Cela avait été la même chose à Noël : au seizième coup, alors que la mise atteignait soixante-cinq mille roubles, la bille s'était enfin arrêtée où il fallait et Akhimas s'était vu remettre près de deux cent mille roubles. Ce qui couvrait les pertes et laissait un petit bénéfice.

Cette matinée de septembre 1872 avait commencé comme toutes les autres. Akhimas et Azalée avaient pris leur petit déjeuner ensemble. Azalée était une petite Chinoise mince et gracieuse dont la voix étonnante évoquait le tintement d'une clochette de cristal. En réalité, elle s'appelait autrement, mais en chinois, son nom signifiait " azalée ", ainsi que l'agence l'avait précisé à Akhimas. Elle lui avait été adressée pour essai, comme échantillon d'une marchandise orientale nouvellement apparue sur le marché européen. Le prix était inférieur au prix habituel, et si monsieur Velde décidait de renvoyer la jeune fille avant l'échéance, son argent lui serait rendu. En échange de ces conditions avantageuses, l'agence demandait au connaisseur et fidèle client de faire part de son jugement autorisé tant sur les talents d'Azalée que sur les perspectives de la marchandise jaune en général.

Akhimas était enclin à porter l'appréciation la plus louangeuse. Le matin, quand Azalée fredonnait, assise devant le miroir vénitien, quelque chose se serrait dans sa poitrine, et cela ne lui plaisait pas. La petite Chinoise était trop attachante. Il ne manquerait plus qu'il s'y habitue et ne veuille plus s'en séparer ! Il avait déjà pris la décision de la renvoyer avant l'heure, mais sans récupérer son argent et en

donnant une excellente recommandation afin de ne pas nuire à la carrière de la jeune fille.

A deux heures quinze, conformément à son habitude, Akhimas était entré dans un établissement de jeu. Il portait un veston couleur chocolat au lait, un pantalon à carreaux et des gants jaunes. Les garçons s'étaient précipités pour accueillir l'habitué et pour le débarrasser de sa canne et de son haut-de-forme. Toutes les maisons de jeu de Roule-tenburg connaissaient monsieur Velde. Au début, sa manière de jouer avait été considérée comme un mal qu'il fallait bien tolérer, mais au bout de quelque temps on avait remarqué que cette façon de doubler systématiquement sa mise qu'avait le jeune homme taciturne aux yeux clairs et froids produisait un effet d'entraînement sur ses voisins de table. Et Akhimas était devenu un hôte apprécié dans les établissements de jeu.

Il avait pris comme toujours sa tasse de café accompagnée d'un petit verre de liqueur et feuilleté les journaux. L'Angleterre et la Russie n'arrivaient pas à se mettre d'accord au sujet des droits de douane. La France tardait à payer ses réparations de guerre, et Bismarck venait d'envoyer à ce sujet une note menaçante à Paris. En Belgique, le procès du Preneur de Rats de Bruxelles était sur le point de s'ouvrir.

Après avoir fumé un cigare, Akhimas s'était dirigé vers la table 12, où l'on misait gros.

Trois hommes jouaient, un quatrième, un monsieur à cheveux blancs, était simplement assis et faisait nerveusement claquer le couvercle de sa montre en or. Voyant approcher Akhimas, il avait dardé sur lui un regard avide. Son expérience et son intuition avaient dit à Akhimas qu'il s'agissait d'un client. L'homme n'était pas là par hasard, il l'attendait. Mais le jeune homme avait fait mine de rien : à l'autre de se faire connaître.

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Huit minutes et demie plus tard, il avait choisi la troisième douzaine : les numéros 24 à 36. Il avait misé un fré-déric d'or et en avait reçu trois. L'homme aux cheveux blancs le regardait toujours. Son visage était pâle. Akhimas avait encore attendu onze minutes avant de définir un nouveau secteur, puis il avait misé un frédéric sur les numéros de 1 à 12. C'est le treize qui était sorti. Au coup suivant, il avait misé deux pièces d'or. Le zéro était sorti. Il avait posé quatre pièces. Et c'est le huit qui était sorti. Il avait empoché douze frédérics, ce qui faisait un gain de cinq. Le jeu se déroulait normalement et sans surprise.

Alors l'homme aux cheveux blancs avait fini par se lever. S'approchant, il lui avait demandé à mi-voix : " Monsieur Velde ? " Akhimas avait acquiescé d'un signe de tête, tout en continuant de suivre le mouvement du cylindre. " Je viens vous trouver sur la recommandation du baron de... " (Et il avait cité le nom du rabatteur bruxellois de Velde.) Puis, de plus en plus nerveux, il lui avait annoncé dans un murmure : " J'ai une très grosse affaire à vous proposer... - Que diriez-vous d'aller faire un tour ? " l'avait interrompu Akhimas tout en rangeant ses pièces d'or dans son porte-monnaie.

L'homme aux cheveux blancs s'était révélé être Léon Fechtel, propriétaire de la banque belge Fechtel et Fechte, établissement de renommée européenne. Le banquier avait un grave problème. " Avez-vous entendu parler du Preneur de Rats de Bruxelles ? " avait-il demandé quand ils s'étaient assis sur un banc du parc.

Les journaux annonçaient qu'on avait enfin mis la main sur le dangereux maniaque qui enlevait des petites filles. Le Petit Parisien faisait savoir que la police avait arrêté un certain monsieur F., propriétaire d'une villa de la banlieue de Bruxelles. Le jardinier avait déclaré que, la nuit, il entendait des gémissements étouffés d'enfants provenant de la cave. La police avait pénétré subrepticement dans la mai-

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son et, procédant à une fouille, avait découvert dans la cave une porte dérobée derrière laquelle s'était ouvert à elle un spectacle d'une telle monstruosité que, comme l'affirmait le journal, " le papier ne pouvait en supporter la description ". Ledit spectacle n'en était pas moins décrit dès le paragraphe suivant, sans que soit omis le moindre détail. Dans de grands tonneaux de chêne, la police avait trouvé des morceaux de corps marines appartenant à sept des fillettes disparues à Bruxelles ou dans ses environs au cours des deux dernières années. L'un des cadavres était tout frais et portait des traces de tortures indescriptibles. Au cours des dernières années, c'était au total quatorze fillettes de six à treize ans qui avaient disparu sans laisser de trace. Un homme bien habillé, portant d'épais favoris noirs, avait été vu plusieurs fois faisant monter dans sa voiture des petites marchandes de fleurs ou de cigarettes. Une fois, un témoin l'avait entendu proposer à Lucile Lanoux, une marchande de fleurs de onze ans, d'amener toute sa corbeille chez lui, en récompense de quoi il lui montrerait un piano mécanique qui jouait tout seul de merveilleuses romances. A la suite de cet incident, les journaux avaient cessé d'appeler le monstre Barbe Bleue pour le dénommer désormais le Preneur de Rats de Bruxelles, par analogie avec celui du conte qui attire les enfants par la magie de sa flûte.

On indiquait que monsieur F. était un homme de la haute société, un représentant de la jeunesse dorée. Il avait en effet d'épais favoris noirs et possédait dans sa villa un piano mécanique. Selon VEvening Standard, le mobile de ses meurtres était clair : une sensualité pervertie dans l'esprit du marquis de Sade. La date et le lieu du procès étaient déjà fixés : il s'ouvrirait le 24 septembre dans la petite ville de Merlin, située à une demi-heure de la capitale belge.

" J'ai lu divers articles sur le Preneur de Rats de Bruxelles ", avait dit Akhimas et, du regard, il avait encouragé son interlocuteur à poursuivre. Ce dernier, tortillant ses doigts

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dodus couverts de bagues, s'était écrié : " Monsieur F. est Pierre Fechtel, mon fils unique. Il est menacé de l'écha-faud ! Sauvez-le ! "

" On vous aura mal informé sur mon genre d'activité. Je ne sauve pas des vies, je les supprime ", avait dit Akhimas en souriant de ses lèvres minces. Mais le banquier avait repris dans un murmure exalté : " On m'a dit que vous faisiez des miracles. Que si vous ne vous en chargiez pas, vous, il n'y avait plus d'espoir. Je vous en conjure ! Je paierai. Je suis un homme très riche, monsieur Velde, extrêmement riche ! "

Après une pause, Akhimas avait demandé : " Etes-vous certain d'avoir vraiment besoin d'un fils pareil ? " Fechtel père avait répondu sans l'ombre d'une hésitation, montrant par là qu'il s'était déjà lui-même posé la question : " Je n'ai pas et n'aurai pas d'autre fils. Il a toujours été un propre à rien, mais il a un bon fond. Si je réussis à le sortir de cette histoire, cela lui servira de leçon pour le restant de ses jours. J'ai eu une entrevue avec lui en prison. Il est terrorisé ! "

Alors Akhimas avait demandé des précisions sur le procès à venir.

Le " propre à rien " et riche héritier devait être défendu par les deux avocats les plus chers du pays. La ligne de défense consistait à plaider l'irresponsabilité de l'accusé. Malheureusement, selon le banquier, il y avait peu de chances pour que les experts médicaux se prononcent dans ce sens. Ceux-ci étaient en effet à ce point remontés contre le jeune homme qu'ils avaient été jusqu'à refuser " des honoraires sans précédent ". Ce dernier point semblait avoir ébranlé Fechtel père plus que tout le reste.

Le premier jour du procès, les avocats devaient annoncer si leur client plaidait coupable ou non coupable. S'il plaidait coupable, c'était le juge qui aurait à prononcer la sentence, dans le cas contraire la décision serait prise par un jury. Si

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l'expertise psychiatrique concluait que Pierre Fechtel était responsable de ses actes, les défenseurs conseillaient d'adopter la première solution.

Le problème était, comme l'avait expliqué avec fièvre l'inconsolable père, que les bourreaux du ministère de la Justice n'avaient pas choisi Merlin par hasard : trois des petites filles disparues étaient justement originaires de cette ville : " A Merlin, il n'y aura pas de jugement équitable, avait dit le banquier. La population de la ville est remontée à l'extrême. La nuit, on allume des feux autour du bâtiment du tribunal. Avant-hier, la foule a tenté de pénétrer dans la prison avec l'intention de réduire le prisonnier en morceaux. Il a fallu placer des gardes. "

Monsieur Fechtel s'était secrètement entretenu avec le juge, lequel s'était montré un homme raisonnable. Si la décision dépendait de lui, le jeune homme s'en tirerait avec la réclusion à perpétuité. Mais cela ne servirait pas à grand-chose. La haine de la foule pour le Preneur de Rats de Bruxelles était telle que le procureur avait toutes les chances de contester le verdict et d'ordonner un réexamen de l'affaire.

"Tout mon espoir repose sur vous, monsieur Velde, avait conclu le banquier. Je me suis toujours considéré comme quelqu'un pour qui l'impossible n'existait pas. Et voilà que je suis impuissant, alors qu'il s'agit de la vie de mon propre fils. "

Akhimas avait considéré avec curiosité le visage rubicond du millionnaire. On voyait que cet homme n'était pas habitué à manifester ses émotions. A cet instant, par exemple, alors qu'il était au comble de l'émotion, ses lèvres épaisses s'épanouissaient en un sourire stupide, tandis qu'une larme coulait d'un oil. C'était intéressant : incapable d'une mimique expressive, ce visage ne savait pas traduire l'affliction. " Combien ? " avait demandé Akhimas. Fechtel avait avalé convulsivement sa salive : " Si le gamin

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reste vivant, un demi-million de francs. Français, pas belges ", s'était-il empressé d'ajouter devant le silence de son interlocuteur.

Akhimas avait hoché la tête et dans les yeux du banquier s'était allumée une petite flamme insensée. Exactement la même que celle qui luisait dans les yeux de ces fous qui, à la roulette, misaient tout leur argent sur le zéro. Cette flamme signifiait " et si jamais ? ". A cette différence près que la somme proposée par Fechtel était, de toute évidence, loin d'épuiser sa fortune. " Et si jamais vous... (La voix du banquier avait tremblé.) Si vous réussissez non seulement à sauver la vie de Pierre, mais également à lui rendre sa liberté, vous aurez un million. "

Personne n'avait encore jamais offert à Akhimas une somme pareille. Par habitude, il avait converti la somme en livres anglaises (un peu moins de trente mille), en dollars américains (soixante-dix mille) et en roubles (on dépassait les trois cent mille). C'était beaucoup, vraiment beaucoup.

En clignant légèrement les yeux, Akhimas avait dit d'une voix lente : " Que votre fils refuse l'expertise psychiatrique, qu'il se déclare non coupable et qu'il demande à être jugé par un jury. Quant aux avocats qui vous coûtent si cher, renvoyez-les. J'en trouverai un moi-même. "

Etienne Lycol n'avait qu'un regret : que sa mère ne fût plus de ce monde. Elle qui avait tant rêvé de voir son garçon terminer ses études d'avocat et revêtir la robe noire ornée de la cravate blanche rectangulaire I Le coût des études à l'université engloutissait toute sa pension de veuve, elle économisait sur les médecins et sur les médicaments, en conséquence de quoi elle n'avait pas vécu assez longtemps pour assister à cette journée mémorable. Elle était morte

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au printemps dernier. Etienne avait serré les dents, refusant de se laisser aller. Dans la journée, il courait la ville pour donner des cours et se plongeait la nuit dans ses manuels. Mais il avait réussi à tenir jusqu'au bout Le fameux diplôme, muni du sceau royal rouge, avait été obtenu. Sa mère pouvait être fière de son fils.

Ses camarades d'université, avocats nouvellement promus eux aussi, l'avaient invité à venir " arroser sa robe " dans un restaurant de la banlieue, mais Etienne avait refusé. Il n'avait pas d'argent pour faire la fête et, surtout, il avait envie de rester un peu seul pour se délecter de cette journée. Il descendait donc d'un pas lent le large escalier de marbre du palais de justice où venait de se dérouler la cérémonie officielle. Toute la ville, avec ses flèches, ses tours, ses toits ornés de statues, s'étendait à ses pieds, en bas de la colline. Etienne s'était arrêté, heureux de contempler ce paysage qui lui paraissait accueillant et chaleureux. Bruxelles avait l'air d'ouvrir ses bras au tout nouveau maître Lycol, lui promettant une multitude de surprises - essentiellement des bonnes, bien entendu.

Tout le monde sait cependant que le diplôme n'est que la moitié du chemin. Sans amis et sans relations utiles, on ne saurait trouver de bons clients. De toute façon, il n'avait pas les moyens d'ouvrir un cabinet. Il lui faudrait entrer comme collaborateur à l'étude de maître Wiener ou celle de maître Van Gelen. Mais qu'importé, on lui attribuerait tout de même un salaire.

Pressant contre sa poitrine le maroquin contenant le précieux diplôme, Etienne Lycol avait présenté son visage au chaud soleil de septembre et plissé les paupières avec un intense sentiment de plénitude.

C'est dans cette position ridicule que l'avait surpris Akhimas Velde.

Celui-ci avait déjà repéré le jeune homme dans la salle, alors que s'élevaient les discours ennuyeux et grandiloquents.

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Par son genre, le garçon correspondait parfaitement à ce qu'il cherchait : agréable à regarder, sans être vraiment bel homme. Corps fluet, épaules étroites. Grands yeux respirant l'honnêteté. Quand il était monté à la tribune pour prêter serment, sa voix s'était révélée idéale également: sonore, juvénile, vibrante d'émotion. Mais, mieux que tout, on voyait immédiatement qu'il n'était pas un fils à papa, mais quelqu'un qui venait du peuple, un garçon arrivé à la force du poignet.

Pendant que se poursuivait l'interminable cérémonie, Akhimas avait eu tout le temps de prendre ses renseignements. Ses derniers doutes s'étaient dissipés: il avait trouvé l'homme de la situation. Le reste était du détail.

S'approchant doucement, Akhimas s'était éclairci la voix.

Etienne avait sursauté, ouvert les yeux et s'était retourné. Il avait devant lui, venu d'on ne sait où, un homme du monde vêtu d'une redingote de voyage et porteur d'une canne. L'inconnu avait des yeux sérieux, attentifs. Et d'une couleur très inhabituelle - extrêmement claire. " Maître Lycol ? " avait demandé l'homme avec un léger accent. C'était la première fois que quelqu'un appelait Etienne " maître ", et c'était bien agréable.

Comme il fallait s'y attendre, le jeune homme s'était d'abord illuminé de joie en apprenant qu'on lui proposait de se charger d'une affaire, mais en entendant le nom de son client éventuel, il avait été pris de panique. Pendant qu'il se révoltait, agitant les bras et répétant que jamais et pour rien au monde il n'accepterait de défendre ce monstre infâme, Akhimas avait gardé le silence. Il n'avait repris la parole qu'au moment où, ayant épuisé ses réserves d'indignation, Lycol avait prononcé d'une voix éteinte: " D'ailleurs, je ne suis pas à la hauteur d'une affaire pareille. Voyez-vous, monsieur, j'ai encore très peu d'expérience, je viens tout juste d'obtenir mon diplôme. "

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C'était maintenant à Akhimas de jouer. Il avait dit : " Vous voulez travailler pour une misère durant vingt ou trente ans en accumulant de l'argent et de la gloire pour d'autres avocats ? En 1900 environ, c'est vrai, vous aurez fini par rassembler les centimes nécessaires pour ouvrir votre propre cabinet, mais d'ici là vous serez devenu un pauvre type, chauve, édenté, malade du foie, et, surtout, vous aurez épuisé toute votre force vitale. Elle aura filé goutte à goutte entre vos doigts, cher maître, en échange des trois sous amassés. Je vous propose, moi, un tout autre destin, et tout de suite. A vingt-trois ans, vous aurez déjà beaucoup d'argent et un nom. Cela, je tiens à le préciser, même si le procès est perdu. Dans votre profession, le nom est encore plus important que l'argent. Il est vrai que votre gloire aura un petit parfum de scandale, mais c'est mieux que de passer sa vie à être troisième couteau chez les autres. Pour ce qui est de l'argent, vous en recevrez assez pour ouvrir votre propre cabinet. Beaucoup vous haïront, d'autres en revanche sauront apprécier le courage d'un jeune avocat qui n'aura pas eu peur d'aller à rencontre de la société tout entière. "

Akhimas avait observé une courte pause, afin de laisser au jeune homme le temps de prendre conscience de ce qu'il venait d'entendre. Puis il était passé à la seconde partie de son discours qui, à son avis, devait avoir sur le gamin un effet décisif.

" Mais peut-être avez-vous simplement peur ? Je vous ai entendu jurer solennellement de "défendre la justice et le droit de chacun à être défendu, quels que soient les obstacles et les pressions". Savez-vous pourquoi c'est précisément vous que j'ai choisi au milieu de toute la promotion ? Parce que vous êtes le seul à avoir prononcé ces mots en ayant l'air d'y croire vraiment. Du moins est-ce l'impression que j'ai eue. "

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Etienne se taisait, se sentant avec horreur emporté par un courant impétueux auquel il était impossible de résister. " Mais le plus important, avait dit l'inconnu en baissant sensiblement la voix, c'est que Pierre Fechtel est innocent. Loin d'être un Preneur de Rats, il se trouve victime à la fois d'un malencontreux concours de circonstances et du zèle intempestif de la police. Si vous ne vous en mêlez pas, un homme qui n'a rien fait finira sur l'échafaud. C'est vrai, votre tâche sera très difficile. Vous allez voir se déverser sur vous un torrent d'insultes, personne n'acceptera de témoigner en faveur du "monstre". Mais vous ne serez pas seul. Je vous aiderai. Tout en restant dans l'ombre, je serai vos yeux et vos oreilles. J'ai déjà rassemblé quelques preuves qui, si elles ne confirment pas entièrement l'innocence de Pierre Fechtel, jettent au moins le doute sur les charges de l'accusation. Et j'en trouverai d'autres. "

" Quelles preuves ? " avait demandé Etienne d'une voix faible.

Dans la petite salle du tribunal de Merlin, prévue pour cent places tout au plus, se pressaient au moins trois cents personnes, et une foule dense s'était également rassemblée dans le couloir, sous les fenêtres et sur la place.

L'arrivée du procureur Renan avait été accueillie par un tonnerre d'acclamations. En revanche, quand on avait amené le prisonnier, un homme pâle aux lèvres minces, aux yeux noirs rapprochés et dont les favoris, jadis soignés, poussaient dans tous les sens, un silence de mort s'était d'abord abattu sur la salle, aussitôt suivi par une telle tempête que, dans sa tentative de rétablir l'ordre, le juge Viksen en avait démoli sa clochette.

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Celui-ci avait appelé à la barre le représentant de la défense, et, pour la première fois, tous les regards s'étaient portés sur un jeune homme malingre, perdu dans une robe d'avocat visiblement trop grande pour lui. Tour à tour pâlissant et rougissant, maître Lycol avait bredouillé des propos à peine audibles, puis, à la question impatiente du juge qui lui demandait si son client se reconnaissait coupable, il avait répondu d'une voix anormalement aiguë : " Non, Votre Honneur ! " La salle avait une nouvelle fois explosé d'indignation. " Un jeune homme qui avait l'air si bien ! " avait crié une femme dans l'assistance.

Le procès avait duré trois jours.

La première journée avait été consacrée à l'audition des témoins de l'accusation. En premier lieu les policiers qui avaient découvert la salle des horreurs et qui, ensuite, avaient interrogé le prévenu. Au dire du commissaire, Pierre Fechtel n'avait fait que trembler et se contredire, incapable d'expliquer quoi que ce soit et proposant une somme d'argent considérable pour qu'on le laisse en paix.

Le jardinier qui avait signalé les cris suspects à la police ne s'était pas présenté, mais sa présence n'était pas indispensable. Les témoins cités par le procureur avaient décrit d'une manière très convaincante les mours déréglées et la perversité du jeune Fechtel qui, dans les bordels, exigeait toujours les filles les plus jeunes et les plus délicates. La tenancière d'une maison de tolérance avait raconté la façon dont l'accusé torturait ses " chères petites " avec un fer à friser chauffé à blanc. Mais les malheureuses se laissaient faire, car le vaurien récompensait d'une pièce d'or chacune des brûlures.

La salle avait croulé sous les applaudissements quand l'homme qui avait vu partir dans une voiture la petite marchande de fleurs Lucile Lanoux (dont on avait par la suite retrouvé la tête dans l'un des tonneaux, avec les yeux crevés

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et le nez coupé) avait reconnu en Fechtel l'homme qui vantait les merveilleuses possibilités du piano mécanique.

On avait présenté aux jurés des preuves matérielles : les instruments avec lesquels les victimes étaient martyrisées ainsi qu'un appareil photographique et des plaques trouvés dans la chambre secrète. Monsieur Brulle, le photographe qui, trois ans auparavant, avait enseigné l'art de la prise de vue à Pierre Fechtel, était venu à la barre.

Pour finir, les jurés avaient pu prendre connaissance d'un album de photographies trouvé dans l'horrible cave. Ni le public ni les journalistes n'avaient été autorisés à voir les photographies, mais, en les découvrant, l'un des jurés s'était trouvé mal tandis qu'un autre avait été pris de vomissements.

Maître Lycol restait assis, la tête penchée comme un bon élève, notant soigneusement les témoignages dans un cahier. Quand on lui avait présenté les photos, il était devenu blanc comme un linge et avait chancelé sur sa chaise. " Vas-y, admire, gringalet ! " avait lancé quelqu'un dans la salle.

Le soir, après la clôture de la séance, il y avait eu un incident. Comme Lycol sortait de la salle, la mère de l'une des fillettes assassinées s'était approchée de lui et lui avait craché au visage.

Le deuxième jour, c'était au tour de l'avocat de la défense d'interroger les témoins. Il avait demandé aux policiers s'ils n'avaient pas fait preuve de brusquerie à l'égard de son client. " Mais non, voyons, on l'a cajolé ! " avait persiflé le commissaire sous les rires approbateurs de la salle.

Au témoin de l'enlèvement de Lucile Lanoux, l'avocat avait demandé s'il avait vu de face la personne qui avait emmené la petite marchande de fleurs. " Non ", avait répondu le témoin, qui, en revanche, se souvenait parfaitement de ses favoris.

