CHAPITRE XVI

Sigmond entra d’un pas hésitant. Clayton lui désigna la chaise et il s’y laissa choir comme un homme fatigué. Ébloui par les projecteurs, il ferma les yeux puis les ouvrit à nouveau.

Kovask n’avait pas sa fiche signalétique, mais il pensa qu’il avait une quarantaine d’années. C’était un homme robuste, aux cheveux blonds, aux yeux clairs. Son teint était coloré.

— Alcoolique certainement, se dit le lieutenant.

Étonné du silence, Sigmond les regarda à tour de rôle, puis parut s’absorber dans la contemplation de ses souliers.

— Mercedes Llanera est arrêtée. Le saviez-vous ?

— Oui.

— Comment ?

— Dominguin en avait été informé par un de ses agents principaux.

— Son nom ?

— Jorge … Tout simplement.

Kovask soupira de soulagement. Tout continuait de s’enchaîner correctement. Il n’aurait peut-être pas à connaître d’autres personnages, d’autres comparses.

— À quel moment avez-vous agi à bord de l’Evans II ?

— Au jour indiqué.

— La forte houle n’a été qu’un hasard ?

— En effet. Je savais que le radiophare ne fonctionnerait pas.

— Qui l’avait saboté ?

— Un nommé Perez … Il était à l’intérieur en compagnie du pêcheur Morillo, celui qui est mort avec sa femme.

— Explique tout ! Le menaça Kovask, passant brusquement au tu.

Sigmond se concentra quelques secondes.

— La route de l’Evans II était fixée depuis longtemps. Nous devions relâcher deux jours à Puerto-Mensabé. Le 9 et le 10. C’est dans la nuit du 9 que le bâtiment devait couler. S’il n’y avait pas eu la tempête, je devais créer une voie d’eau artificielle.

Le colonel Hilton jura mais ne dit rien.

— J’étais prêt à sauter à l’eau dans ma tenue de combat.

— Doucement. Quand avais-tu saboté les instruments de bord ?

— Un peu avant la tombée de la nuit. Je savais exactement ce que j’avais à faire. Pour l’appareil du laboratoire, ce fut plus difficile, car le chimiste s’y trouvait. Il m’avait vu entrer et ressortir, mais il était tellement occupé qu’il ne prêta pas attention à moi … Au moment où j’allais sauter à l’eau, à la suite du choc, il se cramponna à moi. Nous avons roulé ensemble dans la mer …

L’homme essaya de les convaincre :

— Je n’ai pas eu le courage de l’abandonner … Je l’ai attaché à moi et j’ai nagé vers les signaux lumineux qui venaient du phare.

— Pourquoi t’ont-ils aidé à t’en sortir ? Au fond, tu étais un témoin indésirable ?

Sigmond porta une main à ses yeux, mais un des inspecteurs la lui fit baisser d’un coup rude.

— Pas de ça ou je t’attache !

— Alors ? Demanda Kovask.

— Je ne sais pas … De toute façon, j’étais revêtu de ma tenue d’homme-grenouille, et ils ne tenaient pas à ce que mon cadavre soit retrouvé ainsi équipé … Ils ont fait une drôle de tête quand ils m’ont vu avec Brown. Il s’était évanoui au cours du trajet et était à moitié noyé.

— Dominguin ?

— Il était furieux, mais en apprenant qu’il s’agissait d’un chimiste, il a changé d’avis … Jusqu’à ce qu’on reçoive l’ordre de s’en débarrasser.

— L’ordre de qui ? Sigmond redressa la tête.

— Qu’aurai-je de plus si je vous le dis ? Je sais ce que je risque … La chambre à gaz si je suis jugé en Californie.

Kovask resta impassible. Le silence qui suivit fut long et lourd. Sigmond commençait de se contracter sur sa chaise.

— Pourquoi trahissais-tu ? Pour l’argent ou par idéal ?

Le quartier-maître eut un geste de dédain.

— L’idéal ? L’Unitad, un idéal ?

— Il y a autre chose derrière l’Unitad … Tu le sais bien. Réfléchis. Je te reposerai cette question tout à l’heure et tu devras y répondre. Continue.

Sigmond raconta comment ils étaient restés quelques jours à Puerto-Mensabé avant de partir avec les Dominguin. Ils avaient traversé le pays pour s’embarquer dans un petit port de la côte atlantique, Belen, à bord du Coban.

— Tes explications sont bien rapides. Revenons sur le détail. La mort de Brown ?

— Ils l’ont noyé, puis ont transporté le corps à la pointe de la péninsule.

Kovask se leva et s’approcha de l’homme. Ce dernier pâlit en le voyant avancer. Clayton en faisait autant de l’autre côté, et il sentait les inspecteurs dans son dos. Depuis un moment, son visage ruisselait de transpiration, mais à la suite de la menace de l’attacher, il n’osait s’essuyer.

