CHAPITRE X

L’interrogatoire de Mercedes Llanera se poursuivit dans les locaux de la Navy-police jusqu’à minuit. Kovask s’interrompit quelques minutes, mangea des sandwiches et avala un dopant pour lutter contre le sommeil. Depuis quarante-trois heures il n’avait pas fermé l’œil. Dans l’avion il s’était assoupi une heure.

La jeune femme ne leur apprit rien de plus ou presque. Elle ignorait où se trouvait Sigmond et paraissait surprise que le chimiste Edgar Brown soit mêlé à cette affaire. Sturgens emmena Kovask dans son petit appartement. Ils fumèrent une dernière cigarette avant de se partager le lit et le divan.

— La poste centrale sera surveillée dès les premières heures. Si le mystérieux Jorge se présentait, il serait immédiatement arrêté.

Kovask hocha la tête d’un air dubitatif.

— Je ne crois pas qu’il vienne se fourvoyer dans le piège. J’ai même l’impression que mon rôle se termine ici, et que la suite n’intéresse que vos services. Demain je prends le Bœing à sept heures. Je serai au début de l’après-midi à Panama.

Il secoua la cendre de sa cigarette dans la poterie indienne placée entre eux.

— Je ne pars pas seul. David Wilhelm vient avec moi.

Sturgens ne parut même pas surpris.

— Voilà pourquoi vous êtes resté absent une bonne heure en fin de soirée ?

— Je l’ai très facilement persuadé. Il emporte quelques appareils, mais j’espère trouver les autres sur place. Il le fait avec l’intention visible de venger son patron, Edgar Brown, avec ses moyens personnels.

Le lendemain à une heure précise de l’après-midi, Kovask et Wilhelm débarquaient dans la fournaise panaméenne. L’avion était climatisé et le chimiste soupira en sortant son mouchoir. La sueur les recouvrait instantanément.

— Comment vivre dans une étuve pareille ? Mes appareils ?

— Ils seront transportés à l’Amirauté. Ne vous inquiétez pas.

Il ne fut pas étonné de ne pas découvrir Clayton derrière les barrières réservées au public. L’inspecteur devait être toujours à Puerto-Mensabé.

— Je vais vous laisser au génie maritime. Vous leur indiquerez les appareils dont vous avez besoin, et je repasserai vous prendre deux heures plus tard.

Le même taxi le conduisit aux Services de Sécurité. Il était à peine deux heures et le colonel Hilton n’était pas encore arrivé. Il patienta un quart d’heure. Le chef de la Section spéciale ne parut pas très heureux de le revoir. Ils s’enfermèrent dans son bureau.

— Depuis vingt-quatre heures tous les services sont alertés. Ceux de l’hydrographie, des écluses, du dragage, du balisage et j’en passe.

— Parfait. Clayton ?

— L’inspecteur est à Puerto-Mensabé en compagnie de deux hommes. Je lui ai donné pleins pouvoirs. Il est parti à l’aube hier, en voiture. Je n’ai aucune nouvelle. Vous savez que l’Evans II est renfloué et qu’ils sont en train de le remorquer à petite vitesse ? Deux nœuds à l’heure. Plus de quarante heures avant qu’ils n’arrivent. Pendant ce temps, les experts démontent tout à bord.

— Je ne suis pas passé à l’Amirauté. Je ne crois pas qu’on découvre quelque chose qui puisse nous intéresser à bord du navire.

Le colonel Hilton lui lança un regard hargneux.

— C’est à nous seuls de jouer ?

— Je le crains dit Kovask. Et le captain Dikson ?

— On lui a fait des piqûres calmantes qui l’ont complètement assommé. On l’a interrogé hier après-midi. Il nous a donné quelques indications que nous sommes en train de vérifier.

On frappa à la porte et un inspecteur entra, portant un pli cacheté. Il se retira avec un regard en coin pour Kovask. Hilton lut le message et jura.

Kovask le vit rougir.

— Et voilà … Par ordre de Washington, l’état d’alerte secret est proclamé sur le territoire de la zone du canal pour une durée illimité. C’est le gouverneur qui m’en avise. La Navy prend la direction des opérations de surveillance.

Il ressemblait à un bouledogue.

— C’est vous qui êtes à l’origine de ça, hein ?

— J’ai transmis mon rapport, le laissant à leur appréciation.

— Et nous, nous collaborons … C’est écrit.

— Le canal est un point stratégique pour notre marine, mon colonel. S’il s’agissait d’une route, ce serait l’Armée et dans le cas d’un aérodrome …

— Mais je comprends très bien, articula difficilement le colonel.