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Ensuite, maître Lycol avait voulu savoir le genre de clichés que réalisait Pierre Fechtel lors de son apprentissage. On avait appris qu'il photographiait des natures mortes, des paysages et des chatons nouveau-nés. (Cette dernière information avait été accueillie par des sifflements et des cris, à la suite desquels le juge avait ordonné d'évacuer la moitié de la salle.)

En conclusion, l'avocat avait exigé que le jardinier, principal témoin de l'affaire, soit amené de force au tribunal, et la séance avait été suspendue pendant une heure.

Durant cette pause, Lycol avait vu s'approcher le curé de la paroisse qui lui avait demandé s'il croyait en Notre Seigneur Jésus-Christ. Lycol avait répondu que oui et rappelé que Jésus enseignait la miséricorde envers les pécheurs.

Au moment de la reprise, l'huissier avait annoncé que le jardinier n'avait pas été retrouvé et que personne ne l'avait vu depuis trois jours. L'avocat avait remercié poliment et déclaré qu'il n'avait plus de questions à poser aux témoins.

Puis était venue l'heure de gloire du procureur, qui avait fort brillamment conduit l'interrogatoire de l'accusé. Pierre Fechtel n'avait pu répondre de façon satisfaisante à aucune des questions. Il avait considéré longuement les photographies qui lui étaient montrées en avalant sa salive. Puis il avait déclaré qu'il les voyait pour la première fois. Interrogé au sujet de l'appareil photographique de la marque Weber et fils, il avait répondu, après consultation rapide de son avocat, qu'il lui appartenait en effet, mais qu'ayant perdu tout intérêt pour cette forme d'art depuis au moins un an, il l'avait remisé au grenier et ne l'avait plus revu depuis. La question consistant à demander à l'accusé s'il osait regarder en face les parents des fillettes avait provoqué une tempête d'ovations, mais elle avait été retirée à la demande de la défense.

Le soir, en rentrant à l'hôtel, Etienne avait constaté que ses affaires avaient été jetées dehors et traînaient dans la

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boue. Rouge de honte, il avait dû ramper à quatre pattes pour ramasser ses caleçons rapiécés et ses plastrons de chemise sales à faux col de carton.

Toute une foule s'était rassemblée pour observer cette scène, couvrant d'injures le " vendu ". Quand Etienne avait fini de regrouper ses affaires dans son sac de voyage tout neuf, acheté spécialement pour l'occasion, un cabaretier du quartier s'était approché et lui avait décoché deux gifles magistrales en lui déclarant d'une voix tonitruante : " Tiens, en complément de tes honoraires. "

Dans la mesure où aucun des trois hôtels de la ville de Merlin n'acceptait plus d'accueillir Lycol, la mairie avait mis à sa disposition pour la nuit la petite maison du gardien de la poste qui avait pris sa retraite le mois précédent et n'avait pas encore été remplacé.

Au matin, le mur blanc de la maisonnette portait cette inscription au charbon : " Tu crèveras comme un chien ! "

Le troisième jour, le procureur s'était surpassé. Il avait prononcé un réquisitoire remarquable qui avait duré de dix heures du matin à trois heures de l'après-midi. La salle sanglotait et lançait des imprécations. Les jurés, des hommes respectables dont chacun payait un impôt d'au moins cinq cents francs par an, gardaient des visages renfrognés et sévères.

L'avocat était pâle, et la salle avait remarqué qu'il s'était retourné à plusieurs reprises pour lancer à son client un regard interrogateur. Mais celui-ci restait assis sans bouger, la tête enfoncée dans les épaules et le visage enfoui dans ses mains. Quand le procureur avait conclu en requérant la peine de mort, l'assistance s'était dressée d'un seul élan et avait scandé : " E-cha-faud, é-cha-faud ! " Les épaules de Fechtel avaient été secouées par des convulsions, et il avait fallu lui faire respirer des sels.

C'est après l'interruption de séance, soit à quatre heures de l'après-midi, que la parole avait été donnée à la défense.

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Lycol était resté un long moment sans pouvoir parler : les gens faisaient volontairement du bruit avec leurs pieds et leurs chaises, se mouchaient bruyamment. Le visage cramoisi tant il était énervé, l'avocat attendait en triturant sa feuille couverte d'une écriture régulière de bon élève.

Mais, dès qu'il avait pu commencer à parler, Etienne n'avait plus regardé son papier une seule fois.

Voici mot pour mot son discours tel que l'avaient imprimé les journaux du soir en l'accompagnant des commentaires les plus négatifs.

" Votre Honneur, messieurs les jurés. Mon client est un homme faible, corrompu, et je dirais même dépravé. Mais ce n'est pas pour cela que vous le jugez... Une chose est évidente : dans la maison de mon client, plus exactement dans une pièce secrète de sa cave, dont Pierre Fechtel pouvait ne pas avoir connaissance, un crime horrible a été commis. Toute une série de crimes. La question est de savoir qui les a commis. (Une voix sonore : " Ça, pour une énigme, c'est une énigme ! " Rires dans la salle.) La défense a sa propre version. Je suppose pour ma part que les crimes ont été commis par Jean Voiture, le jardinier qui a signalé des cris mystérieux à la police. Cet homme détestait son patron qui lui avait réduit son salaire pour ivrognerie. Il y a des témoins qui, au besoin, pourraient venir à la barre confirmer ce point. Le jardinier a un caractère étrange, difficile à supporter pour son entourage. Il y a cinq ans, sa femme l'a quitté en emmenant leurs enfants. On sait que les individus du genre de Voiture développent souvent une sensibilité maladive mêlée d'agressivité. Il connaissait très bien la maison et a pu sans difficultés s'approprier la pièce secrète à l'insu de son patron. Il a pu également récupérer au grenier l'appareil photo dont Pierre Fechtel n'avait plus l'usage et apprendre à s'en servir. Son maître s'absentant souvent, il lui était facile également d'emprunter ses vêtements et il a pu se coller de faux favoris si aisément

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identifiables. Reconnaissez que, s'il avait effectivement perpétré des crimes aussi abominables, Pierre Fechtel se serait depuis longtemps débarrassé d'un signe distinctif aussi marquant. Comprenez-moi bien, messieurs les jurés. Je n'affirme pas que le jardinier a commis tous ces crimes, je dis seulement qu'il a pu les commettre. On peut se demander en effet pourquoi cet homme a disparu après avoir été à l'origine de l'enquête. Une seule explication est possible. Il a eu peur que le procès ne dévoile son véritable rôle dans l'affaire et de se voir alors infliger le châtiment mérité... (Jusque-là maître Lycol s'était exprimé de façon claire et cohérente, puis soudain il avait perdu son assurance.) Je voudrais aussi dire la chose suivante : il y a dans cette histoire bien des incertitudes. A dire vrai, je ne sais pas moi-même si mon client est coupable. Mais tant qu'il reste ne serait-ce que l'ombre d'un doute - et dans cette affaire, comme je viens de vous le démontrer, les doutes sont nombreux-, on ne saurait envoyer un homme à l'échafaud. A la faculté on m'a appris qu'il valait mieux acquitter un coupable que condamner un innocent... C'est tout ce que je voulais vous dire, messieurs. "

A quatre heures dix, la plaidoirie était terminée et l'avocat avait repris sa place en épongeant son front parsemé de gouttelettes de sueur.

Ça et là dans la salle des ricanements s'étaient fait entendre, mais l'impression générale était mitigée. Le correspondant du Soir avait entendu (ainsi qu'il l'écrirait par la suite dans son journal) le célèbre avocat Jan Van Brevern dire à son voisin et confrère : " Sur le fond, le gamin a raison. Du point de vue des principes supérieurs du droit. Mais dans le cas présent, cela ne change rien. "

Le juge avait agité sa clochette avec un hochement désapprobateur de la tête en regardant ce défenseur plutôt léger : " Je pensais que la plaidoirie de maître Lycol durerait jusqu'à la fin de cette séance et prendrait toute la mati-

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née de demain. Pour l'heure, je me trouve en difficulté... Je déclare la séance close pour aujourd'hui... Je prononcerai demain matin mes recommandations à l'intention des jurés. Après quoi, messieurs, vous vous retirerez pour prononcer le verdict. "

Mais, le lendemain matin, la séance ne s'était pas tenue.

Durant la nuit un incendie avait eu lieu. On avait mis le feu à la maisonnette de gardien, et maître Lycol était mort brûlé vif, sa porte ayant été bloquée de l'extérieur. L'inscription " Tu crèveras comme un chien ! " était restée sur le mur noir de suie, personne ne s'étant donné la peine de l'effacer. Aucun témoin n'avait vu l'incendiaire.

Le procès avait été interrompu pour plusieurs jours. L'opinion publique connaissait des évolutions imperceptibles, mais indéniables. Les journaux avaient de nouveau publié la plaidoirie de maître Lycol, cette fois sans raillerie mais au contraire accompagnée de commentaires pleins de sympathie provenant de juristes respectés. Etaient parus de touchants reportages sur la vie courte et difficile de ce garçon issu d'une famille pauvre et qui avait fait cinq ans d'études à l'université pour être avocat à peine plus d'une semaine. Sur les pages des journaux, des portraits dessinés regardaient les lecteurs : un visage d'adolescent avec de grands yeux au regard franc.

La guilde des avocats avait publié une déclaration en faveur d'une justice libre et objective qui ne devait subir aucun chantage de la part d'une opinion publique guidée par ses émotions et encline à une justice sommaire.

La séance de clôture s'était tenue le lendemain des obsèques.

Sur proposition du juge, les présents avaient commencé par honorer la mémoire d'Etienne Lycol par une minute de silence. Tous s'étaient levés, même les parents des fillettes assassinées. Après quoi, dans son adresse aux jurés, le juge Viksen avait recommandé de ne pas céder aux pressions

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extérieures, rappelant que, s'agissant de la peine de mort, le verdict " coupable " n'est valable que s'il est voté par au moins deux tiers des jurés.

Ces derniers s'étaient concertés pendant quatre heures et demie. Sept sur douze avaient fini par déclarer Pierre Fechtel " non coupable " et avaient demandé au tribunal de libérer t'accusé pour insuffisance de preuves.

Le travail, pourtant difficile, avait été exécuté proprement. Le corps du jardinier gisait au fond d'une fosse remplie de chaux vive. Pour ce qui est du tout jeune avocat, il était mort sans peur ni souffrances : Akhimas l'avait tué dans son sommeil avant de mettre le feu à la maisonnette de gardien.

L'année de ses quarante ans, Akhimas Velde avait commencé à se demander si l'heure n'était pas venue de se retirer des affaires.

Non qu'il se fût lassé de ce travail qui lui apportait comme auparavant des satisfactions et faisait de temps à autre battre son coeur un tout petit peu plus vite. Non qu'il eût perdu la forme : au contraire, il était au sommet de sa maturité et de son savoir-faire.

La cause était autre. Le travail avait perdu son sens.

L'assassinat en tant que tel ne lui avait jamais procuré de plaisir, à l'exception des rares fois où un facteur personnel était intervenu.

Pour ce qui était des meurtres eux-mêmes, tout se passait simplement. Akhimas était seul dans l'univers, entouré de tous côtés par la vie autre sous ses formes les plus diverses : plantes, animaux, êtres humains. Cette vie était constamment en mouvement : elle naissait, se modifiait, s'interrompait. Il trouvait intéressant d'observer ces métamorphoses et plus intéressant encore d'en infléchir le cours par ses propres actions. Si l'on réussissait à extirper le vivant sur une parcelle de l'univers, globalement cela ne changeait pas grand-chose : avec une ténacité admirable, la vie comblait la brèche ainsi ouverte. Akhimas avait parfois l'impression que la vie était un gazon exubérant au

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milieu duquel il taillait la ligne de son destin. Cela exigeait du soin et de la réflexion : ne pas laisser d'herbes dépasser, mais ne pas en couper trop non plus pour ne pas endommager les bords parfaitement nets et réguliers de la trace. Et, en considérant le chemin parcouru, Akhimas voyait non pas l'herbe coupée mais sa trajectoire parfaite.

Jusque-là, face à un travail, il avait deux stimulants : trouver une solution et toucher de l'argent.

Mais le premier ne l'amusait plus comme avant, car il n'y avait plus guère pour lui de problèmes vraiment difficiles auxquels il fût intéressant de s'attaquer.

Peu à peu, le second était en train, lui aussi, de perdre son intérêt.

Un compte numéroté dans une banque de Zurich était crédité d'environ sept millions de francs suisses. Quant aux titres et lingots d'or entreposés à Londres, dans un coffre de la banque Bering, ils équivalaient à soixante-quinze mille livres sterling.

Un homme qui ne collectionne ni les ouvres d'art ni les diamants, qui ne bâtit pas d'empire financier et qu'aucune ambition politique n'anime a-t-il besoin de tellement d'argent ?

Les dépenses d'Akhimas s'étaient à présent stabilisées : il lui fallait de deux à trois cent mille francs suisses par an pour les dépenses courantes, plus cent mille francs pour l'entretien de sa villa. L'achat de cette dernière, soit deux millions et demi de francs, était intégralement réglé depuis deux ans. Il l'avait payée cher, bien sûr, mais, arrivé vers la quarantaine, un homme se doit d'avoir sa maison. Si tel est son tempérament, il peut se passer de famille, mais sûrement pas d'une maison à lui.

Akhimas était satisfait de la sienne, car elle correspondait parfaitement au caractère de son propriétaire.

C'était une villa de marbre blanc de dimensions modestes, bâtie tout au bord d'une étroite falaise dominant le lac

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de Genève. D'un côté s'étendait un espace libre et ouvert, de l'autre une rangée de cyprès. Au-delà des cyprès s'élevait un haut mur de pierre, derrière lequel une pente descendait à pic dans la vallée.

Akhimas pouvait rester des heures sur sa terrasse suspendue au-dessus des eaux calmes, à contempler le lac et les montagnes lointaines. Le lac et les montagnes étaient une autre forme de vie qui, elle, ignorait l'agitation et les turbulences propres à la faune et à la flore. Il était difficile d'avoir une influence sur cette forme de vie : elle ne dépendait aucunement d'Akhimas, raison pour laquelle elle forçait son respect.

Dans le parc, au milieu des cyprès, s'élevait un élégant petit ermitage blanc flanqué à chaque coin d'une tourelle. C'était là que vivait Leïla, la Circassienne qu'Akhimas avait ramenée de Constantinople l'automne précédent. Il en avait fini depuis longtemps avec l'agence parisienne et la ronde mensuelle des professionnelles, car était venu un moment où il n'avait plus eu l'impression d'avoir affaire à des personnes différentes. Et puis son goût s'était précisé.

Et ce goût était le suivant : une femme devait être belle sans mièvrerie, dotée d'une grâce naturelle, passionnée sans être importune, ni bavarde ni curieuse et, surtout posséder cet instinct féminin qui lui permet de sentir sans jamais se tromper l'humeur et les désirs de l'homme.

Leïla incarnait presque la femme idéale. Elle pouvait rester du matin jusqu'au soir à démêler ses longs cheveux noirs, à chantonner et à jouer au trictrac toute seule. Elle n'était jamais de mauvaise humeur et n'exigeait pas d'être l'objet d'une attention constante. En dehors de sa langue natale, elle ne connaissait que le turc et le tchétchène. Aussi Akhimas était-il le seul à pouvoir discuter avec elle. Avec les domestiques, elle s'exprimait par gestes. S'il avait envie de se distraire, elle connaissait quantité d'histoires

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passionnantes sur la vie à Constantinople : Leïla avait jadis appartenu au harem du grand vizir.

Ces derniers temps, Akhimas ne prenait que rarement du travail, deux trois fois par an au maximum, soit que la somme promise fût vraiment considérable, soit qu'il y eût une distinction particulière à la clé. C'est ainsi, par exemple, qu'en mars il avait accepté de travailler pour le gouvernement italien qui lui avait demandé de retrouver et de supprimer l'anarchiste Gino Zappu, surnommé le Chacal, lequel projetait d'assassiner le roi Umberto. Le terroriste était considéré comme extrêmement dangereux et absolument insaisissable.

Si l'affaire en elle-même s'était révélée assez simple (c'étaient ses collaborateurs qui avaient repéré le Chacal, Akhimas lui-même n'avait plus eu qu'à se rendre à Lugano et à appuyer sur la détente), les honoraires à la clé étaient exceptionnels. Premièrement, Akhimas s'était vu gratifier d'un passeport diplomatique italien au nom du cavalière Velde, deuxièmement, il lui avait été offert un droit de préemption pour l'achat de l'île Santa Croce située dans la mer Tyrrhénienne. Au cas où il désirerait faire usage de ce privilège et se porter acquéreur, Akhimas recevrait non seulement le titre de comte de Santa Croce, mais également un droit de souveraineté qui le séduisait particulièrement. Etre à soi tout seul à la fois le souverain, la police, la justice...

La curiosité avait poussé Akhimas à aller jeter un coup d'oeil et il avait été conquis par l'île. Elle ne comportait rien d'extraordinaire, seulement des falaises, deux petites oliveraies, une baie. En suivant le rivage, on pouvait en faire le tour en une heure. Personne n'avait vécu ici durant les quatre cents dernières années, seuls quelques marins s'y arrêtaient parfois pour s'approvisionner en eau douce.

Akhimas était peu intéressé par le titre de comte, même si un nom à particule dans ses voyages à travers l'Europe

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pouvait parfois présenter quelque intérêt. Mais l'idée de posséder une île à soi !

Il pourrait y être seul avec la mer et le ciel pour uniques compagnons. Il pourrait y fonder un monde qui n'appartiendrait qu'à lui. Tentant.

Se retirer des affaires. Naviguer à la voile, chasser les chèvres dans la montagne, avoir l'impression que le temps s'est arrêté et que rien ne le distingue plus de l'éternité !

Il en avait assez des aventures, il n'était plus un gamin.

Et pourquoi ne pas fonder une famille ?

Cette dernière idée ne le préoccupait pas sérieusement, c'était plutôt un exercice intellectuel. Akhimas savait qu'il n'aurait jamais de famille. Il avait peur, en renonçant à sa solitude, de commencer à craindre la mort. Comme la craignaient les autres.

Pour l'heure, il n'avait pas la moindre appréhension à l'idée de la mort. Cela constituait le fondement sur lequel reposait la solide construction qui avait nom Akhimas Velde. Sait-on jamais, un pistolet pouvait s'enrayer, une victime se révéler excessivement habile ou très chanceuse. Alors Akhimas mourrait, un point c'est tout. Cela voulait dire qu'il n'y aurait plus rien. Un sage de l'Antiquité, Epicure semble-t-il, a déjà tout dit sur ce sujet : tant que je suis, la mort n'est pas, et quand elle viendra, je ne serai plus.

Akhimas avait vécu et vu bien des choses. Il n'y avait que l'amour qu'il n'eût pas connu, mais c'était une conséquence de sa profession. L'attachement affaiblit et l'amour rend totalement vulnérable. Akhimas, lui, était invulnérable. Quelle prise peut-on avoir sur quelqu'un qui ne craint rien et ne tient à personne ?

Mais avoir son île à soi méritait réflexion.

Il restait cependant un problème : le financement. Le rachat des privilèges coûtait cher, toutes les ressources des banques de Zurich et de Londres y passeraient. Et après, avec quel argent le comte aménagerait-il son domaine ? Il

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pourrait vendre sa villa, mais cela ne suffirait sans doute pas. Il lui fallait un capital bien plus considérable.

Peut-être ferait-il mieux, après tout, de chasser ces chimères de son esprit ?

Cela dit, une île à soi, c'était autre chose qu'avoir sa falaise, et la mer était autre chose qu'un lac. Pourquoi se contenter de peu quand on vous propose beaucoup ?

Tel était le genre de réflexions qui occupaient Akhimas quand il avait reçu la visite d'un homme masqué.

Son majordome lui avait d'abord remis une carte de visite: un rectangle de carton blanc portant une petite couronne en or et, en caractères gothiques, l'inscription suivante : Baron Evguenius von Steinitz. Un mot en allemand y était joint :

Akhimas avait remarqué que le haut de la feuille était coupé. Apparemment, son futur visiteur ne souhaitait pas qu'Akhimas voie son monogramme, ce qui signifiait que, s'il était peut-être " von ", il n'était sûrement pas Steinitz.

Le visiteur s'était présenté à dix heures sonnantes, ni avant ni après. Une telle ponctualité laissait supposer qu'il était en effet allemand. Le visage du baron était dissimulé derrière un loup de velours, ce dont il s'était fort courtoisement excusé en arguant du caractère extrêmement délicat de l'affaire qui l'amenait. Akhimas n'avait rien remarqué de notable dans le physique de von Steinitz : cheveux clairs,

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favoris soignés, yeux bleus inquiets. Il portait un manteau, un haut-de-forme, une chemise amidonnée, une cravate blanche et un habit noir.

Ils s'étaient installés sur la terrasse. En bas scintillait le lac, éclairé par la lune. Mais, entièrement occupé à dévisager Akhimas par les fentes de son masque d'opérette, von Steinitz n'avait pas même jeté un regard à ce paysage apaisant. Nullement pressé d'entamer la conversation, il avait croisé les jambes et allumé un cigare.

Ayant vécu bien des fois pareille situation, Akhimas avait attendu patiemment que le visiteur se décide à parler.

- Je m'adresse à vous sur la recommandation de monsieur du Vallet, avait enfin prononcé le baron. Il m'a prié de vous transmettre son salut le plus profond et ses voux de pleine... non, de parfaite félicité.

En entendant le nom de son rabatteur parisien et son mot de passe, Akhimas avait acquiescé en silence.

- L'affaire qui m'amène est d'une importance considérable et strictement confidentielle, avait annoncé von Steinitz en baissant la voix.

- Habituellement c'est pour ce genre d'affaires que l'on s'adresse à moi, avait fait remarquer Akhimas, impassible.

Jusque-là la conversation s'était déroulée en allemand. Brusquement, le visiteur était passé au russe. Il parlait une langue pure et sans fautes, avec seulement une curieuse façon de prononcer les /.

- Le travail doit être exécuté en Russie, à Moscou, et il doit l'être par un étranger connaissant bien la langue et les habitudes russes. Vous êtes l'homme idéal. Nous avons pris nos renseignements.

Des renseignements ! Et par-dessus le marché, ils étaient plusieurs ! Cela n'avait pas plu du tout à Akhimas. Il était sur le point de mettre fin à la conversation avant que le visiteur n'en dise trop quand il avait entendu :

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- Pour ce travail difficile et délicat, vous toucherez une avance d'un million de francs français, puis une fois... euh... une fois votre contrat rempli, un million de roubles.

Voilà qui changeait tout. Une somme pareille serait le digne couronnement d'une brillante carrière. Akhimas s'était représenté l'étrange silhouette de Santa Croce quand la petite île surgit à l'horizon, tel un chapeau melon posé sur du velours vert.

- Vous n'êtes, monsieur, qu'un intermédiaire, avait-il prononcé en allemand, d'un ton sec. Or j'ai pour principe de travailler directement avec mon commanditaire. Mes conditions sont les suivantes. Vous faites immédiatement virer l'avance sur mon compte à Zurich. Après quoi je rencontrerai le commanditaire au lieu qu'il m'indiquera, et il m'exposera les tenants et les aboutissants de l'affaire. Si, pour une raison quelconque, les conditions ne me conviennent pas, je reverserai la moitié de la somme reçue.

Scandalisé, le " baron Evguenius von Steinitz " avait levé au ciel une main soignée (un saphir ancien avait étincelé à son annulaire), mais Akhimas était déjà debout.

- Je ne parlerai qu'au personnage principal. Sinon, cherchez un autre exécutant.

La rencontre avec le commanditaire avait eu lieu à Saint-Pétersbourg, dans une rue tranquille où Akhimas avait été conduit dans un phaéton couvert. Aux fenêtres, les stores étaient soigneusement tirés, et l'équipage avait longuement tourné à travers les rues. Cette mesure de précaution avait arraché un sourire à Akhimas.