— Je vous jure ! Hurla-t-il … Je ne suis pour rien dans la mort de Brown …

— Tu en as dix-huit sur la conscience, avec le sabotage de l’Evans II …

Les deux hommes étaient en face de lui. Il ne pouvait plus distinguer les autres, toujours assis derrière la table. Il serra ses poings.

— Je l’avais sauvé … C’était pas pour le descendre ensuite.

— Alors ! Continue, si tu as la conscience tranquille.

— Dominguin donnait des ordres … depuis le bateau.

— Tiens, ricana Kovask, il n’en recevait plus ?

— Non, il n’en recevait plus, c’était lui le grand patron.

Le lieutenant fut frappé d’une idée.

— Qui utilisait les ultrasons ? Il faut des techniciens pour faire marcher ces appareils.

Sigmond le regarda, éberlué.

— Mais le second de bord et l’officier-radio.

Kovask échangea un regard avec Clayton. Ils avaient enfin une preuve de la complicité de l’équipage. Le commodore serait enchanté de l’apprendre.

— L’attentat contre Wilhelm ?

— Ordonné par Dominguin.

— Le second aussi ?

— Bien sûr … Mais Merico, le nègre de la première tentative, était un tueur de Colon. C’est Perez qui l’a engagé.

Kovask se pencha vers lui.

— Tu connais beaucoup de choses, dis donc ?

— Ils ne se méfiaient pas de moi … Ils discutaient entre eux.

D’où venait le matériel ?

— De Roumanie, je crois … Par la Pologne. C’était un type du Guatemala qui l’avait réceptionné.

— Son nom ?

— Je ne sais pas … Je vous le dirais. Kovask se contenait. Il avait encore des atouts pour le faire parler, mais l’homme n’était pas suffisamment maté. Il revint derrière la table et Clayton en fit autant. Il alluma une cigarette. Les minutes passèrent et chacun paraissait trouver cela normal. Sauf Sigmond, dont le regard traqué allait de l’un à l’autre.

— Comment s’appelle ta fille ? Sigmond le regarda avec terreur …

— Nancy … Pourquoi ? …

— Ta femme ?

— Vous n’avez pas le droit … Pas le droit. Un inspecteur s’avança vers lui et le gifla.

Kovask lui avait fait signe.

— Tu avais le droit de sacrifier dix-huit personnes pour du pognon ?

— Trente-quatre orphelins, précisa Kovask …

Sigmond essaya de se lever, mais ils le clouèrent sur sa chaise et le giflèrent.

— Le nom de ta femme ?

Sigmond passa son avant-bras sous son nez, regarda sa chemise tachée de sang.

— Lizzy, dit-il l’air hébété.

Clayton sondait le visage de Kovask. Ce dernier était impénétrable. Il apercevait son profil dur comme du granit, les boules des masséters sous la tension des mâchoires crispées, et plus haut, l’angle blanc de l’œil avec la pupille féroce.

— Écoute-moi Sigmond … Tu n’es qu’une charogne puante. Tu as trahi ton pays, tes copains, pire ta femme et ta fille. Tu les as trahies. Tu les as mises dans une situation périlleuse. Tu as agi en lâche, méprisé toutes les valeurs qui rendent la vie possible. Tu as sacrifié ta femme et ta fille.

L’homme balbutia :

— Sacrifiées … Mais …

Il voulut se dresser, mais les deux inspecteurs veillaient et leurs mains impitoyables l’écrasaient à nouveau sur sa chaise. Dans cette attitude il perdait sa dignité, sa volonté, la possibilité d’avoir des sentiments, de souffrir ou même de pleurer. Entre les deux projecteurs étincelants, deux têtes sombres. L’une celle du lieutenant Kovask, où luisaient des yeux impitoyables.

— Lieutenant …

Un sanglot l’étouffa brusquement. Il pencha la tête comme s’il allait vomir, la redressa. Il ne voyait plus rien qu’un mur d’une blancheur éclatante délimité par deux boules de feu. Il ferma les yeux quelques secondes.

— Écoute-moi. Tu ne nous as pas tout dit. Qu’est-ce qui t’empêche de parler ? Qui protèges-tu ? Tu ne seras plus en danger, jamais … Tu es revenu avec nous. Évidemment tu mérites un châtiment, mais peut-être pourrons — nous éviter le pire. Est-ce que tu comprends ce que je dis ?

Une voix extérieure à lui, mais qu’il reconnut comme étant la sienne, répondit :

— Oui mon lieutenant.

— Personne ne pourra te menacer désormais …

Soudain Sigmond échappa au sortilège. Kovask s’y attendait. Il faudrait peut-être des heures et des heures avant d’obtenir un résultat.

Le premier-maître resta assis, mais il souriait. Son visage était méprisant.

— Vous ne m’aurez pas comme ça lieutenant … Vous pouvez aller vous faire f … moi je ne dirai rien ! Et vous savez pourquoi ? Pour le plaisir, pour vous emmerder.

