CHAPITRE VII

Une heure plus tard, Kovask et Clayton se trouvaient dans le bureau de ce dernier. Le captain Dikson avait été transporté d’urgence à l’hôpital américain, en pleine crise de démence. Quant au mystérieux Mr. Smith, il avait pris congé des deux hommes avec une certaine précipitation.

Clayton téléphona à un bar voisin et se fit apporter de la bière. Il était encore livide et sous le coup de la découverte macabre.

— J’ai vu beaucoup de trucs horribles dans ma vie, mais rien de tel que cette tête …

Une cigarette au coin des lèvres, Kovask était plongé dans ses réflexions.

— Je ne m’explique pas cette mise en scène sinistre. Ils ont liquidé la maîtresse de Dikson. C’est normal. Pourquoi lui envoyer la tête ?

— Ne parlez plus de ce qu’il y avait dans cette boîte. Pour ma part, je crois qu’ils ont voulu venger la mort de Luis Perenes. Nous n’avons pas tiré toute la vérité du captain, et il nous faudra attendre qu’il oublie ce cauchemar pour le faire. Je suis certain qu’il accompagnait l’homme au bazooka dans la Chevrolet, et qu’il s’est affolé de voir Perenes entre vos mains.

On frappa. Le planton déposa deux bouteilles de bière recouvertes de buée sur le bureau. Clayton lui lança une dîme et déboucha les canettes.

— Normalement, dit Kovask après avoir bu, les dirigeants de l’Unitad devraient être satisfaits que Perenes soit liquidé et dans l’impossibilité de parler.

Le sourire de Clayton ne manquait pas de suffisance.

— Vous ignorez bien des choses, Kovask. L’Unitad est très bien organisée et ce tueur ne nous aurait pas appris grand’chose, même au cours d’un interrogatoire spécial. Ensuite Panama, bien que dans la zone du canal, échappe à notre contrôle policier. Je suis certain que nous n’aurions pas pu garder Perenes bien longtemps. Un avocat du cru, apparenté au parti, serait allé trouver le chef de la police. Perenes nous aurait été enlevé et, grâce à des complicités diverses, ne serait pas resté longtemps en prison.

— Ses amis reprochent donc à Dikson d’avoir eu la détente trop facile et de n’avoir pensé qu’à sa propre sécurité. Étonnant qu’il n’ait pas tiré sur moi.

— Le meurtre d’un Américain fait toujours trop de bruit, et en général on découvre son assassin.

Kovask était ailleurs. Il pensait à l’Evans II, au concours de malveillances qu’il avait fallu pour renvoyer par le fond. Pourquoi ? Qui gênait-il ? Était-ce le navire océanographique lui-même qui était visé, ou un membre de son équipage ou de son personnel scientifique. Brusquement il fronça les sourcils, et Clayton qui l’observait demanda :

— Ça ne va pas ?

— Si … Il faut que je me rende à l’Amirauté.

— Je vais vous y conduire, puis j’essayerai d’enquêter du côté de Dikson.

À l’Amirauté, il apprit que les experts s’étaient rendus à bord du Boston et de l’Adrian. Ils étaient au nombre de trois et très qualifiés pour ce genre d’enquête. Sans attendre le renflouement de l’Evans II, ils examineraient tout ce qui avait été retiré du fond de la mer.

Le F.B.I, de Los Angeles n’avait pas encore répondu à la demande d’enquête « white », mais. Kovask s’y attendait. Ce genre d’enquêtes demandait plusieurs jours. Il avait été mis au point sous Mc Carthy, et n’avait pas été abandonné, même après la disgrâce de l’apprenti-dictateur. La vie d’un suspect était épluchée avec un soin rigoureux, et le moindre détail le concernant, le plus banal souvent, était noté dans des rubriques spéciales. La notice de renseignements au sujet du chimiste Edgar Brown comporterait très certainement plusieurs pages.

