Le lieutenant Alfonso Delapaz, chef de la police locale de Puerto Mensabé, immobilisa sa voiture sur les quais du port. Il claqua à deux reprises sa portière pour la fermer. La Buick se délabrait de plus en plus dans ce climat éprouvant. Les pêcheurs et les quelques dockers noirs lui lancèrent des regards inquiets, mais le policier paraissait se désintéresser complètement de leur existence.
Lentement il suivit le wharf à moitié pourri, passa devant les embarcations de pêche, devant le yacht d’un blanc immaculé du principal propriétaire foncier du pays, el señor Dominguin. En fait le seul propriétaire de l’endroit, les autres étant tous ses débiteurs. Dominguin possédait les bateaux de pêche, les plantations de café, de coton et de fruits, la conserverie et la distillerie. Seule l’église et le poste de police lui échappaient.
Delapaz s’immobilisa au bout du wharf et sortit un cigare de sa poche. Les yeux sur l’horizon, il l’alluma. Il resta ainsi immobile pendant plusieurs minutes, jusqu’à ce que son œil de rapace distingue le point noir qui venait de Test et grossissait rapidement.
Un message-radio l’avait averti de la visite, et lui avait demandé de se mettre à la disposition du lieutenant de L’U.S. Navy Serge Kovask. Il haussa les épaules. Lieutenant de marine peut-être, mais plus sûrement inspecteur des services secrets. O.N.I ? C.I.A. ? Il n’en saurait probablement rien.
Soudain il y eut un cri parmi la foule et les badauds du quai. Eux aussi avaient vu le point noir qui grossissait de plus en plus. Une vedette rapide certainement. Il y avait deux cents kilomètres de Panama à Puerto-Mensabé par le golfe.
Delapaz consulta sa montre. Dix heures. Les Américains avaient quitté Panama de bonne heure. Il en déduisait que l’affaire était d’importance.
La vedette vint s’immobiliser dans la petite rade, puis gagna doucement le wharf. Un matelot sauta sur le ponton en bois, fixa l’amarre. Presque sur ses talons un homme de haute taille passa sur le wharf. Ce qui étonna Delapaz, c’est qu’il était en civil, costume clair et chemise ouverte sur un cou bronzé et puissant.
Les cheveux du nouveau-venu étaient presque blancs, décolorés par le grand air et le soleil. Delapaz pensa qu’il avait affaire à un véritable marin.
Il s’approcha, se présenta. Les yeux du lieutenant Kovask étaient si clairs que la pupille y formait un petit point d’une dureté inquiétante. Le policier se sentit mal à Taise et laissa broyer sa main graisseuse de sueur avec un sourire forcé.
— Le commodore Chisholm, commandant la base de Panama, vous prie d’accepter ses vifs remerciements pour la célérité avec laquelle vous nous avez prévenus. Vous allez d’ailleurs recevoir une lettre de lui, ainsi qu’une forte prime …
Le policier eut un geste de dénégation. L’officier américain parlait l’espagnol avec beaucoup de facilité.
— Vous avez repéré l’épave ? Demanda Delapaz.
— Dès que nous avons reçu votre message. C’est bien Morillo que se nomme le pêcheur en question ?
— Oui … Mais si nous allions discuter dans mon bureau ? La chaleur, s’excusa-t-il, et j’ai ma voiture …
Pendant que la Buick ferraillait parmi les rues sales du bourg, Kovask examinait son hôte. Le véritable type du métèque. Cheveux gominés, sous la casquette posée légèrement sur l’oreille, la peau olivâtre et brillante de transpiration, les yeux mi-clos avec la pupille incertaine noyée dans le lait sale de la cornée.
Le poste de police était situé non loin de l’église, au fond d’une allée de palmiers. Ils traversèrent la salle des agents pour atteindre le bureau, de Delapaz. Quatre policiers, mal à l’aise dans leur tenue boutonnée, les regardèrent passer. Pour une telle visite, le lieutenant avait exigé d’eux qu’ils ne prêtent à aucune critique.
— Les gringos nous jugent, avait-il déclaré. Il s’installa derrière un bureau constellé de brûlures de cigares et de ronds poisseux de bière et de liqueur forte.
— Un whisky, señor lieutenant ? Il vient de Panama et j’ai de la glace.
Son verre en main, Kovask attaqua brutalement.
— C’est avant-hier matin que ce pêcheur a découvert l’épave du navire océanographique ?
— Oui señor, en allant relever ses casiers à homards sur la barrière de récifs. Seule l’antenne radar dépassait.