Il n'avait pas essayé de retenir la route, bien qu'il connût parfaitement la topographie de la capitale russe, où il lui était arrivé en son temps de remplir plusieurs contrats

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sérieux. Il n'avait pas éprouvé le besoin de glisser de temps à autre un coup d'oil entre les stores ni de compter les virages. Akhimas avait en effet pris soin de sa sécurité : d'une part, il s'était armé de manière adéquate, d'autre part, il était accompagné de quatre collaborateurs.

Pour venir en Russie, ceux-ci avaient voyagé dans la voiture voisine de la sienne et, pour l'heure, ils suivaient le phaéton dans deux calèches. Les quatre hommes étaient des professionnels, et Akhimas était certain qu'ils ne perdraient pas sa piste et ne se laisseraient pas découvrir.

Le phaéton s'était enfin arrêté. Le cocher silencieux qui avait accueilli Akhimas à la gare et qui, à en juger par son port d'officier, n'était manifestement pas cocher, avait ouvert la portière et, d'un geste, l'avait invité à le suivre.

Dans la rue, pas âme qui vive. Hôtel particulier de plain-pied. Modeste mais bien tenu. Seul détail singulier : malgré l'été, toutes les fenêtres étaient fermées et les rideaux tirés. L'un d'eux avait légèrement frémi, et les lèvres fines d'Akhimas avaient de nouveau esquissé un sourire. Ces ruses d'amateurs commençaient à l'amuser. La situation était claire : il avait affaire à des aristocrates qui jouaient au complot.

Son guide lui avait fait traverser une enfilade de pièces sombres. Il s'était effacé devant la dernière pour le laisser passer. Dès qu'Akhimas était entré, la porte à double battant s'était refermée derrière lui, et on avait entendu le bruit d'une clé tournant dans la serrure.

Akhimas avait embrassé le lieu d'un regard intéressé. Curieuse petite pièce : pas une seule fenêtre. Pour tout meuble une table ronde de taille modeste flanquée de deux fauteuils à dossier haut. Toutefois, il lui était difficile de se faire une idée précise des lieux dans la mesure où l'éclairage se limitait à une unique bougie dont la faible lueur laissait les coins dans l'obscurité.

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Quand ses yeux s'étaient accoutumés à la pénombre, Akhimas avait examiné les murs d'un regard de spécialiste. Il n'avait rien découvert de suspect : ni fenêtre dissimulée d'où on aurait pu le mettre en joue, ni autre porte. Il avait seulement noté que, tout au fond de la pièce, se trouvait une chaise.

Akhimas s'était assis dans un fauteuil. Environ cinq minutes plus tard, la porte s'était ouverte, et un homme de haute taille était entré. Au lieu de prendre place dans le second fauteuil, il avait traversé la pièce et, sans même dire bonjour, s'était assis sur la chaise.

Le commanditaire n'était donc pas si naïf. La ruse était excellente : Akhimas était visible, éclairé par la bougie, tandis que son interlocuteur se trouvait dans une obscurité profonde. On ne distinguait pas son visage, juste sa silhouette.

A la différence du " baron von Steinitz ", l'homme n'avait pas perdu de temps et en était tout de suite venu à l'essentiel.

- Vous avez souhaité rencontrer le personnage principal, avait dit l'homme en russe. J'ai accepté. Mais faites attention, monsieur Velde, ne me décevez pas. Je ne me présenterai pas, pour vous je serai monsieur X.

A sa façon de parler, c'était un homme de la haute société. A l'oreille, il devait avoir une quarantaine d'années. Un peu plus jeune peut-être. Sa voix était celle d'un homme habitué à donner des ordres, et ces voix-là font toujours plus vieux que leur âge. En tout cas, ses manières dénotaient un personnage sérieux.

Conclusion : même si c'était un complot d'aristocrates, ce n'était pas une plaisanterie.

- Venez-en au fond de l'affaire, avait dit Akhimas.

- Vous parlez bien le russe, avait dit l'ombre en hochant la tête. On m'a rapporté que vous aviez dans le temps été citoyen russe. Cela tombe parfaitement. Nous éviterons ainsi les explications superflues. En tout cas, je n'aurai pas à vous expliquer longuement combien est importante la personne qu'il faut tuer.

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Akhimas avait noté la manière étonnamment directe dont l'homme s'était exprimé : pas d'équivoque, pas de mots comme " écarter ", " mettre hors d'état de nuire " ou " neutraliser ".

Et, sans faire de pause, de sa même voix égale, monsieur X avait déclaré :

- Il s'agit de Mikhaïl Sobolev.

- Celui que l'on appelle le Général Blanc ? s'était assuré Akhimas. Le héros des dernières guerres et le chef militaire le plus populaire de l'armée russe ?

- Oui, le général Sobolev, commandant du quatrième corps d'armée, avait confirmé la silhouette, d'un ton imperturbable.

-Je vous prie de m'excuser, mais je dois vous opposer un refus, avait poliment répondu Akhimas en croisant les bras sur sa poitrine.

Selon le code des gestes, cette pose signifie calme et décision inflexible. Il faut également préciser que les doigts de la main droite d'Akhimas s'étaient posés sur la crosse d'un petit revolver dissimulé dans une poche spéciale de son gilet. Ce revolver s'appelait un " velodog " et avait été inventé à l'intention des cyclistes, souvent importunés par des chiens errants. Quatre petites balles à tête ronde de calibre 22. C'était une bricole, bien sûr, mais dans des situations comme celle d'aujourd'hui, il pouvait se révéler très utile.

Le refus d'une commande alors que la cible a déjà été nommée est un moment dangereux entre tous. En cas de complications, Akhimas avait l'intention d'agir de la manière suivante: placer une balle en plein front du commanditaire, puis se réfugier dans le coin le plus sombre de la pièce. Là, il ne serait pas facile d'attraper Akhimas.

N'ayant pas été fouillé à l'arrivée, il disposait de son arsenal complet: un coït fabriqué pour lui sur commande, son couteau à lancer et sa navaja. Il pouvait tenir près de deux minutes, après quoi, attirés par les coups de feu, ses auxiliaires

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viendraient à sa rescousse. Aussi Akhimas était-il tendu, mais calme.

- Vous n'allez pas me dire que vous êtes, vous aussi, un partisan de Sobolev? avait demandé avec irritation le commanditaire.

- Je n'ai rien à faire de Sobolev, pour ma part je suis surtout partisan du bon sens. Or le bon sens me commande de ne pas prendre part à des affaires qui supposent l'élimination ultérieure de l'exécutant, moi en l'occurrence. Après des opérations de cette ampleur, on ne laisse pas de témoins. Je vous conseille de vous adresser à un débutant. Un meurtre politique ordinaire n'est pas une tâche si difficile.

Akhimas s'était levé et, prudemment, avait reculé en direction de la porte, prêt à tirer à tout moment.

- Rasseyez-vous. (L'homme assis dans le coin lui avait désigné le fauteuil d'un geste impérieux.) Ce n'est pas d'un débutant que j'ai besoin mais du meilleur professionnel qui soit car la tâche est au contraire très complexe. Vous le verrez vous-même. Mais, pour commencer, je vais vous dévoiler certaines circonstances qui vous affranchiront de tout soupçon.

On sentait que monsieur X n'était guère habitué à donner des explications et faisait des efforts pour ne pas s'emporter.

- Il ne s'agit ni d'un assassinat politique ni d'un complot. Au contraire, le comploteur et le criminel d'Etat, c'est Sobolev lui-même, tant il est obsédé par les lauriers du Corse. Notre héros a projeté ni plus ni moins qu'un coup d'Etat militaire. Sont membres du complot les officiers de son corps d'armée ainsi que d'anciens compagnons de combat, dont beaucoup servent dans la garde. Le plus dangereux, c'est que Sobolev n'est pas seulement populaire dans l'armée, mais dans toutes les couches de la société. Or nous, cour et gouvernement, suscitons chez les uns le mécontentement, chez les autres une haine ouverte. Le prestige de la maison impériale a beaucoup souffert de la criasse ignominieuse à laquelle on s'est livré contre le monarque et qui s'est termi-

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née par son assassinat. L'oint du Seigneur a été forcé comme un lièvre poursuivi par une meute !

La voix de l'homme qui parlait s'était chargée de colère et de haine, et aussitôt, dans le dos d'Akhimas, la porte avait grincé. Celui pour qui la cour et le gouvernement entraient dans la catégorie des " nous " avait eu un geste d'impatience de sa main gantée de blanc, et la porte s'était refermée. Par la suite, le mystérieux personnage s'était exprimé plus calmement et sans colère.

- Le plan des conspirateurs nous est connu. Actuellement, Sobolev dirige des manouvres dont le but véritable est la répétition du coup d'Etat. Ensuite, en compagnie de ses complices, il se rendra à Moscou pour rencontrer, loin de la capitale, plusieurs généraux de la garde, s'assurer de leur soutien et mettre la derrière main à leur plan. Le coup devrait être porté dans les premiers jours de juillet, au moment de la grande parade de Tsarskoié Sélo. Sobolev a l'intention de prendre les membres de la famille impériale sous sa " tutelle provisoire ", pour leur propre bien et au nom du salut de la patrie. (Un lourd sarcasme avait filtré dans la voix.) La patrie elle-même sera déclarée en danger, ce qui justifiera l'instauration d'une dictature militaire. Il existe de sérieuses raisons de penser que ce projet délirant serait soutenu par une partie importante de l'armée, de la noblesse, des marchands et même de la paysannerie. Le Général Blanc convient idéalement au rôle de sauveur de la patrie !

Irrité, monsieur X s'était levé et avait fait quelques pas le long du mur en faisant craquer ses doigts. Il était cependant toujours resté dans l'ombre, évitant de montrer son visage. Akhimas n'avait pu distinguer qu'un nez racé et d'épais favoris.

- Sachez donc, monsieur Velde, qu'en ce cas d'espèce, vous ne commettrez pas un crime, car Sobolev a été condamné à mort par un tribunal constitué des plus hauts dignitaires de l'empire. Sur vingt juges désignés par

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l'empereur, dix-sept ont voté la peine de mort. Et la sentence a déjà été confirmée par le souverain. Le tribunal a siégé en secret, mais il n'en était pas moins légal. Celui que vous considériez comme un intermédiaire était l'un des juges, et il agissait dans l'intérêt de la sécurité internationale et de la paix en Europe. Comme vous le savez sans doute, Sobolev est le chef d'un parti slave belliqueux, et sa venue au pouvoir conduirait immanquablement à une guerre avec l'Allemagne et ('Autriche-Hongrie.

L'homme d'Etat s'était interrompu pour considérer un instant son interlocuteur imperturbable.

- C'est pourquoi vous n'avez pas à craindre pour votre vie. Vous n'avez pas affaire à des bandits, mais au pouvoir suprême d'un grand empire. Ce qui vous est proposé n'est pas le rôle de tueur, mais celui de bourreau. Mon explication vous a-t-elle satisfait ?

- Admettons, avait répondu Akhimas en posant ses mains sur la table. (Les choses n'allaient apparemment pas tourner à la fusillade.) Mais en quoi la tâche est-elle si difficile ? Pourquoi ne pas simplement empoisonner le général ou, à la rigueur, l'abattre d'un coup de revolver ?

- Bien, donc vous acceptez. (Monsieur X avait eu un hochement de tête approbateur et il s'était laissé tomber sur sa chaise.) Maintenant je vais vous expliquer les raisons pour lesquelles nous avons besoin d'un spécialiste aussi confirmé que vous. Commençons déjà par le fait qu'il n'est pas facile du tout d'approcher Sobolev. Le général est jour et nuit entouré d'adjudants et d'ordonnances qui lui sont dévoués corps et âme. En outre, il n'est pas possible de le tuer purement et simplement : la Russie entière se dresserait comme un seul homme. Il doit mourir de mort naturelle, sans qu'il puisse y avoir matière à soupçon ou ambiguïté. Mais ce n'est pas tout. Nous aurions pu nous débarrasser du malfaiteur nous-mêmes en l'empoisonnant. Malheureusement, le projet est trop avancé. Loin de les arrêter, la mort de leur chef

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risque au contraire de pousser les conjurés à vouloir mener à bien l'opération en étant persuadés d'accomplir ainsi le vou de Sobolev. Selon toutes probabilités, sans un meneur de la carrure de Sobolev, ils n'arriveront à rien, mais la Russie sombrera dans un chaos sanglant et le pouvoir suprême sera définitivement compromis. En comparaison avec les hommes de Sobolev, les décembristes feront figure d'aimables plaisantins. A présent, je vais vous exposer le casse-tête dans toute son ampleur.

Et il avait conclu énergiquement, en fendant l'obscurité par les mouvements vifs de son gant blanc :

- Il faut éliminer Sobolev de façon que sa mort apparaisse au grand public comme naturelle et ne suscite aucun trouble. Nous lui ferons des funérailles somptueuses, nous lui érigerons un monument et nous donnerons même son nom à un navire. On ne saurait priver la Russie de son unique héros national. Mais, en même temps, Sobolev doit mourir de manière telle que ses complices soient démoralisés et se retrouvent privés de leur étendard. Tout en restant un héros aux yeux de la foule, il doit perdre cette auréole parmi les conspirateurs. C'est pourquoi, comme vous le voyez, ce n'est pas une tâche pour un débutant. Dites-moi déjà si vous la croyez réalisable ?

Pour la première fois, dans la voix de celui qui parlait, avait percé quelque chose ressemblant à de l'incertitude.

Akhimas avait demandé :

- Quand et où recevrai-je le reste de la somme ? Monsieur X avait poussé un soupir de soulagement.

- En arrivant à Moscou, Sobolev aura avec lui tout l'argent du complot, soit près d'un million de roubles. La préparation d'un coup d'Etat entraîne de grandes dépenses. Après avoir tué Sobolev, vous vous approprierez l'argent. Je pense que cette seconde tâche ne présentera pour vous aucune difficulté.

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- Selon le calendrier russe, nous sommes aujourd'hui le 21 juin. Vous dites que le complot est prévu pour début juillet Quand Sobolev sera-t-il à Moscou ?

- Demain. Au plus tard après-demain. Et il y restera jusqu'au 27. Ensuite il fera un bref séjour dans son domaine de Riazan avant de regagner directement Saint-Pétersbourg. Nous savons que ses rencontres avec les généraux sont prévues pour les 25,26 et 27. Pour l'occasion, ils feront le déplacement de Saint-Pétersbourg à Moscou... Bon, ce n'est peut-être pas la peine de citer inutilement des noms. Privés de Sobolev, ces gens sont inoffensifs. Avec le temps, nous les pousserons les uns après les autres vers la retraite, doucement et sans faire de bruit. Mais il serait tout de même mieux que Sobolev ne les rencontre pas. Nous ne souhaitons pas voir de valeureux généraux se salir dans une affaire de haute trahison.

- Compte tenu des circonstances que vous décrivez, ces délicatesses sont inadmissibles, n'avait pu s'empêcher de rétorquer sèchement Akhimas. La tâche n'était déjà pas facile, il faut encore que vous m'imposiez des délais draconiens. Vous voulez que j'agisse avant le 25, autrement dit vous m'accordez en tout et pour tout trois jours. C'est peu. Je vais essayer, mais je ne promets rien.

Ce même jour, après leur avoir payé leur dû, Akhimas avait laissé repartir ses collaborateurs. Il n'avait plus besoin de leurs services.

Lui-même avait pris le train de nuit pour Moscou.

Suivant une qualification établie jadis par Akhimas, ce travail correspondait à la quatrième catégorie, la plus élevée dans l'échelle des difficultés: assassinat camouflé

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d'une haute personnalité dans des délais extrêmement serrés et assujetti de conditions complémentaires.

Trois difficultés se présentaient.

La première : garde importante et totalement dévouée.

La seconde : nécessité de simuler la mort naturelle.

La troisième : la mort devait paraître digne aux yeux du large public, infamante aux yeux d'un cercle étroit d'initiés.

Intéressant.

Akhimas s'installa confortablement sur la banquette en velours de son compartiment de première classe, se préparant à goûter le plaisir d'un travail intellectuel fructueux. Les dix heures de voyage devaient suffire. Il n'était pas obligé de dormir : en cas de nécessité, il pouvait se passer de sommeil pendant trois, voire quatre jours. Merci à l'oncle Chiran et à son enseignement.

Also, der Reihe nach 71

II avait sorti de sa serviette les informations fournies à sa demande par le commanditaire. Parmi elles se trouvait un dossier complet sur Sobolev, dont la constitution, ainsi qu'on le voyait, s'étalait sur des années : une biographie détaillée avec ses états de service, ses penchants, ses relations. On n'y découvrait aucun travers auquel se raccrocher : l'homme n'était ni joueur, ni opiomane, ni buveur excessif. Dans ses caractéristiques personnelles, le mot qui revenait le plus fréquemment était " excellent " : excellent cavalier, excellent tireur, excellent joueur de billard. Bon, d'accord.

Akhimas était passé à la rubrique " penchants ". Boit modérément, vin préféré: Château d'Yquem, fume des cigares brésiliens, affectionne les romances russes et tout particulièrement L'Aubépine. Bien, bien.

"Habitudes intimes". Là, hélas, c'était la déception. Sobolev n'était ni pédéraste, ni adepte du marquis de Sade, ni pédophile. S'il est vrai qu'il avait été un don Juan notoire

1. Ainsi, procédons par ordre !

337

par le passé, depuis deux ans il restait fidèle à sa maîtresse, Ekatérina Golovina, enseignante au lycée de filles de Minsk. On croyait savoir que, le mois précédent, il lui avait proposé de légaliser leur relation. Pour une raison inconnue, Golovina avait refusé, ce qui avait mis un terme à leur liaison. Là, il y avait quelque chose à creuser.

Akhimas avait regardé pensivement par la fenêtre. Puis il avait pris le second document : la liste des officiers de la suite de Sobolev avec leur identité et leurs caractéristiques. Il s'agissait majoritairement de soldats au riche passé militaire. Dans ses déplacements, le général était en permanence accompagné d'au moins sept à huit personnes. Il n'allait jamais seul nulle part. Mauvais point. Pis encore était le fait que le général n'absorbait aucune nourriture qui ne fût goûtée au préalable et, de surcroît, par deux personnes : le capitaine de Cosaques Goukmassov, son ordonnance principale, et son valet de chambre personnel.

Or, seul le poison permettait de simuler une mort naturelle et d'éviter tout soupçon. L'accident ne convenait pas ; un accident est toujours suspect.

Comment administrer le poison à la cible tout en évitant les contrôles ? Qui approchait Sobolev de plus près que son ordonnance et son valet de chambre ?

En fait, personne. A Minsk, la cible avait une bien-aimée, et sans doute ne faisait-il pas goûter ce que celle-ci lui offrait à manger. Mais leur liaison était terminée.

Quoique... stop. Ses réflexions allaient dans le bon sens. Seule une femme peut approcher de très près un homme, même s'il ne la connaît que depuis peu. A condition, naturellement, qu'il y ait quelque chose entre eux. Là, l'ordonnance et le valet de chambre seraient bien obligés d'attendre à la porte.

Bien. Depuis quand Sobolev avait-il rompu avec sa maîtresse? Depuis un mois. L'abstinence devait donc commencer à lui peser. Durant les manouvres, il avait eu autre chose en tête que courir la gueuse, sinon cela aurait

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été consigné dans ce dossier. Or c'était un homme en excellente santé et dans la force de l'âge. Sans compter qu'il se lançait dans une aventure risquée dont l'issue était pour lui incertaine.

Akhimas avait plissé les yeux.

Assise face à lui, une dame essayait à mi-voix de persuader son fils, élève d'une école militaire, de se tenir convenablement et de cesser de s'agiter.

- Tu vois pourtant, Serge, que ce monsieur travaille, et toi, tu fais des caprices, avait dit la dame en français.

Le garçon avait regardé le bel homme blond vêtu d'un veston gris de qualité qui tenait étalés sur ses genoux des papiers visiblement ennuyeux et remuait les lèvres. De toute évidence, un Teuton.

Le Teuton avait jeté au jeune cadet un regard par en dessous de ses yeux presque blancs puis, brusquement, lui avait fait un clin d'oeil.

Serge avait pris un air renfrogné.

Le célèbre Achille a un talon, et un talon qui n'a rien de bien original, s'était dit en conclusion Akhimas. Inutile de faire le malin et de réinventer la poudre. Plus la solution sera simple, plus sûre elle sera.

Le schéma logique s'était construit de lui-même :

1) Pour un homme du genre de Sobolev, solide et lassé d'une abstinence forcée, la femme est le meilleur appât possible.

2) C'est par l'intermédiaire d'une femme que l'on peut le plus facilement administrer du poison à une cible.

3) En Russie, la débauche est considérée comme honteuse et en tout cas indigne d'un héros national. Si, au lieu de mourir sur le champ de bataille ou, éventuellement, dans un lit d'hôpital, le grand homme rend l'âme sur la couche du vice, avec sa maîtresse ou, mieux encore, avec une prostituée, cela est, selon la conception russe : a) indécent,

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b) comique, c) simplement stupide. On ne pardonne pas ces péchés-là à un héros.

La suite du général ferait le reste. Les ordonnances se démèneraient comme de beaux diables pour dissimuler à l'opinion publique les circonstances scandaleuses de la mort du Général Blanc. Mais, parmi les siens, parmi les conspirateurs, le bruit se répandrait comme une traînée de poudre. Il est difficile de partir en guerre contre l'empereur sans chef, surtout si, au lieu d'un étendard de chevalier, flotte au-dessus des têtes un drap souillé. Et le Général Blanc cesserait pour ses partisans d'être aussi blanc que cela.

Bon, la méthode était trouvée. Maintenant la technique. Akhimas avait dans sa valise, entre autres choses utiles, tout un choix de produits chimiques. Dans le cas présent, l'extrait d'une fougère d'Amazonie convenait à la perfection. Deux gouttes de ce liquide incolore et presque sans saveur suffisaient pour qu'une accélération même minime des battements cardiaques provoque chez un homme en parfaite santé un arrêt respiratoire et une paralysie du muscle cardiaque. La mort en outre paraissait tout à fait naturelle, et l'idée d'un empoisonnement ne venait à l'esprit de personne. De toute façon, au bout de deux ou trois heures, il était déjà impossible de déceler la moindre trace de poison.

Le moyen était sûr et avait fait ses preuves à plusieurs reprises. La dernière fois qu'Akhimas y avait eu recours, c'était deux ans plus tôt, pour honorer le contrat passé avec un vaurien de Londres désireux de se débarrasser d'un oncle millionnaire. L'opération avait été conduite avec simplicité et élégance. Le tendre neveu avait organisé un repas en l'honneur de son cher parent. Parmi les invités figurait Akhimas. Il avait commencé par boire avec le vieil homme du Champagne empoisonné, après quoi, choisissant son moment, il avait glissé à l'oreille du millionnaire que son

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neveu en voulait à sa vie. L'oncle était devenu cramoisi, avait porté sa main à son cour et s'était écroulé, comme foudroyé. La mort était intervenue devant une douzaine de témoins. Pour donner au poison le temps de se diffuser et de perdre sa vigueur, Akhimas avait regagné son hôtel d'un pas lent et mesuré.

La cible était un homme d'un certain âge à la santé chancelante. Mais l'expérience montrait que, pour un sujet jeune et en parfaite condition, la préparation agissait dès que le pouls atteignait quatre-vingts à quatre-vingt-cinq pulsations par minute.

La question se formulait donc de la manière suivante : le sang de l'héroïque général allait-il s'accélérer au moment de l'élan amoureux jusqu'à atteindre quatre-vingt-cinq pulsations par minute ?

Réponse : sans nul doute, c'était le propre de la passion. Surtout si l'objet de ladite passion était suffisamment torride.

Il ne restait plus qu'un détail : trouver une cocotte à la hauteur.

A Moscou, conformément aux directives, Akhimas était descendu au Métropole, le nouvel hôtel à la mode, et s'était inscrit sous le nom de Nikolaï Nikolaiévitch Klonov, marchand de Riazan.

