À dix heures du soir, quatorze spécialistes, envoyés par Wouters, s’activaient dans la salle des archives de la Section spéciale, quand Kovask prit un taxi pour l’Amirauté. Il y apprit que le corps du chimiste avait été transporté à l’hôpital de la Navy, à La Boca, et que l’autopsie allait être effectuée par le médecin-principal Allard. Il obtint aussi quelques précisions sur la découverte du corps. C’était dans une crique déserte que des pêcheurs de crabes avaient trouvé le professeur. Ils avaient été frappés par l’abondance des crustacés à cet endroit.
— Et les papiers étaient intacts ? S’étonna Kovask.
— C’est une erreur, s’excusa son interlocuteur, le midship de nuit. On a simplement trouvé une montre en or portant son nom et sa date de naissance.
Une demi-heure plus tard, le lieutenant de l’O.N.I. s’y trouvait. Malgré tout, il dut attendre que le médecin-principal ait terminé ses premières constatations, ce qui demanda une bonne heure.
Il n’était pas loin de minuit quand un petit homme sec, portant des lunettes en or, sortit de la salle d’opération. Il jeta un regard incisif à Kovask.
— C’est vous l’inspecteur-enquêteur ? Allard, médecin-principal.
Sa main était petite mais nerveuse.
— Cet homme paraît mort depuis plusieurs jours. La cause ? La noyade consécutive à un choc dans la nuque.
— De l’eau dans les poumons ?
— Évidemment, fit Allard avec dédain. De l’eau salée. Un bon flacon.
— Pouvez-vous me le confier ?
L’œil bleu du médecin s’amusa derrière les verres de ses lunettes.
— Si vous y tenez …
Le flacon dans la poche de sa veste, il revint à l’Amirauté, demanda au midship de nuit de le conduire à la salle des cartes. L’homme s’exécuta.
Kovask étudia les courants du golfe de Panama. Une branche du courant nord-équatorial contournait en effet la Punta Mala, venant sensiblement de l’endroit où l’Evans y avait fait naufrage.
Ruminant sa déception, il se rendit au Génie Maritime, se fit préciser la position du chaland de débarquement où David Wilhelm se trouvait. Le L. 4002 était immobilisé pour la nuit sur la rive Ouest du lac de Miraflores ; Le contact radio était permanent. Le chaland était ancré à deux cents brasses d’un petit village, Samotillo.
Kovask annonça son arrivée et demanda que Wilhelm soit réveillé.
Une jeep fut mise à sa disposition. Il accepta le chauffeur, ne connaissant pas la zone d’une façon parfaite. Il ne leur fallut que quarante minutes pour parvenir à Samotillo. Les barques étaient échouées sur une plage de sable, et seuls deux feux réglementaires signalaient la présence du chaland. Le chauffeur fit des signaux avec ses phares et quelques minutes plus tard Kovask était à bord de la chaloupe.
Wilhelm l’accueillit en haut de l’étroite échelle de fer.
— Désolé mon vieux, s’excusa Kovask, mais votre séjour n’a rien d’une partie de plaisir.
— Je ne dormais pas, dit le chimiste. J’ai prélevé quelque quarante échantillons. Cela me fait du travail sur la planche. Qu’est-ce qui vous amène ?
La cabine qui servait de laboratoire improvisé était minuscule et une ampoule donnait une lumière limoneuse.
— Heureusement que je dispose d’une batterie d’accumulateurs pour éclairer mon microscope.
— Vous avez fait quelques découvertes ?
— Un peu tôt encore. Je réserve mon pronostic.
Kovask le regarda gravement.
— Tout cela est d’extrême urgence … Wilhelm haussa les épaules.
— Laissez-moi passer les écluses de Pedro Miguel …
Renonçant provisoirement, Kovask sortit son flacon que le chimiste examina avec curiosité. L’eau de mer était troublée par son séjour dans les poumons.
— Qu’est-ce ?
Kovask ne pouvait reculer davantage. Il regarda le chimiste avec une gravité subite.
— Pardonnez ma brutalité … Brown a été retrouvé … Du moins, ce qu’il en restait. Il est mort noyé … L’autopsie a eu lieu.
Wilhelm encaissa le coup assez bien. Il devait s’y attendre. Il posa le flacon et le fixa.
— Est-ce dans ses poumons que cette eau a été prélevée ?
— Oui … Je voudrais que vous établissiez la salinité.
Le jeune homme était intrigué.
— Elle est très variable dans le golfe de Panama, n’est-ce pas ?
— En effet … Entre trente-cinq et trente pour mille. Peut-être avec des zones à vingt-neuf …
— Voici ce que je compte faire. L’Evans a patrouillé plusieurs jours dans le golfe, et nous pourrons certainement avoir les rapports de votre patron … Pas exactement le pourcentage à l’endroit du naufrage, mais presque. S’il y avait une nette différence …
Le regard de Wilhelm se fit moins flou.
— Cela voudrait dire que mon patron est resté en vie plus longtemps ? Donc qu’il était complice du naufrage ? C’est cela que vous essayez de me faire établir ? Je ne marche pas !
