Chapitre 8

Ce fut ainsi qu'ils continuèrent leur lente ascension. L'hercule normand pliait à peine sous ce nouveau poids et il allait du même pas mesuré. Il avait dû abandonner sa massue, trop encombrante. Il gardait le mousquet et le sac de vivres accrochés à une épaule. La jeune femme était sur son dos, les deux bras autour de son cou et il sentait le parfum de sa chevelure lorsque parfois, lasse, elle laissait aller son front contre la nuque massive de son porteur. C'était cela le plus dur, le plus difficile. Plus dur que la fatigue, que la marche pesante, interminable, sous l'œil froid de la lune qui les suivait à travers le paysage désertique, projetant une seule ombre biscornue sur le sol cendreux. La porter, sentir ce poids doux et accablant rivé à lui, ses reins sous ses mains qui les soutenaient...

Angélique s'en voulait de la fatigue qu'elle imposait à son compagnon. Elle s'en voulait de se sentir trop bien portée ainsi comme une enfant, par cette échine puissante. En fait, les rudes épaules de Colin Paturel avaient été accoutumées à des charges plus écrasantes au cours de ses douze années d'esclavage. Réputé pour sa force, il avait été soumis à des tâches surhumaines. Ses muscles, son cœur même, exercés au delà des possibilités humaines, avaient acquis une résistance extraordinaire. À peine allait-il plus lentement, à peine son souffle se faisait-il un peu plus rauque, s'élevant dans le silence de la nuit et des vastes espaces blancs sous le clair de lune.

Angélique regardait, éblouie et croyant rêver, la beauté du paysage déroulé sous ses yeux. Trop de nuits, elle avait marché, tendue vers l'unique but de ne pas se laisser distancer. Maintenant, elle s'apercevait que le ciel avait des profondeurs bleues intenses et les étoiles des reflets d'or. Un ciel d'enluminure, sur lequel se détachaient, dessinés par un fin pinceau chargé de blanc et d'argent, le profil des monts lointains sur la gauche, et le ruban des oueds au creux des vallées.

Aujourd'hui encore elle avait échappé à la mort. Son sang reprenait dans ses veines le chant victorieux « Je suis vivante ! VIVANTE ! ».

Elle dut s'endormir, car soudain le ciel se déploya devant elle, rose et rouge. L'homme marchait toujours de son pas lent et méthodique. Angélique eut un brusque élan de tendresse et de vénération et faillit baiser la chair boucanée, si proche de ses lèvres.

– Colin, supplia-t-elle, oh ! je vous en prie, arrêtez-vous, reposez-vous. Vous devez être à bout de forces.

Il lui obéit en silence. Il la laissa glisser à terre et alla s'asseoir à l'écart, mettant son front contre ses genoux. Elle voyait ses larges épaules se mouvoir sous son souffle précipité.

« C'est trop », songea-t-elle. « Même un homme de son endurance ne peut accomplir un tel exploit. »

Si elle avait pu seulement marcher un peu ! Elle se sentait reposée et pleine de forces et de courage. Mais dès qu'elle essaya de mettre le pied à terre des élancements violents lui firent comprendre qu'en insistant elle risquerait d'abîmer la plaie et d'aggraver son état. Elle se traîna jusqu'au sac de vivres, prépara une poignée de dattes et de figues sèches et les porta à Colin Paturel, ainsi que la gourde de peau.

Le Normand releva la tête. Ses traits étaient tirés et son regard vague. Il fixa la nourriture sans paraître la voir.

– Laisse ça, dit-il avec rudesse. T'occupe pas.

– Vous n'en pouvez plus, Colin, et c'est de ma faute. Oh ! je suis désolée.

– Laisse ça, répéta-t-il, presque féroce.

Il secoua sa chevelure de Viking comme un lion importuné.

– T'en fais pas. Une heure de sommeil et ça ira.