Utilisant le numéro donné par monsieur X, il avait téléphoné au représentant moscovite du commanditaire qu'il avait reçu instruction d'appeler " monsieur Némo ". Ces surnoms ridicules ne faisaient plus du tout sourire Akhimas. Il était clair que, dans cette affaire, on ne plaisantait pas.

- J'écoute, avait répondu une voix au milieu de grésillements.

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- C'est Klonov, avait annoncé Akhimas dans l'appareil téléphonique. J'aurais besoin de parler à monsieur Némo.

- J'écoute, avait répété la voix.

- Transmettez qu'il me faut d'urgence une description physique d'Ekatérina Golovina.

Akhimas avait répété une seconde fois le nom de la maîtresse de Sobolev, puis interrompu la communication.

Hmm... Les défenseurs du trône n'étaient pas des conspirateurs bien sérieux! Akhimas avait demandé au kellner l'annuaire du téléphone pour voir quel abonné correspondait au numéro 211. Il s'agissait du conseiller aulique Piotr Parménovitch Khourtinski, chef de la Section spéciale de la chancellerie du général gouverneur de Moscou. Pas mal.

Deux heures plus tard, un courrier apportait à l'hôtel une dépêche cachetée. Le texte était court :

" Blonde, yeux gris-bleu, nez très légèrement busqué, mince, bien faite, 1,60 m, poitrine menue, taille fine, grain de beauté sur la joue droite, cicatrice au genou gauche consécutive à une chute de cheval. X "

Les détails concernant le genou et le grain de beauté étaient superflus. L'essentiel était le type de femme qui se dessinait : une bonde fluette de taille moyenne.

- Dis-moi, mon brave, comment t'appelle-t-on ?

Le numéro 19 regardait le kellner l'air indécis, comme embarrassé. Mais l'employé, homme d'expérience, connaissait bien ce ton et cette expression. Effaçant le sourire de son visage pour ne pas gêner le client par un empressement excessif, il avait répondu :

- Timofeï, Votre Noblesse. Y aurait-il quelque chose pour votre service ?

Le numéro 19 (d'après le registre, marchand de la première guilde originaire de Riazan) avait entraîné Timofeï à l'écart, près d'une fenêtre, et lui avait glissé un rouble.

- Je m'ennuie, l'ami. Je me sens un peu seul. Comment pourrais-je, disons... rendre mon séjour plus agréable ?

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Le marchand battait de ses cils blancs, et ses joues étaient devenues toutes rosés. Il était agréable d'avoir affaire à un homme si délicat.

Le garçon avait écarté les mains :

- Rien de plus simple, monsieur. A Moscou, nous avons de joyeuses demoiselles à profusion. Voulez-vous que je vous indique une adresse ?

- Non, je ne veux pas d'adresse. J'en aimerais une pas comme les autres, une femme bien et pas sotte. Je n'aime pas les filles bon marché, avait dit le marchand de Riazan, retrouvant de l'assurance.

- On en a aussi des comme ça. (Et Timofeï s'était mis à compter sur ses doigts :) Au Ravin chante une certaine Varia Sérébrianaïa, un beau brin de fille qui ne va pas avec tout le monde. On a aussi mademoiselle Carmencita, une personne très moderne; avec elle, il faut s'entendre au téléphone. A VAIpenrose se produit mademoiselle Wanda, une jeune femme très sélective. A l'Opérette française, deux danseuses, Lisette et Anisette, sont elles aussi très populaires. Maintenant si on regarde du côté des actrices...

- Oui, très bien, une actrice, cela me plairait, avait dit le 19 en s'animant. Mais j'aimerais qu'elle soit à mon goût. Tu vois, Timofeï, je ne suis pas attiré par les femmes rondes. Je voudrais qu'elle soit svelte, avec la taille fine, pas trop grande et surtout blonde.

Le kellner avait réfléchi et rendu son verdict :

- Alors c'est Wanda, de \'Alpenrose, qu'il vous faut. Elle est blonde et maigre. Mais elle a du succès quand même. Les autres sont plutôt du genre bien en chair. On ne peut rien y faire, monsieur, c'est la mode...

- Parle-moi un peu de cette Wanda.

- C'est une Allemande. Elle a de la classe et une haute idée d'elle-même. Elle vit sur un grand pied dans un appartement de l'hôtel Angleterre avec entrée privée. Elle peut se le permettre : avec elle, c'est cinq cents la

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rencontre. En plus, elle est difficile, elle ne va qu'avec ceux qui lui plaisent.

- Cinq cents roubles? Diable ! avait fait le marchand, apparemment intéressé. Et, dis-moi, Timofeï, où pourrais-je la voir, cette Wanda ? C'est quoi exactement VAIpenrose dont tu parles ?

Le garçon avait pointé son doigt par la fenêtre :

- C'est par là, tout près, rue Sophie. Elle y chante presque tous les soirs. Le restaurant n'est pas exceptionnel, rien à voir avec le nôtre ni même avec le Bazar slave. Il est surtout fréquenté par des Allemands. Les Russes n'y vont que pour se rincer l'oeil avec Wanda. Certains avec des intentions plus sérieuses, pour faire affaire avec elle.

- Et dans ce cas, comment faut-il s'y prendre ?

- Oh, là, c'est tout un cérémonial, avait complaisamment expliqué Timofeï. D'abord, il faut l'inviter à sa table. Mais si on l'invite comme ça, d'un geste, elle ne vient pas. Il faut avant toute chose lui envoyer un petit bouquet de violettes, en mettant autour un billet de cent roubles. La demoiselle vous regarde de loin. Si vous ne lui plaisez pas, elle renvoie le billet. Si elle le garde, c'est qu'elle viendra. Mais vous n'avez encore fait que la moitié du chemin. Elle peut venir vous rejoindre, bavarder de choses et d'autres, et refuser quand même d'aller plus loin. Mais elle ne vous rendra pas pour autant vos cent roubles, puisqu'elle vous aura consacré un moment. On dit qu'elle gagne plus d'argent avec ces cent roubles de refus qu'avec les billets de cinq cents. Voilà donc le rituel imposé par la fameuse Wanda.

Le soir même, Akhimas était à VAIpenrose, dégustant à petites gorgées un vin du Rhin tout à fait correct et observant la chanteuse. La petite Allemande n'était en effet pas mal du tout. Elle ressemblait à une bacchante. Son visage n'avait rien d'allemand : il était arrogant, téméraire, et ses yeux verts avaient des reflets d'argent en fusion. Akhimas

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connaissait bien cette nuance particulière qui ne se rencontre que chez les représentantes les plus précieuses du beau sexe. Ce ne sont pas des lèvres charnues ni un nez parfait, c'est précisément cet argent chatoyant auquel succombent les hommes, aveuglés par son éclat trompeur jusqu'à y perdre la raison. Et quelle voix ! Fin connaisseur de la beauté féminine, Akhimas savait que la moitié du charme réside dans la voix. Et quand il s'agissait comme ici d'une voix de poitrine, qui plus est légèrement voilée, comme saisie soit par le gel soit au contraire par le feu, le danger est particulièrement grand. Mieux vaut, tel Ulysse, s'attacher au mât, sinon on ne peut que sombrer. Le valeureux général ne résisterait pas à cette sirène, il n'en aurait pas la force.

Mais rien ne pressait. On était mardi, et Sobolev n'arrivait que le jeudi. Akhimas avait donc la possibilité de mieux découvrir mademoiselle Wanda.

Au cours de la soirée, on lui avait envoyé deux bouquets. Le premier lui avait été adressé par un gros marchand en redingote framboise. Wanda l'avait retourné à son expéditeur sans même y toucher, et le marchand avait immédiatement quitté la salle, en martelant le sol de ses bottes et en jurant comme un charretier.

Puis c'est un colonel de la garde à la joue barrée d'une cicatrice qui avait tenté sa chance. La chanteuse avait porté les violettes à son visage, glissé le billet dans sa manche de dentelle, mais elle ne s'était pas hâtée de rejoindre la table de l'officier et ne lui avait accordé que très peu de temps. Akhimas n'avait pu entendre leur conversation, mais celle-ci s'était achevée de la manière suivante : rejetant sa tête en arrière, Wanda avait éclaté de rire, donné un petit coup de son éventail sur la main du colonel et s'était éclipsée. L'officier de la garde avait haussé avec philosophie ses épaules émaillées d'or et laissé passer un moment avant de lui adresser un second bouquet, que Wanda avait renvoyé sur-le-champ.

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En revanche, quand un blond aux joues rouges, qui, par son allure, était loin d'égaler le militaire qu'elle venait d'éconduire, lui avait fait un signe désinvolte du doigt, l'orgueilleuse dame ne s'était pas fait attendre : immédiatement elle était venue le rejoindre. Le blond lui avait dit quelque chose d'un air indolent en tapotant la nappe de ses doigts courts couverts de poils roux, et elle avait écouté en silence, sans un sourire, et avait par deux fois hoché la tête. Est-ce possible que ce soit son souteneur ? s'était étonné Akhimas. Il n'en a pas l'air.

Cependant, à minuit, quand Wanda était sortie par la porte latérale (Akhimas faisait le guet dans la rue), l'homme aux joues rouges l'attendait dans un landau, et elle était partie avec lui. Akhimas les avait suivis dans une calèche à une place qu'il avait eu la prévoyance de louer au Métropole. Ils avaient remonté le Kouznetski Most et pris la rue Pétrovka. Devant un grand bâtiment d'angle où une enseigne électrique indiquait "Angleterre", Wanda et son compagnon étaient descendus de la voiture et avaient renvoyé le cocher. L'heure était tardive, ce qui signifiait que le si peu sympathique cavalier allait passer la nuit sur place. Qui était-il ? Son amant ? Mais bizarrement Wanda n'avait pas l'air particulièrement heureuse d'être avec lui.

Il allait falloir se renseigner auprès de " monsieur Némo ".

Pour éviter un refus et ne pas perdre de temps, au lieu d'enrouler un billet de cent roubles autour des violettes, Akhimas avait enfilé le bouquet dans une bague ornée d'une émeraude achetée le jour même. Une femme peut refuser de l'argent, jamais un bijou de prix.

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Comme de juste, le procédé avait été payant. Wanda avait examiné le cadeau avec curiosité puis, sans changer d'expression, cherché du regard celui qui l'avait envoyé. Akhimas lui avait adressé un salut discret. Ce jour-là, il portait un smoking anglais, une cravate blanche et une épingle de diamant. A le voir, on pouvait se demander si c'était un lord britannique ou un entrepreneur moderne, cette nouvelle race cosmopolite qui commençait à donner le ton en Europe et en Russie.

Ce soir-là, le blond aux manières cavalières, au sujet duquel Akhimas avait reçu des renseignements exhaustifs (et tout à fait intéressants), n'était pas dans la salle.

Sa chanson achevée, Wanda était venue s'asseoir à la table d'Akhimas, l'avait regardé bien en face et lui avait dit brusquement :

- Comme vos yeux sont transparents ! On dirait de l'eau.

Pour une raison obscure, en entendant cette phrase, Akhimas avait eu un bref serrement de cour. Un souvenir vague, fugitif, ce que les Français appellent déjà vu\ s'était imposé à lui. Il avait légèrement froncé les sourcils. Quelles sottises ! Akhimas Velde n'était pas homme à se laisser prendre à l'hameçon des ruses féminines !

Il s'était présenté :

- Nikolaï Nikolaiévitch Klonov, marchand de la première guilde, président de la Société de commerce de Riazan.

- Marchand ? s'était étonnée la femme aux yeux verts. Curieux. J'aurais plutôt pensé à un marin. Ou à un bandit.

Elle avait eu un rire un peu rauque, et Akhimas avait de nouveau ressenti un malaise. Personne ne lui avait jamais dit qu'il avait l'air d'un bandit. Il devait apparaître à la fois banal et respectable ; dans sa profession, c'était indispensable.

La chanteuse continuait cependant à l'étonner.

1. En français dans le texte.

347

- En plus, vous ne parlez pas comme les gens de Riazan, avait-elle lâché sur un ton ironique. Vous ne seriez pas étranger, par hasard ?

Akhimas avait en effet une très légère pointe d'accent pratiquement imperceptible, une sonorité métallique qui n'était pas russe et qu'il avait gardée de son enfance, mais, pour la percevoir, il fallait posséder une ouïe exceptionnelle. La remarque était d'autant plus surprenante dans la bouche d'une Allemande.

- J'ai longtemps vécu à Zurich, avait-il répondu. Notre compagnie y possède une représentation. Lin russe et indienne.

- Et que voulez-vous, monsieur le commerçant russo-suisse ? avait enchaîné comme si de rien n'était la jeune femme. Faire affaire avec moi ? J'ai deviné juste ?

Akhimas s'était senti rassuré : la chanteuse faisait simplement la coquette.

- Parfaitement, avait-il répondu avec l'air sérieux et convaincu dont il usait toujours avec ce genre de femmes. J'ai une affaire confidentielle à vous proposer.

Elle avait éclaté de rire, montrant de petites dents bien régulières.

- Confidentielle? Comme vous vous exprimez bien, monsieur Klonov ! En général, c'est justement ce genre d'affaires que l'on me propose I

Cette fois, Akhimas s'était souvenu : c'était à peu près dans les mêmes termes que, une semaine auparavant, il avait répondu au " baron von Steinitz ". Il avait souri malgré lui puis aussitôt repris son ton sérieux :

- Ce n'est pas ce que vous pensez, madame. La Société commerciale de Riazan, que j'ai l'honneur de présider, m'a chargé de faire à un citoyen de notre ville, un homme de grand mérite et justement célèbre, un cadeau de valeur et original. Je peux choisir à ma convenance, pourvu que l'intéressé soit pleinement satisfait. Chez nous, à Riazan, on

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admire et on respecte profondément cet homme. Nous souhaitons lui offrir ce présent avec délicatesse et discrétion. Et même anonymement. Il ne saura pas que l'argent a été réuni par souscription auprès des marchands de sa ville natale. Je me suis longuement interrogé sur ce que nous pourrions offrir à cet homme heureux et totalement comblé par le destin. Puis je vous ai vue, et j'ai compris que le plus beau présent, c'était une femme telle que vous. C'était peut-être étonnant, mais elle avait rougi :

- Comment osez-vous ! s'était-elle écriée, ses yeux lançant des éclairs. Je ne suis pas une chose, pour que l'on puisse m'offrir I

- Il ne s'agit pas de vous offrir, vous, mademoiselle, mais juste un peu de votre temps et de votre art, avait dit sévèrement Akhimas. Ou aurais-je été abusé par ceux qui m'ont affirmé que vous en faisiez commerce ?

Elle le regardait haineusement.

- Savez-vous, monsieur le marchand de la première guilde, qu'un mot de moi suffirait pour qu'on vous mette dehors ?

Il avait souri, mais seulement avec sa bouche :

- Personne ne m'a encore jamais chassé de nulle part, madame. Croyez-moi, cela est complètement exclu.

Il s'était penché en avant et, son regard rivé sur les yeux étincelants de rage, il avait dit :

- On ne saurait être une courtisane à moitié, mademoiselle. Etablissons plutôt d'honnêtes relations d'affaires: vous exécutez un travail, on vous paye. A moins que vous ne fassiez votre métier par plaisir ?

Dans les yeux verts, les étincelles s'étaient éteintes, et la large bouche sensuelle s'était tordue en un rictus amer.

- Vous parlez d'un plaisir... Commandez-moi donc une bouteille de Champagne. Je ne bois que du Champagne, on ne peut pas faire autrement dans mon " métier ", comme vous dites, sinon on tombe dans l'ivrognerie. Et

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aujourd'hui, je ne chanterai plus. (Wanda avait fait un signe au garçon qui, connaissant sans doute ses habitudes, lui avait apporté une bouteille de Clicquot.) Vous avez raison, monsieur le philosophe. Etre une femme vendue à moitié est un leurre.

Elle avait vidé sa coupe jusqu'à la dernière goutte, mais ne l'avait pas autorisé à la resservir. Tout marchait pour le mieux. Une seule chose tracassait Akhimas : en qualité d'élu de Wanda, il attirait les regards. Mais après tout, peu importait ; il quitterait le restaurant seul, serait considéré comme un malchanceux de plus, et on l'oublierait immédiatement

- Il est rare que l'on me parle ainsi. (Loin de l'éclairer, le Champagne avait assombri le regard de la chanteuse.) Le plus souvent, on me fait des grâces, on me courtise. Au début en tout cas. Après, on me dit " tu ", et on me propose de m'entretenir. Savez-vous ce qui m'intéresse ?

- Oui. L'argent. Et la liberté qu'il procure, avait répondu distraitement Akhimas tout en réfléchissant aux derniers détails de son plan d'action.

Elle l'avait regardé, l'air ébranlée :

- Comment avez-vous deviné ?

- Je suis dans le même cas, avait-il répondu, laconique. Et combien vous faudrait-il pour que vous vous sentiez enfin libre ?

Wanda avait poussé un soupir.

- Cent mille roubles. J'ai fait mes calculs depuis longtemps. Depuis l'époque où, pauvre idiote, j'essayais de survivre en donnant des cours de musique. Je ne vous parlerai pas de... Ce n'est pas intéressant. J'ai longtemps vécu dans la pauvreté, presque dans la misère. Jusqu'à l'âge de vingt ans. Ensuite j'ai décidé que cela suffisait. J'allais devenir riche et libre. Il y a maintenant trois ans de cela.

- Et alors, vous l'êtes devenue ?

- Encore autant, et je le serai.

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- Donc, vous avez déjà cinquante mille roubles, c'est bien cela ? avait dit Akhimas avec un petit sourire amusé. Incontestablement, la chanteuse lui plaisait

- Exact avait-elle confirmé en riant cette fois sans amertume ni provocation, mais avec cette même fougue qu'elle mettait à interpréter ses chansonnettes parisiennes.

Ce dernier trait avait également plu à Akhimas. Elle ne s'apitoyait pas sur son sort

-Je peux raccourcir votre bagne d'au moins six mois, avait-il annoncé en attrapant une huître avec sa petite fourchette d'argent La Société a réuni dix mille roubles pour le cadeau.

A l'expression de son visage, Akhimas avait compris que Wanda n'était pas en état de raisonner calmement et qu'elle n'allait pas tarder à l'envoyer au diable avec ses dix mille roubles. Aussi s'était-il hâté de poursuivre :

- Ne refusez pas, vous le regretteriez. D'autant que vous ne savez pas de qui il s'agit Oh, mademoiselle Wanda, il s'agit d'un grand homme, et bien des femmes, et de la meilleure société encore, seraient heureuses de payer très cher pour une nuit avec lui.

Et il s'était tu, certain qu'à présent elle ne s'en irait pas. La femme chez qui l'orgueil serait plus fort que la curiosité n'était pas encore née.

Wanda le regardait par en dessous, l'air furieux. Au bout d'un moment, incapable de résister, elle avait dit avec un léger ricanement :

- Eh bien, parlez donc, ne me faites pas languir, serpent tentateur de Riazan.

- Il s'agit du général Sobolev en personne, de l'incomparable Achille, également propriétaire terrien à Riazan, avait prononcé Akhimas d'un air important Voilà qui je vous propose, c'est autre chose qu'un vulgaire marchand au ventre qui lui retombe sur les genoux. Par la suite, dans votre vie libre, vous pourrez même écrire vos Mémoires.

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Dix mille roubles et Achille en prime, je pense que ce n'est pas si mal ! On voyait à son expression que la chanteuse hésitait.

- Et je peux même vous proposer autre chose, avait ajouté Akhimas tout doucement, presque dans un souffle. Je peux aussi vous débarrasser une fois pour toutes de la compagnie de Herr Knabe. Si vous le souhaitez, bien sûr.

Wanda avait sursauté et demandé, apeurée :

- Qui es-tu, Nikolaï Klonov? Tu n'es pas marchand, n'est-ce pas ?

- Mais si, mais si. (Il avait claqué des doigts pour qu'on lui apporte l'addition.) Lin, indienne, jute. Et ne vous étonnez pas que je sois bien informé. La Société m'a confié une tâche importante, et dans les affaires j'aime aller dans le détail.

- C'est pour cela qu'hier soir tu ne m'as pas quittée des yeux pendant que j'étais avec Knabe, avait-elle dit de manière inattendue.

Observatrice, avait pensé Akhimas, sans savoir encore si c'était bien ou mal. Et le fait qu'elle se soit mise à le tutoyer demandait également réflexion. Quelle serait l'attitude la plus adéquate : la confiance ou la distance ?

- Et comment peux-tu me débarrasser de lui ? avait-elle demandé d'un air avide. Tu ne sais même pas qui il est... (Et, comme se reprenant, elle s'était elle-même coupé la parole.) Et d'abord, où as-tu pris que je voulais me débarrasser de lui ?

- Ceci vous regarde, mademoiselle, avait dit Akhimas en haussant les épaules, après avoir décidé que garder les distances serait dans le cas présent l'attitude la meilleure. Bon, alors, vous êtes d'accord ou non ?

- Oui, avait-elle répondu dans un soupir. Quelque chose

me dit que, de toute façon, je ne me débarrasserai pas de toi.

Akhimas avait fait un signe de tête approbateur :

- Vous êtes une femme très intelligente. Demain, ne

venez pas ici. Soyez chez vous en fin d'après-midi, à partir

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de cinq heures. Je passerai vous prendre à l'hôtel Angleterre, et nous mettrons au point les derniers détails. Et essayez d'être seule.

- Je serai seule.

Elle le regardait d'une manière étrange, et il ne comprenait pas la signification de ce regard. Soudain, elle avait demandé :

- Kolia, dis-moi, tu ne vas pas me tromper ?

Non seulement les mots, mais l'intonation avec laquelle ils avaient été prononcés avaient soudain paru à Akhimas si familiers que son cour avait défailli.

Et il s'était souvenu. En effet, c'était bien du déjà vu. Il avait déjà vécu cette scène.

Jadis, vingt ans plus tôt, Evguénia avait dit la même chose avant le cambriolage de la pièce blindée. Et ses yeux transparents, c'était elle aussi, la petite Génia de l'orphelinat, qui en avait parlé.

Akhimas avait dégrafé son col amidonné. Il avait du mal à respirer, tout d'un coup.

D'une voix égale, il avait dit :

- Parole de marchand. Donc, à demain, mademoiselle.

Akhimas était attendu à l'hôtel par un courrier spécial porteur d'une dépêche venant de Saint-Pétersbourg.

" II a pris un congé d'un mois et vient de monter dans le train de Moscou qui arrive demain à cinq heures de l'après-midi. Il logera à l'hôtel Dusseaux, passage du Théâtre, appartement 47. Il est accompagné de sept officiers et de son valet de chambre. Vos honoraires sont dans une serviette marron. La première rencontre est prévue pour vendredi, à dix heures du matin, avec Ganetski, le commandant de la région militaire de Saint-Pétersbourg.

353

Je vous rappelle qu'il n'est pas souhaitable que cette rencontre ait lieu. X "

Le jeudi 24 juin, depuis le matin, vêtu d'une jaquette rayée, la raie pommadée et coiffé d'un canotier, Akhimas tournait dans le vaste hall du Dusseaux. Il avait réussi à nouer des relations utiles avec le suisse, le réceptionniste et l'homme de ménage chargé de l'aile dans laquelle il était prévu d'accueillir l'hôte de marque. Deux facteurs avaient contribué à l'établissement de ces bonnes relations : une carte de visite de correspondant des Nouvelles du gouver-noratde Moscou, fournie par monsieur Némo, et les largesses dont il avait fait preuve (le suisse avait reçu un billet de vingt-cinq roubles, le réceptionniste un de dix, l'homme de ménage un de trois). L'investissement le plus rentable avait justement été ce dernier billet, car l'homme avait secrètement introduit le reporter dans l'appartement 47.

