Chapitre 13

– Nous irons au spectacle ! Nous irons au spectacle !... pépiaient les petites courtisanes en faisant tinter leurs bracelets.

– Voyons, mesdames, un peu de calme, recommanda Osman Ferradji, solennel. Il passa entre les deux rangs de silhouettes voilées vérifiant sévèrement la tenue et le luxe de chacune et la bonne fermeture des haïcks de soie ou de mousseline qui ne laissaient paraître que des yeux tantôt sombres, tantôt clairs, mais tous pétillants d'excitation. Toutes ces femmes parées pour la promenade se ressemblaient, offrant la même apparence de tas de linge amoncelés, en forme de poire, montés sur de minuscules babouches de cuir jaune ou rouge. Il n'y avait là que là première centaine des favorites du harem, celles parmi lesquelles Moulay Ismaël aimait venir faire son choix, tenant en main le mouchoir qu'il laisserait tomber devant l'élue du jour ou plutôt de la nuit. On lui avait dit que c'est ainsi que procédait le grand seigneur de Constantinople dans son sérail. Lorsqu'une femme avait depuis fort longtemps été négligée par l'attention du Roi, Osman Ferradji la retirait du cercle et la renvoyait à d'autres étages et à d'autres travaux. C'était le pire des bannissements que de ne plus être parmi les « présentées ». On perdait désormais l'espoir de se voir admise à partager les plaisirs du Sultan. C'était le commencement de l'oubli, de la vieillesse, un exil cruel à quelques pas du lieu des félicités. Le Grand Eunuque, maître de ces renvois ou de ces promotions, savait à bon escient suspendre la menace audessus de la tête des indociles. Quand on ne faisait plus partie des « présentées », on était désormais privée de bien des agréments, par exemple des promenades, des spectacles, des multiples voyages et villégiatures dans lesquels Osman Ferradji n'hésitait pas à emmener la plus importante partie du harem.

Ce jour-là, les délaissées, qui entendaient les coups de fusil et la rumeur de la foule annonçant la fête, éclatèrent en sanglots et hululements désespérés. Osman Ferradji alla lui-même leur recommander de se calmer. Le roi était las d'entendre des plaintes dans son sérail. Voulaient-elles donc subir le sort des femmes et des filles d'Abd-el-Amed ? L'exemple était pourtant récent. À la mort d'Ab-el-Amed, survenue huit jours après son exécution, la gangrène s'étant mise dans ses plaies, ses femmes avaient recommencé leurs cris et leurs pleurs, en sorte que le roi avait été contraint de menacer de mort toutes celles qu'il entendait pleurer. Pendant plusieurs jours, tant que le roi était dans l'alcassave, elles avaient retenu leurs soupirs, mais dès qu'il était sorti les lamentations recommençaient. Alors le roi en fit étrangler quatre sous ses yeux. À ce salutaire rappel, les délaissées revinrent à un silence exemplaire et ce fut à qui chercherait une issue, une meurtrière où grimper sur les terrasses pour essayer d'apercevoir quand même quelque chose du spectacle.

En revenant, le Grand Eunuque passa par l'appartement d'Angélique. Ses servantes achevaient de l'envelopper de voiles. Ce n'est pas elle qui aurait pleuré parce qu'on la laissait au bercail, mais le chef du sérail voulait multiplier pour la future favorite toutes les occasions de voir son futur maître sans que celui-ci la remarquât. Angélique devait donc sans cesse se mêler aux groupes de femmes qui escortaient le Sultan dans ses promenades ou ses distractions en public. Si le tyran, se tournant vers ses courtisanes, promenait un regard un peu trop pénétrant sur l'amas de cocons blancs, rosés ou verts qui l'escortaient, trois eunuques aux aguets étaient chargés de dissimuler la jeune femme, ou de l'escamoter à l'occasion. Osman Ferradji pensait, à raison d'ailleurs, que pour vaincre les réticences d'Angélique et l'initier à ses responsabilités, rien n'était meilleur que de la familiariser avec la présence et le caractère de Moulay Ismaël. Certes les violences de ce dernier pouvaient encore la choquer. Mais elle s'y ferait peu à peu. Car c'était en pleine conscience qu'elle devait accepter le maître et le rôle qu'il lui avait choisis. Angélique dut donc se mêler au groupe des femmes qui descendaient vers les jardins. L'Anglaise au teint de dragée rose apparut dévoilée, tenant par la main deux adorables petites mulâtresses aux cheveux blonds et au teint d'ambre, les jumelles qu'elle avait eues du Sultan et dont la naissance l'avait écartée du rang de première femme, laissant le titre à Leïla Aïcha, qui était mère d'un prince.

