CHAPITRE VIII

Clayton faisait les cent pas devant l’immeuble de la Sécurité, place de France, quand le taxi s’immobilisa. Kovask en sortit, souriant.

— En retard, mais il y avait une légère brume sur le golfe.

L’inspecteur-officier secoua la tête.

— J’espère que vous avez du solide à nous soumettre, Kovask. Le colonel Hilton lui-même est sur place, et le gouverneur a envoyé un de ses hauts fonctionnaires. Ils attendent votre arrivée avec impatience.

L’ascenseur les hissa jusqu’au troisième étage.

— C’est encore une chance que j’aie eu cette idée dit Kovask. Le temps nous presse rudement.

Dans un bureau, le colonel Hilton et le représentant du gouverneur attendaient. Tous deux avaient les yeux rougis par le manque de sommeil, et des visages peu amènes.

Le chef de la section spéciale de Sécurité donna un coup de menton en direction de Kovask.

— Vous arrivez de Puerto-Measabé ?

— Directement.

— Est-ce aussi urgent que le message de la base navale le laisse entendre ?

— Je n’en sais rien, je le suppose. Hilton abattit son poing sur le bureau.

— Et c’est pour une supposition que vous nous faites réveiller à minuit, attendre pendant deux heures votre arrivée ?

Kovask commençait d’avoir son indigestion de coloniaux. Tous s’enlisaient dans la routine et n’aimaient guère être secoués.

— Le Canal a connu de longues périodes de calme, mon colonel. Il en sera de même pour l’avenir, et vous pourrez récupérer cette nuit blanche.

Le fonctionnaire eut un sourire. Il paraissait jeune et intelligent. Peut-être depuis peu dans la zone et encore efficient.

Clayton baissait obstinément la tête, attendant l’orage. Kovask s’assit, alluma une cigarette.

— C’est toujours de l’Evans II dont il s’agit. Je crois savoir pourquoi on l’a envoyé par le fond avec ses dix-huit occupants.

Hilton haussa les épaules lourdes.

— Cela s’est produit à cent cinquante milles du Canal. Je ne vois pas en quoi ça nous concerne.

— Je ne le voyais pas très bien jusqu’à cette nuit. J’avais demandé quelques précisions aux services océanographiques de la Navy, à La Jolla. Ils m’ont répondu assez rapidement.

Il observa un temps d’arrêt, pour attirer leur attention, mais les trois hommes étaient tendus.

— L’Evans II, après une campagne sur les côtes Pacifiques du Costa-Rica et du Panama, devait rejoindre l’institut océanographique de Woods Hole. Dans le Massachusetts. C’était une affectation temporaire. Il devait transiter par le Canal.

Le silence tomba sur ces dernières paroles. Le colonel se tourna vers le fonctionnaire. Leurs visages étaient graves, Clayton jeta un coup d’œil à Kovask.

— Voulait-on empêcher qu’il fasse des découvertes suspectes ? C’est probable.

Hilton essaya de critiquer ce point de vue.

— Jusqu’à Woods Hole, la route est longue. N’y a-t-il pas d’autres points stratégiques ? …

— Le Canal est le plus important et certainement le seul.

— Mais nous possédons des appareils aussi précis que ceux de ce navire océanographique. Nous aurions constaté …

— Peut-être. Mais L’Evans II avait à son bord une équipe de savants fort connus. Leurs relevés, leurs expériences pouvaient être dangereux pour certains.

Le colonel n’était pas convaincu.

— Que faut-il faire ? Sonder ? Analyser ? Prendre la température des fonds ? Promener un peu partout des compteurs de radioactivité ?

— C’est certainement ce qu’il faudra entreprendre dans le plus strict délai, rétorqua Kovask. Mais j’ai malheureusement l’impression que vous ne découvrirez rien.

— Nous demanderons l’envoi d’un autre navire océanographique.

Kovask avait l’impression qu’un dialogue de sourds venait de s’engager.

— Il faudra plusieurs jours avant qu’un tel bâtiment soit sur place, et d’ici là tout peut être perdu.

— Vous ne pensez tout de même pas qu’une bombe atomique est cachée dans l’Isthme, fit le colonel Hilton goguenard, et qu’il suffit d’appuyer sur un bouton pour tout faire sauter ?

— Le danger qui vise le canal est certainement plus subtil et nous n’en connaîtrons les effets que lorsqu’il sera trop tard. Je vous mets en garde contre un optimisme trop facile. Vous avez la certitude que votre système de surveillance est efficace, et que nul ne peut se comporter de façon suspecte dans cette zone sans être immédiatement poursuivi. J’ai une certaine habitude de mon métier pour vous affirmer que les méthodes actuelles stupéfient toujours.

Hilton avait son visage des mauvais jours, et Clayton avertit Kovask d’un signe discret.

Ce dernier s’en moquait complètement. Il irait jusqu’au bout de sa pensée. Il savait fort bien que le colonel du F.B.I. avait l’habitude d’agir à sa guise dans la zone du Canal, et qu’il supportait mal même une suggestion.

— C’est pourquoi je m’envole au petit jour à destination de San-Diego. C’est à La Jolla que je vais poursuivre une partie de mon enquête. Je tenais à vous mettre en présence de vos responsabilités avant de partir.

