La même nuit, une équipe de spécialistes fouilla le Coban de fond en comble. Les documents s’amoncelèrent dans une pièce de la Sécurité. Un premier tri avait permis d’établir que Gregory Sigmond n’avait nullement menti. On retrouva des preuves écrites sur la double identité de Dominguin.
— Un graphologue amateur trouverait la similitude des deux écritures, dit Clayton en tendant deux lettres, l’une signée Dominguin, l’autre Ramon Ponomé.
Le capitaine du cargo fut à nouveau interrogé, et il reconnut sans trop de difficultés que ses officiers naturalisés guatémaltèques avaient des origines tchèques et polonaises. Lui seul était latin avec ses matelots.
À quatre heures du matin environ, Kovask était à même d’interroger une nouvelle fois Dominguin. Ce dernier fut arraché à son sommeil, poussé dans le bureau.
Il commença de répéter qu’il ne voulait répondre à aucune question et que son arrestation était arbitraire.
— Reconnaissez-vous être Ramon Ponomé ? Lui demanda brutalement Kovask.
L’homme encaissa mal le coup. Il paraissait souffrant et fatigué. Il resta silencieux, tandis que le colonel Hilton brossait rapidement un tableau des faits reprochés au chef de l’Unitad depuis plusieurs années. Plusieurs tentatives de sabotage ayant entraîné la mort de soldats ou marins américains, tentatives de corruption de fonctionnaires.
— Votre procès sera long, mais vous serez jugé chez nous en Amérique du Nord. Et ce sera certainement la chaise électrique.
L’homme resta indifférent. Finalement, il fut reconduit dans sa cellule.
— Il faudra lui faire avouer qu’il est Ponomé. Avec les gens du Panama il faut prouver, sinon ils continueront de penser qu’il est vivant, et ils en feront une légende. Le premier apprenti-dictateur venu endossera sa personnalité et tout sera à recommencer.
Kovask buvait une tasse de café. On en avait apporté plusieurs thermos. Il avait les yeux rouges et songeait aux délices d’une douche et d’un lit. Mais tout n’était pas fini. Il restait le dernier homme. Celui dont Sigmond avait donné le nom à la surprise générale.
— Nous allons pouvoir rentrer à Panama mon colonel, dit-il en se tournant vers le chef de la Section spéciale.
— Qu’avez-vous fait de votre chimiste ? Demanda Clayton d’une voix pâteuse.
Kovask eut un rire bref.
— Il dormait dans la timonerie, au milieu des appareils les plus divers. Il n’a pas fini ses examens. Nous reprendrons le même avion demain soir.
Hilton était affalé dans un fauteuil. Son visage aussi était marqué par la fatigue.
— Quand allez-vous vous occuper de l’autre ?
— Pas avant le jour, mon colonel. Inutile de nous signaler par notre arrivée à une heure aussi matinale.
Le retour s’effectua par la route. Clayton était au volant et le colonel Hilton se trouvait à ses côtés. À l’arrière, Kovask faisait des efforts pour ne pas s’endormir et fumait sans arrêt.
Le colonel se tourna vers lui un peu avant Gamboa :
— Croyez-vous que nous découvrions d’autres complicités parmi le personnel américain ?
— Ce n’est pas impossible dit Kovask. Jusqu’à présent nous comptons, outre le captain Dikson et Sigmond, Mercedes Llanera. Je ne crois pas qu’à San Diego où à la Jolla ils aient contaminé d’autres personnes, et principalement à Balboa, centre administratif, ce n’est pas impossible. Hilton soupira.
— C’est terriblement ennuyeux … Pour nous tous. Les grandes purges sont néfastes, même pour les fonctionnaires innocents. On nous reprochera notre négligence …
Clayton toussa, gêné. Kovask resta silencieux.
C’était tout le drame des hommes envoyés à des milliers de kilomètres de leur pays, dans un climat épuisant. Ils finissaient par faire la part des choses, par oublier la plus élémentaire vigilance. Il avait connu Clayton quelques années plus tôt. Il n’était pas aussi gras. Il ne gémissait pas constamment parce qu’il devait veiller, s’activer, prendre des responsabilités. Lui-même avait hâte de retourner à Washington. Là-bas il faisait froid, les saisons étaient normales.
— La trahison paraît plus facile dans ce sacré pays, continua le colonel. On en arrive à oublier les valeurs morales les plus élémentaires. Voyez Dikson.
Dans le bureau de Clayton, Kovask s’allongea sur un lit de camp tandis que l’inspecteur s’étendait sur celui d’un collègue dans le bureau proche.
Il était neuf heures du matin quand ils se présentèrent à l’Hôpital de la Navy. Ils furent conduits jusqu’à la chambre 17, devant laquelle veillaient deux policiers de la N.P. Il y en avait deux autres sous la fenêtre du malade.
Dikson était en train de se raser devant la glace du lavabo quand ils entrèrent. Il coupa le courant, se tourna vers eux. Il ne portait que son pantalon de pyjama. Le géant avait un torse musclé, recouvert de poils poivre et sel.