Pour marquer son rang, Leïla Aïcha parut la dernière, elle aussi dévoilée et venant de son appartement par un autre escalier que l'escalier commun. Elle avait sa garde d'eunuques personnelle et faisait porter devant elle, par une servante, le sabre du pouvoir. Son imposante stature se drapait dans des voiles rouges et bariolés. Par leurs visages nus, les deux femmes montraient à Osman Ferradji qu'elles ne se sentaient plus tenues envers lui à une stricte obéissance. Leïla Aïcha méditait depuis longtemps de faire monter au rang de Grand Eunuque du sérail le chef de ses gardes, Raminan, sa créature dévouée, un eunuque d'anthracite aux tempes parsemées des graines bleues d'un tatouage, qui était celui de la famille des Loudais alors qu'Osman Ferradji était un Harrar. La petite guerre qui se livrait dans les secrets du harem n'était autre que la suite, sous le feu couvant, de séculaires rivalités africaines. Le petit prince Zidan suivait sa mère. Il devait à sa double descendance négroïde, un rond visage de chocolat enfoui sous des turbans de mousseline crème, enrobé de satin noisette et de soie pistache ou framboise. Angélique, qu'il amusait, le surnommait : le prince Bonbon, bien que son caractère ne tînt pas d'aussi douces promesses. Du haut de ses six ans, ce jour-là, il contemplait le sabre de vrai acier que son père venait de lui donner. Enfin, ce n'était plus un sabre de bois et il pourrait couper la tête à Mathieu et Jean Badiguet, les deux petits esclaves français qui partageaient ses jeux. Il s'y essaierait dès aujourd'hui, après le spectacle.

Les deux favorites ne se voilèrent qu'en franchissant la dernière porte donnant sur les jardins du palais, où l'on risquait de rencontrer des esclaves depuis que Moulay Ismaël y faisait construire une mosquée, des bains, un amphithéâtre, et creuser un étang. Mais aujourd'hui, les chantiers étaient déserts, les outils, les échelles et les moellons gisaient parmi l'ébauche des murs édifiés, parmi le miroitement argenté des oliviers. Une rumeur lointaine et grondante parvenait au delà des premiers murs de l'alcassave. On n'en finissait plus de passer d'un compartiment à l'autre de l'immense palais que Moulay Ismaël entreprenait d'édifier pour y loger avec son impérieuse magnificence ses femmes, ses courtisans et ses esclaves. Seul le bâtiment principal, qui renfermait quarante-cinq pavillons avec chacun sa fontaine dans sa cour, était achevé et les écuries colossales et somptueuses pour 12 000 chevaux. Ensuite s'allongeait un énorme dédale de cours, de magasins, de mosquées, de jardins, certains clos étroitement de murs, d'autres se confondant avec les faubourgs de la ville. C'était de là que venait la rumeur et du camp des esclaves, où chacun avait sa case de terre battue et de roseaux, chaque nation son quartier sous la direction d'un chef et d'un Conseil.

Le groupe des femmes, étroitement entouré par les eunuques, fut pris en charge par les gardes à cheval du roi. Ils se heurtèrent au cortège royal qui arrivait, Moulay Ismaël marchant à pied sous un parasol tenu par deux négrillons. Ses principaux alcaïds l'entouraient, ainsi que ses conseillers préférés, le Juif Samuel Baïdoran, le renégat espagnol Juan di Alfero appelé Sidi Mouhady depuis son apostasie, et cet autre renégat français, Romain de Montfleur, dit Rodani, qui présidait aux magasins de guerre.

Le Sultan fit de grandes démonstrations à la vue d'Osman Ferradji qui prit place parmi les notables.

La foule arabe bouillonnait dans la touffeur ardente et des cris violents noyaient les ritournelles de flûtes et les battements de tambourins essayant de se faire jour à travers le tumulte.

Ceux qui poussaient ces cris apparurent soudain lorsque le cortège déboucha sur la place centrale de Miquenez. La foule des burnous blancs repoussés laissa à découvert sur l'esplanade une masse grise et blafarde, un grouillement de haillons et de faces blêmes et barbues qui criait férocement.

