Le captain Dikson, directeur du service de balisage de la West-Panama-Coast, était un géant au poil gris, aux sourcils perpétuellement froncés. Ses responsabilités étaient grandes. Il veillait à la sécurité des milliers de bâtiments qui, à la sortie ou à-l’entrée du Canal, naviguaient dans le golfe. L’affaire de l’Evans II avait l’air de le mettre à la torture.
— Rien ne marchait à bord de ce fichu rafiot océanographique. Vous venez me parler de Boby ? J’ai prévu le coup et j’ai le dossier sous la main.
Il agita une chemise en carton.
— Tout est là. Dernière vérification le 4 janvier. Les batteries ont été échangées, la vérification de tous les appareils a été faite. Un contrôle d’émission a été enregistré sur bandes magnétiques. Impossible qu’il s’agisse d’un mauvais travail de mes hommes. Le 4 janvier, l’émission de Boby pouvait être captée à vingt cinq milles. Entre le 4 et le 8 des dizaines de navires ont reçu les signaux. Même le huit, un cargo français les a captés à cinq heures de l’après-midi. C’est le dernier témoin que nous possédons.
Kovask s’installa dans un fauteuil. Le captain ne l’avait même pas convié à s’asseoir.
— Je ne vous demanderai qu’une chose. Le nom du bâtiment de contrôle et la liste de son équipage.
Le captain Dikson fronça davantage ses épais sourcils.
— Que comptez-vous en faire ?
— Transmettre la liste au bureau d’enquêtes de la Sécurité du Canal. Écoutez-moi bien Captain. Pendant six heures Boby 6 est resté muet. On ne l’a pas saboté. Il aurait été muet jusqu’à ce que vous vous en rendiez compte. Quelqu’un s’est procuré la clé du radiophare et a mis ce dernier en panne.
— Pas besoin d’être technicien pour ça ! Grommela Dikson. Il suffit de débrancher un fil de batterie.
— Et la clé ?
Le captain resta muet puis se leva. Il ouvrit un coffre encastré dans le mur et jeta une clé sur son bureau. Kovask l’examina avec curiosité. Elle ressemblait à une clé de coffre-fort, avec des encoches irrégulières à l’extrémité et des pannetons compliqués.
— Pour faire un double, il faut une grande habileté, et avoir en sa possession l’original.
— En combien d’exemplaires existe-t-elle ?
— Trois. Un qui est enfermé ici dans mon bureau. Un qui est en possession du contrôleur des installations et le troisième entre les mains de l’Amirauté.
Kovask reposa la clé et regarda le captain bien en face.
— Est-ce la même pour tous les radiophares ?
— Évidemment ! Nous avons trois radiophares en service … Oui je sais, la numérotation peut prêter à confusion, mais les trois autres sont en projet.
— Le contrôle a lieu en même temps ?
— Toutes les quinzaines. Le Mary fait un voyage circulaire de trois jours, revient ici.
— Où fait-il relâche ?
— Puerto-Mensabé, à San Miguel dans l’île du même nom. Une boucle de deux cent cinquante milles environ.
Dikson lui tendit la liste de l’équipage.
— Ce sont des civils ? s’étonna Kovask. Et l’équipage est panaméen ?
— Bien sûr. Seul le patron du Mary et le contrôleur sont Américains. Le contrôleur est ingénieur radioélectricien.
C’était un nommé Spencer, âgé de trente-cinq ans.
— Depuis combien de temps est-il à Panama ?
— Six ans. Il s’est marié avec une fille d’une vieille famille espagnole.
— La clé est toujours en sa possession ?
— Seulement pendant le temps du voyage circulaire. En principe il doit la déposer dans le coffre de son bureau.
— Aucun ennui à son sujet ? Dikson eut l’air embarrassé.
— C’est un civil … J’évite les tracasseries qui peuvent blesser son amour-propre … De fait, ce garçon est susceptible. Surtout depuis son mariage. Sa femme a beau être issue d’une famille espagnole, vous savez comment ça se passe. La société américaine de Panama est assez fermée.
