait des cheveux coupés très court et se déplaçait sur le pont avec la légèreté d'un percheron. Allez deviner qu'il s'agissait d'une lady et non d'un bosco.

- Eh bien, quelle est cette personne qui vient dans notre direction ? demanda Clarice, s'étouffant de rire par avance.

Hélas, son hilarité ne fut pas de longue durée.

Plissant le front, Fandorine annonça d'un ton bref:

- Un bruissement de robe. Une femme. Démarche pesante. Forte p-personnalité. Age avancé. Visage ingrat. Fume. Cheveux courts.

- Pourquoi cheveux courts ? glapit Clarice.

Couvrant ses yeux de ses mains, elle prêta l'oreille aux pas d'éléphant de la suffragette. Diable, comment arrivait-il à faire ça ? !

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- Elle fume, c'est donc une femme d'avant-garde et elle porte les cheveux très courts, disait Fandorine d'une voix égale. Et celle-là, en plus, méprise la mode, elle est revêtue d'une espèce de houppelande informe d'un vert très vif avec une ceinture écarlate.

Clarice en était bouche bée. Incroyable ! Saisie d'un effroi irrationnel, elle ôta ses mains de son visage et vit que Fandorine avait déjà eu le temps de dénouer la cravate et même de la remettre en y faisant un noud élégant. Les yeux bleus du diplomate lançaient de petites étincelles malicieuses.

Tout cela eût été tout à fait charmant si la conversation n'avait fini par mal tourner. Ayant ri tout son soûl, Clarice amena habilement la conversation sur la guerre de Crimée. Une tragédie, dit-elle, aussi bien pour l'Europe que pour la Russie. Elle évoqua avec beaucoup de prudence ses propres souvenirs de cette époque, rendant certains d'entre eux plus enfantins qu'ils ne l'étaient en réalité. Elle espérait des confidences en retour, qui lui permettraient enfin de connaître l'âge de Fandorine. Ses pires craintes se confirmèrent :

- Je n'étais p-pas encore de ce monde, à l'époque, avoua-t-il avec candeur, brisant tous les espoirs de Clarice.

Après quoi, tout ne fit qu'aller de mal en pis. Clarice essaya de bifurquer sur la peinture, mais elle s'empêtra, incapable d'expliquer clairement pourquoi les préraphaélites s'appelaient les préraphaélites. Sans doute l'avait-il prise pour une idiote consommée. De toute façon, maintenant, quelle différence ?

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Elle regagnait tristement sa cabine quand eut lieu quelque chose de terrifiant.

Dans un coin sombre du couloir ondulait une gigantesque ombre noire. Clarice poussa un glapissement incongru, porta sa main à sa poitrine et, à toutes jambes, s'élança vers sa porte. Une fois dans sa cabine, elle resta un bon moment avant de pouvoir calmer les battements frénétiques de son cour. Qu'était-ce ? Ni un homme ni une bête. Une sorte de condensé d'énergie maléfique et destructrice. Une conscience impure. Le fantôme du cauchemar parisien.

Immédiatement elle se morigéna : elle avait fait une croix sur tout ça. Rien ne s'était jamais passé. Un délire, une hallucination. Elle s'était pourtant bien juré de ne pas se tourmenter. Une nouvelle vie avait commencé, sereine et joyeuse. " Et que ton palais soit éclairé par la lumière de la béatitude. "

Pour se calmer, elle enfila la plus coûteuse de ses tenues de jour, une robe qu'elle n'avait pas encore étrennée (en soie de Chine blanche avec, derrière, à la taille, un noud vert pâle). A son cou, elle passa une rivière d'émeraudes. Elle admira l'éclat des pierres.

Certes, elle n'était plus toute jeune. Certes, elle n'était pas très belle. En revanche, elle n'était pas sotte et avait beaucoup d'argent. Ce qui était infiniment mieux que d'être un vieux laideron stupide sans un penny vaillant.

Clarice entra dans le salon à deux heures précises, alors que toute la compagnie était déjà réunie. Chose curieuse, l'annonce renversante faite la veille par le commissaire, loin d'éloigner les

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" windsoriens " les uns des autres, les avait au contraire plutôt soudés. Ce secret qu'ils ne devaient partager avec personne les liait plus étroitement que toute activité ou intérêt commun. Clarice avait noté que tous ses compagnons de table se retrouvaient désormais avant l'heure prévue, tant pour le petit déjeuner que pour le déjeuner, le five o'clock ou le dîner, et que par ailleurs ils s'attardaient longuement, ce qui auparavant n'arrivait presque jamais. Même le lieutenant, qui n'avait avec l'affaire qu'un rapport indirect, ne se pressait pas pour retourner à ses activités et passait des heures au Windsor (mais il n'était pas exclu qu'il le fît sur ordre du capitaine). Les windsoriens étaient comme devenus membres d'un cercle d'élite, fermé aux non-initiés. Plus d'une fois Clarice avait surpris sur elle des regards fugitifs, jetés à la dérobée. Ces regards pouvaient signifier deux choses : " Ne serait-ce pas vous l'assassin ? " ou bien " N'auriez-vous pas deviné que l'assassin, c'est moi ? " Chaque fois, de quelque part à l'intérieur d'elle-même, du fond de ses entrailles, tel un doux spasme, montait un sentiment aigu, mélange de peur et d'excitation. Devant ses yeux, avec une étonnante netteté, surgissait la rue de Grenelle telle qu'elle apparaissait le soir : calme, déserte, avec ses petits arbres noirs balançant leurs branches dénudées. Il ne manquerait plus que, d'une manière ou d'une autre, le commissaire ait eu vent de quelque chose à propos de l'Ambassador. A cette seule pensée, Clarice frémissait d'horreur et lorgnait sournoisement le policier.

Gauche trônait à table, tel le grand prêtre de cette secte clandestine. Chacun avait en perma-

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nence sa présence à l'esprit, observait du coin de l'oil l'expression de son visage. Gauche, lui, semblait ne pas le remarquer. Il se donnait une image de raisonneur bon enfant et racontait volontiers ses " petites histoires ", que chacun écoutait avec une attention soutenue.

Selon un accord tacite, on parlait de Ça uniquement dans le salon et seulement en présence du commissaire. Si deux windsoriens venaient à se rencontrer quelque part en terrain neutre - dans le salon de musique, sur le pont, dans la salle de lecture -, en aucun cas ils ne parlaient de Ça. Et même dans le salon, ce n'était pas à chaque fois que l'on revenait sur ce sujet captivant. D'ordinaire, cela arrivait tout seul, à la suite d'une remarque complètement étrangère à l'affaire.

Ce matin-là au petit déjeuner, par exemple, aucune conversation collective n'avait pris forme jusqu'au moment où Clarice s'était installée à sa place. Maintenant, en revanche, la discussion battait son plein. D'un air las, elle entreprit d'étudier le menu comme si elle avait oublié ce qu'elle avait commandé pour le déjeuner, mais le sentiment familier d'excitation était bel et bien là.

- Ce qui m'obsède, dit le docteur Truffo, c'est la monstrueuse absurdité de ce crime. En fin de compte, tous ces gens sont morts pour absolument rien. Le Shiva d'or a terminé dans la Seine, et le criminel s'est retrouvé les mains vides.

Fandorine, qui participait rarement aux débats et pour l'essentiel gardait le silence, jugea bon cette fois de s'exprimer :

- Ce n'est pas tout à fait exact. Le criminel a gardé le f-foulard.

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- Quel foulard ? s'étonna le docteur.

- Un foulard indien, en tissu peint. Dans lequel, si l'on en croit les j-journaux, l'assassin à enveloppé le Shiva volé.

Cette plaisanterie fut accueillie par un rire quelque peu nerveux. Le médecin écarta les mains de manière expressive :

- Comme si le problème était là !

Brusquement, le professeur se réveilla et arracha ses lunettes de son nez, geste qui chez lui était la manifestation d'un profond trouble.

- Vous avez tort de rire ! J'ai précisément cherché à savoir lequel des foulards avait été dérobé. Eh bien, mesdames et messieurs, c'est un morceau de tissu tout à fait exceptionnel, auquel est liée toute une histoire. Avez-vous déjà entendu parler du rajah d'Emeraude ?

- Sans doute un nabab indien, héros de quelque légende, non ? demanda Clarice.

- Pas un personnage de légende, madame, mais quelqu'un de bien réel. C'est ainsi que l'on surnommait le rajah Bagdassar, souverain de la principauté de Brahmapur. Cette principauté est située dans une grande vallée fertile, de toutes parts entourée de montagnes. Les rajahs font remonter leur origine au grand Bâbur et sont de confession islamique, ce qui, en trois cents ans, ne les a jamais empêchés de gouverner pacifiquement leur petit pays majoritairement composé d'hindous. En dépit des différences religieuses qui séparent la caste dirigeante du reste de la population, la principauté n'a jamais connu ni soulèvement ni querelle. Les rajahs s'enrichissaient, et à l'époque de Bagdassar la famille régnante de Brahmapur

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était considérée comme la plus riche de toute l'Inde après les nizams d'Haidarâbâd qui, comme vous n'êtes pas sans le savoir, éclipsaient par leur richesse tous les monarques, y compris la reine Victoria et l'empereur russe Alexandre.

