CHAPITRE VI

Dans le bureau les persiennes étaient baissées, et un gros ventilateur silencieux s’évertuait en vain. La température dépassait 90 degrés-Fahrenheit. Le Captain Dikson, en chemise Lacoste, examinait les trois hommes qui venaient d’être introduits.

À sa gauche était assis Clayton, l’inspecteur-officier de la Section spéciale. L’autre, à côté de lui, l’inspecteur de L’O.N.I … Il ignorait la profession du troisième. Mr. Smith, lui avait-on dit, et ce nom passe-partout l’intriguait.

Ce fut Clayton qui ouvrit le débat.

— Nous avons arrêté Spencer, le contrôleur des installations radio-électriques.

Le captain s’agita sur son fauteuil.

— Quelles preuves avez-vous contre lui ?

— Peu en vérité. D’ailleurs, il nie absolument avoir prêté la clé des radiophares à des fins criminelles. Seulement, on a essayé de le descendre et à première vue c’est une preuve de sa culpabilité.

Dikson hocha sa grosse tête. Il prit un mouchoir dans sa poche et s’essuya le visage. Ses sourcils et sa moustache étaient hérissés.

— Sa défense est habile. Il déclare que trois personnes sont en possession d’un exemplaire de la clé. Un fonctionnaire du génie maritime et vous.

Dikson écoutait attentivement.

— Nous avons étudié le cas du fonctionnaire du génie maritime. Il lui est complètement impossible de s’emparer de cette clé. Outre qu’elle est gardée dans un local sous surveillance constante, il lui faudrait, pour la prendre dans sa main, la signature de trois de ses supérieurs. Cela paraît risible, mais seule une décision de Washington pourrait autoriser le génie à s’occuper du balisage.

Un silence. Bien qu’imperceptible, le bruit du ventilateur leur parut à tous considérable.

— Reste donc Spencer et vous, captain. Spencer est le suspect numéro un. Si nous faisons la preuve de votre innocence, nous n’aurons plus aucune sorte de remords. Me comprenez-vous, captain ?

L’homme restait impassible.

— Parfaitement.

— Pouvez-vous nous montrer cette clé ?

Dikson se leva et ouvrit son coffre. Il préleva la clé parmi d’autres, et la tendit à Clayton qui refusa de la prendre et désigna le mystérieux Mr. Smith.

Ce dernier, un être filandreux et timide, ouvrit une mallette, en sortit un papier de soie. Dikson fronça les sourcils. L’homme se dressa et alla s’installer à une petite table de dactylo, leur tournant le dos.

— Voici ce que va faire Mr. Smith, dit Clayton avec nonchalance. Vous n’ignorez pas que tout le matériel militaire sort de nos arsenaux. Même les radiophares, même la clé d’un radiophare. Si le service de balisage est un peu à part, c’est pour garder au Canal son caractère d’internationalité, mais personne n’est dupe.

Il reprit son souffle, jeta un regard morne au ventilateur comme si l’engin le décevait.

— Tout objet militaire reçoit une fine pellicule antirouille baptisée S.A.E. 04. Même un objet aussi anodin qu’une clé.

Il se pencha en avant.

— Vous ne vous êtes jamais servi de cette clé, captain ?

— Non … Jamais.

— Spencer vous donne raison sur ce point. Il prétend que lorsque vous l’accompagnez dans sa tournée, c’est toujours sa propre clé qu’il emporte. Vous n’ignorez pas que, pour prendre l’empreinte d’une clé, on utilise un moulage à base de cire à cacheter. C’est la méthode banale. L’ennui, c’est que cette cire absorbe le S.A.E. 04.

Dikson sursauta.

— Comment ? Alors s’il n’y a pas de cette saloperie sur ma clé vous allez prétendre ? …

— Rien du tout, captain. Ne nous énervons pas.

Kovask parla à son tour sèchement.

Nous sommes ici pour établir la vérité.

— Je refuse de m’associer plus longuement à cette comédie. Je suis captain et vous êtes de grade inférieur.

L’agent de L’O.N.I. haussa les épaules et sortit une feuille pliée en quatre.

— Quand mes chefs m’ont envoyé dans le coin, ils ont bien pensé que ce genre d’obstruction pourrait se présenter. Prenez connaissance de cet ordre de mission. Même le Commodore commandant la base ne peut me refuser son aide la plus entière.

Dikson repoussa le papier.

— C’est bon, poursuivez.

— Comme le disait Clayton, restez calme. L’absence de S.A.E. 04 ne prouvera rien.

Mr. Smith s’était approché d’eux et tenait quelque chose au bout d’une pince de bijoutier.

— Je m’excuse de vous interrompre, mais ce fragment jaunâtre ressemble bien à de la cire. Je l’ai découvert à l’intérieur de la cavité où pénètre le canon de la serrure.