Serge Kovask fut ensuite mis en rapport avec le lieutenant des transmissions, un certain Heichelein. Il voulait envoyer un message aux services océanographiques de la Navy, section Pacifique. Heichelein le guida vers le bureau adéquat. Il lui promit que, la réponse une fois arrivée, il mettrait tout en œuvre pour la lui faire parvenir, soit à bord des deux navires ateliers, soit à Puerto-Mensabé.

Il retrouva la vedette et quitta Panama à quatre heures du soir. Il y était arrivé dans la matinée, et en quelques heures des événements graves s’étaient déroulés. Il avait la certitude solidement ancrée que ce n’était pas fini.

Le commander Walsch avait dû trouver la journée torride, car ses yeux d’alcoolique étaient vagues et sa poignée de main trop insistante. Kovask pensa qu’il avait de la chance d’avoir, sous ses ordres, des officiers de valeur et des techniciens qui connaissaient leur métier.

— Les experts sont là ?

— Oui … Pour le moment rien de nouveau … Ils examinent le journal de bord et les paperasses remontées du fond.

— Le renflouage ?

— Quelques difficultés, mais pas insurmontables. Pourvu que le temps se maintienne. Le baromètre ne m’emballe pas.

Les trois ingénieurs avaient le grade de lieutenant. Ils appartenaient à la base de Panama, et avaient été délégués par le commodore commandant. Le plus âgé, nommé Carry, se présenta d’abord puis désigna ses compagnons. Kovask leur serra la main et demanda s’ils avaient découvert du nouveau.

— Absolument pas … Je crois qu’il faudra que l’Evans II soit dans son bassin de radoub pour que nous puissions découvrir quelque chose d’intéressant. Tout était à peu près normal à bord de ce sabot …

— Sauf les appareils de navigation ?

— Voilà. Comme nous ne pouvons faire aucun démontage sous l’eau, nous sommes bien forcés d’attendre.

— Le journal de bord ?

— Correct. Nous sommes au courant des anomalies constatées entre les explications de feu le lieutenant-commander Henderson et la réalité. Vous dire que nous attendons avec impatience le moment de fourrer notre nez dans les appareils de navigation, le radar et l’asdic, sans parler de l’appareil du laboratoire. Nous aurons aussi la possibilité d’étudier en bloc tous les rapports.

— Aucune opinion ? Demanda Kovask en offrant ses cigarettes.

Carry eut un geste impuissant des bras.

— Prématuré. Peut-être qu’ils ont promené leurs appareils où il ne le fallait pas. Tenez, mettez que leurs relevés de température et de relativité permettent d’établir qu’un sous-marin atomique, d’origine inconnue, croisait dans le coin ?

— On ne démolit pas un navire et dix-huit bonhommes pour ça ? S’exclama un des autres ingénieurs.

Kovask eut un sourire sceptique. Le motif était largement suffisant à son avis. Mais il avait l’impression que ce n’était pas le bon.

La nuit était tombée depuis longtemps quand la vedette s’éloigna en direction de Puerto-Mensabé. L’un des rares taxis de l’endroit rôdait à proximité du port, et il s’y installa. Avant de joindre son hôtel, il fit un détour. Pour demander au garagiste Serena s’il avait bien trouvé sa voiture le matin, devant sa porte. Il l’avait laissée en rejoignant la vedette.

La salle de restaurant était presque déserte. Il commanda un menu rapide. Il était fatigué, maussade. Les événements de la journée, bien que sensationnels, n’avaient ouvert aucune piste sérieuse.

Son repas terminé, il téléphona à Delapaz. Le lieutenant était absent de son bureau. Il fuma une cigarette, but un punch glacé et rejoignit sa chambre. Il commençait de se déshabiller pour passer sous la douche quand on frappa. C’était le domestique noir.

— Une dame vous demande, señor. Kovask en était stupéfait.

— Tu es certain ?

