CHAPITRE III

Immédiatement après le repas, Kovask signa une décharge au commissaire de bord et s’enferma dans la cabine du commander, avec le journal de bord du lieutenant-commander Henderson. La journée du 8 janvier comportait quelques indications sans importance, mais l’attention du lieutenant se fit plus vive au bas de la page.

À six heures, il recevait un flash météo de Panama l’informant qu’une forte houle venait de se former et se dirigeait vers l’Evans II. Elle devait l’atteindre une heure plus tard. Le navire était en route vers Puerto-Mensabé. Henderson ne cachait pas que la zone était dangereuse et hérissée de récifs, mais il avait confiance en ses appareils de bord et écrivait qu’ils allaient entrer dans quelques minutes dans la zone d’émission de U.S. PAN 6.

Un peu plus tard, l’enseigne de première classe O’Hara lui apprend que l’asdic lui paraît fonctionner anormalement. En lisant cela, Kovask hocha la tête. Leur trouvaille sous-marine se confirmait.

À sept heures, Henderson ne cache pas son anxiété en écrivant que le radiophare est muet. Il est pourtant certain d’être à proximité. À l’aide de son magnétostriction, le physicien Parker aidé de O’Hara va faire des relevés préventifs de la route. Le vent est assez violent, et la houle devient de plus en plus forte avec des trains d’ondes très violents.

À sept heures trente, le radiophare apparaît sur l’écran de radar. À moins de dix milles. Donc aucun doute, PAN 6 est déréglé. La côte est à trente milles environ.

C’était tout.

Kovask jeta un coup d’œil à Walsch qui se confectionnait un whisky-soda bien tassé.

— À combien sommes-nous de la côte ? Le commander répondit sur-le-champ.

— Vingt et un mille très exactement. Quelle erreur grossière pour un homme tel qu’Henderson ! Kovask claqua le livre de bord et se leva. Le commander le suivit de ses yeux embués.

— Quelque chose ne va pas ?

— Rien n’allait à bord de ce fichu navire ! L’asdic donnait des relevés fantastiques, l’appareil de Parker divaguait. Quant au radar, il vaut mieux ne pas en parler. Henderson se croyait à dix milles du phare et à trente milles de la côte. Les récifs l’inquiétaient, mais il n’y avait pas danger immédiat. Et brutalement …

Brusquement il prit un verre, y versa un doigt de whisky et l’avala. Walsch hocha la tête.

— Laissez cela à la vieille ganache que je suis et…

— Si nous pouvions savoir les noms des deux hommes disparus et leur position au moment du drame. Je vais voir le médecin.

Une morgue avait été aménagée dans une des salles frigorifiques, et on conseilla à Kovask de s’habiller chaudement pour y pénétrer.

Le médecin-chef Storney s’y trouvait avec deux infirmiers. Il avait une quarantaine d’années, et le froid de la morgue pétrifiait son visage. Les corps des malheureuses victimes étaient disposés un peu au hasard. Mais les savants étaient à part, sur une table. Le cadavre d’Henderson et son enseigne également.

— O’Hara a été découvert dans le laboratoire en compagnie d’un inconnu. Ici.

Il désignait un corps recouvert d’un drap. Kovask se souvint d’un détail du journal de bord.

— Ce doit être Parker.

Storney fouilla dans son classeur, prit plusieurs papiers au nom de Parker. Il releva le drap. Le visage du savant était écrasé.

— Les autres sont Hume, qui se trouvait avec le lieutenant-commander Henderson, Hugo Marscher qui lui, a été découvert dans la salle à manger. Manquent le chimiste Edgar Brown, un rouquin d’après le signalement, un premier-maître du nom de Sigmond. Il faut croire qu’ils étaient sur le pont à ce moment-là, et que au moment du drame ils ont été emportés par une forte vague.

Le médecin était sceptique :

— On ne les retrouvera peut-être jamais. À moins que la mer ne les rejette à la côte. Il y a beaucoup de crabes dans le golfe, sans parler des requins …

Kovask le remercia et quitta la morgue. Sur le pont, il eut l’impression de plonger dans un bain étouffant. Il se débarrassa de la tunique qu’on lui avait prêtée et partit à la recherche de Walsch qui surveillait les essais d’étanchéité.