— Ils sont tenus à l’écart ?
— Par la majorité oui.
— Quel service détient la troisième clé ?
— Le bureau du génie maritime. En cas d’événements graves ou de guerre, ce sont eux qui prennent en charge tout ce qui concerne le balisage.
Kovask consulta discrètement sa montre. Il n’était pas loin d’onze heures. Dans quelques instants, il avait rendez-vous avec l’inspecteur-officier de la section spéciale, Clayton. La section spéciale du F.B.I. préposée à la surveillance du Canal s’inquiétait des développements de l’affaire.
— Un dernier mot, l’adresse du contrôleur Spencer ?
Clayton sirotait son jus de fruit coupé de rhum à la terrasse de la Rhumerie Cubaine Avenida Central. C’était la seconde fois depuis trois ans que Kovask le rencontrait, et il faillit ne pas le reconnaître. L’inspecteur avait grossi. Il lui fit un geste de la main.
Le lieutenant de la Navy se laissa tomber dans le fauteuil, commanda un punch et alluma une cigarette.
— Du nouveau ? demanda Clayton.
Il paraissait souffrir du climat. La peau de son visage était flasque.
— Une piste pour vous, le contrôleur des installations, un certain Spencer.
— Suspect ?
— Le radiophare peut-être ouvert par trois clés. Il en possède une.
Clayton hocha la tête.
— Je vois. Je vais m’en occuper immédiatement. Je peux vous donner une réponse à dix-sept heures.
Kovask fronça les sourcils.
— Pourquoi si tard ? Au début de l’après-midi …
— À partir d’une heure tout est fermé, soupira Spencer. Il faudra vous faire à la vie de ce pays.
— Dans ce cas, je préfère m’en occuper moi-même. Cette après-midi j’aurai d’autres détails à régler.
Un sourire goguenard sur les lèvres, Clayton regardait le mouvement de la rue.
— Ne vous fâchez pas.
— Je croyais que tout ce qui touchait à la sécurité du canal vous trouvait sur le pied de guerre. Encore une illusion …
— Ne nous emballons pas. Si le fichu navire océanographique avait coulé en plein dans le lac de Miraflores, d’accord … Où habite-il ce fichu Spencer ?
Kovask réfléchissait rapidement.
— Pourriez-vous y aller immédiatement et lui poser quelques questions ? La suite me regarde.
L’œil bleu de Clayton se plissa.
— Vous voulez l’affoler ?
— S’il a quelque chose à se reprocher, il agira.
Clayton vida son verre avec un soupir.
— Vous me brutalisez. Une seconde, que je téléphone qu’on installe une table d’écoute sur la ligne de ce type-là.
Clayton lui avait prêté sa Ford et il guettait avec anxiété la fuite de l’ombre. Dans un quart d’heure, il serait en plein soleil et la situation deviendrait vraiment intolérable. Depuis une heure il stationnait dans la calle Vincente. Spencer habitait le numéro 17, un vieil immeuble au style lourd dans la plus mauvaise tradition hispano-mauresque. L’inspecteur de la section spéciale avait quitté le numéro 17 un peu après midi. Depuis, les boutiques avaient fermé leurs rideaux et les passants étaient rares. Par bonheur, nombreuses étaient les voitures stationnant dans la rue. Kovask commençait à regretter son initiative. Il avait craint de perdre du temps en se fiant à Clayton et ses hommes, mais le résultat serait bientôt identique, si Spencer ne sortait pas.
Une Chevrolet s’arrêta un peu plus loin. Un Panaméen de petite taille en descendit. Il portait un costume clair très élégant, et un chapeau dont le pli oblique jetait une ombre sur ses yeux.
Kovask flaira l’inédit. Mais à sa grande surprise, le petit homme traversa la rue, pénétra dans l’immeuble faisant face à celui de Spencer. Comme tous ses compatriotes, il portait une élégante serviette en crocodile.
