Chapitre 9

L'arrivée au Maroc marqua un changement immédiat. Les bandits s'évanouirent de l'horizon. À leur place se dressèrent les casbahs de pierres grossières, trapues, que Moulay Ismaël taisait bâtir par ses légions en tous les coins de son royaume. La garnison, composée des nègres à turban rouge, galopait au-devant de la caravane. On campait aux alentours de douars dont le chef s'empressait aussitôt d'apporter volailles, lait et moutons. Après le départ de la caravane, il faisait brûler des fagots de roseaux blancs avec leurs feuilles afin de purifier la terre du passage des esclaves chrétiens. On était dans un pays sérieux et très religieux. Des nouvelles parvinrent. Moulay Ismaël était en guerre contre un de ses neveux, Abd-el-Malek, qui avait soulevé des tribus et s'était enfermé dans Fez. Mais déjà l'on célébrait la victoire du grand Sultan. Un messager apporta à Osman Ferradji les souhaits de bienvenue de son souverain qui se réjouissait de revoir son meilleur ami et conseiller. Fez venait de tomber entre ses mains et les bouakers noirs y passaient au tranchant du cimeterre tous ceux qu'ils trouvaient les armes à la main.

Le « safari » se trouvait alors à deux journées de Fez, bivouaquant au pied d'une haute forteresse aux tours carrées et crénelées. L'Alcaïd Alizin qui la gouvernait décida d'offrir de grandes réjouissances en l'honneur de ces triomphes et de la visite du Grand Eunuque et Grand Vizir Osman Ferradji.

Au milieu du vacarme des longs fusils jetant leurs flammes dans la zébrure des flèches lancées vers le ciel, dans l'envol des burnous jaunes, verts, rouges, les magnifiques chevaux noirs et blancs tournoyèrent la « fantasia », « la diffa ». Angélique avait été conviée au repas de l'Alcaïd. Elle n'avait point osé refuser cette invite qui avait pris la rigidité d'un ordre sur les lèvres du Grand Eunuque, fort sombre depuis quelques jours. La tente était dressée au pied de la citadelle. Elle était immense, faite de poil de chameau et de tapis et les pans relevés laissaient apercevoir la foule des curieux, lumineux, sous le soleil.

Jusqu'au soir les plats défilèrent : moutons rôtis, salmis de pigeons accompagnés de fèves et d'amandes, pâtisseries feuilletées, le tout rehaussé de poivre qui incendiait la bouche. Maintenant, c'était le soir, l'heure des danses et des chants. Deux grands brasiers remplaçaient la lueur du soleil, éclairant en arrière-plan la falaise rouge du mur de la casbah. Aux sons frêles des flûtes et du battement des tambourins, les danseuses se dressaient, prenaient place, empaquetées dans leurs jupes de couleur superposées, faisant tinter leurs bracelets d'or. Elles avaient le visage découvert, marqué de signes bleus. Elles formaient un demi-cercle, étroitement serrées l'une contre l'autre. Derrière elles, s'amassaient les hommes, puis les cavaliers.

La danse commença. C'était la danse de l'amour « l'ahidou ». Peu à peu on devinait, derrière le voile épais des robes superposées, le tressautement spasmodique des ventres, tandis que les musiciens, courant ça et là comme des diables, excitaient de leurs instruments la fiévreuse incantation. Cela dura longtemps, le rythme s'accélérant sans cesse. Les danseuses ruisselaient de sueur.

Leurs visages aux yeux clos, aux lèvres entrouvertes dévoilaient leur volupté secrète. Sans un attouchement, elles atteignaient au paroxysme du plaisir et sous les yeux dévorants des hommes tendus, avides, livraient le visage mystérieux de la femme comblée où se reflète à son insu joie et douleur, extase et peur. Comme frappées par la foudre invisible que la danse avait développée en elles, elles défaillaient, ne tenaient plus debout que par leur pression étroite, épaule contre épaule. L'instant allait venir où elles se renverseraient sur le sol, offertes. La sensualité qui émanait de cette foule était si oppressante qu'Angélique baissa les yeux. La contagion de cette fièvre d'amour la gagnait.

À quelques pas d'elle, un Arabe fixait son visage dévoilé. C'était un des officiers de l'alcaïd, son neveu, Abd-el-Kharam. Angélique avait remarqué sa beauté de statue, son teint de palissandre où luisaient deux prunelles sombres et une denture blanche quand il avait souri aux compliments d'Osman Ferradji.

