Chapitre 9
Pas par pas, caillou après caillou, ils avançaient. Le Rif autour d'eux avait changé. Les cèdres avaient disparu et les pentes d'herbe verte. Avec leur disparition, le gibier s'était fait rare et les sources aussi. La faim et la soif avaient recommencé à tenailler les fugitifs. Cependant, la jambe d'Angélique était guérie et elle avait fini par convaincre son compagnon de la laisser marcher un peu. Avançant tranquillement, ils allaient de jour et de nuit, par petites étapes, gravissant lentement les défilés et les cols, entre les falaises sombres et les broussailles monotones.
Angélique n'osait plus demander s'ils étaient encore loin du but. Celui-ci semblait reculer indéfiniment avec l'écran roux des montagnes. Il fallait marcher, marcher encore !
Angélique s'arrêta.
« Cette fois, je vais mourir », se dit-elle.
Sa faiblesse s'éleva en elle, devint immense. Dans ses oreilles naissait un bourdonnement confus, un carillon d'église et ce signe prémonitoire l'emplit d'effroi.
– Cette fois, c'est la mort...
Elle tomba à genoux en poussant un faible cri. Colin Paturel qui était déjà presque au sommet d'une falaise dont l'arête se dessinait durement sur le ciel implacable, redescendit vers elle.
Il s'agenouilla, la releva contre lui. Elle sanglotait sans larmes.
– Qu'y a-t-il, ma douce ? Allons, encore un peu de courage...
Il caressait sa joue et baisait ses lèvres desséchées comme pour y insuffler son inépuisable force.
– Relève-toi, je vais te porter un peu.
Mais elle secouait la tête, désespérée.
– Oh ! non, Colin... Cette fois c'est trop tard. Je vais mourir. J'entends déjà des cloches d'églises qui sonnent mon glas.
– Fariboles que tout cela ! Reprends courage. Au delà de cette falaise...
Il s'arrêta, l'œil vaguement fixe devant lui, attentif.
– Qu'y a-t-il Colin ? Les Maures ?
– Non, mais il y a que... moi aussi j'entends...
Il se dressa brusquement et cria d'une voix étranglée :
– J'ENTENDS LES CLOCHES !...
Comme un fou, il se mit à courir vers le sommet de la falaise. Elle le vit agiter les bras et hurler quelque chose qu'elle n'entendit pas. Mais oubliant toute fatigue et sans souci des pierres aiguës qui la blessaient, elle se redressa et se hâta.
– La mer ! ! !
C'était cela que criait le Normand. Comme elle arrivait, il la happa par le bras, la jeta contre lui, la serrant éperdument et ils restèrent là éblouis, n'en pouvant croire leurs yeux. Devant eux la mer s'étendait, blonde et ourlée de vagues dorées et sur la gauche une ville hérissée de clochers, bien close dans ses remparts.
CEUTA ! Ceuta-la-Catholique. C'étaient les cloches de la cathédrale Saint-Ange, sonnant l'Angélus du soir qu'ils avaient entendues et prises pour une hallucination de leur esprit épuisé.
– Ceuta ! murmura le Normand, Ceuta !
Puis il se ressaisit, retrouva sa pensée prudente et soupçonneuse. Car Ceuta, c'était aussi la ville assiégée par les Maures !... Un lointain coup de canon fit résonner les contreforts du mont Acho et un nuage de fumée fleurit au bord des remparts pour s'évaporer doucement dans le crépuscule paisible.
– Allons par là, marmonna Colin Paturel en ramenant sa compagne à l'abri des rochers.