Il laissa retomber lourdement son front sur ses genoux. Elle s'éloigna à son tour, se reposa après avoir mangé quelques fruits sèches. L'air était frais et à des lieues à la ronde on n'apercevait aucun adouar, aucune trace de vie humaine. C'était merveilleux !

Faute d'avoir mieux à faire, elle dormit encore. Quand elle rouvrit les yeux, Colin Paturel revenait de la chasse, un jeune faon en travers des épaules.

– Colin, vous êtes fou ! s'écria Angélique. Vous devriez être recru de fatigue.

Le Normand haussa les épaules.

– Pour qui me prends-tu, petite ? Pour une mauviette de ton espèce ?

Il était d'humeur morose et se montra taciturne, évitant de la regarder. Angélique s'inquiéta, craignant qu'il ne lui cachât un nouveau danger.

– Les Maures pourraient-ils nous surprendre ici, Colin ?

– Pense pas. Pour plus de sûreté, nous allumerons le feu dans le ravin.

La jambe d'Angélique allait si bien qu'elle put enfin descendre, avec précaution, jusqu'au ruisseau.

C'est là qu'ils rencontrèrent leur dernier fauve. Ils l'aperçurent trop tard, de l'autre côté du ruisseau. C'était une lionne, tapie dans la posture d'un gros chat aux aguets. Il lui aurait suffi d'un bond pour les atteindre.

Colin Paturel se figea comme une statue de pierre. Ses yeux ne quittaient pas la lionne et il se mit à lui parler lentement. Quelques instants après, l'animal, perplexe, se retira en tapinois. On vit luire ses yeux derrière un fourré, puis le mouvement des herbes marqua le chemin de sa retraite.

Le Normand poussa un soupir à faire tourner tous les moulins de Hollande. Son bras entoura les épaules d'Angélique et la serra contre lui.

– M'est avis que le ciel est avec nous. Qu'est-ce qui a bien pu se passer dans la cervelle de cette bête pour qu'elle nous laisse en paix ?

– Vous lui parliez en arabe. Que lui avez-vous dit ?

– Est-ce que je sais ? Je ne me suis même pas rendu compte de la langue que j'employais. Seulement, j'ai pensé que je pouvais essayer de communiquer avec elle, qu'entre elle et moi il y avait moyen de s'entendre. Avec un Maure, ç'aurait été impossible.

Il hocha la tête.

– Je m'entendais bien avec les lions de Miquenez.

– Je me souviens, dit Angélique en essayant de rire, ils n'ont pas voulu vous manger...

L'homme abaissa son regard vers le visage décomposé de la jeune femme.

– Tu n'as pas poussé un cri ? Tu n'as pas fait un geste ?... C'est bien, ma mie.

Les couleurs revenaient aux joues d'Angélique. Le bras de Colin Paturel était un rempart inviolable. Elle ressentait son étreinte comme une source de forces. Levant les yeux, elle lui sourit avec confiance.

– Près de vous, je ne peux éprouver aucune peur.

Les mâchoires du Normand se crispèrent et derechef son visage s'assombrit.

– Restons pas là, grommela-t-il. Faut pas jouer avec le sort. Allons plus loin.

Ils remplirent leurs gourdes au ruisseau et cherchèrent une crique de rochers éloignée de la rive pour allumer leur feu. Mais ce repas ne leur apporta d'autre satisfaction que d'apaiser leur faim. L'atmosphère demeurait pesante. Colin Paturel, le front plissé et soucieux, ne desserrait pas les dents. Angélique, après avoir vainement cherché à combler le silence, se laissait envahir par un trouble subtil qu'elle ne définissait pas et qui lui mettait les nerfs à vif. Pourquoi Colin Paturel était-il si sombre et inquiet ? Lui en voulait-il de les avoir attardés par sa blessure ? Quel danger pressentait-il, rôdant autour d'eux, et que signifiait le regard rapide qu'il lui jetait parfois à la dérobée de sous ses blonds sourcils touffus ? Le vent du soir passa sur eux comme une aile veloutée. La lumière éteinte laissait de froids coloris bleus, des pastels sombres et doux poudrant les montagnes, le ciel et les vallées, et s'épaississant peu à peu. Dans l'ombre envahissante, Angélique tourna vers Colin Paturel son blanc visage angoissé.