— Pas beau hein ? Grogna le commander.

— Vous avez récupéré les papiers du bateau, le rôle de l’équipage notamment ?

— Dans le coffre du commissaire de bord. Il vous les remettra contre une décharge.

— Dans le fond, j’ai réfléchi. Je vais lui rendre le journal de bord et je consulterai le rôle dans son bureau.

Gregory Sigmond était âgé de trente-cinq ans, marié et père d’une fille. Sa femme habitait San-Diego. C’était à côté de ce port que se trouvait La Jolla, le laboratoire océanographique du Pacifique. Le premier maître avait fait quatre campagnes océanographiques, dont deux à bord de l’Evans II. Il avait fait la guerre de Corée, mais on ne spécifiait pas dans quel corps.

Avec l’accord de Walsch, Kovask expédia une demande de renseignements à San-Diego, via Panama. Il demandait une réponse urgente. Il rédigea un deuxième message à destination du F.B.I. de Los Angeles, concernant Edgar Brown. Le chimiste était célibataire. Une enquête « white » prendrait certainement plusieurs jours, mais pour Sigmond il avait limité les questions.

Une heure plus tard, il était à nouveau sous sept brasses d’eau en compagnie de Palacin et de Jones. Ce dernier lui indiquait les endroits où avaient été trouvés les corps. Kovask regrettait que des photographies n’aient pas été prises. Jusqu’à la première visite de l’épave, on avait cru à un simple naufrage. Seuls les premiers points mystérieux de l’enquête avaient donné l’alerte. Les corps étaient déjà dans le frigidaire de Boston.

La minuscule salle à manger était difficile d’accès, et des chaises et des tables encombraient l’entrée. On y avait découvert plusieurs corps, dont celui de Marscher le biologiste. Kovask cherchait des traces de Brown, ce qui n’était pas simple.

Dans une des cabines, il découvrit une cantine portant son nom gravé au fer rouge. Avec l’aide des deux autres, il la hissa sur le pont.

Un filet descendit quelques minutes plus tard, et l’agent du service de renseignement de la marine interrompit ses recherches.

Une fois changé, il ouvrit la cantine en présence du commissaire de bord et du Commander, maudissant les règlements qui exigeaient la présence de témoins. S’il découvrait quelque chose d’important, il ne serait plus seul à partager le secret.

Le contenu de la caisse en bois, doublée d’une feuille d’aluminium, avait souffert. Elle était pleine de dossiers. Il les sortit avec soin et soudain tressaillit. L’un d’eux n’était autre que le rapport du chimiste sur ses travaux depuis que la campagne avait commencé.

L’ensemble de feuilles, de graphiques et de résultats d’analyses dégouttait d’eau. Mais le papier utilisé n’avait pas eu le temps de s’imprégner. L’écriture était encore nette, et il suffirait de le faire sécher avec certaines précautions pour pouvoir le compulser.

La réponse de San-Diego arriva directement au Boston sans passer par Panama. Elle était codée et Kovask s’isola pour la mettre en clair.

Quand le commander le revit, il lui sembla que le visage du lieutenant vibrait d’excitation.

— À quelle distance sommes-nous de Boby 6 ?

— Deux milles maximum. Vous pouvez distinguer à la jumelle le rocher sur lequel il est élevé.

Kovask alluma une cigarette et jeta l’allumette à l’eau. À tribord, les palans et les treuils s’activaient mais cette partie du pont était tranquille. Dans l’air dense de chaleur, on croyait distinguer la ligne de la côte.

Soudain Serge Kovask planta là le commander et monta vers la passerelle, redescendit de l’autre côté, se pencha par-dessus bord. Cinq minutes plus tard il rejoignait Walsch, stupéfait encore de son départ.

— Regardez ce calme plat, de ce côté la mer est d’huile. De l’autre il y a des creux d’un yard.

— Les récifs, dit le commander en scrutant le visage de son compagnon.

— C’est-à-dire qu’une fois de l’autre côté des récifs, l’Evans se serait trouvé en eau calme.