— Oui señor. La señora Dominguin. C’était assez surprenant.

— Bien, dis-lui que je descends. Il se rhabilla et quitta sa chambre. Il chercha dans le hall, mais on lui indiqua discrètement le bureau de la direction. Le personnel paraissait pétrifié par le respect.

Jambes haut croisées, nonchalamment assise dans le meilleur fauteuil, elle avait les yeux braqués sur la porte. De très jolis yeux qui dévoraient un visage ovale. La quarantaine. Des paupières lourdes. La sensualité de cette femme rendait l’air encore plus épais.

— Señor Kovask ?

La voix des créoles, alanguie et provocante. Il s’inclina en prenant la main qu’elle lui tendait.

— Je suis désolée … Berin m’a raconté qu’il vous avait tiré dessus hier au soir, vous prenant pour un voleur … Mon mari est absent, mais je suis sûre qu’il serait aussi navré que moi de cet accident.

Kovask restait debout, la dominant, et elle paraissait goûter cette situation.

— C’est moi qui devrais m’excuser. J’aurais dû vous demander la permission d’examiner le camion accidenté.

— Asseyez-vous donc … Vous prendrez bien quelque chose ? Vous êtes ici chez vous puisque …

Elle rit. Ses lèvres se troussaient sur des dents éclatantes.

— Puisque chez moi … Le patron de l’hôtel est notre gérant.

— L’alcade et le chef de la police sont-ils aussi des gérants à vos ordres ?

Un éclair sombre, rapide, dans les yeux veloutés. Mais elle était trop intelligente pour se fâcher.

— Presque. Si vous avez une contravention je vous la ferai sauter.

Peut-être un discret avertissement.

— Vous ne me demandez pas ce que je lui voulais à ce camion ?

— Mon Dieu, c’est vrai … Que faisiez-vous là-bas en pleine nuit ?

Kovask sortit ses cigarettes. Elle en prit une entre ses ongles effilés.

— J’essayais de comprendre comment le camion avait pu tomber dans le ravin.

— Bah, Quito avait trop bu !

— C’était le chauffeur ?

— J’aurais dû le chasser depuis longtemps. Mon mari voulait le faire, mais j’étais intervenue. J’ai sur la conscience la mort de ce pauvre couple, les Morillo.

On voulait lui démontrer que ce n’était qu’un accident. On lui avait envoyé une femme, toujours séduisante malgré ses quarante ans bien sonnés.

— Votre mari n’est vraiment pas à Puerto-Mensabé ?

Elle comprit et rougit.

— Non dit-elle d’un ton cassant, sinon il serait venu lui-même.

Voulant signifier par là qu’on ne lui avait pas imposé cette visite.

— En quoi notre camion vous intéressait-il ?

— Je voulais savoir si c’était vraiment un accident.

Elle laissa tomber sa cigarette, l’écrasa sous la semelle de son escarpin blanc.

— Et alors ?

— Ce n’en est pas un.

La señora Dominguin éclata de rire.

— Vous l’avez expliqué à Delapaz ?

— À quoi bon ? Il me suffit de savoir que ce n’était qu’un crime déguisé. Je ne suis pas chargé de rechercher les coupables, du moins tant qu’ils n’attentent pas à la sécurité de mon pays.

Satisfait, il constata qu’il avait marqué un point. Le regard de la femme s’était durci.

— Pourquoi aurait-on assassiné Quito ?

— Ce n’était pas le chauffeur qu’on visait, mais Morillo. C’est lui qui a découvert l’épave de l’Evans II. Peut-être en savait-il trop long.

Renversée dans son fauteuil la jeune señora riait.

— Comme tout ceci est romanesque ! Vous êtes certain de ne pas être victime de votre imagination, lieutenant ?

Kovask restait de glace. Le tissu de la robe découvrait deux cuisses rondes, gainées de nylon presque invisible. Elle ne mit aucune hâte à les recouvrir.