Akhimas avait poussé des oh ! et des ah ! devant le luxueux aménagement, regardé où donnaient les fenêtres (dans la cour, côté rue Rojdestvenka, parfait), arrêté son regard sur le coffre-fort enchâssé dans le mur de la chambre à coucher. Cela également tombait bien : il n'aurait pas à mettre l'appartement sens dessus dessous pour trouver l'argent. La serviette serait évidemment dans le coffre, dont la serrure était d'un modèle on ne peut plus ordinaire, une Van Lippen belge qui ne demanderait que cinq minutes à ouvrir. Pour le remercier de sa gentillesse, le correspondant des Nouvelles de Moscou avait voulu donner à l'homme de ménage une pièce de cinquante kopecks supplémentaire, mais il s'y était pris si maladroitement que la pièce était tombée et avait roulé sous le divan. Pendant que l'employé s'activait à quatre pattes pour la récupérer, Akhimas avait concentré son effort sur l'espagnolette d'une fenêtre latérale, qu'il avait tant et si bien triturée qu'elle ne tenait plus

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qu'à peine. Il suffirait de donner un tout petit coup de l'extérieur pour que la fenêtre s'ouvre.

A cinq heures et demie, son bloc de reporter à la main, Akhimas se tenait près de l'entrée de l'hôtel, au milieu de la foule des correspondants et des badauds venus assister à l'arrivée du grand homme. Au moment où, sanglé dans un uniforme blanc, Sobolev était sorti de la voiture, il y avait eu dans la foule une velléité de crier " Hourrah ! ", mais le héros avait lancé aux Moscovites un regard si furieux, les officiers de sa suite avaient agité si vigoureusement les mains que l'ovation avait avorté avant d'avoir pu prendre quelque ampleur.

Akhimas avait d'abord trouvé au Général Blanc une étonnante ressemblance avec un poisson-chat : front bombé, yeux très légèrement proéminents, longue moustache et larges favoris partant en touffe sur les côtés et rappelant des ouïes. Mais non, le poisson-chat est nonchalant et brave, or celui-là avait enveloppé l'assistance d'un tel regard d'acier qu'Akhimas avait immédiatement fait passer sa cible dans la catégorie des gros carnassiers marins. Un requin-marteau, pas moins !

En tête, arrivait le poisson pilote, un capitaine de Cosaques portant beau qui fendait la foule d'un air féroce avec force moulinets de ses gants blancs. Trois officiers marchaient de chaque côté du général. Fermant la marche, suivait le valet de chambre, lequel, arrivé à la porte, avait fait demi-tour pour retourner à la voiture afin de diriger les opérations de déchargement des bagages.

Akhimas avait eu le temps de noter que Sobolev tenait à la main une grosse et apparemment assez lourde serviette en cuir de veau. La situation ne manquait pas de piquant, la cible apportait elle-même les honoraires de celui qui était chargé de l'éliminer.

Avides de recueillir le moindre renseignement, espérant pouvoir poser une question ou observer un détail, les

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correspondants s'étaient précipités dans le hall à la suite du héros. Akhimas, lui, avait adopté une autre ligne de conduite. Il s'était approché tranquillement du valet de chambre et avait toussoté respectueusement, comme pour annoncer sa présence. Il s'était cependant bien gardé de l'importuner avec des questions, attendant que l'important personnage daigne lui prêter attention.

Le valet de chambre, un homme âgé, au visage flasque et aux sourcils blancs renfrognés (Akhimas connaissait parfaitement sa biographie, ses habitudes et ses faiblesses, y compris son fâcheux penchant pour le petit verre du matin) avait jeté un regard mécontent à l'élégant jeune homme en chapeau de paille mais, appréciant sa délicatesse, il avait fini par daigner se tourner d'un quart de tour dans sa direction.

- Correspondant des Nouvelles du gouvernorat de Moscou, avait jeté à la hâte Akhimas, profitant de la possibilité qui lui était offerte. Sans vouloir ennuyer Sa Haute Excellence par des questions fastidieuses, j'aimerais tout de même, au nom des Moscovites, demander quels sont les projets du Général Blanc pour son séjour dans l'ancienne capitale. Or qui sait cela mieux que vous, Anton Loukitch ?

- Pour ce qui est de savoir, on le sait, mais ce n'est pas pour autant qu'on le raconte à tout le monde, avait répliqué le valet de chambre d'un ton sévère, mais de toute évidence flatté.

Akhimas avait ouvert son bloc, montrant qu'il était prêt à noter religieusement chaque précieuse parole. Loukitch s'était redressé et avait adopté un ton pompeux :

- Aujourd'hui, nous avons prévu une journée de détente. Après la fatigue des manouvres et celle du voyage en chemin de fer, il n'y aura ni visites ni soirées de gala et, surtout, il nous est expressément défendu de laisser approcher les représentants de votre corporation. Adresses et députations sont également exclues. Ordre m'a été donné

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de commander à dîner au restaurant de l'hôtel, pour huit heures et demie. Si vous voulez le voir, retenez une table tant qu'il n'est pas trop tard. Mais sachez que vous ne pourrez l'observer que de loin ; défense de venir l'ennuyer avec des questions.

Posant la main sur son cour en un geste de prière, Akhimas s'était enquis d'une voix mielleuse :

- Et quels sont les projets de Son Excellence pour la suite de la soirée ? Le valet de chambre s'était rembruni :

- Voilà qui n'est pas mon affaire et encore moins la vôtre !

Parfait, s'était dit Akhimas. Les entretiens sérieux commencent demain, et la soirée d'aujourd'hui semble bien, en effet, consacrée à la détente. Jusque-là nos intérêts concordent.

A présent, il convenait de préparer Wanda.

La jeune femme ne lui avait pas fait faux bond, elle l'attendait dans son appartement et était seule. Elle avait jeté à Akhimas un regard un peu bizarre, comme si elle attendait quelque chose de sa part, mais dès que le visiteur s'était mis à parler affaires, le regard de la demoiselle avait perdu son éclat.

- Mais nous nous sommes déjà mis d'accord, avait-elle lâché d'un ton las. A quoi bon ressasser les mêmes choses ? Je connais mon métier, Kolia.

Akhimas avait examiné la pièce, à la fois salon et boudoir. Tout y était parfait: fleurs, bougies, fruits. La chanteuse s'était pourvue de Champagne, mais n'avait pas oublié le Château d'Yquem dont il avait été question la veille.

Dans sa robe bordeaux à décolleté profond, taille moulante et tournure propre à éveiller tous les fantasmes, Wanda était follement attirante. De ce côté-là, rien à dire, mais le poisson allait-il mordre à l'hameçon ?

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Selon les prévisions d'Akhimas, il devait y mordre.

1) Aucun homme normal et vigoureux ne saurait résister aux charmes de Wanda.

2) Si les renseignements fournis étaient exacts, or jusqu'ici monsieur X n'avait pas failli, Sobolev était non seulement un homme normal, mais encore faisait-il carême depuis au moins un mois.

3) Mademoiselle Wanda était le même type de femme que l'institutrice de Minsk à qui le général avait fait une demande en mariage, qu'elle avait refusée avant de rompre définitivement.

Bref, l'explosif était prêt. Et pour être sûr que cela marche, il ne manquait plus que l'étincelle.

- Pourquoi ce front plissé, Kolia ? Tu crains que je ne plaise pas à ton concitoyen ?

Wanda avait posé sa question d'une manière un peu provocante, mais Akhimas avait décelé dans son ton une inquiétude inavouée. La femme la plus irrésistible, si habituée soit-elle à briser les cours, a constamment besoin d'une confirmation de son pouvoir. Chaque femme fatale a au fond d'elle-même un petit ver qui la ronge : et si jamais le charme était rompu, si l'envoûtement n'opérait plus ?

En fonction de son caractère, il faut soit la rassurer en lui répétant, tel le miroir du conte, qu'elle est la plus charmante et la plus belle, soit, au contraire, éveiller en elle l'esprit de compétition. Akhimas était persuadé que Wanda faisait partie de cette seconde catégorie.

- Je l'ai vu aujourd'hui, avait-il dit avec un soupir et en considérant la chanteuse d'un air perplexe. J'ai bien peur de m'être trompé. Chez nous, à Riazan, on prend Mikhaïl Andréiévitch pour un bourreau des cours, alors que c'est en fait un homme extrêmement sérieux. Et si cela ne marchait pas ? Et si le général ne s'intéressait pas à notre cadeau ?

Un éclair était passé dans les yeux de Wanda.

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- Ça, mon ami, ce n'est pas ton problème. Ton rôle à toi, c'est de payer. Tu as l'argent ?

Sans un mot, il avait déposé une liasse sur la table.

Wanda l'avait prise et fait volontairement mine de compter.

- Il y a bien dix mille roubles ? Bon, bon ! (De son doigt effilé, elle avait donné une légère tape sur le nez d'Akhimas.) Ne crains rien, Kolia. Vous autres les hommes, vous n'êtes pas des êtres très compliqués. Ton héros ne m'échappera pas. Au fait, est-ce qu'il aime les chansons ? Je crois qu'il y a un piano dans le restaurant du Dusseaux.

La voilà, l'étincelle, s'était dit Akhimas.

- Oui, il les aime. Surtout une romance qui s'appelle L'Aubépine. Vous la connaissez ? Wanda avait réfléchi et hoché la tête.

- Non, je chante peu les romances russes, et de plus en plus des chansons européennes. Mais ce n'est pas grave, je vais la trouver tout de suite.

Elle avait pris sur son piano un recueil de chansons. Elle l'avait feuilleté et avait trouvé ce qu'elle cherchait.

- C'est bien celle-là?

Elle avait fait courir ses doigts sur le clavier, fredonné la mélodie, puis entonné à mi-voix :

Perdue d'amour, pauvre aubépine, Du chêne je ne puis approcher. Et me voila, triste orpheline, Toujours seule à me balancer.

- C'est un affreux mélo ! Les héros sont des gens sentimentaux. (Elle avait jeté un bref regard à Akhimas.) Maintenant, va. Le général va sauter sur votre cadeau et s'y accrocher à deux mains !

Akhimas ne partait pas.

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- Une dame ne se rend pas seule au restaurant, cela ne se fait pas. Comment procède-t-on ? Wanda avait levé les yeux au ciel d'un air affligé.

- Kolia, je ne me mêle pas de ton commerce de jute, ne te mêle pas de mon boulot.

Il était resté une minute à écouter la voix basse et passionnée, brûlante du désir de se blottir contre le chêne. Puis, doucement, il s'était retourné pour se diriger vers la porte.

La mélodie s'était interrompue et, avant qu'il ne sorte, Wanda lui avait demandé :

- Cela ne te fait rien, Kolia, de me donner à un autre ? Akhimas s'était retourné.

- C'est bon, va-t'en, avait-elle dit avec un geste de la main. Les affaires sont les affaires.

Au restaurant de l'hôtel Dusseaux, tout était réservé, mais le maître d'hôtel, qui s'était volontiers laissé amadouer, avait tenu parole et laissé libre à l'intention de monsieur le reporter la table la mieux placée : dans un coin, avec vue panoramique sur toute la salle. A neuf heures moins vingt, dans un cliquetis d'éperons, on avait vu arriver d'abord trois officiers, puis le général, lui-même suivi de quatre militaires. Les autres clients, qui avaient reçu la stricte recommandation de ne pas importuner le général par des marques d'attention, se montraient discrets et faisaient mine d'être venus au restaurant non pour voir de près le grand homme, mais simplement pour dîner.

Sobolev avait consulté la carte des vins et n'y trouvant pas de Château d'Yquem, avait demandé qu'on aille lui en chercher. La suite avait opté pour le Champagne et le cognac.

Ces messieurs les militaires échangeaient à mi-voix des propos entrecoupés d'éclats de rire collectifs, d'où se déta-

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chait nettement le baryton sonore du général. Tout indiquait que les conspirateurs étaient d'excellente humeur, ce qui convenait parfaitement à Akhimas.

A neuf heures cinq, alors que le Château d'Yquem avait été non seulement apporté mais également débouché, les portes du restaurant s'étaient ouvertes en grand, comme sous l'effet d'un vent magique, et Wanda était apparue sur le seuil. Telle une ballerine interrompue dans son élan, elle s'était immobilisée dans une pose d'une grâce infinie. Elle avait le visage tout rouge, et ses yeux immenses scintillaient, pareils à des étoiles dans un ciel sans lune. Attirée par le bruit la salle entière s'était tournée vers la porte et restait muette, comme ensorcelée par le merveilleux spectacle. Le glorieux général avait quant à lui, paru se pétrifier, laissant en suspens sa fourchette sur laquelle était planté un lactaire mariné.

Wanda avait gardé la pause un instant, juste ce qu'il fallait pour que les présents puissent apprécier l'effet sans pour cela avoir le temps de retourner à leurs assiettes.

- Le voilà, notre héros! avait lancé la merveilleuse apparition.

Et, ses talons martelant le parquet, elle était entrée d'un pas résolu dans la salle.

La soie bordeaux avait crissé, la plume d'autruche de sa capeline s'était mise à onduler. Se rappelant l'interdiction faite de laisser se dérouler des manifestations publiques, le maître d'hôtel, horrifié, avait levé les bras au ciel. A tort cependant : loin de s'emporter, Sobolev avait essuyé ses lèvres luisantes avec sa serviette et s'était galamment levé.

Sans laisser l'initiative lui échapper une seule seconde, l'ardente patriote s'était tournée vers la salle :

- Qu'avez-vous, messieurs, à rester assis au lieu d'honorer la gloire de la terre russe ! ? Pour Mikhaïl Dmitriévitch Sobolev, hourra !

On eût dit que les gens attablés n'attendaient que cela. Tous avaient bondi de leurs chaises, s'étaient mis à applaudir.

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et le hourra avait été si enthousiaste qu'au plafond le lustre de cristal avait frémi.

Le général avait rougi de manière touchante, saluant dans les différentes directions. Bien que célèbre dans l'Europe entière et adulé par toute la Russie, il n'était apparemment pas habitué à de telles marques de ferveur.

La jeune beauté s'était approchée du héros d'un pas résolu en ouvrant ses bras graciles :

- Permettez-moi de vous embrasser au nom de toutes les femmes de Moscou !

Et, le prenant fermement par le cou, elle l'avait embrassé trois fois sur la bouche, conformément au vieil usage moscovite.

Sobolev avait rougi de plus belle.

- Goukmassov, change de place! avait-il ordonné en tapant sur l'épaule du capitaine de Cosaques à la moustache noire, avant d'ajouter, indiquant la chaise qui venait de se libérer : Madame, faites-moi l'honneur !

La merveilleuse blonde avait paru effarouchée :

- Non, non, je vous en prie ! Comment oserais-je ? Si vous le permettez, je préférerais chanter pour vous ma chanson préférée.

Et de son même pas impétueux, elle s'était dirigée vers le piano blanc qui trônait au milieu de la salle.

Aux yeux d'Akhimas, Wanda se comportait de façon trop directe, pour ne pas dire grossière, mais il était cependant évident qu'elle était sûre d'elle et savait parfaitement ce qu'elle faisait. Il est agréable d'avoir affaire à une professionnelle. Il en avait été définitivement convaincu quand, dans la salle, s'était élevée la voix profonde, un peu rauque, qui, dès les premières notes, lui avait étreint le cour.

Mais qu'as-tu donc, belle aubépine,

A osciller, à balancer.

La tête basse, le cou ployé ?

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Akhimas s'était levé et avait tout doucement gagné la porte. Personne ne lui avait prêté la moindre attention, tous écoutaient la chanson.

Il lui restait à pénétrer dans l'appartement de Wanda et à remplacer la bouteille de Château d'Yquem par une autre.

L'opération avait été d'une simplicité confinant à l'ennui. Il ne lui avait fallu qu'un peu de patience.

A minuit un quart, trois équipages s'étaient arrêtés devant l'hôtel Angleterre: dans le premier la cible et Wanda, dans les deux autres, les sept officiers.

Akhimas (affublé d'une fausse barbe et de lunettes qui lui donnaient l'air d'un respectable professeur) avait retenu d'avance un appartement de deux pièces dont les fenêtres donnaient des deux côtés, sur la rue et sur la cour où était situé le pavillon occupé par Wanda. Il avait éteint la lumière pour qu'on ne risque pas d'apercevoir sa silhouette.

Le général était bien gardé. Dès que Sobolev et sa compagne s'étaient enfermés dans l'appartement de Wanda, les officiers avaient pris des dispositions pour protéger ce moment de détente de leur chef : l'un d'eux était resté dans la rue, à proximité de l'entrée de l'hôtel, un autre faisait les cent pas dans la cour intérieure, un troisième s'était doucement glissé dans le pavillon, où il s'était sans doute posté dans le couloir. Les quatre autres s'étaient rendus au buffet. Probablement avaient-ils instauré des tours de garde.

A minuit trente-sept, la lumière électrique s'était éteinte dans l'appartement, et les stores n'avaient plus laissé filtrer qu'une lumière rouge tamisée. Akhimas avait eu un hochement de tête approbateur : la chanteuse connaissait toutes les ficelles de la séduction parisienne.

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L'officier qui arpentait la cour avait regardé autour de lui comme un voleur, s'était approché de la fenêtre aux reflets rouges et s'était hissé sur la pointe des pieds, mais, aussitôt, comme honteux, il avait reculé d'un bond et repris ses allées et venues en sifflotant avec une ardeur excessive.

Akhimas ne quittait pas des yeux l'aiguille des minutes de sa montre. Que se passerait-il si le Général Blanc, célèbre pour son sang-froid au combat, ne perdait jamais la tête et que son pouls ne s'accélère pas, même dans le feu de la passion ? C'était peu probable, car contraire à la physiologie. On l'avait vu s'enflammer pour les baisers de Wanda, or, là, on ne s'arrêterait pas aux baisers.

Le risque était plutôt qu'il ne touche pas au Château d'Yquem. Mais, d'après la psychologie, il devait le faire. Quand deux amants ne se jettent pas d'emblée dans les bras l'un de l'autre - or, avant que la lampe s'éteigne dans le boudoir, vingt bonnes minutes s'étaient écoulées -, il faut bien qu'ils s'occupent à quelque chose. Le mieux était de boire un verre de son vin préféré, si opportunément placé à portée de main. Et s'il ne le buvait pas aujourd'hui, il le boirait demain. Ou après-demain. Sobolev devait rester à Moscou jusqu'au 27, et on pouvait être certain que, désormais, c'était ici, et non dans son appartement 47, qu'il préférerait passer ses nuits. La Société des marchands de Ria-zan paierait avec joie cet abonnement à son grand homme : monsieur X avait donné pour les frais généraux bien plus qu'il n'était nécessaire.

A une heure cinq, Akhimas avait entendu un cri étouffé de femme, suivi d'un autre, plus fort et plus long, mais il n'avait pas réussi à saisir ses paroles. L'officier qui allait et venait dans la cour avait sursauté et s'était précipité vers le pavillon. Une minute plus tard, une lumière vive avait illuminé les fenêtres, et des ombres s'étaient mises à courir derrière les stores. Voilà qui était fait.

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Akhimas s'était dirigé sans hâte vers le passage du Théâtre en jouant avec sa canne. Il avait tout son temps. Pour arriver au Dusseaux, il suffisait de sept minutes d'un pas mesuré. Il avait fait le trajet deux fois dans la journée, en passant au plus court et en regardant sa montre. Le temps que les autres s'agitent et s'affolent, le temps qu'ils essaient de ranimer le général, qu'ils discutent pour savoir s'il fallait faire venir un médecin tout de suite ou commencer, pour sauver les apparences, par transporter Sobolev au Dusseaux, il se passerait au bas mot une bonne heure.

Le problème était ailleurs: que faire à présent de Wanda ? Les règles élémentaires de l'hygiène exigeaient après une opération, de tout nettoyer derrière soi. Il n'y aurait certes ni enquête ni instruction. Sur ce point, on pouvait se fier à messieurs les officiers et, d'ailleurs, monsieur X ne le permettrait pas non plus. Il était par ailleurs totalement exclu que Wanda devine la substitution des bouteilles. Pourtant, si jamais le généreux donateur de Riazan remontait à la surface, si l'on découvrait que le véritable Nikolaï Nikolaiévitch Klonov n'avait jamais quitté son épicerie natale, une difficulté inutile surgirait. Comme on dit, deux précautions valent mieux qu'une.

Akhimas avait fait la moue. Son travail comportait hélas, des moments désagréables.

Absorbé par ces pensées tristes mais nécessaires, il avait quitté la rue Sophie pour passer sous un long porche qui débouchait fort à propos sur l'arrière-cour du Dusseaux, juste sous les fenêtres de Sobolev.

S'étant assuré qu'aucune fenêtre n'était allumée (les hôtes de l'établissement dormaient depuis longtemps), Akhimas avait poussé contre le mur une caisse repérée d'avance. Une faible poussée avait suffi pour que la fenêtre de la chambre s'ouvre sans bruit, sinon un très léger grincement de l'espagnolette. Cinq secondes plus tard, Akhimas était à l'intérieur.

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Il avait actionné le ressort de sa lanterne de poche, laquelle s'était ranimée, fendant l'obscurité d'un mince rai de lumière, faible mais tout à fait suffisant pour retrouver le coffre.

Il avait alors glissé dans la serrure un passe-partout qu'il s'était mis à tourner méthodiquement et régulièrement vers la droite et vers la gauche. En matière de casse de coffres-forts, il se considérait comme un amateur, mais en une longue carrière que n'apprenait-on pas ? A la quatrième minute, il avait entendu un déclic : c'était la première des trois tiges de la serrure qui sortait. Les deux autres lui avaient pris moins de temps, deux minutes environ.

La porte d'acier avait émis un grincement. Akhimas avait glissé la main et trouvé à tâtons des feuilles de papier. S'éclairant avec sa lampe, il avait constaté qu'il s'agissait de listes de noms et de schémas. Monsieur X aurait sans doute été heureux de posséder ces papiers, mais les conditions du contrat ne prévoyaient pas le vol de documents.

Et, pour l'heure, Akhimas avait autre chose en tête. Une surprise l'attendait : la serviette n'était pas dans le coffre.

Akhimas avait passé tout le vendredi sur son lit, plongé dans des réflexions intenses. Il savait d'expérience que, confronté à une situation délicate, il ne faut surtout pas se laisser aller à son premier mouvement, mais faire le mort, se ramasser comme le fait le cobra avant de bondir, rapide comme l'éclair, pour porter la mort. Si les circonstances le permettent, bien sûr. En l'occurrence, elles le permettaient puisque les mesures de prudence essentielles avaient été prises. La nuit précédente, Akhimas avait quitté le Métropole pour s'installer à La Trinité, un ensemble de garnis

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situé à l'emplacement d'une ancienne hôtellerie de monastère. Les ruelles sales et tortueuses de ce quartier étaient à deux pas de la Khitrovka, or c'était là et nulle part ailleurs qu'il fallait chercher la serviette.

En quittant le Métropole, Akhimas n'avait pas pris de voiture. Il avait commencé par tourner un long moment dans les rues encore plongées dans l'obscurité de la nuit pour s'assurer qu'il n'était pas suivi, et, à La Trinité, il s'était inscrit sous un nouveau nom.

La chambre était sombre et malpropre, mais bien située, avec une entrée indépendante et une excellente vue sur la cour.

Il avait besoin d'analyser sérieusement ce qui s'était passé.

La nuit précédente, il avait soigneusement fouillé l'appartement de Sobolev sans trouver la serviette. En revanche, sur le rebord de la fenêtre située à l'extrémité de la chambre et solidement fermée, il avait trouvé une petite plaque de boue. Il avait levé la tête : le vasistas était entrouvert. Quelqu'un était récemment sorti par là.

Akhimas avait longuement regardé le vasistas, réfléchi et tiré des conclusions.

Il avait enlevé la plaque de boue et fermé la fenêtre par laquelle il était entré.

Il était ressorti de la chambre par la porte, qu'il avait ensuite refermée de l'extérieur à l'aide de son passe-partout.

Le hall de l'hôtel était sombre et silencieux, seule une bougie brûlait sur le comptoir de la réception, près du veilleur de nuit. Celui-ci somnolait et n'avait pas remarqué la sombre silhouette qui venait de surgir sans bruit du couloir. Quand la clochette avait retenti, il s'était redressé, mais le client était déjà dans la rue. Nom d'un chien, pas moyen de dormir, avait-il marmonné en bâillant avant d'aller remettre le verrou.