Son ton s’était brusquement durci. Sous son apparence chétive, il cachait une volonté inattendue.
— Mettons-nous d’accord, fit Kovask pour l’apaiser. Je ne pense pas du tout que Brown était complice. Mais il peut très bien avoir été sauvé par le quartier-maître Sigmond, entraîné contre son gré jusqu’à terre. On lui a peut-être offert de collaborer. Il a sûrement refusé. Devenu un poids mort, les autres l’ont supprimé. D’autant que mon enquête au sujet de Brown les inquiétait. Ils l’ont noyé et ont transporté son corps jusqu’à la crique perdue où il a été retrouvé. Le fait que les crabes se soient acharnés dessus ne veut rien dire. Surtout s’il y en a des milliers dans le coin.
Wilhelm paraissait se rendre à la raison. Il eut même un sourire d’excuse, déboucha le flacon. Pendant qu’il opérait, Kovask alla fumer une cigarette au-dehors. La nuit était lourde. Le chaland paraissait endormi, sauf le radio qui veillait dans le poste de pilotage.
Mais c’était plus long qu’il ne le pensait, et il fallut encore une demi-heure avant que Wilhelm n’obtienne la teneur en chlore. Il ouvrit ensuite ses tables de Knudsen et énonça le chiffre.
— Pas plus de vingt-cinq pour mille, ce qui est assez extraordinaire.
— Il se serait noyé à proximité de la côte ?
— Non, au contraire, le pourcentage augmente souvent avec la faible profondeur des eaux … Une seule explication, il s’est noyé dans un estuaire.
Kovask sursauta.
— Certain ?
— Oui … C’est net. Je m’attendais à un trente pour mille environ.
— Je suis allé à Puerto-Mensabé. Il y a un infect rio qui se transforme en marécage au Nord du village.
Wilhelm approuva.
— Vous pouvez en être certain … Et vous n’avez pas besoin d’attendre que les rapports de Brown soient examinés, ni même qu’une analyse ait lieu sur le point précis du naufrage.
Kovask consulta sa montre. Deux heures. Il se sentait las mais il ne pourrait pas se coucher de la nuit. Le matelot qui le ramènerait à terre devait veiller avec le radio. Wilhelm se penchait sur ses tubes. C’est grâce à ce silence qu’il put surprendre de curieux grattements contre la coque du chaland.
Le chimiste avait entendu.
— Des herbes ?
Kovask lui fit signe de se taire. Il se déplaça en direction de la porte, se plaqua contre la cloison. D’un geste il ordonna à Wilhelm de poursuivre ses travaux.
Son oreille exercée perçut les frôlements de pieds nus sur la partie pontée du chaland. Puis celui d’une main contre le château. Peut-être un marin qui prenait l’air. Il devait faire une chaleur torride dans l’espèce d’entrepont réservé à l’équipage.
Wilhelm ne se retourna pas une seule fois. Kovask admira son sang-froid. Le jeune homme n’ignorait pas que, si l’inconnu ne faisait pas partie de l’équipage, c’était à sa vie qu’il en voulait. Le silence était à nouveau revenu, coupé par les cliquetis des éprouvettes et des tubes. Kovask, très fatigué par sa rude journée, faillit se détendre et se mettre à rire. Mais contre son dos le frôlement reprit. L’inconnu s’était tenu sur le qui-vive pendant quelques instants, et maintenant il arrivait.
Kovask sourit quand la poignée tourna lentement. Il pivota légèrement, certain que le tueur utiliserait un poignard. Quand la porte se détacha de la cloison, il lança sa main droite mais elle glissa sur une peau nue et huileuse. L’inconnu poussa un cri et sa lame tomba sur le plancher.
Kovask se lança à sa poursuite. L’homme se dirigeait droit vers la rambarde. L’Américain se détendit violemment dans un sursaut désespéré, crocha l’homme à hauteur des hanches, planta des doigts dans le maillot de bain. Il glissa avec lui, réussit à rester dessus et le frappa en plein foie. Sa victime rugit de douleur, mais il propulsa son poing vers le haut du corps nu, entendit la mâchoire inférieure claquer contre celle du haut.
— Vous l’avez ? Demanda Wilhelm. Sa torche électrique éclairait les deux hommes. Le tueur était un noir. Des bruits de pas martelèrent le pont. Le radio et le matelot arrivaient. Le noir se relevait lentement tandis que Kovask le surveillait de près. Le commandant de bord, un enseigne de deuxième classe, arrivait son pistolet à la main.
Kovask détestait les explications, mais Wilhelm s’en chargea à son grand soulagement. Il demanda simplement de quoi ligoter sa capture.
— Je le ramène à Panama. Trouvez-moi aussi un vieux pantalon et une chemise.
Une fois dans la chaloupe, Kovask lui lia les mains. Le noir avait une chaîne aux pieds, tenue par deux cadenas. Il attendit que l’homme soit installé dans la jeep pour lui demander son nom.
— Merico.
Le chauffeur était intrigué par le nouveau-venu. Comme il plissait les lèvres d’un air méprisant, Kovask lui demanda d’où il était.