Walsch bougonna :

— Calme, c’est beaucoup dire, mais enfin les creux ne devaient pas dépasser deux mètres. Quant à la vitesse de l’onde, elle était certainement réduite.

— N’importe quel bon nageur aurait pu lutter contre les vagues dit Kovask l’esprit préoccupé.

— Oui … mais pas jusqu’à pouvoir rejoindre la côte.

— La côte ? Non … Mais autre chose … Boby 6 par exemple.

— Bigre, c’était la nuit ! … Comment se serait-il dirigé ?

— Si ce type-là avait l’habitude de pareils exploits ? Un ancien commando de Corée par exemple. C’était bien autre chose là-bas dans les eaux glacées de la Mer Jaune.

Walsch passa sa main sur son menton épais. Sa barbe poussait rapidement. Kovask entendit le poil crisser sous la main du commander.

— Dans ce cas, ils avaient des équipements d’homme grenouille.

Kovask sortit un papier de sa poche. C’était la traduction du message de San-Diego. Walsch le lut et hocha lentement la tête. Le garçon reprit le papier et y mit le feu. Il le laissa tomber par-dessus la rambarde.

Walsch gratta sa gorge.

— L’Evans n’emportait pas de plongeurs avec lui. Il ne faisait des recherches qu’avec les instruments de bord.

— Je sais. Mais Sigmond pouvait fort bien posséder un équipement d’homme grenouille. Ce ne sont évidemment que des suppositions.

— Et Brown, le chimiste ? Kovask haussa les épaules.

— C’est un autre problème. Je vais vous quitter pour aller jeter un coup d’œil à Boby.

— Vous ne reviendrez pas ?

— Ce soir ? Certainement pas. Demandez aux hommes-grenouilles qu’ils recherchent les cantines de ce Sigmond. Si des fois l’eau avait pu les pénétrer, et que l’on trouve des traces de talc à l’intérieur. Mouillé, le talc forme de petits amas grisâtres.

— Entendu.

La vedette s’éloigna lentement en direction du radiophare. L’endroit était particulièrement dangereux. Kovask regardait la construction se rapprocher dans le double cercle de ses jumelles.

Le radiophare était monté sur quatre pilotis robustes. Un premier cube carré était posé sur les piliers. Un cube plus petit était posé sur le premier et lui-même surmonté par la tour métallique de l’antenne. Le tout avait une hauteur de vingt mètres environ.

Le rocher sur lequel il était construit était recouvert par la mer, mais on avait élevé une rugueuse plate-forme en béton, aux coins brisés.

La vedette, garnie de coussins pneumatiques put s’approcher de l’îlot. Un matelot sauta sur la plateforme incrustée de coquillages, noua l’amarre autour de l’anneau spécial. Kovask le rejoignit. Il avait demandé à être seul sur l’îlot pour éviter toute destruction de traces.

Une échelle de fer s’élevait jusqu’à la base de l’antenne. C’était dans le deuxième cube qu’une porte en fer permettait d’accéder à l’intérieur du radiophare. La pièce où étaient disposés les batteries, le poste-émetteur et l’avertisseur sonore, dont les trompes surgissaient aux quatre coins de la construction. Même une forte houle n’aurait pu dépasser le cube de la base.

Kovask remarqua autour de la serrure de la porte des éraflures dans l’aluminium. On avait forcé la serrure, avec succès certainement, puisque le poste n’avait pas fonctionné pendant six heures.

C’était la première preuve formelle d’un attentat criminel contre l’Evans II. Jusque-là, seules des suppositions nées d’éléments suspects avaient été formulées. Il en chercha d’autres, mais ne trouva pas.

Au pied de l’échelle, plusieurs coquillages étaient écrasés et il s’agenouilla, cherchant avec soin. Il trouva enfin. Un minuscule lambeau de caoutchouc noir. Il pouvait tout aussi bien avoir été arraché à la semelle d’un vérificateur du service d’entretien qu’aux palmes d’un homme grenouille.

Il remonta jusqu’à la porte en aluminium. Pourquoi ces éraflures, alors qu’on avait utilisé une fausse clé ? On avait même refermé la porte avec soin. Le visage grave il revint sur la plate-forme.