Pareils aux damnés de l'Enfer de Dante, les captifs chrétiens maintenus en respect par les Noirs, le bâton ou le fouet levés, tendaient leurs mains en direction de Moulay Ismaël. De ces cris en toutes les langues d'Europe un nom se détachait :

– Le Normand ! Le Normand ! Grâce pour Colin-le-Normand !

Moulay Ismaël fit halte, un sourire aux lèvres comme s'il se délectait de ces cris et de ces supplications au même titre que d'applaudissements. Il n'avançait plus, se maintenant à une certaine distance de la foule des esclaves, houleuse. Puis il monta sur une petite estrade avec les gens de sa suite. Ses femmes turent installées en bonne place. Angélique vit alors ce qui séparait le roi et son cortège de la masse des esclaves. C'était, au centre de la place, un trou rectangulaire large, et profond de vingt pieds environ. Le sol en était tapissé de sable blanc. Des rochers et quelques plantes du désert lui donnaient l'aspect d'un petit jardin. Une odeur âcre de fauves s'en exhalait dans l'air surchauffé : la fosse aux lions ! Des débris de carcasses dans les coins. Au fond, deux trappes fermées par des vantaux de bois dissimulaient l'orifice des couloirs menant aux cages des fauves.

Moulay Ismaël leva la main. L'un des clapets fut actionné invisiblement et glissa pour dégager une entrée.

Les esclaves se portèrent en avant d'un mouvement irrésistible qui faillit précipiter ceux des premiers rangs dans la fosse aux lions. Ils tombèrent à genoux, cramponnés des deux mains au rebord, le cou tendu vers le rectangle noir que dessinait l'ouverture béante dans la lumière.

Une forme bougea et émergea lentement. Celle d'un esclave aux mains et aux pieds chargés de lourdes chaînes. Derrière lui, la trappe se refermait. L'esclave cligna des yeux pour s'habituer à l'éclat du soleil. De l'estrade, on pouvait distinguer un homme d'une taille et d'une vigueur peu communes. La chemise et le caleçon court qui représentaient l'habillement des esclaves, découvraient ses bras et ses jambes musclés, une poitrine large comme un bouclier, velue comme celle d'un ours où brillait une médaille sainte. La barbe et les cheveux incultes étaient blonds. Dans leur broussaille couleur de paille mangeant les joues, on ne distinguait plus que la lueur de deux petits yeux bleus et rusés. De près, on aurait pu voir que sa chevelure de Viking était touchée d'argent aux tempes et que sa barbe se salissait de fils gris. C'était un homme de quarante ans et qui était esclave depuis douze ans. Un murmure courut, qui dégénéra de nouveau en clameurs :

– Colin ! Colin Paturel ! Colin-le-Normand !...

Un maigre garçon roux cria en français, penché vers lui :

– Colin, mon compagnon, bats-toi. Tue, assomme, mais ne meurs pas, NE MEURS PAS !

L'esclave, dans la fosse aux lions, leva ses deux mains massives d'un geste apaisant. Angélique vit à cet instant les trous sanglants au creux de ses paumes et se souvint que c était lui l'homme qui avait été crucifié sur la Porte Neuve. D'un pas tranquille, en se dandinant légèrement, il s'avança jusqu'au centre de la fosse et leva la tête vers Moulay Ismaël.

– Je te salue, Seigneur, fit-il en arabe, d'une voix bien timbrée et qui ne tremblait pas. Comment te portes-tu ?

– Mieux que toi, chien, répondit le Sultan. As-tu compris enfin que le jour est venu de payer les insolences dont tu m'abreuves depuis des années ? Hier encore, tu as osé m'échauffer les oreilles de ta demande de faire venir des « pappas »6 dans mon royaume pour leur vendre mes propres esclaves... Mais je ne veux pas vendre mes esclaves, cria Moulay Ismaël en se dressant dans sa robe blanche. Mes esclaves m'appartiennent. Je ne suis pas d'Alger ni de Tunis, je n'ai pas à imiter ces marchands pourris qui oublient ce qu'ils doivent à Allah pour ne se souvenir que de leurs intérêts... Tu as usé ma patience. Non dans le sens que tu l'espérais. T'imaginais-tu hier, quand je t'ai comblé de caresses et de promesses en te renvoyant, que tu te trouverais aujourd'hui dans la fosse aux lions ? Ha ! Ha ! le pensais-tu ?