— Cela ne vous enlève aucune prérogative. De toute façon, vous n’auriez pas suffisamment d’effectifs pour surveiller tous les points critiques.

Hilton regardait droit devant lui. C’était une drôle de gifle pour un homme de son âge et de son grade. Il resta ainsi, immobile et pensif pendant quelques secondes. Kovask ne voulait nullement le brusquer.

— On se méfie de nous les coloniaux. Il y a peut-être trop longtemps que j’occupe ce poste, et aussi trop longtemps qu’il ne s’est rien passé de grave dans le canal.

Son gros poing velu parut vouloir fracasser la plaque de verre noir sur son bureau, mais il atterrit avec douceur.

— Pourtant … Jusqu’à maintenant il n’est rien arrivé de grave. Le transit s’opère normalement. Aucun navire ne s’est mis en travers … Aucune écluse ne s’est coincée … Quelles sont vos suggestions ?

Kovask avait une volonté trop déterminée pour se sentir gêné, mais il avait quelque peu pitié du colonel.

— Je suis revenu avec un chimiste, assistant du professeur Edgar Brown. Nous allons patrouiller dans le Canal et il fera des analyses.

Sous ses sourcils broussailleux, le regard d’Hilton se fit ironique.

— Parce que vous êtes certain que seul un chimiste peut faire lever le lièvre ?

— David Wilhelm est un océanographe accompli. Je m’en tiens toujours à mon idée première.

Au génie maritime où il arriva quelques instants plus tard, il apprit qu’un chaland de débarquement avait été mis à la disposition de David Wilhelm, et qu’une partie des instruments de mesure s’y trouvaient déjà.

L’assistant de Brown paraissait assez décontenancé et dépaysé. La chaleur l’accablait.

— Nous partons dans une heure … Il paraît que nous devons passer l’écluse de Miraflores en même temps qu’un train de bâtiments moyens. Je ne sais comment je m’organiserai à bord. Je crois que nous partagerons la même cabine et elle est minuscule.

Kovask eut un sourire sympathique et lui tapota l’épaule.

— Désolé, mais je ne suis pas du voyage. Wilhelm paraissait déçu.

— J’ai beaucoup à faire et je perdrais mon temps à bord du chaland. Quel est son nom ?

— Un matricule plutôt, le L. 4002. Comment vous ferai-je connaître les résultats ?

— Il y a la radio à bord. L’écoute sera constante.

Le Génie maritime avait reçu quelques informations sur l’enquête menée à bord de l’Evans II renfloué. La presque totalité des appareils de navigation, y compris l’asdic, le radar et le magnétostriction de Parker, avaient été sabotés de façon assez grossière. Un profane pouvait être à l’origine de ces déprédations.

Kovask eut un sourire. David Wilhelm pourrait continuer à adorer son patron. La culpabilité de Brown paraissait de moins en moins probable, tandis que celle de Sigmond devenait flagrante, indépendamment des nouveaux faits de San-Diego.

Avant la fermeture des bureaux, Kovask rendit visite au colonel Hilton. Ce dernier semblait avoir fait la part des choses et se révéla plus aimable.

— Je voudrais une liste de toutes les anomalies mécaniques relevées au cours de ce dernier mois, dans le fonctionnement des écluses géantes. Même les plus banales.

Hilton parut épouvanté par la tâche.

— Savez-vous ce que ça représente ? Des centaines de rapports. Quand un rivet saute nous recevons un rapport. Même si c’est côté Atlantique, puisque tout est centralisé ici.

— Qu’en faites-vous ?

— C’est selon l’avis de l’ingénieur responsable.

— Avez-vous effectué une enquête ce dernier mois ?

Hilton secoua la tête, puis appuya sur l’interphone. Il demanda le dossier adéquat. Quand il fut entre ses mains, Kovask passa sans façon derrière lui.

— Voilà … La dernière en date, vingt-quatre Novembre … Une malfaçon dans le bétonnage d’un bajoyer endommagé par un cargo. Un contremaître panaméen interrogé … Mise en cause du fournisseur de matériaux. Quelques sacs de ciments trop argileux … Le procès aura lieu dans quelques mois … Vous voyez que nous allons quand même jusqu’au bout ?

Il referma le dossier.

— Je suis certain que, si vous voulez lire tous les rapports, vous ne vous en sortirez pas avant quinze jours en y passant vos nuits.

Kovask se mordit les lèvres, réfléchit rapidement.

— Comment s’appelait le fonctionnaire qui assistait à notre premier entretien ?