— Cet homme possède une barque à moteur ? Vingt milles, ça fait loin. Je ne savais pas que les pêcheurs s’éloignaient tant de la côte.
Le visage de Delapaz se durcit, comme si l’Américain mettait ses paroles en doute.
— Il a un moteur en effet. Et la conserverie achète très cher les homards. On n’en trouve presque plus dans la bordure côtière.
— Pourrai-je voir cet homme ?
— Non, señor. Il est parti depuis ce matin pour Las Tablas, à l’intérieur de la péninsule. Avec sa femme. J’ai voulu le prévenir de votre arrivée, sachant que vous auriez des questions à lui poser, mais il s’est embarqué dans un camion de la conserverie à l’aube.
Kovask sortit ses cigarettes, mais le policier s’en tint à ses cigares.
— Quand rentrera-t-il ?
— Je l’ignore … Il ne faut pas être très pressé avec les gens de mon pays … Peut-être demain, peut-être dans une semaine.
L’Américain tira sur sa cigarette.
— Il a donc péché beaucoup de homards pour s’octroyer quelques jours de vacances.
— Certainement señor, fit prudemment Delapaz. Est-ce que l’épave pourra être renflouée ?
— Oui … Les navires-ateliers s’en occupent et espèrent ramener l’Evans II à Panama à la fin de la semaine.
Delapaz prit un air affligé.
— Terrible, señor ! Dix-huit morts … Aucun survivant … C’est ce que disait la radio ce matin.
Mais il ne continua pas sur ce ton. L’officier de la Navy n’était pas là pour recevoir des condoléances et le montrait. Il se leva et brancha le ventilateur. L’air chaud brassé défit l’ordonnance méticuleuse de sa coiffure.
L’Américain s’était levé.
— Pourrai-je loger à terre ? Nous resterons certainement plusieurs jours. Ne vous inquiétez pas, l’équipage sera consigné à bord de la vedette si vous le désirez.
Delapaz paraissait maussade. Il finit par secouer la tête.
— Les matelots peuvent descendre à terre. Les commerçants ne me pardonneraient pas d’avoir laissé échapper cette aubaine. Je vous conseille le grand hôtel du Pacifique, ajouta-t-il avec un peu d’ironie. Voulez-vous que je téléphone ? Il y a très peu de chambres avec ventilateur. Vous resteriez quelques jours ?
— Jusqu’à la fin de la semaine, puisque c’est le délai nécessaire pour renflouer l’Evans II.
Delapaz décrocha son téléphone et retint la chambre du señor Kovask.
— Où habite ce pêcheur, Morillo ?
— Dans le quartier du port, les huttes en adobes aux toits en tôle ondulée.
Le policier examinait le bout de son cigare.
— Vous tenez vraiment à le rencontrer ?
— C’est le premier qui a découvert l’épave. Peut-être pourra-t-il nous apporter quelques précisions complémentaires.
Delapaz le reconduisit au wharf.
— Quand vous en aurez l’occasion, passez boire un verre au commissariat.
— Entendu, dit Kovask. Puis il sauta sur le pont de la vedette, disparut dans l’habitacle.
Une demi-heure plus tard, ils rejoignaient les deux navires-ateliers occupés à renflouer l’épave. L’un se nommait le Boston, l’autre, l’Adrian.
À bord du Boston l’attendait le commander Walsch qui dirigeait les opérations.
— Comment va, Kovask ? Vous avez ramené un peu d’air du pays ?
Quarante-huit heures plus tôt, Kovask se trouvait encore à New-York.
— J’ai tressailli quand j’ai appris que c’était vous le distingué inspecteur de L’O.N.I. que le grand état-major nous expédiait.
Ils se connaissaient depuis de nombreuses années. Kovask avait été enseigne de deuxième classe sous ses ordres.
— Du nouveau ?
— Venez prendre un verre. Dans ma cabine. Il n’y a pas d’alcool au bar.
C’était Walsch ! Depuis dix ans il aurait pu être commodore, peut-être même rear-Admiral. Seulement, il buvait un peu trop, et on le savait un peu trop. Mais dans le fond, un officier de valeur et un technicien qualifié pour ce genre d’histoire.
— Vodka et vermouth dry hein ?
Il dosa fortement les deux, tendit un grand verre à son ami. Il but la moitié du sien, soupira de contentement.
— Bon ! Vous êtes assis, ne lâchez pas votre verre ! Il manque deux corps.
Kovask posa son verre, alluma une cigarette.
