Chapitre 19

Quel pouvait être le visage de Moulay Ismaël lorsqu'il se penchait sur une femme désirée ? Son visage de bronze doré, inquiétant comme celui d'une idole africaine, durement taillé et pourtant lisse et modelé par le pouce audacieux d'un sculpteur antique. Des lèvres et des narines de nègre, des prunelles de félin. Non celles du tigre, mais celles du lion, qui peut regarder en face le soleil et voir au delà des apparences. Quelle pouvait être l'expression du conquérant achevant sa conquête ?... Angélique sentait le piège se refermer sur elle. On ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur Moulay Ismaël et lorsqu'elle errait à travers les allées des jardins délicieux peu à peu le vertige la prenait à considérer la nature du maître qui les avait créés, le gouffre d'un être oscillant entre les extrêmes des passions.

Il jetait ses captifs dans la fosse aux lions, inventait des cruautés si affreuses que le suicide, pour y échapper, était le plus doux recours, mais aimait les fleurs rares, l'eau murmurante, les oiseaux et les bêtes, et croyait en Allah miséricordieux de toute son âme. Héritier du Prophète dont il avait la bravoure froide et illimitée, il eût pu avouer comme Mahomet : « J'ai toujours aimé les femmes, les parfums et la prière. Mais seule la prière a satisfait mon âme... »

Autour d'elle les courtisanes chuchotaient, rêvaient, intriguaient. Toutes ces femelles, à l'aise dans la tiédeur des coussins, se laissaient aller à l'animalité de leurs beaux corps voués à l'amour.

Lisses et douces, parfumées, parées, elles étaient faites, avec leurs courbes fondantes, pour l'étreinte d'un maître impérieux. Elles n'avaient d'autres raisons d'exister et vivaient dans l'attente du plaisir qu'il leur donnerait, enragées de leur oisiveté et de leur continence forcée. Car trop peu souvent y en avait-il parmi ces centaines de femmes assemblées qui recevaient l'hommage princier.

Les chaudes « houris »7 réservées à la volupté d'un seul trompaient leur attente en de sournois complots. On jalousait Daisy l'Anglaise et la sombre Leïla Aïcha, les seules qui semblaient avoir retenu et découvert les secrets de son étrange cœur. Elles le servaient dans ses repas. Il les consultait parfois. Mais nulle n'oubliait que le Coran autorise au croyant seulement quatre femmes légitimes. Quelle serait alors la troisième ?

La vieille Fatima était vexée que sa maîtresse, qu'elle embellissait chaque jour, n'eût pas encore été présentée au roi et ne fût pas encore devenue favorite. Cela ne pourrait manquer.

Le roi n'aurait qu'à la voir. Il n'y avait pas dans le harem de femme plus belle que la Française. Son teint, préservé par la pénombre des appartements, s'était purifié. Dans la carnation chaleureuse, les yeux verts brillaient d'un éclat qui ne semblait pas naturel. Fatima avait foncé la couleur des cils et des sourcils avec du henné bleu mêlé de lait de chaux qui leur donnait la douceur d'un sombre velours. Par contre, elle avait éclairci l'abondante chevelure avec des bains de plantes spéciales et chaque mèche en était souple et brillante comme de la soie. La chair était nacrée, ayant macéré dans des bains d'huile d'amandes ou d'extrait de nénuphars. Elle était à point, estimait Fatima.

Qu'attendait-on alors ?

La Provençale entretenait Angélique de ses doutes et de ses impatiences. Elle finissait par lui communiquer ses rancœurs d'artiste qui voit négliger son œuvre. À quoi bon être si belle ? L'instant était propice pour s'imposer au tyran et devenir sa troisième Femme. Désormais, elle n'aurait plus à craindre la vieillesse ni d'être reléguée au fond d'un lointain caravansérail de province ou pire, envoyée aux cuisines pour y mener jusqu'à la fin de ses jours une vie de servante.

Le Grand Eunuque les laissait s'engluer dans une attente peut-être propice à ses desseins, mais peut-être non calculée. Voyait-il seulement passer les jours ? Une fois encore, il semblait guetter un signe et considérait, songeur, l'odalisque nouvelle qu'il avait créée, belle comme les images impies des peintres d'Italie. Il hochait la tête longuement « J'ai vu dans les astres... » murmurait-il. Ce qu'il avait vu, et ne disait pas, le rendait indécis. Il passait de longues nuits au sommet de la tour carrée du ksar à interroger le ciel de ses instruments d'optique. Il possédait les plus beaux et les plus perfectionnés du monde civilisé. Le Grand Eunuque avait des faiblesses de collectionneur. Avec les instruments d'optique, pour l'acquisition desquels il s'était rendu non seulement à Venise et à Vérone, mais jusqu'en Saxe, où les verreries commençaient à être réputées pour leurs lentilles de précision, il collectionnait aussi les plumiers persans, de nacre et d'émaux cloisonnés, dont il possédait les plus rares.