Tandis qu'elle se reposait, il se glissa en rampant le long de la crête. Il revint, ayant aperçu le camp des Maures et ses mille tentes dressées, surmontées d'oriflammes vertes, juste au pied de la falaise. Peu s'en eût fallu que dans leur marche hasardeuse, ils ne tombassent d'emblée sur les sentinelles. Il fallait maintenant attendre la nuit. Il avait un plan ! Avant le lever de la lune, ils se glisseraient au bas de la montagne et gagneraient la plage. De rocher en rocher ils essaieraient d'atteindre l'isthme sur lequel était construit la ville, ils ramperaient jusqu'au pied de la muraille et chercheraient à se faire reconnaître des sentinelles espagnoles. Quand l'obscurité fut assez profonde, ils laissèrent là armes et bagages et descendirent, retenant leur souffle, craignant jusqu'à la chute d'un caillou. Comme ils atteignaient la plage, ils entendirent des chevaux marchant au pas. Trois Arabes passèrent, regagnant le camp. Par chance, leurs féroces lévriers ne les accompagnaient pas. Dès qu'ils se furent éloignés, Colin Paturel et Angélique traversèrent la plage en courant et se jetèrent dans les rochers du rivage. À demi plongés dans l'eau, ils commencèrent à s'avancer d'une anfractuosité à l'autre. Ils tâtonnaient, s'écorchant aux aspérités des coquillages, de temps à autre trébuchant dans un trou d'eau, se hissant de nouveau tout en prenant garde de ne pas se redresser, car peu à peu la clarté de la lune s'était répandue alentour. La masse haute de la ville semblait proche avec ses créneaux ourlés d'argent, ses dômes et ses clochers dressés sur le ciel étoilé.
La vision à laquelle ils avaient tant rêvé décuplait leur courage. Ils n'étaient plus loin de la première tour, bâtie en avancée fortifiée, lorsque des bruits de voix arabes, se mêlant au souffle léger du ressac, les immobilisèrent, collés à la roche visqueuse, essayant de faire corps avec elle. Un groupe de cavaliers maures apparut. Leurs casques pointus brillaient au clair de lune. Ils mirent pied à terre et s'installèrent sur la plage où ils allumèrent un grand feu.
À quelques pas à peine des fugitifs, cramponnés aux rochers et trempés d'eau de mer, ils s'installaient pour veiller. Colin Paturel les entendit deviser. Ils n'aimaient pas, disaient-ils, cette corvée que l'alcaïd leur imposait d'aller veiller juste sous les remparts de Ceuta. Une bonne affaire pour recevoir, dès que l'aube se lèverait, une flèche en plein cœur d'un de ces diables d'archers espagnols. Mais l'alcaïd Ali disait que cet endroit devait être gardé la nuit, car c'était par là que les métadores faisaient passer les Chrétiens évadés.
– Ils partiront au lever du jour, chuchota le Normand à Angélique. Il faut tenir jusque-là.
Tenir, à demi immergés dans l'eau froide, le sel sur leurs plaies, malmenés par le ressac, luttant contre la fatigue et le sommeil pour ne pas lâcher prise... Enfin, un peu avant l'aube, les Maures s'ébrouèrent, sanglèrent leurs montures et dès que le soleil rougit l'horizon ils sautèrent en selle et galopèrent vers le camp. À bout de forces, Colin Paturel et Angélique se hissèrent hors de l'eau et se traînèrent à genoux, ivres de fatigue. Alors qu'ils reprenaient souffle un autre groupe de cavaliers maures apparut de derrière la montagne et les aperçut. Ils poussèrent de rauques exclamations et firent virevolter leurs montures dans leur direction.
– Viens, dit Colin Paturel à Angélique.
L'espace qui s'étendait devant eux jusqu'à la ville leur parut immense comme le désert. Se donnant la main ils couraient, ils volaient, ne sentant plus leurs pieds nus déchirés, soulevés par une seule pensée : courir, courir, atteindre la porte. Les Arabes qui les poursuivaient étaient armés de mousquets, arme plus difficile à manier au galop du cheval. Une arquebuse n'eût pas manqué la cible qu'ils offraient, à découvert, sur le terre-plein sableux. Mais les balles ricochèrent à leurs côtés. Tout à coup Angélique eut l'impression de voir surgir devant eux d'autres cavaliers.
– Cette fois, c'est fini... Nous sommes cernés.
Son cœur éclata, rompu. Elle trébucha, roula parmi les sabots des chevaux. La masse du Normand s'effondra sur elle et elle s'évanouit, emportant l'écho de sa voix hachée, haletante.
– Chrétiens !... Chrétiens captifs... Au nom du Christ, amigos !... Au nom du Christ...