Il s’approcha d’une chaise, se laissa tomber dessus d’un air excédé. Sa voix monotone s’éleva.
— Je n’ai plus rien à vous dire. Tout ce que je savais, je l’ai répété je ne sais combien de fois.
Kovask s’adossa contre la porte, tandis que Clayton s’approchait de la fenêtre.
— Je venais vous demander si vous aviez une idée des sanctions qui vous attendent à la suite de votre trahison.
Dikson fronça ses épais sourcils, puis haussa les épaules d’un air fataliste.
— La dégradation certainement … Cinq ans de réclusion ?
Kovask jeta un regard amusé en direction de Clayton. Ce dernier eut un rire bref.
— C’était le moins que vous espériez … Malheureusement, nous avons un supplément d’informations en ce qui concerne votre cas.
Le captain bougonna :
— Qu’essayez-vous de me mettre sur le dos ? Kovask prit une cigarette, l’alluma puis lança le paquet à Clayton.
— D’abord l’assassinat de Paula Tedou. Dikson parut catapulté de son siège.
— Vous êtes fou ou quoi ?
— C’est vous qui avez fait semblant de le devenir quand vous avez vu la tête de votre maîtresse dans ce paquet que vous vous étiez adressé.
Dikson s’avançait vers lui, menaçant.
— Je vais vous faire rentrer ces paroles dans la gorge, espèce de salaud !
— Doucement, Dikson ! Dit Clayton en sortant une matraque en caoutchouc de sa poche. J’aurais le plus grand plaisir à vous abîmer la gueule avec ce truc-là. Asseyez-vous et écoutez jusqu’au bout ce que nous avons à vous dire. Kovask avait de nouveau son visage de marbre.
— Captain Dikson, directeur des services de balisage de la West Coast. Une belle ordure ! Le plus beau fumier de la zone ! Le numéro un du R.U. pour l’Amérique latine.
Cette fois, Dikson ne bougea pas et une lueur inquiétante apparut dans ses yeux.
— Reprenons si tu le permets … Quand je suis venu dans ton bureau, tu as eu un moment de panique, et tu t’es affolé. Tu savais que je finirais par me rendre compte de ton rôle un peu spécial. Tu m’as désigné le contrôleur Spencer de façon indirecte, comme étant le traître. Puis tu as essayé de le faire descendre, et l’affaire n’ayant pas réussi tu as liquidé le tueur au bazooka. Mais tu étais de plus en plus inquiet. Un seul moyen de prouver ta relative innocence, de passer pour un pauvre type que l’amour avait rendu imprudent. Tu es allé chez ta maîtresse, tu l’as tuée. Ce n’était pas suffisant. Tu prévoyais que nous reviendrions dans l’après-midi. Tu l’as décapitée. Tu as envoyé cette tête à ta propre adresse, et par chance nous étions là quand le colis macabre est arrivé. Dans l’hôpital, c’était l’activité du matin. On entendait des infirmières parlant fort, et un chariot chargé certainement de vaisselle passa dans le couloir.
— Il fallait que nous soyons convaincus de ton peu d’importance. Ce qui m’a donné l’éveil, c’est que les autres n’auraient pas envoyé cette tête mais une bombe. Je me suis étonné de cette mascarade macabre tout d’abord. Mais ensuite, j’ai parfaitement compris ton rôle. C’est toi qui armais les membres de l’Unitad, car c’est le seul parti en Amérique centrale suffisamment organisé pour en faire un bon profit. Ce qui importait, c’était de nous flanquer dehors, nous les Américains, nous tes compatriotes.
Clayton surveillait le captain, mais ce dernier restait impassible, comme très intéressé par les explications du lieutenant de L’O.N.I.
— De même, tu as combiné le sabotage du Canal. Il fallait quelque chose d’efficace mais de discret. Pas d’attentat au plastic. Non. Tes petits copains de l’Est t’ont fourni un matériel sensationnel. Un émetteur d’ultrasons assez puissant pour faire agir une poudre abrasive sur les installations.
Dikson secouait la tête.
— Tu as quelque chose à dire ?
— Ça ne tient pas … Il aurait mieux valu pour moi prendre la fuite au lieu de me laisser bêtement arrêter.
— C’était trop difficile. Tu as choisi la solution la moins dangereuse. Peut-être aurais-tu continué à simuler la dépression nerveuse. On t’aurait interné, puis au bout de quelques mois tu aurais pu t’enfuir. Et jamais on n’aurait su ton véritable rôle dans toute cette affaire.
La voix de Kovask devint percutante.
— Tu as commis une bêtise en faisant abattre la femme et la fille de Sigmond.
Mais Dikson était sur ses gardes. Il ne tomba pas dans le piège en accusant Dominguin.
— C’est lui qui t’a dénoncé et Dominguin, alias Ponomé, a également reconnu que c’était toi son principal conseiller.
Cette fois le captain réagit. Il se redressa et les regarda avec un sourire plein de mépris.