Il aimait aussi les tortues. Il en faisait élever de toutes espèces dans les jardins des villas de la montagne, où Moulay Ismaël parquait ses concubines délaissées. Non seulement, les pauvres femmes étaient éloignées à jamais de Miquenez, mais il leur fallait finir leurs jours en la compagnie de cette multitude d'aimables monstres, ces lentes tortues, géantes ou minuscules, qui leur attiraient au surplus les visites fréquentes du redouté Grand Eunuque. Le long personnage paraissait avoir le don d'ubiquité. Pour les pensionnaires du harem, il se trouvait toujours là au moment précis où on le préférait ailleurs. Moulay Ismaël l'avait à ses côtés chaque fois qu'une soudaine inspiration lui faisait souhaiter l'avis immédiat de son Grand Eunuque.

Il visitait fréquemment chaque ministre, recevait journellement le rapport de multiples espions, se livrait à de nombreux voyages et pourtant paraissait passer ses jours à méditer sur la perfection des émaux persans et ses nuits, l'œil rivé à une lunette d'astronome. Ce qui ne l'empêchait pas d'accomplir religieusement les rites musulmans des cinq prières le front contre terre.

– Le Prophète a dit : Travaillez pour ce monde comme si vous deviez toujours y vivre, et pour l'autre comme si vous deviez mourir demain, aimait-il à répéter.

Sa pensée semblait demeurer en communication invisible avec ceux et celles qu'il tenait sous sa juridiction. Telle une araignée guetteuse, il tissait d'eux à lui la toile dont ils ne pourraient jamais se dégager.

– Ne te languis-tu pas, Firouzé ? lui demanda-t-il un jour, ne te languis-tu pas de l'heureux délire de la volupté ? Il y a longtemps que tu n'as point connu d'homme...

Angélique détourna les yeux. Elle se serait fait plutôt hacher que d'avouer la fièvre qui rendait ses nuits agitées et l'éveillait, exacerbée, souhaitant tout bas : Un homme ! N'importe quel homme !...

Osman Ferradji insista :

– Ton corps de femme qui ne craint point l'homme, qui a de l'amitié et du goût pour lui, et ne redoute pas sa violence comme tant de filles trop neuves, ne brûle-t-il pas de le rencontrer à nouveau ? Moulay Ismaël te comblera... Oublie tes pensées et ne songe qu'à ton plaisir... Veux-tu que je te présente enfin ?...

Il était assis près d'elle sur un escabeau bas. L'attention d'Angélique fut attirée par lui. Elle le contempla d'un air songeur, ce grand exilé de l'amour !... Il lui inspirait des sentiments complexes de répulsion et d'estime et elle ne pouvait se défendre d'une bizarre tristesse lorsqu'elle distinguait sur cet homme les signes de son état : la courbe alourdie du menton, les bras lisses et trop beaux et, sous le gilet de satin, la forme des seins qui viennent parfois aux eunuques dans leur âge mûr.

– Osman bey, dit-elle, à brûle-pourpoint, comment pouvez-vous parler de ces choses ? Ne regrettez-vous jamais de ne pas y avoir droit ?

Osman Ferradji haussa les sourcils ; il eut un sourire indulgent et presque gai.

– On ne regrette pas ce qu'on n'a point connu, Firouzé ! Envies-tu le fou qui traverse la rue en riant aux phantasmes de son esprit débile ? Il est pourtant heureux à sa manière, ce fou, sa vision le comble. Pourtant tu ne voudrais en rien partager ce qui le contente et tu remercies Allah de ne point être à sa place. Ainsi m'apparaît le comportement auquel entraîne l'impérieuse servitude du désir et qui d'un homme plein de bon sens peut faire un bouc bêlant derrière la plus stupide des chèvres. Et je remercie Allah de ne pas m'y avoir assujetti. Je n'en admets pas moins la réalité de cette force première et je travaille à la mener vers le but que je poursuis, qui est la grandeur du royaume de Marroco et la purification de l'Islam !

Angélique se dressa à demi, éprouvant l'exaltation d'un stratège remaniant le monde à son gré.