Le patron de la vedette attendait ses ordres.

— Puerto-Mensabé dit-il simplement.

Le soleil se couchait et ils dépassèrent de nombreuses barques qui ralliaient le petit port. La Vedette se rangea le long du wharf.

— En principe, à demain matin, dit Kovask en serrant la main du patron. Mais je vous demande d’être toujours sur le qui-vive et prêt à appareiller à n’importe quelle heure.

Il quitta les quais, se dirigea vers le village de pêcheurs. Il n’avait qu’une petite valise à la main. Il s’arrêta près d’un métis qui ravaudait des filets pour lui demander la maison des Morillo.

L’homme hocha gravement la tête, téta son cigare éteint.

— Vous êtes de la famille ?

— Non. Il faut que je le voie.

Le zambo murmura quelque chose, puis reprit sa navette.

— Vous verrez. Il y a du monde devant la maison. L’enterrement est pour demain.

Kovask sentit qu’il tenait enfin une piste.

— Je ne comprends pas dit-il.

— Ils sont morts tous les deux. Au retour de Las Tablas, le camion a versé dans un ravin. Le chauffeur est mort lui aussi et le camion a brûlé. Le señor Dominguin ne va pas être content d’apprendre ça quand il reviendra des États-Unis.

Machinalement, Serge demanda qui était le señor Dominguin et l’autre le regarda avec stupeur.

— Le señor Dominguin ? Mais …

Il chercha puis désigna le village des pêcheurs, celui des ouvriers agricoles, la conserverie, la distillerie et le port.

— Le señor Dominguin, c’est ça.

Kovask fit un détour et se fit indiquer le commissariat. Il parcourut un bon mille avant d’arriver à l’allée de palmiers. Par chance, le lieutenant Delapaz se trouvait là.

— Quelle bonne idée señor ! … Vous prendrez bien quelque chose de frais ?

L’Américain entra presque tout de suite dans le vif du sujet en parlant des Morillo. Le policier se rembrunit.

— Vous savez ? Terrible accident. Le chauffeur a dû être ébloui par le soleil couchant. Il y a deux heures que c’est arrivé, environ à dix kilomètres d’ici.

— Vous n’y êtes pas allé ?

L’homme soupira.

— Le camion est au señor Dominguin et il aime bien agir à sa guise. La señora Dominguin s’est rendue sur les lieux avec un de mes agents.

— Le camion est toujours dans le ravin ?

— Je croîs, fit l’autre réticent.

— Pourriez-vous m’y conduire ?

Delapaz se mordit les lèvres.

— La nuit va tomber dans quelques minutes et le ravin est très profond. Nous n’y verrons pas grand’chose.

— Je peux emprunter de puissantes torches marines au patron de la vedette.

Mais le policier avait encore raidi sa position.

— Je regrette, mais mon temps est pris pour la soirée.

Kovask se leva brusquement. Sa mâchoire s’était contractée, et dans ses yeux pâles les pupilles devenaient inquiétantes.

— Tant pis, je louerai une voiture pour me rendre là-bas. Où puis-je en trouver une ?

Mollement, Delapaz lui indiqua le garagiste local, du côté de son hôtel précisément. Kovask prit congé de lui en s’efforçant d’être affable. Il aurait besoin du policier dans l’avenir.

En moins d’une demi-heure il s’était fait une opinion sur Puerto-Mensabé. Le village et la plus grande partie de la terre appartenaient au señor Dominguin. Les moindres gestes des habitants étaient dictés par la volonté de ne pas déplaire à ce petit potentat.

Le garagiste, un jeune homme nommé Serena, était bouleversé par l’accident qui avait fait trois morts. Il avait bien un véhicule à louer, une Dodge datant de plusieurs années, sa propre voiture. Kovask ne discuta pas et lui versa dix dollars pour une journée.

Peut-être la garderai-je plus longtemps, dit-il à Serena.

La nuit était totalement tombée. Il alla emprunter divers objets au patron de la vedette, un rouleau de corde et une forte lampe électrique.

Dix minutes plus tard, il roulait sur la piste de Las Tablas.

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