Chapitre 6
Les trois hommes, le Vénitien, le Parisien et le Basque, partirent à l'aube. Colin Paturel avait d'un signe appelé Angélique près de lui.
– Je vais rester près du vieux, dit-il, on ne peut pas l'emmener, on ne peut pas le laisser, non plus. Faut attendre ! Les autres vont continuer, afin de ne pas manquer le rendez-vous de Rabi Maïmoran. Ils le préviendront et ils aviseront du mieux à faire. Que voulez-vous, partir avec eux ou les suivre ?
– Je ferai ce que vous m'ordonnerez.
– Je pense qu'il est préférable que vous restiez. Les autres iront plus vite sans vous et le temps presse.
Angélique inclina la tête et fit mine de s'éloigner vers le grabat. Colin Paturel la retint, semblant regretter son peu d'aménité.
– Je pense aussi, dit-il, que le vieux Caloëns a besoin de vous pour mourir en paix. Mais si vous préférez partir...
– Je resterai !
On partagea les provisions et la réserve des flèches. Colin Paturel gardait un arc, un carquois, sa massue, une boussole et l'épée du marquis de Kermœur. Dès que la nuit fut tombée, les trois hommes s'éloignèrent, après s'être arrêtés un instant près de la tombe du gentilhomme breton. L'on ne prévint pas le vieux Caloëns. Celui-ci s'affaiblissait de plus en plus. Il délirait en flamand. Il se cramponnait à la main d'Angélique avec la puissance des moribonds et toute la force de ce vieux corps résistant lui revint lorsque, après avoir lutté encore la nuit et le jour suivant, il se dressa sur sa couche. Il fallut la vigueur de Colin Paturel pour le maintenir et le blessé lutta contre lui comme il luttait contre la mort, avec une énergie farouche.
– Tu ne m'auras pas ! disait-il, tu ne m'auras pas !
Il parut soudain reconnaître le visage qui s'opposait a lui.
– Ah ! Colin, mon gars, fit-il d'une voix douce, il est donc temps de partir, ne crois-tu pas ?
– Oui, compagnon, il est temps. Va ! ordonna la voix lente du roi.
Et le vieux Caloëns mourut dans les bras du Normand avec une confiance d'enfant. Angélique, qu'avait bouleversée l'agonie terrible, se mit à pleurer en les contemplant, le maigre vieillard à la tête chenue et dégarnie, appuyé contre la poitrine de l'homme comme sur celle de son fils. Colin Paturel, après lui avoir fermé les yeux, lui croisa les mains.
– Aidez-moi à le transporter, dit-il. La tombe est déjà creusée. Il faut faire vite. Après, nous partirons !
Ils le couchèrent auprès du marquis de Kermœur, jetèrent la terre en hâte. Angélique voulut tailler deux croix.
– Pas de croix ! dit le Normand. Des Maures qui viendraient comprendraient que des Chrétiens ont récemment été enterrés ici et se lanceraient à notre poursuite.
*****
Et ce fut de nouveau la marche harassante à travers le paysage que la pleine lune aiguisait de vives arêtes métalliques. Angélique, reposée par ces deux jours de halte, s'était promis que Colin Paturel ne pourrait lui reprocher de traîner, mais elle avait beau faire elle ne pouvait soutenir l'allure de ses longues foulées et elle s'énervait de le voir l'attendre en se retournant, dressé comme une statue, sa massue sur l'épaule. Elle avait hâte qu'on retrouvât les autres qui au moins, grognant, jurant et peinant, marchaient comme de simples mortels et non comme des héros de mythologie inaccessibles à toute fatigue terrestre. Est-ce qu'il n'était jamais fatigué, ce diable de Colin Paturel ? Est-ce qu'il n'avait jamais peur ? Est-ce qu'il était inaccessible à toutes souffrances, celles du corps ou celle du cœur ? C'était une brute, au fond. Elle l'avait déjà pensé, mais cette marche qu'elle fit en sa seule compagnie l'ancra dans sa conviction. Cependant, ils firent tant et si bien qu'au lendemain soir ils parvenaient à l'orée du bois de chênes où devait avoir lieu la rencontre avec le Juif. Le carrefour des chemins creusés dans le sable où les chênes-lièges enfoncent leurs profondes racines s'apercevait au-dessus d'eux.
Colin Paturel fit halte. Ses yeux se plissèrent et elle fut surprise de voir qu'il regardait vers le ciel. Ses yeux suivirent cette direction et le soleil lui parut soudain obscurci par une nuée de vautours qui s'élevaient lentement des arbres. Les nouveaux arrivants avaient dû les déranger. Après quelques tours, ils s'abaissèrent de nouveau, leurs cous pelés tendus, et se posèrent alentour d'un gros chêne qui étendait ses branches à la croisée des chemins. Angélique aperçut enfin ce qui les attirait.
– Il y a deux corps pendus, dit-elle d'une voix étouffée.
L'homme les avait déjà vus.
– Ce sont deux Juifs. Je reconnais leurs lévites noires. Restez là. Je vais m'en approcher en rampant et en contournant le bois. Quoi qu'il arrive, ne faites pas un mouvement !