— Comme vous êtes sérieux ! Moi qui, pour vous faire oublier les coups de revolver de Berin, comptais vous inviter pour demain soir …

— Je vous remercie. J’essayerai de vous raconter d’autres histoires aussi drôles. J’en connais de fort bonnes sur d’autres crimes auxquels j’ai assisté.

Cinglée elle se redressa. Les habitants de Puerto-Mensabé l’avaient mal habituée.

— Vous êtes un goujat …

Elle marchait vers la porte. Il s’interposa.

— Un instant.

— Laissez-moi sortir ou j’appelle.

Fallait-il vraiment protéger les bottes de conserves des voleurs en faisant tirer sur eux ?

— Vous ne connaissez pas les gens du pays … Maintenant, laissez-moi sortir.

— Quel dommage que je ne sois pas journaliste pour illustrer, comme il le mérite, ce curieux aspect des mœurs chez les riches propriétaires panaméens.

Il s’inclina et elle sortit. Il éclata de rire et elle dut l’entendre, tandis qu’elle marchait rageusement vers son cabriolet rouge et blanc. La petite imbécile avait cru qu’il suffisait de faire passer un mort pour un ivrogne, et d’exhiber ses jambes pour le faire changer d’opinion.

Il sortit du bureau et le gérant lui lança un coup d’œil navré. Par contre, le serviteur noir lui adressa un clin d’œil complice.

Sous la douche il chantonna. La démarche maladroite de la señora Dominguin ouvrait quelques perspectives. Le seul ennui, Puerto-Mensabé se trouvait en territoire panaméen et il ne pourrait agir librement. Il pensa à Clayton qui pourrait envoyer un ou deux de ses hommes.

Pourtant il ne voulait pas trop s’emballer. Si cette visite, vraiment trop intentionnelle, cachait autre chose ? Il resta immobile sous l’eau qui ruisselait, puis sortit de la douche, s’essuya avec vigueur.

Voulait-on le retenir à Puerto-Mensabé où il ne pourrait jamais agir librement sans avoir Delapaz ou les hommes de Dominguin sur le dos, tandis qu’ailleurs on essayerait de limiter les dégâts ? Il estimait la jeune gemme trop intelligente pour n’avoir pas eu une arrière-pensée au cours de leur rencontre.

Cette idée le tenaillait, au point qu’il se rhabilla et sortit de sa chambre. Il quitta l’hôtel sans que personne ne se préoccupe de lui.

Un homme fumait sa pipe à l’avant de la vedette. Il se leva en reconnaissant le lieutenant.

— Tout le monde roupille à bord, mon lieutenant.

— Réveillez le patron et dites-lui de me rejoindre à l’habitacle-radio.

Le maître le rejoignit, boutonnant sa vareuse, l’air effaré.

— Excusez-moi, mais ai-je mal compris vos intentions ?

— Non, une idée subite. Entrez immédiatement en communication avec le Boston. Demandez-lui s’il n’y a rien pour moi.

Un quart d’heure plus tard, la réponse arriva, positive. C’était un message des services océanographiques de la Navy basés à La Jolla. Kovask le parcourut avec attention. Un sourire se formait sur ses lèvres.

— Évidemment ! Murmura-t-il … Et la première fuite s’est produite là-bas. Il se tourna vers le patron.

— Nous rejoignons Panama immédiatement. Avertissez le Boston pendant que je vais régler mon séjour à l’hôtel.

— J’ai deux hommes à terre. J’espère les récupérer.

— Vous préviendrez ensuite la base de Panama en donnant l’indicatif d’urgence. Qu’ils avisent la spéciale de sécurité de mon arrivée !

Le patron lui jeta un regard effaré.

— Il est onze heures du soir, mon lieutenant. Nous serons sur place vers deux heures du matin.

— Ils auront tout le temps de se réveiller et de m’attendre, dit Kovask, féroce.

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