– Je... Je crois que je pourrai marcher, cette nuit, dit-elle. Il secoua la tête.

– Non, petite, tu ne pourras pas. Ne crains rien. Je te porterai.

Sa voix était empreinte d'une sorte de tristesse.

« Oh ! Colin », faillit-elle s'écrier en pleurant, « que se passe-t-il ? Allons-nous vers la mort tous deux ? »

Sur son dos, les bras autour de son cou, elle ne goûta pas la paix de l'autre nuit. Le souffle de l'homme se répercutait en elle avec les battements sourds de son cœur et lui rappelait ces émouvants aveux de volupté que tant d'hommes haletants lui avaient faits entre ses bras frêles de femme. C'était elle alors qui semblait les porter et voici que dans la somnolence qui la gagnait, le front enfoui contre la nuque moite et musclée de son rude compagnon, elle sentait qu'elle appesantissait sur lui le poids de son invincible féminité. L'air des montagnes descendait vers eux, presque glacé et chargé de senteurs pénétrantes, d'un riche et mystérieux parfum, évocateur de beauté et de somptuosité. Le soleil levant leur montra les cèdres couvrant le flanc de la montagne de leurs longs branchages, évasés comme l'asile de sombres tentes autour des troncs courts et puissants. Leur ombre couvrait un gazon léger piqueté de fleurs blanches en étoiles, et partout l'odeur unique du bois flottait, embaumant chaque souffle du vent. Colin Paturel franchit un torrent bondissant en remous neigeux, monta encore et découvrit l'entrée d'une grotte, petite, au tapis de sable blanc.

– Arrêtons-nous ici, dit-il. Apparemment aucune bête n'y habite. Nous pourrons peut-être allumer du feu sans danger.

Il parlait entre les dents et sa voix était très rauque. Était-ce d'épuisement... Angélique le suivit des yeux avec anxiété. Il y avait quelque chose de bizarre en lui et elle ne pouvait plus supporter de ne pas savoir quoi. Peut-être était-il malade ? Se sentait-il gravement atteint ? L'idée ne l'avait jamais effleurée qu'il pourrait lui aussi fléchir. Ce serait affreux ! Mais elle ne l'abandonnerait pas ! Elle le soignerait, elle le ranimerait, comme il l'avait ranimée. Il se déroba à l'interrogation muette des grands yeux verts qui le fixaient.

– Je vais dormir, dit-il laconiquement.

Il sortit. Angélique soupira. L'endroit était charmant et la faisait rêver. Pourvu qu'il ne cachât pas quelque piège atroce qui viendrait encore les abattre !... Elle disposa leurs pauvres vivres sur un galet plat : les figues séchées, les tranches de gibier rôties la veille. Les gourdes étaient vides. Le murmure du torrent en contrebas l'attira. Elle y descendit sans trop de difficultés, se souvint à temps de regarder avec précaution autour d'elle, mais seuls quelques oiseaux au plumage chatoyant s'ébattaient sur les bords. Angélique remplit les gourdes, puis se lava avec soin dans l'eau très froide. Son sang courait vif sous sa peau. Elle se pencha vers une vasque d'eau ménagée, dans le creux d'un rocher et s'y vit tout à coup comme dans un miroir. Alors elle faillit pousser un cri de surprise. La femme qui se reflétait là, blonde sous l'indigo du ciel, paraissait avoir vingt ans. Les traits affinés, les yeux agrandis d'un cerne mauve, habitués à guetter l'horizon et qui interrogeaient avec une sorte de candeur nouvelle, la courbe de la bouche sans fard, gercée et décolorée, n'étaient plus ceux d'une femme aux expériences amères, mais ceux d'une jeune fille sans apprêt qui s'ignore encore et se livre sans déguisement. Le vent âpre, le soleil implacable, l'oubli de toute coquetterie dans les angoisses qui l'avaient accablée, avaient redonné à son visage, trop habilement mis en valeur jadis, une sorte de virginité. Son teint était horrible, certes : brun comme celui d'une bohémienne, mais en contraste ses cheveux devenaient blonds comme un rayon de lune sur les sables. La maigreur de son corps frêle perdu dans l'enveloppement du burnous de laine, sa chevelure dénouée, ses pieds nus étaient ceux d'une sauvageonne.