- La grandeur de notre reine ne se mesure pas à ses biens personnels, mais à la richesse de ses sujets, répliqua sévèrement Clarice, quelque peu piquée par cette remarque.

- Sans nul doute, admit Sweetchild, si bien lancé que rien ne pouvait plus l'arrêter. Toutefois la fortune des rajahs de Brahmapur était d'une nature bien particulière. Ils n'amassaient pas l'or, ne remplissaient pas des coffres d'argenterie, n'édifiaient pas des palais de marbre rosé. Oh, non. Durant trois siècles ces souverains n'ont connu qu'une seule passion : les pierres précieuses. Savez-vous ce qu'on entend par " standard de Brahmapur " ?

- Un type particulier de taille du diamant ? suggéra modestement le docteur Truffo.

- " Standard de Brahmapur " est un terme utilisé en joaillerie pour désigner des diamants, saphirs, rubis ou émeraudes taillés d'une certaine manière et ayant la grosseur d'une noix, ce qui équivaut à cent soixante tandouls, soit quatre-vingts carats.

- Mais c'est considérable, s'étonna Reynier. De telles pierres sont rarissimes. Si ma mémoire est fidèle, le diamant " Régent " lui-même, fleuron du trésor national français, est à peine plus gros.

- Erreur, lieutenant, le diamant " Pitt ", c'est-à-dire le " Régent ", est presque deux fois plus gros, corrigea le professeur. Cela étant, quatre-vingts

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carats, surtout s'agissant de pierres de belle eau, c'est énorme. Ainsi donc, mesdames et messieurs, imaginez-vous que Bagdassar possédait cinq cent douze pierres de cette taille, et de la qualité la plus irréprochable, de surcroît !

- Incroyable ! s'exclama sir Reginald. Pour sa part, Fandorine demanda :

- P-pourquoi précisément cinq cent douze ?

- A cause du chiffre sacré 8, répondit volontiers Sweetchild. 512, c'est 8 x 8 x 8, à savoir huit au cube, nombre dit " idéal ". Ici, bien sûr, on voit pointer l'influence du bouddhisme, qui a pour le chiffre 8 une considération toute particulière. Dans la partie nord-est de l'Inde, où se trouve Brahmapur, les religions s'entremêlent de façon tout à fait surprenante. Mais le plus intéressant est la façon dont était gardé le trésor.

- Et comment était-il donc gardé ? demanda Renata Kléber avec curiosité.

- Dans un vulgaire coffret en terre cuite, dépourvu de toute décoration. En 1852, tout jeune archéologue, je suis allé à Brahmapur, où j'ai rencontré le rajah Bagdassar. Sur le territoire de la principauté, en pleine jungle, on avait découvert les vestiges d'un temple ancien, et Son Altesse m'avait invité à venir expertiser la découverte. Je conduisis les recherches qui s'imposaient, et vous savez quoi ? Il s'avéra que ce temple avait été édifié au temps de l'empereur Chandragupta, à une lointaine époque où...

- Stop, stop, stop ! s'écria le commissaire, interrompant le savant. Vous nous parlerez d'archéologie une autre fois. Revenons plutôt au rajah.

- Ah oui, fit le professeur en battant des cils comme quelqu'un qui revient à lui. En effet, ce sera

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mieux. Bref, le rajah était satisfait de mes services et, en signe de particulière sympathie, il me montra son légendaire coffret. Oh, jamais je n'oublierai cette vision ! (Sweetchild baissa les paupières.) Représentez-vous un sous-sol sombre où, près de la porte, brûle une unique torche posée dans un support de bronze. Nous étions seuls tous les deux, le rajah et moi, les autres étant restés derrière la porte massive gardée par une douzaine d'hommes en armes. Je ne distinguai pas bien la configuration du sanctuaire, mes yeux n'ayant pas eu le temps de s'habituer à l'obscurité. J'entendis seulement Son Altesse qui faisait grincer des serrures. Puis Bagdassar se tourna vers moi, et je vis dans ses mains un cube couleur de terre, apparemment assez lourd. Sa taille était... (Sweetchild ouvrit les yeux et regarda autour de lui. Tous écoutaient, comme ensorcelés, et Renata Kléber le fixait même, la bouche entrouverte, à la façon des enfants.) Enfin je ne sais pas. Disons de la taille du chapeau de miss Stamp si on le mettait dans une boîte carrée. (Tous comme un seul homme braquèrent un regard intéressé sur le minuscule chapeau tyrolien orné d'une plume de faisan. Clarice supporta ce public scrutinyl avec un sourire plein de dignité, ainsi qu'on le lui avait appris lorsqu'elle était petite.) Mieux, ce cube ressemblait à une de ces briques en argile qu'on utilise dans ces contrées pour la construction. Plus tard, Son Altesse m'expliqua que la surface grossière et uniforme mettait en valeur la splendeur du chatoiement et la couleur des pierres infiniment mieux que l'or ou

1. Examen général.

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l'ivoire. Ce dont j'ai pu effectivement me convaincre. Bagdassar porta lentement sa main couverte de bagues vers le couvercle du coffret, le souleva d'un coup et... Je fus aveuglé, mesdames et messieurs ! (La voix du professeur se mit à vibrer.) C'est... c'est impossible à décrire avec des mots ! Imaginez un éclat mystérieux, scintillant, multicolore, se déversant du cube sombre et se réfléchissant en une multitude d'arcs-en-ciel sur les voûtes lugubres du sous-sol ! Les pierres rondes étaient disposées en huit couches, chacune composée de soixante-quatre gemmes facettées d'où fusait un éclat insoutenable ! L'effet, bien sûr, se trouvait encore amplifié par la lueur vacillante de l'unique torche. Je revois encore le visage du rajah Bagdassar, éclairé d'en dessous par cette lumière magique... Le savant ferma de nouveau les yeux et se tut.

- Et, à titre d'exemple, combien valent ces petits cailloux multicolores ? retentit la voix stridente du commissaire.

- Oui, effectivement, combien ? reprit madame Kléber, tout émoustillée. Disons, en livres anglaises ?

Clarice entendit Mrs Truffo qui chuchotait assez fort à son mari :

- She's so vulgar1 !

Ce qui ne l'empêcha pas de rejeter derrière son oreille ses bouclettes de cheveux ternes, afin de ne pas perdre une miette de ce qui allait être dit.

- Vous savez, fit Sweetchild avec un sourire bon enfant, je me suis moi-même posé cette ques-

1. Ce qu'elle peut être vulgaire !

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tion. Il n'est pas facile d'y répondre étant donné que le prix des pierres précieuses oscille en fonction du marché, mais en l'état actuel des choses...

- Oui, oui, s'il vous plaît, la valeur au jour d'aujourd'hui, sans remonter à l'époque de l'empereur Chandragupta, grommela Gauche.

- Hum... Je ne sais pas exactement combien le rajah possédait respectivement de brillants, de saphirs et de rubis. Mais je sais qu'il prisait plus que tout les émeraudes, d'où son surnom. Au cours de son règne ont été acquises sept émeraudes originaires du Brésil et quatre de l'Oural, pour chacune desquelles Bagdassar a donné un diamant plus un complément en argent. Voyez-vous, chacun de ses ancêtres avait sa pierre de prédilection, à laquelle il accordait sa préférence sur les autres et qu'il s'efforçait d'acquérir en premier lieu. Le nombre magique 512 fut atteint sous le grand-père de Bagdassar, si bien qu'à partir de ce moment-là, le but du souverain devint non pas l'accroissement du nombre de pièces mais l'élévation de leur qualité. Les pierres qui n'atteignaient pas tout à fait la perfection ou bien qui, pour telle ou telle raison, n'avaient pas les faveurs du prince en exercice étaient vendues, d'où la réputation du " standard de Brahmapur " qui peu à peu s'est imposé dans le monde entier. En échange, de nouvelles pièces, encore plus précieuses, prenaient place dans le coffret. Cette obsession maladive à l'égard du " standard de Brahmapur " mena les ancêtres de Bagdassar jusqu'à la folie ! L'un d'eux acheta au chah de Perse Abbas le Grand un saphir jaune pesant trois cents tandouls. Il paya cette merveille dix caravanes d'ivoire, mais la pierre ayant une

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taille supérieure au standard, les joailliers du rajah lui enlevèrent tout ce qui était en trop !

- C'est terrible, bien sûr, fit le commissaire, mais revenons tout de même au prix.

Cette fois, cependant, il ne fut pas simple de remettre l'indianiste dans la direction voulue.