– Non, Seigneur, répondit le Normand d'un ton humble.

– Ha ! Ha ! et tu jubilais et tu te vantais près des tiens de me tourner comme tu le voulais. Colin Paturel, tu vas mourir.

– Oui, Seigneur.

Moulay Ismaël se rassit d'un air sombre. Les cris recommencèrent à fuser dans les rangs des esclaves et les gardes noirs levèrent leurs mousquets dans leur direction. Le Sultan regarda aussi dans cette direction. Son expression s'assombrit.

– Il ne me plaît pas de te condamner à mort, Colin Paturel. Je m'y suis déjà résigné plusieurs fois et me suis félicité ensuite de te voir revenir sain et sauf des tourments dans lesquels je voulais te faire périr. Mais, cette fois, sois-en certain, je ne laisserai pas aux démons la possibilité de te secourir. Je ne quitterai la place que devant ton dernier os rongé. Cependant, il me déplaît tant de te voir mourir ! De penser surtout que toi tu meurs dans l'aveuglement de tes croyances et que tu seras damné. Je peux encore t'accorder ta grâce. Fais-toi Maure !

– C'est impossible, Seigneur.

– Quelle impossibilité, rugit Moulay Ismaël, y a-t-il pour un homme qui sait l'arabe à prononcer ces mots : « Il n'y a de Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète » ?

– Si je les prononçais, je serais Maure. Et alors tu serais bien marri, Seigneur. Car pourquoi te déplaît-il de me voir mourir et souhaites-tu me conserver la vie ? Simplement parce que je suis le chef de tes captifs de Miquenez, que grâce à moi ils ont plus de cœur et d'obéissance pour construire tes palais et tes mosquées et que tu as besoin que je demeure parmi eux. Mais si je me fais Maure, je deviens renégat et qu'ai-je à faire désormais parmi les esclaves chrétiens ?... Je me coifferai du turban, j'irai à la mosquée et je n'aurai plus à manier la truelle à ton service. Renégat, tu me perds par ta grâce, Chrétien tu me perds par tes lions.

– Chien, ta langue fourchue m'a déjà assez tourné la tête. Meurs donc !

Un pesant silence était tombé sur la foule, car, alors que l'esclave parlait encore on avait vu se lever derrière lui la seconde trappe. Avec lenteur, un superbe lion de Nubie sortit de l'ombre. Il dodelinait sa lourde tête couronnée d'une crinière noire et s'avançait de la démarche à la fois souple et pesante des fauves. Derrière lui s'étira une lionne, plus fine, puis encore un lion de l'Atlas au pelage de sable chaud, à la crinière presque rousse. Ils firent quelques foulées, silencieusement, et se trouvèrent près de l'esclave qui n'avait pas bronché. Le lion de Nubie se mit à se fouetter nerveusement les flancs, mais c'était beaucoup plus la présence des têtes avides penchées là-haut qui paraissait l'agacer plutôt que la présence de l'humain immobile dans leur demeure. Il grommela, promenant le regard de ses yeux impavides sur la foule, puis tout à coup rugit à plusieurs reprises, les reins tendus. Angélique se cacha le visage dans son haïck. Elle entendit murmurer la foule et regarda de nouveau. Le lion, complètement dégoûté par la curiosité malsaine dont il était l'objet, était allé se coucher à l'ombre d'un rocher, passant près du captif avec une indifférence totale. Pour un peu, il lui aurait frôlé les jambes comme un gros matou. La foule arabe, frustrée dans son attente, se mit à pousser des cris hystériques, à jeter des pierres et des mottes de terre pour exciter les fauves. Ceux-ci rugirent en chœur, puis après avoir tourné en rond allèrent se coucher devant les trappes fermées, manifestant ainsi le désir de retourner poursuivre leur sieste dans un endroit plus tranquille. Les yeux de Moulay Ismaël lui sortaient des orbites.

– Il a la baraka, hoqueta-t-il à plusieurs reprises, il a la baraka.

Il se leva et, dans son excitation, s'approcha tout au bord de la fosse.

– Colin Paturel, les lions ne veulent pas te faire de mal. Quel est ton secret ? Dis-le-moi et je t'accorde la vie.

– Accorde-moi d'abord la vie et je te dirai mon secret.

