Chapitre 16
Elle écoutait la nuit. À l'intérieur du harem, les bruits s'étouffaient. Chacune des femmes devait rentrer dans son pavillon ou son appartement. Assez libres d'aller et venir, le jour, d'un patio à l'autre et de se rendre visite, la nuit elles demeuraient chez elles, sous la garde d'un eunuque et de leurs servantes noires. Qui aurait osé passer outre à ces prescriptions ? La nuit, la panthère Alchadi était lâchée en liberté. Toute imprudente, qui aurait par hasard échappé à la surveillance des gardes, risquait de se trouver soudain en face du félin qui avait été dressé à bondir sur les silhouettes féminines.
Que de petites servantes maures, envoyées par leurs maîtresses aux cuisines pour leur chercher telles ou telles gourmandises dont elles voulaient sur-le-champ, étaient ainsi égorgées ! Le matin, deux eunuques qui avaient élevé le félin galopaient à travers le palais, à sa recherche. Lorsqu'il était enfin rattrapé, ils sonnaient d'une sorte de trompe « Alchadi est enchaînée ». Alors seulement chacune respirait et le harem commençait à s'animer. Une seule femme trouvait grâce devant la panthère : Leïla Aïcha, la magicienne. L'énorme négresse ne craignait ni les fauves, ni le roi, ni ses rivales. Elle ne craignait qu'Osman Ferradji, le Grand Eunuque. C'est en vain qu'elle convoquait contre lui ses sorciers et leur faisait préparer des charmes. Le Grand Eunuque y échappait car lui aussi possédait la Science de l'Invisible.
Angélique regardait du bord de son balcon la flamme sombre des cyprès dressés sur la pâleur des murs. Ils jaillissaient de la petite cour intérieure, d'où montait leur parfum amer et celui des rosés, et le bruit du jet d'eau.
Cette cour fermée serait désormais tout son horizon ! De l'autre côté, du côté où se trouvaient la vie et la liberté, les murs étaient aveugles. C'étaient les murs d'une prison. Et elle en arrivait à envier les esclaves, hommes certes affamés et accablés de travaux, mais qui pouvaient aller et venir de l'autre côté de ce mur. Eux se plaignaient d'être contraints et dans l'impossibilité de sortir de Miquenez et de gagner le bled.
Mais pour Angélique, il lui semblait que si elle arrivait à franchir ce mur clos du harem, le reste de l'évasion ne serait que facilité. Il y avait d'abord l'impossibilité de gagner des complicités au-dehors. C'était miracle qu'elle ait pu, grâce à l'indulgence très calculée du Grand Eunuque, parler deux rois à Savary.
Il pouvait organiser l'évasion du dehors, elle seule pourrait s'échapper du harem. Et son esprit inventif se trouvait en défaut, se heurtait à trop d'obstacles sournois. D'abord, tout semblait facile. Tout était dur et cruel, en fait.
La nuit : la panthère. Le jour et la nuit : les eunuques, qu'aucune passion ne pouvait affaiblir, dressés aux portes dans le clair de lune avec leurs lances, ou faisant la ronde, au sommet des terrasses, le yatagan en main. Immuables ! Implacables !
Les servantes ? Angélique s'interrogeait. La vieille Fatima l'aimait bien et lui était profondément dévouée. Mais ce dévouement n'irait pas jusqu'à aider sa maîtresse dans une aventure où elle risquerait elle-même, si elle échouait, la mort, et qu'elle jugeait pour sa part stupide. Angélique lui avait demandé un jour de faire passer un petit papier à Savary. La vieille s'était défendue de son mieux. Si on la surprenait avec un papier de la part d'une concubine du roi pour un esclave chrétien, elle serait jetée au feu comme un vieux fagot. Pour le moins !
Quant à l'esclave chrétien ; on n'osait pas imaginer ce que serait son sort. Craignant pour Savary, Angélique n'insista pas.
Mais elle ne savait plus que faire. Parfois, pour se rendre courage, elle évoquait ses deux petits garçons chrétiens, si lointains : Florimond et Charles-Henri, mais cela ne suffisait plus à stimuler sa volonté. Elle ne pouvait franchir tant d'obstacles pour les rejoindre !
Elle pensait que l'odeur des rosés était exquise et que la timide mélodie d'un ukele, dont une petite esclave maure pinçait les cordes un peu plus loin pour endormir sa maîtresse, semblait la voix même de cette nuit pure. Pourquoi lutter ? Il y aurait de la « bestilla » demain, ce gâteau feuilleté a la finesse de dentelle recelant la surprise d'un hachis de pigeons où le poivre lutte avec la cannelle et le sucre... Et elle avait aussi terriblement envie d'une tasse de café. Elle savait qu'elle n'avait qu'à frapper dans les mains pour que la vieille provençale, ou la négresse qui l'assistait, ranimât les charbons ardents d'un réchaud de cuivre et fît bouillir l'eau toujours prête dans la bouilloire étincelante.
L'arôme du noir breuvage dissiperait son angoisse et lui ramènerait comme un songe apaisant le souvenir d'une heure étrange qu'elle avait connue à Candie. Alors Angélique mettait ses bras sous sa nuque et rêvait... Sur la mer bleue, il y avait un navire blanc, penché comme une mouette sous le vent... Un homme qui l'avait achetée le prix d'un navire ! Cet homme qui l'avait follement voulue pour lui, où était-il ? Se souvenait-il encore de la belle captive qui lui avait échappé ? Pourquoi avait-elle fui ? se demandait-elle maintenant. Certes, c'était un pirate, mais c'était aussi un homme de sa race. Certes, c'était un homme inquiétant, peut-être hideux sous son masque, mais il ne lui avait pourtant inspiré aucune crainte... À partir de l'instant où son regard obscur et magnétique avait capté le sien, elle avait su qu'il n'était pas venu pour la prendre mais pour la sauver. Elle savait maintenant de quoi : de sa propre folie imprudente. Folie naïve de s'être imaginé qu'en Méditerranée une femme seule pouvait être libre de son destin. Or, elle n'était libre – et encore – que de choisir son maître. Et pour avoir refusé celui-là, elle était tombée entre les mains d'un autre, combien plus implacable.
Angélique versa des larmes amères, sentant peser sur elle son double esclavage de femme et de captive.
– Prends donc du café, chuchota la Provençale, cela ira mieux après. Demain, je te porterai de la bestilla toute chaude. Les marmitons font déjà la pâte aux cuisines... Le ciel verdissait au-dessus de la pointe noire des cyprès. Portée par les ailes de l'aube, du haut des minarets, la voix plaintive des muezzins appelait les fidèles à la prière et dans les couloirs du harem les eunuques couraient, appelant Alchadi la panthère.