- Mais attendez donc, avec votre prix ! dit-il, chassant la remarque du commissaire d'un geste impoli de la main. Comme si c'était l'important ! Quand il est question d'une pierre précieuse de cette taille et de cette qualité, on ne parle pas d'argent mais plutôt des propriété magiques qui lui sont attribuées depuis la nuit des temps. Le diamant, par exemple, est considéré comme le symbole de la pureté. Nos ancêtres vérifiaient la fidélité de leur femme de la façon suivante : il déposaient un diamant sous l'oreiller de leur épouse endormie. Si celle-ci était fidèle, elle se retournait très vite vers son mari et, sans se réveiller, elle l'embrassait. Si, au contraire, elle le trompait, elle s'agitait et essayait de jeter le diamant par terre. Le diamant est aussi connu comme garant d'invincibilité. Les anciens Arabes croyaient que, lors d'une bataille, le commandant qui l'emportait était celui qui possédait le plus gros diamant.

- Les anciens Alabes se tlompaient, intervint subitement Gintaro Aono, interrompant l'orateur dans sa lancée.

Tous, d'un air stupéfait, fixèrent le Japonais, lequel ne prenait que très rarement part à la conversation et n'avait jamais interrompu personne. L'Asiate s'empressa de continuer avec son accent tellement comique :

- A l'académie de Saint-Cyl, on nous a applis que le duc de Boulgogne Châles le Témélaile avait

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spécialement plis avec lui l'énolme diamant " San-cy " pou aller combattle les Suisses, mais cela ne l'a pas pléselvé de la défaite.

Clarice eut pitié du malheureux. Pour une fois qu'il voulait briller par ses connaissances, sa remarque arrivait au plus mauvais moment.

La réplique du Japonais fut accueillie par un silence de mort, et Aono rougit atrocement.

- Oui, oui, Charles le Téméraire... acquiesça le professeur d'un air mécontent, avant de terminer, mais sans la verve précédente. Le saphir symbolise le dévouement et la persévérance, l'émeraude développe l'acuité visuelle et la perspicacité, le rubis protège des maladies et du mauvais oil... Mais vous vouliez connaître la valeur du trésor de Bag-dassar ?

- Je comprends qu'il s'agit d'une somme fabuleuse, mais ne pourriez-vous pas nous dire, ne serait-ce qu'approximativement, combien elle comporte de zéros ? articula bien distinctement madame Kléber comme si elle s'adressait à un éco-lier particulièrement obtus et montrant, une fois de plus, qu'une femme de banquier restait toujours une femme de banquier.

Pour sa part, Clarice en aurait volontiers entendu un peu plus sur les propriétés des pierres précieuses et aurait préféré éviter toute discussion d'argent. En plus de tout le reste, c'était vulgaire.

- Eh bien, calculons. (Sweetchild sortit un crayon de sa poche et se prépara à écrire sur une serviette en papier.) Avant, le diamant était considéré comme la pierre la plus chère, mais depuis la découverte des mines d'Afrique du Sud, son prix a sensiblement chuté. Les gros saphirs se rencon-

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trent plus couramment que les autres pierres précieuses, raison pour laquelle ils sont en moyenne quatre fois moins chers que les brillants, mais cela ne concerne pas les saphirs jaunes ou étoiles, ceux-là mêmes qui se trouvaient en majorité dans la collection de Bagdassar. Les rubis et émeraudes de taille exceptionnelle sont beaucoup plus rares et valent plus cher que les brillants de poids équivalent... Bien, pour simplifier, considérons que les 512 pierres sont des diamants de valeur identique. Le poids de chacune, comme je vous l'ai déjà dit, est de 80 carats. Selon la formule de Tavernier, utilisée par les joailliers du monde entier, la valeur d'une pierre s'estime de la manière suivante : on prend le prix de marché d'un diamant d'un carat et on le multiplie par le carré du nombre de carats d'une pierre donnée. Donc... A la Bourse d'Anvers un diamant d'un carat vaut actuellement quinze livres. Le carré de quatre-vingts est six mille quatre cents. Multiplié par quinze... Hum... Quatre-vingt-seize mille livres sterling, voilà le prix moyen de chaque pierre du coffret de Brahmapur... Multiplié par cinq cent douze... Environ cinquante millions de livres sterling. Mais en fait plus, car, comme je vous l'ai précédemment expliqué, les pierres de couleur de cette taille valent plus cher que les brillants, conclut solennellement Sweetchild.

- Cinquante millions de livres ? Tant que ça ? demanda Reynier d'une voix enrouée. Mais cela fait un milliard et demi de francs !

Clarice avait le souffle coupé. Ebranlée par la somme astronomique, elle en avait oublié les propriétés si romantiques des différentes pierres.

- Cinquante millions ! Mais c'est la moitié du budget annuel de tout l'empire britannique ! s'exclama-t-elle.

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- C'est trois fois le prix du canal de Suez ! marmonna ce rouquin de Milford-Stoakes. Même plus !

Quant au commissaire, il avait lui aussi approché une serviette en papier et s'était plongé dans des calculs.

- C'est ma paye pendant trois cent mille ans, annonça-t-il, l'air désemparé. Vous ne poussez pas un peu, professeur ? Comme si un petit potentat local pouvait posséder de tels trésors...

Sweetchild répondit fièrement, comme si toutes les richesses de l'Inde lui appartenaient en propre :

- Et encore, ce n'est rien ! Les joyaux du nizam de Haidarâbâd sont estimés à trois cents millions de livres, mais il est vrai qu'on ne pourrait pas les faire tenir dans un petit coffret. Par sa compacité, le trésor de Bagdassar n'avait effectivement pas son pareil.

Fandorine toucha délicatement la manche de l'indianiste :

- Néanmoins, je p-présume que cette somme revêt un caractère quelque peu abstrait. Il paraît peu probable que quelqu'un puisse vendre d'un coup une telle quantité de gigantesques p-pierres précieuses. Cela ferait chuter le prix du marché.

- Ne croyez pas cela, monsieur le diplomate, répondit vivement le savant. Le prestige du " standard de Brahmapur " est tel qu'il y aurait pléthore d'acheteurs. Je suis même certain que la moitié des pierres sinon plus ne quitteraient pas l'Inde. Elles seraient achetées par les princes locaux, et en premier lieu par ce même nizam. Et pour les pierres restantes, les établissements bancaires d'Europe et d'Amérique se battraient, sans compter que les

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monarques européens ne laisseraient pas passer cette occasion d'enrichir leurs propres trésors avec les chefs-d'ouvre de Brahmapur. Oh, s'il l'avait voulu, Bagdassar aurait pu vendre tout le contenu de son coffret en quelques petites semaines.

- Vous parlez toujours de cet homme au p-passé, fit remarquer Fandorine. Il est mort ? Et dans ce cas qu'est-il advenu du coffret ?

- Cela, hélas, personne ne le sait. Bagdassar a connu une fin tragique. Au moment de la révolte des cipayes il a eu l'imprudence de nouer des contacts secrets avec les insurgés, en conséquence de quoi le vice-roi a déclaré Brahmapur territoire ennemi. Les mauvaises langues prétendaient que la Grande-Bretagne voulait simplement faire main basse sur le trésor de Bagdassar, ce qui, bien entendu, est faux. Nous, les Anglais, n'utilisons pas ce genre de méthodes.

- Pensez donc, acquiesça Reynier avec un sourire mauvais en échangeant un regard avec le commissaire.

Clarice observa discrètement Fandorine en se demandant s'il ne serait pas lui aussi infecté par le bacille de l'anglophobie, mais le diplomate russe garda un visage absolument impassible.

- On envoya un escadron de dragons au palais de Bagdassar. Le rajah essaya de fuir en Afghanistan, mais la cavalerie le rattrapa au passage du Gange. Jugeant indigne de lui d'être mis en état d'arrestation, Bagdassar s'empoisonna. On ne retrouva pas de coffret avec lui, mais seulement un petit baluchon dans lequel était glissé un billet écrit en anglais. Le billet était adressé aux autorités britanniques. Il y protestait de son innocence et

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demandait que l'on remette le petit baluchon à son fils unique. Le jeune garçon faisait alors ses études dans une pension privée quelque part en Europe. Ce qui, pour les dignitaires indiens de la nouvelle génération, était parfaitement dans l'ordre des choses. Il faut dire plus généralement que Bagdas-sar n'était pas étranger au souffle de la civilisation. Il était plus d'une fois allé à Londres et à Paris et avait même épousé une Française.

- Oh, comme c'est original ! s'exclama Clarice. Etre la femme d'un rajah indien ! Et qu'est devenue cette femyie ?

- Qu'elle aille au diable, parlez-nous plutôt du petit baluchon, dit le commissaire, impatient. Que contenait-il ?