– Soit ! Soit ! dit le roi avec impatience.

Il fit un signe et les valets des cages levèrent les trappes. Les lions en bâillant réintégrèrent l'ombre et disparurent tandis que les vantaux retombaient. Une immense acclamation jaillit de la poitrine oppressée des esclaves. Les Chrétiens se jetaient dans les bras les uns des autres en pleurant. Leur chef était sauvé !

– Parle ! Parle ! cria Moulay Ismaël impatient.

– Encore une grâce, Seigneur. Permets que les Pères de la Trinité viennent jusqu'à Miquenez pour s'occuper du rachat des esclaves.

– Ce chien a donc juré de me donner sa peau ! Qu'on me passe mon mousquet que je l'abatte de ma propre main !

– J'emporterai mon secret avec moi.

– Eh bien ! soit encore. Faites venir vos sacrés « pappas ». On verra bien ce qu'ils m'apporteront comme cadeaux et si je leur dois quelque chose en échange. Sors de là, Colin Paturel.

Avec agilité malgré ses lourdes chaînes, l'hercule escalada les échelons de pierre incrustés dans la façade sur un côté de la fosse. Il émergea parmi les Arabes haineux et déçus, mais ceux-ci n'osèrent ni le toucher ni l'injurier. Devant le trône de Moulay Ismaël, l'esclave chrétien se prosterna, front contre terre. Les lèvres épaisses du tyran eurent comme une crispation, une sorte de sourire indéfinissable et il appuya sa babouche sur l'échine noueuse.

– Relève-toi, chien maudit !

Le Normand se dressa de toute sa haute taille. Angélique ne put s'empêcher d'observer avec intensité les deux personnages qui s'affrontaient. Elle était placée si près qu'elle n'osait pas bouger et à peine respirer.

L'un avait tous les pouvoirs, l'autre était chargé de chaînes, mais il se trouvait que le roi et l'esclave, le Musulman et le Chrétien, se reconnaissaient un adversaire commun : Azraël, l'ange de la mort.

Devant des humains de cette espèce, Azraël reculait, épouvanté. Il s'en allait ailleurs cueillir des vies blêmes, faucher des herbes folles et languides... Il faudrait bien qu'un jour il arrachât leurs vies, à Moulay Ismaël malgré la cotte de mailles qu'il portait en permanence sous son burnous, à Colin Paturel malgré sa ruse, mais la lutte qu'ils livreraient à l'ange serait acharnée et ce n'était pas encore pour demain qu'Azraël triompherait. Il n'y avait qu'à les regarder l'un et l'autre !...

– Parle donc, dit Moulay Ismaël. De quelle magie te sers-tu pour apaiser les lions ?

– Il n'est pas question de magie, Seigneur. Mais en ordonnant pour moi ce supplice as-tu oublié que j'ai été longtemps employé aux cages et que j'aide encore souvent les belluaires ? Les lions me connaissent donc. J'ai déjà impunément pénétré dans leur cage. Hier encore, je me suis proposé pour remplacer les valets portant la nourriture des fauves et je leur ai fait servir double ration. Double !... que dis-je ! Triple ration. Ces trois bêtes que tu as choisies parmi les plus féroces pour me dévorer sont entrées dans la rosse bourrées jusqu'à la gueule comme un canon. C'est trop peu dire qu'elles n'avaient pas faim. La seule vue d'un morceau de viande sur pied ou saignante leur soulevait l'estomac, d'autant que j'avais joint à leur nourriture une herbe qui prédispose à la somnolence.

Moulay Ismaël devenait noir de rage.

– Chien impudent ! Tu as l'audace de dire à la face de mon peuple que tu t'es moqué de moi ! Je vais te faire sauter la tête.

Il se dressa et tira son sabre. Le roi des captifs protesta :

– Je t'ai donné mon secret, Seigneur. J'ai tenu ma promesse. Tu as la réputation d'être un prince qui tient les siennes. Tu me dois la vie pour ce jour et tu as promis de faire venir les Pères de la Trinité pour notre rédemption.

– Ne m'échauffe pas à nouveau les oreilles ! hurla le tyran en faisant tournoyer son cimeterre.

Mais il le rengaina en marmonnant :

– Pour ce jour ! Oui, POUR CE JOUR !...