Elle défit le bandage de sa jambe. La brûlure était saine mais la cicatrice serait fort laide. Tant pis ! La jeune femme refit le pansement avec philosophie. En se baignant tout à l'heure, elle avait senti la finesse de sa taille, vu ses jambes fuselées et agiles, des jambes qui avaient perdu l'excédent de graisse gagné dans le harem. À tout prendre, elle s'en tirait à bon compte.

Une fois encore, elle se pencha sur le miroir improvisé et se sourit.

– Je crois que je suis encore présentable, dit-elle aux oiseaux qui la regardaient sans effroi.

Tandis qu'elle remontait la pente, elle chantonnait. Tout à coup, elle s'interrompit. Elle venait d'apercevoir Colin Paturel, étendu sur le gazon parmi les fleurettes blanches. Il avait un bras sous sa tête et ne bougeait pas.

L'inquiétude qu'elle éprouvait à son égard la reprit et elle s'approcha à pas de loup pour l'observer.

Le Normand dormait. Son souffle paisible et régulier soulevait sa large poitrine, velue, que découvrait le burnous entrouvert. Non, il n'était pas malade. Son teint recuit, la sérénité de ses lèvres closes, hautaines dans le sommeil et jusqu'à sa posture abandonnée, le visage un peu détourné sur son bras, un genou relevé, étaient ceux d'un homme en pleine santé, réparant ses forces après un dur labeur. Et à le contempler ainsi, endormi sous les cèdres, elle trouva qu'il ressemblait à Adam. Il y avait tant de primitive perfection dans ce corps immense et vigoureux, en cet homme simple, chasseur errant, justicier, pasteur de son peuple. Elle s'agenouilla, attirée par lui. Le vent faisait danser une mèche sur le front buriné elle y posa la main et l'écarta doucement.

Colin Paturel ouvrit les yeux. Le regard qu'il fixa sur elle lui parut étrange. Elle eut un recul instinctif. Le Normand semblait avoir peine à reprendre ses esprits.

– Que se passe-t-il ? bredouilla-t-il d'une voix rauque. Les Maures ?

– Non, tout est calme. Je vous regardais dormir. Oh ! Colin, ne me fixez pas ainsi, cria-telle subitement hors d'elle, vous me faites peur ! Qu'avez-vous depuis quelques jours ? Que se passe-t-il ? Si un danger nous menace, dites-le-moi. Je suis capable de partager vos soucis, mais je ne peux pas souffrir votre... oui, c'est cela, votre rancune à mon égard. On dirait à certains moments que vous me détestez, que vous m'en voulez... De quoi ? Est-ce d'avoir été piquée par le serpent et de retarder notre marche ? Je ne comprends plus. Vous aviez su vous montrer si généreux. Je croyais... Colin, pour l'amour du Ciel, si vous avez quelque chose à me reprocher, dites-le-moi, mais je ne peux plus le supporter... Si vous me haïssez que vais-je devenir ?...

Des larmes perlèrent à ses cils. Perdre son seul et dernier ami lui paraissait la pire épreuve. Debout maintenant, il la considérait, tellement impassible qu'elle eût pu croire qu'il ne l'avait point entendue. Son regard lourd pesait sur elle et elle pensa que les captifs jugés par leur souverain, dans le bagne de Miquenez, ne devaient pas être à leur aise.