- Rigoureusement rien d'intéressant, répondit le professeur en haussant les épaules d'un air désolé. Un petit volume du Coran. Le coffret, lui, a disparu corps et biens, et ce n'est pas faute d'avoir été cherché partout.

- Et il s'agissait d'un Coran ordinaire ? demanda Fandorine.

- Tout ce qu'il y a de plus banal, imprimé dans une typographie de Bombay, avec, en marge, de pieuses pensées écrites de la main du défunt. Le commandant de l'escadron jugea que rien ne s'opposait à ce que le Coran soit envoyé à destination et, en souvenir de son expédition, il ne garda pour lui que le foulard dans lequel était enveloppé le livre. Par la suite, ce foulard fut acquis par lord Littleby, qui l'ajouta à sa collection de peintures sur soie indiennes.

- Il s'agit bien du foulard dans lequel l'assassin a enveloppé le Shiva ? se fit préciser le commissaire.

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- Celui-là même. Il faut dire qu'il sort de l'ordinaire. Il est en soie extrêmement fine et légère. Si son dessin est assez quelconque - il figure l'oiseau de paradis, " Kalavinka au doux chant " -, il présente en revanche deux caractéristiques exceptionnelles, que je n'ai jamais rencontrées sur aucun autre tissu indien. Premièrement, l'oil de Kalavinka est remplacé par un petit trou dont le bord est finement brodé de fils d'or. Deuxièmement, la forme elle-même du foulard est intéressante : il n'est pas rectangulaire mais conique. Il se présente comme un triangle quelconque, avec deux côtés irréguliers et le troisième parfaitement droit.

- Ce foulard est-il de g-grande valeur ? demanda Fandorine.

- Mais on s'en moque, fit madame Kléber en avançant sa lèvre inférieure en une moue capricieuse. Parlez-nous plutôt des pierres précieuses ! Il aurait fallu mieux chercher.

Sweetchild éclata de rire :

- Oh, madame, vous n'avez même pas idée de l'acharnement avec lequel le nouveau rajah les a cherchées ! C'était un des zamindari locaux, et comme il nous avait rendu des services inestimables au moment de la guerre contre les cipayes, il avait reçu en récompense le trône de Brahmapur. Sa cupidité fit perdre la raison au malheureux. Un petit malin lui glissa à l'oreille que Bagdassar avait caché le coffret dans le mur d'une maison. Et comme, par son aspect et sa taille, ce coffret ressemblait effectivement à une banale brique d'argile, le nouveau rajah fit démolir toutes les constructions édifiées dans ce matériau. On abattit les maisons les unes après les autres, et chaque bri-

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que fut cassée sous le contrôle personnel du souverain. Etant donné que quatre-vingt-dix pour cent des constructions de Brahmapur étaient faites de briques, cette ville florissante fut en quelques mois réduite à un tas de ruines. Le rajah fou fut empoisonné par son propre entourage qui craignait une révolte populaire autrement plus sérieuse que celle des cipayes.

- C'est bien fait pour ce Judas, déclara Reynier avec emportement. Rien n'est plus écourant que la traîtrise.

Fandorine répéta patiemment sa question :

- Mais tout de même, p-professeur, ce foulard a-t-il une grande valeur ?

- Je ne le pense pas. C'est plutôt une rareté, une curiosité.

- Et pour quelle raison ce t-tissu enveloppe-t-il toujours quelque chose, tantôt le Coran, tantôt Shiva ? Ce morceau de soie n'aurait-il pas une signification sacrée ?

- Je n'ai jamais rien entendu dire de tel. C'est simplement une coïncidence.

Le commissaire Gauche se leva avec un gémissement et étira ses épaules engourdies.

- Mouais, l'histoire est amusante, dit-il, mais, hélas, elle n'apporte rien à notre enquête. Il est peu probable que l'assassin soit assez sentimental pour garder ce chiffon sur lui comme souvenir. (Puis il ajouta, pensif :) Remarquez, ce ne serait pas mal. L'un d'entre vous, chers suspects, sort de sa poche le foulard de soie avec l'oiseau de paradis, comme ça, par inadvertance, et se mouche dedans. Pour le coup, le vieux Gauche saurait ce qui lui reste à faire.

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Et le policier d'éclater de rire, jugeant manifestement sa plaisanterie particulièrement spirituelle. Clarice regardait le malotru d'un air désapprobateur.

Le commissaire surprit son regard et plissa les yeux :

- Au fait, mademoiselle Stamp, pour en revenir à votre divin chapeau, il a du style, c'est le dernier chic parisien. Il y a longtemps que vous êtes venue à Paris ?

Clarice rassembla intérieurement ses forces et répondit d'un ton glacial :

- Ce chapeau a été acheté à Londres, commissaire. Quant à Paris, je n'y suis jamais allée.

Mais qu'est-ce que mister Fandorine pouvait bien fixer avec autant d'attention ? Clarice suivit la direction de son regard et blêmit.

Le diplomate était en train d'examiner son éventail en plumes d'autruche, sur le manche duquel on pouvait lire en lettres d'or : Meilleurs souvenirs ! Hôtel AMBASSADOR. Rue de Grenelle, Paris '.

Quelle impardonnable erreur !

1. En français dans le texte.

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Gintaro Aono

Le 5e jour du 4e mois

En vue de la côte de l'Erythrée

En bas la bande verte de la mer, Au milieu la bande jaune du sable, En haut la bande bleue du ciel. Telles sont les couleurs Du drapeau de l'Afrique.

Ce trivial quintain est le fruit de mes efforts d'une heure et demie pour atteindre l'harmonie spirituelle. Mais la maudite harmonie a obstinément refusé de se manifester.

Assis à l'arrière du bateau, j'ai longuement regardé la triste rive de l'Afrique et, de façon plus aiguë que jamais, je ressen-

tais mon infinie solitude. C'est au moins une bonne chose que l'on m'ait dès l'enfance inculqué la précieuse habitude de tenir mon journal. Il y a sept ans, partant étudier dans le lointain pays de Fourance, je nourrissais secrètement le rêve qu'un jour mon journal de voyage sortirait en livre et apporterait la gloire à moi-même et à la famille Aono. Mais, hélas, mon esprit est bien trop imparfait et mes sentiments bien trop ordinaires pour que ces pitoyables pages puissent rivaliser avec les journaux des grands écrivains des temps passés.

Il n'en reste pas moins que sans ces notes quotidiennes j'aurais vraisemblablement sombré depuis longtemps dans la folie.

Même ici, sur ce bateau qui vogue en direction de l'Asie orientale, ne se trouvent que deux représentants de la race jaune : moi et un eunuque chinois, fonctionnaire

de onzième rang à la cour impériale, qui est allé à Paris acheter les dernières nouveautés de la parfumerie et de la cosmétique pour l'impératrice Ts'eu-hi. Par devoir d'économie il voyage en deuxième classe, ce qui le met très mal à l'aise, et notre conversation a pris fin au moment précis où il lui est apparu que j'étais en première. Quelle honte pour la Chine ! A la place de ce fonctionnaire, je pense que j'en mourrais d'humiliation. Sur ce navire européen, chacun de nous ne représente-t-il pas une grande puissance asiatique ? Je comprends l'état d'esprit du fonctionnaire Tchian, mais il est tout de même très dommage qu'il ait honte de sortir de sa petite cabine, nous aurions pu trouver de quoi bavarder. Enfin, pas bavarder vraiment, mais communiquer à l'aide de papier et de pinceaux. Bien que nous parlions des langues différentes, nos idéogrammes sont les mêmes.

Je me dis : peu importe, tiens bon. Tout cela n'est rien. Dans un mois tu reverras les lumières de Nagasaki et, de là, ton Kagoshima natal est à portée de main. Et tant pis si le retour me promet honte et humiliation, tant pis si je suis la risée de mes amis ! Pourvu seulement que je retrouve la maison ! En fin de compte, personne n'osera me mépriser ouvertement, car tous savent que j'ai accompli la volonté de mon père, et les ordres, chacun le sait, ne se discutent pas. J'ai fait ce que je devais faire, ce à quoi m'obligeait le devoir. Ma vie est gâchée, mais s'il le fallait pour le bien du Japon... Et puis cela suffit avec cette histoire !