— Lesquels ?
— Le toubib essaye de les identifier, mais ce n’est pas commode. En fait, nous ne le saurons que dans la soirée ou demain.
— Les hommes-grenouilles ont tout visité ?
— Oui. Kovask. Ils ne sont pas dissimulés quelque part.
— Rien n’a été touché ?
Walsch termina son verre et attira les bouteilles à lui.
— À l’exception des cadavres, tout est en place. Les experts auront suffisamment de boulot sans chercher à compliquer leur tâche.
— Votre opinion ?
Incompréhensible ! Le journal de bord est sous scellés. Henderson l’avait glissé dans son étui paraffiné. Si vous voulez voir, j’appelle le commissaire de bord et nous vous demanderons une décharge.
Kovask vida son verre.
— Ils ont heurté le récif ?
— En plein ! À croire que rien ne fonctionnait à bord de ce navire océanographique.
Un tout petit peu de mépris relevait ses paroles. Mais sans aucune méchanceté.
— Quatre jours, soupira Kovask, ce sera long. Je serai peut-être obligé d’aller faire un tour dans le fond.
— Dépêchez-vous si vous le décidez. Nous allons commencer le pompage dès demain. L’éventration est en partie colmatée.
— Vous n’allégez pas ?
— Si, la cale et le dernier pont. Mais nous récupérons tout soigneusement.
Kovask refusa d’un geste une ration de vermouth-vodka.
— Ce qui m’intéresse, c’est la passerelle et le laboratoire. Avez-vous un officier navigateur capable de repérer ce qui peut clocher dans les appareils sans tout démonter ?
— Je crois. Palacin à bord de l’Adrian. On dit que c’est un as.
— Capable de plonger avec moi ?
— Ça, c’est une autre histoire, mais je peux téléphoner.
— Nous pourrions plonger avant le repas pour repérer déjà les endroits précis qui m’intéressent.
Walsch vida son deuxième verre avant d’entrer en communication avec l’Adrian. Palacin fut d’accord pour plonger immédiatement.
— Vous êtes mon invité, dit le commander. Les hommes ont péché une tortue sur les récifs, et vous m’en direz des nouvelles.
Un lieutenant le conduisit au magasin et il enfila la combinaison caoutchoutée. Le chef des hommes grenouilles l’accompagnait dans la descente. Palacin était là, un petit homme nerveux au sourire moqueur.
— Je voudrais que nous examinions ensemble plusieurs instruments. Le radar, l’asdic principalement.
— En quelques minutes, ce ne sera pas facile. Il faudrait tout démonter pour avoir une certitude.
— Tant pis. Essayons.
Le chef des hommes grenouilles s’approcha :
— Pour atteindre la passerelle, il faut descendre de sept brasses environ.
Il paraissait inquiet et Kovask lui tapa sur l’épaule.
— Ne vous bilez pas mon vieux ! … J’ai fait un stage dans les commandos, et c’est une profondeur que je puis supporter facilement.
L’un après l’autre ils se laissèrent glisser au bas de l’échelle, s’engloutirent. Le chef des hommes grenouilles, Jones, portait une puissante torche électrique. Kovask éprouva une certaine émotion quand il plana au-dessus de l’Evans II. Le navire avait heurté un récif à l’avant. En coulant il avait glissé tout le long. Son pont avait une inclinaison de quarante-cinq degrés environ.
Une énorme cloche à plongeur était collée à l’avant, et quelques hommes grenouilles s’agitaient dans les glauques profondeurs.
Pour pénétrer dans le poste de pilotage, on avait ôté une porte de ses gonds. Ils y accédèrent facilement et Palacin se dirigea d’abord vers la chambre de veille-radar. Il n’y resta que quelques minutes, rejoignit ses deux compagnons en secouant la tête.
Puis il s’approcha de l’asdic et l’ausculta soigneusement. Il finit par soulever les épaules en signe d’impuissance. Évidemment, sans démontage, il ne pouvait établir si l’engin avait été endommagé ou non. Dans la pièce de commandement, ils vérifièrent chaque appareil. C’est en se baissant sous une table que Serge Kovask discerna une tache blanchâtre. Il la prit avec précaution. C’était une feuille de papier saturée d’eau, mais sans la moindre trace d’écriture.
La chance voulut que Jones éclairât la pièce devant lui et, par transparence, il discerna quelques lignes brisées. Il fit signe à l’homme de s’approcher et tira Palacin vers lui. Du doigt, il lui désigna le graphique qui apparaissait en filigrane.