– Ce que je te reproche ? dit-il enfin. D'être ce que tu es : une femme.

Ses sourcils se fronçaient durcissant la prunelle bleue et la rendant noire et mauvaise.

– Je ne suis pas un saint, ma belle. T'aurais tort de te l'imaginer. Je suis un gars de la mer, un ancien flibustier. Tuer, piller, bourlinguer, courir les ports et les filles, voilà ma vie. Et même en captivité, j'ai pas changé de goûts. Des femmes, il m'en a toujours fallu. J'attrapais celles que je pouvais. Fallait pas faire le difficile. Moulay Ismaël, quand il voulait me récompenser, m'envoyait une de ses négresses. L'aubaine était rare. En douze ans, faut bien le dire, ça a été surtout jeûne et abstinence !... Alors quand, au bout de douze ans, on se met à vivre tout à coup aux côtés d'une femme...

Il s'anima, masquant son embarras sous la colère.

– Est-ce que tu ne peux pas comprendre ?... Tu n'as donc pas vécu, toi, avant d'être vendue à Moulay Ismaël ? Tu as pourtant l'œil assez hardi pour qu'on se doute du contraire... Tu ne t'es jamais demandé si, pour un gars comme moi, c'était supportable de vivre ainsi des jours et des nuits avec une femme... Et quelle femme !...

Ses paupières se fermèrent. Sa rude physionomie s'éclaira d'une naïve expression d'extase.

– La plus belle que j'aie jamais vue !

Et il continua de parler à mi-voix pour lui-même :

– Tes yeux, comme le fond de la mer... et qui me regardent, et qui me supplient... Ta main sur la mienne, ton odeur, ton sourire... Si, au moins, je ne savais pas comment tu es faite. Mais je t'ai vue... quand tu étais attachée à la colonne et que les démons noirs approchaient de toi la tenaille rougie au feu... Je t'ai vue, l'autre nuit, lorsque tu te baignais dans la cascade... Et maintenant, il faut encore que je te porte sur mon dos...

Sa fureur éclata de nouveau.

– Non... c'est pas supportable... Ce qu'a enduré saint Antoine, ce n'était rien à côté. Il y a des jours où je préférerais, oui, je préférerais me retrouver lié sur la croix, avec les vautours à me claquer du bec autour de la tête ou cloué à la Porte Neuve... Et avec ça, tu te demandes pourquoi je me mets en colère !

Il tendit les poings, prenant le ciel à témoin de ses tourments. Puis, en jurant, il se détourna et s'éloigna à grands pas vers la caverne.

Son explosion laissait Angélique stupéfaite.

« Oh ! ce n'était donc QUE CELA », se dit-elle.

Un sourire effleura ses lèvres. Autour d'elle, un vent léger remuait l'ample voilure des cèdres et brassait leur senteur pénétrante. Les cheveux d'Angélique caressaient ses joues et ses épaules, à demi nues sous le burnous de laine qui avait glissé. Tout à l'heure, dans la vasque d'eau, elle s'était vue telle que la voyait Colin Paturel, avec l'ovale affiné de son visage doré où les yeux agrandis avaient des transparences mystérieuses. Elle se souvenait avoir désiré poser ses lèvres sur la nuque courbée de l'homme et lorsque la nuit tombait portant l'angoisse de ces contrées sauvages, du besoin éperdu qui la saisissait de chercher refuge contre la tiédeur de sa vaste poitrine. Prémices informulées d'un désir plus profond qui dormait en sa chair et qu'elle n'avait point voulu éveiller. Maintenant qu'il avait parlé, l'élan éternel s'étirait en elle comme un oiseau. Ses membres reposés sentaient la vie circuler dans leurs veines. La vie !... Elle cueillit une fleurette blanche, fleur frêle des montagnes, parfaite et fragile, et la porta à ses lèvres. Sa poitrine se gonfla. Elle respira plusieurs fois profondément. La peur aux aguets avait reculé derrière l'horizon. Le ciel était pur, l'air candide et parfumé. Le monde était désert.