— De La New-Orléans, et c’est la première fois qu’un mal-blanchi monte dans la même voiture que moi.
Kovask apprécia la situation. Merico, visiblement abattu par sa capture, ne tenta pas de s’évader. Le lieutenant se fit déposer à la Sécurité. La première personne qu’il aperçut fut Clayton. Il paraissait exténué et mordillait un mégot, l’air sombre. Il examina le noir avec circonspection.
— D’où sort-il celui-là ?
— Du lac Miraflores.
Rapidement il lui expliqua comment il s’était emparé du tueur.
— Je ne veux pas perdre de temps avec lui. Il ne sait certainement pas grand-chose.
— Je vais le passer à mes hommes.
Quand ce fut fait, il entraîna Kovask vers la salle des archives.
— Vous pouvez vous vanter d’avoir mis les administrations en révolution. Le chef du cabinet du gouverneur téléphone toutes les demi-heures pour savoir où nous en sommes. Tout le monde est sur les dents.
— Des résultats en bas ?
— Pas lourd pour le moment. Ils sont en train de saucissonner, et de boire de la bière glacée avant de reprendre le travail. Au fait, Washington est d’accord pour le cerveau électronique.
Kovask s’immobilisa dans le couloir.
— Avant d’aller là-bas … J’ai une soif terrible et je planterais bien la dent dans un sandwich.
— Venez. ! Nous avons un bar qui est resté ouvert.
La pendule de l’établissement indiquait trois heures et la chaleur paraissait devenir plus épaisse, plus humide. Kovask tira d’un air dégoûté sur sa chemise et sur son pantalon qui lui collaient à la peau.
— Dégueulasse, hein ? Vous verriez au bout de quelques années. Vous sauriez reconnaître des différences de l’ordre d’un degré dans la température ambiante.
Serge but deux verres de bière, mangea un sandwich à la viande froide, très épicé.
— Votre séjour à Puerto-Mensabé ?
— Fiasco … Plus personne au domaine. Même pas les gardes habituels.
— Pas de trace de Sigmond ?
— Rien … Nous avons pénétré dans la maison à la nuit et avons fouillé un peu partout. Évidemment, nous ne disposions pas de nos moyens habituels …
— Et Delapaz, le lieutenant de police ? Clayton grinça des dents.
— Nous avions beau lui expliquer que nous cherchions un décor pour une maison de production d’Hollywood, il était toujours dans nos bottes.
Kovask prit encore une bière, avec la mauvaise conscience de s’alourdir inutilement l’estomac sans étancher la soif qui brûlait sa gorge.
— Vous savez que Brown a été retrouvé à l’état de cadavre ?
— On me l’a appris.
— J’ai découvert qu’il n’avait pas pu mourir lors du naufrage, mais par la suite … J’ai l’impression que nos adversaires se mordent les doigts d’avoir fait disparaître le chimiste. Ils viennent de nous le rendre en espérant que nous ne serons plus aussi chauds pour continuer dans le sens actuel.
Clayton fumait d’un air maussade. Il devait être très fatigué lui aussi.
— Pourtant, ils ont essayé de liquider votre chimiste junior. Une preuve de leur affolement ?
— Le cadavre de Brown a peut-être été découvert avec un trop grand retard. À quelques heures près, il coïncide avec l’arrivée de David Wilhelm. Ils se sont rendu compte que la restitution du corps n’empêcherait plus notre marche en avant.
En même temps il quitta son siège.
— J’espère qu’ils vont vous le garder en bonne santé à bord de ce rafiot ?
— C’est un gars courageux qui ne s’affole pas inutilement.
Dans la salle des archives, le travail avait repris. Kovask passa derrière chacun, prit quelques notes rapides. Il alla ensuite les étudier dans un coin. Clayton le rejoignit quelques minutes plus tard.
— Regardez … Les plus nombreuses avaries nuisent au fonctionnement des écluses extrêmes … Celles de Gatun et de Miraflores… Plus rarement celle de Pedro Miguel. Mais évidemment le dépouillement de tous les cas n’est pas terminé. Nous n’avons que le quart approximativement des dossiers qui soit épluché.
Cinq minutes plus tard il dormait, affalé sur la table. Clayton s’était éclipsé discrètement pour aller en faire autant dans son bureau.
Quand on réveilla Kovask, il était six heures du matin et un petit jour blafard délavait les vitres. Du moins celles qui étaient fermées.
Hilton se tenait devant lui, frais et dispos. Il avait dû prendre quelque repos lui-même.
Kovask se leva, la bouche pâteuse, les muscles engourdis.
— Venez avec moi, dit mystérieusement le colonel.
Son ton était celui d’un homme qui fait un effort pour ne pas paraître inquiet.
Dans son bureau, il prit un message et le tendit à l’agent de L’O.N.I.
— J’avais demandé que tous les incidents me soient signalés de toute urgence. C’est l’écluse du Lac Gatun …
Il expliqua en même temps que Kovask lisait.
— Deux roulements de pivot ont cédé sous la pression de l’eau, alors qu’un cargo se trouvait dans le sas. Et l’ingénieur affirme que la dernière vérification ne date que de deux jours.