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Akhimas marchait à grandes enjambées en direction du Métropole, réfléchissant à ce qu'il convenait d'entreprendre à présent. De noir, le ciel commençait à devenir gris ; fin juin les nuits sont courtes.

Un équipage avait tourné le coin, et Akhimas avait reconnu la silhouette du capitaine de Cosaques de Sobolev. Celui-ci enlaçait une silhouette blanche, qu'un autre officier soutenait de son côté. La tête de l'homme en blanc ballait au rythme des cahots. Deux autres voitures suivaient.

Tiens, avait pensé distraitement Akhimas, je me demande comment ils vont s'y prendre pour passer devant le veilleur de nuit. Ils trouveront bien quelque chose, ils ne sont pas militaires pour rien !

Le chemin le plus court pour rejoindre le Métropole passait par une cour intérieure, et Akhimas l'avait empruntée plus d'une fois au cours des dernières quarante-huit heures. Comme il venait de s'engager sous la voûte sombre qui y menait, ses pas résonnant sur les pavés, il avait soudain senti une présence étrangère. Il ne l'avait perçue ni par la vue ni même par l'ouïe, mais par un étrange et inexplicable sentiment périphérique qui, par le passé, lui avait bien des fois sauvé la vie. La peau de sa nuque avait comme deviné un vague mouvement, un léger frémissement de l'air. Cela pouvait être un chat se faufilant ou bien un rat grimpant sur un tas d'ordures, et, dans ces cas-là, Akhimas n'avait pas peur de paraître ridicule à ses propres yeux : sans hésiter, il avait fait un bond de côté.

Sa joue avait senti comme un courant d'air venu d'en haut. Du coin de l'oil, Akhimas avait entrevu, tout près de son oreille, l'éclat pâle d'une lame d'acier fendant l'air. D'un mouvement rapide, fruit d'une longue expérience, il avait saisi son " velodog " et tiré sans viser. Un cri sourd avait retenti, une silhouette avait filé. Le rattrapant d'un bond, Akhimas avait asséné au fuyard un vigoureux coup de canne.

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Puis il avait éclairé l'homme à terre avec sa petite lanterne. Visage grossier, bestial. A travers ses cheveux gras et emmêlés coulait un sang noir. Les doigts courts et puissants qui pressaient son flanc étaient également luisants de sang.

L'assaillant était vêtu à la russe : chemise boutonnée sur le côté, gilet de drap, pantalon de velours, bottes graissées. Une hache au manche étonnamment court gisait à ses pieds.

Akhimas s'était penché davantage, dirigeant le rai de lumière sur le visage de l'homme, et il avait vu briller deux yeux ronds aux pupilles anormalement dilatées.

Un coup de sifflet avait retenti du côté de la rue Néglin-naïa, un autre venant du passage du Théâtre. Il fallait faire vite.

Il s'était accroupi, de deux doigts avait saisi le visage de l'homme un peu au-dessous des pommettes et avait appuyé, tout en repoussant la hache sur le côté.

- Qui t'envoie ?

- C'est la misère, noble monsieur, avait dit le blessé d'une voix rauque. Je demande pardon.

Akhimas avait pressé son doigt sur le nerf facial, laissé l'homme se tordre de douleur pendant un moment et répété la question :

- Qui t'envoie ?

- Lâche-moi... Lâche-moi, cormoran, avait soufflé le blessé tout en martelant la pierre de ses talons. Tu vois bien que je suis en train de passer...

- Qui ? avait demandé pour la troisième fois Akhimas en lui appuyant sur le globe oculaire.

En même temps qu'un gémissement, un épais filet de sang avait jailli de la bouche du mourant.

- Micha, avait-il grommelé d'une voix à peine audible. Micha le Petit... Lâche-moi ! J'ai mal !

- C'est qui, ce Micha ?

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Akhimas avait encore intensifié la pression. Cette fois, c'était une erreur. L'assassin manqué vivait de toute façon ses derniers instants. Le gémissement s'était mué en un râle sifflant, le sang coulait sur sa barbe en un flot continu. Il était clair qu'il ne pourrait plus rien dire. Akhimas s'était redressé. Le sifflet du sergent de ville trillait tout près.

Aux environs de midi, toutes les possibilités avaient été envisagées et la décision d'Akhimas était prise.

Ainsi donc, on avait commencé par le voler, puis tenté de le tuer. Ces deux événements étaient-ils liés ? Certainement. Celui qui le guettait sous le porche savait quand et par où il passerait.

Donc : 1) il avait été suivi la veille alors qu'il mettait son itinéraire au point, et cela avait été fait très habilement, car il n'avait rien remarqué ; 2) quelqu'un savait pertinemment ce à quoi il s'était employé dans la nuit ; 3) l'homme qui avait pris la serviette savait à coup sûr que Sobolev ne reviendrait plus dans sa chambre, sinon pourquoi refermer si soigneusement le coffre-fort et ressortir par le vasistas ? Le général aurait de toute façon découvert le vol.

Question : qui était au courant à la fois de l'opération et de l'existence de la serviette ? Réponse : Monsieur X et ses gens, personne d'autre. Si l'on avait tout simplement voulu l'éliminer, Akhimas aurait trouvé cela vexant, mais compréhensible.

Vexant, parce que cela signifiait que lui, un professionnel de première classe, avait mal apprécié la situation, s'était trompé dans ses calculs et laissé berner.

Compréhensible, parce que, dans une affaire de cette importance et aussi lourde de conséquences, il convient, bien sûr, de se débarrasser de l'exécutant. A la place du commanditaire, c'est très exactement ainsi qu'Akhimas lui-même aurait procédé. Ce tribunal impérial secret n'était peut-être qu'une invention. Mais une invention habile

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puisqu'un homme aussi expérimenté que monsieur Velde s'était laissé abuser.

Bref, tout aurait été explicable et compréhensible s'il n'y avait pas eu la disparition de la serviette.

Monsieur X et un vol avec effraction ? Absurde. Prendre le million de roubles et laisser les archives des conspirateurs? Invraisemblable. Quant à imaginer un lien quelconque entre l'homme à face bestiale qui avait tenté de l'assassiner sous le porche et monsieur X ou le " baron von Steinitz ", c'était tout à fait impossible.

L'homme à la hache l'avait traité de " cormoran ". Akhimas croyait savoir que, dans le jargon des criminels, cette insulte exprimait le mépris le plus extrême et ne désignait ni un voleur ni un cambrioleur, mais un paisible bourgeois.

Cet homme était donc un bandit ? Un acteur de la célèbre Khitrovka ?

Par son allure et sa façon de parler, c'était bien l'impression qu'il donnait. Alors que, chez monsieur X, même le cocher avait un port d'officier. Il y avait ici quelque chose qui ne collait pas.

Considérant qu'il manquait d'informations pour une analyse sérieuse, Akhimas avait essayé d'aborder le problème sous un autre angle. Quand les points de départ ne sont pas clairs, il est plus commode de commencer par la définition des buts.

Qu'était-il indispensable de faire ?

1) Faire le ménage derrière soi puisque l'opération était achevée.

2) Retrouver la serviette.

3) Régler ses comptes avec celui ou ceux qui avaient entraîné Akhimas Velde dans un jeu déloyal.

Et c'est précisément dans cet ordre qu'il fallait le faire. D'abord se protéger, ensuite récupérer son bien et garder sa vengeance pour le dessert. Mais dessert il y aurait : c'était une question de principe et d'éthique professionnelle.

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Du point de vue des actions concrètes, les étapes de son plan se résumaient comme suit :

1 ) Eliminer Wanda. C'était dommage, bien sûr, mais il fallait en passer par là.

2) S'occuper de ce mystérieux Micha le Petit.

3) Par l'intermédiaire dudit Micha, il pourrait s'assurer du dessert. Un des hommes de monsieur X entretenait d'étranges relations.

Son programme d'action mis au point, Akhimas s'était tourné sur le côté et endormi instantanément.

L'exécution du point n" 1 était fixée au soir même.

II avait réussi à pénétrer dans l'appartement de Wanda sans se faire remarquer. Comme il fallait s'y attendre, la chanteuse n'était pas encore revenue de VAIpenrose. Entre son boudoir et l'entrée se trouvait une penderie entièrement remplie de robes accrochées à des cintres et de boîtes à chapeaux et à chaussures. L'emplacement de ce réduit était tout simplement idéal : une porte ouvrait sur le boudoir, une autre sur l'entrée.

Si Wanda rentrait seule, tout se passerait très vite, sans difficultés. Elle ouvrirait la porte pour se changer et mourrait à la seconde même, sans avoir le temps d'être effrayée. Akhimas ne voulait surtout pas qu'elle ressente de la peur ou de la douleur avant de mourir.

Il s'était demandé ce qui serait plus adéquat, un accident ou le suicide, et avait opté pour le suicide. Une jeune femme du demi-monde n'a-t-elle pas mille raisons de vouloir en finir avec la vie ?

La tâche d'Akhimas se trouvait facilitée par le fait que Wanda n'utilisait pas les services d'une femme de chambre. Quand on a, depuis l'enfance, l'habitude de s'occuper de

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soi-même, il est plus commode de se passer de domestique. Il le savait d'expérience. Sur l'île de Santa Croce, les serviteurs vivraient à part, il leur ferait construire une maison à distance de la résidence du comte. Quand il aurait besoin d'eux, il pourrait toujours les appeler.

Et si Wanda ne rentrait pas seule ?

Eh bien, ce serait alors un double suicide. C'était très à la mode ces temps-ci.

Il avait entendu une porte s'ouvrir, puis de légers pas.

Elle était seule.

Akhimas s'était crispé en se rappelant la façon qu'elle avait eue de demander : " Kolia, dis-moi, tu ne vas pas me tromper ? " Au même instant, la porte de la penderie s'était entrouverte côté boudoir et une main fine avait tiré d'un cintre un peignoir de soie chinois, orné de dragons.

Le bon moment était passé. Akhimas avait regardé par la porte très légèrement entrebâillée. Wanda était debout devant son miroir, toujours en robe, son peignoir à la main.

Trois pas silencieux, et tout serait réglé. Elle aurait à peine le temps de voir dans la glace la silhouette s'approchant dans son dos.

Akhimas avait tout doucement poussé la porte, mais s'était aussitôt reculé : un bref coup de sonnette électrique venait de tinter.

Wanda était allée dans l'entrée, avait échangé quelques mots avec un inconnu et était revenue dans le salon un petit carton à la main. Une carte de visite ?

Elle était maintenant de profil par rapport à Akhimas, qui avait vu un frémissement parcourir son visage.

Presque aussitôt, on avait de nouveau sonné à la porte.

Cette fois encore, Akhimas n'avait pas réussi à entendre ce qui se disait dans l'entrée, la porte de ce côté-là étant soigneusement fermée. Mais Wanda et son visiteur tardif étaient immédiatement passés dans le salon, si bien

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qu'Akhimas pouvait non seulement tout entendre, mais également tout voir.

Et là, le destin lui avait réservé une sacrée surprise. Quand le visiteur, un beau jeune homme en redingote à la mode, était entré dans le cercle de lumière délimité par l'abat-jour, Akhimas avait immédiatement reconnu son visage. Les années l'avaient beaucoup changé, mûri ; il avait perdu sa douceur juvénile, mais c'était le même homme, sans doute possible. Akhimas gardait ses " cibles " ancrées dans sa mémoire, il se les rappelait dans leurs moindres détails, et celle-ci à plus forte raison.

C'était une vieille histoire qui remontait à cette période intéressante où Akhimas travaillait en contrat permanent avec l'organisation " Azazel1 ". Des gens très sérieux, qui payaient au meilleur tarif, mais des romantiques. Il suffisait de se souvenir, par exemple, de cette obligation qu'il y avait de répéter avant chaque action le mot " Azazel ". Sentimentalisme ridicule. Mais Akhimas respectait cette condition absurde : un contrat est un contrat.

Il lui était désagréable de retrouver le beau brun. Déjà du seul fait qu'il respirait encore et qu'il allait et venait à la surface de la terre. De toute sa carrière professionnelle, Akhimas n'avait connu que trois échecs, et il avait devant lui le rappel vivant d'un d'entre eux. Il aurait pu se dire que trois échecs en vingt ans de carrière, ce n'est pas un si mauvais bilan. Mais son humeur déjà exécrable avait achevé de se détériorer.

Comment s'appelait donc ce blanc-bec? Son nom commençait par un F.

- Sur votre carte de visite, monsieur Fandorine, est écrit " Je sais tout ". Tout quoi ? Et d'ailleurs qui êtes-vous ? avait demandé Wanda avec une certaine hostilité.

1. Cf., du même auteur, Azazel, Presses de la Cité, 2001.

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Oui, oui, Fandorine, c'était ainsi qu'il s'appelait. Eraste Pétrovitch Fandorine. Et voilà qu'il était maintenant fonctionnaire pour les missions spéciales auprès du général gouverneur de Moscou !

Tout en écoutant avec attention la conversation qui se déroulait dans la pièce, Akhimas essayait de comprendre la signification de cette rencontre inattendue. Il le savait : de telles coïncidences ne sont jamais fortuites, c'était un signe du destin. Bon ou mauvais ?

Son sens du travail bien fait l'incitait à tuer le beau brun, bien que le délai du contrat fût expiré depuis des lustres et que les commanditaires eux-mêmes eussent disparu. Il n'est jamais élégant de laisser un travail inachevé. D'un autre côté, céder à ses émotions n'était pas digne d'un professionnel. Que monsieur Fandorine aille sa route. Finalement, il y a six ans, Akhimas n'avait déjà rien contre lui personnellement.

Le fonctionnaire avait orienté la conversation dans la direction la plus dangereuse, celle du Château d'Yquem, et Akhimas était déjà sur le point de revoir sa position: monsieur Fandorine ne sortirait pas d'ici vivant Mais le comportement de Wanda l'avait étonné : elle n'avait pas dit un mot du marchand de Riazan et de la connaissance surprenante qu'il avait des goûts du défunt héros et avait fait dévier la conversation. Qu'est-ce que cela signifiait ?

Bientôt le beau brun avait pris congé.

Wanda était assise devant sa table, le visage dans ses mains. La tuer à ce moment-là eût été un jeu d'enfant, mais Akhimas tergiversait.

Pourquoi la tuer ? Elle avait passé l'épreuve de l'interrogatoire en ne disant pas un mot de trop. Puisque les autorités s'étaient révélées assez perspicaces pour percer à jour la fruste mise en scène de la suite de Sobolev et remonter jusqu'à mademoiselle Wanda, il était préférable de ne pas

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y toucher pour l'instant. Le suicide subit de ce témoin pourrait paraître suspect.

Akhimas avait secoué la tête, furieux contre lui-même. Il ne devait pas se raconter d'histoires, ce n'était pas dans ses principes. Tous ces raisonnements n'étaient que des prétextes pour la laisser en vie. C'est à présent, tout au contraire, que le suicide de celle qui s'était involontairement trouvée à l'origine de la tragédie nationale paraîtrait explicable : remords, choc nerveux, peur des conséquences possibles. Assez perdu de temps, au travail !

Nouveau coup de sonnette.

Décidément, aujourd'hui, mademoiselle Wanda faisait salle comble.

Et cette fois encore, le visiteur n'était pas un inconnu, mais, à la différence de Fandorine, ce n'était cependant pas une vieille mais une toute nouvelle connaissance, puisqu'il s'agissait de l'espion allemand Hans-Georg Knabe.

Dès les premiers mots, Akhimas avait été intrigué.

- Je suis mécontent de vos services, Fraulein Tollé.

Ça alors ! Akhimas avait continué d'écouter et n'en croyait pas ses oreilles. De quel " produit " s'agissait-il ? Wanda avait-elle donc reçu pour mission d'empoisonner Sobolev ? " Dieu protège notre Allemagne ! " C'était délirant ! Ou était-ce au contraire un rare concours de circonstances dont il pouvait tirer profit ?

A peine l'Allemand avait-il repassé la porte qu'Akhimas était sorti de sa cachette. De retour dans le salon, Wanda n'avait pas immédiatement remarqué que quelqu'un se tenait dans le coin, mais quand elle l'avait vu, elle avait porté la main à son cour et poussé un petit cri.

- Vous êtes une espionne allemande? avait demandé Akhimas, prêt à lui clore le bec si elle essayait de crier. Vous m'avez mené en bateau ?

- Kolia... avait-elle balbutié, portant sa main à sa bouche. Tu étais en train d'écouter ? Qui es-tu ? Qui êtes-vous ?

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II avait secoué la tête avec impatience, comme pour chasser une mouche.

- Où est le produit?

- Comment êtes-vous entré chez moi ? Pour quelle raison ? bredouillait Wanda, semblant ne pas entendre ses questions.

Akhimas l'avait prise par les épaules pour la faire asseoir. Elle le regardait de ses pupilles dilatées dans lesquelles dansaient deux minuscules abat-jour.

- Nous avons une bien étrange conversation, mademoiselle, avait-il dit en prenant place en face d'elle. Rien que des questions et pas une seule réponse. L'un de nous deux doit commencer. Eh bien, que ce soit moi. Vous m'avez posé trois questions : qui suis-je, comment je suis entré ici, et pour quelle raison. Je réponds. Mon nom est Nikolaï Nikolaiévitch Klonov. Je suis entré par la porte. Quant à savoir pourquoi, je crois que c'est clair. Je vous ai engagée pour que vous procuriez une belle soirée à Mikhaïl Dmitriévitch Sobolev, notre gloire de Riazan, et au lieu de cela, voilà qu'il est passé de vie à trépas. Comment ne pas essayer d'y voir clair ? Ce ne serait pas sérieux, surtout pour un marchand. Que vais-je dire à ma société ? Sans compter que l'argent est dépensé.

- Je vous rendrai votre argent, s'était empressée de dire Wanda, prête à bondir de sa chaise. Mais Akhimas l'avait retenue :

- Nous n'en sommes plus là ! J'ai longuement écouté les propos que vous avez échangés avec vos visiteurs, et je constate que l'affaire a pris une tout autre tournure. J'ai compris que vous meniez votre propre jeu avec monsieur Knabe. Il m'importe de savoir, mademoiselle, ce que vous avez fait à notre héros.

- Rien, je le jure ! (Elle avait couru vers un petit placard d'où elle avait sorti quelque chose.) Voici le flacon que m'avait donné Knabe. Voyez, il est plein. Je ne joue pas aux jeux des autres !

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Des larmes roulaient sur son visage, mais dans son regard on ne lisait ni prière ni regret. On pouvait dire ce qu'on voulait, c'était une femme hors du commun. Elle n'était pas accablée, alors qu'elle se trouvait dans une situation inextricable : d'un côté la police russe, d'un autre le réseau d'espionnage allemand et, pour finir, lui, Akhimas Velde, plus redoutable que toutes les polices et tous les réseaux d'espionnage réunis. Il est vrai que, cela, elle ne pouvait pas le deviner. Il avait considéré son visage tendu. Ou bien l'avait-elle deviné ?

Akhimas avait agité le flacon avant de le regarder à la lumière, puis flairé le bouchon. Apparemment du vulgaire cyanure.

- Racontez-moi tout, mademoiselle, sans rien dissimuler. Depuis quand êtes-vous liée à l'espionnage allemand ? Quelle mission vous avait confiée Knabe ?

Un changement dont il n'avait pas tout à fait saisi le sens s'était produit en Wanda. Elle ne tremblait plus, ses larmes s'étaient taries, et dans ses yeux était apparue une expression singulière, qu'Akhimas avait déjà eu l'occasion de remarquer une fois, la veille au soir, quand elle lui avait demandé si cela ne lui faisait rien de la donner à un autre.

Elle s'était rapprochée de lui, s'était assise sur l'accoudoir de son fauteuil et lui avait posé la main sur l'épaule. Sa voix était devenue douce, lasse.

- Bien sûr, Kolia, je vais tout te dire. Je ne te cacherai rien. Knabe est un espion allemand. Cela fait plus de deux ans qu'il vient me voir. J'étais alors une petite imbécile qui voulait amasser de l'argent au plus vite, et il payait grassement. Pas l'amour, les renseignements. Il est vrai que toutes sortes d'individus viennent me voir, et le plus souvent des hommes influents. Même parfois de très puissants. Comme ton Sobolev. Or, sur l'oreiller, la langue d'un homme se délie. (Elle passa une main sur la joue

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d'Akhimas.) Avec quelqu'un comme toi, je ne crois pas que ce serait le cas. Mais ces hommes-là sont rares. Est-ce que tu crois que j'ai accumulé cinquante mille roubles uniquement grâce au lit ? Non, mon ami, je ne vais pas avec n'importe qui, il faut me plaire. Il est arrivé, bien sûr, que Knabe me fasse volontairement rencontrer quelqu'un. Un peu comme toi avec Sobolev. J'ai essayé parfois de me rebiffer, mais il me tenait. Au début, il y est allé au sentiment : " Pourquoi vivre en Russie, Frâulein ? me disait-il, vous êtes allemande, vous avez une patrie. Elle n'oubliera pas vos services. Là-bas vous attendent le respect et la sécurité. Ici, vous serez toujours une cocotte, même avec beaucoup d'argent. En Allemagne, personne ne connaîtra votre passé. Dès que vous le souhaiterez, nous vous aiderons à vous établir de façon honorable et confortable. " Par la suite, il a malheureusement changé de discours, et il a de plus en plus été question du fait que le droit à la nationalité allemande devait se mériter. Je n'en avais même plus envie, de leur maudite nationalité, mais j'étais coincée, étranglée. Il est même capable de me tuer. Cela ne lui poserait pas de problème. Pour que je serve d'exemple aux autres. Je ne suis pas la seule qu'il ait ainsi à sa merci. (Wanda s'était une minute recroquevillée sur elle-même, puis, aussitôt, elle avait secoué sa somptueuse chevelure d'un geste insouciant.) Avant-hier, quand il a su que j'allais rencontrer Sobolev - c'est moi-même, pauvre idiote, qui le lui ai dit pour faire l'intéressante -, Knabe ne m'a plus laissée en paix. Selon lui, Sobolev était un grand ennemi de l'Allemagne. Il a vaguement bredouillé quelque chose au sujet d'un complot de militaires, en ayant l'air de dire que si l'on ne se débarrassait pas du général, il y aurait une terrible guerre et que l'Allemagne n'y était pas suffisamment préparée. Il m'a dit: "Je me creuse la tête pour savoir comment arrêter ce Scythe, et voilà qu'une occasion pareille se présente I C'est la providence !" Et il

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m'a apporté le flacon de poison. Il m'a promis monts et merveilles, mais je n'ai pas cédé. Alors il est passé aux menaces. Il était comme fou. J'ai préféré ne pas discuter et j'ai promis. Mais je n'ai pas donné de poison à Sobolev, parole d'honneur ! Il est mort comme ça, d'une crise cardiaque. Kolia, crois-moi. Je suis une mauvaise femme, cynique et vénale, mais je ne suis pas une meurtrière.

Cette fois, dans les yeux verts se lisait une prière, mais il n'y avait pas pour autant d'humilité. Une femme fière. Mais il ne pouvait cependant pas la laisser en vie. Dommage !

Akhimas avait poussé un soupir et mis sa main droite sur le cou dénudé de la jeune femme. Son pouce reposait sur l'artère et son médium sur la quatrième vertèbre, à la base du crâne. Il restait à presser très fort, et ces yeux vifs, qui le regardaient d'en haut avec tant de confiance, allaient se brouiller, puis s'éteindre.

Et là, il s'était passé quelque chose d'imprévu : Wanda avait pris elle-même Akhimas par le cou, l'avait attiré à elle et avait pressé sa joue brûlante sur son front.

- Est-ce toi ? avait-elle murmuré. Est-ce toi que j'attends depuis si longtemps ?

Akhimas regardait sa peau blanche et fine. Il lui arrivait quelque chose d'étrange.

Quand il était reparti à l'aube, Wanda dormait profondément, la bouche entrouverte comme un enfant.

Akhimas était resté une bonne minute penchée sur elle, sentant un curieux frémissement dans la partie gauche de sa poitrine. Puis il était sorti sans faire de bruit.