Angélique se releva. Pieds nus sur le doux gazon, elle courut vers la caverne. Colin Paturel se tenait près de l'entrée, appuyé contre le rocher. Les bras croisés, il contemplait les lointains jaunis et vert pâle étendus au pied des montagnes mais sa méditation devait suivre un autre cours et son dos était celui d'un homme extrêmement embarrassé et qui se demande comment il va se tirer du mauvais pas où il a eu la sottise de se mettre. Il ne l'entendit pas venir et elle s'arrêta, le regardant avec attendrissement. Cher Colin ! Cher vaillant cœur ! Indomptable et modeste. Qu'il était grand et large !... Ses bras à elle n'en feraient jamais le tour...

Elle se glissa à ses côtés et il ne la vit que lorsqu'elle appuya sa joue contre son bras. Il tressaillit violemment et se dégagea.

– T'as donc pas compris ce que je t'ai expliqué tout à l'heure, petite ? fit-il, rogue.

– Si, je crois que j'ai compris, murmura-t-elle.

Ses mains remontèrent doucement sur la poitrine de Colin Paturel, vers ses larges épaules.

Il recula encore et devint rouge.

– Ah ! non, fit-il, c'est pas cela !... Non, tu n'as pas compris. Non, je ne t'ai rien demandé. Ma petite ! Ma pauvrette... Qu'est-ce que tu vas croire ?

Il lui prenait les deux mains dans les siennes, pour la maintenir à l'écart. Si elle le touchait, s'il sentait encore cette approche caressante, il succomberait, il perdrait la tête.

– Qu'est-ce que tu vas penser ! Moi qui me donnais tant de mal pour que tu ne te doutes de rien... Je n'aurais jamais ouvert la bouche, tu n'aurais jamais rien su si tu ne m'avais pris en traître... alors que je m'éveillais... de mon sommeil plein de rêves de toi... Oublie mes paroles... Je m'en voudrais trop. Va, je sais... Je me doute, pauvrette ! Tu as connu l'esclavage des femmes, qui n'est pas moins pire que celui des hommes. C'est assez pour toi d'avoir été vendue, d'être passée d'un maître à l'autre. Il ne sera pas dit que je serai un maître de plus à te prendre de force.

Les yeux d'Angélique s'emplissaient de lumière. Les mains de Colin Paturel rayonnaient en elle leur chaleur et son rude visage lui apparaissait émouvant dans son désarroi. Elle n'avait jamais remarqué que ses lèvres fussent aussi charnues et fraîches dans l'encadrement de la barbe blonde. Certes, il était assez fort pour la tenir à distance, mais il ne connaissait pas le pouvoir du regard d'Angélique. Et elle fut à nouveau sur son cœur, élevant ses deux bras vers lui.

– Petite, murmura-t-il, va-t'en... Je ne suis qu'un homme.

– Et moi, dit-elle avec un rire tremblé, je ne suis qu'une femme... Oh ! Colin, cher Colin, n'avons-nous pas assez de choses à supporter, au-dessus de nos forces ?... Je crois que celle-ci nous est donnée pour notre consolation.

Et elle posa son front contre sa poitrine, comme elle l'avait obscurément souhaité au cours de ce dur voyage. Et elle se grisa de sa vigueur, du mâle parfum qu'elle osait savourer enfin, goûtant des lèvres, à petits baisers timides, sa chair drue. Le Normand reçut cet aveu muet comme un arbre la foudre : avec un frémissement qui l'ébranla tout entier. Il se pencha. Un étonnement sans bornes l'envahissait. Cette créature, un peu trop fière, un peu trop intelligente pour lui, pensait-il parfois, que le sort lui avait donnée pour compagne dans leur cruelle odyssée, voici qu'il la découvrait femme, comme les autres, câline et quémandeuse, comme celles qui dans les ports s'accrochent aux beaux gars à barbe blonde.