— C’est un piège ! Hurla Dikson … Vous n’avez rien trouvé du tout. Cette clé n’est jamais sortie de ce coffre. Vous êtes en train de monter un stratagème odieux et …

— Attendez, captain, dit Kovask toujours aussi sévère. En quelques heures nous avons appris sur vous des faits assez surprenants. Notamment l’existence de mademoiselle Paula Tedou. Une très jolie fille …

Dikson sortait de derrière son bureau et marchait sur le lieutenant, l’œil sanglant, fermant des poings énormes. Il balbutia des mots menaçants.

— Ma vie privée ! … Pas le droit … Vous casser la gueule ! … Vous faire dégrader ! …

Le poing de Kovask partit plus vite et le toucha au menton. Ce fut comme une baudruche se dégonflant d’un seul coup. Le géant, bouffi de graisse et avachi par la vie coloniale, tituba puis alla s’appuyer contre son bureau.

— La prochaine fois, je frappe plus fort, Dikson. Maintenant écoutez. Cette fille vous coûte cher … Notamment la villa luxueuse qu’elle loue sur la plage. Vous gagnez trop peu pour avoir une maîtresse aussi exigeante. Une métisse de surcroît. Ce n’est pas un reproche et je ne suis pas un raciste. Seulement, ce matin, vous aviez l’air de plaindre ce pauvre Spencer tenu à l’écart par la société américaine de Panama. Sale hypocrite ! C’était une façon habile de me le désigner comme suspect. On se méfie toujours d’un type aigri par la société.

Dikson paraissait ailleurs. Son œil même avait perdu de son arrogance.

— Un seul homme savait que je m’inquiéterais de Spencer. Un seul savait que l’allais le surveiller, essayer de le faire parler. Vous avez habilement résolu le problème. En faisant liquider Spencer et sa femme, vous me le désigniez comme le seul coupable, et en même temps mon enquête tournait court. Vous êtes un ignoble salaud, Dikson !

Clayton intervint à son tour.

— Autre chose. Perenes n’a pas réussi. Son complice l’attendait dans la Chevrolet et a essayé de le descendre d’une rafale de mitraillette.

— Vous ! Siffla Kovask en secouant le gros homme. Et Perenes a parlé. Il vous a accusé.

— C’est faux !

— Et la cire dans le trou, Dikson ? Vous pouvez nier pendant un mois, le conseil de guerre ne vous croira pas. Il vous reste une seule chance de vous en tirer. À qui avez-vous prêté cette clé ?

— Ce n’est pas moi … Vous faites erreur … Quant à ma maîtresse, j’ai gagné de l’argent à la loterie quotidienne.

Clayton retroussa ses lèvres sur ses dents de carnassier.

— Quel jour ? Quel numéro ? Dikson baissa les yeux.

— Je ne sais plus.

— Allons donc ! Vous étiez si sûr de votre impunité que vous n’avez même pas pensé à vous composer un alibi qui tienne le coup.

— Qui vous a payé, Dikson ? Chaque minute qui passe nous retarde. Si vous persistiez à nier, Dikson, je ferai tout mon possible pour que vous soyez salé au maximum.

Mr. Smith les regardait à tour de rôle avec curiosité. Il paraissait stupéfait lui-même de se trouver en plein interrogatoire policier.

Kovask tenta une dernière fois de le convaincre.

— Voulez-vous sortir d’ici avec les menottes aux poignets comme un gangster, et comme vous le méritez ? Devant tout votre personnel rassemblé ? Pour nous, établir votre culpabilité n’est qu’une question d’heures. Les hommes de Clayton recherchent des indices. Paula Tedou va être arrêtée.

Dikson sortit de son apathie et protesta :

— Non … Laissez-la en dehors du coup … Elle n’est pas coupable.

— Mais vous, vous l’êtes ?

— Oui … J’ai prêté la clé vingt-quatre heures … Dix mille dollars.

Kovask fronça les sourcils.

— Une si forte somme pour si peu ? Ils auraient mieux fait de faire sauter là porte de U.S. PAN 6 à la dynamite.

Dikson gardait obstinément les yeux baissés.

— Vous avez vendu autre chose hein ? C’est le moment de vous débarrasser du paquet, dit Clayton.

— J’ai communiqué les instructions secrètes du balisage radiogoniométrique en cas de conflit.

Clayton serra les poings, mais Kovask lui fit signe de se tenir calme.

— C’est tout ?

— Oui … Je vous le jure …

— À qui ?

— Ramon Ponomé.

Kovask ne réagit pas, mais Clayton pinça ses lèvres.

— Pourquoi pas au pape ? Tu te fous de nous, captain !

— Mais c’est la vérité.

— Qui est ce Ramon Ponomé ? Clayton haussa les épaules.

— Le chef du parti de l’Unitad. Il réclame l’union des républiques centrales et notre départ. Il se prend pour Nasser, et dit que les péages du Canal feraient de la réunion des six états, car il exclut le Mexique trop grand et de ce fait trop dangereux, un pays riche et heureux. Exactement comme le dictateur égyptien, mais il n’a guère de succès et son parti est interdit. Perenes en était membre.

Kovask alluma une cigarette et s’assit devant Dikson, toujours appuyé à son bureau.

— Où l’avez-vous rencontré ?