Maintenant, il ne souriait plus. Il ne quittait pas des yeux la captive française dont le visage si blanc et surprenant luisait dans la pénombre. Angélique finit par être attirée et tourna la tête. Elle tressaillit en recevant l'appel de ses grands yeux noirs exigeants et passionnés. Elle voyait frémir ses lèvres fortes et son menton glabre, frappé d'une fossette, qui avait la beauté pleine des bronzes romains. Angélique chercha à ses côtés Osman Ferradji. Le Grand Eunuque s'était-il aperçu de l'attention dont sa captive était l'objet ?...

Mais il venait de s'éloigner et c'était peut-être cette absence qui avait donné au jeune prince l'audace de la fixer ainsi.

Les flammes se mouraient, projetant des ombres gigantesques sur le mur, dont peu à peu la tache pourpre rentrait dans les ténèbres.

Les soubresauts des flammes semblaient accompagner ceux des corps et des voix qui ne s'élevaient que pour s'éteindre, passant d'un cri rauque à un sourd murmure, à un râle informulé, pour s'élancer à nouveau... retomber...

Des silences naissaient où l'on entendait se froisser sur le sable les piétinements infatigables des danseuses. Lorsque le piétinement s'arrêterait, lorsque le dernier tison aurait jeté sa lueur, un élan pousserait l'un vers l'autre le groupe des hommes et des femmes.

*****

Inlassablement, les yeux d'Angélique revenaient vers ce visage immobile et comme fasciné du jeune prince. D'autres la regardaient aussi, mais celui-ci la désirait avec une ardeur presque effrayante comme l'avait désirée Naker-Ali. Le goût de répondre à ce désir se glissa en elle. Elle reconnut la faim qui creuse soudain jusqu'aux entrailles et se sentit faible et prise de vertige. Elle voulut baisser les yeux puis le regarda encore. Elle devait avoir une expression éloquente, car un sourire triomphant étira les lèvres du jeune homme. Il fit un signe. Angélique détourna vivement la tête et ramena son voile sur son visage. La nuit s'épaississait. Dans cette ombre complice le mouvement des danseuses se ralentissait. Elles s'effondraient une à une, et c'était vers elles, du rang des hommes, des glissements furtifs, des bonds silencieux de chasseur sur la proie longtemps guettée. Après l'attente infinie des danses et des rites, venait l'instant de l'aboutissement, du rite suprême.

Les instruments de musique s'étaient tus. Le feu lançait un dernier éclat.

La captive, gardée par les eunuques, fut ramenée à sa tente, à travers les ténèbres. Elle fut jetée sur son divan de soieries et le pan de l'ouverture retomba. Elle appela sa compagne la Circassienne, mais celle-ci n'était pas là ce soir. Angélique se retrouva devant la solitude et son trouble dévorant.

Au-dehors les eunuques, indifférents à la fièvre érotique qui envahissait le campement, reprenaient la garde des femmes réservées.

Angélique respirait avec peine. La nuit était lourde. Tous les bruits semblaient s'être tus, hormis ceux, révélateurs, de l'immense accouplement qui se déchaînait au-dehors, à même le sol, réitéré, inlassable.

Elle se sentait malade et honteuse de sa fièvre, les nerfs à fleur de peau. Elle ne perçut pas le crissement léger d'un poignard fendant l'étoffe, à l'arrière de la tente, ni le glissement d'un corps souple à l'intérieur. Ce ne rut que lorsqu'une main fraîche et ferme se posa sur sa chair brûlante qu'elle sursauta, mortellement effrayée. Une lueur diffuse lui permit de reconnaître le visage triomphant et altéré qui se penchait sur elle.

– Vous êtes fou !

À travers la mousseline de sa chemise, elle sentait qu'il la caressait et la cherchait, tandis que le sourire du prince Abd-el-Kharam ressemblait à un éclat de lune au-dessus d'elle. D'un coup de reins, elle se mit à genoux sur les coussins. Les mots arabes fuyaient sa mémoire. Elle réussit cependant à composer une phrase :

– Va-t'en ! Va-t'en ! Tu risques la mort.

Il répondit :

– Je sais. Mais qu'importe ! Il faut... C'est la nuit d'amour.

Il était aussi à genoux près d'elle. Ses bras musclés entourèrent sa taille d'un cercle d'acier. Alors elle vit qu'il était venu à demi nu, vêtu seulement d'un pagne, prêt pour l'amour. Sa chair lisse, à l'odeur poivrée, se collait à la sienne. Elle essaya de le repousser sans bruit, mais il la ployait déjà sous la force sauvage de son désir. Il la renversait lentement et elle défaillait, livrée à cette possession inconnue, irrésistible et violente. La menace de mort, qui planait sur eux, augmentait la tension de son corps. Le silence redoutable accompagna leurs gestes à la fois mesurés et passionnés et rendit plus savoureux, comme un fruit interdit, le déferlement du plaisir.