Collée à lui, elle ne pouvait ignorer la passion qui le possédait et elle y répondait d'un imperceptible mouvement de tout son corps tenté, timide par pudeur mais déjà égarée, l'appelant en silence avec ce mouvement de gorge des colombes amoureuses qu'ont certaines femmes que le désir oppresse.

Éperdu, il l'enleva contre lui, pour la regarder au visage.

– C'est-y possible ! murmura-t-il.

Pour toute réponse elle se laissa aller contre son épaule. Alors il l'emporta dans ses bras. Il tremblait. Il l'emporta jusqu'au fond de la caverne comme s'il eût craint de voir à la lumière son éblouissant bonheur. Là où l'ombre était profonde et le sable froid et doux.

L'élan le plus instinctif du monde passant par le sang d'un Colin Paturel avait l'intensité d'un torrent, ravageant tout sur son passage et jusqu'à la défense que son esprit délicat avait si longtemps opposé à la violence de ses désirs.

Libéré, il ne pouvait plus rien que s'y abandonner sauvagement, ivre du pouvoir qu'elle lui avait donné. Il la dévorait comme un affamé, ne se rassasiant pas de sa nudité lisse, de la sentir contre lui, de sentir sa peau de femme, ses cheveux fluides, la surprise grisante et voluptueuse de ses tendres seins sous ses paumes.

Si avide et à bout de patience, après tant de secrets tourments, qu'il la violentait presque, exigeant inlassablement l'aveu de son corps, expirant sur elle et demeurant là, silencieux et foudroyé, ses bras noueux l'étreignant jalousement comme le plus précieux trésor. L'ombre s'était épaissie lorsque Angélique rouvrit les yeux. Au-dehors, le crépuscule devait s'éteindre.

La jeune femme bougea un peu, engourdie par ce dur cercle de fer autour d'elle : les bras de Colin Paturel. Il chuchota :

– Tu dors ?

– J'ai dormi.

– Tu ne m'en veux pas ?

– Vous savez bien que non.

– Je suis une brute, hein, ma jolie, dis-le... Mais dis-le donc !

– Non... N'avez-vous pas senti que vous me rendiez heureuse ?

– Vrai ?... Alors, il faut me dire « tu » maintenant.

– Si tu le veux... Colin, ne crois-tu pas qu'il fait nuit dehors et qu'il faut repartir ?

– Oui, mon agneau.

*****

Ils marchaient dans l'allégresse sur le dur sentier, lui la portant, elle reposant sa tête contre sa nuque solide. Plus rien ne les séparait. Ils avaient scellé l'alliance de leurs deux vies menacées, et les dangers, les souffrances ne viendraient plus d'eux-mêmes. Colin Paturel ne cheminerait plus les nerfs tendus, tourmenté du feu de l'Enfer comme un damné, l'esprit obsédé par la crainte de se trahir. Angélique n'aurait plus à s'effrayer de ses regards méchants et de sa sauvagerie. Elle ne se sentirait plus trembler de solitude. Quand elle en aurait envie, elle pourrait poser ses lèvres sur cette rugueuse cicatrice qu'il avait au cou depuis que Moulay Ismaël lui avait imposé dix jours un carcan hérissé de pointes.

– Doucement, mignonne, disait-il en riant, tiens-toi tranquille. Nous avons encore de la route à faire.

Il mourait d'envie de la faire glisser vers lui pour prendre ses lèvres, de la coucher dans le sable, sous la lune, pour retrouver l'ivresse qu'il avait goûtée près d'elle. Il se domina. Il y avait encore de la route à faire, oui-da, et la petite était lasse. Il ne fallait pas oublier qu'elle souffrait de la faim et qu'elle avait été mordue par une de ces saletés de vipère cornue ! Il l'avait diablement oublié lui-même, pendant un certain moment. Brute qu'il était !... Il n'avait jamais trop pensé à ménager une femme mais, pour celle-ci, il apprendrait. S'il avait pu la combler, lui éviter toute peine ! S'il avait pu faire surgir devant elle une table couverte de mets délectables, lui offrir l'asile de « ce grand lit carré, couvert de taies blanches... avec, aux quatre coins des bouquets de pervenches » dont parle une vieille chanson du pays... À Ceuta ils iraient boire ensemble l'eau de la source dont Ulysse se délecta pendant sept ans, alors qu'il était prisonnier des yeux de Calypso, fille d'Atlante. C'est ce que racontent les marins...