— Je ne l’ai jamais vu en personne. On m’avait contacté …

— Pas de mensonges, Dikson, c’est terminé. C’est votre maîtresse qui a fait le coup. Certainement pas par idéal, mais parce qu’elle est à l’affût du pognon où qu’il se trouve.

Maintenant le directeur des services de balisage paraissait se désintéresser de son sort et de celui de sa maîtresse. Il était complètement amorphe.

— C’est par elle que vous avez fait filer la clé et les pans secrets de balisage ?

— J’ai rencontré l’homme chez elle.

— Pourquoi s’en sont-ils pris à l’Evans II ? Car, d’ordinaire, le parti de l’Unitad se vante des coups de force qu’il effectue. Là, rien de tout cela. Au contraire, de la discrétion.

Kovask était comme Clayton. Jusqu’à présent il ne voyait pas comment la disparition d’un navire océanographique pouvait servir les intérêts d’un parti politique.

— Comment faites-vous pour rencontrer cet homme, et comment se nomme-t-il ?

— Perez. Comme votre compagnon se nomme Smith.

Ce dernier sourit. C’était son véritable nom.

— Pour le rencontrer, c’est Paula qui s’en occupe.

Clayton eut un regard pour Kovask. Ce dernier comprit parfaitement.

— Écoutez Dikson, votre maîtresse n’a pas été inquiétée. Nous avons fait une enquête discrète dans son voisinage, mais c’est tout. Je vous mets le marché en main. Vous allez nous aider à nous emparer de Perez. Dites-lui que vous avez quelque chose d’urgent à lui communiquer. Fixez-lui rendez-vous pour ce soir neuf heures.

Dikson hésitait.

— C’est précipité. En général ça demande bien vingt-quatre heures …

Kovask décrocha l’appareil et le lui tendit.

— Allez-y.

Le captain forma un numéro, insista. Il secoua la tête.

— Elle a dû sortir.

Il raccrocha et les regarda avec perplexité.

— Nous allons attendre une heure, dit Kovask. Ensuite je suis obligé de me rendre à l’Amirauté, prendre connaissance des nouvelles concernant les trouvailles à bord de l’Evans. L’enquête a dû progresser aujourd’hui. De plus j’attends des résultats d’enquêtes effectuées au pays.

Un quart d’heure plus tard, une secrétaire téléphona.

— Un paquet pour vous, captain, entendit Kovask qui avait pris l’écouteur.

— Merci, dit le gros homme. Il paraissait surpris.

Kovask se dirigea rapidement vers la porte.

— Dès que le paquet sera là, sortez tous. Je reviens.

Comme il parvenait dans la rue, il vit s’éloigner une camionnette de livraison. Il pénétra dans le bureau du planton, lui demanda le nom de la compagnie de transports qui avait acheminé le colis.

— La Werfel Company.

Il retrouva les trois hommes dans le corridor. Clayton paraissait dissimuler une violente envie de rire.

— Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une machine infernale. J’ai posé mon oreille dessus et …

— Ils ont pourtant tout intérêt à le faire disparaître.

Il désignait le captain Dikson.

— Peut-être pas, s’il nous a dit toute la vérité. Seule Paula Tedou connaît Perez.

Kovask pénétra dans le bureau et examina le paquet. Il s’agissait d’un carton ou d’une caissette, soigneusement enveloppé d’un papier d’emballage.

— C’est la Werfel Company qui a transporté le colis.

— Je vais leur téléphoner dit Clayton. L’entretien dura cinq minutes. On les avait renvoyés de dépôts en dépôts. Le colis avait été déposé au bureau de la plage, une heure plus tôt, et le dépositaire avait insisté sur l’urgence de sa livraison. Il avait payé un gros pourboire. Clayton demanda sa description à l’employée, mais elle en fut pratiquement incapable.

— Un homme de taille moyenne, avec des moustaches et des lunettes solaires.

Ce qui pouvait s’appliquer à neuf sur dix des Panaméens.

— Tant pis dit Kovask, j’ouvre. Le ridicule tue à ce qu’on dit.

Mr. Smith regarda vers la porte, et Clayton l’invita sans aucune ironie à sortir. C’était un de ses amis, habile prestidigitateur amateur. Il n’avait jamais été spécialiste dans l’examen des clés spéciales.

Dikson ne broncha pas pendant que Kovask tirait sur les ficelles. Mais le silence était à nouveau creusé par le ronflement du ventilateur.

C’était une caissette en bois clair, munie d’un couvercle. Kovask l’ouvrit, crut qu’il s’agissait d’une fine paille noire qui recouvrait l’objet, mais il fronça le nez. Il prit cette paille noire à pleine main, fut troublé par la douceur de contact.

La tête d’une femme se balançait au bout des longs cheveux noirs, fins comme de la soie.

— Paula ! Hurla Dikson.

Clayton était livide et Mr. Smith qui ouvrait doucement la porte poussa un cri d’horreur.

Kovask, paralysé de dégoût, ne pensait même pas à lâcher cette abomination.

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