Derrière son masque, le petit officier ouvrait des yeux ronds. Il paraissait même très surexcité. Kovask se baissa, ramassa deux débris de verre et plaça la feuille entre. Il la confia à Jones, entraîna son compagnon vers le laboratoire.
Tout de suite Palacin remarqua le magnétostriction, parut tomber en arrêt. Visiblement l’appareil était en ordre de marche. Dans le choc, son rouleau transcripteur s’était déboîté et la longue bande de papier flottait dans la pièce comme pour une décoration funèbre. Ils essayèrent de le récupérer, mais le papier était de moins bonne qualité et se désagrégeait entre leurs doigts.
Jones ramassa une ardoise magique. Le mica avait protégé les chiffres disposés à la hâte par le dernier opérateur. Puis il indiqua les bouteilles d’air comprimé, fit comprendre qu’il était prudent de remonter.
Une demi-heure plus tard, les trois hommes étaient réunis chez le commander Walsch. Leurs trouvailles, le papier de l’asdic disposé entre les deux plaques de verre et l’ardoise magique, étaient sur une table.
Palacin examinait cette dernière avec obstination. Walsch alluma une forte lampe et, en appuyant la feuille contre le morceau de vitre, Kovask put reconstituer au crayon les lignes brisées du diagramme.
— De la folie ! Grogna le commander. Jamais vu un fond pareil ! C’est de l’anticipation ou quoi ?
— Pourtant l’asdic travaillait en profondeur n’est-ce pas, Palacin ?
L’officier approuva silencieusement.
Alors ? C’est comme s’il avait envoyé des échos sur une côte particulièrement rocheuse et encore …
Jones restait silencieux. Pourtant, quand Kovask se tut, il avança doucement.
— Curieux qu’ils se soient aussi servi du magnétostriction. Cela prouverait que l’asdic était en panne.
— Le radar, lui, m’a paru correct, dit Palacin. Mais je ne comprends pas bien ces calculs. Les distances données par les échos sont terriblement longues par moments. Trois milles, quatre milles. Rien de dangereux là-dedans, même modifiées par les indices de salinité et de température.
Walsch servait à boire et veillait à ce que les verres soient remplis.
— L’asdic est composé de lamelles de quartz n’est-ce pas, Palacin ? Si une sur deux claque, ne pourrions-nous pas obtenir ce truc-là ?
Palacin grogna que c’était possible, mais se demandait par quel processus de court-circuit et de contacts.
— Si la pointe du stylet n’avait pas marqué profondément dans le papier, nous n’aurions jamais eu ce document en main dit l’agent de L’O.N.I. L’encre s’est diluée évidemment.
On frappa à la porte, et Walsch cria d’entrer. Un matelot lui tendit un message cacheté.
— Base de Panama. Quoi de cassé encore ?
Ses yeux s’arrondirent.
— Écoutez ça.
Il reprit son souffle tandis que les trois autres attendaient avec impatience.
— Dans la nuit du 8 au 9 janvier, le radiophare U.S. Pan 6 a été en panne pendant plusieurs heures, et certainement entre six heures et minuit. Et vous savez comment ils l’ont su ? Un navire en route vers Frisco qui vient tout juste de le signaler. Un cargo panaméen d’ailleurs, dont le capitaine a enfin réalisé qu’au retour il aurait certainement besoin de ce boby-là. Il se trouve à une dizaine de milles d’ici. Et je peux vous garantir qu’il marche, car il fait des interférences pour nos réceptions.
Soudain il rougit et se tourna vers Kovask.
— Désolé mon vieux ! Je n’avais pas vu que le message vous était adressé.
Kovask l’excusa d’un sourire, mais il rageait dans le fond. Il ne faisait jamais confiance à personne au cours d’une enquête. Il regarda Jones et Palacin.
— Je compte sur vous pour ne pas parler de ce détail ni de ceux que nous avons découverts par le fond.
Ils inclinèrent la tête tandis que le commander, de plus en plus embarrassé, lapait un dernier verre.
— Êtes-vous d’accord pour une nouvelle plongée au milieu de l’après-midi ?
Pour se réconcilier avec le bonhomme il ajouta :
— Quand nous aurons digéré cette fameuse tortue que nous promet le commander.
Mais Walsch gardait l’œil éteint. Peut-être comprenait-il qu’il n’était plus qu’une vieille ganache n’ayant pas tenu les promesses de sa jeunesse.
Kovask examina le message et nota le nom du bateau panaméen. Le Santa Flora.