Il marchait, en rêvant éveillé. Elle donnait contre lui, elle était lasse. Lui, il n'était pas las ! Il portait sur son dos toute la joie du monde.

*****

À l'aube, ils firent halte. Ils s'étendirent dans une prairie d'herbe courte. Ils ne cherchaient plus l'abri, sûrs d'être seuls désormais. Leurs yeux s'interrogèrent. Cette fois il n'avait plus peur d'elle. Il voulait savoir tout d'elle et il put contempler son visage de mourante heureuse, renversée sur la nappe de ses beaux cheveux.

Émerveillé, il s'extasia.

– C'est ma foi vrai que tu aimes l'amour !... Je n'aurais pas cru.

– Je t'aime aussi, Colin.

– Chut ! Faut pas dire ces mots-là... Pas encore. Tu te sens bien maintenant ?

– Oui.

– C'est vrai, que je t'ai donné du plaisir ?

– Oh ! oui, tellement.

– Dors, mon agneau.

*****

Privés de tout ils jouissaient, en affamés, de s'aimer. L'élan qui les poussait à s'unir était aussi puissant que celui qui les aurait portés vers une source pour y puiser la force de survivre. L'oubli de toutes les douleurs et la revanche sur le sort jaillissaient de leurs étreintes, les emportaient sur les eaux vives de l'espérance et ils goûtaient sur les lèvres l'un de l'autre la sublime découverte que l'amour a été créé pour la consolation du premier homme et de la première femme et pour leur donner le courage de mener à bien leur dur pèlerinage terrestre. Jamais Angélique n'avait été dans les bras d'un homme aussi grand et fortement bâti. Elle aimait s'asseoir sur ses genoux, se blottir contre cette massive charpente et tandis que ses mains puissantes la caressaient, ils s'embrassaient, les yeux baissés, longtemps, religieusement.

– Te souviens-tu de ce que j'avais ordonné aux pauvres compagnons ? murmurait-il :

« Elle n'est pour aucun de vous et elle n'appartiendra à aucun... » Et voilà que je t'ai prise et que tu es mon trésor. Je suis un parjure !...

– C'est moi qui t'ai voulu.

– J'avais dit cela pour me défendre contre toi. Déjà de t'avoir tenue dans mes bras dans le jardin de Rodani, j'avais le sang qui bouillait. Alors j'ai posé des barrières. Comme cela, je me disais : « Colin, tu seras bien forcé de tenir le coup... »

– Tu avais l'air si sévère, si rude.

– Toi, tu ne disais rien, jamais. Tu as tout subi avec humilité et comme en t'excusant d'être là. Je sais toutes les fois où tu as eu peur, où tu n'en pouvais plus. Déjà, j'aurais voulu te porter. Mais il y avait le pacte avec les camarades.

– C'était mieux ainsi. C'était vous qui aviez raison, Majesté.

– Quelquefois, quand on t'observait, tu souriais. C'est ton sourire qui est le plus beau de tout ce que j'aime en toi. Tu m'as souri lorsque le serpent t'avait piquée et que tu m'attendais sur le chemin... Comme si tu avais eu peur de moi, plus encore que de la mort... Bon Dieu ! Je ne savais pas ce qu'était la douleur avant cet instant où j'ai cru que tu étais perdue. Si tu étais morte, je me serais étendu à tes côtés et je ne me serais jamais relevé !

– Ne m'aime pas si fort, Colin, ne m'aime pas si fort ! Mais embrasse-moi encore.

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