Elle ne parlera pas, pensait-il en retrouvant la rue Pétrovka. Si elle n'a rien dit à Fandorine hier, ce n'est pas maintenant qu'elle va le faire. Il est inutile de la tuer.

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Mais il n'avait pas la conscience tranquille : il est inadmissible de mêler le travail et les affaires personnelles. Jusque-là il ne se l'était jamais permis.

Mais une voix provenant de l'endroit où quelque chose en lui remuait de façon inquiétante lui avait murmuré : " Et Evguénia ? " II était vraiment temps qu'il se retire des affaires.

Ce qui s'était passé cette nuit ne devait pas se répéter. Il n'aurait plus aucun contact avec Wanda.

Qui pouvait établir un lien entre le marchand Klonov, qui, jusqu'à la veille habitait l'hôtel Métropole, et la chanteuse de VAIpenrose ? Personne. Si ce n'était à la rigueur le kellner Timofeï. C'était peu vraisemblable, mais mieux valait ne pas prendre de risques. Ce serait plus sûr et ne demanderait pas longtemps.

La voix avait murmuré : " Le kellner va mourir pour que Wanda puisse vivre. "

En revanche, avec Knabe, les choses tournaient plutôt bien. Hier soir, en partant de chez Wanda, monsieur Fandorine avait sûrement rencontré l'espion. Policier méticuleux et intelligent, il n'avait pas pu ne pas s'intéresser à ce visiteur tardif. On pouvait également supposer que les véritables activités de Herr Knabe étaient depuis longtemps connues des autorités russes. Un résident des services de renseignements est un personnage important.

S'ébauchait ainsi une manoeuvre remarquable qui allait engager l'enquête dans une direction sûre.

" Et Wanda se débarrasserait de sa corde au cou ", avait ajouté, impitoyable, la perspicace voix.

Akhimas s'était installé dans un grenier, juste en face de l'immeuble de Knabe. C'était un point d'observation commode avec une excellente vue sur les fenêtres du quatrième étage, où logeait l'espion.

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Par chance, la journée était chaude. Certes, alors qu'il n'était encore que huit heures du matin, le toit en tôle qui coiffait le grenier était déjà brûlant et rendait l'atmosphère étouffante, mais Akhimas était insensible à ces menus inconvénients. Avantage, en revanche: les fenêtres de Knabe étaient grandes ouvertes.

Tous les déplacements de l'espion d'une pièce à l'autre lui apparaissaient aussi nettement que s'ils s'étaient trouvés dans la même pièce : il venait de se raser devant sa glace, avait bu son café, feuilleté les journaux en y notant quelque chose au crayon. A en juger par son allant et par l'expression de son visage (l'observation se faisait à l'aide d'une lunette qui grossissait vingt fois), monsieur Knabe était d'excellente humeur.

Un peu après dix heures, sortant de son immeuble, il était parti en direction des portes Pétrovski. Akhimas lui avait emboîté le pas. A le voir, on aurait pu le prendre pour un petit employé ou un commis : casquette à la visière laquée toute craquelée, robuste redingote à longs pans, barbichette poivre et sel.

Balançant énergiquement le bras, Knabe n'avait pas mis plus d'un quart d'heure pour arriver à la poste. A l'intérieur du bâtiment, Akhimas avait réduit la distance qui les séparait et, lorsque l'espion s'était approché du guichet du télégraphe, il s'était placé derrière lui.

Knabe avait cordialement salué le guichetier, auquel il avait visiblement déjà plus d'une fois eu affaire, et lui avait tendu une feuille :

- Comme toujours, c'est pour Berlin, à l'intention de la compagnie Kerbel und Schmidt. Des cotations boursières. Mais, je vous en prie, Pantéléïmon Kouzmitch, soyez gentil, avait-il ajouté avec un sourire, ne le confiez pas à Serdiouk comme la dernière fois. Il avait interverti deux chiffres, et moi, après, j'ai eu des ennuis avec mes supérieurs. Je vous le demande par amitié, faites-le envoyer par Séménov.

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- Très bien, Ivan Egorytch, avait répondu le guichetier sur le même ton enjoué. Ce sera fait !

- J'attends une réponse par retour, je repasserai donc tout à l'heure, avait dit Knabe.

Et, effleurant de son regard le visage d'Akhimas, il s'était dirigé vers la sortie.

A présent l'espion allait d'un pas nonchalant, un pas de promenade. Sifflotant avec insouciance, il suivait le trottoir. En bon professionnel, il avait une fois vérifié s'il n'était pas suivi, mais plus par habitude que pour autre chose. Il n'avait pas l'air de soupçonner une filature.

Et pourtant il était filé, bel et bien. Akhimas ne s'en était pas aperçu tout de suite. Mais l'ouvrier, de l'autre côté de la rue, portait beaucoup trop d'attention aux vitrines des élégants magasins qui, de toute évidence, n'étaient pas à la portée de sa bourse : l'homme surveillait l'Allemand dans le reflet des vitrines. Derrière, à une cinquantaine de pas, un fiacre suivait à petite allure. Un premier client l'avait hélé, le cocher avait refusé ; un second, pareil. Drôle de fiacre !

Monsieur Fandorine n'avait visiblement pas perdu son temps la veille.

Akhimas avait pris des mesures de précaution pour éviter d'attirer l'attention. S'engouffrant sous une porte cochère, il avait d'un geste arraché sa barbiche, chaussé des lunettes, enlevé sa casquette et retourné sa redingote. L'envers de celle-ci n'était pas ordinaire : c'était un manteau d'uniforme dont les pattes de col avaient été décousues. Un commis de magasin venait de pénétrer sous le porche, dix secondes plus tard en sortait un fonctionnaire à la retraite.

Knabe n'avait pas eu le temps d'aller très loin. Après être resté un instant devant la porte vitrée d'une pâtisserie française, il avait pénétré à l'intérieur.

Akhimas à sa suite.

Alors que l'espion dégustait une crème brûlée qu'il accompagnait d'eau de Seltz, surgi d'on ne sait où, était

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apparu à la table voisine un jeune homme en costume d'été, au regard étonnamment vif. Il s'était dissimulé derrière une revue à la mode, mais jetait de temps à autre des regards par-dessus la couverture. Le fiacre vu précédemment s'était arrêté le long du trottoir. Entre-temps, il est vrai, l'ouvrier avait disparu. Herr Knabe était solidement pris en main. Mais ce n'était pas gênant, au contraire, cela facilitait les choses. Le tout était qu'ils ne l'arrêtent pas. Ils semblaient d'ailleurs ne pas en avoir l'intention car, dans ce cas, pourquoi une filature ? Ils voulaient connaître ses contacts. Mais Knabe n'avait pas de contacts, sinon il ne communiquerait pas avec Berlin par dépêches.

L'espion était resté un long moment dans la pâtisserie. Après une glace, il avait pris un massepain, bu un chocolat et pour finir commandé un tutti f rutti. Il avait un bel appétit ! Le jeune limier avait été remplacé par un autre, plus âgé. Un autre fiacre avait pris la place du précédent, et son cocher refusait avec la même obstination de prendre des passagers.

Akhimas s'était alors dit qu'il avait assez traîné dans l'entourage de la police, et il était parti le premier. Il avait pris son poste d'observation à la poste et avait attendu. En y allant, il avait rabaissé son statut social : il s'était défait de sa redingote, avait sorti sa chemise de son pantalon, mis une ceinture, enlevé ses lunettes et s'était enfoncé sur la tête un bonnet de drap.

A l'arrivée de Knabe, Akhimas se tenait devant le guichet du télégraphe et, tout en remuant les lèvres, promenait avec application son crayon sur un formulaire.

- Dis voir, mon brave, avait-il demandé au préposé, t'es bien sûr que ça arrivera demain ?

- Je te l'ai déjà dit, il arrivera aujourd'hui même, avait répondu l'autre d'un air condescendant. Mais attention, sois bref, ce n'est pas une lettre que tu rédiges, sinon tu vas y laisser ta fortune ! Ivan Egorytch, un télégramme pour vous !

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Akhimas avait fait mine de regarder l'Allemand aux joues rosés d'un air courroucé, mais en fait avait jeté un coup d'oeil au feuillet qu'on venait de lui glisser par le guichet

Très peu de texte et des colonnes de chiffres ressemblant à des cotations d'actions. Mmm... ils travaillaient plutôt grossièrement à Berlin. Ils sous-estimaient la gendarmerie russe.

Knabe n'avait jeté qu'un bref coup d'oeil à la dépêche avant de la glisser dans sa poche. Normal, elle était chiffrée. Maintenant, il allait forcément rentrer chez lui pour la décoder.

Akhimas avait interrompu sa filature et regagné son point d'observation dans le grenier.

L'espion était déjà de retour. Il avait dû prendre un fiacre (peut-être celui de la police !). Il était à sa table et feuilletait un livre dont il recopiait des éléments sur une feuille.

Puis le plus intéressant avait commencé. Les gestes de Knabe s'étaient accélérés. Il s'était plusieurs fois essuyé nerveusement le front. Il avait jeté son livre par terre et s'était pris la tête à deux mains. Puis il avait bondi de sa chaise et s'était mis à courir dans tous les sens. De nouveau, il avait relu ses notes.

Apparemment, la nouvelle qu'il venait de recevoir n'était pas des plus agréables.

La suite avait été plus passionnante encore: l'espion avait disparu un instant au fond de l'appartement pour reparaître un revolver à la main.

Il s'était assis devant un miroir. A trois reprises il avait porté l'arme à sa tempe, une fois il se t'était enfoncée dans la bouche.

Akhimas avait hoché la tête. Ça tombait à merveille. Un vrai conte de fées. Bon, alors, vas-y, tire !

Que venait-on de lui faire savoir de si terrible ? En fait, c'était évident. L'initiative prise par le résident n'avait pas reçu l'approbation de Berlin. Et c'était un euphémisme. La carrière de l'assassin supposé du général Sobolev était désespérément fichue.

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Mais non, il ne s'était pas tué. Il avait laissé retomber la main qui tenait le revolver. Et, de nouveau il s'était mis à courir à travers la pièce. Il avait fourré l'arme dans sa poche. Dommage.

Akhimas n'avait pas vu ce qui s'était passé ensuite, car Knabe avait fermé ses fenêtres.

Pendant près de trois heures, il n'avait eu pour tout spectacle que les reflets du soleil qui enflammaient les vitres. Akhimas jetait de temps à autre un regard au limier qui faisait du surplace en bas de l'immeuble et imaginait le château qui, bientôt, s'élèverait au sommet du plus haut rocher de Santa Croce. Le château ferait penser à une tour comme celles qui veillent sur la paix des villages du Caucase, à cela près qu'il tenait absolument à avoir un jardin sur la terrasse supérieure. Les palmiers devraient, bien sûr, être plantés dans des bacs, mais pour les arbustes et autres plantes, il suffirait d'étaler une petite couche d'humus.

Akhimas en était à résoudre le problème de l'arrosage de son jardin suspendu quand Knabe était sorti de son immeuble. D'abord, le limier avait montré des signes d'agitation : il s'était éloigné à la hâte de la porte pour aller se cacher derrière le coin de l'immeuble. Une seconde plus tard, l'espion en personne était apparu. Il s'était immobilisé près du porche avec l'air d'attendre quelque chose. Très vite on avait su quoi.

De la cour avait émergé une calèche à une place, tirée par un cheval Isabelle. Sautant du siège, le palefrenier avait tendu les rênes à Knabe, qui s'était empressé de prendre sa place, et le fringant cheval était parti au trot.

Voilà qui n'était pas prévu. Knabe échappait à son observation et il n'y avait aucun moyen de savoir ce qu'il allait faire. Sautant sur sa lunette, Akhimas avait tout juste eu le temps de voir l'espion s'accrocher une barbe rousse. Qu'avait-il donc manigancé ?

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Le policier, quant à lui, ne s'était pas départi de son calme. Il avait accompagné la voiture du regard et noté quelque chose dans son carnet avant de partir. Visiblement, il savait où se rendait Knabe et ce qu'il allait y faire.

Bon, puisqu'il était parti les mains vides, l'espion allait sûrement revenir. Il était temps de préparer l'opération.

Cinq minutes plus tard, Akhimas était dans l'appartement de Knabe. Il l'avait inspecté sans se presser. Il y avait découvert deux cachettes. La première contenait un petit laboratoire de chimie : des encres sympathiques, des poisons, une pleine bonbonne de nitroglycérine (il s'apprêtait à faire sauter le Kremlin ou quoi ?). La seconde, plusieurs revolvers, de l'argent - une trentaine de milliers de roubles, à vue de nez - et un livre avec des tables de logarithmes qui contenait sans doute les clés du chiffre.

Akhimas n'avait pas touché aux deux cachettes : que les gendarmes s'en débrouillent I Quant au télégramme déchiffré, Knabe l'avait malheureusement brûlé : il y avait des traces de cendre dans le lavabo.

L'appartement n'avait pas d'entrée de service, et c'était bien regrettable. La fenêtre du couloir donnait sur le toit d'une petite construction attenante. Akhimas y était descendu, mais après quelques pas sur la tôle en faisant un bruit de tonnerre, il s'était rendu compte que ce toit ne menait nulle part. La gouttière, elle, était toute rouillée, impossible de l'utiliser pour descendre. Bon.

S'asseyant à une des fenêtres donnant sur la rue, il s'était préparé à une longue attente.

Peu après neuf heures, alors que la lumière de la longue journée d'été commençait à décliner, la calèche bien connue avait tourné le coin de la rue. Le cheval Isabelle allait à toute bride, dispersant autour de lui des lambeaux d'écume. Knabe conduisait debout, agitant son fouet comme un forcené.

Etait-il poursuivi ?

Sans doute que non, puisque l'on n'entendait rien.

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L'espion avait jeté ses rênes et s'était engouffré dans l'immeuble.

Le moment était venu.

Akhimas avait gagné l'endroit sur lequel il avait jeté son dévolu : le couloir, derrière le portemanteau. Il tenait à la main un couteau pointu, pris à la cuisine.

L'appartement avait été préparé : tout y était sens dessus dessous, les placards et les armoires avaient été vidés, l'édredon avait même été crevé. Grossière imitation d'un cambriolage. Monsieur Fandorine devait en venir à la conclusion que Herr Knabe avait été supprimé par les siens, lesquels avaient maladroitement maquillé leur action en banal crime crapuleux.

L'affaire elle-même ne lui avait pris qu'une seconde.

La clé avait tourné dans la serrure, Herr Knabe n'avait eu que le temps de faire quelques pas dans le couloir obscur, et il était mort, sans même comprendre ce qui se passait.

Après un dernier examen attentif pour s'assurer que tout était parfait, Akhimas était sorti et avait commencé à descendre l'escalier.

En bas, une porte avait claqué, des voix sonores s'étaient fait entendre. Quelqu'un montait en courant. Ennuyeux.

Il avait rebroussé chemin et regagné l'appartement, avec l'impression de faire plus de bruit qu'il ne l'aurait dû en refermant la porte.

Il disposait d'un quart de minute, pas d'une seconde de

plus.

Il avait ouvert la fenêtre au fond du couloir et regagné sa cachette derrière le portemanteau.

A la seconde suivante très exactement, un homme avait fait irruption dans l'appartement. Il avait l'air d'un marchand.

Dans sa main, le " marchand " tenait un Herstal. Un bon joujou, Akhimas en avait possédé un dans le temps. Le " marchand " s'était figé une instant au-dessus du corps inerte, puis, comme prévu, avait couru dans les différentes

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pièces avant de sauter par la fenêtre du couloir sur le toit du bâtiment attenant.

L'escalier était silencieux, et Akhimas s'était glissé hors de l'appartement sans faire de bruit.

Il ne lui restait plus qu'à en finir avec le kellner du Métropole, après quoi il pourrait considérer la première partie de son plan comme achevée.

Avant de passer au second point, il avait fallu faire un peu fonctionner ses méninges.

La nuit, allongé dans sa chambre à la Trinité, Akhimas avait regardé le plafond en faisant un bilan minutieux de la situation.

Ainsi le ménage était terminé.

Avec le kellner, les choses étaient réglées. Il n'y avait plus à craindre la police qui en aurait pour un moment à débrouiller la filière allemande.

Il était temps de s'occuper des honoraires qu'on lui avait volés.

Question : comment retrouver le bandit surnommé Micha le Petit ?

Que savait-il de lui ?

C'était un chef de bande, sinon il n'aurait pas pu, dans un premier temps, suivre ses faits et gestes et, dans un second temps, lui envoyer un tueur. Pour le moment c'était à peu près tout.

Il y avait aussi le rat d'hôtel qui avait subtilisé la serviette. Que pouvait-on en dire ? Un homme normal n'aurait pas pu passer par le vasistas. S'agirait-il donc d'un gamin ? Non, il serait étonnant qu'un gamin, même dégourdi, soit capable d'ouvrir un coffre-fort avec une telle habileté ; pour cela, il fallait de l'expérience. Le travail avait été fait proprement :

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pas de vitre brisée, pas de trace d'effraction. Le voleur avait même pris la peine de refermer la porte du coffre avant de partir. Il s'agissait donc non pas d'un gamin, mais d'un homme de petite taille. Or Micha l'était, vu son surnom. En bonne logique, on pouvait donc supposer que le rat d'hôtel et lui n'étaient qu'une seule et même personne. C'était donc ce fameux Micha qui avait la serviette.

Conclusion : un homme de petite taille, habile et rusé, surnommé Micha le Petit, capable de fracturer les coffres-forts et se trouvant à la tête d'une bande sérieuse. Ce n'était déjà pas si mal !

On pouvait être certain qu'un professionnel de ce niveau était connu à la Khitrovka.

Mais c'est aussi pour cela qu'il ne serait pas simple de mettre la main dessus. Il était inutile d'essayer de se faire passer pour un bandit. Il aurait fallu connaître leurs habitudes, leur jargon, leurs codes. Il serait plus judicieux de se faire passer pour un " cormoran " recherchant les services d'un bon cambrioleur.

Disons, un commis de magasin rêvant de mettre un peu son nez dans le coffre de son patron.

Le dimanche matin, avant de se rendre à la Khitrovka, Akhimas n'avait pas résisté à la tentation et avait poussé jusqu'à la rue Miasnitskaïa pour voir la procession funèbre.

Le spectacle était impressionnant. Des nombreuses actions de sa longue carrière, aucune n'avait produit un effet pareil.

Perdu au milieu de la foule qui priait et se signait, Akhimas se sentait le personnage principal de cette représentation grandiose, son centre invisible.

C'était un sentiment inhabituel et grisant.

Juste derrière le catafalque venait un imposant général monté sur un cheval moreau. Guindé, bouffi d'orgueil, il était persuadé d'être, à ce spectacle, une étoile de première grandeur.

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En fait, il n'était, comme tous les autres, qu'une marionnette. Celui qui tirait les ficelles se tenait modestement sur le trottoir, noyé dans une mer de visages. Nul ne le connaissait, nul ne le regardait, mais la conscience de la singularité de son rôle lui faisait tourner la tête plus que ne l'aurait fait n'importe quel alcool.

- C'est Cyril Alexandrovitch, le frère du tsar, avait dit quelqu'un en désignant le général à cheval. Quelle allure !

Soudain, bousculant un policier du cordon de sécurité, une femme, la tête recouverte d'un châle noir, avait jailli de la foule pour se jeter sur le catafalque et, enfouissant son visage dans le velours pourpre, avait entonné des lamentations d'une voix criarde :

- Pourquoi nous as-tu abandonnés, petit père bien-aimé ! Qu'allons-nous devenir sans toi !...

Effrayé par ces glapissements, le cheval arabe du grand-duc avait gonflé les naseaux et s'était cabré.

Un des aides de camp avait voulu se précipiter pour attraper par le frein l'animal paniqué, mais, d'une voix sonore et autoritaire, Cyril Alexandrovitch l'avait arrêté :

- Arrière, Népliouev ! Ne te mêle pas de ça ! Je n'ai besoin de personne !

Restant en selle sans la moindre difficulté, il avait calmé son cheval en deux temps trois mouvements. Soufflant nerveusement, la bête avait fait quelques pas en tirant sur le côté, puis avait repris son allure normale. La pleureuse hystérique avait été reconduite manu militari dans la foule, sur quoi le petit incident avait été clos.

Mais l'humeur d'Akhimas n'était plus la même. Il n'avait plus l'impression d'être celui qui tire les fils dans un théâtre de marionnettes.

La voix qui venait d'interdire à l'aide de camp de s'approcher ne lui était que trop familière. Quiconque l'entendait une fois ne pouvait l'oublier.

Quelle rencontre inattendue : monsieur X !

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Akhimas avait suivi du regard la haute silhouette sanglée dans l'uniforme de la garde. Le véritable maître du théâtre de marionnettes, celui qui tirait les fils, c'était lui. Le cavalière Velde, alias futur comte de Santa Croce, n'était au contraire qu'un accessoire parmi tant d'autres, rien de plus. Eh bien, tant pis !

Il avait passé toute la journée à la Khitrovka. Le glas sonnant dans la multitude des églises y parvenait également, mais les habitants du quartier n'avaient rien à faire de la ville " propre " qui pleurait un vague général. Ici, comme dans une goutte d'eau sale placée sous un microscope, grouillait une autre vie secrète.

Akhimas, habillé en commis, avait failli être dépouillé à deux reprises, trois fois on avait glissé une main dans sa poche, dont une fois avec succès : fendant discrètement son pardessus de drap avec un objet coupant, quelqu'un avait réussi à attraper son portefeuille. Il ne contenait pratiquement rien, mais la virtuosité du bandit l'avait laissé pantois. Il avait connu également de sérieuses difficultés dans la recherche de son cambrioleur. Le plus souvent, la conversation avec les gens était tout simplement impossible à engager, et quand c'était possible, on ne lui indiquait pas la bonne personne: tantôt c'était un certain Kirioukh, ensuite Chtoukar ou encore Kolcha le Lycéen. C'est seulement à quatre heures et quelques que, pour la première fois, le nom de Micha le Petit avait retenti.

Les choses s'étaient passées de la manière suivante : installé dans une taverne nommée La Sibérie, où se réunissaient des revendeurs et des mendiants professionnels plus florissants que d'autres, Akhimas bavardait avec un loqueteux plein d'avenir, dont les yeux possédaient cette capacité d'accommodation extrêmement rapide que seuls possèdent les voleurs et les receleurs.

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II régalait son interlocuteur d'un infâme tord-boyaux et se faisait passer pour le commis roué mais pas très malin d'une mercerie du boulevard de Tver. Quand il avait raconté que son patron avait dans son coffre-fort de l'argent dont il ne connaissait pas le montant et que si un homme de l'art lui apprenait à ouvrir la serrure on pourrait facilement, une à deux fois par semaine, prendre deux ou trois cents roubles en menue monnaie sans que personne s'en aperçoive, le regard du va-nu-pieds s'était acéré : une proie stupide venait d'elle-même se poser dans le creux de sa main !

- Faut que tu voies Micha, avait dit l'expert d'un air convaincu. Y fera ça proprement. Faisant mine d'hésiter, Akhimas avait demandé :

- C'est un gars sensé ? Pas un traîne-savates ?

- Qui ça, Micha le Petit ? avait fait le loqueteux avec un regard méprisant. Traîne-savates toi-même, pauv'type! Viens faire un petit tour au Bagne ce soir, y a toujours des gars de chez lui qui bambochent. J'y passerai aussi, je leur dirai trois mots sur toi, et y te feront bon accueil.

Les yeux rusés du malfrat avaient lancé des éclairs : il comptait bien toucher une commission de Micha le Petit pour avoir déniché une affaire aussi juteuse.

Akhimas s'était installé au Bagne tôt dans la soirée. Habillé cette fois non plus en commis de magasin, mais en mendiant aveugle : dépenaillé, chaussé de vieilles savates, un morceau de vessie de porc sous chaque paupière. Il y voyait comme à travers un brouillard mais, en revanche, l'impression produite était vraiment celle d'yeux recouverts d'une taie. Akhimas savait d'expérience que les aveugles n'éveillent les soupçons de personne et n'attirent pas l'attention. Quand un aveugle se tient tranquille, c'est comme si tous les gens alentour oubliaient sa présence.