Le défilé des serviteurs apportant dans un grand bassin de cuivre la nourriture du roi, créa une diversion. Moulay Ismaël avait donné l'ordre qu'on lui servît son dîner sur la place, car il prévoyait que l'appétit des lions exciterait le sien. Les serviteurs manquèrent tomber à la renverse en voyant le « repas des lions » debout près de leur maître.

Le roi s'assit sur son matelas de coussins et fit assembler autour de lui ses notables qui partageaient son dîner.

Il demanda encore :

– Comment as-tu pu deviner que je me préparais à te faire jeter dans la fosse aux lions ? Je n'en ai dit mot à quiconque avant le chant du coq. Au contraire, le bruit que je t'avais écouté favorablement se répandait dans le palais.

Les yeux bleus du captif se rétrécirent.

– Je te connais, Seigneur, je te connais !

– Veux-tu dire que mes ruses sont grossières et que je ne sais pas tromper ceux qui m'approchent ?

– Tu es habile comme un renard, mais moi je suis normand.

Les dents blanches du sultan jetèrent un éclair sur sa face ténébreuse. Il riait. Ce qui déclencha l'hilarité des esclaves, parmi lesquels le « secret » de Colin Paturel circulait.

– J'aime les Normands, dit Moulay Ismaël, débonnaire. Je vais donner des ordres aux corsaires de Salé d'aller croiser du côté de Honfleur et du Havre de grâce pour m'en ramener des tas. Il n'y a qu'une chose qui me déplaît en toi, Colin Paturel. Tu es vraiment trop grand. Tu me dépasses par la taille et c'est une insolence que je ne peux supporter.

– Tu as plusieurs moyens de remédier à cela, Seigneur. Tu peux me couper la tête. Ou bien me faire asseoir à tes côtés. Tu seras ainsi plus grand que moi avec ton turban.

– Soit, dit le roi après un moment de réflexion où il décida de ne pas se fâcher. Assieds-toi.

L'esclave plia ses longues jambes et s'assit sur les soieries somptueuses, près du redouté Sultan qui lui tendit un pigeonneau.

Les alcaïds et les grands personnages de la suite du roi et jusqu'aux deux reines Leïla Aïcha et Daisy Valina murmurèrent, outrés.

Moulay Ismaël jeta un regard à la ronde.

– Qu'avez-vous à marmonner ? Ne vous a-t-on pas servi, à vous aussi, des viandes ?

L'un des vizirs, Sidi Acmeth, un renégat espagnol, répondit avec humeur :

– Ce n'est pas de la nourriture que nous nous plaignons, Seigneur, mais de voir un esclave puant assis à tes côtés.

Les yeux du roi jetèrent des éclairs.

– Et pourquoi donc suis-je obligé de traiter d'égal à égal avec un esclave puant ? interrogea-t-il. Je vais vous le dire. Parce qu'aucun de mes ministres ne veut se salir à prendre la parole pour eux. Si les esclaves veulent me demander quelque chose, il faut qu'ils s'adressent directement à moi et cela est cause que je me vois dans la peine de les punir de leur insolence et que je perds ainsi chaque fois un esclave par votre faute. Ne serait-ce pas à vous de vous interposer entre eux et moi, à vous surtout, Sidi Acmeth Mouchady et à toi, Rodani, qui fûtes Chrétiens jadis ? Pourquoi n'est-ce pas toi, Acmeth, qui t'es chargé de me demander de faire venir des « pappas ? » N'as-tu pas pitié de tes anciens frères ? Moulay Ismaël s'échauffait à mesure qu'il parlait. L'Espagnol ne se troubla pas. Il connaissait la solidité de ses positions. Il était le lieutenant principal du roi dans ses campagnes contre les tribus rebelles. Officier de Sa Majesté Philippe IV, il se rendait en Amérique du Sud avec des troupes de conquête lorsqu'il avait été capturé par les Barbaresques. Le Sultan avait eu l'occasion de constater ses qualités de stratège au cours d'une retraite dans le Moyen Atlas, où Juan di Afero, parti comme esclave, était revenu à la tête d'une compagnie de janissaires. Moulay Ismaël, qui voulait se l'attacher, avait su le convaincre, par les tortures, d'embrasser la foi de Mahomet. Aux reproches véhéments du Sultan, il répondit, en jetant un regard méprisant vers les captifs chrétiens :

– J'ai renié le Maître. Je ne vois pas pourquoi je m'occuperais des serviteurs.

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