Il articula ces derniers mots avec force et continua, de la même façon.

— Il se peut que j’échoue à La Jolla, et dans ce cas je ne reviendrai pas. Mais si je réussis, je n’accepterai pas de revenir dans ce secteur si l’appui le plus efficace ne m’est pas accordé.

Un peu moins violent il ajouta :

— Je vous ai exposé ce que je crois être la vérité. On ne voulait pas que l’Evans II traverse le canal. Sa disparition n’est due, ni à un hasard malheureux, ni à une initiative improvisée. Les dix-huit hommes, moins un ou deux certainement complices, étaient condamnés à mort en quittant le port de la Jolla.

Kovask se leva. Le colonel le regardait avec stupéfaction.

— Une minute voyons … Je comprends fort bien votre position. Je sais que dans la Navy vous êtes fortement solidaires dans les coups durs. La perte de l’Evans II en est un. Mais vous avouez vous-même que le danger qui menace le Canal est insidieux. Comment voulez vous que nous parvenions à un résultat avec nos moyens habituels ?

Kovask réprima un sourire, et Clayton dans son coin leva son pouce en signe de victoire.

— Si, mon colonel, vous pouvez agir. Il faut poursuivre à fond l’enquête sur la mort de Paula Tedou, essayer de mettre la main sur les chefs occultes de l’Unitad se trouvant dans la zone.

Il baissa le ton de sa voix.

— Il faudrait aussi organiser une sorte de commando à Puerto-Mensabé.

Le fonctionnaire fronça les sourcils et intervint.

— Vous savez que les ordres du gouverneur sont très stricts. Pas d’ingérence visible dans les affaires de cet État. Il faudra opérer avec la plus grande discrétion.

Kovask le remercia d’un sourire. Il avait cru tout d’abord à un essai d’obstruction.

— De quoi s’agit-il ?

— Voilà. Un homme, un certain Sigmond, premier maître à bord de l’Evans II, n’est pas parmi les victimes. De même le chimiste du personnel scientifique, un certain Edgar Brown. J’ai l’impression qu’ils se trouvent au village. Du moins le marin. Je suis moins formel pour le civil.

— Mais comment ? S’étonna le fonctionnaire …

— Le pêcheur qui découvrit l’épave, un certain Morillo, a été assassiné. Il en savait certainement long sur les circonstances du naufrage. Peut-être a-t-il même récupéré Sigmond et Brown au large.

— En pleine tempête ?

— De l’autre côté des récifs, le golfe est beaucoup plus calme. De toute manière Sigmond, ancien commando de Corée, peut s’être débrouillé seul pour atteindre le radiophare et y attendre l’arrivée du pêcheur. Il avait certainement son équipement d’homme-grenouille. Dans toute cette histoire, le rôle du riche propriétaire du pays ne me paraît pas clair.

— Son nom ? Demanda le colonel.

— Dominguin.

— Déjà entendu parler de lui. Un antiaméricain farouche. Mais je ne sais pas s’il fait partie de l’Unitad, ce qui n’est pas impossible. C’est un de ces petits potentats qui exploitent leurs compatriotes, et passent la majeure partie de leur année au Mexique ou aux Bahamas.

Il grimaça un sourire. Les paroles énergiques de Kovask étaient certainement difficiles à oublier pour un homme occupant un tel poste.

Nous tâcherons d’obtenir un résultat.

— J’espère que le captain Dikson sera calmé dit Clayton, intervenant pour la première fois dans la discussion, et que nous pourrons obtenir d’autres précisions sur le mystérieux Ramon Ponomé.

Kovask s’était levé depuis déjà un moment. Il était temps pour lui de se rendre à l’aérodrome de Tecumen. Le colonel lui serra la main, l’air méfiant. La poignée du fonctionnaire fut nettement plus chaleureuse. Clayton bougonna qu’il l’accompagnait.

— Vous avez eu le vieux dit-il, une fois dans l’ascenseur. J’ai bien cru qu’il piquait une crise cardiaque … Mais vous avez bien fait. Si jamais il se produit une catastrophe et que nous n’ayons rien fait, nous allons tous nous retrouver en Alaska. Paraît qu’ils manquent de personnel là-bas. Et j’aime mieux souffrir du chaud que du froid.

Les rues de la ville étaient désertes. La voiture de Clayton y roula à vive allure.

— Qu’espérez-vous découvrir à La Jolla ? Kovask tira sur sa cigarette, le regard vague.

— L’origine de la fuite concernant l’Evans II. Je sais fort bien que la mission d’un navire océanographique n’a rien de secret, et que beaucoup de gens devaient savoir, là-bas, qu’il allait traverser le Canal.

— Drôle de boulot !

— Deuxièmement je m’intéresse beaucoup à ce savant disparu, Edgar Brown.

— Le chimiste ?

— Oui. C’est en sondant sa vie privée que j’espère parvenir à un résultat.

Ils restèrent silencieux pendant quelques instants.

— Je vais demander à aller à Puerto-Mensabé. Avec un de mes adjoints.

— Méfiez-vous du lieutenant de police, Delapaz. Ce doit être un petit futé aux ordres de Dominguin.

Ils croisèrent un autobus appartenant à une compagnie de transports aériens. Ils arrivaient à l’aérodrome.

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