Soudain les ennuques furent là, les entourant. Ils étaient entrés, noirs et furtifs comme des démons. Angélique les devina avant son amant, plongé dans les délices de sa voluptueuse besogne. Elle poussa un cri aigu...

Ils se saisirent de l'homme, les arrachèrent l'un à l'autre, et le traînèrent au-dehors...

*****

Au matin, la caravane passa sous les remparts rouges de la forteresse. Angélique était à cheval. Aux branches d'un vieil olivier argenté, elle aperçut un corps supplicié. L'homme était suspendu par les pieds. À terre, au-dessous de lui, fumaient les restes d'un feu qui avait calciné la tête et les épaules. Angélique tira sur les mors. Elle ne pouvait détacher les yeux de l'affreux spectacle. Elle était sûre, certaine que ce corps était celui du beau dieu bronzé qui l'avait visitée cette nuit-là. Le cheval blanc du Grand Eunuque vint se ranger à ses côtés. Angélique se tourna lentement vers lui.

– Vous l'avez fait exprès, Osman Bey, fit-elle d'une voix entrecoupée. Vous l'avez fait exprès, n'est-ce pas ?... C'était pour cela que la Circassienne n'était pas sous ma tente. Vous saviez qu'il allait chercher à m'atteindre... Vous l'avez laissé glisser, ramper, parvenir jusqu'à moi. J'ai de la haine pour vous, Osman Bey... DE LA HAINE !...

À son regard farouche, Osman Ferradji opposait le miroir impénétrable de ses vastes yeux égyptiens. Il répondit par un sourire.

– Sais-tu qu'il a parlé avant de mourir ? Il a dit que tu étais chaude et fougueuse et que la mort n'était rien pour l'homme qui avait goûté le plaisir entre tes bras... Tu m'avais menti, Fizouré ! Tu n'es pas indifférente, ni inexpérimentée aux tâches de l'amour.

– J'ai de la haine pour vous, répéta Angélique.

Mais elle avait peur aussi. Elle commençait à comprendre qu'elle ne serait pas de force avec lui.

*****

Aux approches de Fez, les traces des batailles qui s'y étaient déroulées se révélèrent. Chevaux morts, cadavres couchés dans les plis du sol rose et gris. Un nuage tournoyant de vautours remuait son ombre au-dessus de la ville. Aux remparts couleur d'or trois mille têtes saignaient, fichées aux crocs de fer prévus pour ces macabres exhibitions et une vingtaine de croix de bois, plantées par trois, où agonisaient des corps liés et mutilés, donnaient aux collines environnantes des allures de Golgotha.

La puanteur des charniers était telle qu'Osman Ferradji ne voulut pas entrer dans la ville et alla camper à l'écart.

Le lendemain, des messagers apparurent, portant au Grand Eunuque les souhaits de son roi et l'heureuse annonce que le neveu félon Abd-el-Melek avait été capturé et que des régiments de janissaires le ramenaient vivant. Moulay Ismaël venait lui-même au-devant du vaincu avec deux mille chevaux et mille fantassins, quarante esclaves chrétiens qui portaient une grande chaudière, un quintal de goudron et autant de suif et d'huile. Ils étaient suivis d'une charretée de bois et de six bouchers, tous le couteau à la main. On était proche de Miquenez. La caravane se divisa, certains groupes prenant les chemins de la ville, d'autres établissant le campement, tandis qu'Osman Ferradji prenait avec lui un groupe de cavaliers, les jeunes garçons de Mezzo-Morte montés sur leurs chevaux, trois des plus belles femmes qu'il installa, l'une sur un chameau blanc, l'autre sur un chameau gris, la troisième sur un chameau roux. Des porteurs et des esclaves suivaient, avec quelques-uns des plus beaux cadeaux de l'amiral d'Alger. Le Grand Eunuque aborda Angélique, qui se tenait à l'écart sur son cheval.

– Enveloppe-toi étroitement dans ton haïck de laine si tu ne veux pas que Moulay Ismaël te connaisse aujourd'hui, recommanda-t-il sèchement.

La jeune femme ne se le fit pas dire deux fois. Fatima, sa suivante, l'aida à se transformer en cocon, ce qui ne la mettait pas à l'aise pour conduire sa monture. Elle eût souhaité que le chef du Sérail la laissât au campement ou la dirigeât sur la ville, mais le maître tenait à ce qu'elle Fût présente. Cependant trois eunuques, auxquels le chef du Sérail avait fait des recommandations spéciales de silence, escortaient la captive française et étaient chargés à l'occasion de décourager les curiosités à son endroit. Elle devait voir sans être vue. Très vite d'ailleurs il se précisa que la foule qui s'assemblait sous le ciel de feu aurait le choix d'un spectacle qui lui ôterait l'envie de toute autre curiosité.

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