Sigmond n’était qu’un primaire et sa volonté vulgaire reprenait le dessus. En ce moment, et Kovask le comprenait parfaitement, il détestait sa société, sa patrie, le monde entier et rien ne pourrait le forcer à parler. Il aurait, dans son délire désespéré, rejeté la femme qui lui avait donné le jour.

Brutalement les projecteurs s’éteignirent et Sigmond poussa un cri. Tout redevenait noir autour de lui. Il se retrouvait sur une chaise dans une salle banale, face à des visages fermés. Il se sentit nu, dépouillé, fruste de ce désir exaltant de ne pas répondre.

La disparition de l’intensité lumineuse était un déchirement. Il se retrouvait lui-même, Gregory Sigmond, premier-maître à quarante ans, raté professionnel, tête brûlée sans autre conviction que le désir bête de détruire ce qui pouvait l’aider à sortir de sa fange.

Il faillit leur crier de redonner la lumière intense. Il détestait cette petite ampoule nue et jaune qui se balançait au bout d’un fil noirci par les chiures de mouches, il voulait se replonger dans le miracle précédent.

Kovask alluma une cigarette.

— Tu en veux une ?

Sigmond le regardait toujours. Il y avait un grand vide dans ses yeux bleus. Kovask se leva, lui glissa une cigarette entre les lèvres, la lui alluma.

— Tu étais en Corée ?

— Oui …

— Et avant, tu as été contre les Japs ?

— Oui.

— Tu n’étais pas bien dans la Navy ? Tu n’avais pas de bons copains ? Tu pourrais être maître-principal maintenant. Peut-être midship.

L’homme finit par se tourner vers lui. C’était le seul être auquel il pouvait se raccrocher. Les autres, il ne les connaissait pas. C’étaient des civils. Kovask était un marin comme lui.

— Tu as fait c … erie sur c … erie. Pourtant, avant de t’embarquer sur l’Evans II, tu as suivi un stage de spécialisation comme détecteur ? Tu essayais de te cramponner quand même ? Tu savais bien que tu ne pourrais pas continuer de vivre ainsi avec ta maigre solde et l’argent que te rapportait ton travail secret ?

Clayton se demanda si Kovask n’éprouvait pas une sympathique pitié pour le premier-maître. Il ressemblait plus à un maître morigénant un élève qu’à un enquêteur interrogeant un coupable. Il se dit que la célèbre entraide de la Navy n’avait pas fini de l’étonner.

Sigmond tirait sur sa cigarette, le regard fixe. Kovask revint lentement derrière son bureau, s’y laissa choir. Il était partisan des méthodes psychologiques.

— Combien as-tu reçu pour la destruction de l’Evans II ?

— Deux mille dollars.

— Où sont-ils ?

— Dans ma cabine, à bord du Coban … Je n’ai pas eu le temps de les récupérer.

— Que voulais-tu en faire ?

— Les faire parvenir à ma femme et à ma fille, pour qu’elles viennent me rejoindre.

— Où comptais-tu aller ?

— Rester en Amérique centrale.

Kovask enchaîna tout naturellement.

— De qui Dominguin recevait les ordres ?

Sigmond prit à nouveau son air buté, mais Kovask savait qu’il n’allait pas résister longtemps.

— De Ramon Ponomé ?

Le quartier-maître sourit, se redressa.

— Non. C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Dominguin et Ponomé ne font qu’un.

Tous sursautèrent, sauf Kovask plus maître de lui.

— Tu en es certain ?

— Vous trouverez des preuves à bord du Coban. Il n’a pas eu le temps de tout détruire.

Le colonel Hilton avança sa grosse figure.

— J’ai vu des photographies de Ponomé … Ce n’est pas tout à fait ça.

— Dominguin se cache depuis des années. Il souffre de fièvres et se drogue. Son aspect physique a pu changer.

Kovask attaqua durement.

— De qui recevait-il certaines instructions ? Seul il ne pouvait réussir. Il avait une sorte de conseiller. Un homme qui travaille pour une puissance étrangère. Les Russes.

Sigmond eut un petit sourire suffisant.

— Tu connais cet homme ?

Il ricana, les regardant les uns après les autres.

— Écoute-moi, Sigmond.

Le ton grave du lieutenant le surprit. Il le fixa avec inquiétude.

— Ces gens se sont ignoblement conduits avec toi. Ils ont tué ta femme et ta fille. C’est Mercedes Llanera qui les a assassinées sur l’ordre de Jorge, lequel avait reçu des instructions de Dominguin.

Sigmond se dressa lentement et cette fois aucun des policiers n’intervint pour le faire asseoir.

— Nancy, Lissy ? Lieutenant …

C’était une sorte d’appel au secours. Kovask hocha la tête, répondit :

— Oui Sigmond. Elles sont mortes.

L’homme se figea au milieu de la pièce. Tous étaient suspendus à ses gestes, ses paroles.

— Lieutenant …

Il eut une sorte de rire douloureux :

— Vous connaissez cet homme …

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