– Osman Bey, on dit que vous avez guidé Moulay Ismaël au pouvoir, que pour y parvenir vous lui avez indiqué ceux qu'il devait tuer ou faire tuer. Mais il y a encore un assassinat que vous n'avez pas perpétré. LE SIEN ! Pourquoi conserver ce fou sadique sur le trône du Maroc ? N'y seriez-vous pas mieux que lui ? Sans vous il ne serait qu'un aventurier débordé par ses ennemis. Vous êtes sa ruse, sa sagesse et sa protection occulte. Pourquoi ne pas prendre sa place ?... Vous le pourriez. N'a-t-on pas couronné jadis des eunuques, empereurs de Byzance ?

Le Grand Eunuque souriait toujours.

– Je te suis très obligé, Firouzé, de la si haute opinion que tu as de moi. Mais je ne tuerai pas Moulay Ismaël. Il est bien sur le trône du Maroc ! Il a exactement la fougue des conquérants. Que peut créer celui qui ne possède pas la sève de la fécondation ?... Le sang de Moulay Ismaël est une lave brûlante. Le mien est glacé comme celui d'une source ombreuse. Et c'est bien ainsi ! Il est le glaive de Dieu. Et je lui ai transmis ma sagesse et ma ruse. Je l'ai élevé et enseigné depuis qu'il n'était qu'un petit chérif, perdu parmi les cent cinquante fils de Moulay Archy qui ne se préoccupait guère de leur éducation. Il s'occupa seulement de Moulay Hamet et de Abd-el-Ahmed. Mais moi, je m'occupais de Moulay Ismaël. Et il a vaincu les deux autres. Moulay Ismaël est mon fils plus qu'il ne l'est de Moulay Archy qui l'a engendré... Je ne puis donc le détruire. Il n'est pas un fou sadique, comme tu le juges dans ton esprit étroit de Chrétienne. Il est le glaive de Dieu ! N'as-tu pas entendu dire que Dieu fit pleuvoir le feu sur les villes coupables de Sodome et de Gomorrhe ?... Moulay Ismaël réprime les vices honteux pratiqués par tant d'Algériens et de Tunisiens, il n'a jamais pris une femme ayant un mari vivant, car l'adultère est interdit par la Loi et il prolonge d'une lune entière le jeûne du Ramadan... Lorsque tu seras sa troisième femme, tu apaiseras les excès de sa nature exaltée... Mon œuvre sera accomplie. Veux-tu que je t'annonce à Moulay Ismaël ?

– Non, fit-elle avec agitation, non... pas encore.

– Laissons donc faire le Destin !...

*****

Le couperet du destin tomba, un matin fluide et frais où Angélique fit conduire sa chaise à rideaux tirée par deux mules dans la palmeraie. Elle avait reçu de Savary un billet, remis non sans réticence par Fatima, où il la priait de se rendre dans la palmeraie près de la case réservée aux jardiniers. La femme de l'un d'eux, une esclave française, dame Badiguet, lui indiquerait alors où se trouverait son vieil ami.

Sous la molle retombée des palmes luisait l'ambre des dattes mûres. Des esclaves les ramassaient. À la case des jardiniers, dame Badiguet s'approcha de la chaise dont Angélique entrouvrit à peine les rideaux. Cette esclave avait été prise alors qu'elle se rendait avec son mari, pour s'établir, des Saintes-Mariés à Cadix. Ses deux sœurs, capturées avec elle, avaient été mises dans le harem d'Abd-el-Ahmed, mais elle avait eu le droit de rester avec son mari, car Moulay Ismaël pratiquait la Loi qui dit que l'adultère est interdit et il n'aurait jamais séparé une femme de son mari vivant. Elle avait eu quatre garçons, tous nés dans l'esclavage et qui étaient les compagnons de jeux du petit prince Zidan.

Elle glissa un regard furtif aux alentours et chuchota que le vieux Savary travaillait non loin dans la palmeraie. Il ramassait les dattes tombées qui fournissaient un apport au pain ranci des esclaves. La troisième allée sur la gauche... Était-elle sûre des deux eunuques qui conduisaient l'attelage ? Oui. C'étaient heureusement deux jeunes gardes qui ne savaient qu'une chose : qu'Osman Ferradji leur avait recommandé de ne pas contrarier la captive française.

Elle fit donc conduire la chaise dans l'allée désignée et ne tarda pas à apercevoir Savary, petit gnome brunâtre, ramassant allègrement sa provende, dans le chatoiement émeraude et or des palmiers. L'endroit était désert. On n'entendait que le bourdonnement incessant des mouches autour des régimes poissés de sucre. Savary s'approcha. Les eunuques voulurent s'interposer.