L’agent de L’O.N.I. hésita puis ouvrit sa portière. Dans l’immeuble où venait de s’engouffrer l’homme à la serviette se trouvait un hall immense. L’ascenseur était en marche. Kovask attaqua l’escalier. Au second, il vit que la cage était montée encore plus haut. Son intuition se précisait. Au troisième il n’eut plus de doute. Le petit homme était en route pour le quatrième. De l’autre côté de la rue, le contrôleur du service de balisage habitait cet étage-là.
Le complet clair s’agitait encore dans le corridor latéral quand Kovask surgit sur le palier. Le Panaméen se retourna, mais Kovask avait un air naturel. Le petit homme feignit de vouloir continuer sa route, mais brusquement il s’effaça dans un angle. Un plouf assourdi annonça l’arrivée d’une balle. Elle fit sauter la boiserie d’un chambranle, à quelques centimètres de la tête de Kovask. Il s’était ramassé sur lui-même et fonçait vers l’autre. La serviette en croco vola en Pair, émit un son métallique quand elle retomba sur le carrelage. Entre les grandes mains de Kovask, le petit homme se violaçait, pompait l’air comme un poisson hors de l’eau. Son automatique gisait à ses pieds.
Il n’offrait guère de résistance. Lui cognant la tête contre l’angle du mur, il l’étourdit.
Il s’orientait rapidement, devinant ce que l’homme venait faire dans l’immeuble. Il y avait une fenêtre au bout du couloir, et il n’avait pas besoin de s’en approcher pour savoir qu’elle donnait sur l’appartement des Spencer. Dans la serviette il découvrit, plié en trois tronçons, un merveilleux bazooka modèle réduit, et deux rockets de la taille d’une pile ronde ordinaire.
Sans ménagement il redressa l’inconnu, l’adossa contre le mur. L’autre le fixait d’un œil atone. Kovask avait son arme à la main.
— Direction l’escalier.
Il obéit comme un automate. Par chance ils ne rencontrèrent personne. Dans le hall à quelques mètres d’eux, c’étaient le flamboiement torride du soleil. Kovask pensa à sa voiture transformée en étuve. En même temps une idée subite le frappait.
D’un geste sec, il voulut ramener le petit homme vers lui mais la rafale de mitraillette éclatait par la vitre baissée de la Chevrolet. Le Panaméen n’était pas venu seul. Il servit de bouclier et s’écroula, le sang giclant de son corps par plusieurs blessures.
La Chevrolet démarrait en trombe. Kovask tira mais sans aucun espoir. Quand elle eut disparu, il se pencha vers le blessé. Il était mort. Dans le portefeuille il découvrit son nom : Luis Perenes.
Clayton le retrouva une heure plus tard au poste de police du quartier. Son nom seul avait déjà impressionné favorablement le chef de poste, quand Kovask avait demandé qu’il soit prévenu.
— Chez Spencer, dit-il, une fois libéré.
Clayton lui tapota l’épaule.
— J’ai un homme là-bas. Mais la table d’écoute n’a rien donné. Spencer n’a essayé de téléphoner à personne.
Kovask ne paraissait pas surpris.
— Je veux quand même vérifier s’il est chez lui.
L’homme de Clayton leur certifia que Spencer n’avait pas bougé.
— Inutile de monter dit brusquement Kovask. Je vais aller déjeuner.
— Venez à mon restaurant bougonna Clayton. J’ai laissé un steak au poivre quand on m’a averti que vous étiez dans un sale pétrin.
Kovask mangea avec appétit et attendit le café pour placer son petit effet.
— Désolé, Clayton, mais il faudra s’occuper cette après-midi.
— Du nouveau ? J’oubliais de vous dire que ce Luis Perenes appartenait à un parti antiaméricain. Mais ce n’est pas une piste intéressante puisque le mouvement est clandestin. Quant à Spencer …
Kovask le coupa.
— Spencer est complètement innocent. Perenes avait ordre de le liquider pour prêter à confusion. Je connais maintenant celui qui a trahi.