Or, il se tenait tranquille, plus attentif à ce qu'il entendait qu'à ce qu'il pouvait voir. A une table non loin était réunie

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une compagnie de brigands manifestes. Peut-être faisaient-ils partie de la bande de Micha, mais aucun d'eux n'était fluet et alerte.

Les événements avaient commencé alors que, derrière les minuscules fenêtres, il faisait déjà sombre.

Akhimas n'avait d'abord prêté aucune attention aux nouveaux venus. Deux hommes : un vieux chiffonnier et un Kir-ghize aux jambes torses, vêtu d'une houppelande crasseuse. Une minute après, un troisième avait poussé la porte : un bossu tout difforme. Jamais il ne lui serait venu à l'idée qu'il pût s'agir de policiers. Il fallait reconnaître ce qui était, la police moscovite connaissait son métier ! Et malgré cela, les bandits avaient réussi, on ne sait trop comment, à les identifier.

Tout s'était passé en une minute. Un instant avant, l'atmosphère était calme et paisible, et voilà que les deux premiers - le chiffonnier et le Kirghize - n'étaient déjà plus de ce monde, que le bossu gisait, estourbi, tandis qu'un des bandits se roulait par terre et, d'une épouvantable voix qu'on eût dite contrefaite, hurlait sa douleur.

Bientôt était apparu celui qu'Akhimas attendait. Un petit gandin alerte et dévoré de tics, vêtu à l'européenne, mais qui portait son pantalon rentré dans des bottes en box, brillantes comme des miroirs. Akhimas connaissait parfaitement ce type de criminel, qu'il rangeait, selon une classification qui lui était propre, dans la catégorie des " putois ", rapaces d'envergure modeste, mais dangereux. Il était surprenant que Micha ait atteint une position aussi élevée dans le monde criminel de Moscou. Habituellement, le " putois " finit provocateur ou agent double.

Mais qu'importé, il saurait bientôt à quel genre de loustic il avait affaire.

Les deux agents avaient été traînés derrière la cloison. On avait également emmené quelque part celui qui n'était qu'inconscient.

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Micha et ses acolytes s'étaient attablés et avaient commencé à boire et à manger. Celui qui se roulait par terre en gémissant s'était bientôt tu, péripétie qui était passée inaperçue. Ce n'est qu'une demi-heure plus tard que, se souvenant brusquement de lui, les bandits avaient vidé un verre " pour le repos de l'âme de Sénia le Quignon " et que Micha le Petit avait prononcé de sa voix fluette un discours émouvant dont Akhimas n'avait pas compris la moitié des mots. L'orateur avait respectueusement qualifié le défunt d'" actif de première ", ce que les autres avaient approuvé en hochant la tête. La cérémonie du souvenir ne s'était pas prolongée outre mesure. Tiré par les pieds, le Quignon était allé rejoindre les deux agents morts, et la ripaille s'était poursuivie comme si de rien n'était.

Akhimas essayait de ne pas perdre un mot des propos échangés. Plus ça allait, plus il était conforté dans l'idée que les bandits n'étaient pas au courant du million volé. Autrement dit, Micha avait fait son affaire en douce, sans ses petits camarades.

De toute façon, désormais il ne lui échapperait plus. Il suffisait d'attendre le moment propice pour une conversation en tête à tête.

Au petit matin, alors que la taverne était pratiquement vide, Micha s'était levé et avait déclaré à haute voix :

- Bon, assez bavasse ! Maintenant chacun fait ce qu'il a à faire, moi, je vais retrouver Fiska. Mais d'abord allons faire un brin de causette avec le mouchard.

Et, en ricanant, la bande s'était retirée derrière le comptoir pour descendre dans la cave.

Akhimas avait regardé autour de lui. Le cabaretier ronflait depuis longtemps derrière une cloison de planches, et il ne restait plus que deux clients, un type et une fille, par terre, ivres morts. C'était le bon moment.

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Derrière le comptoir, il avait découvert un couloir sombre. Devant, à ses pieds, se découpait un vague carré de lumière d'où montaient des voix assourdies. La cave ?

Akhimas avait ôté la pellicule d'un de ses yeux. Prudemment il avait jeté un coup d'oil en bas. Les cinq bandits étaient bien là.

Cinq, c'était un peu beaucoup. Mieux valait attendre qu'ils en finissent avec le faux bossu, après quoi, quand ils commenceraient à remonter, il les abattrait un à un sans faire de bruit.

Mais tout s'était passé autrement.

L'agent s'était révélé un petit gars débrouillard. Akhimas n'avait jamais eu l'occasion d'observer pareille adresse. Le bossu était venu à bout de toute la bande en quelques secondes. Sans même se lever, il avait lancé successivement ses deux bras en avant, et deux des bandits avaient porté leurs mains à leur gorge. Il leur avait balancé des couteaux ou quoi ? A deux des autres malfrats, l'agent avait défoncé le crâne au moyen d'un instrument extrêmement curieux : un bout de bois monté sur une chaîne. Ce n'était peut-être pas grand-chose, mais quelle efficacité !

Mais ce qui avait encore plus suscité l'admiration et le respect d'Akhimas, c'était l'habileté avec laquelle le bossu avait conduit son interrogatoire. Désormais, il savait tout ce qu'il avait besoin de savoir. Il s'était dissimulé dans l'obscurité et, sans faire de bruit, avait suivi l'agent et son prisonnier le long du sombre labyrinthe.

Les deux hommes avaient pénétré dans une pièce, et, une minute plus tard, des coups de feu avaient éclaté. Qui l'avait emporté ? Akhimas était certain que ce n'était pas Micha. Et puisqu'il en était ainsi, il n'était pas raisonnable d'aller s'exposer au feu d'un agent aussi expéditif. Plutôt attendre qu'il ressorte dans le couloir. Non, il faisait trop sombre. Il pouvait rater son coup, et le blesser au lieu de le tuer.

Akhimas était retourné dans la taverne et s'était couché sur un banc.

L'habile policier était apparu presque aussitôt, et Akhimas avait eu le plaisir de constater qu'il avait la serviette. Fallait-il tirer ou attendre encore ? Mais le bossu tenait son arme prête à servir et, ses réactions étant rapides comme l'éclair, il était capable de tirer au moindre geste. Akhimas avait cligné l'oeil débarrassé de sa vessie de porc. N'était-ce pas le même Herstal ? L'homme n'était-il pas le marchand qu'il avait vu chez Knabe ?

Puis les événements s'étaient succédé à une vitesse vertigineuse. L'agent avait arrêté le cabaretier, retrouvé les deux hommes qui l'avaient accompagné, dont l'un, le Kirghize, était encore en vie.

Détail intéressant : pendant que le bossu bandait la nuque fracassée de l'Asiate avec un long torchon, les deux hommes avaient parlé japonais. Voilà qui tenait du prodige : un Japonais à la Khitrovka ! Les sonorités propres à cette langue étaient connues d'Akhimas depuis une affaire vieille de trois ans, un contrat qui l'avait amené à Hong Kong. L'agent appelait le Japonais " Massa ".

A présent que le policier ne cherchait plus à déguiser sa voix pour jouer les vieillards chevrotants, Akhimas était de plus en plus persuadé de reconnaître ce timbre. Il avait prêté une oreille encore plus attentive : mais oui, pas de doute, c'était monsieur Fandorine ! Un jeune homme sacrement débrouillard, décidément ! On n'en rencontrait pas souvent des comme ça.

Et Akhimas avait définitivement renoncé à prendre des risques inutiles. Avec un coco pareil, il fallait se montrer doublement prudent. D'autant plus que le policier ne relâchait pas son attention : ses yeux étaient des pistolets dirigés dans toutes les directions à la fois, et il ne lâchait pas son Herstal.

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Les trois hommes - Fandorine, le Japonais et le tenancier ligoté - étaient sortis dans la rue. Akhimas les avait observés par la petite fenêtre poussiéreuse. Sans lâcher la serviette, le policier avait couru chercher un fiacre tandis que le Japonais gardait le prisonnier. Le cabaretier avait bien manifesté quelque velléité de résistance, mais le robuste petit Japonais avait émis un sifflement haineux et, d'un mouvement, renversé le solide Tatar.

Il va encore falloir que je me démène pour récupérer la serviette, avait pensé Akhimas. Mais tôt ou tard monsieur Fandorine finirait par se calmer et par relâcher sa vigilance. En attendant, il importait de vérifier si son débiteur, Micha le Petit, était bien mort.

Akhimas avait enfilé d'un pas rapide le couloir sombre et tiré la porte entrouverte, pour se retrouver dans une minuscule pièce faiblement éclairée. Apparemment il n'y avait personne.

Il s'était approché du lit froissé, l'avait tâté : encore tiède.

Là, un faible soupir lui était parvenu. Akhimas s'était retourné brutalement et avait découvert une silhouette recroquevillée. Micha le Petit était assis par terre, se tenant le ventre des deux mains. Il avait levé ses yeux qui luisaient d'un éclat humide, sa bouche s'était tordue comme s'il avait été sur le point de pleurer et il en était sorti un nouveau son faible et plaintif :

- C'est moi, frangin, Micha... J'suis blessé... Aide-moi... T'es qui, frangin ?

D'une chiquenaude, Akhimas avait sorti la lame de sa navaja, s'était penché et avait tranché la gorge du blessé. Voilà, comme ça il serait plus tranquille. Et puis, comme on dit, à beau jeu, beau retour.

Il avait regagné la salle en courant et repris sa place sur le banc.

Depuis la rue parvenaient un bruit de sabots et un grincement de roues. Fandorine était entré en courant, cette fois

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sans la serviette. Akhimas l'avait vu disparaître dans le couloir : il allait chercher Micha le Petit. Mais où était la serviette ? L'avait-il confiée au Japonais ?

Akhimas avait glissé ses jambes par terre.

Non, il n'avait pas le temps !

Il s'était de nouveau allongé en commençant à pester. Mais il ne fallait surtout pas céder à l'énervement : c'est de là que venaient toutes les erreurs.

Bientôt, Fandorine avait surgi des entrailles du labyrinthe. Son visage était révulsé, et il promenait son Herstal dans toutes les directions.

N'accordant qu'un court regard à l'aveugle, il s'était précipité dehors.

Et l'on avait entendu :

- En avant ! Fonce rue Malaïa Nikitskaïa, à la direction de la gendarmerie !

Akhimas avait libéré son autre oeil. Il fallait faire vite.

Arrivant à la direction de la gendarmerie, il avait sauté en marche du fiacre et, d'un air impatient, avait demandé à l'homme en faction :

- Deux des nôtres viennent d'amener un prisonnier. Où sont-ils ?

Le gendarme ne s'était nullement étonné du ton autoritaire de cet homme décidé, certes en guenilles, mais au regard à l'éclat impérieux.

- Ils sont montés directement chez Son Excellence. Il n'y a pas deux minutes qu'ils sont arrivés. Quant à l'homme qu'ils ont arrêté, il a été remis à l'officier de garde pour les formalités.

- Lui, je m'en fiche ! avait-il lancé avec un geste agacé de la main. C'est Fandorine que je veux voir. Tu dis qu'ils sont chez Son Excellence ?

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- Cela même. Vous prenez le petit escalier, après c'est dans le couloir à gauche.

- Comme si je ne le savais pas !

Suivant l'indication donnée, Akhimas s'était rué à l'étage. A droite, tout au fond du couloir, apparaissait une porte blanche derrière laquelle on entendait un cliquetis. Bon, la salle de gymnastique. Rien de dangereux.

Il avait tourné à gauche. Le large couloir était vide, si ce n'était, de loin en loin, un commissionnaire en uniforme ou en civil surgissant d'un cabinet pour s'engouffrer immédiatement dans un autre.

Brusquement, Akhimas s'était figé : après une longue suite d'absurdités et de malchances, la fortune lui souriait enfin. Devant une porte dont la plaque indiquait " Réception ", il venait d'apercevoir le Japonais, assis sur une chaise, la serviette à la main.

Fandorine devait être en train de faire son rapport à la direction sur les événements de la nuit. Pourquoi était-il entré sans la serviette ? Il avait envie de faire le malin, de crâner. Les événements de la nuit avaient été nombreux, il avait de quoi raconter. Il restait donc quelques minutes.

S'approcher d'un pas tranquille. Lui donner un coup de couteau sous la clavicule. S'emparer de la serviette. Sortir comme il était entré. C'était l'affaire d'une minute.

Akhimas avait examiné le Japonais avec attention. Celui-ci regardait droit devant lui, tenait la serviette de ses deux mains et avait toute l'apparence d'un ressort tendu. Akhimas avait eu l'occasion, à Hong Kong, d'apprécier la maîtrise parfaite qu'ont les Nippons du combat à mains nues. Les maîtres de la boxe anglaise ou de la lutte française ne leur arrivaient pas à la cheville. D'un seul geste, ce court sur pattes avait jeté à terre le solide Tatar, tenancier de la taverne. L'affaire d'une minute, vraiment ?

Il ne pouvait pas prendre de risques. La moindre anicroche, le plus petit bruit, et on accourrait de tous côtés.

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II fallait penser, penser vite, car le temps passait.

Brusquement, il avait fait demi-tour et s'était dirigé à pas rapides vers l'endroit où cliquetaient les rapières. En ouvrant la porte sur laquelle on pouvait lire " Salle de gymnastique des officiers ", Akhimas avait vu une dizaine de silhouettes en masque et en tenue blanche d'escrime. Ils avaient l'air malin, ces nouveaux mousquetaires I

Ah, voilà, l'entrée des vestiaires.

Il avait arraché ses guenilles et ses savates, passé le premier uniforme qui lui était tombé sous la main et choisi des chaussures à sa taille - ça, c'était important. Vite, vite I

Alors qu'il revenait, adoptant le petit trot léger du fonctionnaire zélé, une plaque sur une porte avait accroché son regard : " Courrier ".

Derrière le comptoir, un fonctionnaire triait des enveloppes.

- Y a-t-il quelque chose pour le capitaine Pevtsov? avait-il demandé en donnant le premier nom qui lui était venu à l'esprit.

- Non, rien.

- Vérifiez quand même, s'il vous plaît.

Le fonctionnaire avait haussé les épaules, plongé son nez dans un registre, s'était mis à feuilleter les pages.

Akhimas s'était emparé subrepticement d'un pli officiel couvert de cachets, posé sur le comptoir, et l'avait glissé sous le revers de sa manche.

- Tant pis, ne cherchez pas ! Je repasserai. Il s'était approché d'un pas martial du Japonais, l'avait salué:

- Monsieur Massa?

L'Asiate avait bondi sur ses jambes et s'était courbé en un profond salut.

- Je viens de la part de monsieur Fandorine. Fandorine, vous comprenez ?

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Le Japonais s'était incliné plus bas encore. C'était parfait, il avait l'air de ne pas connaître un traître mot de russe.

- Voici un ordre écrit demandant que vous me remettiez la serviette.

Akhimas lui avait tendu l'enveloppe tout en désignant du

doigt la serviette.

Le Japonais avait hésité. Akhimas attendait en comptant les secondes. Sa main gauche, dissimulée derrière son dos, serrait un couteau. Encore cinq secondes, et il devrait frapper. Impossible d'attendre davantage.

Cinq, quatre, trois, deux...

Le Japonais s'était incliné une nouvelle fois, avait tendu la serviette. Quant au pli, il l'avait saisi des deux mains et porté à son front. L'heure de sa mort n'était sans doute pas arrivée.

Akhimas avait salué en claquant des talons, fait demi-tour et pénétré dans la réception. Il ne pouvait pas repartir par le couloir, le Japonais aurait trouvé cela suspect.

C'était une vaste pièce. Devant, le bureau du chef. Fandorine y était certainement. A gauche, une fenêtre. A droite, un panonceau " Section spéciale ".

L'officier de garde tournait autour de la porte du chef, et cela tombait bien. Akhimas lui avait fait un geste de la main pour lui dire de ne pas se déranger et s'était empressé de pousser la porte de droite. Là encore, la chance avait joué pour lui. La fortune se montrait plus généreuse à chaque minute qui passait. Au lieu de se retrouver dans un bureau où il aurait encore fallu improviser, il était dans un petit couloir avec des fenêtres donnant sur la cour.

Adieu, messieurs les gendarmes I Akhimas Velde passait au troisième et dernier point de son programme.

Un capitaine de gendarmerie de belle prestance s'était présenté à l'étage des bureaux de la maison du gouverneur.

402

D'une voix sévère, il avait demandé à l'huissier de service où se trouvait le cabinet du conseiller aulique Khourtinski et avait pris la direction indiquée, balançant une lourde serviette au bout de son bras.

Khourtinski avait accueilli le " courrier urgent de Saint-Pétersbourg " avec un sourire faussement aimable. Akhimas avait souri, lui aussi, mais sans aucune hypocrisie, franchement : voilà longtemps qu'il attendait cette rencontre.

- Bonjour, canaille, avait-il dit en fixant les yeux gris et ternes de monsieur Némo, esclave perfide de monsieur X. Je suis Kionov. Voici la serviette de Sobolev. Et ceci est ta mort.

Et il avait ouvert avec bruit sa navaja. Le visage du conseiller aulique était devenu blanc comme un linge et ses yeux noirs comme du charbon, car ses pupilles dilatées dévoraient entièrement l'iris.

- Je vais tout vous expliquer, avait bredouillé le chef de la section spéciale de la chancellerie d'une voix atone. Mais ne me tuez pas !

- Si j'avais voulu te tuer, tu serais déjà à terre, la gorge tranchée. Je veux autre chose de toi, avait lancé Akhimas en haussant le ton et en jouant la colère froide.

- Tout ce que vous voulez mais, je vous en supplie, parlez moins fort !

Khourtinski avait passé la tête dans son antichambre et donné l'ordre au secrétaire de ne laisser entrer personne.

A son retour, il avait commencé à dire en chuchotant :

- Ecoutez, je vais tout vous expliquer...

- C'est au grand-duc que tu vas tout expliquer, Judas, l'avait interrompu Akhimas. Assieds-toi et écris I Ecris !

Il avait fait mine de lever son couteau, et Khourtinski, terrifié, avait eu un mouvement de recul.

- D'accord, d'accord ! Mais écrire quoi ?

- La vérité.

Akhimas s'était placé derrière le dos du fonctionnaire tremblant.

403

Le conseiller aulique avait tourné la tête craintivement mais, de noirs, ses yeux étaient redevenus gris. Sans doute le rusé monsieur Némo était-il déjà en train de se creuser les méninges pour trouver un moyen de s'en sortir.

- Ecris : " Moi, Piotr Khourtinski, suis coupable d'avoir, par avidité, failli à mon devoir et trahi celui que je devais servir fidèlement et aider sans réserve dans l'accomplissement de sa difficile tâche. Dieu soit mon juge. Je porte à la connaissance de Sa Majesté l'Empereur... "

Quand Khourtinski avait achevé de tracer le mot " juge ", du tranchant de la main Akhimas lui avait brisé les vertèbres cervicales.

Puis il avait accroché le cadavre à la corde du vasistas et considéré avec satisfaction le visage étonné du mort. Faire l'imbécile avec Akhimas Velde est un jeu dangereux.

Voilà, ses affaires à Moscou étaient terminées.

De la poste, toujours vêtu de son uniforme de gendarme, Akhimas avait expédié un télégramme à monsieur X, à une adresse donnée pour les cas d'urgence. On savait par les journaux que, dès la veille, Cyril Alexandrovitch était reparti pour Saint-Pétersbourg.

Le contenu du télégramme était le suivant :

"Ai perçu mon dû. Monsieur Némo s'est révélé un partenaire déloyal. Des difficultés sont apparues avec M. Fandorine, de la filiale moscovite de la compagnie. Votre assistance est nécessaire. Klonov. "

Après une courte hésitation, il avait donné son adresse à La Trinité. Cela comportait une part de risque, bien sûr, mais qui restait tout de même dans des limites acceptables. Maintenant que l'identité de monsieur X était connue, la probabilité d'un double jeu paraissait faible. C'était un personnage trop important pour s'abaisser à cela.

Quant à l'aide du grand prince, elle lui était effectivement nécessaire. L'opération était achevée, mais il ne manquerait

404

plus qu'il parte en Europe avec la police à ses basques. C'était bien la dernière chose dont le futur comte de Santa Croce eût besoin. Monsieur Fandorine était bien trop intelligent et bien trop véloce. Que quelqu'un calme un peu ses ardeurs.

Ensuite, il avait fait un saut à la gare de Briansk et réservé une place sur le train de Paris. Le lendemain matin, à huit heures, Akhimas Velde quitterait la ville où il venait de remplir son dernier contrat. Sa brillante carrière professionnelle s'achevait en beauté.

Brusquement, il avait eu envie de se faire un cadeau. Un homme libre, qui plus est déjà retiré des affaires, peut avoir ses faiblesses.

Il avait écrit cette lettre : " Demain matin, sois à six heures à /Hôtellerie de la Trinité, située rue Khokhlov. J'occupe la chambre sept, entrée par la cour. Frappe deux fois, puis trois, puis encore deux. Je pars, et voudrais te dire au revoir. Nicotaï. " II avait envoyé sa missive depuis la gare, par la poste urbaine, en indiquant sur l'enveloppe: "A madame Tollé, en main propre. Hôtel Angleterre, à l'angle des rues Pétrovka et Stoléchnikov. "

Bah ! il pouvait se le permettre. Le ménage avait été proprement fait. Evidemment, mieux valait ne pas se montrer en personne à {'Angleterre. Wanda pouvait faire l'objet d'une surveillance secrète. Mais bientôt cette surveillance serait levée et l'affaire classée, monsieur X y veillerait.

Faire à Wanda un cadeau d'adieu, lui donner ces malheureux cinquante mille roubles qui lui permettraient de se sentir libre et de vivre comme elle l'entendait.

Et peut-être, pourquoi pas, convenir de se revoir ? Dans une autre vie, une vie libre.

La voix qui avait depuis quelque temps élu domicile dans la partie gauche de sa poitrine et que les considérations professionnelles avaient un moment étouffée s'en donnait maintenant à cour joie. " Et pourquoi se quitter ? avait-elle murmuré. Le comte de Santa Croce n'a plus rien à voir avec

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Akhimas Velde. Sa Seigneurie n'est pas obligée de vivre seule I "

Ordre avait été donné à la voix de se taire, mais Akhimas n'en était pas moins retourné à la caisse pour rendre son billet et réserver à la place un compartiment pour deux. Cent vingt roubles de plus ou de moins n'allaient pas le ruiner et, de toute façon, il serait plus agréable de voyager sans voisins. " Ha ! ha ! ha !" avait commenté la voix.

Tu décideras demain, quand tu la verras, s'était intimé Akhimas. Ou bien elle aura ses cinquante mille roubles, ou bien elle partira avec toi.

Tout à coup il s'était souvenu : il avait déjà vécu cette scène. Vingt ans plus tôt, avec Evguénia. A cette différence près qu'alors, n'ayant pas pris de décision définitive, il n'avait pas amené de cheval pour elle. Cette fois le cheval était sellé.

Tout le reste de la journée, Akhimas n'avait pensé qu'à ça et, le soir, dans sa chambre, il était resté longuement allongé sans pouvoir s'endormir, ce qui ne lui était jamais arrivé.

Finalement ses pensées avaient commencé à s'embrouiller, supplantées par des images fugitives et incohérentes. Wanda avait surgi, son visage avait trembloté, se muant imperceptiblement en celui d'Evguénia. Curieux, lui qui pensait que les traits de celle-ci s'étaient depuis longtemps effacés de sa mémoire. Wanda-Evguénia avait regardé tendrement Akhimas et dit : " Comme tes yeux sont transparents, Lia. On dirait de l'eau. "

A un coup léger frappé à la porte, Akhimas s'était dressé sur son séant, encore à moitié endormi, et avait saisi son revolver sous son oreiller. Dehors, apparaissaient les premières lueurs de l'aube.

On avait frappé de nouveau, cette fois plusieurs coups d'affilée. Avançant à pas de loup, il avait descendu le petit escalier.

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