– Arrière, mes gros bébés ! leur dit aimablement le vieillard. Laissez-moi présenter mes hommages à cette dame.

– C'est mon père, intervint Angélique, vous savez bien qu'Osman Bey me le laisse quelquefois rencontrer...

Ils n'insistèrent pas.

– Tout va bien, chuchota Savary, le regard rayonnant derrière ses lunettes.

– Avez-vous encore trouvé un gisement de moumie minérale ? interrogea Angélique avec un pâle sourire.

Elle le regardait avec attendrissement. Il ressemblait de plus en plus aux lutins barbus et malicieux qui viennent danser autour des tables de pierre dressées dans les champs du Poitou. Elle n'était pas loin de croire que Savary n'était autre qu'un des vieux génies de son enfance qu'elle avait si longtemps guettés dans l'herbe humide de rosée et qui la suivait fidèlement pour la protéger.

– Six esclaves vont risquer une évasion. Leur plan est parfait. Ils ne vont pas se lier avec des métadores qui trop souvent trahissent ceux qu'ils doivent emmener en terre chrétienne. Ils ont rassemblé les renseignements d'esclaves évadés et qui avaient été repris. Ils ont tracé la route jusqu'à Ceuta, les chemins qu'il faut suivre et ceux qu'il faut éviter. Le temps propre pour fuir sera dans un ou deux mois. C'est la saison des équinoxes parce que les Maures ne couchent plus dans la campagne, n'ayant ni blé ni fruits à garder. Il ne faut voyager que la nuit. Je les ai persuadés d'emmener une femme avec eux. Ils ne voulaient pas. On n'a jamais vu une femme s'évader, une femme fugitive. Je leur ai fait remarquer que précisément votre présence les protégerait, car si l'on aperçoit la présence d'une femme parmi eux, on pensera qu'il s'agit de marchands et non de captifs chrétiens.

Angélique lui serra la main avec effusion.

– Oh ! mon cher Savary, et moi qui vous accusais de m'abandonner à mon triste sort !

– Je tissais ma toile, dit le vieil apothicaire, mais tout n'est pas dit. Il faut que vous puissiez sortir de la forteresse. J'ai étudié toutes les issues qui du harem s'ouvrent hors de l'alcassave ; il y a du côté Nord, sur l'une des façades qui donne sur une colline d'immondices, non loin du cimetière des Juifs, une petite porte qui n'est pas toujours gardée. Je me suis informé près des servantes. Elle donne sur une cour appelée « cour du secret », à deux pas d'un escalier qui communique avec le harem. C'est par là que vous pourriez en sortir. L'un des conjurés vous attendrait au-dehors une nuit. Maintenant, il faut savoir que cette petite porte ne s'ouvre que de l'extérieur et que deux personnes seulement en ont la clef : le Grand Eunuque et Leïla Aïcha. Cela leur permet des retours impromptus alors qu'on les a vus sortir en grande pompe par-devant... Vous arriverez bien à leur subtiliser cette clef et à la faire passer à l'un de nous, qui viendra vous ouvrir...

– Savary, soupira Angélique, vous avez tellement l'habitude de soulever les montagnes que tout vous semble simple. Subtiliser une clef au Grand Eunuque, affronter la panthère !...

– Vous avez bien une servante dont vous êtes sûre ?

– C'est-à-dire... je ne sais...

Maître Savary subitement posa un doigt sur ses lèvres. Il s'éloigna avec une vivacité de furet, sa vannerie à demi pleine de dattes sous le bras. Angélique entendit un galop de cheval se rapprocher. Moulay Ismaël surgit d'une allée transversale, son burnous jaune flottant au vent, et suivi de deux alcaïds. Il s'arrêta en apercevant entre les arbres la chaise aux rideaux rouges. Savary renversa son panier au milieu de l'allée et se mit à pousser des lamentations.

L'attention du Sultan se détourna vers lui. Il vint au petit pas de son cheval. La maladresse et la terreur feinte du vieil esclave excitaient son impérieux besoin de tourmenter.

– Oh ! n'est-ce pas le petit « santon » chrétien d'Osman Ferradji ? On raconte des merveilles sur toi, vieux sorcier. Tu soignes admirablement mon éléphant et ma girafe.

– Sois remercié de ta bonté, Seigneur, chevrota Savary en se prosternant.

– Relève-toi. Il n'est pas bon qu'un « santon », qui est un être sacré par lequel parle Dieu, se tienne dans des postures humiliantes.