Mais, tout de même, qui pouvait imaginer que mon retour au pays natal, dernière étape de ces sept années d'épreuves, se révélerait aussi pénible ? En France, au moins, je pouvais prendre mes repas seul,

je pouvais jouir de mes promenades, de la communion avec la nature. Mais ici, sur ce paquebot, j'ai l'impression d'être un grain de riz tombé par inadvertance dans un bol de nouilles. Après sept années passées parmi les barbares aux cheveux roux, je ne me suis toujours pas accoutumé à certaines de leurs répugnantes habitudes. Quand je vois la très raffinée Kléber-san couper avec son couteau un bifteck saignant et ensuite passer son bout de langue rosé sur ses lèvres rougies, j'ai aussitôt envie de vomir. Et ces lavabos anglais qu'il faut fermer avec un bouchon, pour se laver ensuite le visage avec de l'eau sale ! Et ces vêtements de cauchemar, fruits d'une intelligence perverse ! Dedans, on se sent comme une carpe que l'on a enveloppée dans du papier gras et que l'on fait griller sur des charbons ardents. Ce que je déteste le plus, ce sont les cols empesés, qui donnent des

boutons rouges au menton, et les chaussures en cuir - de vrais instruments de torture. En ma qualité d'Asiate sauvage, je me permets de me promener sur le pont en léger yukata, tandis que mes malheureux voisins de table étouffent dans leurs habits, du matin au soir. Mes narines délicates souffrent énormément de l'odeur de transpiration des Européens, une odeur forte de viande et de graisse. Sans compter cette épouvantable habitude qu'ont les yeux ronds de se moucher dans des carrés de tissu, qu'ils remettent ensuite dans leur poche avec la morve et qu'ils ressortent plus tard pour se moucher de nouveau ! A la maison, personne ne pourra croire ça, on va penser que j'ai tout inventé. Quoique sept ans, ce soit long. Il est possible que chez nous aussi les dames portent maintenant ces ridicules tournures et clopinent d'un pas titubant sur de hauts talons. Ce

serait drôle de voir Kyoko-san dans cet accoutrement. Elle est grande maintenant, elle a treize ans. Encore une année ou deux, et l'on nous mariera. Et peut-être même avant. Vivement la maison !

Aujourd'hui, j'ai eu particulièrement du mal à atteindre l'harmonie spirituelle parce que :

1) J'ai découvert qu'avait disparu de mon sac de voyage mon meilleur instrument, capable de sectionner facilement le muscle le plus épais. Que signifie ce vol étrange ?

2) Au cours du déjeuner je me suis de nouveau retrouvé dans une situation humiliante, bien pis qu'avec Charles le Téméraire (cf. mes notes d'hier). Fandorine-san, qui continue de beaucoup s'intéresser au Japon, a entrepris de m'interroger sur le bushido et les coutumes des samouraïs. La discussion a dévié sur ma famille, mes ancêtres. Dans la mesure où je me suis pré-

senté comme étant officier, le Russe a commencé à me poser des questions sur l'armement, les uniformes, les règles de combat de l'armée impériale. Ça a été horrible ! Constatant que je n'avais jamais entendu parler du fusil Berdane, Fandorine-san m'a regardé d'un drôle d'air. Sans doute a-t-il pensé que l'armée japonaise était servie par de parfaits ignares. De honte, et au mépris de toute politesse, je me suis enfui en courant du salon, ce qui n'a pu que jeter un trouble encore plus grand.

J'ai mis longtemps à me calmer. Je suis d'abord monté sur le pont des embarcations, qui est entièrement au soleil et, pour cette raison, désert. Je me suis déshabillé jusqu'à la ceinture et, pendant une demi-heure, j'ai perfectionné ma technique du coup de mawashi-giri. Dès que j'ai été en condition et que le soleil a commencé à

rosir, je me suis assis en position du zazen et, pendant quarante minutes, j'ai essayé de méditer. Seulement après je me suis rhabillé et suis allé à l'arrière composer un tanka.

Tous ces exercices m'ont bien aidé. Maintenant je sais comment sauver la face. Au cours du dîner, je dirai à Fandorine-san qu'il nous est interdit de parler de l'armée impériale avec des étrangers et que si j'ai quitté aussi précipitamment le salon, c'est parce que j'avais une terrible diarrhée. Je pense que cela paraîtra convaincant et que je ne passerai pas, aux yeux de mes compagnons de table, pour un malappris et un sauvage.

Même jour, le soir

Vous parlez d'une harmonie ! Il est arrivé quelque chose de catastrophique. Mes

mains tremblent honteusement, mais je dois immédiatement noter tous les détails. Cela m'aidera à me concentrer et à prendre la bonne décision. D'abord les faits, ensuite les déductions.

Voici donc.

Le dîner au salon Windsor a commencé comme d'habitude à huit heures. Alors qu'à midi j'avais commandé une salade de betterave (red beet), le serveur m'a apporté du bouf saignant, à moitié cru. En fait, il avait compris red beef. J'ai planté ma fourchette dans cette chair sanglante d'animal mort en regardant avec une secrète envie le premier lieutenant du capitaine qui se régalait d'un appétissant ragoût de légumes et de blanc de poulet.

Quoi d'autre ?

Rien de spécial. Kléber-san, comme toujours, s'est plainte de migraine, ce qui ne l'a pas empêchée de manger avec grand

appétit. Elle a une mine resplendissante ; voilà un parfait exemple de grossesse bien supportée. Je suis certain que lorsque le terme arrivera, le bébé sortira d'elle comme un bouchon de Champagne qui saute.

On a parlé de la chaleur, de notre arrivée, demain, à Aden, de pierres précieuses. Fandorine-san et moi avons comparé les mérites respectifs des gymnastiques japonaise et anglaise. J'ai pu me permettre une certaine condescendance, car, dans ce domaine, la supériorité de l'Orient sur l'Occident est évidente. Cela tient au fait que, pour eux, les exercices physiques s'apparentent au sport1, au jeu, tandis que, pour nous, c'est un moyen de perfectionnement spirituel. Je dis bien spirituel, parce que le perfectionnement physique n'a pas d'im-

1. En français dans le texte.

portance, il suit tout naturellement, comme les wagons derrière la locomotive. Il faut dire que le Russe s'intéresse énormément au sport. Il a même entendu parler des écoles de combat du Japon et de Chine. Ce matin je suis allé méditer sur le pont des embarcations plus tôt que d'habitude et j'y ai vu Fandorine-san. Nous avons seulement échangé un salut, sans engager la conversation, car chacun était à son occupation : je purifiais mon esprit à la lumière du jour nouveau, et lui, vêtu d'un tricot de gymnastique, faisait des flexions en prenant appui alternativement sur chaque main. Puis il s'est longuement exercé avec des haltères, visiblement très lourds.

Notre intérêt commun pour la gymnastique a donné un ton dégagé à notre conversation de ce soir. Je me suis senti plus détendu que d'habitude. J'ai parlé du jiu-jitsu au Russe. Il m'a écouté avec une attention soutenue.

oo

Aux environs de neuf heures et demie (je n'ai pas noté l'heure exacte), Kléber-san, qui avait déjà terminé son thé et avalé deux gâteaux, s'est plainte de vertige. Je lui ai expliqué que cela arrivait parfois aux femmes enceintes lorsqu'elles mangeaient trop. Pour une raison que j'ignore, elle a pris mes paroles pour une offense, et je me suis dit que j'aurais mieux fait de tenir ma langue. Combien de fois me suis-je juré de ne pas ouvrir la bouche. Mes sages maîtres m'ont pourtant bien fait la leçon : si tu te trouves en compagnie d'étrangers, reste tranquillement assis, écoute, souris aimablement en hochant la tête de temps à autre : tu passeras pour un homme bien élevé et au moins tu ne diras pas de bêtises. Ah, il est bien, l'" officier ", à embêter le monde avec ses conseils médicaux !

Reynier-san a immédiatement bondi de sa chaise et s'est offert pour accompagner

la dame à sa cabine. Cet homme est très courtois de manière générale, et plus particulièrement envers Kléber-san. De tous, il est le seul qu'elle n'ait pas encore lassé avec ses caprices incessants. Il défend l'honneur de l'uniforme, bravo.

Dès qu'ils sont sortis, les hommes sont allés s'installer dans les fauteuils pour fumer. Le médecin de bord, un Italien, et sa femme, une Anglaise, sont partis au chevet d'un malade, tandis que j'essayais de faire comprendre au serveur qu'il ne fallait mettre ni bacon ni jambon dans mon omelette du matin. Depuis le temps, il pourrait le savoir.

Il s'était écoulé environ deux minutes quand, soudain, nous avons entendu un cri perçant de femme.

Premièrement, je n'ai pas immédiatement compris que c'était Kléber-san qui criait. Deuxièmement, je n'ai pas saisi que

ce " Oscour ! Oscour ! " éperdu signifiait " Au secours ! Au secours !l " Cela, toutefois, ne justifie pas ma conduite. Je me suis couvert de honte, oui, de honte. Je suis indigne du nom de samouraï !

Mais prenons les choses par le début.

Le premier à s'élancer vers la porte fut Fandorine-san, suivi du commissaire de police, puis de Milford-Stoakes-san et de Sweetchild-san. Moi, je restais planté sur place. Tous en ont bien sûr conclu que l'armée japonaise était servie par de pitoyables lâches ! En fait, je n'ai tout simplement pas saisi immédiatement ce qui se passait.

Quand j'ai enfin compris, il était trop tard : j'ai accouru sur les lieux après tout le monde, y compris Stamp-san.