— Wouters … C’est en quelque sorte le chef de Cabinet du gouverneur …

— Tâchez de l’obtenir au bout du fil et expliquez-lui que je suis dans votre bureau.

Le ton de Wouters fut très chaleureux. Kovask lui expliqua ce qu’il entreprenait.

— Pour dépouiller ces dossiers il me faudrait une dizaine de spécialistes.

— Pour quelle heure ?

Kovask se félicita d’avoir misé sur cet homme efficient.

— Le plus tôt possible. Leur travail durera vraisemblablement vingt-quatre heures. Ce sera dur.

— Donnez-moi deux heures et je vous en trouve douze à quinze. Maintenant autre chose. Ce que vous cherchez, c’est une similitude dans les incidents mécaniques ?

— Voilà. D’après le pourcentage, nous pourrons nous faire une idée … Par exemple si les dégradations des ouvrages en béton arrivent en tête, nous foncerons dans ce sens-là, sans pourtant négliger les séries suivantes dont le pourcentage serait élevé.

Wouters parut sceptique.

— Des hommes ne peuvent remplacer un bon cerveau électronique.

— Pouvons-nous en trouver un à Panama ?

— À l’Amirauté précisément. Seulement la permission de l’utiliser doit être donnée par Washington … Voulez-vous que je me mette en rapport avec le commodore Chisholm ? Nous pourrions avoir une réponse dans la nuit …

— Formidable ! S’enthousiasma Kovask … Entièrement d’accord et merci.

— Pas trop usé par le climat, hein ? J’essaye de tenir le coup.

Puis il raccrocha. Hilton était debout.

— Venez, nous allons demander le regroupement des différents rapports. N’oubliez pas que le canal comporte trois groupes d’écluses, sans parler des autres installations. Sur quatre-vingt un kilomètres de canal, il se produit plusieurs incidents techniques chaque jour.

Dans la salle des archives, le personnel était déjà au travail malgré l’heure tardive. Une longue table, faite de panneaux de contreplaqué posés sur des tréteaux, occupait toute la largeur du mur. Les dossiers s’y empilaient et le colonel n’avait nullement exagéré quant à l’ampleur du travail.

— Pour le moment, expliqua le responsable, nous suivons l’ordre chronologique.

— Les spécialistes classeront les documents à leur aise, dit Kovask.

Le colonel allumait un gros cigare.

— Partez-vous au hasard ou bien avez-vous une idée préconçue ? Demanda-t-il à son compagnon qui feuilletait le contenu d’une chemise.

Kovask releva la tête, hésita.

— Oui et non … Je pense que ce sont les superstructures qui sont le plus vulnérables… Un instant je me suis demandé s’ils ne cherchaient pas à embourber le canal … Le professeur Edgar Brown était spécialiste des boues et vases marines … Mais ma supposition était presque du domaine de la science-fiction, et je ne l’ai pas retenue … Quoiqu’on en ait vu d’autres de la part des Soviétiques.

Hilton se pencha vers lui.

— Croyez-vous qu’ils soient derrière tout ça ?

— Qui peut le dire ? À ce que j’ai compris, l’United est un parti d’extrême-droite ?

— En effet … Il reçoit certains appuis espagnols … Et avant sa chute, Peron s’y intéressait.

— Cela ne veut pas dire que le R.U. ne s’en mêle pas. Ils sont assez malins pour soutenir un parti de ce genre, à condition qu’il donne des preuves de son anti-américanisme.

Comme ils remontaient, un inspecteur se précipita vers eux.

— Un message de Clayton, mon colonel … Ils rentrent à Panama. Ils n’ont rien découvert à Puerto-Mensabé … Le domaine de Dominguin était abandonné aux ouvriers agricoles.

Hilton regarda Kovask.

— Mauvais hein ? Ça sent la panique … Et quand les gens ont le feu aux trousses …

Se tournant vers l’inspecteur.

— Dans combien de temps seront-ils là ?

— Quelques heures. Les pistes sont très mauvaises.

Hilton parut le chasser de la main. Ils s’enfermèrent dans le bureau. Kovask éprouvait l’angoisse des grands moments.

— Cette fois la piste est bien perdue … Le téléphone l’interrompit et il décrocha.

— Oui … le vous le passe.

Kovask prit le combiné. C’était l’Amirauté qui tenait à le prévenir. Des pêcheurs avaient trouvé le corps de Edgar Brown sur une petite plage, du côté de la Punta Mala …

— Comment font-ils reconnu ?

— On ne sait pas … Une vedette est allée chercher le cadavre.

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