Savary se redressa et reprit son panier.

– Attends !... Je te dirai qu'il ne me plaît pas qu'on t'attribue le titre de santon, à toi qui demeures dans l'erreur de tes infâmes croyances. Si tu as des secrets magiques, ils ne peuvent venir que de Satan. Fais-toi Maure et je t'attacherai à moi pour me traduire mes songes.

– J'y réfléchirai, Seigneur, affirma Savary.

Mais Moulay Ismaël était d'humeur mauvaise. Il leva sa lance et raccourcit son bras, prêt à frapper.

– Fais-toi Maure, répéta-t-il, menaçant. Maure !... Maure !...

L'esclave fit mine de ne pas entendre. Le roi le frappa une première fois. Le vieux Savary tomba à demi et porta les doigts à son flanc, où suintait le sang. De l'autre main, tremblante, il redressa ses lunettes, et leva alors vers le Sultan un regard brillant d'indignation :

– Maure ?... Un homme comme moi ! Pour qui me prends-tu, Seigneur ?...

– Tu insultes la religion d'Allah ! rugit Moulay Ismaël en lui enfonçant de nouveau le fer de sa lance dans le ventre.

Savary l'y arracha et chercha à se redresser pour fuir. Il réussit à peine quelques pas en titubant, mais Moulay Ismaël le suivait à cheval, répétant : « Maure ? Maure ? » et chaque fois le perçant de sa lance.

Le vieillard s'écroula de nouveau.

Horrifiée, Angélique regardait l'affreuse scène, entre ses rideaux. Elle mordait ses doigts pour ne pas crier. Non ! elle ne pouvait pas laisser ainsi massacrer son vieil ami. Elle s'élança hors de la chaise et courut comme une folle, s'accrocher à l'arçon de Moulay Ismaël.

– Arrête, Seigneur, arrête ! supplia-t-elle en arabe, Pitié, c'est mon père !...

Le Sultan demeura la lance levée, stupéfait de l'apparition de cette femme splendide et inconnue, dont les cheveux dénoués s'épandaient comme une nappe dans un rayon de soleil. Il baissa le bras.

Angélique hagarde s'élança vers Savary. Elle souleva le petit vieillard, si fluet qu'elle ne sentait pas son poids, et le traîna jusqu'au pied d'un arbre pour l'y appuyer. Sa vieille robe était toute poissée de sang. Ses lunettes étaient brisées. Elle les lui ôta doucement. Les taches rouges s'élargissaient, envahissant l'étoffe usée de la robe et Angélique voyait avec effroi le teint du vieillard blanc comme le suif, sur lequel ressortait sa petite barbe rouge teinte au henné.

– Oh ! Savary ! dit-elle, la voix hachée par les battements de son cœur, oh mon cher vieux Savary, je vous en supplie, ne mourez pas !

La dame Badiguet qui avait assisté de loin au drame se précipita vers sa maison pour y chercher un remède.

La main de Savary tâtonna pour trouver dans un repli de vêtement un petit morceau de terre noire et visqueuse. Ses yeux troubles aperçurent Angélique.

– La moumie !... dit-il. Hélas ! Madame, PERSONNE ne connaîtra plus le secret de la terre.... Il n'y avait que moi qui savais... et je m'en vais... je m'en vais.

Ses paupières prirent une teinte plombée.

La femme du jardinier revenait, portant un breuvage de graines de tamaris additionné de cannelle et de poivre.

Angélique le porta aux lèvres du vieillard. Il parut humer la vapeur brûlante. Un sourire s'ébaucha.

– Ah ! les épices ! murmura-t-il, l'odeur des voyages heureux... Jésus, Marie, recevez-moi...

Ce fut sur ces mots que le vieil apothicaire de la rue du Bourg-Tibourg expira. Sa tête chenue s'inclina et il rendit l'âme.

Angélique tenait entre ses mains les mains devenues inertes et froides.

– Ce n'est pas possible, répétait-elle égarée, ce n'est pas possible !

Ce n'était pas l'agile et invincible Savary qui gisait là comme un pitoyable pantin brisé dans la lumière d'émeraude de la palmeraie !

C'était un mauvais rêve ! Un de ses tours de génial baladin !... Il allait reparaître, lui chuchoter « Tout va bien, madame ».

Mais il était mort, percé de coups de lance.

Elle sentit alors un poids terrible s'appesantir sur elle. Le poids d'un regard qui la fixait. Elle aperçut près d'elle dans le sable les sabots d'un cheval arrêté et elle leva la tête. Moulay Ismaël la couvrait de son ombre...

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