1. En français dans le texte.

La cabine de Kléber-san se trouve tout près du salon - cinquième à droite en longeant le couloir.

A travers les dos de ceux qui m'avaient devancé, j'ai aperçu une scène incroyable. La porte de la cabine était grande ouverte. Allongée par terre, Kléber-san poussait des gémissements plaintifs, écrasée sous le poids d'une chose noire, luisante, immobile. Je n'ai pas immédiatement compris qu'il s'agissait d'un nègre de taille considérable. Il était vêtu de pantalons de toile blanche. De sa nuque pointait le manche d'un couteau de marin. A la position du corps, j'ai tout de suite compris que le nègre était mort. Un tel coup porté à la base du crâne exige beaucoup de force et de précision mais, par ailleurs, il tue instantanément et à coup sûr.

Kléber-san se débattait, essayant vainement de s'extirper de sous le corps massif

qui l'écrasait. Près d'elle, le lieutenant Rey-nier se démenait comme il le pouvait. Son visage était aussi blanc que le col de sa chemise. L'étui du couteau pendait, vide, à son côté. Le lieutenant était complètement perdu : tantôt il se lançait dans une tentative pour débarrasser la femme enceinte de son désagréable fardeau, tantôt il se tournait vers nous et commençait à expliquer de manière confuse au commissaire ce qui s'était passé.

De tous, Fandorine-san fut le seul à ne pas perdre son sang-froid. Sans effort apparent, il souleva et repoussa le pesant cadavre (je me rappelai aussitôt ses exercices avec les haltères), puis aida Kléber-san à s'asseoir dans un fauteuil et lui donna de l'eau. C'est alors que, me ressaisissant, j'approchai d'elle et constatai qu'elle n'avait ni blessures ni contusions. Souffrait-elle de lésions internes ? On le verrait plus tard.

Dans l'agitation générale, mon examen n'étonna personne. Les Blancs sont persuadés que tous les Asiates sont plus ou moins des chamans et qu'ils connaissent l'art de guérir. Le pouls de Kléber-san battait à 95, ce qui était parfaitement explicable.

Se coupant mutuellement la parole, Rey-nier et elle rapportèrent ce qui suit.

Le lieutenant :

II avait raccompagné Kléber-san à sa cabine, lui avait souhaité le bonsoir et était parti. Toutefois, il n'avait pas fait deux pas qu'il avait entendu son cri désespéré.

Kléber-san :

Elle était entrée, avait allumé sa lampe électrique et avait vu près de sa table de toilette un homme noir gigantesque tenant dans ses mains son collier de corail (par la suite, j'ai effectivement vu le rang de perles sur le sol). Le nègre s'était jeté sur elle sans un mot, l'avait renversée par terre et saisie

à la gorge avec ses énormes pattes. Elle avait alors crié.

Le lieutenant :

II avait fait irruption dans la cabine, avait vu la terrible (" fantastique " selon ses mots) scène et avait tout d'abord été décontenancé. Il avait attrapé le nègre par les épaules mais avait été incapable de bouger le géant d'un pouce. Il lui avait alors donné des coups de botte sur la tête, de nouveau sans le moindre résultat. C'est seulement après que, craignant pour la vie de madame Kléber et de son enfant, il avait sorti son couteau de son étui et lui en avait assené un coup.

Je me suis alors dit que le lieutenant avait dû passer sa fougueuse jeunesse dans les tavernes et les bordels, où de l'aptitude à manier le couteau dépend qui sera dégrisé le lendemain et qui sera conduit au cimetière.

Le capitaine Cliff et le docteur Truffo accoururent à leur tour. La cabine était pleine à craquer. Personne n'arrivait à comprendre ce que cet Africain faisait sur le Léviathan. Fandorine-san examina attentivement le tatouage qui couvrait la poitrine du mort et dit qu'il en avait déjà vu un semblable par le passé. Il expliqua que, lors du récent conflit des Balkans, il avait fait un court séjour en captivité chez les Turcs, où il avait vu des esclaves noirs portant exactement les mêmes marques en zigzag, disposées en cercles concentriques à partir des mamelons. Il s'agissait du marquage rituel de la tribu n'danga, récemment découverte par les marchands d'esclaves arabes, en plein cour de l'Afrique équatoriale. Les hommes n'danga faisaient l'objet d'une forte demande sur tous les marchés d'Orient.

Il me sembla que Fandorine-san disait tout cela avec un air un peu bizarre,

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comme si quelque chose le préoccupait. Mais je peux aussi me tromper, vu que les mimiques des Européens sont assez surprenantes et ne correspondent pas du tout aux nôtres.

Le commissaire ne prêta guère attention aux propos du diplomate. Il expliqua que, en tant que représentant de la loi, seules deux questions l'intéressaient : comment ce nègre avait pénétré sur le bateau et pourquoi il avait attaqué madame Kléber.

C'est alors qu'il apparut que, durant la dernière période, plusieurs des présents avaient mystérieusement vu disparaître des objets de leur cabine. J'ai repensé à la disparition que j'avais moi-même notée, mais je me suis bien sûr gardé d'en parler. Puis il fut établi que d'aucuns avaient même vu une gigantesque ombre noire (miss Stamp) ou encore un visage noir regardant par le hublot (Mrs Truffo). Il est

maintenant évident qu'il ne s'agissait pas d'hallucinations ni du fruit de l'émotivité féminine.

Tous sont tombés à bras raccourcis sur le capitaine. Ainsi, pendant tout ce temps, une menace de mort pesait sur chacun des passagers, et la direction du bateau ne se doutait de rien. Cliff-san était rouge de honte. Il faut reconnaître que son prestige venait d'en prendre un coup. Je me suis détourné avec tact, afin qu'il souffre moins d'avoir perdu la face.

Ensuite le capitaine a prié tous les témoins de l'incident de regagner le salon Windsor. Là, il nous a fait un discours empreint de force et de dignité. Il s'est tout d'abord excusé pour ce qui était arrivé. Il a demandé que l'on ne parle à personne de ce " fâcheux incident ", faute de quoi le navire risquait d'être gagné par une psychose généralisée. Il a promis que des matelots passeraient au peigne fin tous les compar-

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timents de la cale, l'entrepont, la cave, les entrepôts et même la soute à charbon. Il a également garanti qu'il n'y aurait plus jamais aucun cambrioleur à peau noire sur son navire.

C'est un brave homme, ce capitaine. Un authentique loup de mer. Il s'exprime maladroitement, par courtes phrases, mais on voit qu'il a une âme solide et qu'il prend son affaire à cour. Une fois, j'ai entendu Truffo-sensei dire au commissaire que le capitaine Cliff était veuf et qu'il vouait une véritable adoration à sa fille unique, laquelle est éduquée dans un pensionnat. Je trouve cela très touchant.

Eh bien, il me semble que je retrouve peu à peu mes sens. Mes lignes sont plus régulières, ma main a cessé de trembler. Je peux passer au plus désagréable.

En examinant superficiellement madame Kléber, mon attention a été attirée

par l'absence d'ecchymoses. Je m'étais fait par ailleurs d'autres réflexions qui méritaient d'être soumises au capitaine et au commissaire. Mais, avant tout, je désirais calmer la femme enceinte qui, loin de se remettre de son choc, semblait fermement décidée à aller jusqu'à la crise de nerfs. Je lui dis du ton le plus affectueux :

- Il est possible, madame, que cet homme noir n'ait pas du tout voulu vous tuer. Vous êtes rentrée à l'improviste, vous avez allumé la lumière, et il a tout simplement pris peur. Il a dû...

Elle ne me laissa pas terminer.

- Il a pris peur ? s'emporta Kléber-san avec une fureur inattendue. A moins que ce ne soit vous qui ayez eu peur, monsieur l'Asiate ? Vous pensez peut-être que je n'ai pas remarqué votre petite tête jaune qui pointait là-bas, derrière tous les autres, hein ?

Personne ne m'avait jamais à ce point offensé. Le pire était que je ne pouvais pas faire comme s'il s'agissait de paroles absurdes lancées par une écervelée hystérique et me retrancher derrière un sourire de dédain. Kléber-san avait touché mon point le plus vulnérable !

Il n'y avait rien à répondre. Je souffrais cruellement, et elle me regardait, une grimace méprisante sur son minois éploré et furieux. Si, à cet instant, il avait été possible de disparaître dans les profondeurs du fameux enfer des chrétiens, j'aurais moi-même ouvert la trappe. Le plus redoutable était ce voile rouge de la rage qui couvrait mes yeux, chose que je redoute par-dessus tout. C'est justement en proie à un tel état de fureur que le samouraï commet des actes désastreux pour son karma. Ensuite, toute sa vie, il lui faut essayer de racheter sa faute, payer pour avoir, l'espace d'un

court et unique instant, perdu le contrôle de lui-même. Dans ces moments-là, on est capable de faire des choses telles que même le seppuku ne suffit pas.