— Nous nous sommes emparés du Coban et des documents qu’il contenait. L’équipage est arrêté sous l’inculpation de complicité. Deux officiers venaient d’au-delà du rideau de fer. Il fallait des techniciens pour s’occuper de ces appareils délicats.
Dikson se leva. Clayton se rapprocha de lui, mais il secoua sa grosse tête.
— Bon. C’est entendu, c’est moi. Et je suis très satisfait du rôle que j’ai joué pendant plusieurs années. Il fallait que ça se termine comme cela. Mais la preuve est faite que même la Navy est contaminée par mes amis. Nous y sommes plus nombreux que vous ne l’imaginez. Jugez-moi, et mon procès aura une répercussion terrible sur l’opinion publique. Ce sera un affolement sans pareil. Mais mes collègues continueront mon travail, et après moi il y en aura d’autres. Vous n’arriverez jamais à nous abattre tous.
Clayton balançait sa matraque avec l’envie féroce de l’abattre sur le crâne de Dikson.
Les États-Unis connaîtront un nouveau Mc Carthy et vous savez le mal qu’il a fait. Il a complètement démoralisé le moral des trois armes au lieu d’extirper le démon.
Même emprisonné, même fusillé, je continuerai d’avoir une influence nocive.
Kovask se demandait si l’homme n’était pas véritablement détraqué. Tout portait à le lui faire croire. De sang-froid il avait trahi son pays, décapité sa maîtresse, fait tuer la femme et la fille de Sigmond, sans parler des morts de l’Evans II.
— Ce sera à nouveau la suspicion. Tout le monde se méfiera de son voisin. Il y aura encore des frictions entre la Navy, l’aviation et l’armée de terre. Et le programme des essais d’armes nouvelles s’en ressentira.
Il croisa les bras, leur faisant front.
— Que croyez-vous que soit le rôle d’un agent aussi important que moi ? Le sabotage sous toutes ses formes, et principalement sous la forme psychologique. L’intoxication par tous les moyens. Faire douter les gens de leur propre marine, de leur propre armée, de leur pays même. N’est-ce pas sublime et au-dessus des petites activités terroristes d’un quelconque agent secret ?
Kovask savait maintenant ce qu’il fallait proposer à la commission d’enquête devant laquelle il ferait son rapport. Et il voulait que Dikson le sache aussi.
— Vous vous mettez le doigt dans l’œil jusqu’au coude, si vous croyez que je vais vous laisser continuer d’avoir une influence quelconque, même sous les verrous. Dès aujourd’hui vous serez transféré en Amérique. Dans une clinique spécialisée. Vous êtes à moitié fou, mais vous le deviendrez complètement. Il n’y aura pas de procès …
Dikson devint livide. Dans un sursaut de rage, il voulut s’élancer sur Kovask mais Clayton abattit sa matraque. Il poussa un hurlement de douleur et s’écroula lourdement. Clayton le frappa encore une fois.
— C’est la meilleure façon de le rendre dingue !
Kovask ricana :
— Vous n’avez aucune confiance aux psychiatres, Clayton ? Si vous connaissiez comme moi, une certaine clinique, dans le Colorado, vous changeriez d’opinion. Elle appartient à la C.I.A. et il paraît qu’on y obtient des résultats sensationnels. Il y a quand même des types qu’il faut faire disparaître plus ou moins légalement. Dans quelques années, un certain Mr Smith ou Brown, ressemblant étrangement à Dikson, s’établira quelque part dans une petite ville bien tranquille. Comme libraire ou employé municipal. Il aura tout oublié de son passé. Il ne se souviendra plus de la Navy, ni de ses actions bonnes ou mauvaises. Il aura une petite vie bien rangée, bien calme. Il vitupérera contre Kroutchev, comme un Américain bien moyen, et il assistera aux réunions paroissiales.
Clayton écoutait, la mine sombre.
— Il y en a une dizaine comme lui dans le pays. Ils ne se souviennent plus avoir eu entre les mains le sort du monde. Ils vivent une autre vie, et ne s’en portent pas plus mal.
— Pourquoi ne pas le descendre purement et simplement ?
— Parce qu’il est toujours difficile de faire disparaître un cadavre. Et puis …
Il ricana :
— La méthode de lavage de cerveau n’est quand même pas complètement au point. Il arrive parfois des accidents et les cobayes sont assez rares.
Clayton avala difficilement sa salive. Lui qui pensait que parfois son travail de flic avait des aspects écœurants ! Il eut un regard de pitié pour la grosse carcasse de l’ex-captain Dikson.
— Vous partez bien aujourd’hui ? Demanda-t-il.
— Dans quelques heures. Je compte sur vos fleurs. Celles que vous m’avez promises cette nuit.
Clayton sortit un paquet de cigarettes de sa poche, en alluma une. Il regarda au travers des vitres de verre dépoli, comme s’il pouvait voir le parc de l’hôpital.
— Je crois que je ne serai pas à l’aérodrome, Kovask.
Il eut l’air gêné à la suite de ces paroles, et ajouta avec une fausse gaîté.
— Il fait trop chaud, vous comprenez ? Et j’ai du sommeil en retard !