Je suis sorti du salon, affolé à l'idée de ne pouvoir me retenir et de faire quelque chose d'horrible à cette femme enceinte. Je ne sais pas si j'aurais pu me maîtriser si c'était un homme qui m'avait dit une chose pareille.

Une fois enfermé dans ma cabine, j'ai sorti le sac contenant les courges achetées sur le marché de Port-Saïd. Elles sont petites, de la taille d'une tête, et très dures. J'en ai acheté cinquante.

Afin d'enlever de mes yeux le voile écar-late, j'ai entrepris de travailler mon coup droit avec le tranchant de la main. Du fait de mon extrême agitation le résultat a été mauvais : au lieu de se briser en deux moitiés égales, les courges éclataient en sept ou huit morceaux.

Tout cela est très pénible.

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Deuxième partie

ADEN - BOMBAY Gintaro Aono

Le 7e jour du 4e mois A Aden

Le diplomate russe est un homme à l'esprit profond, presque japonais. Fandorine-san possède cette capacité, qui n'a rien d'européen, d'appréhender un phénomène dans sa globalité, sans se perdre dans les éléments secondaires et les détails techniques. Les Européens sont des experts inégalés dans tout ce qui touche au savoir-faire, ils savent à la perfection comment. Nous, les Asiatiques, possédons la sagesse,

car nous savons pourquoi. Pour les chevelus, le processus lui-même est plus important que le but final, alors que nous, nous ne quittons jamais des yeux l'étoile qui brille au loin et qui nous guide, raison pour laquelle nous ne prenons parfois pas le temps de convenablement regarder sur les côtés. Voilà pourquoi bien souvent les Blancs sortent vainqueurs des petites escarmouches, alors que la race jaune garde un calme inébranlable, sachant parfaitement que tout cela n'est que vanité et mesquinerie ne méritant pas qu'on y prête attention. De toute façon, la victoire sera pour nous dans ce qui est essentiel et fondamental.

Notre empereur s'est lancé dans un vaste projet : réunir la sagesse orientale et l'intelligence occidentale. Nous, les Japonais, nous apprenons humblement la science européenne des conquêtes quotidiennes,

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mais, en même temps, nous ne perdons jamais de vue le but final de l'existence humaine : la mort et, à sa suite, une forme plus élevée de l'être. Les cheveux roux sont trop individualistes, le précieux " moi " leur obscurcit la vue, altère l'image du monde environnant et ne leur permet pas d'appréhender les problèmes sous différents angles. L'âme de l'Européen est rivée à son corps par des clous puissants, il ne lui est pas offert de s'élever vers les hauteurs.

Si Fandorine-san, lui, est capable d'une grande pénétration, il le doit à la nature semi-asiatique de sa patrie. Sous bien des rapports, la Russie ressemble au Japon : c'est le même Orient qui s'étire jusqu'à l'Occident. Toutefois, contrairement à nous, les Russes oublient l'étoile grâce à laquelle le bateau tient le cap et regardent trop à droite et à gauche. Mettre en avant

son " moi " ou le diluer dans le puissant " nous ", tel est le fondement de l'antagonisme qui oppose l'Europe et l'Asie. Il me semble que la Russie a une bonne chance de quitter la première voie pour emprunter la seconde.

Mais j'ai beaucoup trop philosophé. Il est temps de revenir à Fandorine-san et à la clairvoyance dont il fait preuve. Je reprendrai les faits dans l'ordre.

Le jour n'était pas encore levé lorsque le Léviathan arriva à Aden. Concernant ce port, voici ce que dit mon guide : Le port d'Aden, ce Gibraltar de l'Orient, sert à l'Angleterre de point d'attache avec les Indes orientales. C'est ici que les bateaux s'approvisionnent en charbon et font le plein d'eau douce. L'importance d'Aden s'est considérablement accrue après l'ouverture du canal de Suez. En tant que telle, la ville n'est pas grande. On trouve essentiellement ici de vas-

tes docks, des chantiers navals, quelques factoreries, des comptoirs et des hôtels. La ville se caractérise par une construction rectili-gne. La sécheresse du sol est compensée par la présence de trente antiques réservoirs destinés à la récupération des eaux de pluie qui ruissellent des montagnes. Aden compte 34 000 habitants, Indiens musulmans pour l'essentiel. Pour l'instant il faut se contenter de cette maigre description étant donné que la passerelle n'a pas été descendue et que personne n'est autorisé à quitter le navire. On invoque une prétendue inspection sanitaire, mais nous, les vassaux de la principauté de Windsor, connaissons la raison exacte de l'agitation qui règne : les matelots et les gardes-côtes sont en train de passer l'énorme navire au crible, afin de dénicher les nègres éventuels.

Après le petit déjeuner, nous sommes restés au salon pour attendre les résultats

de la battue. C'est alors qu'entre le commissaire de police et le diplomate russe eut lieu une importante discussion dont tous les nôtres furent témoins (voilà que pour moi ils sont déjà les " nôtres ").

Après avoir commencé par la mort du nègre, la discussion, comme d'habitude, dévia sur les crimes parisiens. Je ne pris pas part aux échanges sur ce point mais écoutai attentivement, bien qu'il m'ait tout d'abord semblé qu'on allait de nouveau essayer d'attraper un singe vert dans une forêt de bambous ou encore un chat noir dans une pièce obscure.

Stamp-san dit : " Ainsi, ce sont de vraies énigmes. On ne comprend pas comment le Noir s'est introduit sur le bateau, et encore moins pourquoi il a voulu tuer madame Kléber. Exactement comme rue de Grenelle. De nouveau, c'est le mystère. "

Là, Fandorine-san déclare : " II n'y a ici aucun mystère. Si, pour le nègre, tout n'est

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pas encore élucidé, concernant les événements de la rue de Grenelle, en revanche, le tableau est, à mon sens, plus ou moins clair. "

Tous le fixèrent d'un air perplexe, et le commissaire eut un sourire narquois : " Vraiment ? Eh bien, eh bien, je suis curieux de vous entendre. "

Fandorine-san : " Je pense que les choses se sont passées de la façon suivante. Le soir, à la porte de l'hôtel particulier de la rue de Grenelle, s'est présenté quelqu'un ..."

Le commissaire (avec une fausse admiration) : " Bravo ! Géniale supposition ! "

D'aucuns se mirent à rire, mais la majorité continua à écouter avec une attention soutenue, dans la mesure où le diplomate n'était pas du genre à parler pour ne rien dire.

Fandorine-san (continuant imperturbablement) : "... quelqu'un dont la venue n'a

pas suscité le moindre soupçon chez les serviteurs. C'était un médecin, peut-être en blouse blanche et certainement muni d'une mallette de docteur. L'hôte inattendu a expliqué que toutes les personnes se trouvant dans la maison devaient immédiatement se regrouper dans un même endroit, car, sur ordre de la municipalité, tous les Parisiens devaient être soumis à une vaccination. "

Le commissaire (commençant à se fâcher) : " Qu'est-ce que c'est que cette fable ? Quelle vaccination ? Pourquoi les serviteurs auraient-ils fait confiance au premier venu ? "

Fandorine (d'un ton tranchant) : " Prenez garde qu'on ne vous rétrograde du rang de commissaire "chargé d'affaires particulièrement importantes" à celui de commissaire "chargé d'affaires particulièrement peu importantes". Vous n'étudiez pas

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attentivement vos propres documents, et cela est impardonnable. Regardez donc encore une fois l'article du Soir, où il est question des relations de lord Littleby avec l'aventurière internationale Marie San-fon. "

Le vieux limier fouilla dans son dossier noir, y trouva l'article en question et le parcourut des yeux.

Le commissaire (en haussant les épaules) : " Oui, et alors ? "

Fandorine-san (pointant le doigt) : " Là, en bas. Vous voyez le début de l'entrefilet suivant : L'EPIDEMIE DE CHOLERA EN VOIE DE REGRESSION? Et la suite à propos des " énergiques mesures prophylactiques des médecins parisiens ".

Truffo-sensei : " En effet, messieurs. Paris a durant tout l'hiver lutté contre les offensives du choléra. A Douvres, on a même mis en place un contrôle sanitaire

pour les ferry-boats en provenance de Calais. "

Fandorine-san : " Voilà donc pourquoi la venue d'un médecin n'a éveillé aucun soupçon chez les serviteurs. Le visiteur a dû faire preuve d'assurance et se montrer persuasif. Peut-être a-t-il dit qu'il était déjà tard et qu'il avait encore plusieurs maisons à visiter ou quelque chose dans ce genre. Apparemment les serviteurs n'ont pas voulu déranger leur maître, sachant qu'il avait une crise de goutte, mais ils ont tout naturellement fait descendre les deux gardes du premier étage, l'injection n'étant que l'affaire d'une minute. "

J'étais ébloui par la sagacité du diplomate et par sa facilité à résoudre une énigme compliquée. Le commissaire Gauche lui-même prit un air pensif.

" Bon, admettons, dit-il d'un air mécontent. Mais comment expliquerez-vous

l'étrange conduite de votre médecin qui, au lieu d'emprunter l'escalier pour monter à l'étage après avoir empoisonné les serviteurs, a, pour une raison obscure, choisi de ressortir dans la rue, d'escalader la palissade, de traverser le jardin et de casser la fenêtre de l'orangerie ? "

Fandorine-san : " J'ai réfléchi à cela. Ne vous est-il pas venu à l'esprit qu'il pouvait y avoir deux criminels : un qui éliminait les serviteurs pendant que le second pénétrait dans la maison par la fenêtre ? "

Le commissaire (triomphant) : " Cela m'est venu à l'esprit, monsieur je-sais-tout, et comment donc. C'est précisément à cette conclusion que le criminel a essayé de nous amener. Il voulait brouiller les pistes, c'est évident ! Après avoir empoisonné les serviteurs, il est sorti de l'office pour monter à l'étage, où il s'est retrouvé nez à nez avec le maître de maison. Probablement a-t-il tout

simplement fracassé la vitrine, car il supposait qu'il n'y avait plus personne dans la maison. Alerté par le bruit, le lord est sorti de sa chambre et a été tué. Après cet imprévu l'assassin s'est empressé de fuir, en prenant soin toutefois de passer par la fenêtre de l'orangerie plutôt que par la porte. Et pourquoi cela ? Pour nous fourvoyer en nous faisant croire qu'il n'était pas seul. Et vous, vous avez mordu à l'hameçon. Mais le père Gauche ne se laisse pas prendre si facilement. "

Les paroles du commissaire furent accueillies favorablement. Reynier-san déclara même : " Diable, commissaire, vous au moins on ne vous mène pas par le bout du nez ! " (Cette expression imagée se retrouve dans diverses langues européennes. Il ne faut pas la prendre au sens littéral. Le lieutenant voulait signifier par là que Gauche-san était un policier intelligent et expérimenté.)

Fandorine-san attendit un instant et poursuivit : " Ce qui veut dire que vous avez étudié très minutieusement les empreintes de semelles trouvées sous la fenêtre et que vous en êtes venu à la conclusion que l'homme n'avait pas grimpé sur le rebord mais effectivement sauté de l'intérieur, c'est bien cela ? "

Le commissaire ne répondit pas à la question, se contentant de gratifier le Russe d'un regard courroucé.

C'est alors que Stamp-san lança une réplique qui fit prendre à la discussion un tour nouveau, plus acerbe encore.

" Un criminel, deux criminels... il n'empêche que je ne saisis toujours pas l'essentiel : pourquoi tout cela ? dit-elle. Il est clair que ce n'est pas à cause du Shiva. De quoi alors ? Tout de même pas à cause de ce foulard, tout remarquable et légendaire qu'il soit ! "

Fandorine-san répondit d'un ton égal, comme quelque chose qui allait de soi : " Cela coule de source, mademoiselle, c'est justement à cause de ce foulard. La statuette de Shiva n'a été prise que pour détourner l'attention, et, dès le premier pont, on l'a jetée à la Seine parce qu'elle n'était d'aucune utilité. "

Le commissaire fit remarquer : " Pour les boyards [j'ai oublié ce que signifie ce mot, il faudra que je regarde dans le dictionnaire] russes, un demi-million de francs n'est peut-être rien, mais ce n'est pas l'opinion de la majorité des gens. Deux kilogrammes d'or pur, ce n'est pas si mal pour une chose "d'aucune utilité" ! Vous racontez n'importe quoi, monsieur le diplomate. "

Fandorine-san : " Voyons, commissaire, qu'est-ce qu'un demi-million de francs au regard du trésor de Bagdassar ? "

K)

" Cessez de vous quereller, messieurs ! s'écria capricieusement l'odieuse madame Kléber. On a manqué de m'assassiner et vous recommencez à rabâcher les mêmes histoires. Pendant que vous vous échinez sur l'ancien crime, commissaire, vous oubliez qu'un nouveau a bien failli vous tomber dessus ! "

Cette femme ne supporte tout simplement pas de ne pas être le centre d'intérêt. Après ce qui s'est passé hier, je m'efforce de moins la regarder. C'est fou ce que j'ai envie d'enfoncer mon majeur dans la veine bleue qui bat à son cou blanc. Une seule pression suffirait amplement à envoyer cette garce dans l'autre monde. Mais cela est bien sûr de l'ordre des mauvaises pensées que l'homme doué de volonté se doit de chasser de son esprit. Voilà, j'ai déversé mes mauvaises pensées dans mon journal, et ma haine s'en trouve quelque peu atténuée.

Le commissaire remit madame Kléber à sa place. " Taisez-vous donc, madame, dit-il sévèrement. Ecoutons ce que monsieur le diplomate est encore allé nous inventer. "

Fandorine-san : " Toute cette histoire ne peut avoir de sens que si le foulard volé a, pour une certaine raison, un intérêt particulier. Et d'un. Pour reprendre les paroles du professeur, la valeur pécuniaire du foulard en tant que tel n'est pas très grande et, par conséquent, la solution ne réside pas dans le morceau de soie lui-même mais dans ce à quoi il est rattaché. Et de deux. Comme vous n'êtes pas sans le savoir, le tissu est lié aux ultimes volontés du rajah Bagdassar, dernier propriétaire du trésor de Brahmapur. Et de trois. Dites-nous, professeur, le rajah était-il un ardent serviteur du Prophète ? "

Sweetchild-sensei (après réflexion) : " Je ne saurais dire exactement... Il n'a pas

U)

construit de mosquée, il n'a jamais évoqué Allah en ma présence. Le rajah s'habillait volontiers à l'européenne, fumait des cigares cubains, lisait des romans français... Ah, oui, il buvait du cognac à la fin du repas ! C'est donc qu'il ne prenait pas trop au sérieux les interdits religieux. "

Fandorine-san : " Dans ce cas, voici mon point quatre : bien que peu religieux, Bagdassar ne fait pas transmettre n'importe quoi à son fils comme ultime présent, mais un Coran, qu'en outre il a pris soin d'envelopper dans un foulard. Je suppose que c'est ce foulard qui constituait l'élément essentiel de l'envoi. Le Coran a été ajouté pour donner le change... Il est possible également que, parmi les annotations écrites en marge de la main de Bagdassar, aient figuré des instructions sur la manière de trouver le trésor à l'aide du foulard. "

Sweetchild-sensei : " Pourquoi forcément à l'aide du foulard ? Le rajah aurait

très bien pu dévoiler son secret directement dans les notes marginales ! "

Fandorine-san : " II aurait pu mais il ne l'a pas fait. Pourquoi ? Je vous renvoie à mon argument numéro un : si le foulard n'avait possédé une valeur tout à fait exceptionnelle, aurait-on tué dix personnes pour l'obtenir? Ce foulard, c'est l'accès à 500 millions de roubles ou, si vous préférez, à 50 millions de livres, ce qui revient à peu près au même. Selon moi, un trésor d'une telle ampleur est un fait inédit dans l'histoire de l'humanité. Au fait, je dois vous prévenir, commissaire, que si vous ne vous trompez pas et que l'assassin se trouve effectivement sur le Léviathan, on peut s'attendre à de nouvelles victimes. Et plus vous vous rapprocherez du but, plus le risque sera grand. L'enjeu est bien trop important, et bien trop cher a été le prix à payer pour la clé du mystère. "

Cette déclaration fut accueillie par un silence de mort. La logique de Fandorine-san semblait irréfutable et, j'en suis certain, tous eurent froid dans le dos. Tous sauf une personne.

Le premier à reprendre ses esprits fut le commissaire. Il dit avec un rire nerveux : " Eh bien, quelle imagination débordante, monsieur Fandorine. Mais pour ce qui est du danger, vous avez raison. Cela étant, mesdames et messieurs, vous pouvez être tranquilles. Le danger ne menace que le vieux Gauche, et il le sait parfaitement. C'est le métier qui veut ça. Mais on ne m'aura pas facilement ! " Et il promena un regard menaçant sur l'assemblée, comme s'il provoquait chacun de nous en combat singulier.

Il est drôle, ce petit vieux bedonnant. De tous les présents, le seul dont il aurait pu venir à bout était madame Kléber, et

encore, à cause de son état. Une image séduisante surgit dans mon esprit : le commissaire, cramoisi, culbutait la jeune sorcière et l'étranglait entre ses doigts boudinés et velus, tandis que madame Kléber suffoquait, les yeux exorbités, son odieuse langue pendante.

" Darling, lam scared ' ! " piailla la femme du docteur d'une voix flûtée en se tournant vers son époux. Il lui caressa l'épaule en un geste rassurant.

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